Première partie

CHAPITRE 1

La porte du bar frémit comme si quelqu’un allait l’ouvrir. Mais non, ce n’était que le vent qui secouait furieusement le panneau.

Je frissonnai et m’enfonçai frileusement dans mon coin. Il faisait tiède, dans le bistrot. De toute la ville, je crois que c’était le seul endroit habitable, en cette fin d’automne. Les chambres d’hôtel étaient glacées ; dans les maisons, les habitants, chaque soir avant de regagner leur paillasse, éteignaient soigneusement les feux. S’agissait pas de carburer du charbon pour la peau. On ne pouvait l’obtenir qu’avec des tickets, et encore ces tickets n’étaient pas toujours « honorés », pour parler comme les guignols du ravitaillement.

Ici, le patron avait installé une sorte de cylindre au milieu de la salle. Il y brûlait de la sciure de bois, convenablement tassée, que lui cédait le menuisier voisin.

— Quel bled ! gémit Bams. Je me demande comment les gens arrivent à y vivre. Je ne connais pas de coin plus désastreux.

En quoi il avait bien raison.

C’était en somme la deuxième fois que je venais à Narbonne. Et encore, le dernier coup, était-ce en été. Je me souvenais vaguement que les moustiques avaient failli m’y bouffer tout cru, mais enfin, ce mauvais souvenir s’était dissipé et je ne me rappelais guère que les hauts platanes de la promenade des Barques. Mais aujourd’hui, pardon ! ce n’était plus la même chose.

On avait quitté Perpignan, Bams et moi, quelques heures plus tôt, dans un express si complet qu’on se demandait comment on avait réussi à entasser là-dedans une telle quantité de gens, de caisses, de valises et de paniers, à croire que tout le département fichait le camp.

Au bout de cent kilomètres, on finit par avoir marre d’être trimballés sur un pied au milieu de cette masse d’humanité puante. Seulement, quand on voulut descendre à Narbonne, ce fut une tout autre histoire. Pas moyen de gagner la sortie. En définitive, il fallut sauter par la fenêtre. Et même faire passer de mains en mains, jusqu’au quai, une pauvre petite dame qui n’avait jamais, dans sa vie, montré ses fesses à tant de monde en même temps. Elle en était malade.

— Moi, avait déclaré Bams, je ne marche plus, je couche ici.

Je l’approuvais, au fond de moi-même. On avait bien le temps d’arriver à Lyon.

Et nous voilà tous les deux partis, les mains aux poches, dans une nuit ravagée de vent, à travers les rues désertes d’une petite ville de province, peureusement blottie dans la lumière bleue de la défense passive.

Dès que j’eus mis le pied sur le terre-plein qui précède la gare, je me sentis saisi d’un cafard affreux, qui, par conséquence naturelle, se transforma automatiquement en mauvaise humeur.

— On aurait mieux fait de rester dans le dur, grommelai-je. Ce n’était qu’un mauvais moment à passer. À Montpellier, le train se serait vidé, on aurait eu de la place.

— Merci pour le « moment » ! répliqua Bams. D’ici Montpellier, mon petit gars, il y a encore une satanée trotte, je commençais à avoir des crampes. Et puis j’avais soif.

— Ça, mon vieux, c’est bien ta faute. Si, en faisant l’acrobate, tu n’avais pas cassé la bouteille de grenache que Consuelo nous a donnée au départ, ça n’arriverait pas. Mais fallait que tu fasses le mariolle, fallait à tout prix que tu essayes d’épater cette espèce de bonniche morveuse qui était à côté de nous.

— Fiche-moi la paix, avec cette gonzesse ! Si on ne peut plus rigoler !

Je voyais tout en noir, c’est le cas de le dire. J’étais frigo, le vent me poussait dans les yeux toutes les poussières qu’il pouvait ramasser et ce désert noir, ces rues aux pavés inégaux où ne passait jamais personne achevaient de me déprimer.

Qu’est-ce que ça devait être un peu plus tard !

En effet, on fit le tour des quatre ou cinq hôtels qui trônaient autour de la gare. Deux étaient réquisitionnés par les Allemands. Quant aux autres, ils étaient pleins à craquer, plus pleins encore, si c’est possible, que le train que nous venions de quitter. Dans l’un d’eux, il y avait même deux types déjà couchés sur le billard et trois autres qui somnolaient dans les fauteuils de l’entrée. À cette époque, le voyage était vraiment beaucoup plus une aventure qu’une partie de plaisir. On partait, et encore pas toujours, mais question d’arriver, il n’y avait rien de fait.

D’abord, on courait le risque de se trouver écrabouillés dans une marmelade provoquée par les partisans. Et quand, enfin, on était à destination, fallait trouver un coin où pieuter et où bouffer. C’est à ça qu’on avait pas pensé. On n’avait pas réalisé qu’un bled aussi perdu que celui-ci pût être aussi farci d’humanité qu’un autre.

Bref on fit, comme ça, une vingtaine d’hôtels, sans le moindre résultat, bien entendu. Certains tauliers ne nous ouvrirent seulement pas et ne prirent même pas la peine de nous répondre.

— On est jolis, dis-je à Bams. Il aurait mieux valu, je le répète, rester dans le train, mais toi tu n’es pas catalan pour rien, quand tu as quelque chose dans la tête, tu es plus têtu qu’un mulet espagnol.

— Ah ! Resang de Deu ! grogna le copain, comment diable voulais-tu que je prévoie une histoire pareille ? C’est trop bête pour être vrai.

— Tu as déjà vu quelque chose d’intelligent, dans cette époque de faisans ?

C’est vrai qu’il n’avait pas tellement tort, Bams. On se demande ce que tous ces gens pouvaient bien foutre sur les routes. On se demandait surtout, étant donné que la situation locative était la même dans toutes les villes de France et de Navarre, d’où pouvait bien sortir ce surplus de population.

À force de prospecter et de cavaler dans ces rues sinistres où l’on n’entendait que la voix sifflante du mistral, on avait presque traversé la ville. Nous étions passés devant les hautes tours sarrasines de l’Hôtel-de-Ville et avions franchi le canal de la Robine, qui l’été empoisonne la ville de ses miasmes, par la rue du Pont, une espèce d’artère cimentée, bordée de boutiques comme le Pont-Neuf au quatorzième siècle.

En tournant un peu à gauche, on se trouva devant un bistrot. Quelques rais de lumière indiquaient qu’il était encore ouvert.

— On va boire un coup ? offris-je.

— Et comment, approuva Bams. J’ai la langue comme un buvard.

Je poussai la porte du bar et nous entrâmes l’un derrière l’autre, éblouis par la vive lumière des néons.

La salle était pleine de monde. Il y avait, naturellement, quelques soldats allemands, certains avec des filles, mais surtout, comme dans la plupart des cafés méridionaux, l’élément masculin était en forte majorité. En outre, ici, il y avait surtout des Espagnols. Dans un coin, derrière la caisse, un jeune type brun, au teint mat, jouait de l’accordéon.

Cet éclairage rouge, cette musique entraînante donnaient à ce lieu une atmosphère de kermesse.

On s’assit dans un coin et on commanda, Bams, un grenache et moi, qui étais glacé, un cognac double. L’assistance nous regarda entrer avec indifférence. En temps normal, on aurait sans doute excité la curiosité car cet endroit était visiblement un truc à habitués, mais depuis la guerre, ils en avaient tellement vu défiler, des mecs, et de toutes les couleurs, depuis les fugitifs de quarante, suivis par les Tchèques, les Polonais, les réfugiés, les Allemands, les miliciens, les Italiens, les gestapistes, les résistants, sans parler d’une faune incroyable d’agents secrets, de trafiquants et de policiers, vrais ou faux, que rien ne pouvait plus les étonner. Un gars serait entré, au cœur de décembre, vêtu d’un slip en forme de ficelle, on aurait dit : c’est un parachutiste, ou on n’aurait rien dit du tout et la vie aurait continué. Le bistrot s’était installé dans l’occupation comme un rat dans un fromage.

Peu à peu, cependant, sous l’influence de la chaleur et de l’alcool, l’optimisme revenait.

— On va toujours rester ici quelque temps, dis-je, ce n’est pas la peine de cavaler dans le vent glacé toute la nuit pour des clopinettes. D’ailleurs, notre train part à cinq heures du matin.

— De onze heures à cinq, on a largement le temps de crever de froid.

— Pourquoi de onze heures ?

— Mon pauvre vieux, répliqua Bams, on voit bien que tu descends en droite ligne de ta cambrousse, en l’occurrence le maquis. Tu as déjà oublié que le couvre-feu était à onze plombes ? Le bistrot va nous foutre à la porte. Et malheureusement, on ne peut même pas aller coucher au quart, c’est pas la peine de se jeter dans la gueule du loup. Faudra aller pieuter dans le hall de la gare. Et même là, c’est dangereux. Les Allemands et le Contrôle économique y font des tournées pour inspecter les faffes et les valises. On se demande lesquels des deux sont les plus emmerdants.

— Ça m’étonnerait, dis-je, de passer la nuit à la belle étoile. J’ai plutôt l’impression que nous sommes bien tombés. Ce bistrot me fait l’effet d’être en cheville avec les Frizés. Il doit rester ouvert toute la nuit, du moins beaucoup plus tard que onze heures, en tout cas. Et il y a même quelques chances pour qu’il dispose de chambres à usage de passe pour les commodités de ces messieurs. Avec un peu de veine, on doit pouvoir en resquiller une.

J’étais content. Je me sentais bien, dans ce coin, à l’abri de la tempête abominable qui soufflait au-dehors.

Je fis signe au patron qui nous remit une tournée. Le vent pouvait secouer la porte tant qu’il voulait, je m’en foutais.

— Ça arrive souvent, des temps comme ça ? demandai-je au bistrot.

— M’en parlez pas ! répondit le type, ça souffle comme ça plus de deux cent cinquante jours par an. Et encore, aujourd’hui, c’est une brise légère.

Drôle de brise légère ! Elle aurait arrêté un cheval au galop.

— Faut pas vous étonner, continuait le gars. L’an dernier, le mistral a déraciné un arbre et renversé le chemin de fer.

Je souris. Ces gars du Midi ne changeraient jamais.

— Il a raison, dit Bams, lorsque le patron se fut éloigné, ça s’est produit exactement comme ça. Ça a l’air d’une blague, mais c’est vrai, j’y étais. Le train a été balancé dans l’étang de Leucate.

Je parlais pour la forme, tout ça m’était bien égal. Je sombrais doucement dans la béatitude.

Je fis lentement, du regard, le tour de la salle. Il n’y avait rien de transcendant. Les gens parlaient fort. On sentait monter l’ivresse ambiante. Une fille trop décolletée, accoudée au zinc, riait aux éclats.

— Tu n’as rien remarqué ? demanda soudain Bams, à mi-voix.

— Non.

Je regardai à nouveau. À côté de la fille au rire hystérique, un type mince et long, vêtu de sombre, nous dévisageait. Quand mes yeux se posèrent sur lui, il baissa les paupières et retourna à son glass.

— C’est ce type qui t’embête ?

— Lui et d’autres. J’ai l’impression qu’ils sont trois ou quatre à nous observer.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Rien. Une impression.

— Tu as trop d’imagination, mon pote. L’air de la ville ne te réussit pas. À un moment donné, j’étais comme toi, je voyais des poulets et des mouches dans tous les coins, particulièrement après mes salades à Lyon. J’étais trop nerveux. Mon séjour au maquis m’a fait du bien. J’ai repris les pédales.

— On aurait mieux fait d’y rester, grommela Bams. On était tranquille, on bouffait bien, on buvait ferme, on n’en foutait pas lourd, et toi, tu étais encore plus favorisé que les autres, tu avais Consuelo pour distraire tes nuits. Je ne sais pas ce qui t’a pris de foutre le camp.

— J’en avais marre, il me tardait de reprendre un peu d’activité, ça ne pouvait plus durer.

— Dans les temps que nous traversons, faut savoir un peu se sacrifier, Madre de Deu ! Quand on a la veine d’avoir une planque, faut savoir la garder.

— Mon petit gars, je suis un homme des villes, moi, la campagne ça va bien un moment mais au bout de deux heures j’en ai soupé. J’étais fatigué de vivre dans une grange. Déjà que l’été je m’y supporte à peine, alors, l’hiver, pour vivre dans une chaumière enfumée, pleine de courants d’air, merci. Et lorsque tu veux sortir, tu te balades dans des chemins pleins de gadoue et tu rentres trempé. C’est un truc à ramasser des rhumatismes pour le restant de ses jours. C’est tellement malsain que ni les boches, ni les miliciens et encore moins les gendarmes ne venaient plus nous chatouiller. Ce n’était plus un métier.

— Et Consuelo ? Elle est désespérée, cette pauvre môme.

— T’en fais pas pour la môme. Elle en reviendra. On la reverra au printemps.

— Tu es parti jusqu’au printemps ?

— J’en sais rien. Pourquoi me poses-tu des questions idiotes ?

— Ah ! là, là ! Qu’est-ce que j’ai fait de t’écouter ! Tu verras qu’on aura des pépins. Tu sais pourtant à quel point on est repéré.

— Ce que tu es cafardeux, par moments !

— Je ne suis pas cafardeux, je te l’ai dit, je suis inquiet. J’ai l’impression qu’on est mal tombé, dans ce coin.

L’accordéon s’était arrêté, brusquement. Dans le silence revenu, on entendit soudain hurler le vent, de plus belle, comme un chien enragé.

Je rappelai le patron.

— Vous auriez pas des fois une chambre à louer ? demandai-je.

Le bistrot hésita, se gratta la tête.

— Ben ! dit-il, c’est que… pas tout de suite… Faudrait attendre un peu. C’est pour vous ?

— Oui. On n’a pas réussi à trouver une carrée dans toute la ville.

— On tâchera d’arranger ça.

Il s’éloigna, chargé de l’ordre de nous remettre ça, et s’en fut verser une tournée à une table voisine.

Je levai les yeux. De nouveau, mon regard rencontra celui du type maigre. Ce gars-là me cassait les pieds. Je décidai de voir ses réactions. Je quittai ma place et, sans un mot, je marchai droit sur lui, sans le perdre des yeux. Je vis nettement qu’il se troublait mais il eut quand même le sang-froid de ne pas broncher. Je passai juste à côté de lui et me penchai sur le bar.

— Pouvez-vous m’indiquer les waters ?

— Mais oui, monsieur. Au fond de la salle.

J’entendis le soupir de soulagement de l’inconnu. J’avais compris : ce gars-là n’était pas franc, il avait quelque chose sur la conscience. Mais qui, aujourd’hui, n’avait pas quelque chose sur la conscience ?

Je revins des waters et allai m’asseoir à côté de Bams.

— T’as vu sa gueule, quand il t’a vu approcher ? demanda mon copain.

— Oui.

— Et alors ?

Et alors rien. Qu’est-ce que je pouvais dire ? Il fallait se rendre compte que ni mon copain ni moi n’avions des gueules de commerçants honnêtes.

C’était peut-être un mec qui avait fait un coup et qui nous prenait pour des poulets. C’était l’histoire des grenouilles et du lapin qui avaient peur les uns des autres.

En tout cas, il n’y avait rien à faire d’autre que de laisser pisser le mérinos.

D’ailleurs, pas besoin de se casser la tête, l’inconnu se fouillait, payait ses consommations et, boutonnant son pardessus, gagnait la porte.

— O.K., dis-je, tu vois que c’est une fausse alerte. Si ce clown triste avait eu quelque chose à voir avec nous, il serait resté là.

— Pourquoi, alors, qu’il nous regardait comme ça ?

— Qui le sait ? Parce qu’il pensait à autre chose, parce qu’il s’ennuyait, parce qu’il avait peur, ou peut-être tout simplement parce que nos gueules resplendissantes, bronzées et charnues, l’étonnaient. Tu as vu la tronche qu’ils ont, dans ce bled ? Il paraît qu’on y crève de faim, c’est pas croyable. Il n’y a strictement rien à bouffer, sorti des betteraves et des carottes fourragères. Même les topinambours qui sont avec tickets.

— Tiens ! s’exclama soudain Bams, vise-le un peu, ton acrobate, regarde cette bille d’honnête homme qu’il a. Rien que son regard aurait dû t’affranchir. On est cuits et recuits.

En effet, l’inconnu rentrait dans le bistrot. Il n’avait pas du tout l’air humble de tout à l’heure. Il était suivi de deux malabars en uniforme de la Milice. Ils entrèrent au milieu d’une rafale de vent qui poussa des feuilles mortes jusqu’au centre du bistrot.

Une chose qu’on ne pouvait pas reprocher à cette ordure, c’était d’avoir oublié la topographie des lieux. Il vint droit sur nous, suivi de son équipe de matraqueurs.

— Par ici, qu’il nous dit. Payez vos consommations et venez.

— Qu’est-ce qu’il vous prend ? dis-je, on n’a rien fait.

— C’est ce qu’on va voir, répliqua l’homme en noir. L’individu qui est avec vous…

— L’individu ? s’indigna Bams, non mais, dites donc !

— L’individu qui est avec vous, répéta le milicien, on ne le connaît pas. Mais vous, il n’en est pas de même.

— Vous me connaissez, moi ? Je ne vous ai jamais tant vu.

— Alors c’est que vous n’avez pas bonne mémoire.

Du coup, la musique s’était arrêtée, et des consommateurs, intrigués, s’étaient approchés et faisaient cercle autour de nous pour essayer de comprendre ce qui se passait.

Un silence profond, troublé par la voix immense de la tempête, régnait dans la pièce.

On sentait une hostilité sourde, pourtant ce n’était pas à notre égard, mais bien plutôt à l’égard des autres salauds.

— Je ne comprends pas, dis-je.

— Vraiment ? Vous ne vous souvenez pas de Perpignan ?

Zut ! cette vache-là m’avait sans doute rencontré au pays catalan ! Restait à savoir dans quelles conditions. À mon avis, il faisait partie de l’équipe à qui j’avais échappé si miraculeusement en grimpant sur le toit du Nouveau-Théâtre, Ça ne s’expliquait que de cette manière.

— De Perpignan ? dis-je, en prenant l’air étonné. Je n’ai jamais foutu les pieds dans ce bled.

— Votre ami non plus, sans doute ?

— Moi non plus.

— Vous vous foutez carrément de moi, alors ? Vous, vous avez un accent catalan qui ne tromperait pas un sourd. Quant à vous, je vous ai vu à la caserne de la Milice, vous étiez notre prisonnier et vous avez réussi à vous évader dans des circonstances absurdes, en nous laissant entendre que vous faisiez partie de l’Abwehr. Le chef était un naïf, il s’est laissé prendre. Moi, je n’en ai jamais cru un mot. Si on m’avait écouté, vous seriez encore en taule à l’heure qu’il est, et pas ici, en Allemagne.

— Celle-là, dis-je, elle est raide ! Je ne comprends rien à votre histoire.

— Venez avec nous, vous dis-je, nous vous expliquerons cela en détail au bureau.

Je savais parfaitement de quelle manière ils entendaient m’expliquer la situation, avec quels procédés de persuasion. Je sentis un léger frisson de peur courir dans mon échine.

— Et dépêchez-vous, nous n’avons pas de temps à perdre ici.

— Vous en avez quand même passé pas mal ici, précisément, ce soir, répondit Bams, du tac au tac.

— Allons-y, dis-je, on verra bien ce que ces gens nous veulent.

L’inconnu en sombre nous jeta un regard plus noir que son costard.

Je me levai, rajustai ma canadienne. Un milicien passa devant, je le suivis. Bams était dans mon dos.

Sang de Deu de Resang de Deu ! répétait-il, furieux.

Derrière lui venaient les deux autres acrobates.

Sans un mot, nous suivîmes le bord du quai, le long de la Robine, sur le cours Gambetta. Nous étions engagés sur la passerelle de fer qui mène à la Promenade des Barques lorsque j’entendis un cri sourd dans mon dos. Je bondis sur le type qui était devant moi. Ces andouilles avaient oublié de nous désarmer. Mon poing armé partit tout seul. Le milicien reçut un terrible coup de crosse sur la nuque et plongea en avant, proprement assommé.

Je me retournai d’un saut.

L’homme en noir se tenait contre les montants de fer, plié en deux. Il pressait son bas-ventre en gémissant. Je comprenais le topo. Bams, derrière qui il marchait, lui avait balancé un coup de savate dans sa boîte à bijoux.

Et maintenant il était en train de se battre avec l’autre, dans un corps à corps furieux.

J’allais me jeter dans la bagarre lorsque je vis Bams se dégager, reculer d’un pas, lever son poing droit. Il y eut dans la nuit un éclair mat, le poing fila vers la gorge du milicien qui eut un hoquet.

Quand Bams retira sa redoutable lame catalane, un jet de sang noir faillit nous asperger.

Le deuxième salaud oscilla sur lui-même et finit par s’abattre en avant. Nous étions dans de beaux draps.

CHAPITRE 2

Heureusement que tout s’était passé à peu près en silence. Le vent d’enfer qui soufflait par le travers de la passerelle avait emporté et dissous les légers bruits de la bagarre. Si l’un des miliciens avait tiré, ça aurait donné l’éveil à tout un tas de gens curieux de nature qu’il valait mieux voir passer loin de nous.

