Deuxième partie

CHAPITRE 1

Depuis Sète jusqu’à Narbonne, le compartiment de ce train omnibus presque vide où nous étions installés, Bams et moi, sentit l’ail rance et l’oignon séché. Ce n’est qu’à partir de La Nouvelle qu’il commença à fleurer bon la marée.

En effet, à cette gare minuscule, miraculeusement plantée au bord de la lande, montèrent trois bonnes femmes encombrées d’énormes paniers dont le vent, qui secouait le train, ne parvenait pas à chasser l’odeur puissante. Il était on ne peut plus évident que leurs bagages contenaient du poisson. C’étaient des femmes de pêcheurs qui allaient à Perpignan écouler leur camelote parce que les citadins, qui crevaient de faim avec ensemble, la leur payaient bien plus cher que la taxe, presque le double, en fait. En somme, ça valait le voyage.

Il y avait des gens que cette odeur d’iode empoisonnait. Moi, ça ne me gênait pas. J’étais bien planqué dans un coin, le seul coin, entre parenthèses, où il y eut encore une glace, et je regardais le décor. Il n’était pas beau. Derrière trois pins tordus, inclinés à quarante-cinq degrés par la tempête perpétuelle qui souffle sur ce bled, une plage s’étendait à perte de vue, jusqu’au moment où, là-bas, à deux ou trois kilomètres, elle se fondait avec la mer, une mer verte griffée de vent, dressant vers le ciel ses cheveux d’écume. Un phare blanc et rouge régnait sur quelques villas, le dos obstinément tourné au mistral.

Tout cela était pauvre, mesquin, désespéré sous le soleil pâle de décembre. Surtout que la lumière éclaboussait des sables blancs, des herbes jaunes, s’accrochait sur le vert trop sombre de tamaris faméliques.

De l’autre côté, c’était la colline calcaire, rongée jadis par la mer, grattée aujourd’hui par le souffle perpétuel du vent du Nord. Les rochers étaient à nu, comme des ossements. À peine si, de loin en loin, on avait essayé, dans un creux où restait encore un peu d’argile, de faire venir une vigne ou un amandier. Il y avait même des maisons, plus ou moins démolies, et je me demandais ce que les types qui les avaient construites pouvaient bien espérer de ce diabolique décor. Fallait qu’ils aient eu la misanthropie chevillée à l’âme ou alors le complexe de l’ermite dans toute sa splendeur. Faut dire aussi que l’état dans lequel se trouvaient ces bâtisses prouvait que leur enthousiasme n’avait pas fait long feu.

D’ailleurs, de toute manière, c’était inhabitable. Entre la falaise et la mer, en effet, c’était le règne putride des marais qui étendaient partout, sournoisement, leurs tentacules. De frêles roseaux érigeaient sur des kilomètres et des kilomètres leurs lances ou leurs panaches frissonnants. Et de tout cela montait une odeur de mort, un parfum de pourriture et de désespoir que la tornade emportait là-bas, vers la mer morne et déserte.

Il était aisé de comprendre que les mecs qui avaient essayé d’installer là leurs pénates n’avaient pas tardé à déchanter. D’autant que lorsque, par miracle, le vent ne soufflait pas, surtout l’été, c’était l’odeur qui devenait abominable, sans parler des légions de moustiques qui n’attendaient que ça pour aller bouffer du chrétien.

Dans ce wagon, il faisait un froid de canard, naturellement. L’air glacé s’insinuait par toutes les fentes de cette caisse, venait vous geler les pieds et secouait rageusement le train tout entier, lequel était si mal foutu, avec son hétéroclite assemblage de planches, que je me demandais toujours à quel moment il allait s’écrouler en tas au milieu de la voie ; il suffisait d’un rien. Ça n’avait pas l'air d’impressionner les marchandes de poisson qui parlaient si fort qu’on aurait toujours cru qu’elles étaient en train de s’engueuler.

À vrai dire, elles échangeaient, comme toutes les femmes de France dans tous les trains de France, des idées générales sur le ravitaillement et l’art et la manière de vendre cent sous de plus le kilo de poisson aux michetons de Perpignan. C’est Bams qui m’expliqua ça, parce qu’elles parlaient patois et que c’est un truc auquel je ne pige rien.

— J’en ai marre, dis-je en étendant les jambes. Est-ce qu’on arrive bientôt ?

— C’est pas la prochaine, c’est l’autre, répondit Bams. Tu vois cette falaise ? C’est là.

C’était une sorte de promontoire crayeux qui s’avançait dans la mer comme une proue de trirème. Leucate, Cap Blanc, en grec. Il y avait quelques taches roses et vertes au bas de cette falaise. Autrefois, avant la guerre, c’était une plage où on allait prendre du repos, se distraire, danser, baiser les filles. Maintenant, par la vertu de ces andouilles de Chleuhs, c’était un camp retranché. Ces mecs-là ne vivaient que de gâchis, on aurait dit. Il fallait qu’ils démolissent tout ce qui leur tombait sous la patte, comme des gosses à qui on a donné un trop beau jouet.

Je m’étirais avec volupté. J’en avais plein le dos de ce voyage. Il était trois heures de l’après-midi, on était partis de Montpellier à sept heures du matin, avec une vitesse telle que le train entier grinçait de toute sa ferraille. Le mécano dut estimer que c’était trop dangereux, car il ne tarda pas à ralentir, et à ce moment-là on manœuvra dans toutes les gares. Conclusion : on n’avait pas encore bouffé, on avait fini de lire les journaux qu’on avait emportés jusqu’à la signature du jean-foutre qui leur servait de gérant, et ce qu’il y avait de plus grave, c’est qu’on n’avait rien à fumer.

Bien sûr, on aurait pu prendre un express et changer à Narbonne. Mais d’abord les express étaient combles et d’autre part la Gestapo contrôlait moins facilement les tortillards dans le genre de celui-ci. Surtout le nôtre. Parole, ils avaient dû aller le récupérer au musée Carnavalet ! C’étaient de ces antiques wagons de bois sans couloir. On était véritablement entassés là-dedans comme dans une caisse. Le mec qui était pris d’un besoin urgent, surtout sur d’aussi longs parcours, tant pis pour la pudeur, il était obligé de pisser par la portière, pour ne pas parler du reste.

Mais fallait bien sacrifier un peu son confort à sa sécurité, parce qu’après le coup qu’on avait fait à Lyon, on devait être salement repérés et notre signalement communiqué à toutes les foutues polices de ce pays pourri. Ils devaient tous, maintenant, nous considérer comme des êtres d’élite, des types dans le genre de Tarzan ou des Trois Mousquetaires. J’aurais parié qu’ils avaient mis une prime à la disposition de la première salope qui nous ferait trébucher.

Mais si jamais quelqu’un, dans ce compartiment, tel qu’il était, s’avisait de venir nous demander des explications, on avait de quoi le recevoir. Personne ne pourrait venir à son secours des compartiments voisins et ça ne serait pas la première fois qu’on descendrait d’un train en marche.

Il y eut un grincement de freins, et toute la carcasse de ce train de luxe se mit à gémir, longuement, affreusement, comme si on lui arrachait les tripes.

— Leucate-La Franqui !

On était arrivés. C’est ici que commençait l’aventure. Discrètement, je glissai dans la poche de ma canadienne le Luger que m’avait donné le curé et que je portais habituellement sous l’aisselle. Dans un choc terrible, on s’arrêta pile devant une espèce de petite construction en briques qui servait de salle d’attente. Malheureusement, elle était exposée au vent du Nord et il n’y avait pas de porte, ce qui fait qu’on était aussi bien au-dehors.

Le quai était bondé de troufions allemands de toutes les armes, depuis les jeunes abrutis kaki, brassardés de croix gammées, que leurs maîtres faisaient gratter comme des esclaves, jusqu’aux types de la Luftwaffe, en passant naturellement par les biffins, vêtus de vert, qui, en temps de baroud, constituent l’essentiel plat de viande du dieu de la guerre et des marchands de canons.

Au milieu de tout cela, quelques civils tout ce qu’il y a de plus méridional et quelques nouvelles marchandes de poissons. Parole ! avec toutes les odeurs que la marée et les boches apportaient là-dedans, à l’arrivée faudrait désinfecter le dur.

Comme il n’y avait qu’un wagon Nur für Whermacht, lequel était plus confortable que les autres, les soldats, parfaitement dressés, l’abandonnèrent d’un commun accord à leurs officiers et partirent à l’assaut du train comme des Jivaros à l’attaque d’une boutique de coiffeur.

Bams et moi, si à Montpellier on était montés sans histoires, ici on eut un mal de chien à descendre. Ces mecs-là, pour la plupart, faisaient suivre tout leur barda : masque à gaz, bidon, havre-sac, flingue, tout le bordel, sans parler des bottes. Ceux qui ne changeaient pas de coin trimballaient une musette à main, ne fût-ce que pour emmerder le monde. Et comme les poissonnières avaient aussi l’intention, figurez-vous, de prendre ce train et qu’elles étaient au moins aussi chargées que les troufions, ça donnait une foire d’empoigne qui ne manquait pas de saveur. D’autant que les bonnes femmes, sûres de l’impunité, engueulaient ces pauvres mecs en patois, les traînaient dans la boue, mettaient en doute l’orthodoxie de leurs mœurs et souhaitaient que les copains alliés arrivent et mettent tout en l’air, une fois pour toutes et qu’on en finisse avec cette putain de vie. Les autres, à qui on avait conseillé d’être corrects et qui l’étaient d’ailleurs, comme la plupart des pauvres bougres, souriaient et ne répondaient pas. Il est vrai que lorsqu’ils jactaient entre eux, dans leur jargon, ils en disaient peut-être autant à l’égard des Français. On était au moins d’accord sur ce point.

