On était assis dans le bar de Fredo, Bams et moi. Raides à blanc, tout ce qu’il y a de plus fauchés. Et tristes, bien entendu, comme tous les gars qui n’ont pas d’oseille, parce que la joie, ça s’achète aussi, comme le reste.
Ça me faisait quelque chose de me retrouver là, après tant de temps écoulé. Plus d’un an. Il en était passé de l’eau sous les ponts de Paris, et des clients dans ce bar ! Il me semblait qu’une vie entière s’était écoulée depuis ce soir d’hiver où j’avais appris qu’Hermine me trompait. J’étais tout de suite parti en chasse, et la même nuit je l’avais abattue, ainsi que Meister, son amant, et un agent de la Gestapo parisienne. Et c’est comme ça que tout avait commencé. Avec la différence, cependant, qu’à cette époque je trimballais dans ma fouille un million, que j’avais gagné en vendant dix mille cercueils à l’Organisation Todt, laquelle prouvait ainsi qu’elle portait bien son nom. En outre, j’avais mon bon copain Jimmy avec moi, un drôle de mec qui était spécialisé dans l’attaque à main armée comme d’autres sont tourneurs ou fraiseurs chez Citroën.
Jimmy, je l’avais perdu en route, pendant que j’étais en cavale. Il s’était fait buter à Lyon à la suite d’un confus règlement de compte avec les Chleuhs qui n’aimaient pas beaucoup qu’on se balade avec un revolver.
Moi-même, je me demande encore comment je m’en étais sorti… Ce qui m’avais sauvé, peut-être, c’est que j’avais rencontré le major Bodager et que j’étais entré dans les services de renseignements.
Enfin, si l’on veut. Parce qu’à vrai dire j’étais un agent plutôt spécial, personne ne me connaissait, je ne connaissais personne, je ne relevais officiellement d’aucun service et mon job consistait essentiellement à faire sauter des installations au nez et à la barbe des Allemands et à fricoter avec eux pour pouvoir leur soutirer des renseignements. Lorsque j’avais besoin d’une information plus détaillée, je fauchais le plan, pas plus compliqué que ça.
Et j’avais aussi un autre boulot : tuer ! Tuer. Abattre froidement un mec que je n’avais jamais vu, simplement parce qu’il était dangereux pour un réseau ou pour ma sécurité personnelle. Et qu’est-ce que j’avais pu descendre, comme types ? J’en perdais le compte, c’est pas dur. Que de morts sur ma route ! Un vrai festival des macchabées.
Liquider un inconnu, qui ne m’avait rien fait et que j’avais jamais tant vu, n’était plus pour moi un assassinat, c’était devenu à peine un accident, un machin mécanique qu’on fait et auquel on ne pense plus.
Agent secret, je savais ce que c’est, désormais. C’est un métier de tigre, ça consiste à arriver silencieusement sur un bonhomme avec des semelles de feutre et à l’assaisonner avant qu’il ait pigé ce dont il retourne.
Avant la guerre, j’allais souvent au cinéma et qu’est-ce que j’avais pu en voir, des films d’espionnage ! c’est à ne pas croire. Là-dedans, les confrères, c’est tous des héros. On les voit s’amener chez le caïd d’en face, la gueule enfarinée, avec le Colt dans la main droite, la main gauche tendue pour recevoir les plans et le sourire d’un jules qui va trouver le père de sa promise pour lui demander la main de la fille.
Malheureusement, dans la réalité, ça ne se passe pas exactement comme ça. Je ne sais pas s’il y a des mecs qui ont fait ce boulot-là avec la conscience tranquille d’un facteur à la fin de sa tournée et qui n’ont jamais bronché d’une ligne. C’est bien possible. Il y a des dingues partout, même chez les cordonniers qui exercent pourtant un métier recommandé aux cardiaques et aux hypernerveux. Parce que moi, j’ai eu la trouille, une trouille affreuse, verte, celle qui vous hérisse tous les poils du corps, y compris ceux du bas-ventre, quand vous vous trouvez devant des flics bien baraqués, la gueule d’un flingue prêt à cracher ou un peloton d’exécution.
J’ai eu peur. Je suis pas différent des autres, je suis bâti de chair et de sang et, bien que je n’aie pas eu beaucoup de veine avec les femmes, je trouve malgré tout que la vie n’est pas dégueulasse au point de faire cadeau de la sienne au premier croquant venu.
J’ai eu faim, j’ai eu peur. J’ai passé des nuits blanches à errer, traqué, dans des villes dont toute la flicaille me recherchait. J’ai frémi d’épouvante devant le regard équivoque d’un passant inoffensif. J’ai obligé des gens à me planquer chez eux sous la menace de mon soufflant. J’ai fauché de l’essence, baisé des filles, assommé des flics, tué des miliciens et des Allemands, dont certains étaient d’aussi pauvres diables que moi — je parle des Allemands.
Alors, quand je dis que c’est le dernier des boulots, je sais de quoi je parle.
Il y a, bien sûr, des gars courageux. Je sais ce que c’est. J’en ai vu pendant la guerre, surtout dans les corps francs. Alors, ça aussi, je sais ce que c’est. Ou ce sont des mecs qui sont tellement bouchés qu’ils ne réalisent pas le danger, ou ils sont bourrés comme des cochons, pleins de gnole à l’éther, ou encore ce sont des émotifs qui prennent brusquement le coup de sang et qui fonceraient avec le même cœur sur une locomotive lancée à cent à l’heure. Mais ceux-là, c’est après qu’ils ont la frousse. Alors ils se mettent à trembler et à baver comme des idiots et, des fois, ils vont même jusqu’à faire dans leur froc. Le danger auquel ils viennent d’échapper leur donne le vertige. Ce n’est pas avec eux qu’on fait les héros historiques, c’est avec les premiers, ceux qui n’ont jamais rien pigé et qui ne pigeront jamais rien, jusqu’au jour où la dragée qu’ils recevront en pleine poire les forcerait à réfléchir, s’il n’était pas trop tard.
C’est à tout ça que je pensais, en remuant doucement mon verre de pastis, toujours clandestin. Parce que ça faisait huit mois qu’on était libérés mais ça n’empêchait pas les restrictions de continuer.
Et même, dans certains coins, on bouffait plus mal qu’avant. Sans doute que les boches, qui nous prenaient tout, avaient aussi emporté avec eux notre avenir alimentaire.
Dans les bars, les Amerlocks avaient remplacé les Allemands pour ce qui est de casser les pieds au modeste consommateur, et même ils étaient encore plus casse pieds, surtout quand la fille que le gars avait à son bras avait le malheur de leur plaire. C’étaient des frangins qui tiraient des coups de Colt dans les bouteilles pour trois francs cinquante et même moins que ça.
— Fredo, dit Bams, qui connaissait déjà le nom du patron, remets-nous ça.
Il avait la voix morne du gars dont la vie est à l’entrée d’un tunnel ou d’une impasse. Il était cafardeux en diable, ces temps-ci, Bams. C’est peut-être le soleil qui lui manquait.
Fallait dire que depuis qu’on était revenus à Paris, chargés d’honneurs militaires qui, comme chacun sait, rapportent des clous, il faisait un drôle de temps. Un mois de mars pourri que c’était !
Un ciel gris pesait sur Paris. Des rafales de vent balayaient les rues et les arrosaient de pluie, histoire, sans doute, de combattre la poussière. Un crépuscule blafard descendait sur la rue Pigalle, et on osait à peine allumer les lumières à cause des restrictions d’électricité auxquelles les types de Vichy, eux-mêmes, qui étaient pourtant des fortiches pour ce qui était de la ceinture, n’avaient pas pensé. Qu’est-ce que ça devait être, comme champion, le ministre du Ravitaillement de la Quatrième République.
C’était moche, moche. À peine s’il y avait deux ou trois clients au bar. La seule différence c’est qu’il était plus sombre qu’avant et qu’il n’y avait pas de rideau bleu devant les glaces. Mais Fredo avait les mêmes gestes, les mêmes attitudes et discutait sans doute, à peu de choses près, des mêmes questions, c’est-à-dire le prix du beurre et du tabac clandestins.
Seize mois de ça et le décor était le même, lui aussi. Il me semblait qu’Hermine allait pousser la porte et entrer. J’avais dans les oreilles le son de sa voix, j’entendais ses expressions favorites, je revoyais les yeux rieurs et son petit menton têtu. Et un soir de décembre, où il pleuvait, comme ce soir, je m’étais dressé devant elle comme la statue du Commandeur, et mon Colt avait aboyé.
Quelle andouille ! Après tout, mon malheureux copain qui, lui, par ma faute, avait laissé sa peau dans une aventure qui ne le concernait pas, avait raison ! Tout aurait pu s’arranger différemment. Avec un peu de patience, peut-être qu’elle serait venue toute seule dans mes bras, Hermine. Qui sait ce que pense une femme ?
Seulement j’avais voulu jouer les gros bras et j’avais été tout de suite embringué dans un engrenage vertigineux, dans lequel les coups de tabac s’enfilaient au bout les uns des autres.
Si je m’étais tenu peinard, si j’avais viré tranquillement Hermine, avec tout le pognon que je portais à ce moment-là, j’aurais pu faire comme les copains et me sucrer drôlement dans le marché noir. C’est pas dur, aucun de ceux que j’y avais connus jadis ne fréquentait plus le bar. Ils hantaient des endroits plus chics, du côté d’Auteuil et de Rassy. Ils étaient tous pleins aux as.
Dominique s’était engraissé dans le trafic des pneumatiques plus ou moins volés, Riton avait fait son beurre dans le beurre, précisément. Il n’y avait que Tony le Maigre qui était au bigne avec trois piges à se tirer, et encore il était tombé pour mac en état de récidive légale. Ça ne l’empêchait pas d’avoir trois souris qui tapinaient pour lui.
Et moi ? Moi, j’avais été si remué par la Libération, si enthousiasmé de penser que je n’avais plus besoin de me cacher, que j’emmerdais n’importe quel flic parce que les gens à qui j’avais l’habitude de chercher des crosses étaient en taule à ma place et que personne n’avait songé à recauser de la triste fin d’Hermine, pour laquelle, d’ailleurs, je bénéficiais de l’amnistie parce qu’en fait, c’était une collaboratrice, puisqu’aussi bien elle mettait ses fesses en société avec un mec de la Gestapo.
On s’était lancés, Bams et moi, dans une java sordide. On avait établi nos quartiers dans le meilleur hôtel de Perpignan, je veux dire le plus cher, parce que sur la question confort il y a beaucoup à dire, et en avant. À nous les filles et le banyuls !
Les filles, ça, on ne peut pas dire, on les avait eues. Le banyuls aussi. Et Bams avait même récolté une chaude-lance, par-dessus le marché, qui lui avait coûté dix sacs de thérapeutique.
Là-dessus, on avait glané quelques décorations, comme tout le monde, parce qu’à cette époque-là c’était à la mode et elles pleuvaient. N’importe qui se permettait de décorer n’importe qui, lequel en faisait immédiatement autant à titre réciproque. Il aurait fallu être une patate pour se gêner. D’autant plus que c’était beaucoup porté et que le mec qui n’avait pas ça accroché au revers passait pour une cloche. Natur’ les collabos planqués mettaient un point d’honneur à être plus décorés encore que les autres. Et c’étaient ceux qui ne l’étaient pas qui passaient pour des suspects.
Évidemment, après six mois du régime grands restaurants, poules de luxe, bistrots chics et tournées générales, sans parler de l’avaro arrivé à Bams, on avait commencé à se sentir légèrement raides et moi, voyez-vous ce que c’est que l’habitude, je ne voulais plus reprendre le braquage, bien que ce soit un métier qui commence à être diablement florissant, avec celui de faux poulet.
On a raison de dire, par conséquent, que rien ne vous gâte un homme comme le luxe et les honneurs. Le truand le plus coriace devient très vite un bourgeois, plus bourgeois encore que les autres. Ça et l’amour, y a pas pire.
Et puis, à Perpignan, où nous étions considérés comme des gros messieurs, je ne voulais pas me mouiller dans une sale affaire. Je tenais trop à la considération publique, quoique la moitié des gens ne valent pas plus cher que moi et qu’ils ne soient empêchés d’en faire autant que par la frousse du gendarme.
Alors on avait décidé de revenir à Paris, Bams et moi, parce que c’est une ville où il y a de la ressource, sur tous les plans. Et aussi, peut-être, parce que quelque chose m’y appelait.
Quelque chose que les gens qui écrivent dans les livres appellent le souvenir…
Et voilà pourquoi on était ce soir dans le bar de Fredo !
Dehors la pluie dégringolait de plus belle.
Je vous dis, ça ressemblait bougrement au soir néfaste où j’avais déquillé ma femme. À travers la vitre, on voyait les gens se bousculer sur les trottoirs, se heurter de leurs parapluies. Et ça devait les emmouscailler sévèrement.
Bams sortit son portefeuille et en tira mille balles qu’il tendit au bougnat.
— C’est le dernier, le tout dernier, soupira-t-il. Faudra quand même se décider à quelque chose.
On a raison de dire qu’il n’y a que le premier pas qui coûte. Je sentais très bien que si je réussissais à mettre le pied à l’étrier ça marcherait ensuite comme sur des roulettes. C’est un coup à prendre, voilà tout.
Or, depuis plus de deux mois qu’on était de retour, rien à faire. Comme j’avais vraiment à Pigalle trop de souvenirs, et des cuisants, comme d’autre part les flics de Paname sont de drôles de chinois qui sont toujours en train de vous chercher des poux sur la tête et que je n’aimais pas ça, on avait décidé de changer de coin.
Moi, j’habitais un hôtel de Montparnasse et Bams la porte d’Orléans. Valait mieux, de toute manière, ne pas habiter le même hôtel pour des raisons très particulières : si un jour, à la suite d’une salade quelconque, l’un d’entre nous était obligé de se trotter avec les poulets aux trousses, il pourrait trouver chez l’autre une planque, au moins provisoire.
C’est un métier dans lequel il faut tout envisager. Au début, j’avais hésité à expliquer à Bams quel avait été mon premier métier et surtout que je comptais le reprendre.
Il n’avait pas tiqué.
— Et après ? qu’il avait dit. Ça ne nous changera guère du boulot qu’on a fait pendant l’Occupation avec la différence qu’on prendra sans doute davantage de pognon et qu’on aura moins d’emmerdeurs à nos trousses.
— Ouais ! répondis-je, mais c’est moins honorable.
Bams avait haussé les épaules.
— Au point où j’en suis, avait-il répliqué, je ne vois pas très bien ce qui me retiendrait. J’ai que ma peau à défendre et, par conséquent, ma croûte. Quand je serai raide, qui c’est qui viendra me faire bouffer ? Puis, je te l’ai dit, dans cette guerre, j’ai tout perdu, ma femme, mon honneur, mes scrupules. Encore de la veine que j’en aie ramené ma carcasse.
Malheureusement, j’avais perdu la main et le goût. On erra je ne sais plus combien de nuits dans les quartiers les plus invraisemblables et on rencontra je ne sais combien d’occasions.
Hé bien, c’est marrant, chaque fois je me disais : ce coup-ci, ça y est. Le mec qui vient là-bas, il y a droit, je le braque. Je sortais mon feu de ma poche intérieure, je le glissais dans celle de mon veston et je fonçais dans le brouillard. J’allais carrément trouver le gars, qui, en me voyant approcher, la main dans la fouille et l’air menaçant, pigeait tout de suite de quoi il retournait. Seulement voilà, je ne sais pas ce qui se passait : lorsque j’étais à un mètre de lui, je me sentais tout chose, tout mou, et la première chose que je lui demandais, c’était pas son maroquin, mais l’heure, du feu, ou une rue voisine, jamais son fric.
J’osais même pas sortir mon feu.
Naturellement, Bams, il n’y comprenait plus rien. Chaque fois je revenais en lui disant :
— Ras celui-là. Il a l’air trop miteux.
À croire que Paris était exclusivement peuplé de cloches.
Il finit par comprendre le topo, Bams, bien sûr. Lui aussi voulait se foutre carrément dans le bain, il en avait par-dessus les yeux de ces tergiversations. Ça l’énervait tellement qu’il faillit en tomber malade.
Et qu’est-ce qu’il me laissait tomber comme engueulade ! disant qu’il ne me reconnaissait plus, que c’était pas possible, que je devais couver la typhoïde et me demandant si je n’avais pas perdu mes parties dans la bagarre avec Consuelo. Il m’empoisonnait tellement qu’un beau jour je lui dis :
— Et pourquoi que tu commences pas, toi, puisque t’es si costaud !
— D’accord ! qu’il répondit, furax.
On essaya le soir même. Ce fut pire. Bams s’approcha du type, sortit son feu, puis, épouvanté par son geste, tourna les talons et s’en fut ventre à terre, comme s’il avait eu toute une brigade de flics au cul !
Il en perdit même son Colt. On ne se retrouva que devant le zinc du Dôme parce que moi, évidemment, j’avais été obligé d’en faire autant. Le zigue qu’on avait été menacer, il avait dû penser qu’il avait eu affaire à des amateurs et qu’il l’avait échappé belle, ce qui, dans un sens, était vrai.
Mais alors, là, ce fut mon tour de rigoler. Et je dois avouer que si Bams ne me reconnaissait pas, je ne le retrouvais pas davantage. Bas d’erreur, il y avait quelque chose de changé. Alors, en définitive, on s’était regardés tristement et on n’avait plus rien osé se dire. Quelque chose de notre passé commençait à s’estomper. Bientôt, ce ne serait plus qu’un souvenir.