Bams était encore debout devant sa victime, les jambes écartées, le couteau à la main. Il regardait le mourant en souriant.

— Joli coup, jugea-t-il, je ne l’ai pas raté, il n’a pas fait un pli.

Je ne pus m’empêcher de frissonner.

— J’ai eu un mal de chien, continuait cependant mon copain, pour l’empêcher de siffler. Qu’est-ce qu’on va faire de ces trois types ? On les laisse là ?

— Pas question, dis-je, tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à ne pas s’y frotter. Si on les laisse moisir sur place, le premier gars qui passera ici les découvrira et ira avertir un quelconque organisme policier, selon son tempérament et ses idées politiques. Nous aurons tout de suite une véritable meute accrochée aux grègues, et Narbonne, c’est un petit bled, on ne s’en sort pas comme ça. On va les balancer dans la flotte. Dépêchons-nous.

Il me tardait d’en avoir fini, d’abord parce que je n’aime pas les sales besognes, ensuite parce que c’était une question de sécurité, enfin parce que le vent qui soufflait de plus en plus fort me glaçait jusqu’aux moelles. J’avais l’impression d’être à poil sur ce damné pont.

— Grouille, dis-je.

On prit le macchabée en poids. Une, deux ! bonsoir monsieur ! Le milicien pirouetta comme un pantin désarticulé, plongea dans le noir. Nous entendîmes un plouf assourdi, une phosphorescence légère apparut à la surface du canal et ce fut tout.

Nous nous approchâmes du deuxième acrobate.

— Celui-là n’est pas mort, dis-je, je l’ai assommé d’un coup de crosse. Le froid va peut-être le réveiller.

— T’en fais pas, dit Bams. Il prit son élan et lui envoya un magistral coup de talon derrière la nuque. Le milicien eut un sursaut et ne bougea plus. En le retournant pour le prendre sous les aisselles, je m’aperçus qu’il saignait du nez.

Lui aussi, nous le fîmes passer entre les poutrelles de fer, et hop !

— C’est un travail qui me dégoûte, dis-je, balancer dans le bouillon, de sang-froid, des types encore vivants, brrr !

— Ne t’en fais pas, ricana Bams, s’ils avaient réussi à nous amener au siège de leur association de crapules, tu aurais vu un peu s’ils auraient mis des gants pour nous torturer « de sang-froid »…

— Tu as quand même de l’estomac, dis-je.

— C’est une question de vie ou de mort.

En parlant ainsi, on s’était approchés de l’homme en noir qui, affalé dans son coin, gémissait toujours en se tenant le bas-ventre. Il semblait étranger à tout ce qui se passait et ne pas s’être rendu compte de la tragique disparition de ses copains.

Mais non, il essayait de reprendre son souffle, voilà tout.

— Laissez-moi…, gémit-il, laissez-moi… j’ai deux gosses…

— En voilà une excuse ! s’exclama Bams. Je connais des tas de gens qui ont deux gosses. S’ils se mêlaient tous d’expédier les copains au gnouf sous prétexte qu’ils sont pères de famille, où irait-on ? Allez, pas de salades.

— Laisse-le, dis-je, je me sens incapable de ça. Je suis capable de tout, je l’ai prouvé, mais pas comme ça.

À ce moment-là, le milicien, qui avait repris des forces et, du fait de mon hésitation, un peu d’espoir, se mit à brailler :

— Au secours ! Au secours ! À l’assassin !

Mon pied partit tout seul et l’atteignit en pleine gueule.

J’entendis un craquement, je crois bien que je lui cassai la mâchoire. Ce coup-ci, j’étais absolument déchaîné. Il ne trouverait plus auprès de moi la moindre pitié, il y avait droit.

Malheureusement, en direction du bar que nous venions de quitter, on entendait des voix qui s’appelaient et des éclats de rire. C’était un groupe de clients qui rentraient se coucher.

À l’appel de notre acrobate succéda un instant de silence puis on entendit, malgré le vent, le bruit sourd d’une galopade qui se dirigeait vers nous. On était bons.

— Filons, dis-je, laisse tomber cette pomme pourrie.

Le gars, d’ailleurs, n’avait plus envie de crier. Le pied de Bams, tout à l’heure, lui avait coupé ses moyens conjugaux et ma grosse godasse venait de le priver pour quelque temps de l’usage de la parole. En voilà un qui s’en souviendrait longtemps, des terroristes. À moins que, par hasard, je ne le rencontre au coin d’un bois, d’homme à homme, auquel cas son procès serait tout fait.

Nous prîmes le pas de course en direction des Barques, mais alors à toute pompe. J’ai jamais tant béni le black-out de toute la durée de cette satanée Occupation. Jusqu’au moment où, n’ayant pas vu les trois ou quatre marches qui permettent de quitter la passerelle pour mettre les pieds sur le bitume de la promenade, je plongeai en avant et boulai comme un lapin.

Je ne sais pas par quel miracle, faut croire que le Bon Dieu était avec nous, je ne me fis aucun mal dans une aventure, pourtant, où j’aurais dû pour le moins me casser une patte et deux ou trois côtes. Je me relevai d’un bond et rattrapai Bams.

Déjà, l’équipe des sauveteurs avait retrouvé l’homme en noir. On entendait leurs exclamations gutturales. C’étaient des Allemands. On aurait dû le deviner plus tôt, rien qu’au bruit élégant de leurs bottes. Eh bien, allons, tant mieux, elle devait se retrouver en famille, maintenant, cette salope.

Ce n’était pas le moment de jouer les farfelus. Il y allait de notre peau.

— Fini de s’amuser avec le couteau, soufflai-je à Bams, comme nous nous étions accroupis derrière une pile de caisses de bière, à la terrasse du Café Continental. Sors ton flingue et sois prêt à tout. Ce n’est plus la peine de se priver de faire du boucan. On pourra difficilement l’éviter.

Moi-même, je pris mon pétard et fis glisser la culasse.

Sur la passerelle, dans l’ombre noire, des ombres plus noires encore s’agitaient.

L’une d’elles se penchait sur le canal et désignait quelque chose, le bras tendu, en vociférant dans son jargon que je ne comprenais pas. Mais ce que je peux affirmer, c’est que le type avait certainement des visions s’il s’imaginait apercevoir les corps des miliciens. Le courant, assez rapide, les avait emportés depuis un moment. À cet instant, ils devaient se balader sous la masse de pierre de la rue du Pont, montée en hauteur comme un décor de théâtre.

Puis deux ou trois troufions reprirent le pas de course et descendirent vers la promenade.

L’un d’eux ne vit pas non plus les marches et il lui arriva la même aventure qu’à moi.

Donnerwerter !

Seulement lui ne se releva pas. Il resta par terre en braillant de plus belle, un coup à réveiller tout le quartier. Mais j’étais tranquille, personne ne viendrait se mêler de nos salades. Même pas la police française. La nuit, en effet, lorsque les Allemands gueulent, il vaut mieux les laisser se dépatouiller tout seuls et faire le type qui n’a pas entendu. C’est un principe de prudence élémentaire.

Un des soldats retourna vers son camarade. Ils parlementèrent un moment et le blessé essaya de se relever, sans succès. Sûr qu’il s’était cassé quelque chose.

Le troisième s’avança seul vers nous. Il regardait de tous les côtés et marchait prudemment. Il avait à la main un gros revolver d’ordonnance. On avait tous l’air de jouer à cache-cache.

Certainement, il devait supposer que nous nous étions enfuis. Il ne croyait pas que nous soyons planqués là, et sa recherche, c’était par acquit de conscience qu’il la faisait. Terroristes… terroristes…

Dans sa petite cervelle, ce mot ne lui disait rien qui vaille. Il venait de voir, en effet, du fait de ces gens-là, deux malabars balancés dans la baille et un officier de la milice dont le visage était rendu à l’état de foie d’oie. En outre, il en avait entendu parler de ces bandits. Ce sont des gens qui ne font pas de quartier. Conclusion, il n’était pas tellement gonflé pour s’aventurer tout seul dans ce black-out hostile. Il s’était élancé, le premier, d’abord parce qu’il était avec une fille qu’il voulait épater, ensuite parce qu’en tant que sous-officier il devait donner l’exemple. Mais maintenant, alors, si tout le monde le lâchait, si l’un des hommes se cassait une patte et si l’autre allait l’assister, il ne marchait plus, ah ! mais non ! Ce n’était plus du jeu.

À sa place, d’ailleurs, j’en aurais fait autant. Il faut être dingue pour s’aventurer tout seul, dans le noir, à la recherche d’ennemis dont on ne sait rien, et surtout pas le nombre, et qui viennent précisément de prouver qu’ils sont tout prêts à mettre en l’air le premier qui leur chercherait des histoires.

Il y avait deux hypothèses. Ou les bandits étaient partis vers la place de l’Hôtel-de-Ville, et c’était bien invraisemblable car le poste de police français se tenait là, ou ils avaient suivi le quai jusqu’au cours Gambetta.

C’était certainement par là qu’ils s’étaient enfuis.

Alors, le jeune Allemand se dirigea carrément vers l’Hôtel-de-Ville, avec cette allure martiale des gens qui savent qu’ils ne risquent rien.

Malheureusement, il voulut auparavant se rendre compte, par acquit de conscience, si nous n’étions pas cachés ailleurs, dans ce coin précisément, avec l’intime conviction qu’il n’en était rien. Et comme, mon Dieu, quand on a un revolver c’est pour s’en servir, que d’autre part les cartouches sont abondamment et gracieusement fournies par l’administration de la Wehrmacht, il leva son pistolet et tira dans les caisses de bière.

Pour son malheur !

Car Bams et moi on crut tout de suite que cette andouille nous avait repérés. On se leva comme un seul homme, il n’était plus besoin de se cacher, et on ouvrit un feu d’enfer sur cet imbécile qui fit trois tours de valse et alla rejoindre le paradis de Wotan.

Ah ! malheur ! Qu’est-ce qu’on n’avait pas fait là !

Toute la passerelle s’illumina de coups de feu. Nous fûmes obligés de replonger derrière les caisses.

— Espèce d’abruti ! dis-je à Bams, pendant que je rechargeais mon feu, qu’est-ce qui t’as pris de tirer ?

— Ben ! et toi ? dit-il. Tu t’es dressé comme un diable hors de sa boîte et tu as tout de suite commencé à sulfater le doryphore.

— Ça, alors ! c’est toi qui as perdu la tête, avoue-le !

À vrai dire, et toutes réflexions faites, il était impossible de déterminer qui, le premier, avait eu ce désastreux réflexe. Nous avions tiré en même temps. Nous n’avions pas eu le temps de réfléchir, sinon nous nous serions aperçus que le type venait vers nous sans se cacher, doucement, d’accord, et prudemment, mais sans avoir l’allure du gars qui sait que deux mecs l’attendent derrière une caisse. Il avait tiré à tout hasard. Si on était resté peinards, rien ne serait arrivé. Mais allez donc vous tenir tranquille quand on vous seringue à dix pas.

En tout cas, maintenant la bagarre était déclenchée, et bien déclenchée. Je n’avais qu’une peur, c’était d’être pris à revers. Si une patrouille allemande nous arrivait par le travers nous étions marrons. Pas question de nous surprendre par-derrière. L’endroit où nous étions formait un cul-de-sac. À trois ou quatre mètres devant nous, une chaussée de pavés ronds descendait vers le bord du canal, et probablement aussi vers une pissotière dont nous percevions l’odeur abominable, selon les sautes de vent.

Si nous réussissions à nous glisser le long de cette chaussée et à gagner la rive, nous avions des chances de nous en tirer. Une fois à l’abri de la rue du Pont, les tireurs d’en haut pourraient bien se l’accrocher, s’ils nous mouchaient, je leur payais des fraises.

En outre, il existait certainement un escalier de l’autre côté. Juste le temps de remonter et de se perdre dans la ville, et bonsoir messieurs ! Jamais ces andouilles n’auraient le temps de faire le tour du pâté de maisons pour nous avoir à la sortie.

Seulement, la chaussée était perpendiculaire à la passerelle. Elle était directement sous le feu des Allemands, et pendant trente mètres il fallait se rapprocher d’eux dangereusement. Or, ces gars-là, on ne peut pas leur enlever ça, pour le tir aux hommes ils ont des dispositions. Ils comptent dans leurs rangs pas mal de tireurs d’élite. C’était un truc à se faire lessiver sans histoire.

Il n’y avait qu’une solution, c’était de faire un saut jusqu’aux balustres qui formaient le parapet, de sauter par-dessus et de courir jusqu’à ce qu’on soit à l’abri du pont de pierre.

Il y avait un pépin. Le premier qui emploierait ce système avait un espoir de réussir. Le second, c’était moins sûr.

Heureusement, je ne sais pas si c’est le vent, l’odeur de la poudre ou l’excitation du combat, mais j’étais plein d’idées.

J’exposai mon plan à Bams en lui recommandant de faire fissa. Fallait pas s’endormir sur le rôti, sinon tout était fichu et on aurait joué pour rien.

Je mis ma main devant ma bouche et poussai un cri, un cri long, horrible, le dernier appel d’un homme qui en a reçu un bon coup dans le porte-pipe et qui est en train de crever, tout simplement.

Du même coup, nous arrêtâmes le tir.

En entendant ce hurlement d’agonie, et voyant que nous cessions de sucrer les fraises, les autres, sur la passerelle, furent persuadés qu’ils en avaient mouché un. Ils suspendirent les opérations, eux aussi. Je les devinais en train de rire et de se frotter les mains.

Alors je glissai mon feu dans ma poche, je me coulai le long des caisses et je pris mon élan. Tout à coup, je m’élançai, franchis en trois pas l’espace qui me séparait du parapet et sautai par-dessus, à la voltige. Je me sentis descendre, debout, dans un abîme noir. Un dixième de seconde, je fus saisi d’une angoisse affreuse. Et s’il n’y avait plus de chaussée, à cet endroit ? Et si je tombais dans la flotte ? Et si je m’enfonçais dans la vase ?

J’ai rarement été aussi content de me tordre les pieds en atterrissant deux mètres plus bas sur ces damnés pavés ronds ! Je me mis à courir vers l’abri du pont de pierre.

Les Allemands m’avaient vu. Mais ils n’avaient pas eu le temps d’épauler que j’étais déjà planqué. Ils brûlèrent comme ça une dizaine de cartouches aux frais de la princesse puis, de nouveau, cessèrent le feu.

Moi, j’avais remis mon pétard au poing et je m’étais adossé au mur, prêt à toute éventualité.

Mon raisonnement était simple. La salope qui nous avait amené les miliciens savait mieux que personne que nous n’étions que deux. Les Allemands, eux, savaient que nous étions planqués derrière les caisses de bière. Ils ne pouvaient que nous tirer dessus, nous n’étions pas à portée de grenade et d’ailleurs, à cette heure-ci et revenant du bistrot, avaient-ils des grenades ?

Bon.

En plein boum de la bagarre, ils entendent un mec hurler d’une manière qui ne laisse aucun doute sur son état de santé. Ils en concluent ce que n’importe qui aurait conclu : il y en a un qui a morflé.

Donc il ne reste qu’un combattant. Et tout à coup ils voient une ombre s’élancer, sauter par-dessus les balustres avec une vélocité qui prouve que si quelqu’un s’est fait moucher ce n’est certainement pas celui-là.

Il est donc évident que le survivant, se sentant seul, et perdu, car il ne pourra pas tenir toute la vie devant les autres, a décidé de jouer rip. C’est lui qu’on a vu s’esbigner à toute pompe. Et le deuxième terroriste est encore derrière les caisses. Bien malade, s’il n’est pas mort.

Il n’était donc pas utile de leur part d’insister et de brûler inutilement de la poudre. Le fuyard, on le retrouverait en temps et en heure. Quant à l’autre, on allait le chercher. Et tout de suite encore. De mon abri, j’entendis des ordres rauques, puis je vis quelques hommes se mettre précautionneusement en route vers l’extrémité de la passerelle. L’aventure du sergent leur suffisait, ils tenaient quand même à ne rien risquer inutilement.

Bams avait le temps, mais c’était quand même le moment pour lui de leur jouer la fille de l’air.

Et brusquement, j’entendis galoper au-dessus de moi et je vis une ombre tomber à l’endroit où j’étais moi-même tombé, dans une arrivée impeccable, digne du style d’un champion.

C’était Bams.

Un concert d’imprécations monta de la passerelle et la fusillade reprit, plus nourrie que jamais.

Les boches n’en revenaient pas de s’être laissés baiser. Ils n’y comprenaient plus rien. Ils en conclurent sans doute que le milicien s’était gouré et que nous étions trois, pourquoi pas quatre, ou plus ? Peut-être avions-nous reçu du renfort ?

En définitive, ils reprirent comme objectif la pile de caisses.

Nous prîmes le pas de course vers l’amont de la Robine et nous émergeâmes à la vie civilisée à la hauteur d’un moulin à eau. Nous nous éloignâmes le plus rapidement possible. S’agissait pas de moisir sur les lieux.

Dans notre dos, la fusillade continuait toujours. La moitié de la ville, maintenant, devait être réveillée. Les gens du patelin n’osaient pas mettre le nez à la fenêtre, c’était toujours ça. Ils devaient s’imaginer que c’était le débarquement et que les Anglais, remontant la Robine, avaient pris les tours sarrasines pour objectif.

Bams se mit à rire.

— Qu’est-ce qu’il te prend ? dis-je.

— Je serais curieux de voir la tête qu’ils vont faire quand ils vont s’apercevoir qu’ils tirent depuis un quart d’heure sur des caisses, comme s’ils étaient à l’exercice.

— Et moi, dis-je, c’est la bille du patron du bistrot, demain, lorsqu’il se rendra compte qu’avec leurs jeux idiots ils lui ont cassé toutes ses bouteilles vides. Ce coup-ci, c’est fini, comme il faut donner le vide pour avoir le plein, on ne boira plus jamais de bière dans son café.

— Je m’en fous, répliqua Bams. Je n’aime pas la bière. C’est amer et c’est indigeste. Parle-moi d’un bon grenache bien frais ou d’un pastis d’avant-guerre.

— Tais-toi, répondis-je, ne me torture pas. J’ai une soif du tonnerre, je ne sais pas si c’est à cause de ce vent maudit, je me sens sec comme de l’amadou. Si on me met une allumette au bout des doigts je m’enflamme.

Cependant, nous continuions notre route au milieu de la ville déserte.

— Je me demande quand même comment nous allons nous en sortir, dis-je. Pas question d’aller dormir à la gare. C’est un truc à se faire emballer, et sérieusement ce coup-ci. Or, il est à peine minuit et demi. Notre train ne part qu’à cinq heures, on a quatre heures à patienter.

— À s’impatienter, tu veux dire ! Parce que moi, pas question de fermer l’œil après ce qui vient de se passer.

Tout en discutant, nous avions longé un grand square, puis nous nous étions égarés dans des rues tortueuses, toujours sans rencontrer âme qui vive. De fil en aiguille, à force de marcher au hasard, nous nous trouvâmes devant la gare.

— Au fait, dis-je, on peut toujours entrer se réchauffer un peu dans le hall. On sera mieux que dehors.

Comme je n’avais rien à faire d’autre, je me mis à faire les cent pas. Nous avions décidé de nous séparer, Bams et moi, afin de ne pas attirer l’attention, d’abord. Ensuite, de cette manière, si l’un de nous était pris, l’autre avait au moins une chance de filer.

Du reste, le hall était désert. Il était gris, sinistre, comme dans beaucoup de gares de province. De temps en temps, d’un pas nonchalant, un employé ensommeillé enveloppé dans son manteau bleu marine traversait la salle des pas-perdus. Ou bien un voyageur solitaire, chargé — naturellement ! — d’une énorme valise.

Au bout d’un certain temps, plusieurs personnes arrivèrent, l’une après l’autre, par petits groupes. Cela annonçait le départ d’un train, car la Kommandantur ne délivrait pas d’ausweiss de nuit pour aller attendre un parent à la gare. Donc ces gens partaient.

Je me plantai devant le grand tableau qui annonce le départ et l’arrivée des trains, et je vis qu’il y avait un omnibus pour Montpellier dans quelques minutes, via Béziers et Sète.

Ça, c’était une affaire ! Pas question de prendre le dur jusqu’au terminus car on risquait d’être dépassé en route par l’express de Marseille qui devait nous déposer à Tarascon, mais enfin, l’essentiel était de sortir au plus tôt du traquenard que cette ville constituait pour nous.

Le mieux, c’était de filer à Béziers avant que les flics ou les boches viennent nous demander des renseignements sur nos opinions politiques.

Je fonçai au guichet, pris deux allers pour Béziers et retournai rejoindre Bams.

J’étais à trente mètres de lui lorsque je m’arrêtai, glacé. Un grand gaillard, la main dans la poche, se plantait juste devant mon copain et l’interpellait.

CHAPITRE 3

Je glissai ma main dans la poche de ma canadienne. Il me restait environ la moitié d’un chargeur dans la culasse de mon revolver et j’étais bien déterminé, étant donné ce que je savais de ces gens et ce qui m’attendait si je tombais dans leurs sales pattes, à m’en servir. Et plutôt deux fois qu’une.

Mais je poussai presque aussitôt un soupir de soulagement. Bams tendait sa cigarette au type, qui, lui, se penchait, rallumait précautionneusement son mégot, touchait du doigt le bord de son chapeau et s’éloignait.