Si la gare était pleine de troufions qui prenaient le départ, il y en avait au moins autant qui débarquaient ; certains, qui revenaient de perm, avaient des gueules comme le Carême. Et devant la porte de la gare, vers la sortie que nous aperçûmes lorsque le train fut parti parce qu’elle était de l’autre côté de la voie, il y avait deux malabars casqués, baïonnette au canon.

Ça promettait de la joie. Si ces mecs se contentaient d’examiner les faffes de leurs copains, ça irait bien, mais si par malheur ils s’intéressaient aussi à notre état de santé, je me demandais comment ça allait se passer. Pour peu qu’on soit signalés, ça serait duraille de s’en tirer.

La gare, en effet, était située en rase campagne, au bord d’un étang dont les vagues courtes rutilaient sous le soleil. Une route, dont elle était l’aboutissement, en partait et se dirigeait vers le village, trois kilomètres plus loin, là-bas, derrière les montagnettes couronnées de vignes, de romarin et d’amandiers. À part ça, vers la sortie, c’était la plaine, jusqu’au fond de l’horizon, jusqu’aux premiers contreforts des Corbières au bas desquels s’étendaient les Caves de Treilles.

En d’autres termes, s’il fallait mettre rapidement les adjas, on serait marrons avant d’avoir fait vingt mètres. Il n’y avait rien pour se planquer, et ces mecs, je les connaissais, ils nous flingueraient sans sommation. Il se trouverait toujours parmi la vingtaine de chiens armés qui se dirigeait vers la sortie un brave gars pour épauler son mauser et nous envoyer ad patres avant qu’on ait eu le temps de penser à notre mère.

— Eh ben, dit Bams, on moisit ici ?

— Allons-y, dis-je. Après tout, on verra bien, on est obligés de passer par là.

Les troufions de garde se tenaient de chaque côté de la sortie. Ils ne disaient rien à personne, même pas aux militaires. De temps en temps, ils saluaient un copain, échangeaient quelques mots, regardaient le ciel et l’horizon, d’où le vent arrivait en hurlant, d’un air maussade. Visiblement, ils en avaient plus que marre de faire les cons devant cette gare perdue à attendre des aventures qui ne viendraient jamais. On donna chacun notre ticket et on passa comme des lettres à la poste.

— Viens, dit Bams, y a une voiture qui assure le service jusqu’au patelin. C’est un brave gars marrant. Je l’ai connu avant la guerre, quand je venais passer mes dimanches à la plage.

Il s’approcha d’un employé et lui demanda comment ça se faisait qu’il ne voyait pas l’autobus.

— L’autobus ? ricana l’autre, ça fait une paye qu’il ne vient plus. Où voulez-vous qu’il aille, avec ses vingt litres d’essence ? Il a bien essayé d’installer un gazogène, mais je ne sais par quelle fatalité, personne n’a réussi à le faire marcher.

— Faut se taper la route à pied ? gémit Bams. Avec ce temps !

— Bah ! vous trouverez bien un camion allemand ou un camion d’entreprise qui vous amènera. Seulement, faut pas rester là. Ici, c’est un cul de sac, ils ne passent pas ! Faut aller au moins jusqu’au passage à niveau.

Heureusement qu’on n’était pas chargés. Le vent nous prenait par le côté droit et nous secouait, nous bousculait, essayait de nous entraîner vers la mer, comme s’il avait voulu nous balancer dans la baille une fois pour toutes.

Les autres voyageurs, qui avaient pigé, y compris les boches, étaient déjà en train de se tailler la route à pied. Cela donnait une sorte de cortège incohérent qui titubait à travers la rafale. On aurait dit des pauvres mecs chassés de leur logis et qui fuyaient devant on ne sait quel cataclysme. Ça me rappelait l’exode, en moins moche toutefois.

Des deux côtés de la route il y avait des barbelés qui, soit longeaient l’étang, soit entouraient de pauvres vignes abandonnées, à demi-mortes, envahies par les herbes. Ça s’expliquait parce que de loin en loin, il y avait un écriteau avec une tête de mort au-dessus de deux tibias entrecroisés et, au-dessous un Achtung, minen ! impératif.

On était à moitié chemin lorsqu’on put faire signe à un camion qui s’arrêta pile à notre hauteur. Merde ! c’étaient des boches.

— Où allez-vous ? demanda le Chleuh, avec un de ces accents tout ce qu’il y a d’origine.

— À Leucate.

— Montez à côté de moi, dit-il, derrière c’est plein de soldats.

En effet, derrière nous, la route était déserte. Il avait dû récupérer tous les mecs à la traîne.

— Qu’est-ce que vous allez faire à Leucate ? demanda le Fritz, plutôt pour dire quelque chose que par sympathie.

— On va gratter, dit Bams. Et comme l’autre ne comprenait pas : Arbeit, ajouta-t-il.

— Oh ! arbeit ! Ia !

— Vous croyez qu’on trouvera du boulot ?

— Ce n’est pas le boulot qui manque.

On entrait déjà dans le village.

— Où dois-je vous laisser ? dit le Fritz, qui ne se doutait pas qu’il venait de transporter deux mecs aussi dangereux et aussi gonflés que des pétards de dynamite.

— Devant le premier bistrot, dis-je. Ce vent du diable m’a séché la gorge. J’ai la langue comme de l’amadou.

On démarqua sur la place du village, devant une statue de la République qui tendait vers le ciel, immuablement, à la face des Frizés, la torche de la liberté.

Fallait grimper trois marches pour arriver dans un bistrot où trois ou quatre types, devant des chopines de rouge, attendaient on ne sait quoi, peut-être que la guerre finisse. Le bar était au fond de la salle et on fonçait dessus, comme des chameaux vers une oasis, lorsque quelqu’un me tapa sur l’épaule. Je me retournai d’un bond, la main sur mon flingue, déjà, et je me trouvai nez à nez avec un mec que j’aurais préféré voir en train de pourrir pendu à un platane que dans la salle de ce bistrot. C’était un petit type maigre et plat qu’on appelait Bolduc à cause de ça, sans doute. Il avait la réputation, non usurpée d’ailleurs, d’être la plus belle donneuse de Pigalle.

Avec ce coco à mes trousses faudrait jouer salement serré !

CHAPITRE 2

Qu’est-ce que tu fous là, Bolduc ? dis-je d’assez méchante humeur. Quelque chose me disait que ce type allait m’amener les pires salades.

Le petit homme se frotta les mains avec un de ces rires de crécelle qui ont le don de me taper sur les nerfs.

— Paye-moi un verre, dit-il, paye-moi un verre et présente-moi à ton copain, je te raconterai une belle histoire.

— Pourquoi veux-tu qu’il te présente à moi ? grogna Bams. Mon blaze t’intéresse ? Je m’appelle Bams. Et alors ?

Visiblement que la gueule de ce moustique ne revenait pas non plus à mon copain. C’était un mec qui avait de l’intuition.

— Les amis de mes amis sont mes amis, dit Bolduc en rigolant toujours.

— Viens boire un verre et ne nous emmerde plus, dis-je. Qu’est-ce que tu prends ?

— Hubert ! clama aussitôt ce croquant qui semblait s’être fait des relations dans le bled, donne-moi une chopine de rouge.

— Tu en es là ? dis-je. C’était pourtant pas ta boisson, à Pigalle.

— Ici, c’est bourré de Lyonnais. C’est à croire qu’ils ont fait descendre ici toute la Guille. C’est eux qui m’ont donné cette habitude du gros rouge. D’ailleurs, quand t’auras tâté du pinard d’ici, tu m’en diras des nouvelles.

Des Lyonnais ici ! Il ne manquait plus que ça pour rendre le séjour enchanteur, avec le vent du nord et les moustiques.

Le patron s’avança. C’était un grand type maigre, un peu voûté, avec un regard malin qui avait l’air de se fiche carrément du monde.

Il nous servit sans dire un mot et retourna dans sa cuisine poursuivre sa lecture d’un journal sportif.

Bams et moi, on se mit aussi au rouquin qui, faut bien l’avouer, était drôlement fruité.

— Qu’est-ce que tu fous ici ? répétai-je.

— Je travaille, mon pote, je suis à la terrasse sur un chantier allemand.

— Il serait pas plutôt dans ce bistrot, ce chantier allemand ?

— Oh ! répondit l’autre, ces jours-ci je suis à la caisse. Je suis malade. J’ai pris froid en prenant un bain.

— Ben mon pote, ricana Bams, ils doivent pas y connaître grand-chose les majors allemands, ou alors c’est des bons zigues.

— Oh ! c’est pas les majors allemands qui nous soignent. C’est le toubib français du patelin, et comme il peut pas encadrer les doryphores, plus il peut en tirer du boulot plus il est content.

Il avait l’air de se passer de drôles de choses, dans ce patelin.

— Mais comment diable es-tu venu ici ?

