Les villageois se pressaient dans la salle du conseil du Rathaus. La plupart devaient rester dehors et tendre le cou afin de voir ce qui se passait.
Le conseil municipal se tassait à un bout de sa longue table. Une douzaine de rats parmi les meneurs s’étaient installés à l’autre bout.
Et au milieu se tenait Maurice. Il avait soudain bondi sur la table.
Sautemèche, l’horloger, lança un regard mauvais à ses collègues du conseil. « On est en train de discuter avec des rats ! cracha-t-il en s’efforçant de se faire entendre par-dessus le tumulte. On sera la risée du pays si ça se sait ! « La ville qui parlait à ses rats ! » Vous voyez ça d’ici !
— Les rats ne sont pas là pour qu’on leur parle, renchérit Raufman, le bottier, en poussant le maire avec le doigt. Un maire digne de ce nom enverrait chercher les chasseurs de rats !
— D’après ma fille, ils sont enfermés dans une cave », répliqua le maire. Il fixait le doigt.
« Enfermés par vos rats parlants ? demanda Raufman.
— Enfermés par ma fille, répondit calmement le maire. Enlevez votre doigt, monsieur Raufman. Elle y a emmené les agents du guet. Elle porte de graves accusations, monsieur Raufman. Elle affirme qu’une grosse quantité de provisions sont entreposées sous leur cabane. Elle affirme qu’ils les ont volées pour les revendre aux marchands de la rivière. Le chasseur principal est votre beau-frère, non, monsieur Raufman ? Je me souviens que vous teniez beaucoup à ce qu’on l’engage, n’est-ce pas ? »
Il y eut un remue-ménage à l’entrée. Le sergent Dickdarm se fraya un chemin dans la cohue, la figure fendue d’un grand sourire, et posa une grosse saucisse sur la table.
« Une malheureuse saucisse, ça n’est pas vraiment du vol », dit Raufman.
Il y eut un nouveau remue-ménage dans la foule qui s’écarta pour laisser apparaître ce qui était, à proprement parler, un caporal Kautabak à la progression laborieuse. Mais on le reconnut seulement après qu’on l’eut délesté de trois sacs de blé, de huit chapelets de saucisses, d’un baril de betteraves au vinaigre et de quinze choux.
Le sergent Dickdarm salua promptement dans un concert de jurons étouffés et de choux tombant par terre avec un bruit mat. « Permission de prendre six hommes pour nous aider à ramener le reste du butin, monsieur ! dit-il d’un air joyeux et la figure rayonnante.
— Où sont les chasseurs de rats ? dit le maire.
— Dans la… le pétrin, monsieur, répondit le sergent. Je leur ai demandé s’ils voulaient sortir, mais ils ont répondu qu’ils préféraient rester encore un peu, merci beaucoup, mais qu’ils aimeraient un verre d’eau et des pantalons propres.
— C’est tout ce qu’ils ont dit ? »
Le sergent Dickdarm sortit son calepin. « Non, monsieur, ils étaient très bavards. Ils pleuraient, par le fait. Ils ont dit qu’ils avoueraient tout en échange des pantalons propres. Et il y avait aussi ça, monsieur. »
Le sergent sortit et revint avec une lourde boîte qu’il posa dans un choc sourd sur la table cirée. « Suite à des renseignements fournis par un rat, monsieur, nous sommes allés jeter un coup d’œil sous une des lattes du plancher. Il doit y avoir plus de deux cents piastres là-dedans. Des gains mal acquis, monsieur.
— Vous avez obtenu des renseignements d’un rat ? »
Le sergent sortit Sardines de sa poche. Le rat mangeait un biscuit, mais il souleva poliment son chapeau.
« Ce n’est pas un peu… contraire à l’hygiène ? dit le maire.
— Non, patron, il s’est lavé les mains, répondit Sardines.
— Je parlais au sergent !
— Non, monsieur ! Un bon p’tit gars, monsieur. Très propre. Il me rappelle un hamster que j’avais quand j’étais jeune, monsieur.
— Ben, merci, sergent, bravo, allez-y, je vous prie, et…
— Il s’appelait Horace, ajouta obligeamment le sergent.
— Merci, sergent, et maintenant…
— Ça me fait du bien de revoir des joues gonflées de boustifaillle, monsieur.
— Merci, sergent ! »
Une fois le sergent parti, le maire se tourna et regarda fixement monsieur Raufman. L’homme eut la bonne grâce de paraître gêné. « Je connais à peine ce type, se défendit-il. C’est juste un gars qui a épousé ma sœur, rien d’autre ! Je ne l’ai presque jamais vu !
— Je comprends bien, fit le maire. Et je n’ai pas l’intention de demander au sergent d’aller fouiller dans votre cellier… (il eut un autre petit sourire, renifla et termina) tout de suite. Bon, où en était-on ?