Évidemment, l’inconnu ne savait pas à qui il avait eu affaire, et la mortelle angoisse dans laquelle il nous avait plongés tous les deux. Car je supposais que Bams, lui aussi, avait dû recevoir un foutu choc lorsque ce mec l’avait abordé.

— Tu as dû avoir une sacrée trouille ! lui dis-je, lorsque je l’eus rejoint.

— M’en parle pas ! répliqua le copain. Il a eu de la veine d’être un passant anonyme, sinon je l’ouvrais comme un livre.

Il sortit la main de la poche de son manteau et, l’espace d’un éclair, je vis luire la longue lame courbe de la navaja ouverte.

Je frissonnai. Je commençai à m’habituer à déquiller des mecs, c’est vrai. Depuis cette nuit de décembre où j’avais liquidé Hermine et ses deux gestapistes, j’avais plutôt fait des ravages dans les camps allemands et miliciens. Pourtant, la vision de cette lame froide me glaçait.

J’ai horreur de ces trucs-là. Il me suffit d’imaginer le bruit de soie que fait la chair qui se déchire pour être désagréablement impressionné.

— Viens, dis-je, j’ai trouvé une combine. Ce n’est pas la peine d’attendre ici qu’on vienne nous cueillir. On va filer à Béziers.

— Par quel moyen ?

— Il y a un train dans cinq minutes. C’est un omnibus.

— Tu crois qu’on trouvera facilement un hôtel là-bas ?

— Pas question. D’ailleurs, avec les manœuvres, contre-manœuvres et tout le diable à quatre qu’on va certainement effectuer dans chaque localité du parcours, on ne sera pas là avant deux ou trois heures du matin. Tu vois que ce ne sera pas la peine de songer même à se coucher. On roupillera un peu dans l’omnibus, parce que dans l’express, faut pas compter avoir une place assise.

— Ah ! là, là ! quel gâchis ! gémit Bams. J’en ai ma claque, moi. Depuis la guerre je n’avais jamais passé une aussi sale nuit.

— Ce n’est quand même pas la première fois que tu ne te couches pas, non ?

— Non, bien sûr, mais les autres fois, c’était pour faire la foire et courir les filles. Tu conviendras que ce n’était pas la même chose. À ces moments-là, on n’a plus sommeil.

En parlant ainsi, on avait franchi le portillon et gagné le quai. Le train était devant nous, tout fumant. Personne ne nous avait rien demandé.

On s’installa confortablement dans un compartiment presque désert. À cette heure-ci et dans ce genre de tortillard, il n’y avait pas grand monde. Le compartiment était absolument plongé dans le noir, à cause qu’il n’y avait pas de rideaux et que la défense passive n’était pas même satisfaite de la lumière bleue.

Pourtant, parole, on ne risquait pas d’être repérés du dehors, parce que ces wagons, c’était plutôt un assemblage de planches mal jointes qui laissaient passer le souffle vivifiant de la tempête. On avait l’impression d’être véhiculé dans un train de caisses à œufs plutôt que dans un endroit où les humains peuvent décemment être invités à payer leur place. En plus, ça sentait mauvais.

Cette abominable odeur provenait d’un gnard, assis en face de moi, et qui fumait sa pipe en grimaçant. Faut dire qu’il y avait de quoi.

Je me penchai sur lui courtoisement, comme un fumeur impénitent privé de son vice et qui recherche une combine pour remédier à cette pénurie.

— Qu’est-ce que vous fumez ? demandai-je.

— C’est un mélange à ma façon, dit-il. Il y a un peu de barbe de maïs, de l’armoise et un tiers de tabac sauvage.

On appelait tabac sauvage, dans le Midi, le tabac que les paysans faisaient pousser dans leurs jardins. Après quoi on laissait sécher les feuilles, qui restaient miraculeusement vertes sans que jamais personne ait réussi à les faire brunir, malgré les mille solutions dans lesquelles on les trempait. Puis on les broyait dans la paume de la main ou on les coupait en tranches, selon les goûts. C’était affreux, comme odeur. Ça sentait à la fois la paille brûlée et l’herbe médicinale. On se demande comment la famille du fumeur pouvait tenir le coup. On se demande aussi, du reste, comment personne n’ait claqué d’un tel régime. Faut croire que l’être humain est drôlement résistant.

— Je fais sécher toutes les herbes ensemble après les avoir convenablement mélangées, de façon qu’elles prennent toutes le goût du tabac.

Je me demande où il le trouvait, « le goût du tabac », dans cet enfumoir, le pauvre type !

Il paraissait très fier de sa formule. Il la donnait complaisamment. Il s’imaginait sans doute que je la lui demandais pour en faire mon profit.

— … Et voilà ! conclut-il triomphalement. Vous le trouvez bon ?

— C’est exécrable, estima Bams, détruisant d’un mot tous les espoirs du malheureux.

Le pauvre diable eut un sourire triste.

— Que voulez-vous, j’ai des gosses, et au prix où est le gris au marché noir…

J’eus pitié de cette victime de l’imbécillité ambiante.

— Je reviens de la frontière, dis-je, je vais vous donner un paquet de tabac espagnol.

Je fouillai la poche intérieure de mon veston et lui tendis un paquet plat. Il faisait partie de la dernière distribution. C’étaient les copains espagnols qui tenaient la frontière qui nous en avaient fait profiter. Ils l’avaient piqué je ne sais plus où ni à qui, à une caserne de carabineros, en territoire ibérique je crois bien. Ils leur avaient enlevé même leurs godasses.

Le pauvre bougre ne savait comment me remercier.

— Je vous dois combien ? dit-il en se fouillant. Dans l’ombre, je devinais qu’il tremblait de joie et que ses yeux brillaient.

— Rien du tout, dis-je, c’est un cadeau.

— Mais on ne fait pas de cadeaux comme ça, aujourd’hui !

— Laissez les gens se débrouiller dans leurs salades, conseilla Bams. Ce n’est pas une raison parce que la plupart des gens se conduisent comme des salauds qu’il faut en faire autant, n’est-ce pas ?

Nous entrions en gare de Coursan aussi lentement que si la locomotive avait marché sur des aiguilles.

Ensuite de quoi il y eut un arrêt brusque qui précipita la moitié du compartiment contre l’autre moitié. Ce manque d’égards provoqua un vacarme de protestations. Cependant, aussitôt, le train repartit en arrière, à toute pompe cette fois. Quant aux voyageurs ils pouvaient bien crever dans leurs caisses, s’ils le voulaient. On les autoriserait à descendre en gare de Coursan, pour ceux qui allaient là, lorsqu’on aurait fini de débarquer les colis et la camelote, c’est-à-dire quand on n’aurait plus rien à faire de sérieux.

Faut avoir voyagé dans ces trains de l’Occupation pour bien se rendre compte à quel point on se foutait complètement de nous. Un troupeau, qu’elle était la Nation à ce moment-là, un troupeau vil, pleutre, acceptant tous les coups de pied au cul qu’on lui envoyait et s’estimant honorée, encore, et honorable, ce qui est pire.

— Je ne comprends pas, dit quelqu’un, qu’on nous traite comme ça ! Je voyage tous les jours. Je prends quotidiennement le même train, Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, je ne suis jamais arrivé à la même heure ! Mais, par contre, toujours avec du retard. Dites-moi un peu ce qu’ils fabriquent, maintenant, dans cette gare de malheur.

La colère le prit, il se jeta sur la portière et interpella un employé qui longeait la voie en balançant une lanterne parfaitement éclairée, alors que le voyageur, because défense passive, se morfondait dans un cirage opaque.

— Alors, sans blague ? On va bientôt partir ?

L’autre haussa les épaules et éclata de rire. Il s’en foutait, cet homme, c’était visible, plus que de n’importe quoi au monde. Que le train parte ou qu’on nous retrouve tous momifiés à la même place, dans dix ans d’ici, lui était parfaitement indifférent.

— C’est dégoûtant, dit le voyageur en revenant à sa place, d’être aussi ostensiblement pris pour des cons !

— Je suis sûr que le Maréchal ne sait pas comment ça se passe, sinon, avec lui, ce serait vite fait ! dit une femme.

— C’est ça, dit un homme, qui jusqu’à présent n’avait pas pipé mot, et qui avait la voix d’un camelot, comptez là-dessus. Le Maréchal, il s’en tamponne encore plus fort que les autres.

Aussitôt, un silence de mort s’abattit sur notre petit groupe. Ce type était trop franc, c’était louche. Peut-être s’agissait-il d’un agent provocateur ? C’en était farci. En admettant même sa bonne foi, du reste, on ne savait rien des autres voyageurs, ni de ceux des compartiments voisins.

— Je lui ai écrit, moi, une fois, à Pétain, pour protester contre une saloperie qu’on m’avait faite. On m’a viré de l’Administration sous prétexte que mon père était étranger. C’était vrai. Mais ça ne m’a pas empêché d’aller me faire casser la figure au front, comme tout le monde, et quand je dis tout le monde… Vous savez comment il m’a répondu ?

— Non.

— En m’envoyant deux gendarmes. Il s’en est fallu d’un poil qu’ils ne m’emballent, sous prétexte que je n’avais pas le droit de critiquer les lois de l’État Français ! Alors si un jour il lui prend envie à ce vieux schnock de nous obliger à lui baiser les fesses, faudra obéir ? Hé ben, merde, alors !

Il en bavait d’indignation. Il en frémissait de rage. À côté de moi, j’entendais Bams qui se marrait.

À ce moment, il y eut dans notre dos un choc formidable qui, à nouveau, nous précipita les uns contre les autres avec le sentiment que le train entier se démantibulait. Le type à qui j’avais offert mon paquet de tabac, qu’il fumait avec délices, ramassa son chapeau qui, du coup, avait dégringolé du porte-bagages et le brossa.

— Ils finiront pas nous tuer, murmura-t-il.

— Heureusement, dit Bams, que tu m’avais dit qu’on pourrait roupiller dans le train. À la tienne ! drôle de chambre d’hôtel !

— C’est tous les jours pareil, expliqua l’habitué. Ce n’est pas étonnant que les wagons soient en aussi mauvais état, avec le traitement qu’ils subissent. On voyage plus mal que des cochons.

— C’est que le cochon, dit le came, c’est un monsieur important. Il se mange.

Et là-dessus, naturellement, tout le monde se mit à parler ravitaillement.

— Et à propos de cochons, dit soudain quelqu’un, avec un esprit douteux mais qui montrait que la confiance mutuelle, tout de même, revenait. Qu’est-ce qu’il leur est arrivé aux Allemands, la nuit dernière, à Narbonne ?

Aussitôt, la curiosité générale fut éveillée.

— Qu’est-ce qu’il y a eu ? Je n’en ai pas entendu parler.

— Ça s’est passé tard dans la nuit, il pouvait être minuit ou une heure du matin. Il y a eu une de ces fusillades !

— Sans blague ? Contre qui ?

— C’étaient peut-être des parachutistes.

— Ou des types du maquis.

En quoi la bonne dame ne se trompait pas beaucoup.

— Il y a eu des morts ?

— Je n’en sais rien. Moi, vous savez, quand on tire des coups de fusil, je reste chez moi, je ne me mêle pas de leurs histoires. J’ai assez d’embêtements pour mon compte personnel sans aller encore me mêler des turbins des autres.

Là-dessus, au moment précis où le train démarrait pour de bon, le compartiment entier se lança dans une conversation générale fait d’hypothèses plus absurdes les unes que les autres.

Naturellement comme toujours, il y avait un gars plus renseigné que les autres. Selon lui, c’étaient des paysans d’un village environnant que les boches avaient arrêtés comme otages et qu’ils étaient venus fusiller à Narbonne, et sur la promenade des Barques, encore, histoire de faire un exemple. Si on avait un peu insisté, il aurait donné le nom des suppliciés, leur âge, l’adresse de leur dentiste et même le pedigree de l’aumônier.

Cette histoire m’empoisonnait. Je ne pouvais quand même pas leur dire la vérité, et que si quelqu’un était au courant de la bagarre de la nuit dernière, c’était précisément moi et Bams.

Je pris donc le parti de m’envelopper le mieux que je le pus dans ma canadienne et d’aller voir du côté du subconscient si la vie était plus agréable.

Je commençais à peine à m’assoupir lorsque je fus réveillé par le terrible choc qui préludait aux manœuvres dans les gares. On aurait dit que ces gars-là poursuivaient deux buts : décharger leur came et tuer de saisissement les voyageurs qu’ils transportaient. Pour ma part, j’avais compris. Je n’essayai plus de roupiller. Je me contentai de coller mon front à la minuscule parcelle de glace qu’une administration prévoyante avait condescendu à accorder aux voyageurs de cet affreux tortillard. Je regardais la campagne défiler dans l’obscurité de cette nuit d’automne. Un vent rageur bousculait les ceps des vignes, encore couverts de feuilles. On aurait dit des fantômes de nains qui tendaient vers nous des bras suppliants.

Autour de nous, la conversation continuait. Ils parlaient maintenant des Anglais, des Russes, du débarquement. Ils espéraient tous être bientôt libérés de cette engeance pourrie. Mais libérés par d’autres, pas par eux-mêmes. Question de donner, quant à soi, un léger coup de main, fallait pas y compter. D’abord, c’était trop dangereux. Et puis c’était de la folie. Les Allemands étaient encore forts, fallait pas s’y frotter. Que les autres aillent au casse-pipe et viennent débarrasser leur maison de la vermine, d’accord, mais si on leur demandait d’utiliser eux-mêmes le fly-tox, ah ! mais non ! ils ne marchaient plus.

Ils me faisaient mal avec leurs salades, leurs petites histoires sordides de pantoufles, de charbon et de ravitaillement.

Lorsqu’enfin, au bout de deux heures de cette comédie, nous, arrivâmes à Béziers — tout vient à point à qui sait attendre, et pour faire dix-neuf kilomètres, c’était quand même un record —, j’étais définitivement en boule. J’avais horreur des abrutis prétentieux. Mais comment aller expliquer ça à un monsieur qui, sous prétexte qu’il a eu une fois le courage de dire dans un compartiment de chemin de fer que Pétain était une salope, se considère comme un héros ?

Et je ne savais pas encore les proportions que dans quelque temps il allait prendre, ce genre d’héroïsme-là.

La salle d’attente de la gare de Béziers, avec ses fauteuils de velours râpé, était aussi minable, aussi sinistre que celle de la gare de Narbonne. Le désespoir qui s’en dégageait n’empêchait pas les quarante voyageurs qui s’y trouvaient, attendant un train pour le diable seul sait où, d’y vivre paisiblement. Les uns dormaient, d’autres cassaient la croûte somptueusement, histoire sans doute d’empoisonner la vie des troisièmes qui les regardaient avec de grands yeux affamés. Mais le paysan, ça n’a pas de pudeur. Je me demande même s’ils n’en éprouvaient pas une secrète volupté, ces sadiques. Pour une fois que les gens des villes les enviaient ! Naturellement, c’étaient des Auvergnats en partance pour Saint-Flour, que le diable les emporte !

On finit quand même par dégotter une place sur une banquette, à côté du radiateur. Ça avait l’air d’une planque tout ce qu’il y a d’avantageux, mais à l’examen, c’était moins agréable parce que le radiateur n’irradiait rien du tout. Il ne chauffait pas et on avait l’impression que ça faisait quelques piges qu’il ne marchait pas. Les araignées devaient l’avoir choisi pour domicile. En outre, cette planque était dans l’axe de la porte et il venait de temps en temps, chaque fois qu’un voyageur entrait ou sortait, un petit vent coulis qui nous caressait désagréablement les genoux.

J’étais crevé, j’avais le cafard. Je ne savais vraiment que faire pour me tenir éveillé. Je ne tenais pas, en effet, à m’endormir maintenant, sachant par expérience qu’ensuite on est encore plus vanné qu’avant. En outre, ce n’était pas le moment de laisser passer l’express.

Avant la guerre, il y avait toujours un employé qui venait vous avertir, d’une voix claironnante. Maintenant, cette aimable tradition se perdait. Personne ne s’occupait plus du cochon de payant.

Ça commençait à faire une paye que nous étions là et il ne restait plus guère qu’un quart d’heure à passer encore dans cette salle d’attente glaciale avant le passage de l’express, lorsque la porte s’ouvrit sur deux petits jeunes gens trop élégants qui avaient des allures de trafiquants avec, toutefois, des regards plus assurés. Ils laissèrent tout le monde indifférent d’abord.

Malheureusement, on s’aperçut vite que ces morveux faisaient partie de cette racaille du Contrôle Économique dont le but principal, durant toute l’Occupation, fut de se remplir les poches dans un trafic éhonté, cependant qu’elle allait la nuit, sur le quai des gares, saisir le malheureux jambon et les misérables fayots qu’un pauvre diable affamé était simplement allé chercher chez le paysans.

Ces braves gens s’approchèrent d’un monsieur qui avait deux grosses valises posées devant lui et lui mirent sous le nez un carton tricolore, en le priant, s’il vous plaît, de déballer sa came, qu’on voye un peu de quoi il s’agissait.

Le monsieur dut ouvrir tour à tour ses deux valoches, pleines de linge, dans lesquelles les deux zazous fouillèrent effrontément. Avec eux, personne n’était blanc. La France n’était plus qu’un peuple de trafiquants, il n’y avait plus de gens honorables, ce en quoi ils ne se trompaient guère, d’ailleurs.

Enfin, convaincus de la bonne foi du monsieur, ils l’abandonnèrent à regret, le laissant se débattre avec les difficultés que l’on éprouve toujours à remettre dans une mallette un pyjama qui, dès le départ, s’était déjà refusé à y entrer.

Le monsieur semblait fort ennuyé par ce déballage de lingerie intime.

Les deux contrôleurs poursuivirent leur ronde.

Dès la première expérience, quelques citoyens avaient compris et n’ayant pas la conscience virginale, ils avaient saisi leurs bagages et gagné la sortie aussi vite que si leur train eût été au bord du quai. D’autres étaient restés, par résignation.

Certains, d’ailleurs, dormaient.

C’est précisément à un dormeur qu’ils s’adressèrent cette fois. Ils le secouèrent sans vergogne. Le type sauta sur ses pieds, se frotta les yeux.

— C’est à vous, ces valises ?

— Heu… je… Non.

— Vous êtes sûr ?

— Un peu, oui.

Les deux ostrogoths se tournèrent vers l’assistance.

— À qui sont ces valises ?

Un silence de tombeau, avec de petits yeux, noirs de haine, qui les dévisageaient.

— Personne ne répond ? Alors tant pis, on va les ouvrir.

Ils se penchèrent sur les valises et, à l’aide d’un couteau, se mirent en devoir de forcer la serrure.

— Si je ne me retenais pas, gronda Bams, j’irais leur botter les fesses, moi, à ces deux pédales, ce serait vite fait.

Un des jeunes gens se tourna vers nous et nous lança un regard mauvais. Son compagnon ayant réussi enfin à ouvrir la première valtouse, son attention fut attirée par les débris d’un magnifique cochon.

— Ah ! ah ! dit le zazou en se relevant, voilà de la belle camelote. Vous persistez à affirmer qu’elle ne vous appartient pas ?

— Puisque je vous le dis, grogna le dormeur.

Ça ne faisait pas de doute, au contraire, que tout ça était bien à lui. Et quand on savait le pognon que coûtait le porc, en ces temps bénis, les difficultés qu’on éprouvait pour se le procurer et la peine physique qu’il fallait fournir, on comprenait que le gars ne soit pas à la noce.

En outre, s’il avait avoué que le porc lui appartenait, outre la saisie, inévitable, il n’y coupait pas d’une contredanse.

— Nous saisissons contenant et contenu, déclara un des poulets.

— Vous en faites pas, ils auront de la viande à manger demain, ces salauds, dit quelqu’un à côté de nous.

— Vous croyez qu’ils vont le garder pour eux ?

— Naturellement ! Vous pensiez qu’ils en faisaient cadeau aux hôpitaux ?

— On le dit.

— « Eux » le disent. Mais ils bouffent tout ce qui leur tombe sous la patte. Si mes moyens me le permettaient, j’irais chercher de la viande quelque part, je la saupoudrerais de strychnine et je me la ferais saisir. Ça ferait toujours quelques salauds de moins.

Un vieux type haussa les épaules.

— On ne trouve même plus de strychnine.

C’était vrai. D’ailleurs, en définitive, je me demande vraiment ce qu’on trouvait encore.

— Et moi, éclata Bams, si jamais il y en a un qui vient me chercher des crosses, je lui esquinte tellement le derrière, qui semble être son principal gagne-pain, que je le réduis à la mendicité.

Ce coup-ci l’inspecteur, qui avait sans doute déjà entendu la première réflexion de Bams, marcha droit sur nous.

— Monsieur, dit-il, j’ai parfaitement entendu vos insultes. Je n’ai rien dit, la première fois, parce que j’ai fait la part de la nervosité générale. Mais maintenant c’est trop. Montrez-moi vos papiers.

Une fois de plus nous étions embringués dans une drôle de combine.

CHAPITRE 4

Bams regarda le type et se mit à rire. Les inspecteurs du Contrôle Économique froncèrent les sourcils.