— Pigalle devenait plutôt malsain pour les gars comme moi. Les Frizés étaient toujours en train de rafler les mecs et de leur faire déballer tous leurs faffes. Et qu’est-ce que vous foutez ? Et où que vous travaillez ? Et votre souris, elle baise bien ? Il y avait même des types, ils leur faisaient ouvrir la braguette, pour voir si des fois ils seraient pas juifs. Tu penses qu’avec un travail pareil ça commençait à sentir le brûlé. Un jour ou l’autre, j’y serais passé, ils auraient bien fini par me croquer, on n’a pas toujours la même veine. J’ai préféré mettre les voiles. Moi, pour aller bosser en Allemagne, je ne m’en ressentais pas.

— Et c’est comme ça que t’as débarqué ici ?

— C’est comme ça. Pour deux raisons : la première parce qu’il me semblait que plus je serais loin de Paname, plus j’avais de chances de m’en tirer. Secundo, j’ai pensé qu’il ferait moins froid dans le Midi et qu’on y boufferait mieux, et aussi que ça me ferait voir du pays. Enfin, s’il y a un débarquement, on sera aux premières loges et tout de suite libérés.

— Ouais ! par une bombe sur la gueule.

Le type parlait comme s’il avait été chez lui, à voix haute, tranquillement, sans se soucier des deux ou trois ouvriers qui sirotaient leur chopine au fond de la salle. Il m’en filait des frissons dans les reins.

Il suffisait de tomber sur une tante pour qu’on soit tous enveloppés en moins de deux.

Ce courage m’intriguait. Je le connaissais depuis des années, Bolduc, et je savais que ça n’avait jamais été un homme à en avoir deux paires plutôt qu’une. Fallait qu’il connaisse bien les gars qui étaient dans la salle et qu’il soit sûr d’eux.

— Il y a longtemps que tu es là ?

— Quinze jours.

— Et c’est dur, là-bas ?

— Ça dépend des moments. Des fois, on travaille dans le sable, d’autrefois dans le caillou, voire dans le rocher.

— Qu’est-ce que vous fabriquez ?

— Des tas de trucs, des blockhaus, des tranchées, des baraquements, des socles d’appareils de radar, des casemates, des abris bétonnés pour les pièces lourdes d’artillerie de marine…

— Dis donc ! s’exclama Bams. Ça fait un drôle de turbin, tout ça. On doit pas fabriquer un pareil chantier avec cinq ou six compagnons ?

— Sûr que non ! répondit l’autre. On est plus de trois mille.

— Si tout le monde ne gratte pas plus que toi, ça ne doit pas aller bien vite.

— Ça ne va pas vite, acquiesça Bolduc, en faisant signe à Hubert de remettre d’autres chopines.

— Je sais pas comment ils arrivent à s’en sortir, approuva le bistrot, qui était renseigné comme un coiffeur sans sortir de chez lui. L’autre fois, quand Rommel est venu en visite, il a fallu que les Allemands prennent la pelle et la pioche pour avancer le boulot. Les Français, pendant ce temps, faisaient la sieste quelque part dans la campagne, loin des regards des pointeaux.

Le vent, rageur, secoua la porte et apporta le grondement d’un camion Diesel qui remontait la côte, au milieu du patelin.

— C’est pas tout ça, dit Bams, faudrait pas rester dans ce coin jusqu’à la Saint-Machin. Faudrait voir d’abord à se trouver une carrée avant que la nuit tombe.

— Ça, dit Bolduc, ça va être plutôt duraille. De quelle entreprise faites-vous partie ?

— D’aucune. On est venus directement chercher du boulot.

— Et tu es descendu comme ça de Paname à l’aventure ? C’est sans doute à cause de ton histoire de l’hiver dernier ?

Je tressaillis imperceptiblement et je posai sur lui mes yeux glacés.

— Quelle histoire ? dis-je, les dents serrées.

— Rien… je… je croyais, répondit le type, très embêté.

— Je croyais aussi, dis-je.

Le mec n’insista pas. Il avait pigé. On n’était pas à Pigalle, ici, mais il savait quand même que les habitudes étaient les mêmes et les lois du kif. Il savait aussi, preuves en main, que je n’étais pas un type à me laisser emmerder par le premier venu et qu’il était préférable, à mon égard, d’être prudent et de garder ses distances.

— Où est-ce que tu travailles ? dis-je, tandis que Bams commandait une nouvelle tournée.

— À Leucate-Plage, à l’entreprise Bulière.

— Tu peux pas nous y faire entrer ?

— En qualité de quoi ?

— En qualité de n’importe quoi.

— Ça peut se faire.

— Allons-y tout de suite. J’aime pas rester dans cette souricière sans avoir un certificat de travail à mettre sous le nez des curieux.

— C’est que… C’est au diable vert, à trois bornes d’ici.

— Ça fait rien. Avec un peu de veine, on se fera embarquer par un camion.

Bolduc avala son verre d’un trait.

— Finissons au moins cette tournée.

— Alors faisons vite. Je ne tiens pas à coucher à la belle étoile. Je pense que ton patron pourra au moins nous trouver un abri.

— Je le pense aussi. Ils ont des villas réquisitionnées. Par exemple, c’est la literie qui manque.

— T’en fais pas pour la literie.

Une heure après, on était tous les trois réunis dans une villa délabrée, au milieu d’un désert de plâtras et de briques cassées. À peine si on distinguait encore la trace des rues.

— Merde ! dis-je en arrivant. C’est les Ricains qui ont mis ce coin dans cet état ? Je repars tout de suite, je tiens quand même à ma viande.

— Les Ricains ? rigola Bolduc, ils sont seulement jamais venus. On n’en a jamais vu un. Ça, ce sont les boches qui ont fait ce beau travail. Ils ont filé des bulldozers dans le patelin, les villas sont descendues comme des châteaux de cartes. Ils ne veulent pas qu’il reste de nids de résistance possibles en cas de coup de Trafalgar. Ils n’ont gardé que cette baraque pour les bureaux de la maison, et encore je ne pense pas qu’elle résiste longtemps. Les seuls coins qu’ils ont respectés sont les coins dans lesquels ils se cachent, sous la falaise.

La route que nous avions suivie pour venir, en effet, côtoyait la fameuse falaise, d’où venaient, malgré le vent, les senteurs tièdes des plantes grasses et des lavandes. De l’autre côté, c’était l’étang dont les eaux, couleur de sang sous le soleil de cinq heures, s’étendaient jusqu’à Saint-Laurent. À part ça, un désert morne, une route crevassée, creusée de loin en loin de trous destinés aux mines antichars, des barbelés partout. Bref, une atmosphère de première ligne dans un secteur calme où le canon n’aurait pas empêché les fleurs de pousser. Dans l’étang, quelques barques achevaient de pourrir.

— Vous avez des papiers d’identité ? demanda un gros type qui faisait office de comptable, de directeur de chantier, de pointeau, et qui cumulait en somme à peu près toutes les fonctions administratives de la maison.

— Et comment !

Je sortis triomphalement mes fausses cartes, celles que Bodager avait eu le temps de me filer après notre exécution manquée, et je les posai sur la table.

Cette fois, je m’appelais Maurice Marchal et mon pote Adrien Bise. On avait des certificats de travail tout ce qu’il y a de réguliers et des papiers des assurances sociales.

— Pourquoi venez-vous ici ?

— On veut pas partir en Allemagne.

— Rassurez-vous, dit le type en souriant. Ici, vous êtes tout ce qu’il y a de peinards. Il y a un barrage, comme vous avez pu le voir. Même les gendarmes français ne peuvent pas pénétrer ici sans autorisation spéciale. Et les Fridolins ne s’occupent pas des travailleurs.

De mieux en mieux ! Je pensais qu’on allait pouvoir rigoler ici et faire le boulot pour lequel on était venus avec le maximum de sécurité.

Par exemple, il n’y avait qu’un nuage : pour crécher, on n’avait droit qu’à un peu de paille et trois couvrantes dans un dortoir qui sentait la sueur et le renfermé.

— Eh bien, dit Bolduc, quand on eut fini notre visite domiciliaire, si on allait s’en jeter un à la cantine ?

À la cantine, un autre baraquement, il n’y avait que du pinard, comme par hasard.

Pour boire autre chose, fallait aller au seul bistrot civil qui ait été autorisé à demeurer. C’est là que les ingénieurs allemands ou français et les officiers cassaient la croûte. Mais il était aussi ouvert aux ouvriers, à condition, bien entendu, qu’ils aient de l’oseille.

J’optai pour ce bistrot.

— On va faire un zanzi ? dis-je.

— Si tu veux.

C’est toujours autour du zinc qu’on recueille le plus de renseignements. Bien sûr, il y a de tout, dans ce qu’on glane, mais faut savoir faire la discrimination.

Le pastis était là aussi bon qu’à Perpignan et aussi clandestin. De fil en aiguille, on y resta jusqu’au soir et même on y dîna.

Dieu merci, les Fritz de Lyon n’avaient pas trouvé mon oseille et je me foutais de ma paye comme d’une chiffe. J’invitai même Bolduc, malgré sa sale gueule et l’antipathie plus ou moins raisonnée que j’éprouvais à son égard. Mais après tout, c’est lui qui nous avait introduits dans la place et on lui devait bien ça.

Il y avait longtemps qu’on avait fini de bouffer et on en était à la trois ou quatrième rincette, lorsque cette journée, qui avait si bien commencé, se mit brusquement à tourner au vinaigre.

