Défense du roman noir

Un bon nombre de littérateurs ont coutume de mépriser la littérature noire avec une acrimonie telle qu’elle laisse, dans un esprit sincère, place à quelques doutes.

La presse s’est aussitôt mise au diapason. Il n’est pas de crime dont l’auteur « noir » ne soit responsable. Un groupe de jeunes gens commet-il un crime ? C’est, bien sûr, la faute à Hadley Chase. Un homme viole-t-il une jeune fille, en la menaçant d’un revolver ? Il a lu trop de romans modernes.

Si quelques écrivains n’avaient pas pris à tâche de montrer l’humanité telle qu’elle est et non telle qu’elle devrait être, tout cela, paraît-il, n’existerait pas. Nous vivrions dans une sorte d’Éden où ne fleuriraient que les bonnes manières, le bourreau serait au chômage et les cours d’Assises en éternelle vacation. Il n’y aurait plus que de bons fils, de tendres pucelles et de rougissantes fiancées. La guerre ne serait plus qu’une bataille de fleurs ou peut-être jouerait-on la victoire à la pétanque.

Permettez-moi d’admirer cette naïveté. Je ne crois pas que la vie soit un chemin bordé de roses dans lequel ne soufflent que des zéphyrs parfumés et que le Bon Dieu a pris soin de macadamiser. Je veux dire la vie de la majeure partie de nos contemporains.

Maintenant, s’il existe parmi nos Gens de Lettres des messieurs décorés et des dames qui ont un jour littéraire et dont l’existence s’est paisiblement écoulée sous le signe de la paix et de l’uniformité, ils ont bien de la chance. Leur drame ne s’élève pas au-dessus de celui du collégien, à qui sa petite amie n’a pas souri comme d’habitude, lorsqu’il passe sous ses fenêtres.

Avec ça, naturellement, on fait d’excellente littérature — dans le sens verlainien du terme, et Verlaine savait de quoi il parlait. C’était la même chose à son époque.

Malheureusement nous sommes d’une génération qui avait vingt ans quand la guerre a éclaté et à laquelle on n’a pas laissé le loisir de cultiver les chimères des Cours d’Amour. La canonnade et le crachement rageur des mitrailleuses, sans parler du fracas des bombes, ne sont pas précisément la douce musique qui accompagne les rêveries sentimentales.

Notre adolescence s’est écoulée dans un monde où les valeurs les plus évidentes étaient remplacées par l’argent, le problème de la tripe, la chair et la haine.

Nous avons vécu les plus belles années de notre vie à éviter la mort partout présente et la faim et le froid.

On nous a tout de suite fait comprendre, en pesant bien sûr les mots, pour ceux d’entre nous qui auraient la tête dure, que la vie quotidienne ça s’apprend à coups de pied dans le cul.

Et maintenant on nous demande d’écrire, avec une encre parfumée, des sornettes imbuvables à l’usage de vieilles filles refoulées que la ménopause rend frénétiques.

Monsieur Thomas Narcejac, par exemple, qui écrit des romans policiers, prétend que, pour sa part, « il en a marre ».

Il n’est pas le seul. Nous aussi. Nous avons marre de cette vie.

Seulement, il faudrait tout de même essayer d’être sincère. D’abord, ce n’est pas nous qui avons inventé le meurtre, bien qu’on essaye de le faire croire. Il y avait un type autrefois, qui s’appelait Caïn, figurez-vous. Et avez-vous lu ce roman noir bourré d’assassinats, de viols, d’adultères et d’incestes qui s’appelle la Bible ? Seulement l’auteur, prudent, a soigneusement gardé l’anonymat.

La littérature n’est pas responsable de son époque, c’est l’époque qui est responsable de sa littérature. Les débauches de la Régence nous ont donné les livres libertins du début du dix-huitième siècle tandis que les troubles sociaux donnaient naissance aux Encyclopédistes.

On demeure confondu devant une naïveté qui confine à la mauvaise foi lorsqu’on voit des gens prétendre le contraire avec une acrimonie qui éclaire tout de suite l’auditeur.

Gentils vieillards, de « votre temps » bien sûr c’était autre chose.

Il n’y avait pas de gang des tractions avant, mais il y en avait d’autres, seulement on les appelait des « bandes ».

Certains de vos contemporains nous en ont parlé. Ils les ont même chantés, ces pâles voyous de Belleville, de Ménilmontant ou de Grenelle. Je ne veux citer qu’Aristide Bruant. Et n’était-ce pas déjà des petits romans noirs, ces chansons atroces ?

Je ne pense pas qu’on guérisse un mal en refusant de le regarder. C’est la politique de l’autruche, jointe à l’hypocrisie de Tartuffe.

Nos grands-parents lisaient Choderlos de Laclos et même, sous la « Belle Époque », des auteurs légers, tels que Willy et Paul de Kock.

Sont-ils tous morts de la vérole ?

ANDRÉ HÉLÉNA.

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