Chapitre 4

Le gamin, la fille et Maurice se trouvaient dans une grande cuisine. Le gamin savait que c’était une cuisine à cause de l’immense fourneau de fer noir sous le manteau de la cheminée, des casseroles accrochées aux murs et de la longue table balafrée. Ce qui manquait au tableau, c’était ce que contenait d’ordinaire une cuisine, à savoir des victuailles.

La fille s’approcha d’un coffre en métal dans un angle et se tripota le cou pour attraper une ficelle qui retenait en définitive une grosse clé. « On ne peut faire confiance à personne, dit-elle. Et les rats volent cent fois ce qu’ils mangent, les sales bêtes.

— Je ne crois pas, objecta le gamin. Dix fois tout au plus.

— Tu t’y connais en rats tout d’un coup ? dit la fille en déverrouillant le coffre en métal.

— Pas tout d’un coup, j’ai appris ça quand… Ouille ! Ça fait vraiment mal, ça !

— Pardon, dit Maurice. Je t’ai griffé malencontreusement, hein ? » Il s’efforça de faire une grimace qui disait « Ne fais pas le couillon, d’accord ? », ce qui n’est pas facile avec une tête de chat.

La fille lui jeta un regard méfiant avant de revenir au coffre en métal. « Il y a du lait qui n’a pas encore caillé et deux têtes de poisson, annonça-t-elle en fouillant l’intérieur des yeux.

— Moi, ça me paraît bien, dit Maurice.

— Et ton humain ?

— Lui ? Il va manger n’importe quels restes.

— Il y a du pain et de la saucisse, dit la fille en sortant une boîte de conserve du placard métallique. On se méfie tous des saucisses. Il reste aussi un tout petit bout de fromage, mais du type ancestral.

— Je ne crois pas qu’on devrait manger vos vivres si vous en manquez tellement, objecta le gamin. On a de l’argent.

— Oh, d’après mon père, ça donnerait une mauvaise image du village si on manquait aux lois de l’hospitalité. C’est lui le maire, vous savez.

— Il est le gouvernement ? » demanda le gamin.

La fille le regarda, les yeux écarquillés. « J’imagine, répondit-elle. C’est une façon marrante de voir la chose. C’est le conseil municipal qui promulgue les lois, à vrai dire. Lui se contente de faire marcher le village et de se disputer avec tout le monde. Et il répète qu’on ne devrait pas avoir plus de rations que les autres pour montrer qu’on est solidaires en ces temps difficiles. Ça n’était déjà pas drôle que des touristes s’arrêtent pour visiter nos bains chauds, mais les rats ont encore aggravé la situation. » Elle sortit deux soucoupes du grand buffet de la cuisine. « Mon père dit que, si on est raisonnables, il y aura assez pour tout le monde, reprit-elle. Ce que je trouve très louable. Je suis entièrement d’accord. Mais, à mon avis, une fois qu’on a fait preuve de solidarité, on devrait avoir droit à un peu de rabe. D’ailleurs, je crois qu’on a un peu moins que tout le monde. Tu te rends compte ? Enfin bref… Alors, comme ça, tu es vraiment un chat magique ? » conclut-elle en versant le lait dans une soucoupe. Le liquide suinta plutôt qu’il ne coula vraiment, mais Maurice était un chat des rues et pouvait boire du lait tellement avancé qu’il fallait lui courir après.

« Oh oui, c’est vrai, magique », dit-il, une auréole blanc jaunâtre autour des babines. Moyennant deux têtes de poisson, il voulait bien être n’importe quoi pour n’importe qui.

« Tu devais être le chat d’une sorcière, j’imagine, qui s’appelait Griselda ou un nom comme ça, poursuivit la fille en déposant les têtes de poisson dans une autre soucoupe.

— Ouais, tout juste, Griselda, c’est ça, confirma Maurice sans lever les yeux.

— Qui vivait dans une chaumière de pain d’épice en pleine forêt, sûrement.