La porte qui donnait sur la plage s’ouvrit si brusquement que je crus d’abord que le vent l’avait poussée. Mais elle livra passage à deux officiers, déchaînés, dépeignés, le pétard au poing.

Dehors, tragique, on entendit le hurlement aigu d’une fille.

CHAPITRE 3

Nous étions à peine huit à dix personnes dans la salle, y compris quatre Lyonnais, des terrassiers, des malabars bâtis comme des monuments, qui jouaient aux cartes dans un coin.

Tout le monde se tourna vers la porte et considéra avec une certaine inquiétude ce couple de dingues. Qu’est-ce qu’on leur avait encore fait, à ceux-là ? On leur avait bouffé la soupe ? Ou on leur avait tapé dessus ? Personne n’y comprenait rien.

Cependant, le hurlement inhumain qui venait de la plage me donnait à réfléchir. Peut-être, après tout, qu’il y avait eu un pépin beaucoup plus grave. Pourquoi cette poupée braillait-elle ? De toute manière, ça s’entendait qu’elle n’était pas à la fête. Elle devait être en train de subir quelque chose qui n’était pas à son goût. Était-ce un accident ? Les boches, voulant l’aider, venaient-ils chercher du renfort ? Mais dans ce cas, pourquoi se baladaient-ils avec le pétard au poing ?

Je commençais à me demander au contraire, si, des fois, la femme n’avait pas fait quelque connerie et si ces zèbres ne retournaient pas leur colère contre nous. Et ça m’en avait tout l’air parce que, tandis que l’un s’avançait d’un air menaçant au milieu de la salle, son feu toujours en batterie, l’autre s’était adossé à la porte, ce qui signifiait clairement qu’il ne tenait pas du tout à ce que quelqu’un aille prendre l’air, ne fût-ce que pour pisser.

Ils avaient cet air vache de brutes obstinées, prêtes à tout et méfiantes, ayant toujours l’impression qu’on se fout d’eux, avec un regard traqué, qui tournait autour de la pièce et se posait sur tout le monde sans voir personne. Mais le simple effleurement de ces regards glacés suffisait à serrer les tripes à chaque mec.

— Qu’est-ce qu’ils veulent encore, ces cons-là ? grommela Bams.

— Chut ! souffla Bolduc, vous allez nous faire avoir des histoires.

Le Chleuh, cependant, faisait précautionneusement le tour de la salle, son flingue au poing. Il regardait chaque type sous le nez en grimaçant, et, chaque fois, le type reculait. On aurait dit qu’il essayait de reconnaître un mec.

Dehors, la fille hurlait toujours, à en perdre la voix.

— Faudrait quand même savoir de quoi il retourne, dit Bams. On va pas passer la nuit ici, à attendre le bon vouloir de ces messieurs, non ?

— Non, répondis-je. Et je ne tiens pas non plus à y moisir. Leurs salades ne m’intéressent pas.

Je me levai et marchai vers la porte, carrément. Le militaire me regarda venir avec des yeux ronds, et il se mit à trembler de colère au point d’en baver.

Wo gehen sie, hé ?

Je n’avais pas besoin de comprendre l’allemand pour savoir ce qu’il voulait dire.

— Je fous le camp, mon pote, je vais me pieuter.

Lui aussi avait tout de suite pigé, peut-être pas mon intention d’aller au pieu, mais celle de sortir, en tout cas.

Nein, nein ! hurla-t-il, comme si on lui avait proposé de quitter son froc devant tout le monde.

La moutarde me montait sérieusement au nez.

— De quoi, nein, nein ? grinçai-je.

Le gars saisit tout de suite l’intention injurieuse et devint encore plus écarlate, si c’est possible.

À tout hasard, je glissai ma main droite dans la poche de ma canadienne et je retrouvais la tiédeur amicale de mon feu. Ce n’était pas son pauvre petit soufflant pour demoiselle — quelque chose comme un 6,35 — qui pouvait m’impressionner. En outre, j’avais l’avantage de la surprise. Si je voulais, ce mec-là, je l’aurais comme une fleur, avant qu’il ait seulement eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait.

Je réfléchis à temps qu’il serait idiot de brûler mes vaisseaux pour une histoire aussi stupide. D’autant plus que c’était bien joli de fusiller ce type dans un bistrot, mais nous n’étions pas dans une ville, ici. On était sur une presqu’île, complètement occupée par les Allemands, il n’y avait qu’une gare minuscule, à six bornes de là et un poste de garde au seul endroit où l’on pouvait sortir de la place forte. C’était un truc à se faire crever tout de suite et mettre en l’air immédiatement.

— Ça va, dis-je, je ne sortirai pas. Mais qu’est-ce qui se passe ?

Le deuxième Fritz, celui qui était en train de patrouiller dans la salle, revint vers moi.

— Ça ne vous regarde pas, répondit-il en excellent français. Allez vous asseoir avec vos amis. Personne ne sortira d’ici tant que notre camarade ne sera pas revenu.

— Qu’est-ce qu’il a, votre camarade ? Il est en danger ?

L’officier eut un sale sourire.

— Il… comment dites-vous ? Il baise.

C’était donc ça ? Mais qui diable était-il donc en train de s’envoyer ? En tout cas, ça expliquait les hurlements que nous avions d’abord entendus. Maintenant, cela avait cessé. Seulement parfois, au moment d’une saute de vent, on percevait des gémissements et comme des sanglots. Ces salopes-là étaient en train de violer une fille.

Je ne suis pas précisément un enfant de chœur et question moralité, à la bonne vôtre, vous repasserez, je n’ai pas plus de préjugés que ça. Mais des procédés aussi crapuleux, je ne pouvais pas les admettre, ça non. Il y a des tas de filles, après tout, qui ne demandent que ça et qu’on n’aurait pas besoin de prier longtemps, même, et peut-être surtout, un soldat chleuh. Alors je trouvais plutôt imbuvable que ces salauds éprouvent le besoin de prendre une môme de force.

Je revins vers les copains, la tête basse. Une sorte de nausée me montait aux lèvres. Je me sentais, tout à coup, mou comme une cravate.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Bams.

— M’en parle pas, dis-je, en me laissant tomber sur une chaise. Ils sont en train de prendre une gonzesse de force.

— Une gonzesse ? fit Bolduc. Alors, ça ne peut être que Jacky.

— Qui c’est ça ?

— C’est la seule fille du bled. La servante du bistrot. Il n’y a pas trente-six pisseuses dans le coin, tu sais. Faut même reconnaître que ça manque un peu trop de cuisse.

— Bon Dieu, s’exclama Bams, c’est dégueulasse. On va pas laisser faire ça, tout de même !

— Qu’est-ce que tu veux faire ? demanda Bolduc, en haussant les épaules. C’est pas nos oignons.

Les paroles de Bams déclenchèrent en moi une sorte de déclic. Je me sentis soudain devenir rouge, une étrange chaleur m’envahit. Ça, c’était la colère qui montait. Et quand je commence à me mettre en rogne, y a pas de Bon Dieu, faut que ça sorte, je ne me sens plus. J’en perds même la vue, je marche à travers une sorte de brouillard sanglant qui m’empêche de réaliser le danger et me fait perdre toute prudence.

— Attends voir, dis-je en me levant à nouveau. Je n’ai pas l’intention de les laisser continuer leur petit jeu. Parce que je ne me fais pas d’illusions. Tout ça n’est que le premier acte. Ils vont lui passer tous les trois sur le ventre.

— Fais pas l’andouille, hein ? dit Bolduc, qui commençait à trembler. Ces mecs-là sont saouls comme des cochons. Ils nous déquilleraient tous les trois sans l’ombre d’une hésitation.

— Fais-moi confiance, dis-je, ils auront reçu leur raclée avant même de s’en être rendu compte.

J’avalai mon verre d’un trait, pris dans la poche de ma canadienne mon revolver par la crosse et je m’approchai du groupe des terrassiers qui continuaient à jouer aux cartes avec un air faussement indifférent.

Ils me regardèrent venir avec inquiétude. Je touchais du doigt le bord de mon chapeau.

— Dites donc, les gars, vous savez ce qui se goupille ?

— On s’en doute un peu, figure-toi.

— On va pas laisser s’accomplir cette saloperie non ? On est sept mecs décidés, en comptant mes deux copains. Ces cocos-là ne sont que deux, armés, d’accord, mais seulement deux. Si on leur rentre brusquement dans le lard, ils ne pourront pas faire grand-chose. En admettant qu’il y en ait un ou deux des nôtres qui morflent, ce sera le bout du monde. Ils seront enveloppés en moins de rien.

— Tu crois ça, toi ? ricana l’un des types. Si on fait les cons, ils fusilleront les trois-quarts du chantier. Et nous, on ne veut pas se faire fusiller pour une pucelle, en admettant même qu’elle le soit. Nous, on joue aux cartes. Nous, on n’a rien vu.

— Vous, vous êtes des tantes, répliquai-je aussi sec. Et je n’ai qu’un regret, c’est que ces mecs-là soient des hommes normaux. S’ils avaient été de la pédale, j’aurais eu au moins le plaisir de te voir quitter ton froc devant eux.

— De quoi ? gronda le mec, en se soulevant à moitié.

— Assieds-toi, répondis-je, les dents serrées, avant que je t’abîme ce qui te sert de gagne-pain. Sans charre, ce n’est pas la peine d’être si costaud et de jouer les gros bras.

Le type se rassit en grommelant et reprit ses cartes.