— J’allais vous raconter une histoire », intervint Maurice.
Le conseil municipal se mit à le dévisager.
« Et ton nom, c’est… ? demanda le maire qui se sentait à présent de bonne humeur.
— Maurice, répondit Maurice. Je suis négociateur indépendant, comme qui dirait. Je constate que vous avez du mal à parler à des rats, mais les humains aiment bien parler aux chats, non ?
— Comme dans Dick Livingstone ? fit Sautemèche.
— Ouais, c’est ça, tout juste, ouais, et…
— Et dans Le Chat botté ? dit le caporal Kautabak.
— Ouais, c’est ça, comme dans les bouquins, fit Maurice en se renfrognant. Bref… les chats peuvent parler aux rats, d’accord ? Et je vais vous raconter une histoire. Mais, d’abord, je dois vous dire que mes clients, les rats, partiront tous du village si vous le voulez et qu’ils ne reviendront jamais. Plus jamais. »
Les humains le regardèrent fixement. Les rats aussi.
« Ah bon ? fit Noir-mat.
— Ah bon ? fit le maire.
— Oui, confirma Maurice. Et maintenant je vais vous raconter l’histoire d’un village de veinards. Je ne connais pas encore son nom. Admettons que mes clients le quittent et déménagent plus en aval, d’accord ? Des tas de villages bordent cette rivière, sûrement. Et il existe quelque part un village qui dira : « Hé, on peut passer un marché avec les rats. » Et ce sera un village drôlement chanceux parce qu’il y aura alors des règles, voyez ?
— Pas exactement, non, dit le maire.
— Ben, dans ce village de veinards, donc, une ménagère qui ferait, mettons, un plateau de gâteaux, ben, il lui suffirait de crier dans le trou à rat le plus proche : « Bonjour, les rats, il y a un gâteau pour vous, je vous saurais gré de ne pas toucher aux autres » ; et les rats diront : « Parfaitement, m’dame, aucun problème. » Ensuite…
— D’après vous, on devrait soudoyer les rats ? dit le maire.
— Moins chers que les joueurs de flûte, fit observer Maurice. Et puis ce serait un salaire. Je vous entends déjà crier : un salaire en échange de quoi ?
— J’ai crié ça ? dit le maire.
— Vous alliez le faire. Et moi vous expliquer que ce serait un salaire en échange de… l’élimination de la vermine.
— Quoi ? Mais les rats sont de la verm…
— Plus un mot ! lâcha Noir-mat.
— De la vermine comme les cafards, expliqua Maurice d’une voix douce. J’ai vu que vous en aviez beaucoup ici.
— Est-ce qu’ils parlent eux aussi ? » demanda le maire. Il avait désormais l’air vaguement traqué de tous ceux qui subissaient les discours de Maurice depuis un certain temps. Sa mine disait : Je vais où je n’ai pas envie d’aller, mais je ne sais pas comment me défiler.
« Non, fit Maurice. Pas plus que les souris ni les rats norm… les autres rats. Donc la vermine ne sera plus qu’un mauvais souvenir dans ce village de veinards parce que ses nouveaux rats tiendront lieu de force de l’ordre. Le clan surveillera vos garde-manger, quoi – pardon, je veux dire les garde-manger du village de veinards en question. Pas besoin de chasseurs de rats. Pensez à l’économie. Mais ça ne sera que le début. Les sculpteurs sur bois deviendront aussi plus riches dans ce village de veinards.
— Comment ça ? fit sèchement Hauptmann, le sculpteur sur bois.
— Parce que les rats travailleront pour eux, répondit Maurice. Il faut qu’ils rongent sans arrêt pour empêcher leurs dents de trop pousser, alors ils pourraient parfaitement fabriquer des pendules à coucou. Et les horlogers y gagneront aussi.
— Pourquoi donc ? demanda Sautemèche, l’horloger.
— De toutes petites pattes très habiles à manier les petits ressorts et tout, dit Maurice. Et ensuite…
— Ils ne feraient que des coucous ou aussi d’autres articles ? le coupa Hauptmann.
— … et ensuite il y a l’élément touristique, poursuivit Maurice. Par exemple… l’Horloge aux Rats. Vous savez, comme l’horloge à Kondom ? Sur la place ? Les petites figurines qui sortent tous les quarts d’heure et tapent sur les cloches ? Cling bong bang, bing clong bong ? Beaucoup de succès, on peut acheter des cartes postales et tout. Une attraction courue. On vient de loin juste pour rester devant et attendre le quart d’heure suivant. Eh bien, le village de veinards aura de vrais rats pour taper sur les cloches !
— Donc, ce que tu dis, fit l’horloger, c’est que si nous… enfin, si le village de veinards avait une grosse horloge spéciale avec des rats, des touristes viendraient la voir ?