— Ouais, c’est ça. » Puis, car il ne pouvait être Maurice sans faire preuve d’un peu d’invention, il ajouta : « Seulement c’était une chaumière en biscotte parce qu’elle suivait un régime. Une sorcière qui prenait soin de sa santé, Griselda. »

La fille parut un instant intriguée. « Ça n’est pas normal, dit-elle.

— Pardon, je t’ai menti, c’était bien du pain d’épice », rectifia aussitôt Maurice. Celui ou celle qui donne à manger a toujours raison.

« Et elle avait de grosses verrues, je suis sûre.

— Mademoiselle, dit Maurice en s’efforçant d’avoir l’air sincère, certaines de ses verrues manifestaient une telle personnalité qu’elles avaient leurs propres amis. Euh… comment vous vous appelez, mademoiselle ?

— Tu promets de ne pas rigoler ?

— D’accord. » Après tout, ça lui vaudrait peut-être d’autres têtes de poisson.

« Je m’appelle… Malicia.

— Oh.

— Tu rigoles ? fit-elle d’un ton menaçant.

— Non, dit un Maurice perplexe. Pourquoi je rigolerais ?

— Tu ne trouves pas que c’est un drôle de nom ? »

Maurice passa en revue les noms qu’il connaissait : Pur-Porc, Pistou, Noir-mat, Sardines… « Moi, ça me paraît un nom tout à fait ordinaire », dit-il.

Malicia lui jeta un autre regard méfiant, mais porta son attention sur le gamin qui restait assis, la figure fendue du sempiternel sourire béat et absent qu’il affichait quand il n’avait rien d’autre à faire. « Et toi, tu as un nom ? demanda-t-elle. Tu n’es pas le troisième et plus jeune fils d’un roi, dis ? Si ton nom commence par « Prince », c’est un bon indice.

— Je crois que c’est Keith, répondit le gamin.

— Tu ne nous avais pas dit que tu avais un nom ! fit Maurice.

— On ne me l’a jamais demandé.

— Avec un nom pareil, ça démarre plutôt mal, dit Malicia. Ça n’évoque pas le mystère. Ça n’évoque que Keith. Tu es sûr que c’est ton vrai nom ?

— C’est celui qu’on m’a donné.

— Ah, là c’est mieux. Une légère touche de mystère, dit Malicia, l’air soudain intéressée. Juste assez pour tenir en haleine. On t’a volé à la naissance, j’imagine. Tu es sans doute le roi légitime d’un pays, mais on a trouvé quelqu’un qui te ressemblait et on a fait un échange. Dans ce cas, tu vas découvrir une épée magique, seulement elle n’aura pas l’air magique, tu vois, jusqu’au moment où tu devras suivre ta destinée. On t’a sûrement trouvé sur le seuil d’une porte.

— Oui, confirma Keith.

— Tu vois ? Je ne me trompe jamais ! »

Maurice était toujours à l’affût de ce qui manquait aux gens. Et ce qui manquait à Malicia, de son point de vue, c’était un bâillon. Mais il n’avait encore jamais entendu le gamin à l’air bête parler de lui.

« Qu’est-ce que tu faisais sur un seuil ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas. Je gazouillais, je pense, répondit Keith.

— Tu n’en as jamais parlé, lui reprocha Maurice.

— C’est important ?

— Il devait sûrement y avoir une épée magique et une couronne avec toi dans le panier. Et tu as aussi un tatouage mystérieux ou une tache de vin d’une forme curieuse, dit Malicia.

— Je ne crois pas. Personne n’a jamais parlé de ça. Il n’y avait que moi et une couverture. Et aussi un mot.

— Un mot ? Mais c’est important, ça !

— Il disait : « Dix-neuf pintes de lait et un yaourt à la fraise. »

— Ah. Pas très utile, alors. Pourquoi dix-neuf pintes de lait ?

— C’était la Guilde des Musiciens. Un grand bâtiment. Pour le yaourt à la fraise, je n’ai aucune idée.

