Chapitre 10


Pourquoi est-ce que je fais ça ? se demanda Maurice tandis qu’il suivait une canalisation en se contorsionnant. Les chats ne sont pas bâtis pour un exercice pareil.

Parce que nous sommes au fond quelqu’un de gentil, dit sa conscience.

Non, pas moi, songea Maurice.

Exact, oui, dit sa conscience. Mais nous ne voulons pas le faire savoir à Pistou, hein ? Au petit museau tremblotant. Il nous prend pour un héros !

Eh bien, je n’en suis pas un.

Alors pourquoi est-ce que nous tâtonnons sous terre pour essayer de le retrouver ?

Eh bien, manifestement, parce que c’est lui qui caresse le grand rêve de découvrir l’île aux rats, que les rats ne coopéreront pas sans lui et que je ne serai pas payé.

Nous sommes un chat ! Pourquoi un chat aurait besoin d’argent ?

Parce que je pense à ma retraite, songea Maurice. J’ai déjà quatre ans ! Une fois que j’aurai fait ma pelote, je vais me trouver une bonne maison avec un grand feu et une brave vieille dame qui me donnera de la crème tous les jours. J’ai tout prévu jusqu’au moindre détail.

Pourquoi nous offrirait-elle sa maison ? Nous sentons mauvais, nous avons les oreilles en lambeaux, un vilain bobo qui démange à la patte, nous avons l’allure d’un chat qui a reçu un coup de pied en pleine figure… Pourquoi une vieille dame s’enticherait-elle de nous plutôt que d’un petit chaton soyeux ?

Aha ! Mais les chats noirs portent chance, songea Maurice.

Ah oui ? Eh bien, nous ne voudrions pas être le premier à nous annoncer la mauvaise nouvelle, mais nous ne sommes pas noir ! Nous sommes une espèce de chat tacheté sale !

Les teintures, ça n’est pas fait pour les chiens, songea Maurice. Deux sachets de teinture noire, je retiens mon souffle une minute, et à moi la crème et le poisson jusqu’à la fin de mes jours. Bon plan, hein ?

Et la chance ? fit la conscience.

Ah ! Toute l’astuce est là. Un chat noir qui apporte une pièce d’or à peu près tous les mois, tu ne crois pas que c’est un chat qu’il faut garder chez soi ?

Sa conscience garda le silence. Sans doute un plan aussi habile la laissait-il sans voix, se dit Maurice.

Il devait reconnaître qu’il s’y entendait mieux en élaboration de plans qu’en orientation souterraine. Il n’était pas exactement perdu parce que les chats ne se perdent jamais. Il ne se souvenait pas où se trouvait tout le reste, voilà tout. Il n’y avait pas beaucoup de terrain sous le village, c’était sûr. Caves, grilles, canalisations, anciens égouts, cryptes et restes de bâtiments oubliés formaient une espèce de nid d’abeille. Même les humains pouvaient s’y déplacer, songea Maurice. Les chasseurs de rats ne s’en étaient sûrement pas privés.

Il sentait les rats partout. Il s’était demandé s’il n’allait pas appeler Pistou, mais il avait renoncé. L’appeler permettrait sans doute de retrouver le petit rat mais renseignerait aussi… n’importe qui sur sa position à lui, Maurice. Les gros rats étaient… ben, gros, et ils avaient l’air mauvais. Même un imbécile de chien risquait de ne pas faire le poids devant eux.

Il se trouvait à présent dans un petit tunnel carré parcouru de tuyaux de plomb. On entendait même un sifflement de vapeur qui s’échappait, et de l’eau chaude gouttait ici et là dans un caniveau qui suivait le sol du tunnel. Au loin, une grille donnait sur la rue au-dessus. Une lumière faible en tombait.

L’eau du caniveau paraissait propre. Du moins, on voyait au travers. Maurice avait soif. Il se pencha, la langue sortie…

Un mince filet rouge luisant serpentait doucement dans l’eau…



Pur-Porc, l’air confus et à moitié endormi, restait cependant assez conscient pour s’accrocher à la queue de Sardines tandis que les rats s’en repartaient de l’écurie. Ils se déplaçaient lentement. Sardines ne croyait pas que le vieux rat réussirait à passer les cordes à linge. Ils suivirent furtivement des gouttières et des canalisations en ne se dissimulant que sous le voile de la nuit.

Quelques rats tournaient en rond dans la cave lorsqu’ils finirent par arriver. Noir-mat et Sardines marchaient de chaque côté de Pur-Porc qui remuait à peine les pattes.

Une bougie brûlait encore dans la cave. Noir-mat fut surpris. Mais beaucoup d’événements s’étaient produits au cours de la dernière heure.

Ils lâchèrent Pur-Porc qui s’affaissa par terre et resta étendu, le souffle court. Des tremblements le secouaient à chaque inspiration.

« Poison, patron ? souffla Sardines.

— Je crois que c’était trop pour lui, dit Noir-mat. C’était trop. »

Pur-Porc ouvrit un œil. « Je… suis… toujours… le… chef ? demanda-t-il.

— Oui, chef, répondit Noir-mat.

— Besoin… de… dormir…»

Noir-mat fit du regard le tour du cercle. Des rats s’approchaient sans bruit du groupe. Il les voyait chuchoter entre eux. Ils ne le quittaient pas des yeux. Il chercha autour de lui, s’efforça de repérer la silhouette pâle de Pistou.

« Nutritionnelle… m’a dit… que tu as vu le… tunnel… du… Grand Rat », dit Pur-Porc.

Noir-mat foudroya des yeux la jeune rate qui parut gênée. « J’ai vu… quelque chose, répondit-il.

— Alors je vais me laisser emporter par le rêve et… ne jamais me réveiller », dit Pur-Porc. Sa tête s’affaissa encore. « Ce n’est pas… comme ça qu’un… qu’un vieux rat devrait mourir, marmonna-t-il. Pas de cette façon. Pas… à la lumière. »

Noir-mat adressa aussitôt un signe de tête à Sardines qui moucha la bougie avec son chapeau. Les ténèbres souterraines, épaisses et humides, se refermèrent sur eux.

« Noir-mat, chuchota Pur-Porc, il faut que tu saches…»

Sardines tendit l’oreille afin de surprendre les dernières paroles du vieux chef à Noir-mat. Puis, quelques secondes plus tard, il frissonna. Il sentait l’odeur du changement qui s’était opéré dans le monde.