J’étais complètement écœuré. Non, mais sans blague, où est-ce qu’on avait recruté cette bande d’enflés ?

Je fis des yeux le tour de la salle. En somme, si j’avais bien compris, il n’y avait que Bams et moi qui puissions faire quelque chose, parce que sur Bolduc, naturellement, il ne fallait pas y compter, il était encore plus tarte que les autres.

Il y avait bien un Arabe, qui buvait tout seul, assis devant un guéridon, avec un air triste, mais je ne savais pas jusqu’à quel point je pouvais faire appel à lui.

Après tout, je ne risquais rien d’essayer. Plus on serait de fous, plus on aurait de chance de réussite.

Les boches ne pigeaient rien à ma manœuvre. Ils me regardaient faire le tour des tables comme si faisais la quête après avoir chanté. Peut-être qu’ils se doutaient de ce que je goupillais, mais ils pouvaient constater que ça ne rendait guère.

Je répétai mon histoire à l’Arabe, sans trop y croire. Après tout, ce type, étant donné sa race, devait se fiche complètement de ce que les roumis pouvaient goupiller entre eux.

— Moi, dit-il, contrairement à ce que j’attendais, je veux bien. Tu commandes, je te suis.

— Ça va, dis-je, je te remercie, viens boire un coup avec nous.

Ce n’était pas tant pour boire un coup que pour nous rapprocher de la porte.

Déjà, le deuxième Allemand, celui qui parlait français, se rapprochait de nous, histoire sans doute de savoir ce que je préparais. Cet arsouillé avait la manie des patrouilles, décidément. Son copain, par contre, était toujours accoudé à la lourde.

— Tu es prêt ? dis-je à Bams lorsqu’on eut liquidé nos glasses.

— Prêt.

— Quant à toi, dis-je à Bolduc, je ne te demande rien, je te connais trop. Tu feras ce qu’il te plaira.

Au même instant, un appel vint du dehors, apporté par le vent. Une voix d’homme :

— Albrecht !

Ça, ça devait être l’autre zigue qui, ayant terminé son affaire, appelait son pote pour qu’il vienne prendre sa part de volupté. Le mec qui montait la garde devant la porte sursauta comme si on lui avait piqué les fesses, s’écarta et se retourna.

C’était le moment ou jamais. Fallait faire fissa. Je me détendis comme un ressort et plongeai en avant. J’atteignis mon acrobate au milieu du dos, la tête la première. Il roula à terre, au-delà de la porte, et je lui tombai dessus.

La rage m’étouffait. Je le saisis à la gorge, je levai mon poing droit dans lequel je serrais mon revolver et je lui envoyai de plein fouet une de ces châtaignes qui font date dans la vie d’un homme.

Le type hurla. Derrière moi, il y eut un coup de feu, immédiatement suivi d’un bruit de verre cassé.

J’avais dû me démolir quelque chose en tombant, car une source chaude coulait de mon nez. Ça, c’était du raisiné ou je ne m’y connaissais pas.

Pourtant, je n’éprouvais aucune douleur. C’est lorsque le Fritz avait reçu mon coup de boule que mon pif avait dérouillé.

J’y allai d’un deuxième coup de poing, cette fois avec la crosse. Le Chleuh eut un sursaut et ne broncha plus.

Je me relevai pour me trouver nez à nez avec le pétard de son copain. L’officier était blême de rage. Mais moi aussi j’étais armé.

— Fais attention à ce que tu feras, dis-je. Si tu me loupes, moi je ne te manquerai pas, compris ?

Donnerwetter ! hurla le mec en agitant les bras. Mais il se garda bien d’utiliser une fois de plus son soufflant et resta planté là comme un salsifis à demi-arraché.

Mais aussitôt je le vis partir en arrière, en l’air, comme s’il passait sur le dos d’un type. Il dégringola en arrière, effectivement, et je me trouvai devant l’Arabe, qui venait de foncer à son tour dans la bagarre.

— O.K., dis-je, allons voir maintenant ce que devient l’autre.

L’autre se portait bien, merci, car au moment où je franchissais la porte, une détonation claqua, tandis qu’une lame de feu déchirait la nuit, là-bas, vers la mer, et qu’un sale bourdonnement frôlait mon oreille.

CHAPITRE 4

Ce n’était pas le moment de se laisser aller à la sentimentalité. Je fis un saut en avant, me jetai dans le sable qui commençait juste devant la maison et ripostai, ne fût-ce que pour prouver à cet imbécile qu’il n’était pas le seul à trimballer un flingue. Ça dut salement l’impressionner. À moins qu’il n’y ait eu un malentendu et qu’il ait pensé que c’étaient ses propres copains, ou une patrouille, qui lui balançait du plomb chaud. Il cria quelque chose, en allemand, qui devait être une demande de cessez-le-feu, ou quelque chose d’approchant. En tout cas, pour sa part, il arrêta net les hostilités.

Dans le bistrot, ça bagarrait ferme pendant ce temps. Bams et l’Arabe étaient accrochés aux basques de l’officier et occupés à lui casser proprement le portrait. Les terrassiers avaient abandonné les cartes et faisaient des pieds et des mains pour gagner la sortie, et le plus rapidement possible, encore. Ils ne tenaient pas à se mouiller dans cette combine louche.

Comme le type avait cessé de tirer depuis un bout de temps, je me relevai et regardai autour de moi. L’Allemand que j’avais assommé s’était redressé. En titubant, tant sous l’influence de mes coups que de celle de l’ivresse, il s’était adossé au mur et ne bronchait plus. Tout ce qui semblait l’intéresser, pour le moment, c’était d’essuyer le sang qui coulait de sa tempe. Il n’essayait même pas de ramasser le flingue qu’il avait perdu et qui gisait à ses pieds, devant la porte, en plein milieu du rayon de lumière qui sortait du bistrot.

Le plus urgent, c’était de fermer cette porte, d’ailleurs, car la lumière attirait les patrouilles comme des papillons de nuit.

D’autant plus que les trois coups de flingue, qui avaient fait autant de pétard que si on les avait tirés dans la caisse d’un tambour, ne seraient pas pour arranger les choses.

À demi-courbé, sans lâcher le soufflant, je me dirigeai vers l’endroit d’où était parti le coup de feu. Peu à peu, mes yeux s’habituaient à l’obscurité. En outre, les rafales de vent qui me jetaient au visage des paquets de sable m’apportaient en même temps, plus distincts, des gémissements et des sanglots.

Je commençais à distinguer, sur la plage claire, une masse sombre. Quelqu’un remua, se dressa sur les mains.

— Albrecht ?

Parbleu, le type, comme moi, voyait bien une ombre marcher vers lui, mais il était bien incapable de reconnaître le mec, la nuit tous les chats sont gris.

Je ne répondis pas et me rapprochai encore. Pour le coup, le type s’inquiéta. Il répéta le nom de son copain avec une nuance d’inquiétude.

— Albrecht ?

Ia.

Qu’est-ce que je risquais ? Simplement de gagner du temps. Je me demandais d’ailleurs, ce que j’allais bien pouvoir foutre. L’air frais de la nuit m’avait légèrement dégrisé et le vent m’avait rendu un peu de bon sens.

Il fallait bien le reconnaître, j’étais allé me mouiller dans une combine qui ne me regardait pas et déchaîner un scandale du tonnerre, dans un bled où, précisément, j’avais tout intérêt à me tenir peinard si je voulais remplir ma mission sans finir devant un peloton auquel, cette fois, je n’échapperais pas.

Je me surpris à m’engueuler. Après tout, qu’est-ce que j’avais à foutre de la vertu de cette souris ? Personne ne me l’avait donnée à garder. Sans compter que pour la question pucelage j’arrivais plutôt en retard. Ces mecs-là, somme toute, ils ne l’avaient pas enlevée de sa carrée et entraînée de force sur la plage, cette môme, elle y était venue certainement de son plein gré. Elle avait suivi les trois Chleuhs parce qu’elle les connaissait bien.

Du coup, je commençais à me mordre les doigts de mon intervention, surtout que, par association d’idées, je songeais à Hermine. Cette poupée-là, ça devait être encore une de ces filles prêtes à cavaler derrière tous les uniformes verts de la création, des mômes qui n’auraient pas attaché la moindre importance à un civil français et qui frayaient plus ou moins ouvertement avec les boches. Et dire qu’elles étaient des milliers comme ça ! Lorsqu’il leur arrivait une tuile de cet ordre, inutile de les plaindre puisque au fond elles l’avaient bien cherché. Qu’est-ce que j’étais encore allé faire dans cette galère, pauvre Don Quichotte à la graisse d’oie !

Surtout, Bon Dieu ! que si je m’étais contenté d’intervenir tout seul dans cette aventure et d’en prendre seul les responsabilités ça irait encore. Mais comme un abruti, comme un excité, j’avais obligé les autres à se mouiller avec moi. Les autres, c’est-à-dire Bams, qui était encore en train de se frictionner les côtes avec le boche, et l’Arabe, ce pauvre Arabe qui ne demandait qu’à boire paisiblement sa chopine.

Et tout ça, pour qui ? Pour une tordue qui, ayant passé la soirée à se faire peloter les fesses, s’étonnait de voir les autres devenir brusquement plus exigeants, une tordue qui, une demi-heure auparavant, n’éprouvait de sympathie que pour ces salauds et qui aurait vu partir les copains, à commencer par moi, entre deux feldgendarmes, sans que ça l’empêche de dormir et de rigoler avec les Frizés. Alors ?