— On vieillit, conclut tristement Bams.
Et c’était vrai, pourtant. Ce sont des trucs auxquels on ne pense pas assez. Peut-être aussi que c’est mieux comme ça.
Seulement, maintenant, vieillis ou pas vieillis, on commençait à tirer le diable par la queue. Et moi j’aime pas du tout ça !
J’en étais là de mes réflexions plutôt sinistres lorsque la température commença à monter sérieusement, au comptoir, entre deux des trois clients précoces.
— Me racontez pas d’histoires, mon pote, disait l’un, un gros type gras à l’aspect trop riche de trafiquant. La Résistance, je sais ce que c’est, vous pensez. J’ai banqué pour plusieurs réseaux et j’ai distribué des tracts.
Il n’avait pourtant pas la gueule à ça, ce mec ! Il ressemblait plutôt à Monsieur Pantoufle.
— Et de quel côté ? ricana l’autre, qui ressemblait à un crayon, avec le visage étroit et osseux d’un hérédo alcoolique.
— Ben… je sais pas, moi… au maquis de la Corrèze, par exemple. Et j’en ai vu des trucs, je vous prie de le croire.
— Je ne sais pas ce que vous avez vu. Mais ce que je sais, c’est qu’il y avait là-dedans une belle bande de crapules.
Le résistant de septembre crut en claquer d’indignation.
— De crapules ? clama-t-il.
— Y avait de tout, dit placidement Fredo, qui tenait à ménager la chèvre et le chou, du brave monde et du pourri, comme partout. Et d’ailleurs ça dépendait des groupes.
Pour ma part, je savais que c’était Fredo qui avait raison. Ça tombait sous le sens, faut de tout pour faire un monde et faut dire aussi que pas mal de truands avaient profité des circonstances pour se bourrer les poches. À ceux-là, je ne leur jetais pas la pierre. Si je n’avais pas eu mon million sur moi et que je n’aie pas rencontré Bodager, j’aurais peut-être fini par faire comme eux. Puis, là-dessus, les boches avaient démoli mon vieux Jimmy et ça, ça m’avait donné des sentiments nouveaux. C’est ça qui m’avait donné le cœur à l’ouvrage.
Les deux types continuaient à discuter de plus en plus fort, l’un racontant comment il était passé à travers un barrage allemand avec un paquet de tracts sous le bras, l’autre comment il avait été emballé par la Gestapo qui l’avait pris pour un autre mec mais l’avait relâché le soir même.
— … Et sans me dérouiller, ajouta-t-il fièrement, comme si c’était un acte de courage de sa part. Polis et tout. Je suis sorti de là la tête haute et j’ai jamais eu les foies. Tandis que j’en connais…
Pauvre con ! Jamais eu les foies ! Ils me faisaient doucement marrer avec leurs salades, cette paire de pieds plats. Ils faisaient encore partie de cette majorité d’abrutis qui se targuaient de résistance parce qu’un jour ils avaient marché sur le pied d’un Allemand et que le boche s’était excusé parce qu’il était plus poli qu’eux.
C’est incroyable le nombre de mecs qui se croyaient des droits à la médaille de la Résistance. Sans parler de la multitude d’embusqués qui s’étaient engagés dans les F.F.I. lorsqu’ils avaient été bien sûrs que le dernier boche était en deçà de Strasbourg ou soigneusement bouclé. Ils me fatiguaient tellement que je commandai une autre tournée.
— Je ne suis guère plus riche que toi, répondis-je à Bams, et même je ne sais pas si j’ai encore cinq cents balles devant moi. Ça commence à la foutre mal, je me demande comment qu’on va s’en sortir si on ne trouve pas une combine. On pourrait quand même bien essayer le braquage une fois de plus.
— Tout ça, c’est du mégotage, dit Bams en hochant la tête. On risque cinq ans de taule, plus la trique, pour faucher le portefeuille, peut-être vide, d’un gars. Nous ressemblons à des escarpes.
— Je l’admets, répliquai-je. Avec Jimmy, on s’y prenait d’une autre manière, on allait braquer, à coup sûr, des employés de banque, des encaisseurs. On était rencardés de première sur chaque affaire. Seulement, pour ça, faut quelques capitaux d’avance, pour pouvoir tenir quelque temps. On a été des vrais caves de bouffer tout ce fric à Perpignan.
— C’est pas la peine de revenir là-dessus. Y a rien à faire. Quand on a de l’oseille, on ne pense jamais au lendemain, on a toujours l’impression que ça ne finira jamais.
— On verra bien, dis-je, mais ce soir même il faut faire quelque chose. Autrement on finira sous les ponts ou chez Fradin. Mais pour l’instant, foutons le camp d’ici. Ces héros, au zinc, me cassent les klaouis et, de plus, cette atmosphère sombre me fout le cafard. J’ai trop de souvenirs, dans ce coin.
Je me levai, payai la casse et me dirigeai vers la porte. En passant, je serrai la main à Fredo, qui, discret comme d’habitude, ne prit pas la peine de me demander ce que je fabriquais ni d’où je venais, depuis si longtemps.
Puis je me tournai vers les acrobates :
— Et on vous a pas élus députés, avec un pedigree pareil ? dis-je avec un regard faussement naïf.
Le gros s’étouffa dans son pastis. Il tira la langue, devint écarlate et cessa de respirer, sortant des yeux de crapaud.
J’ouvris la porte et je me trouvai nez à nez avec Bodager, qui entrait.
Je fis un tel saut en arrière que j’écrasai les orteils de Bams qui était dans mon dos. Je restai bien trente secondes sans réussir à parler, tant la surprise me coupait les moyens.
— Hé ben ! finis-je par dire, hé ben !
C’est tout ce que j’avais trouvé.
Il n’avait pas changé, Bodager. Il était toujours aussi grand, aussi maigre et aussi froid. Ses cheveux grisonnants étaient plaqués sur sa tête nue. Il portait un costume gris et un pardessus jaune, genre poil de chameau. Il me regarda avec son sourire cruel.
— Et alors ? dit-il. On dirait que vous venez de voir le fantôme de votre belle-mère. Vous avez quelque chose contre moi ?
— Ras du tout, au contraire, répondis-je en lui serrant la main. C’est la surprise. Du diable si je songeais à vous maintenant. C’est le dernier endroit où j’aurais pensé vous rencontrer.
— Ce n’est pas la même chose pour moi, répliqua l’agent secret. Je savais que j’avais des chances de vous trouver ici. Mais ne restons pas sur le pas de cette porte. Entrons prendre un verre.
Pour lui, naturellement, ce fut du cognac, tandis que Bams et moi on remit ça au pastis.
— Vous pouvez dire que vous avez de la chance, dans ces conditions ! ricanai-je, parce que je ne fous plus les pieds dans ce bistrot. C’est la première fois depuis que je suis de retour à Paris et il y a des chances pour que ce soit la dernière. Il y a trop de fantômes ici, à mon goût. En outre, j’y suis trop connu et j’ai horreur des gens qui posent des questions ou qui vous regardent avec des yeux de merlan frit.
— Je suis bien de votre avis.
— Et puis, on se tirait. Vous nous avez rencontrés pile sur la porte, c’est un coup de pot.
Tout le monde la boucla parce que Fredo arrivait avec les consommations.
Ainsi, Bodager nous cherchait. Qu’est-ce qu’il avait encore à nous raconter ? La guerre était finie, les boches écrasés, la milice en taule à peu près au complet. Alors ?
Bodager se renversa sur la moleskine, les yeux au plafond. Il n’avait plus du tout son allure de libraire de province, lettré comme un chanoine. Il avait bien l’allure inquiétante des gens de sa profession. Je regardais le pli ferme de sa bouche. On devinait, sous cette nonchalance affectée, la souplesse et la cruauté d’un félin. Exactement la gueule du mec qui ne recule devant rien.
— Vous aussi, Maurice, dit-il doucement, d’une voix neutre, sans quitter le plafond sale des yeux, vous aussi, vous avez eu de la chance. Vous vous en êtes bien tiré. Et pourtant je vous prie de croire que nous avons perdu du monde, dans le Service, pendant cette damnée guerre. Et des caïds.
— J’ai eu de la veine dans un sens, répliquai-je. Mais à part lorsque j’ai buté le chef de la Milice catalane, tout le reste n’a servi à rien. Les Anglais sont venus bombarder le camp d’aviation de Fréjorgues juste comme je venais de faucher les plans. Même que j’ai failli laisser ma paillasse dans ce badaboum. Donc, ce que j’avais fait était parfaitement inutile. À Leucate, il a fallu que j’abatte la seule femme qui aurait, sans doute, pu être quelque chose pour moi, pour récupérer des plans, dont on ne s’est pas servi. L’aviation n’est même pas venue pilonner les installations, le débarquement n’a pas eu lieu dans le coin. Ce sont les boches eux-mêmes qui ont fait tout sauter en s’esbignant.
— C’est vrai, sourit Bodager. Vous n’avez pas de veine avec les filles. Mais il vaut mieux ne pas avoir de veine avec les filles et en avoir dans le boulot, parce qu’avec les femmes, si vous risquez votre vie sentimentale, avec le reste vous risquez votre peau. C’est vite pris un chargeur, vous savez ?
— Si je le sais ?
C’était vrai, je me demandais pourquoi, tout à l’heure, j’avais envoyé des vannes à ces types du bar qui, maintenant, nous lorgnaient d’un sale œil, sans oser, toutefois, venir me demander des explications. Mon boulot et rien, c’était la même chose. J’avais risqué mon cuir gratuitement, pour des clopinettes, sauf que ça m’avait rapporté pas mal d’argent. Après tout, dans toute cette trame, ténue et solide comme de la soie, qu’était la guerre dans l’ombre, ce gros à lard, en donnant de la galette aux maquis et en passant des tracts, avait peut-être été plus utile que moi. Et l’autre acrobate aussi. Moi…
Je l’expliquai à Bodager, qui fermait à demi ses yeux de chat et souriait toujours.
— À rien, dis-je, j’ai servi. À moins que rien.
— Ne dites pas de bêtises, répliqua l’Amerlock. Tout le monde a servi à quelque chose, même ceux qui n’ont rien fait et se sont contentés de penser comme nous et de nous attendre, chaque nuit, autour de leur poste de radio. Tenez, un soir, des officiers allemands en java avec des poules sont venus boire un verre sur une petite plage du Midi qui n’était pas encore occupée. Ils avaient laissé leur Mercedes devant la porte du bistrot. Des gosses de quinze ans sont revenus chez eux chercher le sucre de leur ration et ils l’ont foutu dans le réservoir. Les boches n’ont pas dû aller bien loin. Qu’est-ce que vous dites de ça ?
— Rien.
— Ça a l’air d’être un geste gratuit, une blague de gamins, et c’est sans doute dans cet esprit que ces enfants l’on fait, rien que pour emmerder les Allemands, sans plus. Ça aussi, c’était apparemment inutile. Eh bien, les officiers avaient sur eux des ordres de mission et ces simples morceaux de sucre ont flanqué la pagaille dans toute une compagnie, retardé son départ de deux jours. Et vous savez ce que c’est que deux jours de retard, sur la ligne de feu ? C’est avec des détails aussi futiles qu’on gagne une bataille.
Moi, je voulais bien le croire, bien sûr. Mais pour ma part, mon rôle n’avait eu aucune espèce de retentissement. J’avais été doublé à chaque coup.
— Et Colette, votre ex-femme, que vous avez abattue parce qu’elle avait balancé des flics français à la Gestapo et risquait par conséquent d’en balancer d’autres ? Et le nommé Pourguès, à Perpignan, qui avait fait fusiller des cheminots pour leur apprendre à aider des hommes traqués à échapper au supplice ou à la déportation et que vous avez abattu, une nuit, à sa fenêtre ? Vous trouvez que ce n’est pas du travail ? C’est de l’excellent boulot, mon petit, vous avez débarrassé le pays de quelques sales bêtes, je ne veux pas les citer toutes, qui étaient capables de faire encore bien du mal et de provoquer la mort d’un tas de braves types.
— Il a raison, dit Bams. On n’a pas tout à fait perdu notre temps. T’en fais pas.
— Notre boulot, mon vieux, continuait Bodager, ce n’est pas du boulot spectaculaire, au contraire. Plus c’est discret, mieux c’est fait. Mais c’est du travail léché, où l’on ne laisse rien au hasard. Et, croyez-moi, ce n’est pas du labeur inutile.
— Bon, dis-je, mettons qu’on soit des héros, Bams et moi. À quoi ça a servi ? À rien. Sauf qu’on est peut-être un peu plus libres, mais il n’y a toujours rien à croquer, les flics sont plus insolents que jamais, les mêmes qui serraient les fesses à la Libération, et les faisans relèvent la tête.
Je fis signe à Fredo de nous remettre ça.
Le raisonnement de Bodager m’avait un peu calmé. Cependant, je ne pouvais pas arriver à me débarrasser de mon cafard. Peut-être était-ce la pluie, qui battait toujours les vitres, ou le mauvais éclairage du bistrot, ou cette atmosphère louche que les néons, sous la flotte, donnent à une rue. Peut-être aussi étaient-ce ces souvenirs que j’avais remués en évoquant les fantômes qui ne cessaient de me coller aux fesses ? Hermine… Colette… Jimmy… Consuelo…
Et puis faut dire aussi que les années s’accumulaient sans qu’on y prenne garde, et ce qui semblait autrefois le parangon des lieux de plaisir devient un endroit où on s’emmerde ferme. On s’imagine que c’est la boîte qui a changé, alors que c’est seulement nous.
On n’a plus la même conception des choses, on les voit d’un autre œil, on n’a ni les mêmes goûts ni les mêmes besoins. Et trop de souvenirs qui pèsent sur les épaules.
Autre chose, c’est que les seize mois que je venais de passer à me bigorner avec les uns et les autres, à être, dans mon propre pays, plus étranger qu’un Allemand, à me demander si ce type, qui venait à ma rencontre, n’était pas un poulaga, à tirer des coups de pétard et à en recevoir, m’avaient drôlement mûri. Et le matin, lorsque je me regardais dans une glace, je retrouvais devant mes yeux un visage que je reconnaissais mal : des traits durs, creux, accentués et, sur les tempes qui commençaient à se dégarnir, une bonne collection de cheveux blancs, j’étais encore un homme jeune, je n’étais plus un jeune homme.
Et Bams c’était pareil, Bams, qui, comme moi, avait vingt-cinq ans en quarante…
— Ne vous en faites pas pour ceux-là, répondit Bodager, ils ne sont pas très dangereux. Il y a bien pire et c’est pour ça que je suis venu vous trouver, comme à Lyon, Mordefroy était venu vous trouver quand vous êtes entré dans mon organisation. J’ai de nouveau besoin de deux gars solides, décidés et qui, ayant tout perdu déjà, n’aient plus rien à perdre.
Il alluma une nouvelle cigarette et regarda le plafond, à nouveau. On aurait dit qu’il voulait éviter mon regard.
— Je vais vous raconter une bonne histoire, continua-t-il, après avoir fait renouveler les verres. Je sais pas mal de choses sur votre compte à tous les deux. Je peux vous dire ce que vous avez fait de A jusqu’à Z, depuis seize mois. Je suis au courant de tout. Vous m’en avez raconté la majeure partie, d’accord, mais vous ne m’avez pas tout dit. Or, je n’ignore rien, ce qui prouve que je sais, moi aussi, me renseigner. Vous avez omis, notamment, de me parler de Bolduc, une cloche qui travaillait à Leucate pour les Allemands et que vous n’aviez pas le droit d’abattre. Et cette fille-là, comme l’appelez-vous ? Consuelo, c’est ça ! Pourquoi l’avez-vous descendue ?
Je le regardai, les sourcils froncés.
— Écoutez, Bodager, dis-je en gardant mon verre dans la main, après avoir bu trois gouttes, dites-moi un peu ce que vous comptez faire et pourquoi vous me dites ça ? Vous avez reconnu vous-même que c’était du bon boulot, jusqu’à présent, qu’on avait fait. Je ne sais pas s’il était bon ou mauvais, mais ce que je sais c’est qu’il fallait se le farcir.
— Vous avez claqué à Perpignan, en quelques mois, avec des filles et des débauchés, non seulement la galette que je vous avais donnée, celle que vous aviez piquée aux Allemands, mais aussi le million, ou presque, qui constituait votre fortune personnelle. Un soir où vous étiez particulièrement noirs, un type vous a insultés. Votre ami Bams l’a balancé dans la rivière. Fracture du crâne. Il est mort en arrivant à l’hôpital. Personne ne vous avait vus, personne n’a rien dit. Comme le type était un ivrogne notoire, on en a conclu qu’il avait eu un accident et qu’il s’était jeté lui-même dans la Basse. Vous savez, les flics de province… Seulement, précisément, vous étiez en province et nous étions revenus à la légalité. Plus moyen de parler d’exécution sommaire, surtout à des magistrats qui, n’ayant rien foutu pendant la guerre, pouvaient difficilement admettre ces choses-là. Il faut y être passé.
Cet homme était le diable !
Comment pouvait-il savoir tout ça ?
— Si on vous épingle sur ce truc-là, ça vous coûtera cher. Vous ne pourrez pas alléguer un règlement de comptes. Cet homme, pendant l’Occupation, s’était tenu parfaitement bien. Correct. Aucun reproche à lui faire. Qu’est-ce que vous dites de ça ?
— Ne répétez pas tout le temps : qu’est-ce que vous dites de ça ! s’exclama Bams, agacé. Videz plutôt votre sac et dites-nous ce que vous comptez faire. Nous balancer ?