— Un orphelin abandonné, c’est bon, ça, dit Malicia. Après tout, un prince ne peut que devenir roi une fois qu’il est grand, mais un orphelin mystérieux peut être n’importe qui. Est-ce qu’on t’a battu, privé de manger et enfermé dans une cave ?

— Je ne crois pas, répondit Keith en lui lançant un drôle de regard. Tout le monde à la Guilde était très gentil. C’étaient pour la plupart de braves gens. Ils m’ont beaucoup appris.

— On a aussi des guildes chez nous. Elles apprennent aux garçons à devenir charpentiers, maçons, des métiers comme ça.

— La Guilde m’a appris la musique. Je suis musicien. Et un bon. Je gagne ma vie depuis l’âge de six ans.

— Ah. Un orphelin mystérieux, un talent étrange, une enfance malheureuse… ça prend tournure, dit Malicia. Le yaourt à la fraise ne doit pas être important. Est-ce que ta vie aurait été différente s’il avait été à la banane ? Qui peut le dire ? Quels genres de musique tu joues ?

— Quels genres ? Il n’y a pas de genres. Il y a la musique, c’est tout, répondit Keith. Il y a toujours de la musique quand on écoute bien. »

Malicia se tourna vers Maurice. « Il est toujours comme ça ? demanda-t-elle.

— Je ne l’ai jamais entendu autant parler, fit le chat.

— J’imagine que tu as envie de tout savoir sur moi, enchaîna Malicia. J’imagine que tu es trop poli pour me le demander.

— Ça alors, oui, fit Maurice.

— Ben, tu ne seras sûrement pas surpris d’apprendre que j’ai deux affreuses demi-sœurs. Et c’est moi qui dois me taper toutes les corvées !

— Ben ça, alors, fit Maurice en se demandant s’il restait encore des têtes de poisson et, dans l’affirmative, si ça valait la peine d’endurer tout ça.

— Enfin, la plupart des corvées, rectifia Malicia comme si elle révélait un détail regrettable. Quelques-unes, en tout cas. Je dois nettoyer ma chambre, tu sais ! Et c’est vraiment la pagaïe !

— Ben ça, alors.

— Et c’est quasiment la chambre la plus petite. Il n’y a pratiquement pas de placards et je manque de place pour mes livres sur les étagères.

— Ben ça, alors.

— Et tout le monde est d’une extrême cruauté envers moi. Tu noteras que nous sommes ici dans une cuisine. Et je suis la fille du maire. Est-ce que la fille du maire est censée faire la vaisselle au moins une fois par semaine ? Moi je ne crois pas !

— Ben ça, alors.

— Et regarde-moi ces vêtements déchirés et débraillés que je suis obligée de porter ! »

Maurice obtempéra. Il s’y connaissait mal en vêtements.

Son pelage lui suffisait. Autant qu’il pouvait en juger, la robe de Malicia ressemblait beaucoup à toutes les autres robes. Elle avait l’air entière. Elle n’était pas trouée, sauf là où passaient les bras et la tête.

« Tiens, juste ici, poursuivit Malicia en montrant du doigt l’ourlet qui, pour Maurice, ne différait en rien du reste de la robe. J’ai dû recoudre ça moi-même, tu sais ?

— Ben ça, al…» Maurice se tut soudain. D’où il se tenait, il voyait les étagères vides. Et surtout il voyait Sardines descendre en rappel d’une lézarde dans le vieux plafond. Il portait un sac à dos.

« Et, pour couronner le tout, c’est moi qui dois faire la queue tous les jours pour le pain et les saucisses…» poursuivit Malicia, mais Maurice écoutait encore moins qu’auparavant.

Il fallait que ce soit Sardines, se disait-il. L’imbécile ! Il passe toujours devant la brigade de dépiégeage ! Ce ne sont pas les cuisines qui manquent dans tout le village, mais il a fallu qu’il choisisse celle-ci. D’une minute à l’autre, elle va se retourner et hurler.