Un mouvement dans le noir. Une allumette prit feu, la flamme de la bougie grandit à nouveau et ramena les ombres dans le monde. Pur-Porc gisait, immobile.

« Est-ce qu’il faut le manger maintenant ? demanda quelqu’un.

— Il est… parti », dit Noir-mat. D’une certaine façon, l’idée de manger Pur-Porc ne lui semblait pas digne. « Enterrez-le. Et marquez l’emplacement pour qu’on sache qu’il est là. »

On sentit un soulagement dans le groupe. Malgré tout le respect qu’avait inspiré Pur-Porc, il dégageait une odeur un peu forte, même pour un rat.

Un rongeur au premier rang de l’attroupement paraissait hésiter. « Euh… quand vous parlez de marquer l’emplacement, fit-il, est-ce que ça revient à le marquer comme les autres où on enterre des trucs ?

— Il veut dire en pissant dessus », traduisit un voisin.

Noir-mat regarda Sardines qui haussa les épaules. Il eut un serrement de cœur. Quand on était le chef, tout le monde attendait qu’on prenne une décision. Et il n’y avait toujours aucune trace du rat blanc.

Il était tout seul.

Il réfléchit sérieusement un moment puis hocha la tête. « Oui, dit-il enfin. Il aimerait ça. C’est très… rat. Mais faites aussi autre chose. Vous allez inscrire ça au-dessus de lui. »

Il gratta un dessin par terre :



« « C’était un rat d’une longue lignée de rats et il pensait aux rats », lut Sardines. Bravo, patron.

— Est-ce qu’il va revenir comme est revenu Noir-mat ? demanda quelqu’un d’autre.

— Dans ce cas-là, il sera vraiment dingue si jamais on l’a mangé », lança une voix. Des rires nerveux fusèrent.

« Écoutez, je n’ai pas… commença Noir-mat, mais Sardines lui donna un coup de patte.

— Un petit mot dans le creux de l’oreille, patron ? dit-il en soulevant poliment son chapeau carbonisé.

— Oui, oui…» Noir-mat commençait à s’inquiéter. Il n’avait jamais été observé de si près par autant de rats. Il suivit Sardines à l’écart du groupe.

« Vous savez que je traînais souvent au théâtre et tout, lui dit Sardines. Et on apprend beaucoup au théâtre. Et le truc… Écoutez, ce que je veux dire, c’est que vous êtes le chef, d’accord ? Alors vous devez donner l’impression que vous savez ce que vous faites, d’accord ? Si le chef ne sait pas ce qu’il fait, personne ne le saura.

— Je sais ce que je fais uniquement quand je démonte des pièges, dit Noir-mat.

— D’accord, pensez à l’avenir comme à un grand piège. Sans fromage.

— Ça ne m’aide pas beaucoup !

— Et il faut les laisser croire ce qu’ils veulent de vous et… de cette cicatrice sur votre ventre, dit Sardines. C’est mon conseil, patron.

— Mais je ne suis pas mort, Sardines !

— Il s’est passé quelque chose, non ? Vous alliez mettre le feu au bâtiment. Je vous observais. Il vous est arrivé quelque chose dans le piège. Ne me demandez pas ce que c’était, je ne fais que danser les claquettes, moi. Je ne suis qu’un petit rat. Je le resterai toujours, patron. Mais il y a de gros rats comme Saumure, Date-limite et des tas d’autres, patron, et maintenant que Pur-Porc est mort, ils risquent de se dire que ce sont eux qui devraient être le chef. Vous me suivez ?

— Non. »

Sardines soupira. « Je pense que si, patron. Est-ce qu’on a envie de voir s’installer la pagaïe chez nous en ce moment ?

— Non !

— Voilà ! Ben, grâce à la petite pipelette Nutritionnelle, vous êtes celui qui a regardé le rat squelette en face et en est revenu, non… ?

— Oui, mais elle…

— Moi j’ai l’impression, patron, que le rat capable de faire baisser les yeux au rat squelette… ben, personne ne tient à lui chercher des noises, pas vrai ? Un rat qui porte les marques de dents du rat squelette en guise de ceinture ? Uh-uh, non. Les rats suivent un rat pareil. Dans les circonstances actuelles, les rats ont besoin de suivre quelqu’un. C’est bien, ce que vous avez fait tout à l’heure avec le vieux Pur-Porc. L’enterrer, pisser par-dessus et laisser une marque… ben, les vieux rats aiment ça et les jeunes aussi. Ça leur montre que vous pensez à tout le monde. » Sardines pencha la tête de côté et se fendit d’un sourire inquiet.

« Je vois qu’il va falloir que je te surveille, Sardines, dit Noir-mat. Tu raisonnes comme Maurice.

— Ne vous tourmentez pas pour moi, patron. Je suis petit. Moi, je danse. Je ne vaudrais rien comme chef. »

Penser à tout le monde, songea Noir-mat. Le rat blanc… « Où est Pistou ? demanda-t-il en cherchant autour de lui. Il n’est pas là ?

— Pas vu, patron.

— Quoi ? On a besoin de lui ! Il a la carte dans la tête.

— La carte, patron ? » Sardines avait l’air soucieux. « Je croyais qu’on dessinait les cartes par terre…

— Pas une carte comme un dessin de tunnels et de pièges ! Une carte de… de ce qu’on est et où on va…

— Oh, comme l’île merveilleuse, vous voulez dire ? Jamais beaucoup cru à ça, patron.

— Je ne sais rien de ces histoires d’île, oh non. Mais quand j’étais… là-bas, j’ai… vu l’esquisse d’une idée. Les humains et les rats sont en guerre depuis toujours. Il faut en finir. Et ici, maintenant, dans ce village, avec ces rats… je vois la chose possible. C’est peut-être la première fois et le premier village où c’est possible. Je vois l’esquisse d’une idée dans ma tête mais je ne trouve pas les mots pour l’exprimer, tu comprends ? On a donc besoin du rat blanc parce qu’il connaît la carte de la pensée. On doit trouver comment s’en sortir. Courir de tous côtés en couinant, ça ne marche plus !

— Jusqu’ici vous vous en tirez bien, patron, dit le danseur en tapotant l’épaule de son chef.

— Tout va de travers. » Noir-mat s’efforçait de parler tout bas. « On a besoin de lui ! J’ai besoin de lui !