Bodager hocha la tête.
— Je ne balance personne, dit-il paisiblement. Lorsqu’un type ne me plaît pas, je…
Et, du doigt, il imita le geste qui consiste à appuyer sur une gâchette de revolver.
— Je le sais, dis-je, je vous ai vu au travail. Si vous ne le faites pas, il se trouve toujours quelqu’un dans votre entourage qui s’en charge, même quand ce copain s’appelle Maurice. Alors, que comptez-vous faire, je le répète ? Allez-y.
— Vous embaucher, dit le major. Je vous l’ai déjà dit, j’ai besoin de vous.
— Encore ! s’exclama Bams. Qu’est-ce qu’il faut faire, cette fois ? C’est encore du baroud à la clef ?
— Je pense bien, dit Bodager, après un temps, lorsqu’il eut avalé d’un trait son second cognac double. Pas un baroud aussi dangereux que celui que vous venez de traverser, mais plutôt carabiné tout de même. Les conditions de travail sont à peu près les mêmes sauf que, même si un flic vous emmerde, vous ne devez pas le flinguer. Vous devez toujours être aussi clandestins, ne jamais dire pour qui et pour quoi vous travaillez, et vous glisser dans l’ombre de la même manière.
— Merde ! dis-je. Alors on n’en sortira jamais ? On est définitivement tricards ?
Bodager ne répondit pas.
— Naturellement, ajouta-t-il, vous serez bien payés. Ça vous va ?
La question galette acheva de me décider. D’abord, outre que les flancs de mon portefeuille étaient si serrés qu’on aurait dit qu’on les avait collés, je commençais à m’ennuyer et à perdre vraiment les pédales.
— Ça va, dis-je. Mais comment saviez-vous qu’on allait accepter sans même savoir de quoi il retourne ?
— C’est facile, dit l’Amerlock. D’abord je vous ai vus à l’œuvre tous les deux et je suis assez psychologue pour savoir que vous êtes de véritables aventuriers. Ensuite, je savais très bien qu’en vous racontant ce que je vous ai raconté, vous marcheriez tout de suite.
— C’était du chantage, alors ?
Bodager écrasa sa cigarette dans le cendrier sur lequel la réclame d’apéritif, effacée pendant la guerre, commençait à réapparaître.
— N’employez pas ce mot-là. Du reste, vous savez aussi bien que moi que dans notre travail tous les moyens sont bons et seule la fin justifie les moyens.
Il soupira et hocha tristement la tête.
— Enfin, dit-il, j’en ai dit assez et vous me connaissez bien. Vous savez que je fais partie d’une boîte dans laquelle on ne se retire pas des affaires après fortune faite ou lorsqu’on en a marre. On ne lâche pas le Service comme on veut. J’ai quelques amis. Vous connaissez l’un d’eux, notamment. Il m’est très dévoué. Il s’appelle Barthélémy.
Si je le connaissais ! C’était ce brave garçon, toujours vêtu d’un blouson de cuir sous lequel il dissimulait une petite mitraillette, qui avait abattu Claudine sur la route, entre Lyon et Vienne, lorsque, à cause de cette tordue, j’avais failli me faire envelopper par les Chleuhs. Un tueur, un vrai, et je m’y connaissais, un type qui ne parlait jamais, même pas pour dire bonjour ou bonsoir. Lorsque je songeais que Bodager serait capable de lancer cette bête fauve à nos trousses, j’en tremblais.
— Je vais vous donner à chacun cent mille francs, dit Bodager, en me passant une liasse, et je vais vous expliquer l’histoire. Il s’agit d’un homme extrêmement dangereux qui dirige un vrai gang d’ex-miliciens. Mais la première recommandation que je vous ferai, avant tout, c’est de ne jamais mêler la police à ces histoires et de garder pour tout le monde la discrétion la plus absolue, quoi qu’il arrive.
Je regardai au-dehors. La nuit était complètement tombée. Un vent aigre chahutait les parapluies des passants et faisait grincer les enseignes. Jusqu’ici on l’entendait siffler.
Ainsi voilà que ça recommençait ? On ne se sortirait jamais de cette histoire, alors ?
Je glissai machinalement l’argent dans ma poche intérieure et je rencontrai la tiédeur amicale de mon feu sous mon aisselle.
La porte s’ouvrit et deux types entrèrent, des mecs plutôt costauds, avec des chapeaux à bords larges et des gabardines américaines, verdâtres.
— Le gang de la Milice, disait Bodager, est dirigé par un certain Keller, un Alsacien qui…
Je m’aperçus alors seulement que les inconnus, au lieu de s’arrêter devant le zinc, avaient continué et se tenaient debout devant nous à trois mètres. Je levai les yeux à temps pour m’apercevoir qu’ils avaient chacun un gros revolver à la main.
J’ai pas la tête dure, moi. J’ai eu trop souvent, dans ma putain de vie, un flingue braqué dessus pour n’avoir pas de réflexes. Je me laissai tomber de la moleskine et roulai sous la table, tant pis si je me faisais des bleus. En même temps, comme je n’avais pas encore tiré ma main de ma poche, j’arrachai mon Luger.
— Bonjour, Bodager ! dit une voix inconnue.
Il y eut trois coups de feu et quelqu’un me dégringola dessus.
J’étais dans le noir, le nez dans la sciure de bois, une godasse coincée dans les pieds de la table et un poids énorme juste sur ma tête.
Il y eut encore trois coups de feu, immédiatement suivis d’un cliquetis de verre cassé.
— Ah ! merde ! fit la voix de Bams.
J’essayai de crier, mais je ne le pouvais pas, je continuais à bouffer la sciure de bois. Je me débattais de toutes mes forces. La trouille me serrait les tripes. Il me semblait que ce coup-ci j’allais y passer et qu’on allait me saigner aussi aisément qu’un cochon, avec ce poids énorme sur la tête qui m’empêchait de voir et de respirer.
Du coup, je me mis à ruer avec l’énergie du mec qui est en train de boire la tasse, avec l’idée confuse et probablement fausse que si je renversais la table je m’en sortirais, ce qui était loin d’être prouvé.
De cette manière j’arrivai à expédier un coup de pied maison dans les tibias de quelqu’un.
— Aie ! fit Bams, attends un peu, quoi ! J’arrive.
Le poids qui pesait sur ma tête disparut. Je me retournai et ouvris les yeux. Le poids, c’était Bodager et Bams le relevait, l’asseyait sur la banquette d’une seule main. C’est dire qu’il était plutôt costaud, mon copain. Dans l’autre main, il tenait son flingue, encore fumant.
Je sautai sur mes pieds, d’un bond. Mes tempes battaient et mes oreilles sifflaient. J’étais au quart de poil de l’asphyxie.
Je regardai autour de moi, dans le bar. Il n’y avait plus personne, mais alors personne, même pas le chat de la maison qui avait foutu le camp Dieu sait où. Fredo, tel que je le connaissais, devait être planqué sous le comptoir. Quant aux trois clients qui étaient au zinc au moment de l’affaire, leur courage de résistants de septembre les avait incités à aller voir ailleurs si le pastis était buvable. Ils avaient dû se trotter dès les premiers coups de feu.
— Bodager a dérouillé, dit Bams, en maintenant l’Amerlock assis sur sa chaise. Faut appeler la police.
— La police ? dis-je, t’es pas dingue ? Tu sais ce qu’il a dit ? Silence et discrétion. Il faut cavaler nous-mêmes derrière ces mecs-là et tout de suite encore, parce que si on tombe dans les pattes des poulets, avec leur manie d’interroger les gens pendant des heures, nous ne sommes pas sortis de l’auberge.
Bodager avait reçu deux pralines en plein buffet : il haletait. Je m’aperçus alors que le revers de mon veston était couvert de sang.
L’agent secret me regarda, sourit et nous fit signe avec la main de décamper.
Je rangeai mon feu, en conseillant à Bams d’en faire autant, parce que ce n’est pas très conseillé de se balader rue Pigalle à sept heures du soir avec un soufflant dans la main, que personne ne prendrait pour un parapluie. Puis je me ruai vers la sortie avant que Fredo et les autres vivants de la boîte aient réussi à sortir de leur planque.
La glace de la porte gisait en morceaux. La balle avait dû la prendre en séton pour faire un tel gâchis, car autrement les pruneaux passent si vite à travers le verre qu’ils y font à peine un trou rond et étoilé.
— C’est toi qui as fait ça ? dis-je à Bams.
— Oui, dit-il. Je leur ai expédié trois dragées. J’en ai pas touché un. Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est de casser la lourde.
— T’occupe pas de la lourde.
On se précipita au-dehors. Déjà, devant la porte, quelques personnes commençaient à se rassembler.
— C’est encore de la veine qu’aucun passant n’ait sucé ta praline, dis-je, sans quoi tu verrais ce ramdam. Ceux-là, c’est des curieux, c’est tout.
On tourna à droite vers la place Pigalle, et en allongeant le pas je vous prie de le croire, avec dans le dos, ce sale frisson de l’inquiétude. Il me semblait toujours que j’avais les poulets sur les talons ou que j’allais me trouver nez à nez avec quelques malabars de la Préfecture qui se feraient un plaisir de m’assommer avant de m’embarquer.
Le bon peuple rassemblé devant la porte nous regarda partir avec curiosité, mais personne n’osa nous dire quoi que ce soit. Quand il y a eu des coups de pétard quelque part, vaut mieux pas s’en mêler. Et nous, pour l’instant, on n’avait qu’une hâte, c’était de quitter cet endroit malsain et au plus tôt, avant que les cars de Police-Secours, dont on entendait rugir la sirène, rappliquent avec leur armée de bagarreurs.
Je hâtais le pas, fallait voir, et Bams aussi. On allait vers la place Blanche lorsque je vis devant nous, à cent mètres, deux types qui fonçaient comme nous et qui, de dos, ressemblaient bougrement aux deux salopes qui avaient flingué Bodager.
Ce n’est pas tellement que je sois plus physionomiste qu’un autre, mais dans ce genre de circonstances, lorsqu’on a vu deux mecs devant soi, le pétard à la main, ne fût-ce qu’un tiers de seconde, on ne les oublie pas facilement et on n’a pas besoin de lunettes pour les reconnaître le quart d’heure d’après.
— Regarde-moi ces deux lapins devant nous, dis-je en prenant le bras de Bams, et dis-moi s’ils ne te rappellent pas quelque chose ?
— Fabe de Deu ! s’écria le Catalan. Ce sont nos acrobates. Qu’est-ce qu’on fait ? On leur vole dans les plumes ?
— Pourquoi faire ? Pour finir au quart ? À la tienne. On va les suivre, et pour peu qu’ils aillent dans un quartier tranquille, tu vas voir ce que c’est qu’un braquage. Jusqu’à présent, on s’était dégonflés à chaque coup, hein ? Eh bien ! laisse-moi la direction des opérations et tu vas voir.
On se rapprocha d’eux parce qu’il ne s’agissait pas de les laisser filer. On ne sait jamais, dans des cas comme ça. Et c’est plus difficile qu’on ne le croit, de filer quelqu’un.
Pis encore lorsqu’ils sont deux, armés tous les deux, bien gonflés — ils venaient de le prouver — et qu’ils viennent juste de tuer un homme.
C’est l’enfance de l’art de pister un homme qui va prendre l’air au bois de Boulogne ou tromper sa femme avec sa meilleure amie, mais suivre des truands de cette envergure, c’est une tout autre chanson.
Les inconnus marchaient rapidement, à pas pressés, sur le trottoir où le néon posait des taches blêmes ou écarlates. Ils étaient tous les deux bien sapés, c’étaient loin d’être des cloches, et ils avaient cette démarche assurée des gars qui, dans les pires circonstances, savent garder leur sang-froid, qui est la principale force des armées. Des types impressionnants, des durs.
Du reste, pour venir, en plein bistrot, mettre deux balles dans le buffet d’un type, faut pas être sorti la veille des Enfants de Marie.
J’avais fourré mon flingue dans la poche de ma canadienne, à tout hasard, parce qu’avec ce genre de malfrat, un gadin, c’est plus vite attrapé qu’une invitation à dîner. Il y avait une balle dans le canon et il n’y avait qu’un tout petit mouvement du pouce à faire pour que le cran d’arrêt saute et que le Luger soit prêt à gicler.
On part des fois en chasse et on revient bredouille, mais cette fois quelque chose me disait qu’on allait rigoler. Et bien rigoler.
Les zigotos, devant nous, ne se retournaient pas. Ils marchaient du même pas égal.
Ils allaient arriver place Blanche lorsque, au coin de l’Uniprix, ils s’arrêtèrent. L’un d’eux fit signe à un des rares taxis qui recommençaient à circuler. La bagnole rasa le trottoir et vint s’arrêter devant eux. Après un court conciliabule avec le chauffeur, ils grimpèrent et la voiture démarra.
— Nom de Dieu ! grommela Bams. Il n’y a de la veine que pour la canaille. Avoir un taxi à cette heure-ci et à cet endroit ! Pas possible. Il les attendait.
— Fais gaffe si tu ne vois pas une voiture, au lieu de râler, répondis-je, en me crevant les yeux pour voir quelque chose de louable.
J’avais pas fini de parler qu’une voiture G-7 déboucha. Je levai le bras et l’agitai frénétiquement. Elle stoppa devant nous. On était vernis, nous aussi.
— Où allez-vous ? demanda le chauffeur, en se penchant.
— Je ne sais pas.
— Comment vous ne savez pas ? dit le type, furieux, en fronçant les sourcils. Si c’est une blague…
— J’ai passé l’âge. Vous voyez, ce taxi là-bas ? Suivez-le.
On avait de la veine : l’auto des salopards était arrêtée par un feu rouge.
— Non, dit le chauffeur, nettement. Je ne tiens pas à me mêler à des histoires louches.
Et il fit mine d’appuyer sur le démarreur.
Je sautai sur le marchepied, d’autorité, pendant que Bams ouvrait la portière.
— Écoute, mon petit pote, dis-je, fais pas le chinois, t’entends ?
Pour toute réponse, le mec se mit à hurler comme si on lui avait baisé sa femme sur la table neuve de sa salle à manger.
— Ça va, dis-je sèchement. Arrête un peu ta gueulante. Je te réquisitionne.
— En vertu de quoi ? brailla le gars.
Je commençais à m’énerver. Je voyais l’autre taxi se mettre lentement en marche. Ces deux crapules allaient nous échapper à cause de cette andouille. J’en avais des frémissements de rage sur tout le corps et des envies d’étrangler quelqu’un dans les phalanges.
— En vertu de ça, répondis-je.
Et je lui mis sous le nez ma carte des Services de Renseignements qui m’avait déjà servi avec les gendarmes de Leucate, mais qui était périmée, si tant est qu’elle ait jamais été authentique. Les hommes se laissent toujours influencer par les paperasses, surtout lorsqu’il y a du tricolore dessus. Comme, en plus, ça comportait République Française, Ministère de la Guerre et le nom prestigieux des Services Secrets, le type n’hésita pas une seconde. Du coup, il fut enthousiasmé. Il se croyait au cinéma.
— Même si on va à Pontoise ? qu’il fit, tout content.
— Même si on va à Pontoise.
Je sortis mon revolver et l’examinai. Je le répète : j’avais l’impression très nette qu’il y allait avoir du sport…
Le taxi filochait à toute vitesse le long du boulevard de Clichy, puis du boulevard de Rochechouart. Le chauffeur, lui, il s’excitait de plus en plus, mais silencieusement, depuis qu’on l’avait prié de la boucler une fois pour toutes et de nous foutre la paix. Je l’ai dit, ce mec-là, il devait avoir lu trop de romans policiers ou être sinocké par tout ce qu’il avait vu au cinéma. Sûr qu’il s’attendait à pêcher une rafale de plomb chaud dans son pare-brise. Mais ça ne le dégonflait pas, au contraire. Le seul endroit où on risquerait de morfler ce serait quand on aurait quitté Paris — si on le quittait —, dans un coin désert. Parce que je ne voyais pas très bien ces virtuoses du pétard jouer de la crécelle dans un coin pareil. Ça serait un truc à faire radiner tous les poulagas du coin. Et, naturellement, la course se terminerait d’abord devant un barrage, ensuite au quart. Et ça, ils n’y tenaient pas plus que nous.
Maintenant, la nuit était complètement tombée. Il ne pleuvait plus. Seul le vent chantait sa chanson triste dans les arbres du boulevard. Et, tout le long de la route, on ne voyait que des bars violemment éclairés, des restaurants chics et, de loin en loin, des filles qui attendaient le client de la prochaine heure. Ce qu’on appelait l’abattage.
Et celui-là n’était pas clandestin.
— Je me demande où ils vont nous conduire, ces acrobates, dit Bams. Ils ont l’air vachement pressés.
— Tu penses qu’après un coup pareil ils n’ont pas l’intention de moisir dans le coin ! Ce que je serais curieux de voir, c’est la gueule de Fredo, avec Bodager écroulé, son poids augmenté de vingt-deux grammes de plomb. Est-ce que tu réalises un peu ce que ça peut représenter, pour un bistrot, un client qu’il n’a jamais vu et qui se fait buter sous ses yeux, dans son établissement, par des clients qu’il ne connaît pas davantage ?
— Ouais, répondit Bams. Seulement j’ai quand même l’impression que pour nous ça ne va pas être du beurre. Est-ce que réalises un peu que ce mec-là, après tout, il te connaît ? Tu penses ! Il me semble que j’assiste à l’enquête : je l’ai jamais tant vu, monsieur le Commissaire. Deux hommes sont entrés et ils lui ont tiré dessus. Il était accompagné de deux hommes dont l’un était Maurice Debar. Tu parles comment qu’ils vont se régaler, les flics !