— Et rester comme ça sans rien faire pendant peut-être près d’un quart d’heure ? lança quelqu’un.
— Ils auraient tout le temps d’acheter des modèles réduits faits main de l’horloge », dit l’horloger.
Tout le monde se plongea dans ses réflexions.
« Des chopes décorées de rats, dit un potier.
— Des tasses et des assiettes souvenirs en bois rongées main, dit Hauptmann.
— Des rats en peluche !
— Des rats en bâtonnets ! »
Noir-mat inspira profondément. Maurice intervint aussitôt : « Bonne idée. En caramel, évidemment. » Il lança un coup d’œil à Keith. « Et je pense que la municipalité voudra même embaucher son propre joueur de flûte. Vous savez. Pour les cérémonies. « Faites-vous tirer le portrait avec le joueur de flûte officiel et ses rats », un truc comme ça.
— Un petit théâtre peut-être ? » lança une voix menue.
Noir-mat pivota d’un bloc. « Sardines ! fit-il.
— Ben, patron, je me disais, puisque tout le monde en profite… protesta Sardines.
— Maurice, il faudrait qu’on en discute, dit Pistou en tiraillant la patte du chat.
— Excusez-moi un instant, fit Maurice en gratifiant le maire d’un bref sourire, j’ai besoin de consulter mes clients. Évidemment, ajouta-t-il, je parle du village de veinards. Qui ne sera pas le vôtre, bien entendu, car une fois mes clients partis, d’autres rats vont arriver. Il y a toujours davantage de rats. Et ceux-là ne parleront pas, ils n’auront pas de règlements, ils pisseront dans la crème, vous serez forcés de trouver de nouveaux chasseurs, des chasseurs dignes de confiance, et vous ne disposerez pas d’autant d’argent parce que tout le monde ira dans l’autre village. Une idée comme ça. »
Il parcourut la table et se tourna vers les rats. « Je me débrouillais si bien ! dit-il. Vous pourriez toucher dix pour cent, vous savez ? Vos figures sur les chopes et tout !
— Et c’est pour ça qu’on s’est battus toute la nuit ? cracha Noir-mat. Pour jouer les animaux de compagnie ?
— Maurice, ce n’est pas bien, dit Pistou. Il vaut sûrement mieux en appeler aux liens communs entre des espèces intelligentes plutôt que…
— Les espèces intelligentes, je ne connais pas. Là, on a affaire aux humains, répliqua Maurice. Vous connaissez les guerres ? Beaucoup de succès chez les humains. Ils se battent contre d’autres humains. Pas très amateurs de liens communs.
— Oui, mais on n’est pas…
— Maintenant écoutez. Il y a dix minutes, ces gens-là vous tenaient pour des nuisibles. À présent ils vous trouvent… utiles. Allez savoir ce que je peux les amener à croire d’ici une demi-heure.
— Tu veux qu’on travaille pour eux ? demanda Noir-mat. On a gagné le droit de rester ici !
— Vous travaillerez pour vous-mêmes. Écoutez, ces gens-là ne sont pas des philosophes. Ce sont des gens… ordinaires, c’est tout. Ils ne comprennent pas les tunnels. C’est un bourg. Il faut les aborder de la bonne manière. De toute façon, vous empêcherez les autres rats de venir et vous ne vous amuserez pas à pisser dans les confitures, alors autant qu’ils vous en remercient. » Il insista. « Il y aura des cris, d’accord, ouais. Puis, tôt ou tard, il faudra discuter. » Il vit leurs yeux toujours voilés de perplexité et se tourna vers Sardines en désespoir de cause. « Aide-moi, demanda-t-il.
— Il a raison, patron. Faut leur donner du spectacle, dit Sardines en exécutant quelques pas de danse nerveux.
— Ils vont se moquer de nous ! répliqua Noir-mat.
— Mieux vaut des rires que des cris, patron. C’est un début. Faut danser, patron. Vous pouvez penser et vous pouvez vous battre, mais le monde bouge sans arrêt et, si vous voulez rester en tête, faut danser. » Il souleva son chapeau et fit tournoyer sa canne. À l’autre bout de la salle, deux humains l’aperçurent et gloussèrent. « Vous voyez ?
— J’espérais qu’il existait une île quelque part, regretta Pistou. Un territoire où les rats pourraient vraiment être des rats.
— On a vu où ça mène, dit Noir-mat. Et, vous savez, je ne crois pas qu’il existe d’île lointaine idyllique pour des rats comme nous. Pas pour nous. » Il soupira. « Si elle existe quelque part, c’est ici. Mais je n’ai pas l’intention de danser.
— Façon de parler, patron, façon de parler », dit Sardines en sautillant d’une patte sur l’autre.