— Mes papiers ? dit mon copain. Est-ce que vous croyez que je montre mes papiers à n’importe qui ? En Argentine, la plus grosse injure que l’on puisse faire à quelqu’un, c’est de lui demander ses papiers, précisément.

— Nous ne sommes pas en Argentine, objecta l’un des types.

— Peut-être, mais c’est dommage. Et, en tout cas, pour moi, vous êtes quand même n’importe qui. Je vous montrerai peau de balle.

Le second poulet en perdit d’abord la voix. Puis il se mit à enfler en devenant écarlate au fur et à mesure. On aurait dit qu’on le faisait cuire à petit feu, par le dedans.

— Nous sommes inspecteurs du Contrôle Économique ! explosa-t-il.

— Hé bien, messieurs, contrôlez, contrôlez, dit Bams sans perdre son sourire. Mais comme je ne transporte rien, que je n’ai aucun bagage, je me demande bien ce que vous pourrez me faire ouvrir, à moi.

— On va vous fouiller, dit le plus jeune des deux flics. On ne sait jamais. On a volé pas mal de tickets dans les mairies, ces derniers temps. Et le trafic des faux titres porte sur plusieurs centaines de mille.

— Allons, dis-je, ne nous frappons pas. Si le gouvernement honore de telles quantités de faux ticsons, ça prouve qu’il y a encore de quoi bouffer en France et qu’avec un peu de bonne volonté on arriverait sûrement à faire bouffer le pays d’une manière normale.

— Je ne suis pas là pour critiquer le gouvernement, répliqua cette petite salope à mon adresse. Montrez-moi aussi vos papiers. Et je vous conseille d’y adjoindre votre certificat de travail. Parce que sans ça…

— Sans ça quoi ? demandai-je. Ce coup-ci, c’était mon tour de me mettre en rogne.

— Sans ça, je vous mets dans les pattes des Allemands. Vous vous débrouillerez avec eux.

— Ah oui ? s’exclama Bams, qui ne s’attendait pas à une pareille vacherie. Eh bien, dans ce cas-là, je préférerais te montrer mes fesses, t’entends, fleur des pois ? Et sans doute qu’avec la tête que tu trimballes, tu aimerais encore mieux ça, pas vrai, petite tante ?

Il y tenait vraiment, mon pote, à traiter ce type de pédéraste !

Le zazou blêmit. Il fit un pas en arrière et porta la main à sa poche revolver.

Mais déjà j’étais debout devant lui. Et l’air pas commode, avec ça, du chien méchant qui voit un autre clebs s’approcher de sa gamelle.

Le zazou blêmit encore plus fort, si c’était possible.

— Écoute, dis-je les dents serrées. Je n’aime pas beaucoup les Français qui sont trop froussards pour régler leurs affaires eux-mêmes et qui font intervenir les Allemands sitôt qu’ils se sentent en infériorité.

Le type bafouilla :

— Je n’ai pas dit que je ferais intervenir les Allemands !

— Et menteur avec ça ! ricana Bams. Répète un peu que tu ne l’as pas dit ?

— Ça suffit comme ça, dit le deuxième inspecteur, en tremblant un peu, nous n’avons aucun compte à vous rendre. C’est vous qui nous devez des explications. Suivez-nous jusqu’au commissariat.

Bams se claqua la cuisse et tendit son index en avant, en un geste obscène.

— Tiens ! dit-il, comme ça, je te suivrai !

L’autre à son tour, mit la main dans sa poche. Je fis un bond en arrière. Moi aussi, mes doigts se serraient sur la crosse de mon feu dans la poche de mon veston.

— Ras de ça, Lisette ! dis-je. Le premier qui a des velléités de tirer son pétard, je l’abats comme une quille.

Les contrôleurs nous regardèrent avec inquiétude. Est-ce que je bluffais ? Ou étais-je vraiment armé ? Dans ce cas, nous étions certainement une belle bande de fripouilles, Bams et moi. En ces temps bénis, à peine si la police, de peur d’indisposer les Allemands, osait sortir avec une arme. Seuls les miliciens…

La foule s’était légèrement écartée. Quand il est question de pruneaux, il n’y a pas beaucoup d’amateurs. Et puis ces histoires de gens qui mettent la main à leur fesse et parlent tout de suite de sortir un pétard, ça n’avait rien de rassurant. Si les boches s’en mêlaient, ils allaient certainement emballer tout le monde et ces gars-là, on le savait, ils ont la tête dure, ils sont sans pitié.

— Sapristi ! dit un des poulets.

— Il n’y a pas de sapristi, dis-je. On ne vous a rien demandé. Vous nous avez sauté dessus en prétendant que nous vous avions injuriés, vous nous avez fait l’insulte de nous demander nos papiers, et vous nous avez menacés de nous fourrer dans les pattes des boches. Ça, c’était de trop. On n’a pas le droit de plaisanter avec des trucs pareils. Alors, si j’ai un conseil à vous donner, prenez la porte et fichez-nous la paix.

À ce moment-là, pour leur malheur, une sorte de gloussement partit de l’assistance. C’était une poupée qui se marrait.

Passer pour des andouilles et des lavettes au regard de la partie virile de la population, ça ne les touchait pas exagérément. Mais que des souris les chambrent, ça, ça ne marchait plus du tout.

— Fini de rire, dit le plus grand. Je vous ordonne de nous suivre.

— Monte là-d’ssus, répondit Bams.

— Prends garde ! criai-je.

Mais Bams avait également vu le geste du type qui sortait son flingue. Seulement, au lieu de faire un bond en arrière il le fit en avant. Je ne pense pas que de toute sa vie le poulet ait reçu une aussi magistrale paire de claques. Il en laissa tomber son revolver. Moi, j’avais bondi sur le second. Mon pied était parti tout seul, comme mû par une force indépendante de ma volonté, et le poulet avait reçu ma godasse en plein cigare. Un truc à lui casser définitivement le nez et à le disgracier pour le reste de ses jours.

Au même instant, un grondement énorme emplit la pièce. Les gens se ruèrent vers la sortie. Non seulement parce qu’il valait mieux ne pas assister à cette peignée, mais aussi parce que l’express que nous attendions entrait en gare.

— Le train ! criai-je à Bams.

Par acquit de conscience, il balança encore un terrible jeton dans la figure du flic et sauta vers la porte.

Je jetai un dernier regard au poulet que j’avais corrigé. Il était étendu sur le dos, au milieu de la salle d’attente. Il avait mis les mains sur son visage martyrisé et il saignait du pif comme une fontaine Wallace.

Les voyageurs passaient à côté de lui, le regardaient se tordre soit avec pitié, soit avec indifférence. Dans quelques regards, il y avait de la haine.

Le mec à qui quelques instants auparavant ces inspecteurs avaient saisi les bagages ramassa sa came et fonça dans le brouillard à toute pompe, pensant bien qu’un tel miracle ne se reproduirait pas deux fois.

Je tournai les talons et suivis Bams qui galopait vers la tête du train, estimant qu’il y aurait sans doute là-bas moins de monde. Il n’était pas le seul, d’ailleurs, à l’avoir remarqué, et déjà d’autres champions suivaient leur entraînement de coureurs à pied. Et avec handicap, encore, car il fallait qu’ils trimballent, en plus, leurs énormes valoches, leur femme ou leur gosse, des fois les deux.

Nous, Dieu merci, on n’était pas encombrés de tels colis, on avait les coudées franches. C’est ce qui nous permit d’arriver bons premiers, malgré un retard initial, et de nous emparer de deux places de coin, face à face, juste à côté de la glace du fond. L’endroit rêvé à l’abri des courants d’air, à l’abri des « pardon m’sieur-dames » et des grosses godasses qui vous écrasent les arpions.

Il faisait là-dedans une température torride, à l’inverse des autres trains. Celui-ci était chauffé, on se demandait pourquoi. Encore du sabotage ! devaient penser les maréchalistes, très contents quand même de se chauffer tranquillement le derrière.

— Enfin, dit Bams, on va pouvoir roupiller tranquilles.

— Touche du bois.

Comme la plupart des Catalans, il était plutôt superstitieux et il se lança dans tout un tas de simagrées en vue de conjurer le mauvais sort. Mais il était dit qu’avant de nous endormir dans les bras de Morphée nous aurions encore des nouvelles concernant les suites de notre aventure narbonnaise.

En effet, nous nous trouvâmes installés à côté de gens qui avaient pris le train à Narbonne et qui parlaient encore de toutes les salades qu’ils avaient eues avant le départ. Paraît que les boches, la milice et la police avaient stoppé le train. Ils étaient montés en groupe dans chaque wagon, avec une sentinelle à chaque porte, pour empêcher que les passagers puissent fiche le camp, et ils avaient fouillé tout le convoi. Parait qu’ils étaient malades, tous tant qu’ils étaient, fous de rage rentrée.

C’est pour ça que le train avait du retard. Ils avaient tout remué dans la gare, même les waters, même la lampisterie, même le bureau du chef de gare que la milice ne portait pas dans son cœur.

Naturellement, ils avaient trouvé peau de balle. Je veux dire par là que, évidemment, ils ne nous avaient pas mis la main dessus. Mais c’étaient des gens qui ne se retiraient jamais bredouilles, fallait qu’ils empoisonnent l’existence de quelqu’un. Alors, pardi, ils avaient tout de même emballé quelques pauvres diables dont les papiers n’étaient pas tout à fait en règle ou dont la tête ne leur revenait pas.

Avec de pareils procédés et lorsqu’on a pris le droit de conduire au poste, comme ça, de sa propre autorité, un pauvre type sous le prétexte que son nez n’est pas conforme au canon officiel du Troisième Reich ou qu’il a une tête d’assassin, lorsqu’on commence à fouiller les huit ou dix wagons d’un express, c’est bien rare si on ne fait pas bonne chasse.

Nous, encore une fois, on était passé au travers. C’était miraculeux, avec tout ce qui m’était arrivé, pour ma part, quand j’y songeais. Il y a des gens qui ont été emballés une seule fois et qui n’ont jamais réussi à s’en tirer, hélas ! et moi, ils n’avaient même pas réussi à me mener seulement en prison. Il est vrai aussi que s’ils m’avaient mené au bigne, ça aurait été une tout autre paire de manches. Je n’en serais pas sorti aussi rapidement.

J’en arrivai à conclure par ce très simple raisonnement : rien n’avait d’importance tant qu’on n’était pas dans le trou. Dans ce cas, il fallait tout faire pour ne pas y descendre. Et voilà, La Pallice n’aurait pas fait mieux.

C’est bercé par ces rêveries optimistes que je m’endormis enfin. Je ne me réveillai qu’à Tarascon pour apprendre, dans un petit matin blême comme une aube d’exécution, que nous avions encore pris soixante-dix minutes de retard depuis Béziers et que, pour ce qui est de la correspondance avec le rapide de Marseille à destination de Lyon, c’était pas la peine de compter dessus. C’est du moins ce que les autres voyageurs affirmaient.

De Beaucaire à Tarascon y a qu’à passer le pont. On a l’habitude d’entendre dire ça avec un accent où chantent les cigales. Mais ici, aujourd’hui, c’était la chanson du mistral qui donnait à tout berzingue. Et ça, passe encore. Ça avait tout de même quelque chose de provençal. Malheureusement, dans le couloir, il y avait des Chleuhs qui, à grands coups de gueule, s’expliquaient mutuellement de sombres histoires, car ils n’avaient pas l’air très contents.

Au fond de la perspective sur le Rhône, à la hauteur de la tour du Roi René, il y avait un deuxième pont suspendu réservé, lui, au trafic des piétons et des voitures. Et, ma parole, je pus m’en rendre compte au moment où le train s’arrêta avant d’entrer en gare, il se balançait, ce pont. Il allait de droite à gauche comme une vulgaire escarpolette. On se demande comment les passants pouvaient tenir le coup.

C’est vrai que les Tarasconnais ont tous un peu le pied marin, comme Tartarin…

Dans le ciel gris couraient des nuages de coton sale. Le vent se précipitait sur notre train, par le revers, en rafales coléreuses. Je pensais à ce que m’avait raconté Bams de ce train jeté dans l’étang de Leucate. Je me dis que si la même histoire nous arrivait et que notre convoi plonge dans le Rhône, on finirait d’avoir mal aux dents. Ce décor de mauvais temps sur la Provence était sinistre, le ciel était trop bas, trop gris, comme si le soleil n’avait pas voulu se compromettre en glissant sur le feldgrau. C’était moche à souhait.

On eut, encore un coup, un mal de chien à se tirer de notre wagon, Bams et moi. On gagna directement le buffet, histoire de prendre un café chaud. Du moins ce que le gérant appelait du café chaud. Là aussi, c’était plein de monde. Je regrettais mon petit coin tranquille dans l’express Bordeaux-Marseille, à l’abri des courants d’air.

Nous allâmes nous asseoir à côté d’une porte vitrée, dont le haut était peint en bleu, histoire de changer, et qui donnait sur la rue. Le terre-plein en face de la gare n’était pas plus gai que celui de Narbonne, mais il présentait en outre l’inconvénient d’être aux premières loges de la bourrasque. Les rafales se jetaient sur cette porte comme la misère sur le pauvre monde et secouaient les panneaux avec fureur, comme un créancier furieux d’un débiteur. Puis elles abandonnaient la porte à son triste sort et allaient affoler les longues branches des platanes qui se tordaient dans tous les sens.

C’était désastreux au possible, mais on aurait dit que tout s’en mêlait car bientôt, au deuxième service de la tempête, en quelque sorte, de grosses gouttes de pluie vinrent s’écraser sur les vitres de la porte. Sur l’esplanade, au-dessous de nous, nous vîmes des gens relever le col de leur canadienne et tituber contre le vent, en essayant, comme on dit dans le Midi, de passer à travers les gouttes.

Dans l’immense caravansérail que représentait la salle du buffet, la foule grossissait de plus en plus. Certaines personnes se pressaient au bar, d’autres, voyant qu’il n’y avait décidément pas de place, ressortaient. Les salles d’attente devaient être pleines.

Naturellement, tous les gens qui, comme nous, remontaient sur Lyon venaient s’entasser ici.

— C’est à quelle heure, maintenant, le prochain train ? demanda Bams.

— On a le temps, dis-je. Il n’y en a pas avant onze heures et quelque.

— Et alors ? s’effara mon copain, on va pas passer toute la matinée dans ce bistrot craspec, non ?

— Non, répondis-je. On va aller faire un tour en ville, bien que ça ne me passionne pas. Ce vent, rien que de le sentir je suis malade, il m’étouffe, j’ai l’impression que ma tête va éclater. As-tu déjà vu quelque chose d’aussi moche ?

— Non, reconnut honnêtement Bams. C’est un temps abominable. Mais je sens que si je reste ici je vais devenir dingue. Quel voyage ! Avant la guerre on allait plus facilement à Ankara qu’aujourd’hui à Lyon.

Pour Bams, Ankara, c’était le bout du monde, y avait pas plus lointain. D’ailleurs, c’était au cœur du Moyen-Orient. Du moment qu’on prononçait ce mot, Orient, Bams tombait en plein dans les Mille et une Nuits.

— Attends au moins que la flotte cesse. Le mistral souffle trop fort, je serais surpris que la pluie dure.

Je ne m’étais pas trompé, l’averse ne dura pas cinq minutes.

Je n’avais jamais mis les pieds à Tarascon. D’après ce que j’en voyais, c’était une toute petite ville pas mal du tout, étalée comme un serpent au soleil. Quand il y avait du soleil. Je l’imaginais vivre dans les jours éclatants de l’été ou les soirs de printemps lorsque les filles et les garçons se promenaient ensemble sur le Mail.

Mais maintenant, nous n’étions plus en été. Nous étions plongés au cœur d’un hiver noir, qui durait depuis trois piges, qui avait commencé par un printemps trop beau et qui s’était installé sur l’Europe entière, un hiver brun. Il n’y avait vraiment plus moyen de rigoler en France, ni d’être amoureux, ni d’avoir des gosses. Et pour les jeunes gens qui poussaient dans cette ambiance de défaite où tout était mesuré, censuré, ça leur cassait les pattes.

C’est surtout dans ces petits bleds qu’on se rendait compte du désespoir qui montait du pays tout entier. Vous voulez aller danser, fillettes ? C’est défendu. Si vous désobéissez, le gendarme vous tirera dessus, comme il l’a fait à Saint-Jean-de-Barrou. Et personne ne lui dira rien, rassurez-vous. Vous voulez vous coucher tard ? C’est interdit. Et si je vous surprends à chanter à tue-tête, dans la rue, autre chose que « Maréchal nous voilà », vous irez en prison, comme de petits voyous que vous êtes. Vous voulez partir en camping ? Alors c’est que vous n’avez rien à faire, et on va vous expédier chez monsieur Hitler.

Maintenant, pour ceux qui, ne voulaient ni courir les filles, ni faire du camping, ni chanter à tue-tête, fallait pas croire qu’ils soient plus favorisés. Défense, jusqu’à un certain âge, de mettre les pieds dans un café, défense de boire de l’alcool — on se demande lequel qu’ils auraient bu, d’ailleurs. Dans la plupart des bars, il n’y en avait pas —, défense de jouer aux cartes, défense de voyager sans permis, sans numéro d’ordre, défense de travailler, défense de ne rien foutre, défense de lire autre chose que M. Henri Bordeaux. Après avoir étudié en toute conscience toutes les interdictions qui étaient faites à ces pauvres diables, on se demandait ce qu’il leur restait autorisé.

J’étais en train d’en parler avec Bams, précisément, en retournant vers la gare. Je ne parvenais pas à trouver. Il ne fut pas plus heureux que moi.

— Rien, dit-il au bout d’un instant, rien. Même pas le droit de manger leurs rations le jour où ils veulent. On dirait qu’ils souhaitent que tous les Français aient un menu standard pour chacun des jours de la semaine.

Alors, évidemment, ça expliquait beaucoup de choses. Un beau jour, ces mecs-là en ont eu marre, et maintenant les maquis prenaient de l’ampleur, on ne parlait que d’eux dans la presse. Et il y avait des types que ça étonnait. Parce que, bien entendu, ce truc-là aussi était interdit.

CHAPITRE 5

Ça faisait six à huit mois que je n’avais pas vu Lyon et la ville n’avait pas changé. Surtout, elle n’avait pas embelli. Au contraire, je crois qu’elle était devenue encore plus moche, encore plus étriquée.

Naturellement, il y avait du brouillard. Mais en plus, il tombait une petite pluie glacée.

— Ça ne mouille pas, dit Bams.

— Tu verras dans un moment, si ça ne mouille pas, répondis-je.

Malgré cela, il préféra partir à pied, alléguant qu’il ne connaissait pas le bled et qu’il voulait voir un peu la gueule qu’il avait.

— Tu seras déçu, répliquai-je, si tu t’attends à voir un bled gentil, coquet et tout, comme il y en a tant en province, tu te goures drôlement.

Au début, quand même, il trouvait ça marrant. Bams, cette nuit de midi, ces avenues qui plongeaient dans le brouillard et s’y noyaient et jusqu’à cette pluie d’hiver, implacable et stupide, qui tombait toujours sur le même rythme.

Moi, j’étais abruti de cafard. Il me suffisait d’arpenter ces rues, de faire sonner mes talons sur ces trottoirs pour avoir le cœur tordu comme si une main, dans ma poitrine, le serrait. Ici, j’étais passé avec Jimmy. Dans ce bar, on avait bu du pastis clandestin, dans cet autre on avait cassé la croûte.

Et devant cette boutique de fanfreluches, on s’était longuement arrêtés, Claudine et moi. C’est sur la place Bellecour seulement que je pensai à Mordefroy. On s’y était rencontrés souvent, notamment dans ce bistrot qui fait l’angle de je ne sais plus quelle rue qui mène à la gare de Lyon-Perrache. Et maintenant, qu’est-ce qu’ils étaient devenus tous les acteurs de cette énorme tragi-comédie ? Je ne pouvais m’empêcher de faire le bilan, comme un comptable consciencieux, des biens et des êtres que le Bon Dieu possède sur cette terre.

Jimmy ? Abattu par la Gestapo, en plein jour, en pleine rue.

Claudine ? Liquidée par la Résistance pour m’avoir trahi.

Mordefroy ? Torturé et fusillé par les Allemands.

Tout ça, ce sont des trucs auxquels il vaut mieux ne pas songer si on veut garder son sang-froid. Ma parole, si ça continue longtemps, ces salauds-là nous auront tous les uns après les autres. Bien sûr, on a beau se dire que nous en descendons plus qu’ils ne descendent des nôtres, mais il ne faut pas non plus oublier que nous sommes bien moins nombreux qu’eux, sans parler de tous les Français qui les aident. Ces mecs-là, c’est comme des fourmis rouges, plus il en tombe, plus il en arrive.

Je savais où menait ce raisonnement. Quelques copains m’en avaient parlé. Si on commence à considérer la masse énorme des Frizés et si on commence à avoir l’impression qu’on n’en sortira jamais, qu’on mène un jeu désespéré, on est foutu, ce n’est plus la peine d’insister. C’est vrai. On a le sentiment de faire une course contre la montre comme ce type qui est suspendu à cinq étages du sol, au bout d’une ficelle qui commence à se désagréger. Au-dessous il voit les pompiers qui arrivent à toute allure, commencent à déployer leur échelle. Les pauvres gars ont beau se grouiller et travailler à tout berzingue, le mec qui est pendu à la ficelle râle tant qu’il peut. Mais qu’est-ce qu’ils foutent, Bon Dieu ? Je ne pourrai jamais tenir le coup ! Alors il se met à sauter, tout seul, ou bien c’est la ficelle qui pète et le gnard se casse la tête sur le pavé.