— Pas tant que ça, répondis-je. Je suis descendu à mon hôtel sous un faux blaze, mon blaze de combat, celui que m’avait donné Bodager à Lyon et qui m’a servi tant de fois auprès des boches. Ils peuvent toujours se fouiller pour m’agrafer.
Plus je réfléchissais, plus ma rogne augmentait. Après tout, ce gars Bodager, il m’avait rendu de fiers services. Bien sûr, à cause de lui j’avais été mêlé à des turbins sanglants dont je ne m’étais sorti que par miracle, mais fallait quand même reconnaître que si j’étais passé au travers jusqu’à présent, c’est à cause des faux papiers qu’il m’avait procurés, et qu’aussi, il m’avait donné pas mal de fric. Et de penser qu’il s’était fait descendre comme un cave, après tant d’aventures beaucoup plus carabinées, ça me rendait malade.
Ça y est ! j’étais en train de reprendre ma philosophie. Si je commençais à descendre cette pente, je le sentais, je serais vite marron. J’ai tendance à me laisser prendre aux souvenirs, à laisser piper les dés par des questions sentimentales.
— Et puis restons-en là, dis-je, sèchement. Regarde plutôt si on n’a pas perdu la voiture des salopards d’en face.
— Non, répondit Bams. Ils sont toujours devant.
Effectivement, je reconnaissais la bagnole qui suivait honnêtement son petit bonhomme de chemin. Dans Paris, ça allait encore, on pouvait passer inaperçus. C’est dans les coins déserts que ça allait commencer à prendre de l’importance. Jusqu’à présent, les truands ne s’étaient aperçus de rien. Faut dire aussi que ça aurait été difficile. Ils nous croyaient sans doute encore sous la table du bar à Fredo, terrifiés par les balles qui écaillaient le mur au-dessus de nos têtes. Tout ce qu’ils pouvaient espérer, même, c’est qu’on était déjà dans les pattes des flics et ils devaient bien savoir qu’on ne s’en sort pas comme ça. Ça demande plusieurs heures. Et, dans plusieurs heures, ils seraient déjà loin. En somme, ils avaient mis toutes les chances de leur côté. Malheureusement, ça avait loupé.
Jusqu’à présent, sans doute qu’ils avaient eu affaire à des gars peu habitués à ce genre de sport, à des bourgeois, à des types humbles, en tout cas à des mecs pour lesquels un truc de ce genre constituait l’aventure de leur vie. Alors ils partaient tranquillement dormir sur leurs deux oreilles, en attendant que ça cesse de chauffer.
Manque de pot, ils étaient tombés sur nous. Et nous, c’était pas la même chose. Nous, on venait d’en bouffer de ce genre de biscuit, et pour nous impressionner il fallait y mettre le prix.
— On peut dire que jusqu’alors, dans un sens, on a été vernis, dit Bams. Si jamais on rencontre un feu rouge, on est marrons, ils nous filent entre les pattes comme des anguilles.
Ça faillit bien nous arriver, vers la place Stalingrad, mais on réussit quand même à passer. Le taxi des tueurs, maintenant, prenait l’avenue Jean-Jaurès, filait tout droit le long de la rue de Paris et suivait le canal de l’Ourcq.
On traversait une banlieue sinistre, presque déserte, sauf de loin en loin, au bord de la route, un pavillon isolé, un bistrot minable, mal éclairé, ou le panache écrasant d’une cheminée d’usine. Parfois, on dépassait ou on croisait un autobus plein de pauvres diables de banlieusards qui revenaient de leur boulot. Et c’était à croire que la T.C.R.P. avait choisi ses bus les plus moches pour les mettre sur cette ligne. On aurait dit des caisses d’œufs glissant sur une pente savonnée.
— Ça, c’est Pantin, dis-je à Bams, histoire d’entretenir la conversation, et déjà que c’est une ville calamiteuse, ce que nous traversons ici, c’est encore le quartier le plus moche. Je me demande où c’est qu’ils vont débarquer, nos ostrogoths. Ils n’ont pas l’air de crécher dans un quartier bien chic.
C’est vrai que nous n’étions pas au but de la course. Dans ce coin-là, il y a aussi Pavillons-sous-Bois, qu’est pas si mal et, au terminus, Livry-Gargan, qui a quand même une autre gueule.
Et, on aurait dit que je l’avais deviné, c’est à Livry-Gargan qu’on finit par atterrir. Le taxi des truands ralentit soudain, tendit le bras pour montrer qu’il tournait, et s’enfila dans une rue bordée d’arbres, émaillée de petits pavillons. Il s’arrêta enfin devant une tache de lumière. C’était un humble bistrot pratiquement désert, avec un éclairage morne.
Les types descendirent et l’un d’eux s’approcha du chauffeur pour payer la casse.
— Ben mon vieux ! s’exclama notre conducteur, ça, c’est une course.
— Restez pas là, dis-je, avancez. Vous vous arrêterez au prochain coin de rue. Après quoi vous reviendrez à ce café, vous laisserez votre bagnole devant la porte, puis vous entrerez boire un coup, mine de rien. Surtout, vous ferez comme si vous ne nous connaissiez pas. Pas la peine de venir vers nous la main tendue, sauf si on vous interpelle. Après, vous nous ramènerez à Paris.
— Ça colle, dit le chauffeur, qui ne nous demanda même pas vingt ronds de garantie.
Quand on fut à destination, je sautai de la bagnole et demandai au chauffeur d’éteindre même ses feux de position.
— Je vais avoir une contredanse ! protesta-t-il.
— Vous en faites pas pour la contredanse. Je vous la ferai sauter.
Le pauvre mec, il en avait la bouche ouverte d’admiration. Il était prêt à tout accepter. On lui aurait demandé de plonger avec nous dans la bagarre, je suis sûr qu’il aurait marché.
Cachés derrière le taxi, c’était du velours. On voyait tout ce qui se passait dans le bistrot tandis que nous, nous restions dans l’ombre. Or, j’avais rarement vu une nuit aussi épaisse, surtout pour un mois de mars. Et je ne sais pas si c’est le temps de chien et le vent pas très chaud qui soufflait, ou que les banlieusards dînaient de bonne heure, le coin était tout ce qu’il y a de plus désert.
Les deux salopes étaient descendues de leur caisson, maintenant. Tandis que l’un réglait la course, l’autre traversait la rue et entrait tranquillement dans un pavillon en face.
Puis le taxi s’éloigna et le deuxième milicien fonça droit dans le bistrot.
— Celui-là, dis-je entre mes dents, je crois qu’on va se le farcir, mon pote.
— Tu veux faire ton coup dans le café ? s’exclama Bams.
— Pourquoi pas ? Ils se sont pas gênés, eux, non ? Alors, on va quand même pas se dégonfler.
Je sortis vivement deux ou trois fois le pétard de ma poche pour voir s’il jouait bien et si, le cas échéant, je pourrais faire fissa. Ces frangins-là, en effet, semblaient être plutôt habiles pour ce jeu et il ne fallait pas se laisser prendre de vitesse. La vie, désormais, c’était une question de réflexes.
J’avais dit au chauffeur de ne démarrer et de ne venir nous rejoindre au bistrot que lorsqu’il nous aurait vus y pénétrer. Ça nous donnait une marge de temps et ça nous permettait d’agir par surprise.
Avant d’entrer, je regardai à travers le tulle qui tamisait la lumière. Déjà qu’à l’intérieur elle n’était pas franche, alors sur le trottoir elle était tout ce qu’il y a de désastreux.
La salle était relativement vide. Je veux dire qu’il n’y avait qu’un type, au fond de la pièce qui, les coudes sur la table, s’efforçait de lire les journaux du soir, une grosse femme tout en noir debout derrière le zinc et, devant elle, de l’autre côté du comptoir, un grand type en gabardine.
À côté de lui, accrochée à son bras, une belle poupée blonde, tout ce qu’il y a de bien sapé, ce qui choquait dans ce coin plutôt craspect. Il devait avoir rencart avec elle, c’est pour ça qu’il avait quitté son pote et qu’il était entré directement dans le bar. Tous deux causaient amicalement avec la patronne qu’ils semblaient bien connaître.
Je poussai carrément la porte, Bams dans mon dos.
— Bonsoir m’sieurs-dames !
Le type à la gabardine se retourna vivement, nous regarda d’un air méchant et retourna à son verre et à sa souris. Mais il avait toujours les sourcils froncés et je me demandais s’il nous avait reconnus.
Mais il reprit la conversation, qui roulait sur des questions de rationnement, comme si de rien n’était. Jusqu’au moment où la patronne s’arracha à ce passionnant débat pour venir nous demander, avec un sourire de quatorze juillet, ce qu’on comptait boire.
Naturellement elle n’avait pas de pastis, ni rien qui soit décemment buvable, en tant qu’apéritif. Alors, finalement, on se décida à voir ce que valait son cognac.
On avait peut-être eu tort de demander des pastagas. À l’époque ce n’était pas tellement courant comme consommation, sauf dans le Midi où les bistrots emmerdaient la Régie avec un ensemble qui aurait dû leur devoir, à tous, une médaille, à la Libération. Mais comme la Libération avait maintenu au pouvoir les mêmes frappes, en ce qui concerne la boustifaille, ça n’avait rien changé, sauf les premiers jours, aux temps heureux de la sainte frousse.
On avait peut-être eu tort, parce que le mec à la gabardine se retourna de nouveau vers nous. Sans doute qu’il n’avait pas été frappé par nos gueules de Français moyens, au moment de la pétarade, mais ce qu’on buvait, il l’avait remarqué.
Nous, on prenait des airs innocents, avec de gros rires, des plaisanteries éculées et tout et tout. Je gambergeais ferme. Ce que j’aurais voulu, c’est coincer le mec à sa sortie du bistrot, le jeter dans le taxi et l’amener respirer l’air frais de la nuit dans un coin tranquille. Et ça n’était pas pour lui dire des mots d’amour.
Malheureusement, cette poupée gâtait la sauce. Sûr et certain qu’il allait sortir avec elle. Or les filles, ça se met tout de suite à hurler.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Bams. Le cognac est dégueulasse et j’ai des fourmis dans le pied droit.
— On y va, dis-je, brusquement décidé. Couvre mes arrières.
Et je sortis mon Luger comme si c’était un paquet de cigarettes, avec la même tranquillité.
La première qui vit ça, ce fut la patronne. Elle poussa un petit « Oh ! » scandalisé, comme si je lui avais fait voir mon sexe, et fit un pas en arrière.
Je tapai sur l’épaule du type, qui me tournait le dos à ce moment-là. Je pensais qu’il allait se retourner, instinctivement. Mais c’était un mec qui avait de la défense. Il se retourna, en effet, mais ce fut pour me balancer son verre d’apéritif en pleine tronche. Aveuglé, je reculai d’un pas. J’entendis le bruit mat d’un poing qui s’écrase sur de la chair, le bruit de pas d’un type qui recule sans pouvoir s’en empêcher et, enfin, le fracas d’une chaise qui se brise sous le poids d’un corps. Tout ça, sans un mot.
Je sortis mon mouchoir, essuyai vivement mon visage et ouvris mes mirettes. Bams était debout à côté de moi. Au fond de la salle le milicien était assis par terre, au milieu des débris d’une chaise cassée. D’une main, il se frottait le menton, l’autre fouillait rageusement sa gabardine.
Le type qui lisait les journaux était toujours assis derrière la table. Il n’avait pas lâché les canards et sans doute qu’il n’avait pas encore réalisé ce qui venait de se passer.
La fille blonde était debout au milieu de la pièce, les poings serrés et la bouche ouverte comme une frangine qui, à deux doigts de la crise de nerfs, va pas tarder à se mettre à hurler.
— Alors, mon joli, dit Bams, on veut jouer les gros bras ? Voilà ce que ça coûte de ne pas être sage, mon enfant. Tes parents auraient dû t’apprendre ça. Ça rend service dans la vie. On t’a jamais dit, sous Vichy, que la première qualité d’un homme c’était d’obéir ? Obéis, mon amour, si tu veux pas engraisser les dentistes.
C’est marrant. J’avais vu Bams dans pas mal de coups de chiens, mais je n’aurais jamais cru capable ce type mince d’envoyer au tapis une armoire à glace comme cette crapule et d’un seul jeton, encore.
La voix de Bams se fit âpre.
— Et touche pas à ta poche, compris ? J’ai là un Colt maison. Il y a longtemps qu’il n’a pas servi, il commence à se rouiller, je me ferais un plaisir de t’en offrir une dragée pour son deuxième baptême. Lève les mains.
Le zigue, du coup, abandonna sa poche, en effet. Mais il ne broncha pas, il resta assis sur son cul, comme s’il assistait à un spectacle.
— Messieurs ! messieurs ! gémit la patronne, épouvantée.
C’est à ce moment-là que la blonde se mit à hurler. Quelle voix, Seigneur ! On aurait dit qu’elle avait le feu dans sa culotte. En ce qui concerne les cordes vocales, on ne peut pas dire, sa mère ne l’avait pas loupée.
Je m’approchai vivement de la fille, la pris par le bras et la regardai dans les yeux.
— Toi, mignonne, si tu gueules, dis-je, je te bouffe les tripes, compris ? Ou alors je te détériore tellement ton machin que tu n’oseras plus te foutre à poil.
Et, pour plus de sécurité, je lui tirai deux claques aller et retour. Elle s’arrêta net, ce qui prouve que, des fois, ça ne leur fait pas de mal, les coups, aux filles, ça les civilise.
— Et va te mettre au fond de la salle, que je te voie, pendant que je m’occupe de ton mâle. Comment qu’il s’appelle, à propos, cézigue ?
Maintenant la fille pleurait tout ce qu’elle savait.
— Je… Jean-Pierre, hoqueta-t-elle.
— Et puis ?
— Je sais pas.
Ça avait l’air d’être vrai.
En tout cas le nommé Jean-Pierre, lui aussi avait compris. Il était toujours le cul par terre mais il levait les mains. Seulement fallait voir sa gueule. Il n’était pas beau à voir.
Il ne fallait pas sortir d’une école de psychologie pour comprendre qu’on aurait intérêt à ce que la situation ne soit pas renversée.
— Ça alors ! dit quelqu’un d’une voix aiguë. On n’a jamais vu ça. Je vais appeler la police.
C’était le patron qui commençait enfin à se manifester.
— C’est toi, microbe, qui veux ta fessée ? dis-je. Reste dans ton coin, fais tes mots croisés et laisse-nous faire notre boulot.
— Mais enfin, dit la voix, c’est inadmissible !
— C’est toi qu’est inadmissible, avec ton accent de ventriloque, répondit Bams. Et je te conseille de ne pas me chatouiller. Je ne sais pas si c’est ta frimousse de curé manqué qui me fait cet effet, mais je me sens tout nerveux.
— Qui êtes-vous ? demanda Jean-Pierre.
— Je me présente, dis-je, je suis le mec à qui tu as balancé ton glass dans le portrait lorsqu’il t’a frappé sur l’épaule. Et mon copain c’est Henri IV.
— Ouais ! ricana le milicien. Je peux me relever ?
— Bien sûr, si tu ne mets pas tes mains dans tes poches. On n’aime pas le vice solitaire, chez nous.
Le gars se leva d’un seul coup de rein et se tint droit devant nous.
— Et alors ? dit-il. Qu’est-ce que je vous ai fait, moi ? On n’a pas idée, aussi, de sauter sur les gens avec un pétard à la main !
— C’est vrai ça, dit le patron, avec sa voix de crécelle. On n’a pas idée. J’ai bien envie d’appeler la police.
Bams marcha sur lui avec le visage fermé qu’il avait toujours lorsque ça sentait l’orage.
— On fait le mariolle, hein, tantouze ? Appelle-les donc, les flics, si tu veux, on va rigoler. Ça se pourrait bien que vous vous retrouviez tous au bigne avant longtemps. Tu le connais, ce mecton ?
— Bien sûr, répondit le patron, radouci, c’est monsieur Jean-Pierre. C’est le fiancé de mademoiselle Jacqueline.
— Si jamais je monte une agence de renseignements, répliquai-je, je te prendrai comme détective. C’est tout ce que tu as comme tuyaux ?
— Mais je n’ai pas à vous renseigner sur mes clients, sans blague. J’aime pas les flics.
— Moi non plus, figure-toi. Et tâche de ne pas m’insulter en me traitant de poulet, quoique j’en ai connus qui étaient des drôles de chics types. Malheureusement ils sont tous morts pendant la guerre.
Ça parut rassurer le mec.
— Je comprends pas, dit-il.
— Cherche pas. C’est trop dur. Mais je t’avertis que toi aussi tu as intérêt à te tenir peinard. Tu me menaçais d’avertir les flics, et maintenant tu me dis que tu ne les aimes pas. Y a un vice. En tout cas je t’avertis que si tu as le malheur de t’approcher du téléphone je te truffe de plomb comme une dinde de Noël.
Le bonhomme pâlit et se tut.
— Maintenant, tu vas t’allonger davantage que ce que tu l’as fait jusqu’à présent. Comment s’appelle ce gars-là ?
— J’en sais rien ! gémit le mec.
— Il n’en sait rien, appuya la patronne. Si vous croyez qu’on s’occupe des noms et des activités des clients : on s’en sortirait plus. Tout ce que je peux vous dire c’est qu’il a été en Espagne il n’y a pas longtemps.