— Je vais réunir des équipes, patron, si vous me montrez où il faut chercher, proposa humblement Sardines.

— Dans les canalisations, pas loin des cages. Maurice était avec lui, ajouta Noir-mat.

— C’est une bonne ou une mauvaise chose, patron ? demanda Sardines. Vous savez ce que disait souvent Pur-Porc : « On peut toujours faire confiance à un chat…

— … pour être un chat. » Oui. Je sais. J’aimerais connaître la réponse, Sardines. »

Le petit rat s’approcha. « Je peux poser une question, patron ?

— Évidemment.

— Qu’est-ce que Pur-Porc vous a chuchoté juste avant de mourir ? Des conseils spéciaux de chef, c’est ça ?

— De bons conseils, répondit Noir-mat. De bons conseils. »



Maurice cligna des yeux. Tout doucement, sa langue se rétracta dans sa gueule. Il aplatit les oreilles et, déroulant les pattes au ralenti, sans un bruit, il suivit la rigole dans le tunnel.

Juste en dessous de la grille il y avait une tache pâle. Le filet rouge venait de plus loin en amont et se partageait en deux pour contourner l’obstacle avant de se réunir à nouveau en une traînée tourbillonnante.

Maurice atteignit l’objet. Il s’agissait d’un bout de papier roulé, imbibé d’eau et maculé de rouge. Il sortit une griffe et le repêcha. Le papier tomba pesamment à côté de la rigole. Quand Maurice le déplia délicatement, il vit les dessins salis tracés à gros coups de crayon. Il savait ce qu’ils représentaient. Il avait appris à les lire un jour qu’il n’avait rien de mieux à faire. C’était d’une simplicité enfantine.

« Un rat ne doit pas…» commença-t-il. Ensuite ce n’était qu’un barbouillis mouillé jusqu’au dessin qui disait : « Nous ne sommes pas comme les autres rats. »

« Oh, non », fît-il. Ils n’auraient pas abandonné ça tout de même ? Pêches le gardait avec elle comme une chose extrêmement précieuse…

Tu veux que je les trouve le premier ? demanda une voix étrangère dans la tête de Maurice. Ou peut-être que je…

Maurice prit ses pattes à son cou et dérapa sur la pierre gluante du tunnel qui tournait à angle droit.

Ils sont vraiment étranges, le chat. Des rats qui s’imaginent différents des rats. Est-ce que je vais faire comme toi ? Est-ce que je vais me conduire comme un chat ? Est-ce que je vais en garder un en vie ? Pendant un petit moment ?

Maurice miaula tout bas. D’autres tunnels plus étroits s’embranchaient de chaque côté, mais la mince traînée rouge continuait tout droit, et, un peu plus loin, dans l’eau, sous une autre grille, il vit ce dont sourdait lentement le filet carmin.

Maurice s’affaissa. Il s’attendait à… à quoi ? Mais ça… c’était… c’était pire, d’une certaine façon. Pire que tout.

Gorgé d’eau, perdant l’encre rouge du gilet écarlate de Rupert Ratichon, gisait L’Aventure de monsieur Lapinou.

Maurice le repêcha du bout d’une griffe, et les pages de papier bon marché se détachèrent une à une avant de dériver au fil de l’eau. Ils avaient perdu le livre. Est-ce qu’ils fuyaient ? Ou… l’avaient-ils jeté ? Qu’est-ce qu’avait dit Pistou ? On n’est que des rats ? Et il l’avait dit d’une voix tellement triste, caverneuse…

Où sont-ils maintenant, le chat ? Est-ce que tu peux les retrouver ? De quel côté chercher maintenant ?

Il voit ce que je vois, se dit Maurice. Il ne lit pas dans mes pensées mais il voit ce que je vois, entend ce que j’entends, et il est très fort pour deviner ce que je dois penser…

Une fois de plus, il ferma les yeux.

Dans le noir, le chat ? Comment vas-tu te battre contre mes rats ? Ceux derrière toi ?

Maurice se retourna d’un bloc, les yeux écarquillés. Il vit des rats, des douzaines de rats, certains moitié gros comme lui. Ils l’observaient tous du même regard inexpressif.

Bravo, bravo, le chat ! Tu vois les bêtes couinantes et tu ne leur sautes pourtant pas dessus ! Comment un chat a-t-il appris à cesser d’être un chat ?

Les rongeurs, comme un seul rat, s’avancèrent. Ils bruissaient en se déplaçant. Maurice fit un pas en arrière.

Imagine ça, le chat, reprit la voix d’Araignée. Imagine un million de rats intelligents. Des rats qui ne fuient pas. Des rats qui se battent. Des rats qui partagent un seul et même esprit, une seule et même vision. Les miens.

« Où tu es ? » demanda Maurice à voix haute.

Tu me verras bientôt. Avance encore, le minou. Il faut aller plus loin. Un mot de moi, encore une amorce de pensée, et les rats que tu vois te démolissent. Oh, tu pourrais en tuer un ou deux, mais il y en aura toujours davantage. Toujours davantage.

Maurice se retourna et s’en repartit tout doucement. Les rats le suivirent. Il pivota. Ils s’arrêtèrent. Il reprit sa route, fit deux pas, regarda derrière lui. Les rats le suivaient comme au bout d’une ficelle.

Il flottait des relents familiers de vieille eau croupie. Il se trouvait quelque part à proximité de la cave inondée. Mais à quelle distance exactement ? L’odeur empestait davantage qu’une boîte de pâtée pour chat. Elle pouvait venir de n’importe où. Il gagnerait sans doute du terrain sur les rongeurs sur une courte distance. Avoir des rats assoiffés de sang à ses trousses donne des ailes.

Est-ce que tu comptes courir pour aller aider le rat blanc ? demanda sa conscience. Ou est-ce que tu songes à détaler vers la lumière du jour ?

Maurice devait reconnaître que jamais la lumière du jour ne lui avait paru aussi tentante. Inutile de se mentir. Après tout, les rats ne vivent pas très longtemps, de toute façon, même ceux qui tremblotent du museau…

Ils sont tout près, le chat. Est-ce que nous allons jouer ? Les chats aiment bien jouer. As-tu joué avec Additifs ? Avant que tu lui arraches la tête d’un coup de dents ?

Maurice s’arrêta net. « Tu vas mourir », dit-il doucement.

