André Héléna Le Festival des macchabées

LES PIEDS NICKELÉS RÉSISTANTS

Second volet du diptyque ouvert par Les salauds ont la vie dure (1949), le Festival des macchabées (1951) poursuit la saga des bandits Maurice, le petit marlou de Pantruche, et son pote Bams le Catalan, dont le sang bouillant est bien celui de ses ancêtres Trabucayres[1], pour lesquels, pirates des Hautes Terres et Frères de la Côte des Grands Chemins, tout est prétexte à sédition et révolte. Et, comme le lecteur a pu déjà le constater, les étendards rouges et les pavillons noirs ne font guère bon ménage avec le vert de gris.

Suffit pour s’en convaincre de suivre le périple qui, de Paris à Leucate, en passant par Lyon, antre de toutes les iniquités pour l’auteur qui n’apprécie guère la fausse convivialité des bouchons et des mâchons, initie nos deux singuliers compagnons au plus étrange et sanglant des Tours de France. Celui d’un pays vaincu, occupé, résigné, en proie à la guerre civile et aux charognards de tout acabit. Paradoxalement, nos voyous incarneront, jouets des circonstances et du destin, ce qui peut encore rester d’honneur à un homme, en allant jusqu’au bout de leur rage et de leur violence.

Cette rage passe dans l’écriture fiévreuse, parfois paroxysmique et abrupte, d’André Héléna qui, en bon libertaire, règle ses comptes avec l’autorité, la société, les cadors et les moutons, les pouvoirs militaires et civils, l’occupant et les occupés, sans oublier les autres pions de l’échiquier social, collabos et résistants. Chacun en prend pour son grade.

Outre cette réflexion sur une France trop occupée à survivre pour résister, du moins dans sa majorité, qui est un tableau d’époque peint sur le motif en touches épaisses et larges, non pas avec une brosse mais, cela s’imposait, au couteau, et selon une esthétique relevant du roman d’aventures populaire ou de la BD, l’auteur, troisième larron omniprésent de cette bande de Pieds Nickelés, n’en philosophe pas moins à la manière de Croquignol sur la liberté individuelle et ce qui en découle naturellement. L’individu peut-il faire l’Histoire ou en modifier le cours, comme cet autre « long nez » de De Gaulle ? Ou bien l’Histoire emporte-t-elle tout et tous dans son flot tumultueux et inéluctable ?

En d’autres termes, aussi, l’éternelle question de la responsabilité individuelle… Pouvons-nous agir ou sommes-nous agis ? L’Homme et le Fatum…

Questions d’autant plus d’actualité alors, à un moment où l’existentialisme tenait le haut du pavé, Sartre, troisième ineffable Magot (par ailleurs totalement honni par notre auteur[2]), sirotant à la papa, assis et déjà rassis, ses whiskies en posant pour les photographes avides de folklore germanopratin en compagnie de petites souris décavées.

Pendant ce temps, André Héléna, droit comme un « I », buvait au comptoir son muscat et écrivait dans sa tête. On a les Chemins de la liberté que l’on mérite.

*

D’aucuns pourront reprocher à André Héléna sa manière de voir cette période tragique et sombre de notre histoire, qui en connut d’ailleurs bien d’autres — que l’on me pardonne ces propos guère politiquement corrects. Mais à l’époque la France, débarrassée de ses censeurs, ne se croyait pas obligée d’en rajouter pour se donner bonne conscience : on savait alors assumer l’ignominie, la honte, sans trop vouloir réécrire l’histoire. Le « politiquement correct », à savoir une autre manière de pratiquer le révisionnisme historique, selon des méthodes totalitaires appliquées dans ces admirables « démocraties » que furent les régimes national-socialiste et communiste, qui érigèrent le mensonge en vérité historique, scientifique, politique ou philosophique, n’était point encore aussi consensuellement partagé qu’aujourd’hui.

Il est vrai qu’alors, même après une épuration qui ne les toucha guère en profondeur, magistrats et journalistes n’étaient pas en mesure de donner des leçons à la cantonade. Les politiciens, pas davantage… La manière de voir et de penser de notre auteur relève simplement de la liberté d’expression la plus élémentaire. À croire qu’il s’agit aujourd’hui du plus inavouable de tous les crimes. Oserait-on aujourd’hui traiter de la même manière désinvolte, paradoxale et sarcastique ; tout en assénant quelques bonnes vieilles vérités, cette période ?