— Ah ! ah ! fis-je, en Espagne, hein ?
À cette époque-là, c’était le refuge de toute la racaille milicienne et gestapiste.
En tout cas, ce qu’il y avait de bien, c’est que la bonne femme s’allongeait comme de la guimauve. Elle devait avoir les intestins en pleine révolution, tant la frousse la bouffait.
— Bonsoir, m’sieurs-dames ! dit une voix joviale dans mon dos.
Je me retournai d’un bond, le feu en main.
C’était le chauffeur de taxi qui venait boire un verre, comme on le lui avait dit. Je l’avais complètement oublié, celui-là.
— Et où est-ce qu’il perche, ce coco ?
— En face, répondit la patronne, au trente-deux, dans le pavillon que vous pouvez voir d’ici. Il n’est pas le seul d’ailleurs, là-dedans. Paraît qu’ils font une maison d’édition.
Comment qu’elle se dégonflait la bougnate ! Des fois, c’est les hommes qui s’attablent plus volontiers. Mais les femmes, lorsqu’elles ne sont pas amoureuses, elles balancent leurs voisins avec une sorte de volupté.
Naturellement, le Jean-Pierre et sa souris, ils faisaient plutôt une sale tronche. Et à la place de la bonne femme je me serais méfiée parce que si on n’avait pas le temps d’envelopper les autres dans la nuit et qu’ils apprennent, je ne sais comment, la manière dont l’affaire s’était goupillée, j’avais l’impression qu’il y aurait du sang. On ne pouvait pas leur enlever ça, c’était pas des dégonflés.
— Ils sont combien, là-dedans, à part ce croquant ?
— Il y a encore trois messieurs.
Trois messieurs ! c’était du beurre, si le Bon Dieu ne nous abandonnait pas.
— Et la jeune fille ?
— Ernestine ! cria le patron, je te défends de parler !
— De quoi ? fit Bams, en se penchant vers lui. Prends des suppositoires de bromure, mon pote, ça calmera tes nerfs.
— La jeune fille habite là aussi. Il y a aussi d’autres jeunes personnes, du reste. Ce sont les dames de ces messieurs.
— Ah oui ? fis-je, réjoui. Hé bien la demoiselle va venir aussi avec nous. On ne veut pas séparer les amoureux, nous autres. On n’est pas des bourreaux des cœurs. Et puis, si le monsieur venait seul, ça pourrait faire une scène de jalousie par la suite, c’est des trucs qu’il faut éviter.
Je me retournai vers le taxi.
— Alors, Toto ? Tu vois, on en tient au moins un. Tu nous raccompagnes. Maintenant, l’affaire est faite. On peut jeter le masque. Prends encore un verre, c’est moi qui banque. Ainsi que pour ce jeune homme et sa femme.
Je jetai un billet de mille sur le zinc.
— Gardez tout, dis-je. Ça sera pour le dérangement.
— Bams, mon vieux, continuai-je, enlève donc son flingue à ce monsieur, il pourrait se blesser avec. Et regarde un peu ce qui se passe dans le sac de la pucelle, de façon qu’on n’ait pas d’avatars.
Prestement, le Catalan enleva son soufflant au milicien, qui était blanc comme un linge, fouilla le sac à main de la poule, dans lequel il ne trouva rien.
— En route ! dis-je, le Luger dans le dos de Jean-Pierre. La souris prendra le strapontin et nous encadrerons l’acrobate. C’est peut-être pas très galant, mais j’en ai rien à foutre.
Comme on passait la porte, le chauffeur liquida son glass d’un seul coup puis se pencha sur la patronne.
— C’est des gars du Deuxième Bureau ! souffla-t-il.
Qu’est-ce qu’il avait, comme imagination, le prolétaire !
Le malabar était coincé entre nous sur le siège arrière, avec un pétard pointé dans ses côtes de chaque côté de son torse, de telle manière que si on tirait ensemble, Bams et moi, on risquait de nous blesser nous-mêmes, parce que les bastos auraient traversé son corps comme du fromage mou. Devant nous, sur un strapontin, la fille chialait tout ce qu’elle savait.
Le taxi filait vers Paris dans la nuit opaque. On avait toujours choisi cette direction à tout hasard, histoire de gagner du temps, on verrait bien après.
— T’en fais pas, mignonne, dit Bams, que les larmes des filles rendaient sentimental, on va pas te faire de mal.
— Laissez-moi partir !
— Tout à l’heure, si tu es bien sage.
— Je vous défends de me dire tu.
— Oh ! là, là ! fais pas ta sucrée, sans blague ! On croirait que ça t’est jamais arrivé. Tu n’es pas encore pucelle, non ? Si c’est ça, t’as du retard, ou alors c’est que ton Jean-Pierre ne sait pas y faire.
— Toi, gronda le mec, fiche la paix à cette môme, sans ça…
— Sans ça quoi ? tête de lard, dis-je, en lui enfonçant un peu plus le canon de mon Luger dans le caisson.
— Vous en faites pas, on se retrouvera.
— Possible, dis-je. On se retrouvera surtout à l’enfer des tueurs toi et moi, je le crains. Je me demande à quoi nous serons condamnés ? Peut-être à supprimer tous les salauds. C’est un boulot pour lequel l’éternité ne sera pas de trop.
Jacqueline, maintenant, s’essuyait les yeux. Elle commençait à récupérer. Sa crise nerveuse semblait passée.
Hé bien non ! car tout à coup elle se mit à grimacer, puis à hurler.
— Bon sang ! dis-je, fais-la taire. On dirait qu’on transporte une dingue. Ça va nous attirer des emmerdements.
— Tu la boucles, oui ? fit Bams en se penchant vers elle.
Il n’avait guère la manière. Ça se voyait qu’il n’avait jamais su parler aux femmes.
La souris le regarda avec des yeux hagards et continua son hululement.
— Tiens, chérie ! fit Bams.
Et il lui expédia entre les deux yeux un de ces marrons qu’un poids moyen encaisse à peine. La môme fit ouf et tomba en arrière, la tête blonde gracieusement inclinée sur l’épaule. Elle était coincée par l’autre strapontin et ne risquait pas de dégringoler.
— Vous me paierez ça, tas de fumiers ! grinça le milicien. Et avec les intérêts, encore !
— Ça m’étonnerait, mon joli, répliqua Bams. Ou alors faudra que tu fasses vite parce que je ne crois pas que tu aies beaucoup de temps devant toi.
— Où est-ce qu’on va, comme ça ? demanda-t-il.
C’était vrai. Fallait quand même y penser sérieusement. On ne pouvait pas se balader toute la nuit, ça finirait par devenir malsain. D’autre part, je me rendais parfaitement compte que pour faire parler ce gars, se serait plutôt duraille. Il ne fallait pas compter le faire attabler dans le taxi rien qu’en lui susurrant des mots gentils. Il fallait l’amener dans un coin discret et il y a des boulots qu’on répugne à faire même devant un chauffeur parfaitement dévoué.
Or, nous étions déjà à la porte de Pantin et ça ne me disait rien de traverser Paris avec ce couple de tourtereaux. Non pas que je craigne une manifestation quelconque du milicien. Il n’avait pas intérêt à appeler la police. Au contraire, sa seule chance, c’était de jouer le jeu jusqu’au bout et de tenter de nous échapper. Il savait très bien, après ce qui s’était passé chez Fredo et avec son pedigree, que s’il tombait dans les pattes des poulets il finirait inévitablement dans une distribution officielle de dragées offertes en son honneur.
Avec nous, tout n’était pas dit. Seulement, c’était la poule qui m’inquiétait. Vous ne voyez pas qu’elle se réveille et qu’elle remette ça avec ses hurlements ?
Ça finirait par un pépin. On est dans un pays civilisé, tout de même.
— Il a raison, ce toto, dit Bams. Où va-t-on ?
— J’ai une idée, répondis-je tout à coup. On va aller chez la mère de Jimmy. Jimmy était un pote à moi, expliquai-je au milicien. Il tenait à sa mère par-dessus tout. Il n’avait qu’elle au monde et elle n’avait que lui. Il a été abattu à Lyon dans une embuscade montée par la Gestapo. Moi-même, j’y ai coupé par miracle. On avait été balancés par un de tes bons copains, un nommé Riton. Jimmy a été descendu comme un chien, à coups de pétard. Ils ont traîné son corps par un pied, dans le ruisseau, pour le ranger des voitures. C’est te dire que sa mère ne porte pas les pourris dans son cœur.
Le milicien ricana. Je le regardai. Il pouvait toujours ricaner, il était livide. Je savais qu’il commençait à serrer les fesses.
— Il a bien dû se marrer, Riton, dit-il d’une voix rauque.
— Pas longtemps, répondis-je, et moins que moi. Je suis allé le buter chez lui, t’entends salope, je lui ai apporté la mort à domicile.
Jean-Pierre haussa les épaules.
— Un coup de flingue, c’est rien du tout. En principe, c’est fini tout de suite. Ça dépend où on est touché, évidemment, mais comme tu devais être pressé je pense que tu le lui as mis en pleine tête.
— Non, répondis-je. Je l’ai assommé d’un coup de bouteille et je lui ai cassé la tête à coups de marteau et à coups de pied, jusqu’à ce que je voie la cervelle, pour être bien sûr.
Moi aussi, maintenant, ma voix était rauque, rien qu’à évoquer ce souvenir affreux. Mais, en même temps, la rage m’envahissait.
— C’est trop rapide, estima Bams tranquillement. Il n’a pas souffert. Moi, je l’aurais étranglé. Ou alors je lui aurais ouvert les tripes, histoire de voir ce qu’il avait dans le ventre exactement.
Le mec eut l’air impressionné. Et j’avoue que je sentis un sale frisson me courir dans le dos, parce que j’avais vu Bams au travail et je savais qu’il l’aurait fait. Et avec le sourire encore.
— Ça m’étonnerait que la mère de Jimmy ne mette pas une pièce à notre disposition, quand on lui aura dit de quoi il retourne. Elle habite un pavillon tout ce qu’il y a de plus isolé, dans la banlieue, vers Aubervilliers, rue de Saint-Gobain, derrière l’usine. C’est un coin particulièrement désert. On va pouvoir rigoler.
Je connaissais l’endroit. J’y étais allé, les premiers temps, lorsque j’étais revenu à Paris. C’était une visite qui m’embêtait un peu, mais fallait la faire, en souvenir de mon copain.
J’avais raconté toute l’histoire à la pauvre femme, comment ça s’était passé. J’avais quand même pas osé lui dire comment qu’il était mort, c’était trop moche. Et, naturellement, j’avais dû subir la crise de larmes. Et c’était drôlement impressionnant, dans cette pièce pauvre, meublée d’objets vieillots, mal éclairée par un jour gris. Il pleuvait ce jour-là. On n’entendait que le crépitement de la flotte sur les vitres et le grondement sourd et éternel de l’usine. Parfois, le cri rauque d’une sirène déchirait le rideau de brouillard et de pluie. Tout cela donnait la même impression que les cimetières. En fait, c’en était un. C’était un cimetière de souvenirs de jours heureux, de petits bonheurs modestes. Et maintenant, ça sentait la vie finie, l’existence ratée. La mère de Jimmy était seule. Ses mains grises et ridées étaient vides. Il ne lui restait rien. Et tout ça parce qu’à Lyon une salope appelée Riton… Tout cela parce qu’une poignée de crapules l’avait démoli comme une bête, dans le claquement rageur des revolvers.
Je serrais les dents. La haine, de nouveau, m’envahissait. Je ne pensais même plus à Bodager, maintenant. Je pensais à mon vieux pote. Et près de moi je flairais le parfum d’eau de Cologne chère d’un de ces fumiers de miliciens. Alors ce n’était pas pour me calmer.
On arriva à Aubervilliers sur le coup de neuf heures et demie. Le taxi s’arrêta devant une pauvre bicoque, dans un coin perdu, au milieu d’autres maisons grises, noircies par les fumées industrielles et plus ou moins délabrées.
— Garde-moi ces deux cocos, dis-je à Bams. Je descends voir la vieille.
La poupée commençait à peine à se réveiller. Elle poussait de petits soupirs. Elle avait les jambes écartées et on aurait dit qu’elle faisait l’amour. Peut-être, après tout, qu’elle rêvait qu’elle le faisait.
— T’en fais pas, dit Bams. Le premier qui fait le zouave, je le dessoude.
Je fourrai mon flingue dans ma poche, parce qu’il ne fallait quand même pas épouvanter la mère, et je sautai de la voiture.
Elle vint m’ouvrir aussitôt et c’était pas dur parce que sa maison ne comportait qu’un seul étage. Je me demandais d’ailleurs comment elle vivait, depuis la mort de son fils. Elle devait être pratiquement sans ressources.
Elle portait un vieux peignoir tellement fatigué qu’on en voyait la trame. Elle éleva au-dessus de sa tête une lampe à pétrole, sans doute parce que l’ampoule de l’entrée était grillée, et elle me regarda. Ses cheveux étaient plus blancs que la dernière fois et de nouvelles rides, amères, griffaient son visage. Ça se voyait qu’elle ne me reconnaissait pas. Fallut que je m’explique pour qu’elle arrive à me repérer. Et alors, ce fut tout de suite des effusions. Elle alla même jusqu’à m’embrasser, la pauvre femme.
— Et alors ? qu’elle dit enfin, quel bon vent vous amène ?
— Ce n’est pas tellement un bon vent, répondis-je, ça sent plutôt le roussi.
Je la suivis jusque dans ce qu’elle appelait le salon. La moitié des meubles que j’y avais vus la dernière fois avait disparu. On voyait encore sur la tapisserie leurs traces blêmes. Elle avait dû les fourguer, au fur et à mesure, aux biffins de Saint-Ouen.
Je lui expliquai posément ce que j’étais devenu depuis le temps que je l’avais pas vue. Je lui racontai que j’avais retrouvé Bodager, ou plutôt que Bodager m’avait retrouvé, qu’il m’avait mis sur une affaire, et que ça tombait bien parce que l’oseille commençait à se faire rare et que j’envisageais déjà de reprendre le boulot que je faisais avec son malheureux fils. Seulement, juste au moment où Bodager commençait à m’expliquer le topo, deux mecs étaient entrés et, badaboum ! ils avaient dessoudé l’Amerlock. On avait réussi à récupérer l’un d’eux, avec sa pouffiasse, et on les avait emmenés ici parce que je pensais qu’elle consentirait à nous prêter son salon quelques heures, le temps que je leur parle un peu du pays. Lorsque j’eus ajouté que c’étaient des miliciens, qu’ils étaient de la même race que ceux qui avaient buté Jimmy, elle ne se tint plus. Elle nous aurait prêté la baraque, si on l’avait voulu. Elle proposa même d’aller chercher un voisin, un communard, qui ne les portait pas non plus dans son cœur, ces salauds-là, afin qu’il nous donne un coup de main pour leur arranger le portrait.
Je lui répondis que pour ce truc-là, en ce qui nous concernait, Bams et moi, elle pouvait nous faire confiance, qu’on se chargeait de lui faire cracher ses dents et que le mieux qu’elle avait à faire pour l’instant, c’était d’aller quérir sa paille de fer, si elle en avait, parce que tout à l’heure, c’était plus que sûr qu’il y aurait du sang sur le plancher. Elle demanda alors la permission d’assister à la corrida, chose que je pouvais difficilement lui refuser, malgré ma répugnance pour ce genre d’exhibition. Mais il est difficile de foutre quelqu’un à la porte de sa propre maison.
— Ça va, dis-je enfin, vous cassez pas. Je vais chercher mon pote Bams, dont je vous avais déjà parlé, et les deux acrobates. Je me ferai un plaisir de vous les présenter.
Je ressortis juste à temps pour voir une ombre s’enfiler dans une rue sombre. Au même instant, vers le carrefour, j’entendis la trompe grave d’un autobus, un hurlement et le crissement des freins serrés à bloc. Bams était debout devant la voiture.
— La vache ! dit-il.
La main dans laquelle il tenait le revolver tremblait.
Jean-Pierre était toujours assis dans la bagnole, immobile.
Je pris mon copain par le bras et le secouai. Il paraissait hébété.
— Qu’est-ce qui se passe ? criai-je.
— La souris a fait la malle, hoqueta-t-il. Et je crois qu’elle vient de se faire buter par l’autobus.
Puis il alla s’appuyer au mur et se mit à dégueuler.
Au fond, ce Bams, c’était un tendre.
Possible, dis-je, en le prenant par le bras. Et ça me semblait, non seulement possible, mais certain. Mais faut pas rester là. De deux choses l’une. Ou bien elle est morte et la question est réglée, ou bien elle va parler, et alors ça va être une drôle de fantasia. Les flics ne nous pardonneront jamais de leur avoir soulevé un criminel. C’est une denrée dont ils ont l’exclusivité.
La portière claqua et j’entendis un cri. Je me retournai d’un bon. C’est vrai, en voyant mon copain malade j’avais oublié le nommé Jean-Pierre. Il en avait profité pour sauter du taxi et c’est le chauffeur qui avait gueulé pour nous avertir.
Le milicien fit trois sauts en avant et plongea. À plat-ventre dans la boue. C’était pas un imbécile, ce mec-là, il attendait le pruneau et il essayait de l’éviter. Ça ne rata pas. Je lâchai mon coup et la balle passa au-dessus de lui pour se perdre dans la nuit en sifflant.
Seulement, avec moi, ces trucs, ça ne mord pas. Je l’ai trop fait pour ma part et je connais par conséquent les réactions du mec qui essaye d’éviter une bastos. Elles ne varient guère, quel que soit l’individu. C’est quelque chose de tout à fait instinctif.