Ils se rapprochent de moi, Maurice. Ils sont tout près maintenant. Faut-il que je te dise que le gamin à l’air bête et la fille aux histoires idiotes vont mourir ? Sais-tu que les rats peuvent dévorer un humain vivant ?



Malicia ferma au verrou la porte de la cabane.

« Les rois des rats sont très mystérieux, dit-elle. Un roi des rats, c’est un groupe de rats aux queues attachées ensemble…

— Comment ça ?

— Ben, les histoires racontent que ça arrive… comme ça.

— Comment ça arrive ?

— J’ai lu quelque part que leurs queues se collent ensemble quand ils sont dans le nid à cause de toutes les cochonneries, et elles s’emmêlent quand…

— Les rats ont le plus souvent six ou sept petits avec des queues assez courtes, et les parents nettoient les nids, dit Keith. Est-ce que ceux qui racontent ces histoires ont déjà vu des rats ?

— Je ne sais pas. Peut-être qu’ils se serrent les uns contre les autres et que leurs queues s’emmêlent. Il y a un roi des rats conservé dans un grand bocal d’alcool au musée du village.

— Mort ?

— Ou ivre mort. Qu’est-ce que tu crois ? Il est formé de dix rats, comme une espèce d’étoile, avec un gros nœud de queues au milieu. Et on en a trouvé des tas d’autres. Il y en avait un de trente-deux rats ! Tout un folklore est né autour d’eux.

— Mais le chasseur a dit qu’il en avait créé un, objecta Keith d’un ton ferme. Il l’a fait pour entrer à la Guilde, d’après lui. Tu sais ce que c’est, un chef-d’œuvre ?

— Évidemment. C’est ce qui est vraiment excellent…

— Un vrai chef-d’œuvre, je veux dire. J’ai grandi dans une grosse ville avec des guildes partout. C’est comme ça que je suis au courant. Un chef-d’œuvre, c’est ce que réalise un apprenti à la fin de son apprentissage pour montrer aux membres éminents de la guilde qu’il mérite de passer « maître ». Membre à part entière. Tu comprends ? Ça peut être une grande symphonie, une belle sculpture ou une fournée de pains exceptionnels… une œuvre capitale, l’« œuvre d’un chef » comme qui dirait.

— Très intéressant. Et alors ?

— Alors quelle sorte de chef-d’œuvre doit-on réaliser pour devenir un maître chasseur de rats ? Pour montrer qu’on a vraiment une emprise sur les rats ? Tu te souviens de l’enseigne au-dessus de la porte ? »

Malicia se renfrogna à la façon de qui se voit objecter un fait embarrassant. « N’importe qui peut attacher ensemble des queues de rats s’il en a envie, répliqua-t-elle. Je suis sûre que je pourrais, moi.

— Avec des rats vivants ? Tu dois d’abord les prendre au piège, ensuite tu te débats avec des espèces de bouts de ficelle glissants qui gigotent sans arrêt pendant que l’autre extrémité des bestioles continue de te mordre ! Huit rats ? Vingt ? Trente-deux ? Trente-deux rats enragés ? »

Malicia regarda autour d’elle la cabane en désordre. « Ça marche, dit-elle. Oui. Ça fait une histoire presque aussi valable. Il y a sans doute eu un ou deux vrais rois des rats… d’accord, d’accord, peut-être juste un… des gens en ont entendu parler et se sont dit, comme on s’y intéressait tellement, qu’ils allaient essayer d’en créer un. Oui. C’est comme les cercles dans les cultures. Peu importe le nombre d’extradisquemondiaux qui avouent en être les auteurs, il y a toujours quelques réactionnaires pour croire que des humains sortent au milieu de la nuit avec des rouleaux de jardin…

— Je crois que certains aiment la cruauté, dit Keith. Comment un roi des rats se débrouille-t-il pour chasser ? Ils doivent tous tirer à hue et à dia.

— Ah, ben, certaines histoires de rois des rats racontent qu’ils peuvent diriger les autres rats. Avec leur esprit, quoi. Ils les obligent à leur apporter à manger, à se déplacer où ils veulent et ainsi de suite. Tu as raison, les rois des rats ne peuvent pas se déplacer facilement. Alors, ils… apprennent à voir par les yeux des autres rats et à entendre ce qu’ils entendent.

— Ils font ça seulement aux autres rats ? demanda Keith.

— Ben, une ou deux histoires prétendent qu’ils peuvent le faire aux gens, répondit Malicia.

— Comment ça ? C’est déjà arrivé dans la réalité ?

— Impossible, hein ? »

Oui.

« Oui, quoi ? fit Malicia.

— Je n’ai rien dit. C’est toi qui viens de dire « oui » », répliqua Keith.

Ridicules petits esprits. Tôt ou tard on trouve toujours moyen d’y entrer. Le chat résiste beaucoup mieux ! Vous allez m’obéir. Laissez partir les rats.

« Je crois qu’on devrait laisser partir les rats, dit Malicia. C’est trop cruel de les entasser dans des cages comme ça.

— C’est exactement ce que je pensais », fit Keith.

Et oubliez-moi. Je ne suis qu’une légende.

« Personnellement, je crois que les rois des rats ne sont qu’une légende, dit Malicia qui s’approcha de la trappe et l’ouvrit. Le chasseur n’était qu’un petit imbécile. Il bredouillait n’importe quoi.

— Je me demande s’il faut vraiment qu’on laisse partir les rats, fit Keith d’un air songeur. Ils avaient l’air drôlement affamés.

— Ils ne peuvent pas être pires que les chasseurs, tout de même ? De toute manière, le joueur de flûte sera bientôt là. Il va tous les entraîner dans la rivière, un truc comme ça…

— Dans la rivière… marmonna Keith.

— C’est ce qu’il fait, oui. Tout le monde sait ça.

— Mais les rats savent…» commença Keith.

Obéis-moi ! Ne pense pas ! Suis l’histoire !

« Les rats savent quoi ?

— Les rats savent… Les rats savent… bégaya Keith. Je ne me souviens pas. Un truc sur les rats et les rivières. Sûrement sans importance. »



Des ténèbres épaisses, absolues. Et, quelque part dans ces ténèbres, une petite voix.

« J’ai laissé tomber Monsieur Lapinou, dit Pêches.