Un coup sourd ébranla l’autre bout de la table. Le maire venait de frapper du poing. « Il faut se montrer pratiques ! disait-il. Ça ne peut pas être pire, pas vrai ? Ils parlent. Je ne vais pas revenir là-dessus, compris ? On a des vivres, on a récupéré une grande partie de l’argent, on a survécu au joueur de flûte… ce sont des rats porte-bonheur…»
Les silhouettes de Keith et de Malicia se dressèrent au-dessus des rats.
« J’ai l’impression que mon père se fait à l’idée, nota Malicia. Et toi ?
— Les discussions continuent, fit Maurice.
— Je… euh… excusez-m… euh… écoutez, Maurice m’a indiqué où chercher et j’ai trouvé ça dans le tunnel », dit Malicia.
Les pages étaient collées les unes aux autres, toutes tachées, une main très impatiente les avait cousues ensemble, mais on reconnaissait encore L’Aventure de monsieur Lapinou. « J’ai dû soulever des tas de grilles d’égout pour récupérer toutes les pages », ajouta-t-elle.
Les rats observèrent le livre. Puis se tournèrent vers Pistou.
« C’est Monsieur Lap… commença Pêches.
— Je sais. Je le sens », répliqua Pistou.
Tous les rats contemplèrent encore les restes de l’ouvrage.
« C’est un mensonge, fit Pêches.
— C’est peut-être seulement une belle histoire, dit Sardines.
— Oui, convint Pistou. Oui. » Il tourna ses yeux roses embués vers Noir-mat, qui dut se retenir de ne pas se faire tout petit, et ajouta : « C’est peut-être une carte. »
S’il s’était agi d’un conte et non de la vie réelle, hommes et rats se seraient serré la main avant de s’en aller vers un nouvel avenir radieux.
Mais comme il s’agissait de la vie réelle, il fallait un contrat. Une guerre qui durait depuis le jour où les hommes avaient décidé de vivre dans des maisons ne pouvait pas s’achever sur un sourire de satisfaction. Et il fallait une commission. Il y avait tant de détails à discuter. Le conseil municipal y travaillait, ainsi que la plupart des rats en chef, et Maurice, qui faisait les cent pas sur la table, était lui aussi de la partie.
Noir-mat siégeait à un bout. Il avait vraiment envie de dormir. Sa blessure le faisait souffrir, il avait mal aux dents et il n’avait pas mangé depuis une éternité. Les flux et reflux de la discussion étaient passés au-dessus de sa tête penchée des heures durant. Il ne faisait plus attention à qui parlait. La plupart du temps, tout le monde, semblait-il.
« Article suivant : clochettes obligatoires sur tous les chats. D’accord ?
— On ne pourrait pas revenir à la clause 30, monsieur… euh… Maurice ? Vous disiez que tuer un rat serait un meurtre ?
— Oui. Évidemment.
— Mais c’est seulement…
— Parlez à la queue, monsieur, les moustaches ne veulent pas le savoir.
— Le chat a raison, dit le maire. Votre remarque est déplacée, monsieur Raufman ! On a déjà réglé la question.
— Et si un rat me fauche quelque chose ?
— Hum. Alors ce sera du vol, et le rat devra passer en jugement.
— Oh, jeune… ?
— Pêches. Je suis une rate, monsieur.
— Et… euh… et les agents du guet pourront aller dans les tunnels des rats, hein ?
— Oui ! Parce qu’il y aura des agents rats dans le guet. Forcément, dit Maurice. Pas de problème !
— Ah bon ? Et qu’est-ce que le sergent Dickdarm en pense ? Sergent Dickdarm ?
— Euh… chaispas, monsieur. Pourrait marcher, j’imagine. Je sais que, moi, je pourrais pas passer dans un tunnel de rats. Faudra faire les insignes plus petits, c’est sûr.
— Mais vous ne suggérez évidemment pas qu’un agent rat aurait le droit d’arrêter un humain ?
— Oh si, monsieur, répondit le sergent.
— Quoi ?
— Ben, si le rat est un gendarme… un radarme assermenté, j’entends… alors vous pouvez pas vous amuser à dire qu’on a pas le droit d’arrêter quelqu’un plus grand que soi, hein ? Ça peut être utile, un agent rat. Si j’ai bien compris, ils ont le truc pour vous remonter dans la jambe du pantalon…
— Messieurs, il faut avancer. Je propose de confier cette question à la sous-commission.
— À laquelle, monsieur ? On en a déjà dix-sept ! »
Un des conseillers lâcha un grognement. Il s’agissait de monsieur Schlummer, quatre-vingt-quinze ans, qui avait dormi toute la matinée. Le grognement signifiait qu’il se réveillait.