Alors, la deuxième praline, je l’expédiai à mi-chemin, c’est-à-dire à cinquante centimètres à peine et juste au moment où il se relevait. Ce qui fait qu’il dégusta la balle dans le gras du bras. Il gémit et retomba.
Ce n’est pas tellement la blessure qui était importante, mais ces pruneaux de neuf millimètres ils font un drôle de dégât. Et puis, il y a aussi le choc psychologique qui intervient.
En tout cas, il fallait faire vite.
Déjà qu’avec l’accident d’autobus la police allait lorgner les passants avec plus d’attention à seule fin de montrer son zèle à ses chefs, le coup de pétard, dans ce silence de province, devait avoir éveillé pas mal d’échos.
Je sautai sur Jean-Pierre et le relevai, aidé de Bams. Pendant que mon copain tenait le milicien debout près de la porte, je fouillai mes poches, de mes mains poisseuses de sang, et tendis deux sacs au chauffeur.
— Tiens, dis-je, garde tout et barre-toi. Et tâche de tenir ta langue. Les Services secrets n’aiment pas les bavards.
— Vous en faites pas, patron.
Il embraya et partit vers le carrefour. Il allait voir un peu comment l’accident s’était produit et ce qu’il restait de Jacqueline. Ça devait drôlement l’exciter de songer que personne, dans cette foule, ne savait qui était cette fille ni ce qu’elle faisait là et comment qu’elle avait fait, dans un coin si dégagé, pour se faire crocher par un bus. Il était le seul à savoir et ça devait le gonfler d’importance. Il avait l’impression qu’il détenait un secret d’État. Quelque jour, il avouerait à un client sympathique, ou à un bon copain, devant le zinc d’un bougnat, qu’il avait de drôles de relations au ministère de la Guerre. Et il finirait par le croire.
Attirée par les cris et le coup de flingue, la mère de Jimmy était revenue ouvrir la porte et là, je saluai. Fallait être une mère douloureuse comme elle pour se foutre à ce point du tiers comme du quart et ouvrir sa porte pour voir comment ça se goupillait au moment, précisément, où ça commençait à charbonner.
Le nommé Jean-Pierre, malgré sa grande gueule et son courage réel, peut-être qu’il n’avait jamais pris de balle dans la viande avant ce truc-là… Il paraissait bougrement impressionné. La vue de son propre sang le faisait tourner de l’œil. Sans doute que ça lui faisait beaucoup plus d’effet que le sang des autres. Y a des mecs qui sont comme ça. Je lui filai une claque, à seule fin de le réveiller. Puis je le poussai vers l’entrée.
Il passa la porte avec la majesté trébuchante d’un blessé de guerre. Il se retenait aux chambranles.
— Allez, dis-je, mon petit pote, ne te fais pas plus malade que tu ne l’es en réalité. Je sais ce que c’est. Si tu n’étais pas une tante et si je ne craignais pas pour ma vertu, je me foutrais à poil. Tu verrais un peu ce que c’est que des blessures. J’en ai le corps tatoué.
— Laisse tomber, conseilla Bams. Il va être gentil tout plein. Il va nous raconter toute son histoire. Il va nous dire comment marche ce fameux gang des miliciens, ce qu’ils fabriquent, où ils se planquent et tout le bordel. Il va gentiment se mettre à table.
— Comptez là-dessus, dit le gars.
On le tenait chacun sous une aisselle et on le poussait vers le fameux salon. Il se tenait à peine droit sur ses pattes. On le fit asseoir sur un fauteuil.
— Vous auriez un peu d’alcool, des fois, madame Astruc ? demandai-je. Je ne voudrais pas qu’on perde quand même trop son temps.
La vieille femme leva les bras au ciel.
— De l’alcool ? D’où voulez-vous que je le sorte ? Je sais qu’on vient de débloquer du rhum, mais il coûte cent quatre-vingts francs la bouteille.
— Voilà cinq cents balles, dit Bams, en tendant un billet. Soyez aimable, allez nous en chercher une. J’en boirai, moi aussi. Il y a sûrement quelque chose d’ouvert à cette heure-ci dans le quartier.
— Il doit y avoir le Primistère…
— Allez-y vite, maman, insista Bams. On vous attend ici.
La vieille dame mit un foulard, un manteau pelé, et plongea dans la nuit.
— Et maintenant, mon petit pote, dis-je en m’asseyant à côté de Jean-Pierre, va falloir s’allonger, et vite. Parce que si tu as encore des scrupules, je te dis tout de suite qu’ils sont démodés. À l’époque du swing, ça ne se fait plus. En plus, tu n’ignores pas que, de toute manière, tu es bon comme la romaine. Alors tâche de mettre quelques circonstances atténuantes dans tes atouts.
— La peau ! répliqua le jean-foutre qui reprenait du poil de la bête parce que son hémorragie avait cessé. Vous pouvez toujours me descendre, je ne dirai rien.
— Écoute-moi bien, mon petit gars, dis-je en allumant une cigarette. Tu n’as aucune chance avec nous en jouant ce jeu-là. Tes copains, on va aller les buter tout à l’heure. Je ne dis pas « sauter », note-le bien, mais buter. On sait où ils perchent, on va les prendre au saut du lit. Ils ne peuvent pas s’en tirer. On n’est pas des flics, nous autres, t’as pigé ?
— Et comment, que j’ai pigé ! Vous êtes des partisans.
— Des partisans de quoi ? Ne me fais pas marrer. Nous, on est des gars très spéciaux. Et on sait exactement ce qu’on veut et où on va.
— C’est illégal ! brailla le mec.
— Ah oui ? tu te mets sous la protection des lois de la République ? Tu les respectais moins, quand tu jouais les gros bras en uniforme noir, hein, tête de lard !
— Foutez-moi la paix.
La grand-mère revenait déjà avec son litre de rhum. J’en remplis quatre verres et en tendis un à Jean-Pierre.
— Bois ça, mon ange. Ça te fera pousser les moustaches.
Je lui cloquai le plus plein parce qu’il semblait vraiment en avoir besoin.
Et maintenant, puisque tu ne veux pas parler, c’est nous qui allons te poser les questions. Qui est-ce qui dirige votre bande et où est-ce qu’il crèche ?
— Merde.
— J’ai pas l’habitude de répéter deux fois. Tu réponds, oui ou non ?
— Merde, j’ai dit.
Je passai vivement derrière le fauteuil, pris les mains du milicien pour essayer de les attacher. Mais cet arsouillé avait plus de vitalité que je ne le supposais. Il se releva brusquement en emportant le siège.
Je fis un saut périlleux et retombai à plat-ventre tandis que ma tête allait heurter le pied du fauteuil.
Parole, j’en vis trente-six chandelles.
— Ne le laissez pas fuir ! cria la mère de Jimmy.
L’espace d’un éclair, je la vis, en travers de la porte, les bras écartés, essayant, de toutes ses forces débiles, de barrer la route au milicien.
— Arrête-toi ! cria Bams.
Moi, j’étais toujours à plat-ventre. J’avais été un peu sonné et il me semblait que je mettais des siècles à me relever. Je vis Jean-Pierre foncer vers Mme Astruc. Son bras droit, valide, partit comme la foudre, atteignit la pauvre vieille à la pointe du menton. Elle fit trois pas en arrière et descendit dans la résine pour le compte.
— Tant pis pour toi, cria Bams.
Son Colt aboya trois fois. Je vis le Jean-Pierre sursauter à chaque coup. La dernière balle l’avait péché en plein dans la nuque. Il bondit en l’air, comme un cabri, et retomba sur le dos.
Un ruisseau de sang coulait du cadavre.
Dehors, on entendait à peine le ronronnement familier de l’usine et, très loin, une horloge qui sonnait dix heures, comme si de rien n’était. Le festival des macchabées avait un invité de plus, et le monde une crapule en moins.
C’est ça, ce qu’on appelle la paix.
— Hé ben ! dit Bams, qu’est-ce qu’on va en foutre maintenant, de ce type-là ? On peut quand même pas le faire cuire, le débiter en morceaux et le sortir d’ici au fur et à mesure pour le balancer dans l’égout, non ?
La mère Astruc, réveillée de son étourdissement, était penchée sur le corps de Jean-Pierre.
Elle le regardait avec un sourire cruel. Dehors, le vent et la pluie battaient les volets clos.
— Non, dis-je. Et c’est un miracle que personne n’ait rien entendu. Sans ça, on aurait déjà les poulets au cul. Faut trouver une combine pour le sortir d’ici discrètement.
— Ouais ! fit Bams. Seulement on ne tombera pas deux fois sur un taxi comme celui-là. Et quant à faucher une voiture…
— C’est une idée, ça ! m’écriai-je. On pourrait toujours chauffer une chignole. Ça doit quand même se trouver dans le coin. Avec ça, on pourrait amener cette salope jusqu’au canal Saint-Denis et après, bonsoir.
— Je vais essayer, dit le Catalan, en écrasant sa cigarette. C’est bien le diable si je ne trouve pas une trottinette et que je n’arrive pas à la démarrer.
Il remonta son froc de son geste habituel, enfonça son chapeau sur sa tête d’un coup de poing et remit son Colt dans sa poche.
— Je ne tarderai pas, dit-il. Veillez le macchabée qu’il ne foute pas le camp.
— Vous croyez qu’il reviendra ? demanda la mère de Jimmy, quand mon pote eut disparu.
— Pour ça, vous pouvez y compter. Je l’ai vu au boulot dans des circonstances qui n’étaient pas précisément faciles. Ce n’est pas ça qui le dégonflera.
Elle hocha la tête, remplit à nouveau les verres de rhum et s’en cogna un, directo, sans reprendre la respiration.
En effet, moins de dix minutes plus tard, Bams revenait.
— Ça y est les gars, dit-il. La bagnole est devant la porte. J’ai pris une 302. Il y a de la place et puis ça fait plus sérieux.
Dans la rue, il n’y avait personne. On n’entendait que le bruit de soie de la pluie et celui de l’usine. Plus, de temps en temps, les sifflements de la rafale.
— O.K., fis-je après avoir inspecté les lieux. On peut y aller.
On prit le mec, l’un par les épaules et l’autre par les pieds. On le jeta dans la voiture comme un paquet de linge sale, sans nous soucier de tacher les coussins. Puis en route.
Le canal Saint-Denis, c’est à deux pas de là. On descendit de la bagnole, on jeta le cadavre à terre puis, en le tirant par un pied, on l’amena au bord du canal.
La nuit était déserte. Déjà, une légère odeur de printemps sourdait dans l’air glacé.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’impatienta Bams. Tu penses à ta gonzesse ?
Comme si j’avais une gonzesse !
— S’agit de faire fissa, dit mon pote. On va pas rester là toute la nuit, quand même, non ? Aide-moi.
On prit le corps de Jean-Pierre aux deux extrémités et on le balança. Il pesait drôlement lourd, la vache. On voyait qu’il était bien nourri.
On eut un mal de chien à le jeter assez loin du bord pour qu’il ne reste pas accroché aux cailloux de la berge.
Il tomba dans l’eau comme une masse. Je ne sais pas s’il resta un moment en surface. Dans l’obscurité, c’était difficile de le voir. En tout cas, le courant était assez rapide pour l’entraîner.
— Alors ? dit le Catalan. Tu dis ta prière des morts ? Reste pas là, Bon Dieu ! c’est pas prudent.
C’est marrant, j’avais le cœur serré. Et ce n’était pas à cause de la mort de cette salope, je me rendais compte qu’il se faisait en moi une drôle d’évolution. Oui, j’en étais arrivé à ce point que le meurtre me dégoûtait. De l’assassinat, j’en avais par-dessus la tête, et même du simple règlement de comptes. En somme, je devenais bourgeois, ma parole.
Je remontai dans la bagnole et m’assis, sans un mot, regardant défiler les rues sombres, mouillées de pluie et tachées de néon.
Peut-être que l’atmosphère n’y était plus. Peut-être que les circonstances n’étant plus les mêmes, mon esprit, aussi, avait changé. Buter un mec, je l’ai dit, c’est facile. C’est même trop facile. On s’y fait très aisément. Et puis on prend l’habitude. C’est comme le gars qui va au bistrot pour la première fois ou qui fume sa première cigarette. Le premier coup, c’est dégueulasse et après ça vient tout seul, une pipe en entraîne une autre, un verre appelle le suivant et les exécutions se suivent. C’est un coup à prendre, une habitude quoi, après, ça marche comme sur des roulettes.
Peut-être qu’il y avait trop longtemps que je n’avais pas eu de salades. Peut-être aussi que j’avais une trop lénifiante impression de sécurité pour que ça marche comme auparavant. Moi, en somme, je suis surtout un clandestin. C’est ça qui met du sel à mes histoires. Autrement je serais flic et je ferais sensiblement le même boulot. Si Bodager m’avait donné des faffes en règle et la protection de la police, voire son appui, je me demande si j’aurais marché. Ça ne m’aurait pas intéressé. J’aurais eu l’impression de faire un boulot trop facile, un travail de fonctionnaire. Et ce qui me minait, sans doute, c’était cette idée qu’en cas de coup dur, je n’avais qu’à raconter mon histoire aux poulets, dire ce qu’était Jean-Pierre et ce qu’il avait fait, pour que je sorte du Quai des Orfèvres la tête haute et les mains libres avec peut-être, en plus, des félicitations — sauf une engueulade, bien sûr, pour avoir enlevé le coupable. Mais ça, c’est pas un cas d’Assises.
Ce qu’il y avait de bien, avec Bams, c’est qu’il savait se taire et me foutre la paix lorsqu’il voyait que j’avais le cafard et que je gambergeais. On était à la gare du Nord lorsqu’il se décida à me demander ce que je comptais faire et où je voulais aller, parce qu’enfin on était maintenant dans Paris et faudrait voir à pas se balader toute la nuit.
— N’oublie pas, mon pote, que c’est une voiture volée. Lorsque le probloc va s’en apercevoir, il va faire un de ces ramdams ! Toutes les polices vont se mettre en chasse. Et je ne tiens pas à finir la java à la Santé.
— On a assez d’essence ?
Bams se pencha sur le tableau de bord.
— Le compteur marque douze litres. À part que tu veuilles aller à Marseille, je pense qu’on peut quand même naviguer un petit instant. En outre, j’ai trouvé deux bons de vingt litres dans la poche de la portière.
— T’es un homme de ressources.
— Alors, où va-t-on ?
— On va filer jusqu’à Livry-Gargan, répondis-je. On va tout liquider là-bas. Les salopards doivent se demander ce que leur copain est devenu, à part que la patronne du bistrot les ait affranchis, ce qui m’étonnerait quand même.
— À cette heure-ci ? s’exclama Bams.
— Oui, à cette heure-ci. Profitons-en pendant que je suis encore en forme parce que je me demande si ça va durer. J’ai compris maintenant pourquoi, depuis que je suis revenu à Paris, j’ai même pas réussi à casser une porte. J’ai vieilli, mon vieux, j’ai reçu un de ces coups de pompe qui comptent dans la vie d’un homme. La guerre m’a vidé, j’ai donné mon maximum. Alors, pendant que je traverse comme qui dirait un été de la Saint-Martin, profitons-en. Au demeurant, je crois que c’est une histoire qu’il faut régler le plus tôt possible. Demain, ils commenceront à prendre des précautions. Combien qu’ils sont, dans ce pavillon, qu’elle a dit, la vieille du bar ?
— Ils étaient trois, chacun avec sa souris. Maintenant, ils ne restent plus que deux, toujours avec les souris, ce qui fait quatre.
Et les souris, tu le sais comme moi, c’est parfois plus dangereux que les mâles.
Il freina brusquement, histoire de pas écraser un vélo-taxi qui venait juste de déboucher d’une rue adjacente.
— Alors, on part à la bagarre ? fit-il lorsque la route fut de nouveau libre.
— J’en ai peur, répondis-je.
Bams vira sur l’aile et on reprit la route que nous avions suivie, une heure avant, avec le chauffeur. Maintenant, c’était encore plus moche. Lorsqu’on était venus, il y avait encore un peu de monde. Il n’était pas tellement tard. Les gens attardés rentraient de leur bureau, ce qui donnait à la ville une certaine animation. Maintenant, rien du tout. De temps en temps à peine si on croisait une patrouille d’agents cyclistes ou des flics résignés, immobiles sous leur pèlerine, dans un paysage de maisons grises et de pluie d’hiver. Parfois, le vent les bousculait, essayait d’arracher leur capuchon.
À part ça, personne. On voyait bien, de loin en loin, une lumière qui filtrait sous des volets. Un mec était en train de se coucher, ou de lire tranquillement, dans un salon tiède. Ou peut-être qu’il essayait de tirer de sa femme une jouissance nouvelle, ou, en tout cas, toujours renouvelée. Et nous, on marchait au baroud.
Dans la poche de mon veston, je sentais la lourdeur familière de mon flingue. À travers le pare-brise, devant moi, je regardais la nuit trouée par les phares jaunes. J’avais les sourcils froncés et je serrais les dents.
Et brusquement je me sentis saisi de colère. Ainsi, toute la vie, ça serait la même histoire ? Je passerais mon existence à jouer à chat-perché avec la mort, à flinguer des mecs d’un côté en attendant qu’eux-mêmes me flinguent.