Moi, mon truc, c’était exactement ça. Je commençai à me balancer au bout de ma ficelle, c’est-à-dire que je commençais à douter, à me demander s’ils allaient débarquer, les copains, oui ou non, et de quel côté, et s’il n’y en avait pas encore pour quelques piges à bouffer des rutabagas, à voir les filles se frotter au feldgrau et à entendre ces salopes de Vichy se foutre encore de notre gueule.

Au bout d’une demi-heure de cette marche dans les rues de Lyon, où il faisait si clair qu’à cette heure de la journée on croisait des trams tout illuminés, moralement, j’étais absolument à la côte. Ça devait venir du climat.

Je n’eus pas le courage de traverser tout de suite la place Bellecour.

— Viens, dis-je à Bams, en poussant la porte d’un bar, on va boire un pot dans ce bistrot.

Il entra derrière moi, sans un mot, et s’accouda au zinc. Il avait l’air cafardeux du type qui vient de voir la fortune lui passer sous le nez à un numéro près de la Loterie Nationale.

— Ça ne va pas ? demandai-je en commandant deux cognacs doubles, histoire de nous réchauffer.

— Il y a des moments où je me demande si tu n’es pas un peu fou ! répondit-il. Pourquoi diable m’as-tu conduit dans ce bled abominable ? C’est invivable ici. J’ai toujours entendu dire que Lyon était aussi brumeux que Londres, mais je n’aurais pas pensé que ça puisse être si noir et que les gens y aient un aussi sale regard.

Évidemment, Bams n’avait pas beaucoup voyagé.

— Ça me rappelle le front de l’Est, en quarante, devant Forbach. Sauf que c’était quand même un peu plus joli.

Lui, Bams, il était catalan, pas autre chose. Il supportait davantage le vent que le brouillard. Mais il lui fallait du soleil. On lui aurait donné une fortune pour vivre dans un coin pareil il aurait rigolé. Il lui fallait les vergers en fleurs de la route d’Ille, le vent qui apporte des odeurs d’eau et de fruits, et l’éclat somptueux de la neige du Canigou. Mais le parfum pourri de la Saône, ah non !

Il en était malade de déception. Autant il était exubérant, autant on entendait de loin sa voix claironnante, autant les gens d’ici étaient renfermés et parlaient à voix basse, comme dans une église.

— Si c’était pour m’amener ici, dit-il, valait mieux me laisser au maquis.

— Tais-toi ! dis-je.

C’est vrai, zut alors, il ne se rendait pas compte de la puissance de son timbre, cet animal. Heureusement qu’à ce moment précis un client entrait et que le patron, qui avait bondi vers lui, n’avait rien entendu.

— Il faut s’adapter, mon vieux, dis-je, il faut suivre la mode ou quitter le pays. Et surtout, tâche de la boucler sur l’endroit d’où nous venons. Il faut se méfier même de son ombre, elle cache peut-être un mouton.

— Quel métier ! gémit-il.

Et comme un cognac double, bien qu’il fût à jeun, ne parvenait ni à le réchauffer, ni à lui rendre un peu d’optimisme, il commanda une deuxième tournée.

— Allons, dis-je enfin, secouant le cafard qui pesait sur nos épaules, faut tout de même y aller, on ne va pas moisir dans ce bistrot jusqu’à la consommation des siècles.

Surtout qu’il n’avait rien d’encourageant, ce bistrot. Haut de plafond, mal éclairé, tapissé de grandes glaces qui reflétaient la brume du dehors. Un patron blafard, gras comme une araignée-crabe, présidait à ses destinées. Avant de partir, nous eûmes l’indicible bonheur de faire connaissance avec la patronne qui était, elle, une petite femme sèche à l’accent auvergnat, affligée d’une voix aiguë comme une vrille, capable de percer le tympan d’un plongeur de grand fond ou d’un canonnier de la marine.

Je me jurai bien de ne plus remettre les pieds dans ce genre de café, tombât-il des hallebardes. Ce soir, on irait prendre l’apéritif à La Guillotière, d’abord c’était à deux pas de chez Bodager, ensuite c’était le seul coin de Lyon où ne règne pas en maître ce cafard abominable.

Dehors, la pluie avait un peu cessé. Il ne tombait maintenant qu’un crachin ténu qui n’était pas autre chose, en somme, que du brouillard. J’avais un peu pris l’habitude de la ville et je me dirigeais là-dedans très aisément. Je m’offris même le luxe de traverser la place en diagonale pour arriver au pont de La Guillotière.

La boutique de Bodager n’avait pas changé. Elle avait toujours son allure grave et compassée de magasin où l’on ne vend que des livres sérieux. Je n’aurais pas été surpris, quand même, que Bodager, sous le manteau, se livre tout de même un tantinet au commerce des cartes transparentes et des livres cochons, car il y avait toujours beaucoup trop d’Allemands dans sa boutique.

Je me mis à réfléchir à cela, je ne sais pas pourquoi. Évidemment, c’était dangereux à l’égard de la police française, mais peut-être ne vendait-il qu’aux boches et, dans ce cas, c’était au contraire une couverture merveilleuse qui complétait parfaitement cet alibi qu’était la librairie. En effet, ça justifiait les visites étranges, les apartés et les conciliabules secrets dans le petit bureau. Les Frizés qui étaient au courant devaient cligner de l’œil lorsqu’ils voyaient un type douteux entrer dans la boutique. Ils ne se doutaient pas de ce que cela représentait pour eux comme coups de pieds au cul en perspective.

Nous entrâmes, Bams et moi. Mon copain ne savait où se fourrer. Depuis qu’il avait quitté l’école communale, c’était la première fois qu’il mettait les pieds dans un coin où on vendait des livres. Lui, il aurait plutôt été partisan des bistrots.

Comme nous arrivions au fond du magasin, un employé nous accrocha :

— Vous désirez, messieurs ?

— Je voudrais voir monsieur Bodager.

Le visage du type se ferma.

— C’est pourquoi ?

— C’est personnel.

— Mais encore ?

— Il m’avait promis de me procurer une édition de M. de Saint-Simon.

Le gars parut rassuré.

— Voulez-vous attendre un instant ? Je vais voir.

Il alla frapper à la porte du bureau, au fond de la boutique. Puis il entra et ressortit presque aussitôt, précédant la tête de héron déplumé du nommé Bodager.

Celui-ci sortit de son trou comme un échassier de son nid et s’approcha de nous, la main tendue.

— Comment allez-vous, monsieur Maurice ? Vous êtes de passage à Lyon ?

— Oui, répondis-je, je suis venu voir s’il n’y avait pas moyen de reprendre de l’embauche.

Le regard d’acier de l’agent secret se posa sur Bams. Je devinais sa pensée.

— Oh ! dis-je, n’ayez aucune crainte, avec lui vous pouvez y aller.

— Qui est-ce ? Présentez-moi à monsieur.

— Vous en avez peut-être entendu parler par le zèbre que vous m’avez envoyé à Montpellier. C’est lui qui était avec moi, lors de l’affaire de Fréjorgues.

— Ah ! bon, celui qui…

Bodager, d’un geste discret, passa le tranchant de sa main sur sa gorge.

— Oui. Et il était là-haut avec moi.

— Venez par ici.

Il nous précéda dans son bureau.

Ça faisait déjà quelques marquets que je ne l’avais pas vu. Il me parut plus grand que la dernière fois, sans doute parce qu’il était plus maigre. Il avait aussi diablement vieilli. Je remarquai sur son visage, lorsqu’il s’assit devant nous, en pleine lumière électrique, mille petites rides nouvelles, autour de ses yeux.

— Vous semblez drôlement fatigué, depuis la dernière fois, dis-je.

— Ne m’en parlez pas, soupira-t-il. Je suis éreinté. Je mène une vie absurde. Mes nerfs sont mis à l’épreuve à chaque instant. Pour nous il n’y a pas de vacances, pas même de dimanches. C’est un combat de tous les instants. Je suis impatient de…

Il ne dit pas de quoi mais je devinai qu’il s’agissait à peu près de la même chose que moi, il éprouvait sans doute les mêmes impressions que j’avais déjà ressenties en traversant cette damnée place Bellecour. Avec toutefois la différence que j’avais eu quelques mois de grand air et de vie saine. Tandis que lui avait été sur la brèche constamment.

— Vous tombez bien, dit-il, nous sommes surchargés de besogne. Qu’est-ce qui vous a pris de fiche le camp chez les partisans ? Vous nous étiez très utiles.

— J’en avais marre. J’avais besoin d’un combat plus effectif.

Bodager soupira.

— Si vous croyez que ce que nous faisons ce n’est pas un combat effectif !

Il se tourna, saisit une bouteille de cognac derrière lui, posa trois verres sur le bureau et offrit la tournée.

— Voilà, dit-il, si j’avais su que vous soyez encore là-bas, vivant et surtout que j’aie eu un moyen de vous joindre, je vous aurais épargné un voyage à Lyon.

— Ça ne m’aurait pas fait de mal, murmura Bams, ce pays me donne la colique.

Bodager sourit.

— Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ? dis-je.

— C’est celui dont je vous avais parlé l’hiver dernier. Mais ensuite j’avais réfléchi. La question n’était pas d’une urgence telle. Aujourd’hui c’est différent.

— Attendez, je vois à peu près.

— C’est à Leucate. Une falaise qui s’avance dans la Méditerranée. Les boches y ont construit une station de radar et ils sont en train de creuser des galeries et d’installer des canons de marine. Tâchez de me relever les plans.

— Ça peut se faire, dit Bams, je commence à avoir l’habitude.

— Attention, il ne s’agit pas de tout mettre en l’air, comme la dernière fois à Fréjorgues. Il faut que tout passe inaperçu. Il faut que les Allemands ne se doutent de rien.

— C’est entendu.

— Pour les conditions, je vous donnerai la même somme que la dernière fois, plus la moitié pour votre camarade.

Le visage de Bams s’éclaira. Visiblement, il faisait un effort pour ne pas se frotter les mains et garder sa dignité.

— Si vous le voulez bien, nous pratiquerons comme d’habitude. C’est-à-dire que demain le monsieur que vous connaissez, et qui remplace ce malheureux Mordefroy — à propos, vous savez ce qu’il lui est arrivé, à Mordefroy ?

— Oui, je l’ai appris.

Bodager, soupira et reversa une tournée de cognac.

— Bon, continua-t-il. Donc le monsieur que vous connaissez vous rencontrera demain à deux heures au bar des Ambassadeurs. Il vous remettra l’argent en question, il vous donnera quelques indications sur le patelin où vous allez ainsi que des certificats de travail de manière qu’on vous embauche facilement. Ceci n’est qu’une précaution, du reste, parce qu’ils embauchent tout le monde, avec ou sans certificats.

— Entendu.

Quand nous sortîmes, Bams et moi, le brouillard s’était encore épaissi et le crachin s’était rafraîchi.

Nous traversions à pas lents le pont de La Guillotière. De loin en loin, un lampadaire bleu perçait péniblement la brume et la nuit. On entendait au-dessous de nous gronder le Rhône.

Nous n’étions pas à moitié du pont que deux silhouettes sortirent de l’ombre et s’arrêtèrent pile à cinq mètres de nous. Malgré l’obscurité on voyait qu’ils avaient un pétard dans chaque main.

— Halte ! dit l’un d’eux, avec un fort accent tudesque. N’avancez pas ! L’un de vous nous fera passer vos papiers.

Décidément, ça commençait bien ! Il était dit que Lyon ne me portait pas veine.

CHAPITRE 6

En tout cas, depuis l’aventure de Narbonne, je commençais aussi à me dire que les ponts non plus ne me portaient pas chance. J’avais intérêt, décidément, à éviter la flotte.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demandai-je. Alors, on ne peut plus aller prendre l’apéritif tranquillement ?

Le boche haussa les épaules. Il nous tenait toujours en respect avec son feu. Son compagnon s’approcha de nous et nous fouilla rapidement.

Celui-là, par malheur, n’avait rien de commun avec un enfant de Marie. Il savait ce qu’il voulait. Il me fit d’abord ouvrir ma canadienne et passa sa main sur mon veston. Lorsqu’il arriva à l’aisselle il tressaillit.

Was ist das ?

« Das », c’était mon pétard. Il glissa sa grosse patte dans ma veste et en sortit mon feu.

— Ah ! ah ! ricana-t-il, terrorist ?

Il se tourna vers son compagnon d’un air triomphant. C’était la dernière des choses à faire, car l’attention de son chef, ou en tout cas du mec qui semblait l’être, fut un instant détournée. Je ne sais pas ce qui me prit, mais sans blague, j’étais fou de rage de m’être laissé coiffer si sottement. Je lui envoyai de toutes mes forces un terrible coup de pied dans les fesses. Il poussa un cri et se retourna en se fouillant.

Déjà, cependant, Bams, qui avait vu le coup et compris que ce n’était plus le moment de jouer avec son canif, avait eu le temps de tirer son flingue. Malheureusement, le boche qui nous braquait avait un peu d’avance sur nous. Il fit feu. Je vis, avant de recevoir en pleine figure le terrible coup de poing du type que j’avais botté, mon copain porter la main à son épaule et chanceler. Moi, je partis en arrière et fis connaissance avec le trottoir mouillé. J’eus un mal de chien à me relever.

Le type qui semblait être le chef hurla quelque chose en allemand. Je pense qu’ils ne voulaient pas nous tuer mais nous avoir vivants. Ils espéraient ainsi des félicitations de leurs supérieurs, qui se foutaient complètement de la mort d’un homme, mais s’intéressaient essentiellement aux renseignements qu’ils pouvaient tirer de nous.

Bref, je me relevai pour me trouver cette fois en face de deux Chleuhs armés avec des gueules qui ne reflétaient pas précisément l’indulgence.

À côté de moi, Bams, toujours debout, titubait. Il avait laissé tomber son feu et se tenait l’épaule. Il avait dû salement morfler.

Un des Allemands fit un pas en avant et du pied lança le revolver dans le fleuve.

Encore une fois, c’était facile de voir que ces types n’étaient pas des amateurs. Ils savaient qu’un revolver n’est vraiment efficace qu’à une certaine distance et qu’il convenait de ne pas trop s’approcher des gars qu’on menaçait. Ils reculèrent donc encore un peu, sans cesser, bien entendu, de nous tenir sous le feu de leurs armes.

Puis l’un des acrobates tira un sifflet de sa poche et en sortit un son triste.

À côté de nous, des gens passaient, frileusement enveloppés dans leurs pardessus. Ils longeaient le trottoir et lorsque, émergeant de la brume, ils se trouvaient nez à nez avec notre groupe, ils faisaient de côté une sorte de bond craintif et s’éloignaient rapidement après nous avoir adressé un regard curieux.

Personne, en effet, et c’était normal, ne tenait à se mêler à cette sale histoire.

Le flic n’avait pas plus tôt sifflé que trois ou quatre soldats allemands arrivèrent en courant. Suivis, bien entendu, de deux flics français que ce tapage avait attirés.

Tout ce monde se rassembla autour de nous et commença à palabrer. Les Allemands, dans leur jargon, discutaient le coup en nous désignant tour à tour, puis l’un des civils montra un insigne aux troufions qui, aussitôt se mirent au garde-à-vous. Ils avaient l’air d’avoir autant que nous la frousse de leur compatriote.

Sur un ordre, l’un des militaires se détacha et recommença à nous fouiller.

Naturellement, au point de vue arme, il ne trouva pas grand-chose, faut même dire rien du tout. En effet, mon pétard m’avait été enlevé par le type de la Gestapo, celui de Bams les poissons du Rhône devaient en faire le tour avec curiosité, quant à sa navaja, ils ne la trouvèrent pas. Comme elle était très mince et toujours ouverte, ils durent penser que c’était un crayon ou quelque chose comme ça. Ou peut-être que les couteaux, ça ne les épouvantait pas.

En tout cas, nous avions toujours une arme de réserve.

L’un des flics français s’approcha de nous.

— Qu’est-ce que vous avez fait ? demanda-t-il.

— Ils nous ont braqués, répondis-je.

Et alors ?

— Et alors on a trouvé deux pétards sur nous.

Le flic émit un petit sifflement.

— Bigre ! dit-il, comme vous y allez ! deux pétards ! Et qu’est-ce que vous vouliez faire de ça ?

— Qu’est-ce qu’on fait d’un pétard ? ricana Bams.

— Mais enfin, s’exclama le flic, vous savez bien que le port d’arme est interdit.

C’était à mon tour de hausser les épaules.

— Si on ne faisait que ce qui est permis, répondis-je, il y a longtemps qu’on serait tous morts de faim.

— Ça n’a pas de rapport, dit le deuxième agent.

— Vous croyez ça, vous ?

Deux troufions nous tenaient en respect, à présent. Les types de la Gestapo discutaient entre eux, un peu plus loin. Ils étaient très contents de leur exploit, apparemment.

— Si on vous demande quelque chose, dit un des poulets très vite, et on vous le demandera, naturellement, répondez que vous êtes des truands, des braqueurs, que vous passez votre vie à attendre le client au coin de la rue pour lui faire le portefeuille. N’essayez jamais de leur dire que vous faites de la politique ou que vous êtes parachutistes ou quoi que ce soit de semblable. En principe, vous ne connaissez rien aux événements, vous n’en avez jamais entendu parler et vous vous en foutez, du reste.

— Si même, insista l’autre, vous arrivez à leur faire avaler que vous n’avez jamais entendu parler d’Hitler ou de Churchill, ça ne peut être qu’un bien.

— Ça sera difficile, dit Bams. Merci quand même.

— On ne veut pas la mort du pécheur, répondit le flic.

Déjà, une grosse traction avant s’arrêtait le long du trottoir. Un des Allemands était sans doute allé téléphoner pour l’avoir, car le chauffeur et le type trop gros, au crâne rasé, qui se tenait près de lui, n’avaient pas l’air plus surpris que ça. Un des crétins de la Gestapo me prit par le bras et me poussa dans la voiture. Au fond de la bagnole, à côté de la portière, un individu pâle aux traits accentués que je n’avais pas aperçu d’abord était déjà installé. Dans sa main droite luisait doucement un gros revolver. Bams vint s’asseoir à côté de moi et le deuxième gestapiste vint prendre place à l’arrière.

Bams se tenait toujours l’épaule et grimaçait de douleur.

— Tu as salement morflé, hein, mon pauvre vieux ? demandai-je.

— Pas trop, dit-il. Ça fait beaucoup d’effet, mais ce n’est pas grand-chose. J’ai pris le pruneau dans le gras du bras. En tout cas, ça fait drôlement mal.

— Je t’ai entraîné dans une sale histoire.

— Ça ne fait rien. Mais je te l’avais dit au départ. Aurait mieux valu qu’on reste à la campagne.

La voiture, malgré le brouillard, démarra en trombe. Du reste, le chemin qu’il nous restait à faire n’était pas énorme. Le siège de la Gestapo était installé dans un magnifique immeuble qui faisait le coin de la place Bellecour.

Dans la bagnole, personne ne disait mot.

— Vous êtes Français ? demanda soudain un Allemand.

Je haussai les épaules et ne répondis pas. Je n’avais pas l’intention d’entamer une conversation avec cette salope.

— Vous êtes Français ? répéta le Chleuh.

— Oui cocotte, répondit Bams. Ça se voit assez, je crois.

— Ne le prenez pas sur ce ton, vous entendez ? C’est intolérable ! dit le flic.

— Vous en faites pas, répondit Bams, en grimaçant de douleur, il n’y a pas que nous qui soyons intolérables.

Le boche se le tint pour dit et n’insista pas. Il se contenta de grommeler quelque chose qui laissait à penser qu’il nous aurait bien au tournant.

La bagnole stoppa devant une immense porte cochère, corna d’une certaine manière. La lourde s’ouvrit aussitôt à deux battants. Un groupe de SS se pencha pour voir qui se trouvait à l’intérieur de la voiture et salua. J’avais l’impression d’être dans la trottinette d’un général de corps d’armée. Ça faisait très chic.

On nous débarqua brutalement dans une grande cour dallée. Au-dessus de nous, le brouillard laissait traîner des écharpes sales.

Je descendis de la voiture avec un de ces cafards qui vous colle un homme sur le flanc pour plusieurs jours de suite. Ce coup-ci, la partie était jouée. Elle était perdue. J’avais l’intime conviction qu’on ne se sortirait jamais de ce guêpier. Plus je regardais autour de moi, plus je me disais que c’était impossible. On ne s’évadait pas d’un truc pareil. Derrière nous, la grande porte s’était tout de suite refermée et les SS, la mitraillette à la bretelle, faisaient les cent pas devant. Le mec qui réussirait à se tirer de là serait un drôle de mariolle. C’était l’antichambre de la prison.