Et, pour Sardines, ça équivaudrait à des applaudissements. Pour lui, la vie, c’était une représentation. Les autres rats se contentaient de courir partout en couinant et en mettant le bazar, et c’était largement suffisant pour convaincre les humains qu’ils subissaient une invasion. Mais lui, oh non, il fallait toujours qu’il en rajoute. Sardines, son numéro yowoorll de claquettes et de chansons !

«… et les rats nous prennent tout, disait Malicia. Ce qu’ils ne prennent pas, ils l’abîment. Terrible ! Le conseil a enterré des vivres venant des autres villages, mais personne n’a grand-chose à offrir. On est obligés d’acheter du blé et autres aux marchands qui remontent la rivière en bateau. C’est pour ça que le pain est si cher.

— Cher, hein ? fit Maurice.

— On a essayé les pièges, les chiens, les chats, le poison, et les rats continuent quand même de sévir. Ils ont aussi appris à se méfier. On n’en retrouve presque plus dans nos pièges. Huh ! Tout ce que j’ai jamais touché, c’est cinquante sous pour une queue. A quoi bon que les chasseurs de rats nous offrent cinquante sous si les rats sont si rusés ? Les chasseurs sont obligés d’employer toutes sortes d’astuces pour les attraper, qu’ils disent. » Derrière elle, Sardines inspecta les lieux d’un œil prudent puis fit signe aux rats toujours dans le plafond de remonter la corde.

« Tu ne crois pas que ce serait le moment que tu fiches le camp ? lança Maurice.

— Pourquoi tu fais des grimaces ? demanda Malicia en le regardant fixement.

— Oh… ben, tu connais l’espèce de chat qui sourit tout le temps ? Tu en as entendu parler ? Ben, moi je suis de ceux qui font tout le temps des grimaces, tu vois, répondit Maurice dans une tentative désespérée. Et des fois je pousse des cris et je dis des trucs fiche le camp fiche le camp, tu vois, je recommence. C’est une calamité. J’ai sûrement besoin d’assistance psychologique oh non fais pas ça c’est pas le moment de faire ça, hou-là, c’est reparti…»

Sardines avait sorti son chapeau de paille de son sac à dos. Il tenait une petite canne.

C’était un bon numéro, même Maurice devait le reconnaître. Certains villages cherchaient par voie d’annonce un joueur de flûte dès qu’il le présentait. La population supportait les rats dans la crème, les rats dans le toit, les rats dans la théière, mais les claquettes, c’était trop. Quand on voit les rats faire des claquettes, on s’estime dans un drôle de pétrin. Si seulement les rats savaient en plus jouer de l’accordéon, se disait Maurice, on pourrait s’attaquer à deux villages par jour.

Il avait regardé trop longtemps Sardines. Malicia se retourna et ouvrit la bouche d’horreur et de saisissement au spectacle du rat qui entamait son numéro. Le chat vit sa main se tendre vers une casserole sur la table. Elle la lança avec une grande précision.

Mais Sardines était un as en esquive de casserole. Les rats avaient l’habitude qu’on leur balance des projectiles. Il courait déjà quand la casserole était à mi-course, puis il bondit sur la chaise, sauta par terre, esquiva derrière le buffet, et on entendit un… claquement métallique, sec, définitif…

« Hah, dit Malicia alors que Maurice et Keith regardaient fixement le buffet. Un rat de moins, en tout cas. Je ne peux vraiment pas les voir…

— Sardines, fit Keith.

— Non, c’était bel et bien un rat. Les sardines envahissent rarement les cuisines. Tu penses sans doute à l’invasion de homards à…

— Il s’appelait Sardines parce qu’il avait lu le mot sur une vieille boîte de conserve rouillée et trouvait que ça sonnait bien », expliqua Maurice. Il se demanda s’il allait oser jeter un coup d’œil derrière le buffet.

« C’était un bon rat, ajouta Keith. Il fauchait des bouquins pour moi quand ils m’apprenaient à lire.

— Excusez-moi, vous êtes dingues ? fit Malicia. C’était un rat. Le seul bon rat, c’est un rat mort !

— Salut ? » lança une petite voix. Elle venait de derrière le buffet.