Bien sûr, je gagnais pas mal de galette. Je sortais le pognon comme je voulais et je pouvais me permettre d’oublier cinquante mille balles, comme je l’avais fait ce soir, sur le buffet de la mère à Jimmy, parce qu’il fallait bien qu’elle croûte, elle aussi. Je savais que le lendemain je pourrai en avoir d’autres. Mais jamais je n’aurai l’existence paisible de ces employés à vingt-cinq sacs par mois. Ils grattaient comme des nègres toute la journée, d’accord, mais le soir ils rentraient dans un petit appartement coquet, ils mettaient les pieds sous la table, et ils se cognaient une bonne soupe servie par les mains de la femme qu’ils aimaient. Ils pouvaient se coucher tranquilles et faire l’amour toute la nuit, si ça leur chantait. Ils ne risquaient pas d’être interrompus dans leurs ébats par les coups dans la porte. Et sans savoir encore qui les donnait, si c’était la Police ou les truands, ce qui n’aurait rien changé à l’histoire, d’ailleurs, car, pour moi, l’un ou l’autre était aussi néfaste.
Bams freina brusquement, tourna sur la droite.
— Sauf erreur, qu’il dit, je crois que c’est ici.
Il ne s’était pas gouré. On suivit lentement l’artère silencieuse, repérant très facilement le bar dans lequel nous avions emballé Jean-Pierre et sa tordue. Le trente-deux était en face, pratiquement.
— On va faire le coup du chauffeur, dis-je. On va laisser la bagnole au coin de la rue.
Je sortis mon Luger et je l’armai.
C’était bien ça. Fallait croire que j’avais sérieusement perdu les pédales. Mon cœur battait comme celui d’un communiant. Quand je pense que j’avais autrefois vécu toutes ces aventures et que maintenant j’étais aussi troublé qu’un débutant ! Rien que cette idée me rendait malade. En outre, j’avais peur. Et je sais que lorsqu’on a peur c’est mauvais signe. C’est toujours les froussards qui se font buter les premiers, c’est classique. En outre, je me demande si la trouille ce n’est pas une prémonition.
Bams, lui, ça n’avait pas l’air de le troubler. Il était aussi peinard que si on l’avait invité à prendre un verre. Mais qu’est-ce que j’avais, Bon Dieu ! je me serais giflé.
— Comment qu’on va s’y prendre pour entrer là-dedans, dit le Catalan. Ils doivent être salement méfiants, dans cette baraque !
— Tu parles ! C’est leur seule sécurité. Mais à mon avis, la meilleure combine c’est d’y aller franco. Si on commence à tirer des coups d’arquebuse dans les fenêtres ils vont se renfermer dans leur coquille, ils ne broncheront pas et qui c’est qui se fera emballer par les poulagas ? C’est nos zigues.
— Alors ?
— Alors, on va sonner poliment à la porte. On leur dira que c’est un télégramme. On verra bien.
Et je fonçai. Peut-être pour ne pas avoir le temps de réfléchir. Je traversai le jardinet à toute pompe, sautai sur la porte. Sur le chambranle, il y avait un bouton de sonnette. Sans même y penser, j’appuyai dessus. Ça déclencha une sonnerie triste, très loin, au fond d’une pièce à l’acoustique étouffée.
Il y eut un bruit de voix, puis j’entendis une femme dire :
— C’est certainement Jean-Pierre. Naturellement, il s’est encore attardé dans les cafés.
Des pas sonores se rapprochèrent vivement. La femme devait porter des talons hauts car ils résonnaient bougrement. Je rejetai mon chapeau sur ma nuque et défouraillai. Mon front était moite d’une sueur glacée.
— Sors ton flingue ! soufflai-je à l’intention de Bams. Tu te crois où ? Au bal des Catalans de Paris ?
— T’en fais pas, dit-il. Mais néanmoins, il tira son feu et fit jouer le cran de sûreté.
La serrure cliqueta et la lourde s’ouvrit à moitié. Mais ça me suffisait amplement. Je collai mon pied dans l’entrebâillement et appuyai mon épaule sur le battant. Puis je poussai légèrement.
— Mais… dit une jeune voix, effrayée.
Il y avait là une de ces frangines comme on n’en voit qu’au cinéma, baraquée comme une Vénus, avec une robe verte, collante, des cheveux auburn, longs comme une peine de Centrale et des yeux, messieurs, à foutre la pagaille dans une famille de presbytériens. C’est dire que pour de la came, c’était de la bonne came. Le genre de chair à plaisir réservé aux acrobates bourrés de galette.
Elle avait un air étonné qui lui allait à ravir. On aurait dit une môme qui voit pour la première fois de sa vie un monsieur en caleçon, bien que certainement, à son âge, ce genre de spectacle l’aurait bien moins étonnée.
— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-elle d’une voix étranglée.
— Bonsoir, mignonne, répondis-je avec mon sourire des quatorze juillet. Comment ça va ?
Je sentais la sueur couler dans mon dos. Une sueur glacée, comme une main de singe. Et ça n’avait rien de marrant. Peut-être, après tout, que je couvais la grippe.
— Qui êtes-vous ?
— Je vais t’expliquer, répondis-je. Mais laisse-moi entrer. Il pleut et le vent n’est pas chaud.
— Non ! piailla-t-elle.
— Pas de ça, chérie, fis-je en levant mon Luger. Tâche de la boucler un peu, je ne veux pas le moindre bruit sinon tu ne conserveras pas ta beauté longtemps, c’est moi qui te le dis.
Elle regarda le Luger, qu’elle n’avait pas encore aperçu, avec horreur et dégoût, comme si je lui avais montré un machin obscène.
— Mais qu’est-ce qui se passe ? souffla-t-elle d’une voix changée.
— Allons, allons, fis-je, je vois que t’as pigé, chérie. Je viens voir tes copains.
— Où est Jean-Pierre ? Et Jacqueline ?
— Ils sont partis faire un tour dans les sentiers fleuris des amoureux, ricana Bams dans mon dos.
La poule, qui ne l’avait pas encore repéré, caché qu’il était par mon dos et par l’ombre de la rue, sursauta comme si on lui avait mis la main aux fesses.
— Quoi ? fit-elle.
— On t’expliquera ça tout à l’heure. Bams, tiens donc compagnie à mademoiselle et tâche de te montrer galant. N’oublie pas que tu représentes la politesse française.
Si, jusqu’à présent, la surprise avait coupé ses moyens à la fille, comment qu’elle récupérait ! Son visage devint groseille et ses traits se durcirent.
— Bande de voyous ! fit-elle, sans oser, toutefois, trop élever la voix. Vous êtes des flicards, hein ?
— Non, fis-je. On n’est pas des flicards. Et c’est bien dommage, parce qu’à cette heure-ci on serait sans doute dans notre lit, sans le souci du lendemain.
Elle essaya, par surprise, de refermer la porte et me fit un mal de chien au pied qui retenait le battant.
Je m’élançai contre la lourde, aidé de Bams, et le battant alla claquer contre le mur. Je me retournai vivement et, avant que la fille ait eu le temps de réagir, je lui tirai une claque qui aurait réveillé un type en état d’hypnose.
Elle recula de trois pas et porta la main à sa joue. La trace des cinq doigts s’y voyait encore.
— Petit acompte, dis-je les dents serrées, et si tu veux jouer au petit soldat, ma jolie, je te prends sous le bras, je te déculotte et je te colle une de ces fessées qui comptent dans la vie d’une souris.
— Comment t’appelles-tu ? demanda Bams.
— Odile.
— Hé bien, Odile, viens un peu par là qu’on cause tous les deux.
Il la prit par le bras et l’entraîna vers une bergère qui tendait, au fond du hall, des bras malingres de sorcière.
Odile se débattait ferme, sans toutefois oser brailler.
— Ça va comme ça, grommela le Catalan, en lui collant son feu sur le ventre. Si tu continues à me les casser, je te fais sauter les ovaires, compris ?
Pour comprendre, elle avait compris. Elle ne broncha plus et se laissa guider vers la bergère, où elle s’assit.
— Je suis derrière toi, dit Bams, en appuyant son flingue sur la nuque frisée. Si tu la ramènes, je te dessoude.
Il avait une voix rauque et coupante. Le genre de voix qui laisse tout de suite au client l’impression que le gars qui les menace n’hésitera pas une seconde à mettre en pratique ses théories philosophiques.
Je n’avais pas besoin qu’elle m’indique l’endroit où se trouvaient ses copains. Un bruit de voix venait d’une porte voisine, mais il était trop confus pour que je puisse comprendre quelque chose. Apparemment qu’ils étaient au moins trois, dans cette pièce : deux gars et une souris.
Je marchai doucement vers la porte, à pas de loup. J’avais l’intention d’apparaître tout à coup, comme le fantôme à Macbeth, et de les surprendre tous les trois au nid. Mais comme j’étais à moitié chemin, j’entendis que quelqu’un s’impatientait.
— Odile ! appela une voix d’homme, irritée.
— Boucle-la, hein ? intima Bams en poussant le canon de son Colt plus fort sur la nuque. La fille baissa la tête et se mit à pleurer.
Me parlez pas de ces pisseuses. Ce n’est bon qu’à ça : vous mettre dans les pires salades puis venir vous pleurer dans le gilet, je n’avais qu’une peur, c’est que Bams s’émeuve. Je le connais, cet oiseau-là, il est sentimental comme un pigeon. Il ne peut pas voir des larmes dans les yeux d’une poupée sans être bouleversé. Comme si ça leur faisait quelque chose, à elles, quand elles les voient dans les nôtres !
Finalement, le type traversa vivement la pièce et ouvrit la porte.
— Et alors ? fit-il rudement, avec qui parles-tu ?
Quand il me vit au milieu du hall, le pétard braqué, les jambes écartées, le chapeau en arrière et, sur les lèvres, le sourire de bienvenue que je lui avais réservé, il demeura bouche bée. Sûr qu’il ne s’attendait pas à une visite. Il en avala de travers.
— Qui… qui êtes-vous ? fit-il.
Je n’avais pas le temps de lui répondre. Si je tergiversais, son copain aurait le temps de prendre ses mesures — et ses mesures, ça consistait à sortir un feu et à nous tirer dedans.
— Je vais t’expliquer, dis-je en m’approchant.
Et, tout à coup, je me lançai en avant. Un véritable plongeon, un de ces coups de boule qu’un catcheur n’eût pas désavoué. Je l’accrochai juste au creux de l’estomac. Il poussa un gémissement rauque. On aurait dit qu’on dégonflait un ballon.
Et, naturellement, on roula tous les deux sur le plancher.
L’espace d’un éclair, j’avais pu apercevoir la pièce. C’était une sorte de salle à manger confortablement meublée. Des verres multiples étincelaient sur la table et, à côté d’une poupée au moins aussi belle que celle à côté de qui Bams montait la garde, se tenait le mec qui avait, avec Jean-Pierre, flingué Bodager. C’était visible que lui non plus n’en revenait pas.
— Ben merde, alors ! fit-il.
L’instant d’après, je recevais une telle châtaigne que j’en perdais la vue. Mais le fumier qui me l’avait balancée, lui, il avait encore la sienne parce que, à partir de cet instant, qu’est-ce qu’il me balança comme marrons en pleine poire ! Ça tombait de tous les côtés. Alors je levai mon bras armé et je tapai au hasard, à coups de crosse de toutes mes forces. J’entendis un gémissement. Je sentis un nez craquer et un liquide chaud inonda ma main.
Je rouvris les yeux. J’étais comme ébloui. Des lumières dansaient devant moi, avec des drôles de couleurs. Le mec à qui j’avais volé dans les plumes était étendu sous moi. Il était raide.
Seulement, en levant la tête, j’aperçus l’autre poupée. Je lui envoyai un sourire gentil, car faut toujours être poli avec les filles. Mais elle, nom de Dieu, elle avait son regard des mauvais jours. C’est alors qu’en tournant un peu ma tête douloureuse je vis son jules penché sur moi. Il tendait vers ma tête le canon d’un énorme Mauser.
Le regard du type était glacé comme une rivière de montagne. C’est pas des yeux humains qu’il avait, c’étaient les yeux glauques d’une pieuvre, sans plus de vie ni de pitié. La sale brute dans toute son horreur. Ce mec-là, c’est visible, il ne pouvait pas être autre chose qu’un tueur. Il avait été fabriqué exprès et il était devenu truand comme d’autres deviennent dentistes, sauf que ça avait nécessité moins d’apprentissage.
— Alors, salope ? dit-il. On veut jouer les durs ?
Il tenait toujours son Mauser braqué sur ma tempe. Et moi, naturellement, j’étais toujours par terre, dans l’impossibilité de me relever sans que la bastos parte toute seule. Je commençais à regretter d’avoir mis les pieds dans cet estanco, j’avais la sale impression que cette fois le baccara était terminé pour de bon et que ce n’était pas moi qui avais tiré un neuf.
De toute manière, j’étais frit. Si je hurlais, le gars me flinguait sur le champ, si je bougeais, j’avais droit à la même prime. Au point où j’en étais, c’était sûr que je n’avais plus qu’à songer à traiter avec Borniol. À vrai dire, je ne me faisais aucune illusion sur les intentions du bonhomme. Suffisait de voir ses yeux de poulpe pour être tout de suite affranchi et moi, en plus, j’avais déjà eu l’occasion de le voir au travail, quelques heures avant, avec ce malheureux Bodager.
— Eh bien, mon petit pote, tu vas y passer en souplesse, continua cette grande pourriture. Ça t’apprendra à venir, à domicile, chercher des crosses à des mecs qui ne t’ont rien fait. Seulement, auparavant, je voudrais bien savoir qui t’a envoyé.
— Personne, répondis-je. Je suis un casseur, rien d’autre.
— Un casseur, hein ? Et comme par hasard t’as juste choisi cette villa pour la piller.
— J’ai jamais eu de veine, murmurai-je, piteusement. Quand je ne tombe pas sur les flics, je m’embarrasse dans les jambes du probloc et je reçois une trempe.
— Ah oui ? C’est pour ça, sans doute que tu trimballes un Luger ? Et la souris qui est allée t’ouvrir ? Qu’est-ce que tu en as fait ?
À ce sujet-là, j’étais peinard. Elle était assise dans sa bergère juste derrière un escalier et, de la porte de ce foutu salon, on ne pouvait pas la voir. En outre, si je ne pouvais pas brailler, elle non plus, parce que Bams était là pour un coup, avec des consignes précises.
Le milicien se redressa et m’envoya un coup de pompe en pleine poire, à la volée. Un voile rouge passa devant mes yeux, puis s’estompa. Décidément, aujourd’hui, c’était le jour de ma raclée hebdomadaire.
— Arrête un peu tes plaisanteries, hé ballot ! fis-je, que je t’affranchisse un peu sur un turbin. On ferait mieux de causer, tous les deux.
Je venais soudain de piger qu’après tout j’avais aussi un atout dans mon jeu et un bon.
Le mec fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire que ta bergère elle est actuellement assise dans un coin avec un Colt braqué sur la nuque. C’est un de mes potes qui tient la seringue. Et si jamais il entend un coup de feu et ne me voit pas sortir entier d’ici, il lui fait péter la tête comme une grenade, tant pis pour sa jolie frimousse.
Du coup, l’autre zouave que j’avais foutu à terre commença à donner des signes d’agitation.
— Non, non, fit-il, pas de blagues avec ça, hein ?
Ça devait être la poupée chérie de ce monsieur.
Le tueur haussa les épaules, mais je voyais qu’il tiquait tout de même. Il se demandait si c’était du lard ou du cochon.
— Cesse de nous baratiner, dit-il d’une voix âpre. Tu vas partir chez les anges, mon joli, et tout de suite.
— Simon ! intervint le type que j’avais sonné, fais pas le con ! Je crois qu’il dit la vérité.
— Mais je m’en fous ! répliqua l’autre paisiblement.
C’était vrai qu’il s’en foutait. Après tout, ce n’était pas sa grognasse qui était en danger. Alors, le reste… Une pieuvre, je vous dis.
— Non ! supplia l’autre. On n’a pas le droit…
— Le droit ? ricana Simon. Alors tu t’imagines que je vais hésiter à sacrifier cette souris ? La sécurité générale avant tout. Je commence à me demander ce que Jean-Pierre et Jacqueline sont devenus. Peut-être qu’il en sait quelque chose, ce monsieur ?
— Rien du tout. Je suis un humble casseur malchanceux et…
— Ça va comme ça ! trancha le milicien. Tu es un poulet, un sale flic, voilà ce que tu es. Je crois volontiers que vous êtes deux. T’es d’une race qui se déplace par couple. Mais je me balance du destin d’Odile. Tant pis si ton copain la dessoude, ma peau d’abord.
Il se pencha vers moi et tendit son bras vers ma tempe. Le Mauser luisait d’un éclat bleuté. Je vis son doigt nerveux prendre doucement le mou de la détente. Ça devait l’exciter, ce fumier-là, de tuer lentement.
Moi, je me disais que, cette fois, bonsoir la compagnie. On allait tirer le rideau sur quelques siècles en admettant que la théorie de la réincarnation soit valable.
Quelque chose bouleversait mes tripes. Une sueur glacée coulait dans mon dos. J’avais peur, une abominable frousse. Je me sentais veule, effroyablement lâche.
— Simon ! hurla l’autre milicien, ne fais pas ça !
— Ta gueule !
L’émotion du type était telle qu’il en laissa tomber le Luger qu’il m’avait fauché, lequel atterrit près de ma tête. Ça se serait passé trois secondes plus tôt, j’aurais eu une chance suprême. Maintenant, c’était trop tard. Tout arrivait trop tard. Et lorsque Bams entrerait dans la bagarre, il serait encore une fois trop tard. J’aurais des petites ailes dans le dos et je m’élèverais dans l’azur au milieu de la musique céleste.