Son regard traversa la longueur de la table. Ses favoris s’agitèrent. « Il y a un rat là-bas ! dit-il en pointant le doigt. Regardez, mm, quel culot ! Un rat ! En chapeau !
— Oui, monsieur. C’est une réunion pour discuter avec les rats », lui expliqua quelqu’un à côté de lui.
Il baissa les yeux et chercha ses lunettes à tâtons. « Quoiça ? » fit-il. Il regarda plus près. « Dis donc, tu ne serais pas, mm, un rat toi aussi ?
— Si, monsieur. Je m’appelle Nutritionnelle, monsieur. On est ici pour discuter avec les humains. Pour résoudre tous les problèmes. »
Monsieur Schlummer fixa le rat. Puis il regarda en face de lui Sardines qui souleva son chapeau. Puis le maire qui hocha la tête. Il passa tout le monde en revue. Ses lèvres remuaient tandis qu’il essayait de comprendre.
« Vous parlez tous ? finit-il par demander.
— Oui, monsieur, répondit Nutritionnelle.
— Alors… qui écoute ?
— On y arrive », dit Maurice.
Monsieur Schlummer lui jeta un regard noir. « Tu es un chat, toi ? demanda-t-il.
— Oui, monsieur. »
Monsieur Schlummer digéra lentement cette nouvelle information. « Je croyais qu’on tuait les rats ? dit-il comme s’il n’en était plus très sûr.
— Oui, mais vous voyez, monsieur, c’est l’avenir, expliqua Maurice.
— Ah bon ? Vraiment ? Je me suis toujours demandé quand ça se produirait. Ah, bah. Les chats parlent aussi maintenant ? Bravo ! Faut évoluer avec le, mm, le… ce qui évolue, m’est avis. Réveille-moi quand ils serviront le, mm, thé, tu veux, minou ?
— Euh… il ne faut pas appeler un chat « minou » quand on a plus de dix ans, monsieur, dit Nutritionnelle.
— Clause 19b, confirma Maurice d’un ton ferme. Nul ne doit appeler les chats par des noms ridicules sans intention de leur donner à manger tout de suite. Une clause à moi, ajouta-t-il fièrement.
— Vraiment ? fit monsieur Schlummer. Ma parole, l’avenir est curieux. Tout de même, je me permets de dire qu’il fallait mettre les choses au clair…»
Il se renfonça dans son fauteuil et ne tarda pas à ronfler.
Autour de lui, les discussions reprirent à tire-larigot. Des tas d’intervenants parlaient. Certains écoutaient. De temps en temps ils approuvaient… passaient à autre chose… et argumentaient. Mais les piles de paperasse sur la table grossissaient et paraissaient de plus en plus officielles.
Noir-mat se força à se réveiller une nouvelle fois et s’aperçut qu’on l’observait. À l’autre bout de la table, le maire le fixait longuement, l’air songeur.
Sans le quitter des yeux, l’homme se pencha en arrière et dit quelque chose à un employé qui opina, fit le tour de la table en passant près des membres du conseil en pleine discussion et s’approcha de Noir-mat.
Il se baissa. « Tu… me… com-prends ? demanda-t-il en articulant très distinctement chaque mot.
— Oui… par-ce que… je ne… suis pas… i-diot, répliqua Noir-mat.
— Oh, euh… le maire se demande s’il ne pourrait pas te voir dans son bureau particulier, dit l’employé. La porte là-bas. Je peux t’aider à descendre, si tu veux.
— Je pourrais vous mordre le doigt, si vous voulez », dit Noir-mat. Le maire s’éloignait déjà de la table. Noir-mat se laissa glisser à terre et le suivit. Nul ne prêta attention à aucun des deux.
Le maire attendit que la queue du rat soit passée avant de refermer soigneusement la porte.
La pièce était petite et en désordre. Des papiers jonchaient la plupart des surfaces planes. Des bibliothèques couvraient plusieurs murs ; des ouvrages en surnombre et d’autres papiers étaient coincés dans le moindre espace entre le haut des livres et les étagères.
Le maire se dirigea avec une délicatesse exagérée vers un grand fauteuil à pivot plutôt fatigué, s’assit et baissa les yeux sur Noir-mat. « Je m’y prends mal, dit-il. J’ai pensé qu’il nous fallait avoir une… petite discussion. Je peux vous soulever ? Je veux dire, ce serait plus facile de vous parler si vous étiez sur mon bureau…
— Non, fit Noir-mat. Et ce serait plus facile de vous parler à vous si vous vous couchiez par terre. » Il soupira. Il était trop fatigué pour jouer. « Si vous posez la main à plat par terre, je pourrai monter dessus et vous me soulèverez à la hauteur du bureau, dit-il, mais si vous tentez un tour de cochon, je vous arrache le pouce avec les dents. »
Le maire le souleva avec une précaution extrême. Noir-mat bondit dans le fatras de papiers, de tasses vides et de vieux crayons qui couvrait le dessus de cuir inégal et dressa la tête vers l’homme embarrassé.