— Tant mieux, répliqua Pistou. Ce n’était qu’un mensonge. Les mensonges nous affaiblissent.

— D’après toi, c’était important !

— C’était un mensonge ! »

… des ténèbres infinies, dégoulinantes…

« Et… j’ai aussi perdu les Règles…

— Et alors ? » La voix de Pistou était amère. « Tout le monde s’en fichait.

— Ce n’est pas vrai ! Tout le monde essayait de les suivre. La plupart du temps. Et ils s’en voulaient quand ils ne les suivaient pas !

— Ça aussi, ce n’était que des histoires. Des histoires idiotes de rats qui se prennent pour autre chose que des rats.

— Pourquoi tu parles comme ça ? Ça ne te ressemble pas !

— Tu les as vus courir. Ils cavalaient, ils couinaient et ne savaient plus parler. Au fond de nous, on n’est que… des rats. »

… des ténèbres immondes, puantes…

« Oui, c’est vrai, reconnut Pêches. Mais qu’est-ce qu’on est en surface ? C’est ce que tu disais toujours. Allez… s’il te plaît ? On fait demi-tour. Tu n’es pas bien.

— Tout était si évident… marmonna Pistou.

— Allonge-toi. Tu es fatigué. Il me reste quelques allumettes. Tu sais que tu te sens toujours mieux quand tu vois une lumière…»

Profondément inquiète, se sentant perdue et loin de chez elle, Pêches trouva un mur assez rugueux et sortit une allumette de son sac rudimentaire. Le bouton rouge s’embrasa et crépita. Elle leva l’allumette aussi haut qu’elle put.

Il y avait des yeux partout.

Quel est le pire ? se demanda-t-elle, pétrifiée de peur. De voir les yeux ? Ou de savoir qu’ils seront toujours là quand la lumière va s’éteindre ? « Et je n’ai plus que deux allumettes…» marmonna-t-elle tout bas.

Les yeux s’enfoncèrent sans bruit dans l’obscurité. Comment des rats peuvent-ils rester aussi immobiles et silencieux ? songea-t-elle.

« Quelque chose ne cadre pas, dit Pistou.

— Oui.

— Il y a ici… je ne sais quoi. Je l’ai senti sur le quiqui qu’ils ont trouvé dans le piège. C’est une espèce de terreur. Je la sens sur toi.

— Oui.

— Est-ce que tu vois ce qu’on doit faire ? demanda Pistou.

— Oui. » Les yeux devant Pêches n’étaient plus là, mais elle les distinguait toujours de chaque côté.

« Qu’est-ce qu’on peut faire ? » demanda Pistou.

Pêches déglutit. « On pourrait souhaiter avoir davantage d’allumettes », répondit-elle.

Et, dans l’obscurité sous leur crâne, une voix dit : Comme ça, dans votre désespoir, vous venez enfin à moi…



La lumière a une odeur.

Dans les caves humides et froides, la puanteur âcre du soufre de l’allumette planait comme un oiseau jaune, montait avec les courants ascendants, plongeait par des fissures. C’était une odeur propre et piquante, et elle tranchait comme un couteau dans les relents douceâtres souterrains.

Elle emplit les narines de Sardines qui tourna la tête. « Allumette, patron ! lança-t-il.

— On va par là ! ordonna Noir-mat.

— Faut passer par la salle des cages, patron, prévint Sardines.

— Et alors ?

— Vous vous souvenez de ce qui est arrivé la dernière fois, patron ? »

Noir-mat se tourna vers sa brigade. Il aurait pu rêver mieux. Des rats continuaient de sortir de leurs cachettes pour le suivre en traînant la patte, et certains – des rats de valeur, raisonnables – s’étaient précipités dans des pièges et sur du poison sous le coup de la panique. Mais il avait récupéré les meilleurs possibles. Parmi eux, quelques-uns des plus âgés et expérimentés, comme Saumure et Sardines. Mais la plupart étaient jeunes. Ce n’était peut-être pas une mauvaise chose, se dit-il. C’étaient les vieux rats qui avaient paniqué le plus. Ils étaient moins habitués à réfléchir.

« D’accord, dit-il. Bon, on ne sait pas ce qu’on va…» Il aperçut Sardines. Le rat secouait légèrement la tête.

Ah oui, les chefs se devaient de savoir.

Il observa les têtes inquiètes des jeunes et prit une inspiration profonde. « Il y a quelque chose de nouveau ici, reprit-il, et soudain il sut quoi dire. Quelque chose que nul n’a encore jamais vu. Quelque chose de solide. Quelque chose de fort. » La brigade se recroquevillait doucement, sauf Nutritionnelle qui fixait Noir-mat de ses yeux brillants.

« Quelque chose de redoutable. Quelque chose de nouveau. Quelque chose de soudain, poursuivit Noir-mat en se penchant. Et c’est vous. Vous tous. Des rats avec des cerveaux. Des rats qui pensent. Des rats qui ne font pas demi-tour pour prendre la fuite. Des rats qui n’ont pas peur des ténèbres, du feu, du bruit, des pièges ni des poisons. Rien ne peut arrêter des rats tels que vous, d’accord ? »

Les mots se bousculaient maintenant en lui. « Vous avez entendu parler du Bois noir dans le livre. Eh bien, on est dans le Bois noir maintenant. Il y a autre chose là-bas. Quelque chose d’horrible. Qui se cache derrière votre peur. Qui croit pouvoir vous arrêter et qui se trompe. On va le trouver, le sortir de son repaire et lui faire regretter qu’on soit nés ! Et si on meurt… eh bien… (il les vit, comme un seul rat, regarder fixement la blessure livide qui lui barrait le ventre) la mort n’est pas si terrible. Vous voulez que je vous parle du rat squelette ? Il attend ceux qui rompent les rangs et prennent la fuite, qui se cachent, qui faiblissent. Mais si vous le regardez droit dans les yeux, il vous fait un signe de tête et s’éloigne de vous. »

Noir-mat sentait à présent leur exaltation. Dans le monde sous leur crâne, ils étaient les rats les plus braves ayant jamais vécu. Il devait maintenant empêcher cette idée de leur sortir de la tête.

Sans réfléchir, il toucha sa blessure. Elle guérissait mal, elle suintait toujours et il allait en garder éternellement la cicatrice. Il remonta la patte, rouge de son sang, et l’idée jaillit d’un coup au fond de lui.