« Il ne peut pas avoir survécu. C’est un piège énorme ! dit Malicia. Avec des dents !

— Y a quelqu’un ? C’est que la canne commence à plier…»

Le buffet était massif, le bois si vieux qu’il avait noirci avec le temps et qu’il était devenu aussi dense et lourd que de la pierre.

« Ce n’est pas un rat qui parle, tout de même ? s’inquiéta Malicia. Je vous en prie, dites-moi que les rats ne parlent pas !

— À vrai dire, elle plie pas mal à présent », reprit la voix vaguement étouffée.

Maurice fouilla des yeux l’espace derrière le buffet. « Je le vois. Il a coincé la canne entre les mâchoires au moment où elles se refermaient ! Salut, Sardines, comment va ?

— Bien, patron, répondit Sardines dans la pénombre. Sans ce piège, je dirais que tout est parfait. Est-ce que j’ai signalé que la canne plie ?

— Oui, tu l’as fait.

— Elle s’est pliée un peu plus depuis, patron. »

Keith empoigna un bout du buffet et grogna en essayant de le déplacer. « C’est un vrai rocher ! constata-t-il.

— Il est plein de vaisselle, fît une Malicia maintenant abasourdie. Mais les rats ne parlent pas, dites ?

— Écarte-toi ! » s’écria Keith. Il saisit à deux mains le bord arrière du meuble, prit appui d’un pied sur le mur et tira de toutes ses forces.

Lentement, comme un gros arbre de la forêt, le buffet bascula en avant. La vaisselle se mit à en dégringoler à mesure qu’il penchait, chaque assiette glissant sur sa voisine du dessous comme la donne magnifique mais chaotique d’un jeu de cartes hors de prix. Quelques-unes réussirent néanmoins à survivre à la chute, de même que certaines tasses et soucoupes lorsque le buffet s’ouvrit, rehaussant l’effet comique, mais leur destin n’en fut pas changé car le meuble lourd et massif leur tomba dessus en grondant.

Une unique assiette miraculeusement intacte roula devant Keith en toupillant sur elle-même, de plus en plus proche du sol à chaque tour, accompagnée du groiyuoiyoiyooooinnnnggg qu’on entend toujours dans ces pénibles circonstances.

Keith baissa la main vers le piège et saisit Sardines. Au moment où il remontait le rat, la canne se rompit et le piège se referma dans un claquement. Un bout de la canne s’envola en pirouettant.

« Tu vas bien ? demanda le gamin.

— Ben, patron, c’est une bonne chose que les rats ne portent pas de sous-vêtements, voilà ce que je peux dire… Merci, patron. » Sardines était assez grassouillet pour un rat mais, quand ses pieds dansaient, il flottait à ras de terre comme un ballon.

On entendit battre une semelle.

Malicia, les bras croisés, la mine courroucée, regarda Sardines puis Maurice, puis Keith et son air bête, et enfin les débris par terre.

« Euh… pardon pour le bazar, dit Keith. Mais il était…»

Elle chassa ses excuses de la main. « D’accord, fit-elle comme si elle avait mûrement réfléchi. Voilà ce qu’il en est, d’après moi. Le rat est un rat magique. Je parie qu’il n’est pas le seul. Il lui, ou il leur, est arrivé quelque chose, et maintenant ils sont devenus très intelligents, malgré les claquettes. Et… ils sont copains avec le chat. Donc… pourquoi est-ce que des rats et un chat seraient copains ? Ce qui fait… Il y a une espèce de pacte, c’est ça ? Je sais ! Ne me dis rien, ne me dis rien…

— Huh ? lâcha Keith.

— Je ne crois pas qu’on ait besoin de rien te dire, fit Maurice.

— … ç’a un rapport avec les invasions de rats, hein ? Tous ces villages dont on a entendu parler… ben, vous en avez aussi entendu parler, et alors vous vous êtes associés avec Machin, là…

— Keith, lui souffla Keith.