« Euh… est-ce que vous avez beaucoup de paperasse dans votre travail ? demanda le maire.
— C’est Pêches qui écrit, répondit tout net Noir-mat.
— La petite rate qui tousse avant de parler, c’est ça ?
— C’est ça.
— Elle est très… catégorique, hein ? » dit le maire, et Noir-mat s’aperçut que l’homme transpirait à présent. « Elle fait un peu peur à certains des conseillers, ha ha.
— Ha ha », répéta Noir-mat. Le maire faisait pitié à voir. Il donnait l’impression de chercher quelque chose à dire.
« Vous… euh… vous adaptez bien ? demanda-t-il.
— J’ai passé une partie de la nuit dernière à me battre avec un chien dans une fosse à rats et, après, je crois être resté coincé un moment dans un piège à rat, répondit Noir-mat d’un ton glacial. Ensuite il y a eu comme une guerre. A part ça, je ne peux pas me plaindre. »
Le maire posa sur lui un regard soucieux. Pour la première fois, autant qu’il s’en souvenait, Noir-mat plaignait un humain. Le gamin à l’air bête était différent. Le maire paraissait dans le même état de fatigue que le rat.
« Écoutez, dit-il, je crois que ça peut marcher, si c’est ce que vous voulez me demander. »
La figure du maire s’éclaira. « C’est vrai ? fit-il. Ça discute beaucoup.
— C’est pour ça que je le crois, dit Noir-mat. Des hommes et des rats qui discutent. Vous n’empoisonnez pas notre fromage et on ne pisse pas dans vos confitures. Ça ne sera pas facile, mais c’est un début.
— Il y a pourtant une chose que je voudrais savoir.
— Oui ?
— Vous auriez pu empoisonner nos puits. Vous auriez pu mettre le feu à nos maisons. D’après ma fille, vous êtes très… avancés. Vous ne nous devez rien. Pourquoi vous ne l’avez pas fait ?
— Dans quel but ? Qu’est-ce qu’on aurait fait après ? dit Noir-mat. Déménagé dans un autre village ? Revivre tout ça ? Qu’est-ce que ça nous aurait apporté de plus de vous tuer ? Tôt ou tard il faudrait qu’on parle aux humains. Autant que ce soit vous.
— Vous nous aimez bien, j’en suis ravi ! » dit le maire.
Noir-mat ouvrit la gueule pour répliquer : Vous aimer ?
Non, on ne vous déteste pas assez, c’est tout. On n’est pas copains.
Mais… il n’y aurait plus de fosses à rats. Plus de pièges, plus de poison. C’est vrai, il allait devoir expliquer au clan ce qu’était un agent de police et pourquoi les agents rats risquaient de poursuivre les rats qui avaient violé les nouvelles règles. Ils n’allaient pas aimer ça. Ils n’allaient pas aimer ça du tout. Même un rat qui portait sur lui la marque des dents du rat squelette allait avoir du mal à s’y habituer. Mais, comme avait dit Maurice : ils feront ceci, vous ferez cela. Personne n’y perdra beaucoup et personne n’y gagnera beaucoup non plus. Le village prospérera, les enfants de tout le monde grandiront et, d’un coup, tout sera normal.
Et chacun aime que tout soit normal. Personne n’aime voir les choses normales changer. Ça doit valoir le coup d’essayer, songea Noir-mat.
« Je veux maintenant vous poser une question, dit-il. Vous êtes le chef depuis… combien de temps ?
— Dix ans, répondit le maire.
— Ce n’est pas dur ?
— Oh si. Oh si. On discute tout le temps mes décisions. Je dois pourtant avouer que je m’attends à un peu moins de contestation si tout ça marche. Mais ce n’est pas un boulot facile.
— C’est ridicule de devoir crier sans arrêt pour que les choses se fassent, dit Noir-mat.
— C’est vrai, reconnut le maire.
— Et tout le monde attend qu’on prenne les décisions.
— Exact.
— Le dernier chef m’a donné un conseil juste avant de mourir, et vous savez lequel ? « Ne mange pas le bout vert tout mou ! »
— Bon conseil ? demanda le maire.
— Oui, répondit Noir-mat. Mais tout ce que lui avait à faire, c’était être gros, costaud et se battre contre tous les autres rats qui voulaient être chefs.
— C’est un peu pareil avec le conseil, dit le maire.
— Quoi ? Vous les mordez au cou ?
— Pas encore. Mais c’est une idée, j’avoue.
— C’est beaucoup plus compliqué que je l’avais cru ! reprit Noir-mat d’un air hébété. Parce qu’après avoir appris à crier il faut apprendre à se retenir !