Il passa devant la rangée de rats et les toucha un à un juste au-dessus des yeux en leur laissant une marque rouge. « Et après, reprit-il doucement, on dira : « Ils y sont allés, ils l’ont fait et ils sont revenus du Bois noir, voilà comment ils se reconnaissent entre eux. » »

Il jeta par-delà leurs têtes un regard à Sardines qui lui tira son chapeau. Ce qui rompit le charme. Les rats se remirent à respirer. Mais il subsistait un soupçon de la magie qu’on devinait à une lueur dans un œil et à une contraction de queue.

« Prêt à mourir pour le clan, Sardines ? cria Noir-mat.

— Non, patron ! Prêt à tuer !

— Bien. Allons-y. On raffole du Bois noir ! Il est à nous ! »



L’odeur de la lumière parcourut les tunnels et croisa Maurice qui la flaira. Pêches ! Elle était dingue de lumière. C’était à peu près tout ce que distinguait Pistou. Elle ne se déplaçait jamais sans quelques allumettes. Dingue ! Des animaux vivant dans l’obscurité qui se promenaient avec des allumettes ! Enfin, pas franchement dingue à bien y réfléchir, mais tout de même…

Les rats derrière lui le poussaient dans cette direction. On joue avec moi, se dit-il. Je suis projeté de patte en patte, comme ça Araignée m’entend crier.

Il perçut dans sa tête la voix d’Araignée. Ainsi, dans votre désespoir, vous venez enfin à moi…

Et perçut avec ses oreilles la voix de Pistou affaiblie par la distance : « Qui es-tu ? »

Je suis le Grand Rat qui vit sous terre.

« C’est vrai ? Ah bon. J’ai… beaucoup pensé à toi. » Maurice vit un trou dans le mur et, de l’autre côté, l’éclat d’une flamme d’allumette. Sentant la multitude de rats derrière lui, il se faufila par l’ouverture.

Il y avait de gros rats dans tous les coins, par terre, sur des caisses, accrochés aux murs. Et, au centre, le cercle de lumière d’une allumette à demi consumée que tenait en l’air une Pêches tremblante. Pistou, légèrement devant elle, la tête levée, fixait une pile de caisses et de sacs.

Pêches se retourna brusquement. La flamme de l’allumette grandit et brûla plus fort. Les rats les plus proches s’écartèrent dans un sursaut et leurs rangs ondulèrent comme une vague.

« Maurice ? » fit-elle.

Le chat ne bougera pas, dit la voix d’Araignée.

Maurice essaya, mais ses pattes refusèrent de lui obéir.

Ne bouge pas, le chat. Ou j’ordonne à tes poumons de ne plus respirer. Vous voyez, les petits rats ? Même un chat m’obéit.

« Oui, je vois que vous détenez un pouvoir », reconnut Pistou, minuscule dans le rond de lumière.

Tu es un rat malin. Je t’ai entendu parler aux autres. Tu comprends la vérité. Tu sais qu’en affrontant les ténèbres on devient fort. Tu connais les ténèbres qui sont devant nous et celles derrière nos yeux. Tu sais qu’il faut coopérer, sinon c’est la mort. Vas-tu… coopérer ?

« Coopérer », fit Maurice. Son museau se plissa. « Comme les autres rats que je sens ici ? Je les sens… forts et bêtes. »

Mais les forts survivent, répliqua la voix d’Araignée. Ils évitent les chasseurs et s’évadent en rongeant leurs cages. Et, comme toi, ils viennent à moi. Quant à leurs esprits… je pense pour tout le monde.

« Moi, hélas, je ne suis pas fort », dit prudemment Pistou.

Tu as un esprit intéressant. Toi aussi, tu espères la domination des rats.

« La domination ? fit Pistou. Ah bon ? »

Tu auras compris qu’il existe une espèce dans ce monde qui vole, tue, répand la maladie et dévaste ce qui ne lui sert pas, dit la voix d’Araignée.

« Oui, fit Pistou. C’est facile. Elle s’appelle l’humanité. »

Bravo. Tu vois mes beaux rats ? Dans quelques heures, leur ridicule joueur de flûte va venir souffler dans son ridicule pipeau et, oui, mes rats s’en iront de la ville en trottinant derrière lui. Sais-tu comment un joueur de flûte tue les rats ?

« Non. »

Il les conduit à la rivière où… tu m’écoutes ?… où ils se noient tous !

« Mais les rats sont de bons nageurs », dit Pistou.

Oui ! Ne fais jamais confiance à un chasseur de rats ! Ils se gardent du travail pour le lendemain. Mais les humains aiment croire aux histoires ! Ils préfèrent croire les histoires que la vérité ! Mais nous, nous sommes des rats ! Et mes rats nageront, crois-moi. De gros rats, des rats différents, des rats qui survivent, des rats qui ont en eux un peu de mon esprit. Ils vont se répandre de ville en ville et il s’ensuivra des destructions que les humains ne peuvent pas imaginer ! Nous leur ferons payer par mille chacun de leurs pièges ! Ils ont torturé, empoisonné et tué, et je n’aspire plus qu’à la vengeance.

« Vous n’aspirez plus qu’à ça. Oui, je crois que je commence à comprendre », dit Pistou.

Il y eut un crépitement et un embrasement soudain derrière lui. Pêches avait allumé la deuxième allumette à la flamme mourante et tremblotante de la première. Le cercle de rats, qui s’était discrètement resserré, tangua une nouvelle fois en arrière.

Encore deux allumettes, dit Araignée. Ensuite, d’une façon ou d’une autre, petit rat, tu m’appartiendras.

« Je veux voir à qui je parle », déclara Pistou d’un ton ferme.

Tu es aveugle, petit rat blanc. Par tes yeux roses, je ne vois que du brouillard.

« Ils voient davantage que vous ne pensez, dit Pistou. Et si vous êtes, comme vous le prétendez, le Grand Rat… montrez-vous donc. Sentir, c’est croire. »

On entendit des tâtonnements et Araignée sortit de l’obscurité.

Maurice eut l’impression de voir un paquet de rats qui trottinaient sur les caisses, mais en bloc, comme si une seule volonté animait la totalité des pattes. Alors qu’ils entraient dans la lumière, il vit par-dessus le haut d’un sac que les queues étaient entortillées ensemble en un gros nœud affreux. Et chacun des rats était aveugle. Tandis que la voix d’Araignée lui tonnait dans la tête, les huit rats se cabrèrent et tirèrent sur le nœud.