— Tiens, poulet ! fit Simon.
Son index eut une contraction rapide. Je fermai les yeux. J’entendis un tout petit claquement métallique et c’est tout.
Je rouvris les châsses.
— Merde ! brailla Simon, en se redressant.
Je compris tout de suite ce qui s’était passé. Ce corniaud, dans son désir de me ratatiner au plus vite, n’avait oublié qu’un truc, c’était d’armer son flingue. Il avait bien tiré le cran de sûreté mais il avait omis de faire glisser une balle dans le canon. J’avais un répit d’une seconde.
Je fis un saut de grenouille, et me trouvai nez à nez avec le visage sans expression de Simon. Mon poing partit, à la volée, comme si je balançais une grenade. Ça l’étourdit un peu et il chancela. En outre, c’était un instinctif, comme la plupart des assassins, il ne pensa plus à son pétard. Tout son instinct le poussa à essayer de me rendre la mornifle. Il n’y parvint pas. J’étais plus souple que lui et je me débrouillai pour faire un bond en arrière et me baisser vivement.
Lorsque je me relevai j’avais le Luger dans les pattes. Et celui-là, il était armé, je vous prie de le croire.
— Lâche ça ! gronda Simon, lorsqu’il vit le joujou.
— Oui monseigneur, ricanai-je.
J’en tremblais encore. En même temps, je ne sais pas pourquoi, ça devait être la réaction nerveuse, je me sentais saisi d’une énorme envie de me marrer.
Mais ce mec-là, il m’en avait fait trop voir. J’avais jamais été dans une situation aussi moche.
— Prends ça, dis-je.
J’appuyai sur la détente. Les deux coups partirent en même temps, le sien et le mien. Seulement, je connais la technique de ce genre de truc et je sais tirer tout en faisant un bond de côté. Simon gémit et se plia en deux, en se tenant les tripes, juste au-dessous du nombril, à un endroit particulièrement sensible, où ça fait vachement mal et qui ne vous permet de crever qu’au bout de trois ou quatre heures de contorsions. Il en avait laissé tomber son gros Mauser que j’écartai d’un coup de pied.
Dans mon dos, quelqu’un pleurait, très doucement.
— Bams ! criai-je, ne tire pas. Amène la poupée ici.
Je me retournai. C’était l’autre milicien. Il avait reçu dans l’estomac le pruneau qui m’était destiné et qui était passé juste à la place que j’occupais précédemment.
— Comment t’appelles-tu ? demandai-je, bêtement, comme si ça avait de l’importance.
— Michel… et là-dessus un nom quelconque, bien français. J’ai vingt ans.
Il se tenait très droit, appuyé à la table. Il laissait pendre l’autre main. Au milieu de son gilet, on voyait un petit trou et une tache rouge qui s’élargissait.
Le sang gouttait doucement sur le plancher.
Sur le visage trop jeune du milicien, les larmes suivaient l’arête du nez, coulaient jusqu’aux commissures des lèvres.
Vingt ans ! Qu’est-ce qu’il était allé faire dans cette galère, ce tordu ?
L’autre môme était adossée au fond de la salle, les yeux agrandis d’horreur, la bouche ouverte.
Le nommé Simon était en train de crever tout doucement sur le plancher et son sang se mélangeait à celui de son copain.
— Vingt ans ! répétai-je. Qu’est-ce qui t’as pris de t’embringuer là-dedans ?
— Ce n’est pas que j’y croyais tellement, mais c’est à cause d’Odile.
— La souris qui est dans le hall, à la garde de mon copain ?
— Oui.
Je m’approchai de la table et me cognai un grand verre de cognac aux frais de la Milice française. J’avais bien besoin de ça. Il me semblait que la vie revenait en moi, qu’elle me pénétrait par le gosier et descendait jusqu’à mon ventre.
— Faut-il que tu sois cave, tout de même ! C’est vrai que moi, je n’ai pas grand-chose à te reprocher. Je suis à peu près dans le même cas que toi. Seulement, j’ai eu la veine de miser sur la bonne carte. En outre, ça m’aurait drôlement empoisonné de me conduire comme vous vous êtes tous conduits, de balancer aux boches le mecton avec qui on a l’habitude de boire l’apéro ou le boulanger du coin. Quand vous ne vous mêliez pas vous-mêmes de la torture.
Il eut un petit sourire triste :
— On n’a pas tous fait ça. Moi, j’ai rien fait.
— Personne n’a rien fait, aujourd’hui. C’est marrant. En tout cas, moralement, vous êtes solidaires.
Bams entrait, précédé par la poule, le pétard dans les reins.
— C’est celle-là, ta poupée ?
Odile me regarda d’un air furieux.
— Oui.
La môme regarda alors Michel. Elle pâlit un peu, devant tout ce sang répandu et devant le nommé Simon à qui le diable n’arrivait pas à arracher l’âme. Mais elle ne broncha pas. Elle n’eut aucun élan vers lui.
— Je l’aime, dit le môme. Je me suis engagé là-dedans pour ne pas partir en Allemagne, pour ne pas la laisser. Je pensais que si je m’éloignais elle m’oublierait peut-être et me plaquerait. Je voulais absolument rester à Paris. Je croyais que c’était une bonne idée.
— Parlons-en de tes bonnes idées ! ricana la fille. Est-ce que tu te rends compte dans quel bain tu m’as fourrée ?
Je la regardai avec surprise. Ses yeux brillaient de colère et elle agitait sa chevelure comme un lion un soir d’orage.
— Mais, Odile…
— Il n’y a pas de « mais Odile » ! Tu étais tout content de rester à Paris. Seulement, quand ça a mal tourné, il a fallu se tailler, et j’ai dû filer avec toi parce que j’étais repérée comme étant la maîtresse d’un milicien et je ne voulais pas qu’on me tonde.
— Ça aurait été dommage.
Elle me lança un regard aigu.
— N’est-ce pas ? dit Bams.
— J’en ai marre, moi, d’être toujours en cavale. Et maintenant, je ne sais pas ce qui va m’arriver.
— Je vais mourir, Odile, dit le milicien, doucement.
— Tu vas mourir, répéta-t-elle, et moi je vais aller en taule. Qui sait pour combien de temps. Bon sang ! lorsque je t’ai connu, il aurait mieux valu que je me tienne tranquille. Les hommes, vous êtes tous les mêmes, au début vous avez la bouche pleine de belles promesses, on vous écoute et puis on se trouve brusquement dans la plus sordide des mélasses.
Je pensais qu’à cette époque-là il avait aussi les poches bourrées de fric et de cigarettes. Ça devait être un de ces petits gars à semelles triples qui hantaient les bars trop chics et pas assez discrets, et trafiquaient de lames de rasoirs et de plaques de chocolat. Ça devait être dans ce milieu-là qu’ils s’étaient connus, tous les deux. Mais lui, il avait malgré tout gardé cette pureté de l’amour.
— Qu’est-ce que je vais faire, maintenant, je n’ai même pas assez de fric pour me payer un avocat !
Elle en piétinait de rage, la salope.
De nouveau, les larmes se mirent à couler sur le visage blême que la douleur marquait, maintenant. Le sang avait cessé de ruisseler.
— Odile !
Elle ne répondit pas et détourna la tête.
Mes yeux rencontrèrent ceux de Bams. Il était adossé au chambranle de la porte, impassible, une cigarette collée aux lèvres. Il donnait une impression de puissance et d’énergie peu communes. Je l’avais jamais vu sous ce jour-là. Son Colt pendait au bout de son bras droit. La fumée l’obligeait à fermer un œil, mais dans l’autre, il y avait un éclat dur, quelque chose qui était de la haine et du mépris. Peut-être qu’il pensait à sa propre femme.
— Viens ici, chérie, dis-je à Odile. Je la pris par le bras, la retournai et lui envoyai une paire de claques maison. Comme hors-d’œuvre. Ensuite de quoi je me mis à lui expédier une de ces valses !
Elle hurlait, essayait de se protéger avec ses bras repliés. Moi, je cherchais les coins les plus sensibles, ceux qui, sans être trop douloureux, marquent le plus une femme parce que ça esquinte sa beauté. Sorties de leur esthétique, rien ne touche ce genre de gonzesses.
Je ne la lâchai que lorsque je fus certain qu’elle avait les deux yeux pochés, le nez cassé et quelques dents de moins. Ils auraient un mal de chien, les photographes de l’identité judiciaire, lorsqu’elle passerait au piano.
Michel, il en était malade.
— Laissez-la, disait-il. Mais laissez-la donc !
Il l’aimait encore, cette andouille.
La môme alla s’écrouler dans un coin et se mit à chialer. Je m’approchai d’elle.
— Écoute-moi, putain, dis-je. Tu avais raison, tout à l’heure. Tu vas aller en taule. Et moi, qui n’ai jamais souhaité la prison à personne, parce que je sais trop ce que c’est, je souhaite que tu en prennes vingt piges et que tu en ressortes avec les cheveux blancs. Mais avant, on va recommencer le bal.
Je défis ma ceinture de marine, jetai la fille sur le divan, malgré qu’elle se débatte et qu’elle hurle, relevai sa jupe, arrachai sa petite culotte noire. Ses fesses apparurent. Elle avait une croupe à redresser un mort. Elle hurlait de plus belle, malade de rage et de honte.
Et je commençai à lui mettre une de ces fessées qui comptent dans la vie d’une femme. Je ne la lâchai que lorsque ses jolies petites fesses furent striées de sang. Quand ce fut terminé, elle n’essaya pas de se relever.
Mais l’autre poupée s’était évanouie et Michel aussi. Quant à Bams, il fumait toujours. Il n’avait même pas enlevé sa cigarette de sa bouche.
— Qu’est-ce qu’on fait ? dit-il, lorsque je revins vers lui.
— On va attacher tout ce joli monde et on va téléphoner aux poulagas en leur racontant le topo, en long et en large. Mais d’abord, on va effacer nos empreintes et on va mettre les voiles.
Je ne tiens pas à entrer en controverse avec ces messieurs. Ils ne seraient peut-être pas du même avis que moi sur certaines méthodes.
Je regardais Odile, toujours étendue à plat-ventre. Elle ne songeait même plus à cacher son derrière. Elle sanglotait tout ce qu’elle savait.
— En voilà une, dit Bams en allumant une cigarette, qui n’a pas volé sa correction.
Il avait une voix grave, fatiguée, et la fatigue creusait ses traits.
Moi aussi, je commençais à en avoir marre. Une nausée me tordait l’estomac. Il y avait trop de fumée, dans cette pièce. En outre, il y régnait une odeur composite de cognac, de tabac et de sang.
Alors, je revins vers la table et débouchai une nouvelle bouteille d’alcool. Puis je fouillai Simon et Michel et récoltai ainsi une bonne centaine de mille francs. Après tout, ces mecs-là n’en auraient plus besoin. Tandis que nous…
S’il y a des gens que le soleil réveille en tombant sur leur lit, ce ne fut pas le cas. Lorsque je sautai du page, il était plus de midi et le ciel gris descendait en flotte. Ça n’allait pas mieux que la veille. Je m’habillai rapidement et descendis au Dôme me taper le pastis.
J’achetai au passage une édition de midi de France-Soir. Bodager avait les honneurs de la première page, avec photo du macchabée et tout ce qui s’ensuit. Les flics, qu’ils disaient, n’y pigeaient que dalle. On ne savait pas pourquoi ce pauvre diable avait été buté.
Sur les sept heures du soir, il se trouvait dans un bar de la rue Pigalle, en compagnie de deux individus dont on connaissait le signalement. Tout à coup, deux hommes vêtus de gabardines vertes et coiffés de chapeaux à bords larges étaient entrés, s’étaient approchés de Bodager, avaient dit quelques mots que le patron n’avait pu saisir et, sans que rien ne fasse prévoir leur geste, ils avaient tiré un pistolet de leur poche et fait feu sur le malheureux.
Avant de s’abriter sous le comptoir, le patron avait pu voir qu’un des inconnus qui accompagnaient Bodager avait glissé sous la table et riposté. Une des balles avait cassé la vitre de la porte.
Quand le patron, effrayé, était sorti de sa cachette, tout le monde avait disparu, sauf Bodager, qui était mort peu après.
La Police, accourue, avait eu beau faire des rafles dans le quartier, encombré de monde à cette heure-là, elle n’avait retrouvé aucune trace des assassins et des mystérieux compagnons de la victime.
Le Commissaire Principal X… estimait qu’il s’agissait d’un règlement de comptes. La disparition des deux hommes, aussitôt après le meurtre, semblait le prouver.
À vrai dire, ça ne prouvait rien du tout, parce qu’il y a des tas de gens qui n’aiment pas à être mêlés à des affaires de cet ordre et, en tout cas, à toutes les salades dans lesquelles les policiers mettent leurs grosses godasses.
Seulement, le flic se demandait ce qu’un honorable libraire de Lyon pouvait bien foutre dans cette histoire et pour quelle raison qu’on l’avait déquillé. On se perdait dans les suppositions. Trafic d’or ? de drogue ?
On rappelait les mystères de cette morne ville. Le cerveau des journalistes commençait à fermenter.
En dernière heure, on laissait entendre que la Sécurité du Territoire se mettait, elle aussi, à fouiner de ce côté, mais qu’on ne pouvait rien dire pour ne pas gêner les enquêteurs. Mais à vrai dire, c’est parce qu’on ne savait rien.
Ce qu’il y avait de bath, dans l’histoire, c’est que Fredo avait été régulier. Je n’étais pas un inconnu pour lui et, à moins que la police taise mon nom pour mieux me sauter, je pense qu’il l’avait bouclée. Au demeurant, si les poulets étaient vraiment sur ma piste, ils m’auraient épinglé déjà.
En dernière heure, également, il y avait un autre beau roman policier. On avait trouvé dans un pavillon de Livry-Gargan deux ex-miliciens morts, une fille bien malade et l’autre évanouie. Ils étaient attachés les uns aux autres. La police avait été avertie par un mystérieux coup de téléphone. Il fallait attendre que les filles, dont l’une avait subi « des violences ignobles », se portent un peu mieux pour qu’on sache ce qui s’était passé en réalité.
On avait également trouvé, à Aubervilliers, le corps d’un inconnu tué à coups de revolver dans le canal Saint-Denis. Et, non loin de là, une jeune femme avait été écrasée par un autobus. Elle avait été tuée sur le coup.
Tout ça, ça faisait beaucoup de boulot pour les flics et les journalistes.
J’en étais là de mes réflexions lorsque Bams s’approcha de moi. Il avait les traits tirés et la gueule d’un mec qui n’a guère fermé l’œil. Faut dire aussi que je ne devais pas être plus beau que lui.
— Bodager est mort, dit-il, d’une voix sombre. Il est claqué avant d’arriver à l’hôpital. Il ne l’a pas ouverte une seule fois. J’ai vu ça dans le canard, ce matin.
— Il n’est pas le seul, répondis-je. Qu’est-ce qu’on a encore fait comme dégâts, la nuit dernière ! C’est une véritable fatalité qui s’acharne sur nous. Dire que je suis plutôt sentimental.
— Une qui va tout faire pour qu’on nous retrouve, c’est la souris que tu as corrigée. Quand elle va récupérer, tu vas voir ce qu’elle va nous casser.
— Je m’en fous, répondis-je.
J’étais très las, tout à coup. Un poids énorme pesait sur mes épaules. J’en avais marre de tout ça. Alors, il ne suffisait pas que la guerre soit finie ? Fallait que moi, je continue à me battre, à cavaler devant les flics.
C’était vraiment pas une existence.
— Bodager est mort, répétai-je, et je ne sais pas pourquoi j’éprouvais à cela une sorte de satisfaction. Bodager est mort.
Et ça, ça signifiait beaucoup de choses. Ça signifiait que notre passé était mort la nuit dernière, lui aussi, en même temps que l’Amerlock, qui avait emporté nos secrets chez le Père Éternel.
Personne ne savait plus rien de nous. Nous reprenions notre place dans une société délabrée. Même si on l’avait voulu, on n’aurait pas pu continuer.
De tout le réseau, Bodager était le seul à nous connaître et nous, nous ne connaissions que lui. Les ponts étaient rompus entre l’espionnage et nous. Bien sûr, quelqu’un reprendrait la place de Bodager.
Peut-être était-elle déjà prise, d’ailleurs, mais le mec ne nous connaissait pas.
Nous étions libres. Je respirai très fort, bus le pastis qui restait dans mon verre et me sentis tout à coup en pleine forme. Toute ma lassitude avait disparu brusquement.
« Bodager est mort. »
Comme étaient morts Jimmy, Hermine, des Allemands anonymes et combien d’autres !
Brusquement le brouillard se déchira, un rayon de soleil incendia les vitres du Dôme. Une petite pluie tiède se mit à tomber, légère comme une caresse. Une odeur de printemps flottait déjà dans l’atmosphère.
On paya la casse et on sortit. Sur le boulevard, il y avait de belles filles qui riaient et marchaient par groupes, en se tenant par le bras.
Un marchand vendait du mimosa à la sauvette, les taxis frôlaient le trottoir en cornant. Un agent levait son bâton blanc.
Et qu’est-ce qu’il y avait comme espoir dans l’air ! Parce que maintenant, c’était la paix. En somme, on avait fait un an de guerre de plus que les autres.
Et on marchait côte à côte, Bams et moi. Mais personne n’aurait pu dire où on allait exactement, pas même nous. Ce sont des trucs comme ça qui font que la vie est belle.