Pendant que ces idées me traversaient la cervelle, il se passa une chose extraordinaire, vraiment le dernier truc auquel je me serais attendu. Sitôt que je fus à sa portée, l’Allemand se releva d’un bond et partit ventre à terre vers le patelin. Parole, on aurait dit qu’il avait le feu dans sa culotte. J’ai rarement vu un type cavaler si vite. Il avait dû me prendre pour le père de la fille, ou son frère. En tout cas, il semblait évident qu’il ne voulait pas être compromis dans cette salade et qu’il regrettait déjà de s’y être enfoncé. Probable que son commandant ne devait pas rigoler avec ces plaisanteries.

Sur le sable pâle il y avait un petit tas sombre tout frémissant de sanglots. Je m’approchai et me penchai sur la môme, repris soudain par ma pitié.

Je posai ma main sur sa nuque. Elle avait enfoui son visage dans le sable et gémissait. À mon contact, elle sursauta violemment :

— Laissez-moi ! cria-t-elle, laissez-moi !

— N’ayez pas peur, dis-je, je suis un ami.

Je m’aperçus alors que sur sa poitrine sa robe noire était déchirée. On voyait un petit sein très jeune, au cerne érigé. En outre, sa robe, largement relevée, découvrait tout entières ses cuisses, longues et nerveuses, et même son ventre, triangulairement ombré. Après le viol, elle n’avait même pas refermé les jambes.

Je fus de nouveau pris d’une rage froide. Je n’éprouvais pas de désir devant ce corps offert. Je passai la main sous la nuque frêle et obligeai la gosse à tourner son visage vers moi.

C’était une enfant, elle n’avait pas plus de dix-huit ans. Les larmes ruisselaient sur son visage, ses yeux étaient fixes, on voyait qu’elle était en pleine crise nerveuse.

— Faut pas rester là, poupée, dis-je, viens avec moi. On va au bistrot, un peu de cognac te remettra sur pieds.

— Non, dit-elle, laissez-moi tranquille !

— Fais pas l’andouille, dis-je, vaut mieux que tu viennes au bistrot, les boches risquent de revenir en nombre et alors ça ferait du vilain. Il faut éviter que la casse prenne trop d’ampleur.

Je remis mon flingue dans ma poche, enlaçai la fille et l’obligeai à se relever, j’arrangeai sa robe comme je le pus et je l’entraînai vers le café.

— Je ne veux pas, gémissait-elle, j’ai honte, j’ai honte !

— Fous-moi la paix avec ta pudeur, dis-je, tu vas quand même pas te fiche à la baille, non ?

Elle renifla ses larmes et repartit à chialer de plus belle.

— Tu étais vierge ?

— Oui !

Quels salauds !

Je me demandais d’ailleurs si j’étais simplement indigné par le geste du type et s’il ne s’y mêlait pas un peu de jalousie.

— Comment ça s’est passé ?

— Je connaissais Hans. Il était gentil. Il venait parfois au bar. J’ai accepté de sortir avec lui, plusieurs fois. Ce soir, il était saoul, je ne m’en étais pas aperçue. Il avait deux copains qui nous attendaient. Hans est parti avec l’un d’eux et m’a laissé avec l’autre. Il m’a jetée à terre, il a déchiré ma robe, mes sous-vêtements. Et tout à coup, j’ai eu très mal, très mal… Quand je me suis aperçue qu’il était en moi, c’était trop tard. Il a eu tout de suite fini.

— Comment t’appelles-tu ?

— Jacky.

Bol duc ne s’était pas trompé, c’était bien la petite serveuse du bistrot.

— Ne pleure plus, dis-je, c’est fini maintenant.

Elle s’appuyait sur mon épaule, comme une enfant abandonnée, nos pas s’enfonçaient dans le sable trop sec. On n’entendait plus, au-dessus de nous, que le grondement continu et les sifflements de la tempête.

Au café, la bagarre était terminée. La salle était vide. Il ne restait plus que Bams, l’Arabe et le patron. Les Chleuhs avaient fait la malle.

Faut dire que lorsque j’entrai dans la pièce avec la souris appuyée sur mon épaule, j’eus, auprès des copains, un certain succès.

— C’est la môme ? demanda Bams.

Je m’aperçus alors qu’il avait le visage plutôt tuméfié. Une rigole de sang coulait de sa tempe. Quant à l’Arabe, il était frais et dispos. Et content, par-dessus le marché.

— Oui, dis-je, c’est la môme.

— Eh bien, fit le copain en s’adressant à la poupée, tu nous en fais voir de belles.

La gosse, du coup, se remit à chialer, ce qui m’énerva. Après tout je commençais à en avoir marre, de cette aventure.

— Oui, dis-je, c’est bien possible, mais pour l’instant, fiche-lui la paix. Où est le patron ?

— Il s’est taillé.

— Alors va me chercher une bouteille de rhum ou de cognac. Elle va boire un coup, et après ça on va la mettre au pieu.

J’assis Jacky sur une chaise et lui remplis un verre d’alcool.

— Bois ça, dis-je, ça te remontera.

Ouais ! En fait de la remonter, ça l’assomma. Elle avait cet air hagard des ivrognes qui ne supportent pas l’alcool et s’obstinent à en pomper. Elle ne tenait plus sur sa chaise. Je me demandais à chaque instant si elle n’allait pas s’écrouler. Faut dire aussi que la réaction nerveuse y était pour quelque chose.

— Cette fille, elle est malade, dit l’Arabe, faut la coucher.

— Où est ta chambre ? demandai-je à la petite.

— Là, répondit-elle, en désignant un couloir qui se perdait dans l’obscurité. C’était assez vague mais comme la maison ne comportait qu’un rez-de-chaussée, j’arriverais bien à trouver sa carrée.

— Bois encore ça, dis-je, en l’obligeant à s’enquiller un deuxième verre de cognac.

Elle avait un mal de chien à avaler, tellement elle tremblait. Le liquide coulait aux commissures de ses lèvres et j’avais été obligé de la prendre dans mes bras.

— Viens, dis-je, quand le glass fut terminé.

Je l’enlevai de sa chaise et l’entraînai.

Sa chambre, qu’elle me désigna, était au fond du couloir. Elle entra comme un automate et s’étendit immédiatement sur le lit.

— Tu ne vas pas rester là ? Tu vas prendre la crève. La pièce n’est pas chauffée et avec ce vent il fait un froid de canard.

Elle ne répondit pas.

— Fais pas l’idiote, dis-je, et aide-moi un peu.

Je la relevai et lui enlevai son corsage déchiré. La combinaison n’était d’ailleurs pas en meilleur état. Et voyant qu’elle ne faisait aucun effort — elle était passive comme une poupée de son —, je continuai à la déshabiller, fis glisser la jupe et la déchaussai.

Comme je m’en étais rendu compte sur la plage, elle ne portait même pas de slip et ses sous-vêtements étaient pauvres.

C’était une de ces mômes misérables, qui travaillent quand elles le peuvent, où elles peuvent et qui sont prêtes à croire à la première histoire qu’on leur raconte.

Elle ne réagissait même plus. Je la déshabillai entièrement et j’ouvris le lit. Lorsqu’elle fut nue, je passai mon bras sous ses cuisses et la couchai.

— Dors, dis-je, en la bordant, tu es en sûreté, maintenant.

Elle ouvrit les yeux, me regarda, sortit un bras et le passa autour de mon cou. Dans ce mouvement elle découvrit son jeune sein.

— Vous êtes chic, dit-elle en posant ses lèvres sur ma joue, dans un baiser enfantin.

— Fiche-moi la paix et dors, répondis-je.

Pourtant la vue de cette poitrine ferme et, auparavant, de ce sexe offert m’avait troublé.

Je restai un instant debout auprès du lit, vachement tenté. Je savais que je n’avais qu’à me déshabiller aussi et me glisser près de ce corps, il y a des signes qui ne trompent pas.

Mais j’évoquai soudain ce qui s’était passé tout à l’heure. Je retrouvai dans mes narines cette odeur sûre du drap d’uniforme. Et ce qu’il y avait de plus tarte, c’est que je ne pouvais pas effacer de mes yeux la vision de cette brute étendue sur cette gosse et râlant de plaisir. J’en éprouvais une sorte de dégoût.

Je serais peut-être bien resté, mais à cet instant j’entendis dans mon dos, venant de la salle principale, une voix rauque qui gueulait des mots inconnus.

CHAPITRE 5

Ça, c’étaient les Fridolins qui revenaient, pas de doute, et ce coup-ci il allait falloir se magner drôlement.

Je me penchai sur la gosse et lui rendis son baiser.

— Dors, répétai-je, on se verra demain.

Cette dernière phrase à tout hasard, pour préserver l’avenir. Après tout, à trente-trois piges, on est toujours plus ou moins intéressé par les souris, surtout lorsqu’elles s’offrent d’elles-mêmes.

Seulement, ce n’était pas le moment de rigoler. Je ne tenais pas du tout à laisser Bams et l’Arabe se dépatouiller tout seuls dans cette salade. D’autant plus que je risquais encore, par surprise, de sauver la situation. J’éteignis la lumière, je me glissai dans le couloir. J’eus une sale émotion lorsque je passai devant la glace des lavabos que je n’avais pas remarquée en venant, et que je vis une sorte de fantôme blafard avancer à ma rencontre. Je faillis tirer dedans. Dieu merci, je m’aperçus à temps que j’aurais flingué ma propre image et je me mis à rire.