Cette question, s’il n’y avait d’ailleurs qu’elle, montre à l’évidence l’actualité et la modernité d’André Héléna.

*

Cinquante ans plus tard, les mots, les situations, leur violence, leur véhémence, surprennent toujours. Cette farandole canaille du bal des vermines où la mort nazie sarabande avec l’adipeuse ou criminelle collaboration de certains notables acoquinés avec des voyous scélérats et traîtres, devient une infernale danse de mort, à la fois allégorique et bien réelle, résumant on ne peut mieux cette époque.

Macabre, grotesque, le Festival des macchabées nous rappelle que la mort et l’ignominie sont toujours au rendez-vous de l’Histoire.

Il nous rappelle aussi que cette dernière affecte la totalité des individus des pays concernés. Ainsi, en tant de conflits, la guerre moderne englobe, désormais tout un territoire, tout un pays et tous ses habitants. Les civils devenant finalement les premières lignes, la chair à canon, comme on l’a vu lors de la Seconde Guerre mondiale. Ne serait-ce que par la surenchère des bombardements — Coventry, Manchester, Dresde et ses 300 000 victimes, et enfin la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki. L’occupation ennemie, elle, détruit le lien social et les structures d’un pays, surtout quand il est mis en coupe réglée et sujet au pillage économique. Ce que firent les Allemands dans tous les pays vaincus et, plus particulièrement, en France.

La création des « bureaux Otto » chargés de l’achat pour le compte des Allemands fut à l’origine de tous les trafics de l’Occupation dans tous les domaines économiques, industriels, agricoles, etc. Elle suscita nombre de collaborateurs dont certains servirent directement l’occupant en s’engageant dans ses services de renseignement ou de police. Ainsi la tristement célèbre Gestapo française, la « carlingue », formée essentiellement de criminels endurcis.

Comme dans toutes les époques troublées, la désorganisation de l’appareil public a pour conséquence une recrudescence des délits, l’augmentation de la criminalité et des criminels, ces derniers pouvant même accéder à des fonctions officielles facilitant leurs exactions et leur assurant une couverture politique (grandes compagnies, écorcheurs, barons pirates, seigneurs de la guerre, etc.).

En France, nombre de gangsters choisiront de trahir sans vergogne, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Philippe Aziz[3], d’autres opteront pour la Résistance, certains joueront un double jeu dès le début. Enfin, les derniers se feront naturellement résistants de la dernière heure. Sans pratiquement aucune exception, ils continueront après-guerre leurs activités criminelles, tout en bénéficiant pour certains d’entre eux de la couverture de services secrets les ayant recrutés ou d’une simple protection en échange de services rendus.

Grand banditisme et politique dans leurs basses et grandes œuvres ont toujours fait bon ménage ; ils sont le revers de la même médaille. Suffit pour s’en convaincre de lires les Mémoires de Vidocq ou de relire son Balzac où Vautrin tire la couverture à lui et les ficelles, côté cour, de la comédie du pouvoir.

Les figures les plus illustres du grand banditisme le démontrent également aux États-Unis (l’intervention de Lucky Luciano et de la Mafia pour lutter contre les saboteurs allemands, à partir de 1941, sur les quais de New York, puis leur participation au débarquement américain en Sicile et lors de la campagne d’Italie sont désormais bien connues).

En France, l’exemple marseillais est tout aussi parlant avec la mainmise dans l’entre-deux-guerres de Carbone et Spirito sur la ville ; leur collusion avec le député Simon Sabiani, agitateur communiste en 1920 qui, en 1936, deviendra membre du PPF de Doriot et sombrera durant la guerre dans la pire collaboration à la tête de l’Hôtel de Ville…

Si certaines grosses têtes du Milieu marseillais montent à Paris, dès 1941, pour s’engager dans l’épouvantable équipe gestapiste de Bonny (ex-« premier flic de France » et, sans doute, organisateur du « suicide » de l’escroc Stavisky) et Lafont (dandy tortionnaire et assassin, patron du précédent), Carbone et Spirito deviennent les hommes de confiance de la Section IV de la Gespato.