Dis-moi donc la vérité, rat blanc. Est-ce que tu me vois ? Approche-toi ! Oui, tu me vois dans ton brouillard. Tu me vois. Les hommes m’ont créé pour s’amuser ! Attachez les queues des rats ensemble et regardez-les se débattre ! Mais je ne me suis pas débattu. Ensemble nous sommes forts ! Un seul esprit a la force d’un esprit, deux esprits celle de deux esprits, mais trois en valent quatre, quatre en valent huit et huit… n’en font qu’un, un esprit plus puissant que huit. Mon heure est proche. Les hommes imbéciles organisent des combats de rats et permettent aux plus forts de survivre, puis les plus forts se battent et les plus forts des plus forts survivent… Bientôt les cages vont s’ouvrir, et les hommes apprendront le sens du mot « peste ». Tu vois le crétin de chat ? Il veut bondir, mais je le retiens très facilement. Aucun esprit ne me résiste. Mais toi… tu es intéressant. Tu as un esprit comme le mien, qui pense pour beaucoup de rats, non pour un seul. Nous voulons les mêmes choses. Nous avons des projets. Nous voulons le triomphe des rats. Rejoins-nous. Ensemble nous serons… forts.

Suivit une longue pause. Trop longue, se dit Maurice. Puis :

« Oui, ton offre est… alléchante », dit Pistou.

Pêches en eut le souffle coupé, mais Pistou poursuivit d’une petite voix : « Le monde est grand et dangereux, c’est sûr. Nous, nous sommes faibles, et je suis fatigué. Ensemble nous pouvons être forts. »

Exactement !

« Mais que deviennent ceux qui ne sont pas forts, s’il te plaît ? »

Les faibles se mangent. Il en a toujours été ainsi !

« Ah, dit Pistou. Il en a toujours été ainsi. Tout devient plus clair.

— Ne l’écoute pas ! souffla Pêches. Il influence ton esprit !

— Non, ma tête fonctionne parfaitement, merci, répliqua Pistou de la même voix calme. Oui, la proposition est séduisante. Et on dirigerait le monde des rats ensemble, c’est ça ? »

En… coopération.

Et Maurice, en coulisses, se dit : Ouais, c’est ça. Toi, tu coopères et, eux, ils dirigent. Tu ne vas quand même pas te laisser prendre à ça !

Mais Pistou répondit : « Coopération. Oui. Et ensemble on pourrait livrer aux humains une guerre inimaginable. Tentant. Très tentant. Évidemment, des millions de rats mourraient…»

Ils meurent de toute façon.

« Mmm, oui. Oui. Oui, c’est vrai. Et cette rate, là, reprit Pistou en agitant soudain une patte en direction d’un des gros rats qu’hypnotisait la flamme, peux-tu me dire ce qu’elle en pense ? »

Araignée parut soudain décontenancé. Ce qu’en pense cette bête ? Pourquoi en penserait-elle quelque chose ? Ce n’est qu’un rat !

« Ah, fit Pistou. C’est très clair à présent. Mais ça ne marcherait pas. »

Ça ne marcherait pas ?

Pistou redressa la tête.

« Parce que, vois-tu, tu penses à la place de beaucoup de rats, c’est tout, dit-il. Mais tu ne penses pas à eux. Et tu n’es pas, quoi que tu en dises, le Grand Rat. Chacune de tes paroles est un mensonge. S’il y avait un Grand Rat, et j’espère qu’il y en a un, il ne parlerait pas de guerre ni de mort. Il serait formé de ce qu’on a de mieux en nous, pas de ce qu’on a de pire. Non, je ne vais pas te rejoindre, menteur des ténèbres. Je préfère notre manière. On est parfois bêtes et faibles. Mais ensemble on est forts. Tu as des projets pour les rats ? Eh bien, moi, j’ai des rêves pour eux. »

Araignée se cabra en frissonnant. La voix se déchaîna dans la tête de Maurice.

Oh, alors tu te prends pour un bon rat ? Mais le bon rat, c’est celui qui vole le plus ! Tu crois qu’un bon rat c’est un rat en gilet, un petit humain poilu !

Oh oui, je suis au courant pour le livre stupide, ridicule ! Traître ! Tu trahis les rats ! Vas-tu sentir ma… douleur ?

Maurice la sentit, comme une rafale d’air brûlant qui lui laissait la tête pleine de vapeur. Il reconnut la sensation.

C’était ce qu’il éprouvait avant son Changement. Ce qu’il éprouvait avant d’être Maurice. Quand il n’était qu’un chat. Un chat intelligent, mais rien de plus qu’un chat.

Tu me défies ? cria Araignée à la silhouette voûtée de Pistou. Moi qui suis tout ce que doit être un vrai rat ! Je suis la saleté et les ténèbres ! Je suis les bruits sous le plancher, les frémissements dans les murs ! Je suis ce qui sape et ravage ! Je suis la somme de tout ce que tu rejettes ! Je suis ton double ! Vas-tu m’obéir ?

« Jamais ! répondit Pistou. Tu n’es que ténèbres. »

Sens ma douleur !

Maurice était davantage qu’un chat, il le savait. Il savait que le monde était vaste, compliqué, qu’il ne se réduisait pas à se demander si le prochain repas se composerait d’insectes ou de cuisses de poulet. Le monde était immense, difficile, il recelait des merveilles et…

… la flamme ardente de la voix horrible portait à ébullition son cerveau qui s’évaporait. Ses souvenirs se déroulaient et s’enfonçaient en tourbillonnant dans les ténèbres. Toutes les autres petites voix, non pas la voix horrible mais celles de Maurice, celles qui le titillaient, se chamaillaient entre elles et lui disaient qu’il agissait mal ou pouvait faire mieux, toutes ces voix s’affaiblissaient de plus en plus…

Et Pistou, toujours immobile, petit et tremblotant, la tête levée, fixait l’obscurité.

« Oui, répondit le rat blanc. Je sens la douleur. »

Tu n’es qu’un rat. Un petit rat. Et je suis l’âme personnifiée des rats. Reconnais-le, petit rat aveugle, petit rat de compagnie.