— … oui… et alors vous passez de village en village en faisant semblant d’être une invasion de rats, et Machin…

— Keith.

— … oui… fait semblant d’être un joueur de flûte qui chasse les rats, et vous le suivez tous hors du village. C’est ça ? C’est une grosse arnaque, oui ? »

Sardines leva les yeux sur Maurice. « Elle nous a pris en flagrant délit, patron.

— Alors, maintenant, faut me donner une bonne raison pour que je n’appelle pas le guet », conclut Malicia d’un air triomphant.

Rien ne m’y force, songea Maurice, parce que tu n’en viendras pas là. Bon sang, les humains sont tellement prévisibles. Il se frotta contre les jambes de Malicia et lui lança un petit sourire satisfait. « Si tu fais ça, tu ne sauras jamais comment finit l’histoire, dit-il.

— Ah, elle finit par la prison pour vous », répondit Malicia, mais Maurice la vit qui fixait Keith à l’air bête et Sardines. Le rat portait toujours son petit chapeau de paille. Quand il s’agit d’attirer l’attention, pareil détail prend une grosse importance.

Quand il la vit froncer les sourcils dans sa direction, Sardines s’empressa d’ôter son chapeau de paille et le tint devant lui par le bord. « Il y a quelque chose que, moi, j’aimerais savoir, patron, puisqu’on en parle. »

Malicia haussa un sourcil. « Quoi donc ? Et ne m’appelle pas patron !

— J’aimerais savoir pourquoi il n’y a pas de rats dans ce village, chef. » Sardines exécuta quelques claquettes nerveuses. Malicia arrivait à jeter des regards plus mauvais qu’un chat.

« Comment ça, pas de rats ? fit-elle. On a une invasion de rats ! D’ailleurs tu en es un !

— Il y a des conduits de rats partout et quelques rats crevés, mais on n’en a pas vu un seul vivant nulle part, chef. »

Malicia se pencha. « Pourtant, tu es un rat.

— Oui, chef. Mais on n’est arrivés que ce matin. » Sardines se fendit d’un sourire nerveux tandis que Malicia le fixait encore longuement.

« Tu veux un peu de fromage ? proposa-t-elle. Il est encore mangeable, pas de quoi se mettre la rate au court-bouillon.

— Ça ne me dit rien, non, merci tout de même, dit Sardines très prudemment et poliment.

— Ça ne sert à rien, je crois qu’il est vraiment temps de dire la vérité, intervint Keith.

— Nonnonnonnonnonnonnon, fit Maurice qui avait franchement horreur de ce genre de déclaration. Tout ça, c’est parce…

— Vous avez raison, mademoiselle, reprit Keith d’un ton las. On passe de village en village avec une bande de rats et on trompe les gens qui nous donnent de l’argent pour partir. C’est ce qu’on fait. Je le regrette. Ça devait être la dernière fois. Je regrette vraiment. Vous avez partagé votre manger avec nous et vous n’avez pas grand-chose non plus. On devrait avoir honte. »

Maurice avait l’impression, alors qu’il regardait la jeune fille peser le pour et le contre, que le cerveau de Malicia fonctionnait différemment de celui de ses semblables. Elle comprenait tout ce qui était compliqué sans même y penser. Des rats magiques ? Ouais, ouais. Des chats qui parlent ? Archi connu, d’une banalité… Seulement ce qui est simple lui posait problème.

Ses lèvres bougeaient. Maurice comprit qu’elle bâtissait une histoire à partir des nouveaux éléments.

« Donc… dit-elle, tu arrives avec tes rats dressés…

— On préfère « rongeurs savants », chef, fit Sardines.

— … d’accord, tes rongeurs savants, vous entrez dans un village et… qu’est-ce que deviennent les rats déjà sur place ? »

Sardines jeta un regard désemparé à Maurice. De la tête, le chat lui fit signe de continuer. Ils allaient tous se retrouver dans un sale pétrin si Malicia ne bâtissait pas une histoire qui lui plaisait.

« Ils nous évitent, patron… enfin, chef, dit Sardines.