Ça me rappelait ce que je m’étais dit le matin même : l’essentiel c’était de ne pas se laisser enfermer. Tant qu’on était dehors ou en tout cas dans un bureau qui ne soit pas une forteresse, on avait des chances de laisser la veste dans les pattes de ceux qui vous retenaient et de se barrer à toutes jambes. Mais alors là, bernique ! c’est impossible de passer à travers les murs, surtout quand il y a une bande de troufions armés jusqu’aux dents, prêts à tirer sur n’importe qui pour n’importe quoi. Je connaissais trop la mentalité de ces gars-là, je les avais vus monter contre nous, au maquis. Au point de vue barbares, on ne fait pas mieux. Les Jivaros réducteurs de têtes sont des enfants sages à côté de ces canailles.

— Ce coup-ci, dis-je à Bams, les carottes sont cuites. On n’en sortira pas les mains aux poches, mon pauvre vieux.

— Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, répondit le Catalan, en grimaçant un sourire.

Les boches nous prirent chacun par un bras et nous entraînèrent. Nous passâmes une porte et grimpâmes un escalier large comme un boulevard, un de ces escaliers splendides, tout en marbre et en fer forgé, comme on n’en fait plus depuis des siècles. C’était dommage de voir un tel palais affecté à un tel service.

Au premier étage, un des flics poussa une porte et nous nous trouvâmes dans un immense bureau. Un jour blafard entrait à regret par deux longues fenêtres voilées de rideaux de mousseline.

Derrière une table d’acajou somptueuse, un vieux type chétif était installé. Les flics levèrent la main droite en un impeccable salut romain.

Le vieux type en fit autant. Il chercha sur son bureau un monocle qu’il vissa dans son orbite droite, puis nous considéra, Bams et moi, avec un sourire gentil. Il avait posé sur la table de longues mains blanches d’ecclésiastique et les frottait l’une contre l’autre avec onction. Il portait à la boutonnière un insigne rond représentant la croix gammée. Il avait l’air d’une momie réveillée en sursaut, avec son air cruel, beaucoup plus que l’allure d’un grand-papa gâteau.

— Messieurs… dit-il. D’un geste courtois il désigna deux sièges devant lui.

Sans doute tenait-il à cette réputation de correction que leur faisait la presse française. Mais en fait de correction, j’étais fixé, je les avais vus à l’œuvre et je savais à quoi m’en tenir.

Comme ce n’était pas la peine de jouer les grands seigneurs et de prendre un air méprisant, on accepta les sièges. D’ailleurs, toutes réflexions faites, je pensais que le flic français ne nous avait pas donné un si sale conseil que ça. Valait mieux faire l’imbécile, comme au régiment. On avait tout à gagner.

— Alors, dit-il, messieurs, que se passe-t-il ? On se promène armés, à présent ? Vous estimez que les rues de Lyon ne sont pas sûres ?

— Heu ! répondis-je, peu désireux de m’engager à fond.

— Évidemment, continua le chef de la Gestapo, qui savait jouer les andouilles mieux que nous encore, je ne dis pas que l’existence soit de tout repos, la ville regorge de terroristes. Ces bandits commettent mille crimes. Heureusement que l’armée allemande est là.

Il fit craquer ses jointures, se leva et s’approcha de nous. On aurait dit un piquet en marche. Il avait un pas mécanique d’automate.

— Voyez-vous, on dit pis que pendre de l’Occupation. Ceux qui disent cela sont aussi bien les ennemis de la France que les nôtres. Que pourrait faire votre petite armée d’armistice et votre pauvre police si la valeureuse armée allemande n’était pas là ?

Tout fier de cette période, il revint s’asseoir et nous considéra en silence.

— Que vouliez-vous faire de ces revolvers ? demanda-t-il soudain, d’une voix changée.

Je le regardai d’un air que je m’efforçai de rendre piteux et ne répondis pas.

— Allons, allons, dit-il en agitant la main avec impatience, que vouliez-vous en faire ?

— On est au chômage, répondis-je, faut bien vivre.

— On ne peut pas trouver de boulot, renchérit Bams.

— Qu’est-ce que vous faites, dans la vie ?

— Je suis garçon boucher. Alors vous pensez qu’avec les restrictions de viande…

— Et vous ?

— Représentant de commerce.

— En quoi ?

— En pâtes alimentaires.

Le boche fit la grimace comme si la seule évocation de cette nourriture l’écœurait profondément.

— Mais enfin, dit-il, il y a autre chose à faire, dans la vie, que de mettre son revolver sous le nez des gens pour leur demander le portefeuille.

— Bien sûr ! approuvai-je, voyant que ça mordait. Mais quoi ? D’ailleurs, nous, on a de gros besoins.

— Qui vous a procuré ces armes ?

— Un Espagnol.

— Quel Espagnol ?

— Un Espagnol que je ne connais pas. Je l’ai rencontré dans un bar, à Perpignan. Il prétendait qu’il repartait pour l’Espagne.

— Ouais ! Et vous ne savez pas comment il s’appelle, naturellement ?

— Naturellement.

Le vieux type attira à lui le revolver que les flics avaient posé sur son bureau. Il l’examina en silence.

— C’est une arme américaine, soupira-t-il, sans lever la tête. Comment diable pouvez-vous avoir une arme américaine ?

— Je n’en sais rien, répondis-je. Je n’ai pas demandé au type d’où il l’avait tirée.

Ce qui me faisait tout de même plaisir c’était de voir que la Gestapo était en plein cirage. Il nous prenait vraiment pour des truands. J’étais heureux de constater qu’il ne soupçonnait pas mes attaches avec les services secrets alliés. J’étais même épaté que cette idée ne lui soit pas déjà venue. Mais maintenant qu’il commençait, mon salaud, à réaliser qu’il avait devant lui un Colt, ça risquait de tourner mal.

— Mais vous saviez que c’était une arme américaine ?

— Hé non ! répondis-je, je n’en savais rien.

— Vous ne savez pas lire ?

— Pourquoi ?

Il m’adressa un sale sourire et, se penchant sur la table me montra du bout de l’ongle une inscription sur le canon : U.S A.

— Qu’est-ce que vous pensez que ça signifie, ceci, hein ?

Je haussai les épaules d’un air d’ignorance.

— Ça suffit comme ça, dit le vieux, en claquant la table de la paume de la main. Qui vous a donné ces armes ?

— Un Espagnol.

— Oui, je sais, vous me l’avez déjà dit. Vous ne voulez pas être franc ?

— Mais je suis franc !

Le vieux flic se leva d’un bond, fit le tour de la table et me balança une de ces claques dont un gosse aurait pleuré.

Ma tête partit en arrière et heurta le dossier du fauteuil.

Schwein französischen !

— Emmenez-les, ordonna-t-il à mes gardes du corps. Je ne veux vous revoir que lorsqu’ils auront parlé.

Les autres acolytes nous relevèrent de force et nous entraînèrent dans une pièce voisine en nous poussant devant eux à coups de pied.

Ça ne faisait que commencer.

CHAPITRE 7

C’était une grande pièce nue, blanchie à la chaux, avec une haute fenêtre mince comme une meurtrière. Elle était vide, sauf deux chaises et un fauteuil. C’était le paradis du passage à tabac.

Ça, on peut pas dire, les Allemands, pour être corrects, ils étaient corrects. Après nous avoir introduits à coups de pied quelque part dans cette pièce maudite, ils s’aperçurent enfin que Bams était blessé. Ils le firent aussitôt asseoir dans le grand fauteuil et appelèrent un autre individu qui faisait office d’infirmier ou de docteur pour soigner mon copain.

Bams quitta son veston et sa chemise et tendit son bras à l’examen du type. On commençait presque à se rassurer. Du moment qu’il y avait quelqu’un pour nous soigner, c’est que ça commençait à s’arranger. On ne remet pas sur pied un type qu’on a l’intention d’assassiner.

Du reste qu’avaient-ils exactement à nous reprocher ? Un port d’arme. J’avais la conviction qu’ils ne savaient rien de nous et qu’en tout cas, ils ne disposaient d’aucune preuve.

Le docteur se pencha sur le bras de Bams et commença à l’examiner et à le tâter. Il se releva presque aussitôt et dit quelques mots, en allemand, aux Chleuhs qui nous entouraient. Puis il sortit d’une sacoche du coton et du soluchrome et nettoya la plaie du Catalan.

— Ce n’est rien, traduisit un des flics. Le docteur dit que la balle n’a fait que traverser le bras. Il n’y a pas d’hémorragie. C’est une égratignure.

Drôle d’égratignure ! Le projectile avait traversé le muscle de Bams en séton. Il était entré d’un côté et, effectivement, de l’autre côté, on voyait l’endroit où il était sorti. Mais quand même, ça ne faisait pas beau à voir.

Pendant que le toubib nettoyait la plaie, je me tournai vers la fenêtre. Elle était ouverte mais défendue par des barreaux. Des flocons de brouillard entraient dans la pièce, mais des flocons d’un brouillard tiède qui, malgré tout, sentait l’hiver.

Quand je me retournai, le docteur refermait sa trousse et gagnait la porte. Mon copain était encore assis sur son fauteuil et tenait toujours son bras, enveloppé d’une énorme couche de coton. Il avait aux lèvres un sourire mauvais.

Pour la première fois, je m’attardai à considérer les gueules qui nous entouraient. Ils étaient six, quatre costauds, mais vraiment des costauds, genre armoire à glace, et un gringalet d’un blond queue de vache, au regard fuyant. Il avait un visage qui ressemblait à un museau de renard avec quelque chose de plus cruel et de moins malin. C’était lui qui donnait les ordres. Il était le chef de cette bande de brutes. Quand il se déplaçait, il avait une démarche efféminée. On aurait dit une pédale à la recherche d’un client. Et avec ça habillé, monsieur ! comme un arbitre des élégances.

Il s’approcha de Bams et se pencha sur lui. Le Catalan recula un peu.

— C’est ma tête qui ne vous plaît pas ? ricana le boche, dans un français impeccable.

— J’en ai vu d’autres, répliqua Bams, sans se démonter, et des plus moches. C’est votre parfum.

Le boche se redressa et prit une attitude hautaine qui lui allait comme des savates à une jument. Il avait une échine trop souple, ce mec-là, pour garder longtemps la position.

D’une voix sèche, il dit quelques mots en allemand. Les malabars saisirent Bams par les aisselles et le mirent debout. C’est le zazou qui prit sa place dans le fauteuil. De la pochette de son veston, il tira un long cigare qu’il alluma posément. Il souffla la première bouffée dans le nez de mon copain qui ne battit même pas des paupières. Ce n’était pas la fumée du tabac qui pouvait le déranger.

— Pourquoi aviez-vous une arme américaine sur vous ? demanda-t-il enfin.

— Qui vous a dit que j’avais une arme américaine ?

— Celle de votre ami venait des U.S.A. Je suppose que la vôtre…

— Je connais rien aux pétards. J’ai jamais su la marque du mien.

Le regard du flic se glaça.

— Je vous défends de m’interrompre.

— Je suis mal élevé. J’ai jamais été à l’école.

— Qu’est-ce que vous faites, dans la vie ?

— Je l’ai déjà dit. Je suis garçon boucher.

— Vous avez fait la guerre ?

— Un peu.

— Dans quelle arme ?

— Dans les corps francs.

— Ah ! ah ! dans les corps francs !

L’Allemand dit quelques mots à ses compagnons. C’était le plus empoisonnant. Allez vous arranger avec des gens qui ne parlent pas la même langue que vous et qui sont déterminés à vous empoisonner la vie sous prétexte qu’ils ont trouvé sur vous un misérable petit revolver !

— J’ai connu les corps francs, reprit enfin le Frizé en considérant ses ongles comme s’ils présentaient soudain un intérêt considérable. C’étaient des groupements d’assassins militaires.

— On a pris modèle sur les mecs d’en face, rétorqua Bams, c’est eux qui nous ont donné des leçons.

— De qui voulez-vous parler ?

— Des SS.

Le visage du flic tourna à l’aubergine à demi-mûre. Il se contint cependant, et ne reprit la parole qu’au bout de quelques instants en considérant ses ongles faits avec encore plus de sollicitude.

— Pourquoi étiez-vous armés ?

— On vous l’a dit. On est des braqueurs, nous autres, des mauvais garçons, des droit-commun.

— Je vois… Gangsters.

— Vous parlez américain ? ricana Bams.

Le flic fit un signe. Ses gardes du corps bondirent sur Bams. Et la bagarre commença.

Je n’aurais jamais cru que mon pauvre copain, avec une châtaigne dans le gras du bras, soit capable de se défendre aussi bien. Il encaissa le premier jeton et partit en titubant parce qu’il ne s’y attendait pas. Mais quand le deuxième cogne s’approcha pour le cravater, il lui fit un coup de boxe française qu’un professionnel eût apprécié. Malheureusement, il frappa plus haut qu’il ne l’avait espéré. Le Chleuh reçut la savate dans l’estomac. Ça lui coupa quand même la respiration pour un moment.

Mais les deux autres arrivèrent sur lui comme un raz-de-marée et mon copain disparut sous leur mêlée.

Le quatrième acolyte m’avait pris le poignet et le tordait pour m’empêcher d’intervenir.

Au début, je n’en avais pas envie, pensant qu’il s’agirait d’un passage à tabac classique et sans beaucoup de brutalité. Les soins que le toubib avait donnés à Bams m’incitaient à l’indulgence.

Mais cette crapule tordait mon bras de telle façon que j’étais obligé de le garder dans mon dos. Et tout à coup, dans un éclair, je vis apparaître la tête de Bams. Son arcade sourcilière était fendue et il saignait du nez abondamment. En même temps, dans une sorte d’hallucination extrêmement précise, je revis le cadavre de Jimmy, sur le quai Saint-Paul, sa pauvre dépouille ensanglantée… C’étaient peut-être ces mêmes types qui nous torturaient aujourd’hui qui l’avaient descendu, il y avait près d’un an, maintenant.

Alors je me sentis envahi d’une rage énorme, une rage qui décuplait mes forces, qui me lançait à corps perdu dans la bagarre, sans savoir comment elle se terminerait. Ou plutôt je n’en doutais pas. Je savais que j’avais perdu d’avance. Mais j’éprouvais le besoin cruel de faire payer ma défaite à quelqu’un de ces salauds. Comme dans les boutiques : « Pour toute commande on est prié de verser des arrhes ».

Instinctivement, mes quelques souvenirs de judo reprirent le dessus. Je me penchai brusquement en avant en crispant ma main sur la poigne d’acier qui tenait mon poignet.

Je n’ai jamais compris par quel phénomène physique on peut ainsi balancer à trois ou quatre mètres un type plus costaud que vous ou dont le poids, en tout cas, est bien supérieur au vôtre. Mais cette règle n’eut pas d’exception. Le flic, voyant qu’il quittait le sol, s’empressa de lâcher mon poignet. Il poussa un sourd juron et partit à travers les airs pour atterrir, comme un fait exprès, au cœur même de la bagarre.

Une telle masse qui arrive de deux ou trois mètres à toute allure, à travers les airs, sur un groupe de gens debout fait obligatoirement beaucoup de ravages. Mon Chleuh ne manqua pas de faire les siens. Il agit sur ses trois copains comme les boulets enchaînés agissaient sur les mâts des navires. Il faucha tout.

Malheureusement, c’est encore Bams qui paya la casse car tout le monde s’écroula sur lui.

À voir la taille de ces crapules, qui pesaient bien chacun leurs quatre-vingt-dix kilos, je calculai qu’il devait avoir maintenant sur le ventre le poids gentil de sept cents livres. Il devait être là-dessous plat comme une sole.

Et tout ça naturellement, gueulait en chleuh, m’envoyait au diable, moi, tous les französiches et tous les terroristes.

Il était temps de se parer. Maintenant, le combat allait changer d’aspect. Ils allaient tous se relever, abandonner Bams et me sauter dessus.

L’affaire, cependant, avait été si rapide que le chef de ces flics pourris n’avait pas eu le temps de se relever de son fauteuil. Il se promettait sans doute un spectacle tragique gratuit, quelque chose comme le Grand Guignol, mais en réel. Eh bien ! il allait participer au spectacle, et en temps qu’acteur.

Les autres n’avaient pas encore saisi ce qui leur arrivait que déjà j’étais sur l’homme aux cheveux jaunes. Je l’arrachai du fauteuil, comme tout à l’heure ses copains avaient fait de Bams. Je le lançai en l’air, le retournai et lui envoyai mon poing fermé entre les deux yeux, de toutes mes forces. Puis je le pris par la cravate, et m’en fis un bouclier avec lequel je réussis à gagner le fond de la pièce et à m’adosser au mur.

Il était temps. Les gladiateurs étaient debout et marchaient vers moi avec un air qui ne devait pas être celui qu’ils arboraient au mariage de leur sœur.

— Halte ! criai-je, car je savais que ça, du moins, ils le comprenaient.

Ils hésitèrent et j’en profitais pour dire à mon prisonnier :

— Si tu tiens à ta peau, tête de piaf, dis-leur de ne pas broncher et de foutre également la paix à mon copain, sinon je te déchire en deux comme un journal de la veille.

Je n’ai jamais vu un type trembler si fort. On aurait dit qu’il avait un vibreur à la place de l’estomac. En outre, il se tenait mal sur ses jambes. Mon caramel entre les deux cocards l’avait drôlement sonné. C’est incroyable ce que le danger rend intelligent. Bien que je ne parle pas un français académique et en tout cas pas celui qu’on lui avait appris dans son université d’arsouilles, il savait parfaitement à quoi s’en tenir. Il avait compris qu’il valait mieux arrêter les frais.

C’est sans doute ce qu’il expliqua à ses acolytes, car ils ne firent pas un pas de plus. Ils s’écartèrent au contraire les uns des autres. Ils étaient malades de colère rentrée. Ils serraient les poings et me regardaient avec des yeux de fusilleurs. L’un d’eux avait le visage assez abîmé et l’autre se tenait le ventre.

Je suppose que c’était là le travail de Bams. Lui, en tout cas, le pauvre Bams, il était bien arrangé. Il était écroulé contre le mur d’en face, les vêtements arrachés. Son visage n’était plus qu’une plaie. On aurait dit un fromage de Hollande. Il respirait difficilement et il y avait de quoi. Il eut quand même la force de me faire un petit sourire imperceptible et de cligner de l’œil.

De toute manière, notre situation n’était pas brillante. Elle ne pouvait pas durer indéfiniment. Sitôt que je relâcherais le flic allemand qui me servait de couverture, les autres assassins se précipiteraient sur moi et sur Bams, et ce serait pire qu’avant.

Je m’étonnais même qu’ils n’aient pas reçu de renforts. Mais je suppose que le vacarme qu’avait produit la bagarre était normal et n’épouvantait pas les commensaux de l’immeuble. Ils devaient croire, et c’était logique, que c’étaient leurs copains qui avaient le dessus.

D’ailleurs, le dessus, ils l’avaient de toute manière. Ce que j’avais obtenu n’était qu’un armistice.

En regardant autour de moi, pourtant sans prêter attention, car, dans ces moments-là on n’attache pas beaucoup d’importance aux détails extérieurs mais l’esprit les enregistre automatiquement, je remarquai que sur les murs il y avait des traces de sang. Un sang qui n’était pas le nôtre. J’en conclus que nous n’étions pas les premiers à avoir les honneurs de la valse dans ce bal gratuit. Et ça n’avait rien de surprenant.

— Vous êtes un homme, je crois, jusqu’à preuve du contraire, dis-je à l’espèce de tante que je tenais serrée contre moi.

— Ya, bégaya-t-il. Il en avait oublié même le français.

— Et aussi un soldat.

Il hocha affirmativement la tête.

— Vous allez me donner votre parole d’homme et de soldat que vous ne vous livrerez plus à des voies de fait sur aucun de nous et je vous relâche. Que diable, on peut causer sans être obligés d’en venir à une savonnée !

— Je vous donne ma parole.

Et il ne mentait pas, la vache ! Mais il était comme ces musulmans qui jurent sur le Coran en levant le pied.

Je le libérai aussitôt.

Il dit quelques mots aux autres et ils sortirent tous, nous enfermant à clef dans la pièce.

J’allai aider Bams à se relever et à gagner le fauteuil dans lequel il se laissa tomber en gémissant.

— Tu n’as rien de cassé ? demandai-je.

— Non, souffla-t-il après s’être palpé. Mais quelle danse, Seigneur ! J’ai déjà été passé à tabac, mais jamais comme ça. J’ai cru qu’ils allaient me tuer. Surtout au dernier coup, quand ils me sont tous tombés dessus de tout leur poids, j’ai eu l’impression que c’était l’Himalaya qui me descendait sur le bide. J’étouffais, je ne pouvais plus respirer. Heureusement qu’ils se sont relevés tout de suite. Je me demande comment nous allons nous sortir de là ?

— Moi aussi. J’ai l’impression que la partie est mal engagée.

— Tu penses que…

Je le pris par le col du veston, le secouai. Il leva les yeux vers moi et je clignai de l’œil. Ce n’était pas une raison parce que nous étions seuls qu’il fallait échanger des idées. Je connaissais le coup du microphone. Il y en avait peut-être cinq ou six de rassemblés dans cette pièce, il suffisait de dire quelques mots sous prétexte qu’on se croyait seul et on était marron.

Pour l’instant, c’était clair, ils ne savaient rien de notre activité réelle, sinon, d’abord ils ne nous auraient peut-être pas dérouillés et s’ils l’avaient fait, ils nous en auraient parlé. Non, ils nous avaient crevés par miracle.