Pistou vacilla, et Maurice l’entendit dire : « Non, je refuse. Et je ne suis pas aveugle au point de ne pas voir les ténèbres. »

Maurice renifla et comprit que Pistou pissait tout seul de terreur. Mais le petit rongeur ne bougea pas pour autant.

Oh si, souffla la voix d’Araignée. Tu peux commander aux ténèbres, n’est-ce pas ? C’est ce que tu as dit à un petit rat. Que tu peux apprendre à commander aux ténèbres.

« Je suis un rat, murmura Pistou. Mais je ne suis pas de la vermine. »

De la vermine ?

« Autrefois on n’était que des bêtes couinantes parmi d’autres dans la forêt. Puis les hommes ont bâti des granges et des garde-manger remplis de provisions. Évidemment, on prenait ce qu’on pouvait. Alors on nous a traités de vermine, on nous a piégés, couverts de poison, et, pour une quelconque raison, tu es né de cette médiocrité. Mais tu n’es pas une réponse. Tu n’es qu’une autre création néfaste des hommes. Tu n’offres rien aux rats sinon davantage de douleur. Tu as un pouvoir qui te permet d’entrer dans la tête des gens quand ils sont fatigués, indisposés ou bêtes. Et tu es maintenant dans la mienne. »

Oui. Oh, oui !

« Et pourtant je reste ici. Maintenant que j’ai senti ton odeur, je peux te défier du regard. J’ai beau trembler de tous mes membres, je conserve en moi un espace dont tu es exclu. Je te sens courir de tous côtés dans ma tête, tu vois, mais toutes les portes te sont fermées désormais. Je peux commander aux ténèbres à l’intérieur, là où se trouvent toutes les ténèbres. Tu m’as montré que j’étais davantage qu’un rat. Si je ne suis pas davantage qu’un rat, je ne suis rien. »

Les têtes multiples d’Araignée se tournèrent d’un côté puis de l’autre. Il ne restait désormais plus grand-chose de l’esprit de Maurice en mesure de réfléchir, mais on aurait dit que le roi des rats s’efforçait de prendre une décision. Sa réponse vint dans un rugissement.

Alors ne sois rien !



Keith battit des paupières. Il avait la main sur le loquet d’une des cages de rats.

Les rongeurs l’observaient. Tous pareillement debout, les yeux rivés sur ses doigts. Des centaines de rats. A l’air… affamé.

« Tu as entendu quelque chose ? » demanda Malicia.

Keith baissa tout doucement la main et fit deux pas en arrière. « Pourquoi on les fait sortir ? dit-il. C’est comme si j’avais… rêvé…

— Je ne sais pas. C’est toi qui connais les rats.

— Mais on était d’accord pour les faire sortir.

— Je… C’était… J’avais l’impression que…

— Les rois des rats peuvent parler aux gens, non ? dit Keith. Est-ce qu’il nous a parlé ?

— Mais on est dans la vie réelle.

— Je croyais que c’était une aventure.

— Bon sang ! J’ai oublié, dit Malicia. Qu’est-ce qu’ils font ? »

C’était comme si les rats se dissolvaient. Ils ne se tenaient plus debout comme des statues attentives. Ce qui ressemblait à de la panique paraissait à nouveau se répandre dans leurs rangs.

Puis d’autres rats jaillirent en masse des murs et cavalèrent follement par terre. Ils étaient beaucoup plus gros que leurs congénères en cage. L’un d’eux mordit Keith à la cheville et le jeune homme le repoussa d’un coup de pied.

« Essaye de les écraser mais surtout ne perds pas l’équilibre ! lança-t-il. Ceux-là ne sont pas très sympathiques !

— Leur marcher dessus ? fit Malicia. Beurk !

— Tu veux dire que tu n’as rien dans ton sac pour combattre les rats ? On est dans un repaire de chasseurs de rats ! Tu as plein de trucs pour les pirates, les bandits et les voleurs !

— Oui, mais il n’y a jamais eu de livre racontant une aventure dans la cave d’un chasseur de rats ! s’écria Malicia. Ouille ! J’en ai un dans le cou ! J’en ai un dans le cou ! Et un autre ! » Elle se pencha frénétiquement pour faire tomber les rongeurs d’une secousse et se redressa brusquement lorsqu’un autre lui sauta au visage.

Keith lui saisit la main. « Ne tombe pas par terre ! Ils vont devenir fous si tu tombes ! Tâche d’aller jusqu’à la porte !

— Ils sont tellement vifs ! haleta Malicia. J’en ai un autre dans les cheveux…

— Ne bouge pas, stupide femelle ! lui lança une voix dans l’oreille. Ne bouge pas ou je te grignote ! »

Des grattements de griffes, un bruissement… et un rat lui dégringola devant les yeux. Puis un autre lui tomba sur l’épaule avec un bruit sourd, glissa et disparut.

« Voilà ! fit la voix sur sa nuque. Maintenant, tu ne bouges pas, tu n’écrases personne et tu t’écartes du chemin !

— C’était quoi, ça ? souffla-t-elle en sentant quelque chose glisser le long de sa robe jusque par terre.

— Je crois que c’est celle qu’ils appellent Grosses-Remises, répondit Keith. Voilà le clan ! »

D’autres rats pénétraient dans le local, mais ceux-là se déplaçaient différemment. Ils restaient groupés et se répandaient selon une ligne qui progressait lentement. Quand un rat ennemi attaquait, la ligne se refermait aussitôt sur lui comme un poing, et quand elle se rouvrait le rat était mort. C’est seulement lorsque les rats survivants flairèrent la terreur de leurs congénères et voulurent s’échapper de la cave que la ligne d’attaque se brisa, se morcela en équipes de deux éléments qui poursuivirent avec acharnement les ennemis en fuite un à un et les supprimèrent d’un coup de dent.

Puis, à peine commencée, la bataille s’acheva. Les couinements de quelques fuyards chanceux s’estompèrent dans les murs.

Des acclamations éparses s’élevèrent parmi les rats du clan, de ces acclamations qui disent : « Je suis encore vivant ! Après tout ça ! »

« Noir-mat ? fit Keith. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? » Noir-mat se cabra et pointa une patte vers l’autre bout de la cave. « Si tu veux te rendre utile, ouvre cette porte ! brailla-t-il. Grouille-toi ! » Puis il se précipita dans une canalisation et le reste de la brigade s’engouffra à sa suite. L’un des rats courait en faisant des claquettes.

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