— Encore exact. C’est comme ça que ça marche. » Le maire posa la main sur le bureau, paume en l’air. « Puis-je ? » proposa-t-il.
Le rat monta à bord et se maintint en équilibre tandis que l’homme le portait jusqu’à la fenêtre pour le déposer sur l’appui.
« Vous voyez la rivière ? demanda le maire. Vous voyez les maisons ? Vous voyez les gens dans les rues ? C’est à moi de faire marcher tout ça. Enfin, pas la rivière, bien sûr, elle se débrouille toute seule. Et tous les ans je découvre que je n’ai pas assez dérangé mes administrés pour qu’ils élisent un autre maire. Alors je dois recommencer. C’est beaucoup plus compliqué que je ne l’avais cru.
— Quoi ? Pour vous aussi ? Mais vous êtes un humain ! s’étonna Noir-mat.
— Hah ! Vous croyez que ça rend les choses plus faciles ? Moi, je croyais les rats sauvages et libres !
— Hah ! »
Tous deux regardèrent par la fenêtre. Sur la place en dessous, ils virent Keith et Malicia qui marchaient, en grande conversation.
« Si vous voulez, dit le maire au bout d’un moment, vous pourrez avoir une petite table dans mon bureau…
— Je vivrai sous terre, merci bien, répliqua Noir-mat en se ressaisissant. Les petites tables, ça fait un peu monsieur Lapinou. »
Le maire soupira. « J’imagine. Euh…» Il avait l’air sur le point de partager un lourd secret, ce qui était d’une certaine façon le cas. « J’aimais ces livres quand j’étais gamin, tout de même. Évidemment, je savais que c’étaient des bêtises, mais, malgré tout, c’était agréable de se dire que…
— Ouais, ouais, le coupa Noir-mat. Mais le lapin est un imbécile. On n’a jamais vu de lapin parler !
— Oh oui. Je n’ai jamais aimé le lapin. C’étaient les personnages secondaires qu’on aimait tous. Rupert Ratichon, Phil le faisan, Ollie le serpent…
— Oh, allez. Il avait un col et une cravate !
— Et alors ?
— Alors comment ça tenait ? Un serpent, c’est en forme de tube !
— Vous savez, je n’y ai jamais réfléchi, dit le maire. C’est vrai que c’est ridicule. Il les perdrait à force de se tortiller, non ?
— Et les gilets sur les rats, ça ne marche pas.
— Non ?
— Non. J’ai essayé. Les ceintures à outils, ça va, mais pas les gilets. Ça énervait Pistou. Mais je le lui ai dit, il faut avoir du sens pratique.
— C’est ce que je répète sans arrêt à ma fille. Les histoires ne sont que des histoires. La vie est suffisamment compliquée comme ça. Il faut prendre des dispositions pour le monde réel. Le fantastique n’a pas sa place.
— Exactement », fit le rat.
Et homme et rat discutèrent tandis que la lumière rasante se fondait dans le soir.
Un homme peignait très méticuleusement de petits signes sous la plaque de rue qui disait « Rue de la Rivière ». C’était très bas, presque au niveau du trottoir, et l’homme devait s’agenouiller. Il n’arrêtait pas de se reporter à un petit bout de papier dans sa main.
Les signes ressemblaient à :
Keith se mit à rire.
« Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? demanda Malicia.
— C’est en alphabet rat, répondit Keith. Ça dit eau + vive + pierres. Les rues ont des pavés, non ? Les rats les voient comme des pierres. Ça veut dire « rue de la Rivière ».
— Les deux langues sur les panneaux de signalisation, clause 193. C’est du rapide. Ils sont tombés d’accord là-dessus il y a deux heures seulement. Ça veut dire, j’imagine, qu’il y aura de tout petits panneaux en langage humain dans les tunnels des rats ?
— J’espère que non.
— Pourquoi ?
— Parce que les rats marquent surtout leurs tunnels en pissant dedans. »
Keith fut impressionné : l’expression de Malicia ne changea pas d’un poil. « Je vois qu’on va tous devoir procéder à des mises au point mentales importantes, dit-elle d’un air songeur. J’ai tout de même trouvé Maurice bizarre quand mon père lui a appris que beaucoup de vieilles dames gentilles du village seraient ravies de l’avoir sous leur toit.
— Tu veux dire quand il a répondu que ça ne serait pas marrant de finir comme ça ?
— Oui. Tu sais ce qu’il entendait par là ?
— Plus ou moins. Il entendait par là qu’il est Maurice. Je crois qu’il a eu son heure de gloire quand il arpentait la table en donnant des ordres à tout le monde. Il a même déclaré que les rats pouvaient garder l’argent ! A l’entendre, une petite voix dans sa tête lui a dit qu’il était vraiment à eux ! »
Malicia parut réfléchir un moment là-dessus, puis elle reprit, comme si ça n’avait aucune espèce d’importance : « Et… euh… toi, tu restes, oui ?