Avec mon mouchoir, j’essuyai le sang qui ruisselait toujours sur le pauvre visage de Bams. Mon mouchoir, d’ailleurs, ne fut pas suffisant, il me fallut faire appel à ma pochette, celle que Consuelo m’avait donnée en souvenir d’elle, quand j’avais quitté le maquis.

À cet instant, j’eus un moment de découragement et de regret. Dans quelle sauce avais-je encore entraîné ce malheureux Bams. Je finirais par croire sérieusement que j’étais un oiseau de malheur.

J’avais déjà eu cette impression, l’an dernier, dans un sale moment de cafard, cette affreuse impression de semer la poisse autour de moi. Hermine d’abord. Sans moi, elle n’aurait jamais connu Meister et elle serait vivante à l’heure qu’il est. Et Jimmy, qui m’avait suivi dans ma fuite, et Consuelo que j’avais mouillée dans cette histoire du chef de la milice de Perpignan. Il me semblait qu’autour de moi les têtes tombaient automatiquement comme si j’avais été l’ange de la destruction. Le monsieur qui passe et tout, autour de lui, s’effondre.

Il y avait là en enchaînement de faits assez catastrophiques, mais pourtant je n’étais pas le premier clandestin qui a plus de veine que ses copains. Et quant à Hermine, laissez-moi rire, si ça n’avait pas été Meister, ça aurait été un autre. C’est une fille qui avait le vice ancré dans la peau, fallait qu’elle fasse quelqu’un cocu, je m’en rendais compte à présent. Elle ne m’avait pas trompé uniquement parce que j’étais son amant. Elle aurait eu un autre type, à ma place, elle l’aurait trompé quand même. C’était une salope, voilà ce que c’était.

Sitôt que j’eus formulé cette pensée je me mis à la regretter. Non ce n’était pas une salope, elle avait quand même été bonne fille avec moi, elle m’avait donné de grandes joies, tant physiques que sentimentales. Alors ? Alors, c’était la faute à l’époque, à la guerre, à l’inquiétude, c’était l’anarchie qui entrait dans les mœurs. Suffisait de regarder autour de soi pour piger tout de suite que les gens réputés les mieux équilibrés n’étaient plus tout à fait normaux. On vivait une époque de fous où la plupart des gens étaient des dingues. Toutes les valeurs étaient tellement renversées qu’on avait l’impression de marcher sur la tête. Et ce n’était pas une métaphore. En d’autres temps, Hermine aurait été une fille comme les autres, sentimentale, affectueuse, le genre de poupées qui chiaient quand elles écoutent Tino Rossi et qui sont fidèles à leur mâle.

J’oubliais qu’une chose, c’est que je l’avais ramassée sur le Sébasto…

— À quoi penses-tu ? demanda Bams, qui n’avait pas encore repris son souffle. Tu as l’air contracté comme si tu avais des coliques.

— Je pensais à des trucs, répondis-je, embarrassé, à des trucs d’autrefois.

Et je me remis à lui essuyer le visage. Cette saloperie d’arcade sourcilière continuait à pisser.

Presque aussitôt la porte s’ouvrit dans un vacarme, et cette fois c’est huit types qui entrèrent, tous pas aussi costauds que les précédents, mais quand même pas des rachitiques. Ils refermèrent la porte à clef derrière eux et s’avancèrent vers nous.

J’avais compris, pas besoin d’un cours de Sorbonne pour entraver le système. Le petit pédéraste avait tenu parole. Il avait suspendu les hostilités, lui et ses hommes, et il était fidèle à son serment, seulement ceux-ci n’avaient rien juré du tout, ils étaient libres de faire de nous ce qui leur plairait. Et eux, on ne leur extorquerait pas une promesse aussi facilement qu’aux autres, ça se voyait tout de suite.

Ce coup-ci, ce n’est pas à Bams, qu’ils en avaient, c’est à moi. Ils laissèrent mon copain dans son fauteuil, estimant, sans doute, qu’il était assez amoché comme ça, et me bondirent tous dessus.

À partir de cet instant, je ne me souviens plus de rien. Un voile de sang passe sur mes yeux. Je me bats de toutes mes forces, à coups de poing, à coups de pied, mais je dérouille de tous les côtés, il me semble que ma tête va éclater, que je n’ai plus de côtes et je ne me tiens debout que par un miracle de volonté.

Ils arrêtèrent leur démonstration lorsqu’ils virent que j’avais compris. Je restai debout au milieu d’eux, planté comme un piquet, titubant, aphone, sourd, abruti de coups.

Je ne repris l’usage de mes oreilles que lorsque je me retrouvai dans la pièce voisine, assis sur un fauteuil devant le vieillard vicieux qui nous avait d’abord interrogés.

— Nous allons mettre fin à vos souffrances, dit cette crapule avec un sourire narquois. Nous allons vous fusiller dans quelques instants, comme otages. D’ailleurs, la loi internationale nous y autorise. Vous avez été pris en territoire occupé les armes à la main. Vous avez une heure pour vous préparer à mourir.

CHAPITRE 8

Recuits, plus frits que de la friture de Saône, qu’on était. Mais j’étais tellement abruti par la bastonnade qui avait précédé cette décourageante nouvelle que je ne réagissais même plus. J’en étais arrivé à ce point de me ficher de tout, mais alors d’une manière totale. Je n’avais plus aucun ressort. Il me semblait que mon corps était aussi brisé que s’il était passé sous un laminoir.

On allait être fusillés ? Et après ? Ce mot ne me disait plus grand-chose. Mon abrutissement, qui confinait l’inconscience, me rapprochait si bien de la mort que je n’étais pas épouvanté par elle, j’étais en quelque sorte dans son antichambre.

Seulement, Bams, à qui on avait donné le temps de récupérer, n’était pas, lui, aussi résigné que moi.

— Et c’est pour un malheureux petit port d’arme que vous allez nous flanquer douze balles dans la peau ? dit-il.

— C’est la guerre, répondit l’autre. Rien ne me prouve que vous ne soyez pas des espions.

— Rien ne vous prouve non plus que nous le soyons.

Le petit vieillard haussa les épaules.

— Moi, dit-il gentiment, ça m’est bien égal.

Parbleu, comment qu’il s’en foutait, la vache ! Ce n’est pas lui qui allait monter au poteau.

— J’ai fait mon rapport au général commandant la place. Il va envoyer des hommes vous chercher.

— Merci pour l’escorte, fit Bams, trop d’honneur.

Le chef de la Gestapo fit claquer ses doigts. Les malabars se saisirent de nous et nous entraînèrent dans une pièce diamétralement opposée à celle destinée aux passages à tabac.

Elle était encore plus nue que cette dernière dans ce sens qu’il n’y avait strictement rien, pas même une chaise ni un banc. Les murs étaient crépis de jaune sale, comme ceux de la Santé, et il n’y avait pas la moindre fenêtre. Cette cellule, ou plutôt ce « mitard », ne s’aérait que lorsqu’on ouvrait la porte. Ce qui fait, naturellement, qu’elle sentait abominablement mauvais. Elle fleurait la triste humanité, la fumée froide et le sang.

Car ici, comme dans le gymnase, il y avait sur le sol de larges plaques sombres. D’autres avaient subi, avant nous, un sort semblable au nôtre et on les avait ensuite transportés ici avant de les expédier le diable seul sait où, soit en Allemagne, soit à la fusillade.

Mes sens à vif rendaient mes impressions plus aiguës. Je les percevais parfaitement sans toutefois leur attribuer d’importance. En moi, c’étaient les centres nerveux qui étaient à plat. J’étais vidé comme une gourde. Je m’assis sur le sol, le dos au mur, en passant sur mon visage une main fiévreuse.

Bams entra derrière moi et la porte se referma après lui.

Mon copain, lui, avait presque entièrement récupéré sa forme, ou peut-être était-ce l’énervement, il se mit à tourner dans la cage, à grand pas, comme un fauve enfermé.

Au plafond, une ampoule trop haut placée dispensait une lumière jaune, insuffisante, sinistre.

Peu à peu, cependant, je reprenais mes esprits.

— Ah ! dis-je soudain, arrête un peu ta promenade, tu me colles le vertige.

— Laisse-moi au moins en profiter, répliqua mon pote, c’est la dernière que je fais ici bas. La prochaine, je la ferai chez Satan, bras dessus, bras dessous avec le diable.

Je ne répondis pas et baissai la tête. Tout cela était bien de ma faute.

— Quelle heure peut-il être ?

Comme si ça avait un intérêt, au point où nous en étions ! Mais c’est marrant, j’ai souvent remarqué ça, comme les détenus s’intéressent au fractionnement du temps alors que pour eux il a si peu d’importance.

— J’en sais rien, répondis-je, ces vaches-là, quand ils m’ont sauté dessus, ils m’ont cassé ma montre. Elle a les tripes au soleil.

Je la sortis de ma poche, tout écrabouillée, et je la balançai dans un coin de la salle.

— Quand je pense, s’indigna Bams, qu’ils vont nous liquider pour un truc aussi insignifiant. Alors, qu’est-ce que ça aurait été, si on avait été des espions ou des parachutistes !

J’avais compris qu’il jouait à tromper les types qui pouvaient, le cas échéant, nous écouter à l’aide de microphones. J’entrai naturellement de plain-pied dans la combine. Allons, mon vieux Bams commençait à s’habituer à la vie secrète. Mais c’est un mec qui s’y était pris à contre-temps toute sa vie et, comme toujours, une fois de plus, il s’acclimatait maintenant que c’était trop tard et que les pommes étaient cuites.

— Tu crois qu’ils ont dit ça pour nous effrayer ? demanda-t-il. Tu crois qu’ils vont nous fusiller pour de bon ?

— Le contraire m’étonnerait. Ce ne sont pas des gars à reculer devant une telle décision, tu sais comment ils sont : les ordres, les ordres. En outre, on représente, toi et moi, si peu d’importance qu’ils ne prendront pas la peine d’être indulgents. N’oublie pas qu’on est de pauvres petits truands sans relation.

Il fallait se faire humble !

— Si encore on pouvait casser cette porte et fiche le camp d’ici ! continua Bams, en se penchant.

Il remonta son pantalon comme s’il voulait arranger son support-chaussette et, avec un clin d’œil, me montra le manche noir et luisant du couteau catalan que les Chleuhs avaient omis de lui enlever. J’avais compris ce que ça signifiait. Il me demandait conseil.

— Même pas, répondis-je. On tomberait en plein dans le bureau du chef. À part faire un trou dans le mur…

— Je n’ai pas envie de mourir fusillé, dit Bams. Ce sont des choses que je n’aime pas.

— Tu crois que j’aime ça, moi ?

Bams cligna à nouveau de l’œil et fit le geste, du tranchant de la main, de se scier les veines du poignet.

— Mais je préfère ça encore à la guillotine, répondis-je, en lui retournant son clin d’œil pour bien lui montrer que j’avais pigé. L’acier tranchant, brrr !

— Après tout, tu as peut-être raison, conclut mon copain.

Je ne trouvais rien de si idiot, en effet, que le suicide. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Le nôtre était bien maigre, c’est vrai, mais c’était un espoir quand même. Il ne fallait pas défier le destin et gaspiller les dernières gouttes de vie que nous avions encore à boire. On ne sait jamais, on a vu des choses si extraordinaires ! On pouvait apprendre d’une minute à l’autre, par exemple, que la guerre était finie, que c’était la fin du monde ou que les Amerlocks venaient de débarquer sur la plage de Palavas et seraient là dans cinq minutes. Faut jamais se tuer. Vaut mieux encore se laisser assassiner. D’abord, de cette manière, on devient une espèce de héros.

— Vivement qu’on en finisse, gémit Bams. Y a rien de désastreux comme d’attendre qu’on vienne vous chercher : par ici, messieurs, pour le grand voyage. Tu as des cigarettes, toi ?

Je lui tendis mon paquet. Il prit une pipe et l’alluma. Il ne tremblait pas, il était impassible. La flamme de l’allumette accentuait son visage mâle, ses traits burinés. Je me sentis saisi d’une grande amitié pour ce copain qui allait passer à la casserole à mes côtés.

Je l’aimais déjà beaucoup, Bams, mais ce coup-ci, ce sentiment d’amitié fut presque doublé.

— Mon pauvre vieux ! dis-je, si je ne t’avais pas proposé ce braquage, nous n’en serions pas là. Je t’ai entraîné dans une sale histoire.

— T’en fais pas pour ça, répondit-il en s’asseyant par terre à côté de moi et en soufflant la fumée par le nez, j’étais si fauché qu’il fallait bien que j’arrive à faire un mauvais coup. Et puis j’avais quelques comptes à régler, moi aussi.

L’atmosphère de cette pièce sinistre devenait suffocante. Je ne savais plus depuis combien de temps nous étions enfermés. Peut-être trois heures comme trente minutes.

Au plafond, la fumée de nos cigarettes, qui tournait en volutes autour de l’ampoule, dessinait des monstres, matérialisait des larves menaçantes.

On avait essayé, à deux ou trois reprises, de coller notre oreille à la porte, mais le panneau était très épais et on n’entendait rien qu’un vague murmure, parfois interrompu par une exclamation rauque ou un bruit de pas.

Quant à savoir ce qui se goupillait, c’était midi.

Bams, précisément, était en train de gaffer ce qu’il pouvait gaffer des bruits de la vie extérieure lorsqu’il fit un bond en arrière. La clef tournait dans la serrure.

Deux types se tinrent debout sur le seuil. Ils avaient à la main un encrier, du papier, des porte-plume et des enveloppes. Tout ce qu’il fallait pour écrire, quoi.

— On vous laisse le droit, dit l’un d’eux, avec un accent tout ce qu’il y avait de plus boche, d’écrire une lettre à votre famille. Une lettre pour chacun, pas plus.

Il jeta le papier devant nous et referma la porte.

Nous nous regardâmes, Bams et moi, et fîmes la grimace.

— Ça n’a pas l’air de s’arranger, dit Bams.

— J’en ai peur, répondis-je. Cette lettre d’adieu ne me dit rien qui vaille. J’ai l’impression que cette vieille carne de chef avait raison. Ce n’était pas un coup de bluff.

En effet, avec l’optimisme que j’ai parfois, j’avais pensé à un piège de la Gestapo. Peut-être voulaient-ils nous faire croire qu’ils allaient nous fusiller pour que, sous le coup de la terreur, nous racontions nos salades et balancions nos copains. C’était une manœuvre classique. Lorsqu’on veut faire parler quelqu’un on le menace de mort. Y a rien de tel. Enfin, ça dépend aussi avec qui on tombe. Je connais des gars qui, la tête sous le couperet, ne diraient pas ce qu’ils ne veulent pas dire.

Ça avait été le cas de Mordefroy. C’était pourtant pas grand-chose, Mordefroy. Un petit vieux qui ressemblait plutôt à un professeur retraité qu’à un agent secret. Hé bien il n’avait pas pipé mot. Ils lui avaient fait les pires misères, les pires vacheries. Il avait subi les tortures les plus raffinées. Bonsoir. Bouche cousue. Vous avez le bonjour d’Alfred. Et nous, on se serait dégonflés ? Des hommes comme nous ? Sans blague !

Nous, en somme, on s’en était tirés avec un passage à tabac, un passage à tabac gratiné, d’accord, mais rien d’autre que ça. Alors, on n’avait pas trop à se plaindre. On allait y passer ? Tant pis. Après tout, je n’étais pas mécontent de moi. J’avais fait ma part de boulot et avant que ces salauds aient ma peau, j’avais eu celle de quelques-uns d’entre eux.

La pensée de Mordefroy complètement esquinté par ces crapules me donnait du courage. Je me disais qu’il n’était pas le seul brave type à avoir subi ce sort. Y en avait d’autres, Jimmy, notamment. Ces boches, à qui on n’avait rien demandé et qui étaient là, au milieu de nous, et qui faisaient la loi dans un pays où ils n’avaient rien à foutre, ça me mettait hors de moi. Et ils fusillaient des gens, comme ça, sous prétexte qu’ils ne pensaient pas tout à fait comme eux, ou qu’ils n’étaient pas de la même race de pourris. Sans parler de ceux qu’ils bousillaient pour rien, pour le plaisir, je veux dire les otages.

On allait donc subir le sort de tous ces gens. Il me semblait que cela me redressait, me relevait, me situait sur un plan plus élevé.

Au maquis de Sournia, lorsque nous avions fusillé le gendarme, j’avais ressenti la même impression. Je n’étais plus Maurice Debar, braqueur, droit-commun, je devenais Maurice Debar, citoyen français, exactement comme lorsque j’étais au casse-pipe, devant Forbach, en quarante. La mort m’anoblirait.

Je me retournai vers Bams.

— Tu n’écris pas ?

— À qui veux-tu que j’écrive ? J’ai personne. Je n’ai plus de famille, plus de fiancée. Nulle part personne ne m’attend. Si la Kommandantur publie un communiqué, peut-être qu’il tombera dans les pattes d’un copain ou deux qui diront : Merde ! Bams a été fusillé. Après quoi ils iront prendre un verre.

— Mais enfin, tu as bien des parents, des cousins ?

— Oui, j’ai un vague cousin, quelque part, du côté d’Amélie-les-Bains. Mais tu sais, il y a des amis avec lesquels on est plus parents qu’avec des cousins. Mais moi, je n’ai personne. Je te le dis, je peux disparaître, personne ne s’inquiétera de moi.

— Moi, question de famille, je suis aussi démuni que toi. La seule personne à laquelle je pourrais écrire, c’est Consuelo. Pourtant ce n’est pas à elle que je vais envoyer cette dernière lettre, c’est à la mère de Jimmy. Je lui dois bien ça. Je lui demanderai simplement d’avertir Consuelo.

— Tu n’as pas l’air d’être tellement mordu pour cette poupée qu’à un pareil moment tu ne penses pas à elle ?

— Si, si, je l’aime bien. Mais je vais rejoindre quelqu’un que j’ai aimé beaucoup plus que ça. Que j’aime encore, au fond de moi-même, pour ne rien te cacher.

— Qui ça ?

— Hermine.

Bams haussa les épaules et ne répondit pas.

— Tiens, dit-il soudain, je vais écrire à mon percepteur, je lui dois vingt sacs, il va être content tout plein.

Je pris une plume, je m’allongeai à plat-ventre sur le sol et je me mis à écrire.

« Madame,

« Vous ne me connaissez pas. J’étais un ami de Jimmy qui est mort l’an dernier. Je vous écris pour vous annoncer, en souvenir de lui, une nouvelle fort triste pour moi. Je vais être fusillé tout à l’heure. Vous comprendrez pourquoi je vous l’annonce d’abord à vous, qui ne me connaissez pas. Mais vous étiez la maman de mon meilleur ami.

« Je voudrais que vous en fassiez part à Mlle Consuelo Raphaël, poste restante, Molitg-Village (Pyrénées-Orientales). »

Suivaient les salutations distinguées classiques et l’adieu éternel.

Puis je mis l’adresse et repris ma position assise.

Bams se redressa à son tour. Il souriait.

— Qu’est-ce que tu as à te marrer ? grommelai-je.

Ce petit mot d’adieu m’avait fait froid dans le dos. Il m’avait collé le bourdon. Car c’est égal, j’avais à peine trente-cinq ans et la vie était encore belle, même sous l’Occupation.

— Mon percepteur était une sale vache. Il m’a fait les pires embêtements, je me demande la gueule qu’il va faire quand il va apprendre que je suis mort.

— Il ne va pas le croire.

— Il en est bien capable. Il est foutu de me faire un procès.

Des heures passèrent encore, des heures atroces, élastiques comme du chewing-gum. On n’en voyait jamais le bout. Il n’y avait rien d’atroce comme cette attente.

En outre, j’étais rompu de fatigue. On avait eu, depuis Narbonne et Perpignan, un voyage éreintant, on n’avait pas eu un instant de sommeil et pour finir, en arrivant à Lyon, au moment où il était enfin question de roupiller un peu, voilà qu’on tombe sur ces acrobates qui nous mettent la tête comme du foie d’oie et parlent de nous fusiller.

Mais enfin, le repos, on l’aurait bientôt, définitif, celui-là. C’était ça qui me gênait, précisément. Mais j’étais tellement fatigué que j’en arrivais presque à le souhaiter.

On finit par n’avoir même plus la force de causer, Bams et moi, tellement qu’on était crevés. En outre, pour couronner le tout, l’air devenait vraiment irrespirable. On avait fini les deux paquets de cigarettes que j’avais sur moi lorsque la porte s’ouvrit sur un des malabars qui nous avaient matraqués.

Raus ! fit-il en nous indiquant le bureau.

Nous nous levâmes.

Derrière lui se tenaient huit soldats allemands et un feldwebel, l’arme à la bretelle.

— Ce coup-ci… murmura Bams.

Je le regardai, dans la lumière crue qui venait du bureau. Il serrait les mâchoires et avait légèrement pâli, sous son teint basané. Quant à moi, je ressentis vraiment la peur pour la première fois depuis notre arrestation. Quand on vous annonce froidement qu’on va vous exécuter et que vous vous trouvez nez à nez, après une nuit abominable, avec le peloton chargé de votre lessivage, il est impossible de n’avoir pas un mouvement de recul. C’est l’instinct animal de la conservation.