Je tirai mon pétard de ma poche, je le caressai doucement, comme un chien fidèle, et je le remis dans ma fouille, mais cette fois en position de combat. Puis je poussai la porte de communication et je me trouvai au milieu du café, ébloui par la lumière.

Bams et l’Arabe étaient debout devant une table, immobiles, les mains pendantes. Devant eux, deux officiers allemands, vêtus de bleu foncé, fumaient tranquillement. C’étaient aussi des aviateurs, mais ce n’étaient pas les mêmes mecs que tout à l’heure, ceux-ci étaient plus âgés. Et plus gradés, apparemment. Derrière ces officiers, à travers la porte, on distinguait deux ou trois troufions, avec le Mauser sur l’épaule.

— D’où venez-vous ? aboya l’un d’eux en me voyant.

— De pisser, répondis-je. Pourquoi ?

— C’est moi qui pose les questions !

Je haussai les sourcils, l’air étonné, et je m’avançai vers les copains avec dans la poche le soufflant en batterie. Si jamais ce mec se mêlait de faire du boucan, je l’envoyais tâter des affres de l’enfer en moins de deux.

— Très bien, dit le type, avancez. Et sortez votre main de votre poche.

Ça, ça ne me convenait guère. D’un autre côté, fallait pas se lancer tout de suite dans l’épopée, sans savoir au moins à quoi s’en tenir sur ses intentions.

— Je peux pas, répondis-je, je suis infirme.

— Alors, qu’est-ce que vous faites sur ce chantier ? On n’a pas besoin d’infirmes.

— Comptable, répondis-je.

L’officier parut se radoucir. Comptable, ça a tout de suite un petit air intellectuel qui appelle les égards.

— Bon, dit le Chleuh, on verra. Est-ce que vous avez entendu des coups de feu ?

— Moi ? dis-je, comme si je tombais du ciel, des coups de feu ? Où ça ?

— Ici. On a tiré ici des coups de feu.

— Je ne suis au courant de rien. J’ai rien vu et rien entendu. Avec le vent qui souffle, ça n’a rien d’étonnant.

— Alors qu’est-ce que vous faites là ?

— Je suis venu boire un verre. C’est défendu ?

— Non, dit le Frizé, c’est pas défendu. Ce qui est défendu c’est de camoufler la vérité.

— Je dis ce que je sais, je n’ai pas l’habitude de mentir, répondis-je avec toute la dignité dont j’étais capable. Je suis entré ici boire un verre avec mes amis et c’est tout.

— Ce sont eux, vos amis ? demanda l’officier en désignant Bams et l’Arabe d’un signe de tête.

— Parfaitement. On travaille ensemble à l’entreprise Bulière.

Vous pourrez vérifier. On est entrés ici pour s’entonner un pot. Il n’y avait personne, ni patron, ni servante, ni clients. Ça nous a paru étrange, bien sûr, mais comme mon envie de pisser aurait fait pleurer un gosse, j’ai pas attendu l’explication et j’ai foncé vers les waters.

C’était en quelque sorte une bouteille à la mer. J’espérais que l’Arabe, dont je ne connaissais pas les réactions, avait raconté le même baratin, ne serait-ce que par prudence ou pour gagner du temps. D’ailleurs, ces mecs-là, je les connais, on les prend la main dans le sac qu’ils jurent encore que ce n’est pas vrai. Quant à Bams, pas besoin de me casser la tête, il y avait longtemps que je travaillais avec lui. Je savais qu’il avait servi la même salade que moi : il n’y était pas, il venait d’arriver et il ne comprenait pas du tout ce qu’on lui voulait.

— En qualité de quoi êtes-vous ici ? insista le Chleuh, Service du Travail obligatoire ?

— Non, répondis-je, aussi sec, je n’attends pas qu’on me convoque pour faire mon devoir. Je suis volontaire.

Ce en quoi je ne mentais pas beaucoup.

Le type se radoucit aussitôt, et, avisant sur notre table la bouteille de cognac qui nous avait servi à ranimer Jacky, il traversa la salle à grandes enjambées, alla quérir deux verres sur une étagère et les remplit. Il en offrit un à son copain, qui ne l’ouvrait pas, et s’enquilla l’autre, avec la même facilité que s’il avait bu de l’eau.

Comme, somme toute, on pouvait préjuger que la bouteille nous appartenait, je servis les copains et m’en offris pour ma part trois bons doigts. Le Chleuh, qui était poli, ne vit pas d’inconvénients à ce que nous buvions également la bouteille qui nous appartenait.

— Je ne comprends pas, dit celui qui tenait le crachoir. Il paraît qu’il y a eu un drame ici.

— Un drame ? dis-je. Bigre ! et quel drame ?

— On a tiré trois ou quatre coups de revolver. Pourquoi ? c’est là qu’est le problème.

— Je n’ai rien entendu, répondis-je, peut-être un peu trop vite.

— Un homme est venu trouver le poste de garde, devant le bureau du commandant. Comme la sentinelle ne comprenait rien et que, de toute manière, l’heure du couvre-feu est largement dépassée, le planton nous l’a amené. C’est un nommé… attendez…

Il tira un carnet de sa poche, le feuilleta.

— Jules Bongars, c’est ça, Bongars.

Ce nom me disait quelque chose. J’essayais vainement de me souvenir de ce qu’il représentait pour moi. Tout à coup, tout s’éclaircit. Bon sang ! Mais ce Bongars-là, c’était cette salope de Bolduc ! Qu’est-ce que ce con-là avait encore fait ? Dans quelle tourbe était-il allé mettre le nez ? J’avais toutes les raisons de me méfier de cette lopette. Un type qui, en temps normal, à Pigalle, a déjà la réputation d’une donneuse, on a des chances que l’Occupation ne l’ait pas amélioré. Cette canaille était prête à tout. Doucement, je caressai mon feu, dans la poche droite de ma canadienne.

Je me souvenais maintenant de son regard traqué lorsque j’avais pris cette affaire en main, et de ses yeux vertigineux lorsqu’il avait vu qu’une bagarre se préparait. Il avait dû en faire dans son froc, ce porc. Un autre détail me revenait à la mémoire : son air épouvanté lorsque les Lyonnais avaient dit que tout ça allait mal tourner et qu’ils ne voulaient pas s’en mêler parce qu’ils ne tenaient pas à se faire fusiller. Son visage était devenu blanc comme du papier et son masque avait tout de suite pris l’expression affolée d’un type qui a la colique. Il s’était vu compromis, accusé, déporté, traîné au poteau, que sais-je ? Et, pour sauver sa triste paillasse malingre de jean-foutre et de donneur, il était allé nous balancer aux Frizés. Comme ça, on ne pourrait pas l’accuser d’avoir participé à cette affaire, il s’en tirait blanc et pouvait continuer à manier la pelle et la pioche sur ce foutu chantier sans danger, avec la considération des boches et peut-être avec quelques faffes de plus dans sa poche pour les services rendus.

— Et alors, répondis-je, la gorge plutôt serrée, je ne vois pas pourquoi vous me racontez tout ça ?

— Parce que c’est ici, paraît-il, que ça s’est passé. Or, nous arrivons et nous ne trouvons que vous et vos camarades.

— Ce qui prouve que nous n’avons rien à voir dans la course. Vous pensez bien que si nous avions quelque chose à nous reprocher nous ne serions pas là à faire les jolis cœurs. Et d’abord, avec quoi voulez-vous que nous tirions des coups de revolver ? Avec nos pipes ?

Je sortis péniblement mon bras droit de ma poche en me servant de ma main gauche, comme s’il avait été trop lourd, et je lui présentai ma paume ouverte avec ma bouffarde dans la main. Une vieille pipe que je ne fumais d’ailleurs plus depuis longtemps et que je trimballais je ne sais trop pourquoi.

Ce geste avait au moins l’avantage de le rassurer au cas où il se serait aperçu que ma poche avait un volume anormal. Puis je renfouraillai le tout.

— En outre, terminai-je, je me demande pourquoi nous l’aurions fait ? Je suis, pour ma part, arrivé ce soir ici, et mon copain aussi. Faudrait vraiment qu’on soit vicieux pour chercher de la bagarre dès le premier jour. Et à qui, Seigneur ?

— Je n’accuse personne, dit l’officier, qui semblait quand même un gars plus civilisé que les autres. Je constate, c’est tout.

Il avala d’un trait ce qui restait de cognac dans son verre et remit ça sans plus s’excuser que le premier coup, mais en laissant cette fois à son copain l’initiative de son propre service.

— Mais qu’est-ce qu’il y a eu, bon sang ? dit Bams, qui reprenait du poil de la bête.

— Une sale histoire, répondit l’officier en allumant posément un cigare.

Je l’aurais envoyé aux cent mille diables, ce mec-là, malgré ses airs gentils, rien que pour ce cigare. Ça faisait près de trois piges que je n’étais pas arrivé à m’en farcir un. Ça n’existait plus sur le marché français.

— Une sale histoire, répéta le Chleuh. Il paraît, d’après les dires de Jules Bongars, que trois de nos hommes ont violé une jeune fille et que trois Français les ont attaqués. Je ne me mêle pas de ces batailles crapuleuses. Mais ces Français étaient armés et ils ont tiré sur nos hommes.