— Clause 9, joueur de flûte à demeure, dit Keith. Je vais recevoir une tenue réglementaire que je ne serai pas forcé de partager avec un autre, un chapeau piqué d’une plume et une indemnité flûte.
— C’est… plutôt bien pour toi, dit Malicia. Euh…
— Oui ?
— Quand je t’ai dit que j’avais deux sœurs, euh… ça n’était pas entièrement vrai. Euh… ça n’était pas un mensonge, évidemment, mais c’était… un peu enjolivé, c’est tout.
— Oui.
— Je veux dire que ce serait plus vrai, au sens propre du terme, de dire qu’en réalité je n’ai pas de sœur du tout.
— Ah, fit Keith.
— Mais j’ai des millions d’amis, évidemment », poursuivit Malicia. Elle faisait, songea Keith, une véritable tête d’enterrement.
« C’est incroyable, dit-il. La plupart des gens n’en ont pas plus d’une douzaine.
— Des millions, répéta Malicia. Visiblement, il y a toujours de la place pour un nouveau.
— Bien, fit Keith.
— Et… euh… il y a la clause 5, dit Malicia qui paraissait toujours un peu nerveuse.
— Ah, oui. Celle-là a intrigué tout le monde. « Un super goûter avec des gâteaux à la crème et une médaille », c’est ça ?
— Oui. Ça ne serait pas une fin réussie sans ça. Est-ce que tu veux… euh… m’accompagner ? »
Keith hocha la tête. Il fit du regard le tour de la localité. Le bourg lui paraissait agréable. Juste de la bonne taille. Un homme pouvait s’y bâtir un avenir…
« Juste une question… dit-il.
— Oui ? fit Malicia d’une petite voix.
— Combien de temps il faut pour devenir maire ? »
Il existe une localité en Überwald où, chaque fois que l’horloge affiche un quart d’heure, les rats sortent taper sur les cloches.
Et les gens regardent, applaudissent, achètent chopes, assiettes, cuillers, horloges rongées main et autres souvenirs qui n’ont pour but que d’être achetés et ramenés chez soi. Ils se rendent ensuite au musée du rat, mangent des ratburgers (garantis sans rat), se payent des oreilles de rat qu’on s’attache sur la tête et des recueils de poésie en langue rat, s’étonnent de trouver des panneaux de signalisation en rat et s’émerveillent au spectacle d’un bourg aussi propre…
Et, une fois par jour, le joueur de flûte municipal, plutôt jeune, joue de ses instruments, et les rats dansent sur sa musique, le plus souvent sur des pas de conga. L’attraction connaît un grand succès. (Certains jours, un petit rat danseur de claquettes organise des revues à grand spectacle avec des centaines de rats en paillettes, des ballets aquatiques dans les fontaines et des décors raffinés.)
On y donne aussi des conférences qui expliquent la taxe ratière, le fonctionnement de tout le système, le village des rats qui s’étend sous celui des humains, le libre accès à la bibliothèque municipale des rongeurs qui envoient parfois leurs petits à l’école. Et tout le monde de s’extasier : c’est parfait, c’est bien organisé, positivement fabuleux !
Puis la plupart des visiteurs s’en retournent dans leurs propres villages, posent leurs pièges et répandent leurs poisons, parce qu’on ne peut pas changer certaines mentalités, même à coups de hache. Mais quelques-uns voient le monde sous un jour nouveau.
Ce n’est pas parfait, mais ça marche. Le truc, avec les histoires, c’est de choisir celles qui durent.
Et très loin en aval, un chat au physique avantageux, dont le pelage avait presque partout repoussé, sauta d’une péniche, suivit nonchalamment le quai et entra dans un gros bourg prospère. Il passa quelques jours à tabasser les chats du coin, à sentir l’ambiance locale et surtout à rester assis pour observer.
Il finit par apercevoir ce qu’il voulait. Il suivit un jeune gars hors de la bourgade. Le gamin portait sur l’épaule un bâton au bout duquel pendait un mouchoir noué, de ceux dont on se sert dans les histoires pour transporter tous ses biens terrestres. Le chat sourit tout seul. Quand on connaît les rêves des gens, on en fait ce qu’on veut.
Le chat suivit le gamin jusqu’à la première borne kilométrique le long de la route, là où le voyageur s’arrêta pour se reposer. Et entendre :
« Hé ! le gamin à l’air bête. Tu veux devenir maire ? Nan, plus bas, petit…»
Parce que certaines histoires ont une fin mais que les anciennes se poursuivent et qu’il faut danser sur la musique si on veut rester en tête.