— Vous avez écrit vos lettres ? demanda le civil.

Nous lui tendîmes nos pauvres missives. Ouvertes, bien entendu, la censure n’ayant pas été inventée pour les chiens et ces gens-là étant plus censureurs que n’importe qui au monde.

Le malabar s’écarta. Sur la table, il y avait une bouteille de cognac et deux verres. Mais alors pas des verres à liqueur, des grands verres costauds, des demis. Plus un paquet de gauloises. Allons ! les Allemands étaient des mecs bien, ils faisaient pas mal les choses !

— Tu vas boire de ce truc-là, toi ? demandai-je à Bams.

— Pourquoi pas ? Je suis frigo, ça me réchauffera.

— Mais c’est peut-être drogué.

— Qu’est-ce que ça fout ? Au point où on en est !

Le type de la Gestapo avait entendu ma réflexion.

— Non monsieur, dit-il, toujours avec son accent mâtiné cochon d’Inde, « la » cognac, « elle » pas « troquée » !

Après tout ! La première chose que je fis, je sautai sur les cigarettes, malgré la gueule de bois que j’avais d’avoir fumé toute la nuit, c’est encore ça qui me manquait le plus. Puis je me collai un grand verre de cognac. C’était du vrai, du fameux, de celui qui était réservé à l’« exportation ». Nous maintenant, en était précisément au milieu des importateurs, mince de chance !

Ce cognac me fit un effet formidable, du fait que la veille au soir on n’avait pas bouffé, qu’on était éreinté par toutes nos aventures et énervé par une nuit passée au mitard. Si les boches s’imaginaient que j’allais être assommé, ils se gouraient bien. Au contraire, je me sentis saisi d’une colère énorme que j’eus toutes les peines du monde à dissimuler. En même temps, il me sembla que je retrouvais ma force.

Je me retournai vers Bams. Il avait avalé son verre et souriait. Malgré sa barbe, il avait bonne mine, ses couleurs étaient revenues. Il souriait.

— Vous permettez que je remette ça ? demanda-t-il au Chleuh.

— Je vous en prie, répondit l’autre.

Et la main de Bams ne tremblait pas tandis qu’il remplissait les deux verres.

— Quelle heure est-il ? demandai-je.

— Cinq heures et demie, répondit le feldwebel. Le jour sera levé lorsque nous serons là-bas. Vous êtes prêts ?

— Si vous voulez.

— En route. Le camion est dans la cour.

Nous redescendîmes, encadrés par les troufions, les escaliers que nous avions montés la veille. Dans la cour, effectivement, un lourd camion Renault qu’ils avaient dû piquer à l’armée française en quarante, nous attendait. Partir à la fusillade dans un de ses propres camions, qu’on a payé avec ses propres impôts, ça fait plutôt mal au ventre. À l’intérieur, sous la bâche, cinq hommes armés étaient assis.

On nous fit monter les premiers, on nous plaça en face l’un de l’autre et en route.

Moi, à tout hasard, j’avais fauché le paquet de Gauloises. Ce qui fait qu’on put fumer tout le long du chemin.

À travers l’échancrure de la bâche, je regardais défiler les rues tristes de Lyon. À cette heure-ci, elles étaient désertes, piquées de loin en loin d’un lampadaire bleu. Elles voilaient pudiquement leur médiocrité aux yeux de l’aurore naissante, en s’enveloppant de gazes de brouillard.

Et pourtant, cette ville triste, que n’aurais-je pas donné pour arpenter encore librement ses boulevards mornes et ses artères sournoises ? Mais mon destin était accompli. D’autres verraient les Français libres à nouveau sur leur sol, d’autres goûteraient encore les fruits savoureux de la paix et de l’amour. Nous…

Les traits de Bams, mal rasé, avaient quelque chose de buté, de brutal. On aurait dit un fauve pris au piège et qui médite sa vengeance. La tête basse, il fumait silencieusement sa cigarette. Un fil de laine bleue montait de sa cibiche, suivait son nez et fermait son œil gauche. On n’entendait que le bruit du moteur.

Personne ne disait un mot. Pas plus les Allemands que nous. On avait l’impression que ces simples troufions étaient dégoûtés du travail qu’ils allaient faire.

Nous arrivâmes enfin comme le jour se levait, en même temps d’ailleurs qu’un petit vent frisquet qui n’avait rien d’agréable, au milieu d’une clairière.

Un curé, venu à motocyclette, nous y attendait déjà. Je haussai les épaules. Dieu ne me pardonnerait jamais tout ce que j’avais fait. Ce n’était pas la peine de lui demander pardon. Mais Bams, qui était très catholique, comme la plupart des Catalans, tint à communier. Alors j’en fis autant, histoire de lui faire plaisir et que le curé ne se soit pas dérangé pour rien.

Il était formidable d’ailleurs, ce curé. Et sympa. On se demandait comment il pouvait frayer avec les boches. Il devait y être obligé. Il nous parla longuement de ce qui nous attendait de l’autre côté, de l’infinie bonté de Dieu, du pardon des fautes, d’un tas de trucs qu’on oubliait au fur et à mesure, mais qui mettait du baume dans le cœur. Après l’avoir entendu, mourir ne devenait plus une corvée mais un plaisir. En outre il nous insuffla du courage. Il nous parla longuement des « temps cruels », et moi, je n’ai pas besoin de sortir d’une grande école pour comprendre le français. Lorsqu’un type me parlait des « temps cruels », je savais tout de suite de quel côté de la barricade il se trouvait. En outre, il nous demanda d’avoir confiance. Mais sur le moment, je ne fis pas attention.

Le feldwebel, qui s’était un peu écarté, vint enfin nous chercher. On demanda l’autorisation de quitter notre veston au dernier moment, car il faisait froid. Le juteux nous accompagna à l’extrémité du terrain et nous demanda si on voulait avoir les yeux bandés. On l’envoya promener en lui disant que non seulement on n’y tenait pas, mais encore qu’on désirait faire face au peloton. Ce qui nous fut facilement accordé.

Quand je pense que je trimballais, cousus dans la doublure de mon veston, les deux tiers restant du million que j’avais gagné l’année précédente !

C’est ça qui leur aurait fait plaisir, à la Gestapo, s’ils l’avaient trouvé, mon truc. Maintenant, le diable seul savait où tout cela irait. Peut-être qu’ils l’enterreraient avec moi.

On prit donc place devant un talus, Bams et moi. Là-bas, à l’autre bout du terrain, les soldats, déjà, prenaient leurs positions, avec le feldwebel à leur droite.

Soudain, un ordre rauque. Les troufions levèrent leurs mausers, épaulèrent…

CHAPITRE 9

Bams se tourna et posa sur moi ses yeux graves. Les commissures de ses lèvres frémirent légèrement. C’est jamais marrant d’attendre à la seconde suivante les quatre ou cinq pruneaux qui vont trouer votre peau. Je lui adressai un sourire tremblant et fis face aux soldats.

C’est lorsque le bras du gradé atteignit la verticale que toute cette belle mise en scène commença à se démolir.

Un coup de feu claqua dans l’air sonore du matin, le feldwebel exécuta une pirouette totalement dépourvue d’élégance et descendit au tapis pour le compte.

Bon Dieu ! Je regardais ça avec des yeux ronds. Je n’arrivais pas à piger ce qui avait bien pu se passer lorsque je vis le curé faire un bond de côté, en remuant vivement le bras, comme s’il voulait qu’on s’écarte, et plonger en avant, le nez dans l’herbe haute.

Faut croire qu’on était durs à la détente, Bams et moi, car on resta immobiles comme sardines en boîte. Je dois d’ailleurs avouer que les troufions n’y comprenaient pas davantage et n’avaient pas plus de réflexes que nous car ils ne firent pas un geste. Ils se contentaient de regarder d’un œil stupide leur supérieur qui griffait la terre de ses ongles et la pointe de ses bottes, indubitablement en train de crever.

Ils ne commencèrent vraiment à piger que lorsque, après deux ou trois quintes de toux, une mitrailleuse légère commença à cracher la mort. Deux des Allemands dégringolèrent, et les autres, auxquels une longue pratique tenait lieu d’intelligence, se jetèrent à plat-ventre. À peine si on distinguait d’eux, maintenant, la bosse grise de leur casque, comme un gros caillou.

Naturellement on n’avait pas été les derniers à s’aplatir.

— Planquez-vous bien ! hurla quelqu’un.

Comme la voix venait du côté des Allemands et que ce n’était vraisemblablement pas eux qui nous donnaient ce conseil, j’en conclus que l’aumônier devait y être pour quelque chose. Et ça, ça expliquait beaucoup de trucs.

Au-dessus de nous, on aurait dit qu’un fantôme déchirait un tissu invisible tellement les balles partaient serrées. Pas possible, y devait pas être seul, le tireur. D’autant plus que de temps en temps, histoire sans doute d’allonger la sauce, on entendait les claquements plus secs, mais moins forts, d’un pétard de gros calibre. Et aussi l’espèce de chuintement rageur d’une mitraillette.

Les rafales déchiquetaient les arbres du boqueteau auquel nous étions adossés. De temps à autre, un morceau de branche volait en l’air et retombait à côté de nous. Ça faisait un tel pétard, ce bruit minuscule, que chaque fois on sursautait.

Le visage de Bams était tout proche du mien. Tous les deux, nous avions le nez dans l’odeur généreuse d’herbe et d’humus. Ça sentait bon la campagne, la paix. Un petit insecte, à deux doigts de mon pif, traçait paisiblement, à travers les sentiers de cette forêt en réduction, le chemin de sa vie minuscule.

Il se foutait bien des Chleuhs, celui-là, tiens ! et des rafales rageuses de la Thompson. La guerre, pour lui, ça n’existait pas. Je me surpris à envier sa chance. C’était pourtant pas le moment de philosopher.

Je me relevai un peu sur les mains, précautionneusement. À vingt mètres devant nous, de petites fumées montaient brusquement. C’étaient les balles qui soulevaient la terre, comme un rideau d’acier. Une silhouette noire rampait vers nous. Ça, ça devait être le curé, pas de doute.

Une balle qui frôla mon oreille m’incita à remettre mon nez dans mon plat d’épinards. C’était une balle boche, ça, puisqu’elle me venait en plein portrait. Ces salauds-là avaient fini par récupérer, et maintenant ils étaient en batterie. Ils commençaient à riposter.

Je relevai à nouveau mon blaze. Seuls deux ou trois uniformes étaient visibles, un genou en terre, tirant posément. Ils devaient fusiller le boqueteau où se trouvaient nos inconnus. Le curé avançait toujours vers nous.

Si nous, on revenait de loin, lui aussi, parce que si les Allemands s’étaient aperçus de sa manœuvre, ils n’auraient pas mis des gants pour le buter sans jugement.

Seulement, de toute manière, valait mieux pas faire de vieux os dans le coin, sinon notre avenir, qui bénéficiait d’un sursis, risquait de voir sa carrière brutalement interrompue. C’était un coup de main, cette fusillade, un truc à surprise destiné à nous permettre de nous tailler. Mais lorsque ça serait terminé, les Frizés allaient accourir vers le coin où ils nous avaient exposés, et la mort qu’ils nous réserveraient alors, because le lessivage de leur officier, valait mieux pas y penser ou alors attendre dans une pièce chaude, devant un cognac bien tassé, l’effet rétroactif de la peur. C’était plus sûr.

Tout à coup, je me trouvai nez à nez avec un visage dont l’angoisse tirait les traits. Sans blague, je sentis la frousse me tordre les tripes. Je ramenai mon poing en arrière avec l’intention bien apparente de le balancer dans la tronche de cet inconnu.

— Ne bronchez pas, dit une voix rauque, vous allez vous faire repérer. Il faut essayer de se tirer d’ici avant que ça tourne mal. Je vous ai fait avoir une chance. Il vaut mieux ne pas la gaspiller par des gestes désordonnés.

Il n’avait pas plus tôt dit ça qu’une balle s’écrasa juste devant moi, si près que je reçus même de la poussière dans les yeux. Ça fit une musique et un choc mat qui n’avait rien d’une symphonie de Schubert, fichtre non ! Seulement je ne sais pas si c’est la réaction, mais ça contribua bougrement à me rendre enragé.

— Bon Dieu criai-je. On ne va pas rester comme ça à se faire flinguer sans riposter, non ?

Déjà que je suis assez chatouilleux lorsque je suis armé, quand je me sens complètement sans défense devant des mecs aussi vicieux que ceux-ci, je ne me sens plus, je vois rouge.

D’autant plus que j’avais, dans le feu de l’action, complètement oublié ce que je foutais là, pourquoi j’y étais venu et même mes aventures passées. Il y a de ces lacunes, des fois. Je ne voyais qu’une chose, pour l’instant. J’étais comme un rat dans une souricière, comme un renard traqué qui sent les chiens rôder autour de sa tanière. Fallait qu’on sorte de là au plus tôt, sinon je ne répondais de rien, je me mettrais à faire des conneries.

— Merde ! cria soudain Bams, à côté de moi. Il leva vers le ciel sa main gauche d’où le sang ruisselait.

— Ils t’ont amoché ? grinçai-je.

— C’est rien. Un pruneau qui a traversé la paume. Rien du tout je te dis. On en a vu d’autres.

La vue du sang me fit l’effet contraire à la plupart des individus. Je me sentis saisi d’une rage, quelque chose de carabiné. Je n’y voyais plus, je tremblais de tout mon corps et j’avais la gorge tellement serrée que j’étais incapable de parler, on m’aurait demandé mon nom, j’aurais été incapable de le donner.

Mais quand, en plus, il me vint à l’idée que cette bande de fumiers avait voulu me fusiller, je ne me tins plus.

— Prenez ceci, dit le curé.

Il me tendait un gros Luger, un de ces énormes pétards de l’armée allemande. À côté de ce machin-là, le Colt que les petits copains m’avaient barboté lors de notre arrestation ressemblait à un pistolet à eau. Cet aumônier, décidément, il avait le sens de l’opportunité, y a pas à dire. Peut-être avait-il vu dans mes yeux cette lueur glacée qu’y met le désir du meurtre.

Je saisis le flingue et sautai sur mes pattes.

Les trois Allemands étaient toujours le genou à terre et lâchaient consciencieusement leurs pruneaux sur le boqueteau. Lorsqu’ils me virent surgir, ils furent tellement épatés qu’ils arrêtèrent net les frais. Il y en eut un à qui cette hésitation coûta la peau. Je me fendis d’une bastos. Le mec lâcha sa canardière, porta les mains à sa gorge et se dressa tout debout, comme s’il venait juste de s’apercevoir qu’il avait posé ses fesses sur un nid de fourmis. Il fit un demi-tour et alla poser ses lèvres sur le sein de sa mère la terre.

Quand les autres virent ce joli travail, ils ouvrirent sur moi un de ces feux d’artifice qui comptent dans la vie d’un homme.

Les balles vrombissaient autour de moi. J’avais l’impression de m’être imprudemment aventuré, en plein midi, au milieu d’un essaim d’abeilles. Ça volait partout.

Je me tassai du mieux que je pus, à nouveau. Je me collai au sol. J’aurais voulu faire corps avec la terre, m’enfoncer en elle.

Resang de Deu ! cria soudain Bams, à côté de moi.

Je crus qu’il avait à nouveau morflé. Je tournai la tête vers lui. Il était, comme moi, couché dans l’herbe grasse mais bien moins aplati. Au contraire, il se levait lentement sur un de ses coudes. Dans sa main droite quelque chose luisait. C’était le couteau catalan.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? dis-je.

— T’en fais pas, répondit-il.

Sa main eut un petit geste sec. Une demi-seconde plus tard, il y eut un hurlement en face de nous, un hurlement horrible, suivi d’un gargouillis.

Comme par enchantement, la fusillade s’arrêta net. Je me relevai et regardai. Deux Allemands regagnaient en courant le camion qui nous avait tous amenés ici. Ils mettaient les voiles, ça ne faisait pas de doute, ils décrochaient. Si c’est tout ce qui restait de l’équipe, y a pas d’erreur, les copains inconnus avaient fait du beau travail.

Il n’y avait plus qu’un boche debout, si l’on peut dire, car il était plié en deux et il tenait son ventre à deux mains. Le manche de corne du poignard sortait de ses tripes.

C’était un jeune, et il pleurait à gros sanglots. Il n’osait pas enlever l’arme de la plaie. Il devait vachement souffrir.

On se releva tous et on se regarda avec des yeux neufs, des yeux où tremblaient la joie de vivre, d’être entiers. Il y avait de quoi, on venait de sauver le seul bien vraiment précieux : la peau.

— Venez, dit le curé.

Il nous fit signe de le suivre vers un petit sentier qui montait le long de la butte à laquelle nous étions adossés et qui se perdait sous les arbres.

— Minute, dit Bams.

Il revint sur ses pas, retourna du pied le cadavre du feldwebel et le fouilla. Je savais ce qu’il cherchait. En effet, il se retourna bientôt, triomphant, un énorme Mauser à la main et les poches pleines de chargeurs.

Puis il s’approcha du soldat qui pleurait toujours et le considéra un instant en hochant la tête. Je vis sa main se poser sur le manche de corne du couteau. Il tira d’un coup sec. Un flot de sang gicla. Le type hurla et chancela.

Bams, posément, essuya la lame avec le pan de la capote du troufion, referma son surin, le mit dans sa fouille et revint tranquillement vers nous, les mains aux poches.

Je n’avais pas un poil de sec.

*

Dans le bosquet, il y avait trois hommes, deux jeunes et un vieux, un type qui avait déjà dû se taper la campagne de 14–18 et à qui la présence des Chleuhs sur son propre territoire devait particulièrement taper sur les nerfs. Ils venaient d’un maquis voisin et étaient descendus exprès pour nous tirer des pattes de ces salopes. C’était le curé, qui était des leurs, qui les avait affranchis. Bien qu’ils ne nous connaissent pas et qu’ils ne sachent pas de quel groupe politique nous faisions partie — car déjà la politique commençait à foutre son virus dans cette histoire —, ils avaient pris une moto avec side-car et ils étaient tout de suite venus au baroud.

Ils trouvaient ça marrant, d’ailleurs, cette exécution à l’envers, exécutants exécutés. Naturellement, ils n’avaient pas amené leur brassard, ni leurs insignes. Ils avaient déjà eu trop de mal à passer au nez et à la barbe des gendarmes et des Frizés avec une mitrailleuse légère démontée, une mitraillette et un Colt. Ils s’étaient, pour la circonstance, habillés en plombiers. Peut-être, d’ailleurs, étaient-ils réellement plombiers dans le civil. Mais pour l’instant, ils étaient soldats, soldats sans uniforme, sans godasses, sans rien à briffer, des fois.

Bref, ça s’était bien passé et ils étaient en position une demi-heure avant notre arrivée sur le lieu du casse-pipe.

On trinqua largement à la bouteille de marc qu’ils avaient amenée, histoire de nous réchauffer un peu.

Il y avait de quoi, d’ailleurs. L’herbe haute était humide de rosée et je ne sais pas si c’est seulement le froid, mais je grelottais. Je pense aussi que la réaction nerveuse devait y être pour quelque chose. On ne passe pas tous les jours à la caponnière et question de s’en sortir, faut convenir que ça s’était jamais vu.

Un des jeunes mecs fit un rapide pansement à la main de Bams, celle que la balle avait traversée, avec une trousse de campagne anglaise qui était descendue du ciel par une nuit bien noire, c’était plus que certain. Puis on descendit vers la petite vallée où se trouvait la moto. Valait mieux, en effet, ne pas trop s’attarder sur le terrain de nos exploits. Les Chleuhs n’allaient pas tarder à rappliquer en nombre. Après un coup aussi fumant, fallait s’attendre à tout de leur part. Ils devaient être malades de rage. Ils n’en dormiraient plus la nuit. Il y a des gars qui en deviendraient aussi verts que leur drap d’uniforme.

Le curé partit avec les maquisards qui voulaient d’ailleurs à toute force nous amener aussi. Mais, nous, la question ne se posait pas de la même manière. On avait un travail à accomplir encore, et un travail sérieux. Le curé, bien sûr, il était drôlement brûlé sur la place. Il n’était plus en odeur de sainteté, mais pour nos zigues, le monde était vaste, il y avait encore des endroits en France où nous pouvions mettre les pieds.

Et puis, il faut bien le dire, j’étais pris par cette cadence de la guerre, par cet entraînement qui, sitôt sorti d’une aventure, vous précipite dans une autre, par ce besoin d’emmerder ces salopards, de les faire crever à petit feu ! Et aussi par la voix plaintive de tous ces morts que je traînais derrière moi.

On se quitta, les gars et nous, sans même nous être dit notre nom. C’était une époque où le nom d’un type, d’ailleurs, ne faisait pas grand-chose à l’affaire et où il valait mieux, même, qu’il soit ignoré de votre meilleur ami. On ne sait jamais.

On se serra la main une dernière fois, au bord d’un chemin creux, et, tandis que la moto pétaradait dans notre dos, Bams et moi, on reprit le chemin de la ville.

Derrière le brouillard du matin, le soleil apparaissait, comme une énorme orange. Il faisait froid.

Aussi, la première chose qu’on fit, en arrivant dans les faubourgs, ce fut d’entrer dans un bistrot et de se taper un cognac double, ne fût-ce que pour entretenir la tradition.

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