— Eux aussi parlent ?

— Non, chef.

— Je crois que, pour le clan, c’est un peu comme des singes, dit Keith.

— Je parlais à Sardines, fit Malicia.

— Pardon.

— Et il n’y a pas du tout d’autres rats ici ? poursuivit Malicia.

— Non, chef. Quelques vieux squelettes, des tas de poison et beaucoup de pièges, chef. Mais pas de rats, chef.

— Pourtant les chasseurs clouent au mur un paquet de queues de rat tous les jours !

— Je te dis ce que je sais, patron. Chef. Pas de rats, patron. Chef. Pas d’autres rats partout où on est passés, patron chef.

— Tu as déjà jeté un coup d’œil aux queues de rat, mademoiselle ? demanda Maurice.

— Comment ça ? fit Malicia.

— Elles sont fausses. Certaines, en tout cas. Ce ne sont que de vieux lacets de chaussure. J’en ai vu dans la rue.

— Pas de vraies queues ? demanda Keith.

— Je suis un chat. Tu crois que je ne sais pas reconnaître des queues de rat ?

— Les gens s’en seraient sûrement aperçus !

— Ah ouais ? répliqua Maurice. Tu sais ce que c’est, un ferret ?

— Ferret ? Ferret ? Qu’est-ce qu’un ferret vient faire là-dedans ? cracha Malicia.

— C’est le petit morceau de métal au bout des lacets, expliqua Maurice.

— Comment ça se fait qu’un chat connaisse un mot pareil ?

— Tout le monde connaît forcément quelque chose. Est-ce que tu as regardé de près les queues de rat ?

— Évidemment que non. On peut attraper la peste avec les rats !

— C’est vrai, tu as les jambes qui explosent, dit Maurice en souriant. C’est pour ça que tu n’as pas vu les ferrets. Tes jambes ont explosé dernièrement, Sardines ?

— Pas aujourd’hui, patron, répondit Sardines. Remarque, il n’est pas encore midi. »

Malicia parut contente. « Ah-ha », fit-elle, et Maurice sentit comme un accent très déplaisant dans ce « ah-ha ».

« Alors… tu ne vas pas parler de nous au guet ? hasarda-t-il, plein d’espoir.

— Quoi ? Leur dire que j’ai discuté avec un rat et un chat ? Bien sûr que non. Ils iraient répéter à mon père que je raconte des histoires et il m’enfermerait encore à clé hors de ma chambre.

— Comme punition, on t’enferme hors de ta chambre ? s’étonna Maurice.

— Oui. Ça veut dire que je suis privée de mes livres. Je suis une fille spéciale, tu l’as peut-être remarqué, lança fièrement Malicia. Tu n’as jamais entendu parler des sœurs Crime ? Agoniza et Éviscera Crime ? C’étaient ma grand-mère et ma grand-tante. Elles écrivaient des… contes de fées. »

Ah, donc on est momentanément tirés d’affaire, songea Maurice. Mieux vaut la laisser parler. « Comme chat, je ne suis pas un gros lecteur, dit-il. Alors c’était quoi, ces contes ? Des histoires de petits êtres avec des ailes qui tintinnabulent ?

— Non, répondit Malicia. Elles n’étaient pas très portées sur les petits êtres qui tintinnabulent. Elles écrivaient… de vrais contes de fées. Des contes pleins de sang, d’os, de chauves-souris et de rats. J’ai hérité de leur talent de conteuse, ajouta-t-elle.

— Il me semblait bien que tu avais ça, dit Maurice.

— Et, s’il n’y a pas de rats sous le village mais que les chasseurs clouent des lacets de chaussure, je sens un rat sous roche.

— Pardon, dit Sardines, je crois que c’est moi. Je suis un peu nerveux…»

Des bruits leur parvinrent de l’étage.

« Vite, sortez par la cour de derrière ! ordonna Malicia. Montez au fenil au-dessus des écuries ! Je vous apporterai à manger. Je sais exactement comment se passent ces histoires-là ! »

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