Ce qui ne les empêche nullement de poursuivre leurs très lucratives activités criminelles, tout en se livrant en plus à la chasse aux Juifs et aux résistants (et à leur dépouillement). À la mort de Carbone fin 1943, victime indirecte du dynamitage par la Résistance du rapide Paris-Marseille ; Spirito rejoint ses copains de la rue Lauriston, laissant le Milieu phocéen en pleine anarchie. Il n’en revient pas moins à la demande de Dunker-Delage, patron marseillais de la Gestapo, accompagné d’une vingtaine de gangsters de la « Carlingue ». Recrutant une centaine de voyous, de miliciens et de membres du PPF, ils font régner sur la ville la peur et la torture, et traquent aussi bien les gangs adverses qui ne se sont pas ralliés à Spirito que les résistants et les Juifs. Trente tortionnaires « travaillent » à temps complet au 425 rue Paradis, au « Groupe des arbitres » (!) et à la « Brigade des caves ».

Les Allemands n’auront aucune considération pour ces salauds, ils finiront par fusiller quatre d’entre eux. Le commandant SS Mühler ira même jusqu’à parler de « Sabiani et ses gangsters ». C’est tout dire.

À Paris, le siège de la sécurité allemande se trouve au 82–84 avenue Foch, dans le XVIe arrondissement. C’est là que trône René Launay, flanqué de Roger Nicolas (aucun rapport avec le fantaisiste homonyme !) et de quelques rigolos comme Sion, Lefèvre et surtout Pierre Loutrel, le futur « Pierrot-le-fou », tout ce joli monde étant coiffé par la Gestapo.

Toujours dans le même arrondissement ; et à pied d’œuvre pour piller les riches victimes, le 101 avenue Henri-Martin, dirigé par le sinistre Masuy, dont la bande torture entre deux partouzes. Non loin encore ; la bande des Corses du boulevard Flandrin et celle de Berger au 180 rue de la Pompe, forte de trente hommes et femmes spécialisés dans le marché noir qu’elle pratiquait avant de trouver plus facile de piller les trafiquants. Non loin de l’Étoile et de la place Victor-Hugo, le 93 rue Lauriston, domicile de Lafont, nom de guerre d’Henri Chamberlin, patron de la « Carlingue », la par trop célèbre Gestapo française, pratiquement totalement autonome. Outre Bonny, on y retrouve les futurs complices de Pierrot Loutrel dans son « gang des Tractions-Avant », une belle équipe composée d’Abel Danos, le Mammouth de Classe tous risques[4], Julien Le Ny et Georges Boucheseiche, que l’on retrouvera beaucoup plus tard barbouzant chez les gaullistes et participant à l’enlèvement et à l’exécution de Ben Barka, l’opposant marocain. Sans oublier Henri Fefeu et des « extras » comme Carbone et Spirito ou Loutrel.

Heureusement quelques truands de haut vol — Jo Attia, dit « le Grand », même si, après la Libération, il participe à différents braquages des « Tractions-Avant », ou les Guerini — sauvent l’honneur du Mitan en refusant toute collaboration avec l’ennemi ou avec ses séides gestapistes, et en prenant part à des actes de résistance.

*

La violence, la folie homicide, la trahison se retrouvent dans la fresque trouble et troublée d’André Héléna, dont la frénésie télescope personnages et situations pour donner la quintessence d’une époque où l’homme se trouvait confronté au pire de lui-même et d’autrui. Certains furent la proie de la bête sommeillant en eux et s’effacèrent devant elle, devenant d’insatiables et innommables prédateurs. D’autres trouvèrent la rédemption dans le martyre et l’héroïsme, en allant jusqu’au bout de leur sacrifice. Le plus grand nombre fit le gros dos et attendit la fin de l’orage d’acier. Quelques-uns, anarchistes pour la plupart, ne faillirent pas à leur morale individuelle ou à leur code d’honneur, même s’ils furent les jouets des événements. Les protagonistes d’Héléna[5] étaient de ceux-là, leur expérience vérifia leur conviction première ; se résumant au célèbre « J’ai basé ma cause sur rien » de Max Stirner. Un rien qui est aussi la grandeur de l’homme face au néant.

Et comme on le dit aussi en Catalogne : NADA…

JEAN-PIERRE DELOUX

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