Et dire que ce mec s’appelait Bongars ! C’est à croire que des fois il y a une divinité qui s’acharne à donner aux hommes des noms qui paraissent une blague. Qu’est-ce qui avait pris à cette andouille de trotter à la Kommandantur et d’aller leur raconter tout ça ? Il n’avait qu’à nous laisser nous dépatouîller nous-mêmes nos propres affaires. On était assez grands, merde alors !

— Je veux savoir quels sont ces hommes.

C’est bien là que le bât me blessait. J’étais persuadé que si on nous mettait en présence de Bolduc, cette tante allait s’allonger comme une crêpe et nous balancer sans le moindre regret.

— Écoutez, Hauptmann, dis-je, cette histoire me parait cousue de toutes pièces. Il n’y a qu’une jeune fille ici. C’est mon amie et c’est pourquoi je suis venu travailler ici. Si quelqu’un l’avait violée, je le saurais tout de même. En tout cas, ce soir, ça me paraît assez difficile.

— Pourquoi ? demanda l’officier.

Je me mis à rire et je me servis une nouvelle rasade de cognac. Le Chleuh me regardait avec des yeux presque amicaux, ma parole.

— Parce que je ne l’ai pas quittée de la soirée. Et si, par hasard, elle a eu droit à un peu d’amour… vous comprenez ?

— Parfaitement.

Malheureusement, l’autre aussi comprenait, mais pas de la même manière, et sans doute assez mal car il prit son copain par le coude et se mit à le baratiner dans leur jargon. Je sentais qu’avec le premier mec la partie se gagnerait facilement. Avec le deuxième, ça serait un peu plus duraille. Ils se mirent à discutailler assez fort puis le mec qui parlait français eut une exclamation et l’autre se tut, déjà figé, tout sage et tout obéissant.

Il n’était pas nécessaire d’être un psychologue de première bourre pour comprendre que l’officelard qui parlait français en avait plus que marre de cette histoire. Au lieu de faire le zouave ici, il aurait cent fois préféré continuer la partie de poker interrompue et la dégustation de boissons fortes, bien à l’abri du vent dans son confortable P.C. La seule chose qu’il demandait, c’est que tout cela soit fini le plus rapidement possible.

— Comment expliquez-vous alors que tout le personnel de l’établissement et toute la direction soient partis ?

— Je n’en sais rien, répondis-je, je n’étais pas là.

Je commençais à récupérer. Je me sentais enfin beaucoup plus à mon aise et prêt à soutenir la dialectique la plus invraisemblable devant n’importe qui, et à l’endormir, encore, comme un chat sur un panier de poissons.

— Je vous répète, continuai-je, que j’étais sur la plage avec mon amie et occupé à autre chose qu’à compter les étoiles, je vous prie de le croire. Dans ces moments-là on ne fait pas attention à grand-chose.

— Et les coups de feu ?

Je souris, haussai les épaules et jetai ma cigarette au loin.

— Il y a des gens que ça amuse, dis-je. Quand ils ont bu un glass, ça leur arrive souvent.

L’officier, à son tour, haussa les épaules et jeta sa cigarette.

— C’est possible, après tout, dit-il. Mais pourquoi diable ce Bongars est-il venu nous trouver ?

— C’est un dingue ! grommela Bams.

— Est-ce que cette fille est là ? demanda le boche.

Ça, c’était un autre turbin. Mais je ne pouvais pas refuser. Ça aurait paru vraiment trop ostensible. J’aurais eu l’air de me foutre de lui.

— Oui.

— Allons la voir.

J’étais tellement peu gonflé que je me remis un verre de cognac avant de me tourner vers la porte du couloir.

— Et quand nous aurons causé avec elle, dit le Chleuh, nous parlerons aussi un peu avec votre ami Bongars.

Décidément, je n’étais pas sorti des emmerdements. Mais là où ça commença vraiment à me donner les foies, c’est dans le couloir obscur lorsque l’officier, avant d’entrer dans la chambre, me dit :

— Mais pourquoi diable portez-vous un revolver ?

CHAPITRE 6

Je fis un bond de côté et regardai l’officier. Dans la pénombre, je voyais luire ses dents, comme des dents de loup. Doucement, je glissai ma main dans la poche et repris mon flingue, prêt à sucrer ce curieux, comme un plat de fraises, à la moindre alerte. Nous étions seuls dans le couloir, son copain était resté avec les miens dans la grande salle et j’aurais cent fois le temps de l’exécuter avant même qu’il ait pu s’en apercevoir.

Je ricanai, histoire au moins de gagner du temps :

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’un pétard ? C’est ma pipe que vous avez vue.

— Et votre bras ? Il n’est plus malade ?

Zut ! j’avais plus pensé à ma blessure factice !

Ce coup-ci, j’avais pigé. Plus la peine de jouer la comédie. Je m’étais laissé prendre à mon propre piège. Je fis un nouveau bond en arrière et je défouraillai vivement. Le Chleuh se trouva brusquement nez à nez avec mon Luger.

— Et voilà, dis-je, voilà le joujou, vous avez deviné. Maintenant, je tiens à préciser que je sais m’en servir et que je tiens à ma peau, sans toutefois que le goût de la vie me fasse perdre la tête.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je veux dire que je n’hésiterai pas à flinguer n’importe qui, surtout si c’est la mort qui s’ouvre devant moi comme seule perspective.

— Je ne comprends pas.

— En d’autres termes je ne suis pas de ceux qui vont pleurer dans le gilet de qui que ce soit dans l’espoir qu’on leur laissera la peau entière, toute neuve, sans nécessité de stoppage. Je sais comment ça se passe. Si vous dites quoi que ce soit, si vous poussez le moindre cri, je vous dessoude sans hésiter, compris ?

— Parfaitement compris, répondit l’autre.

— Maintenant, vous allez me donner votre parole d’honneur que vous allez ressortir de la pièce avec moi et rentrer sans salades à la Kommandantur. Là-bas, vous ferez ce qu’il vous plaira. J’aurai eu le temps de me tirer.

— Je ne crois pas, répondit doucement l’officier. C’est une véritable place forte, ici. On n’en sort pas avec cette aisance.

— Ça m’étonnerait si je ne trouvais pas une faille. Je suis passé à travers des barrages pires que celui-là. Et en plein jour, encore. En tout cas, je vous conseille de respecter votre parole et de ne pas faire de pétard avant d’être rendu là-bas. Parce que j’aime autant vous dire que mon soufflant est chargé, que sa détente est douce et que j’hésiterai d’autant moins à m’en servir que je ne tiens pas à partir, tout seul, passer le week-end chez Satan. Vous pigez ?

Instinctivement, j’avais repris l’argot et je me demandais ce que ce pauvre mec pouvait en réalité y entraver.

— Parfaitement, répondit le Chleuh. J’ai fait mes études à Paris, longtemps avant la guerre, dans un temps où il y avait que du printemps dans le ciel et des rires de filles dans les rues.

Il soupira, hocha la tête.

— Croyez-moi, dit-il, rengainez votre arme. Je vous donne ma parole de ne rien raconter de ce… cet incident. Ras plus à la Kommandantur qu’ailleurs. Je n’ai rien vu et je ne sais rien. Pour moi, vous êtes une sorte de gangster, un truand, pas autre chose et je ne sais rien de votre activité. Je n’en veux non plus rien savoir.

Celui-là, alors, il me la coupait ! Seulement, moi, pour me faire marcher dans ces combines, c’est midi. J’ai vu trop de saloperies pour avoir la moindre confiance dans ces trucs. Sa parole d’honneur j’y croyais encore un peu. Il était officier après tout, et il avait sa conscience, mais quant à rengainer mon feu, bonsoir !

— Je vous crois volontiers, dis-je, mais ce flingue, pour ma part, c’est ma seule garantie de sécurité, c’est quelque chose comme une assurance sur la vie qui vous promettrait une prolongation d’existence.

— Vous avez tort de vous méfier, répondit le mec. Je dois vous dire que moi, je ne suis pas un officier comme les autres.

— Vous êtes Autrichien, sans doute ? ricanai-je.

Ils disaient tous ça !

— Non, répondit-il, je suis Alsacien. Je m’appelle Putz. J’ai été mobilisé de force par les Allemands.

— Fallait foutre le camp, alors.

— Je ne pouvais pas. Ma famille est encore en Alsace, vous saisissez ? Et je ne peux pas m’évader.

Après tout, c’était bien possible. On voyait tellement de choses extraordinaires, à ce moment-là, qu’il fallait s’attendre à tout.

— Rentrez votre revolver, insista le gars, et allons voir la jeune fille.

J’obéis. C’est-à-dire que je remis mon feu dans la poche mais que j’y gardai la main en faisant attention à ce que le canon soit toujours braqué dans le dos du type.

Au point où j’en étais, il m’était difficile de faire autrement. De toute manière j’étais brûlé, je dansais sur un volcan, et je me demandais comment je m’en tirerais, cette fois. J’avais un peu bluffé, en effet, tout à l’heure, en disant que je pourrais me sortir de là sans histoire. Car, à moins de traverser des kilomètres de champs de mines, je ne pouvais pas, la nuit, sans prendre une bastos dans le bide, sortir de ce sale coin.

— C’est ici ? demanda le Chleuh, comme nous arrivions devant la porte de la fille.

— Oui, dis-je, mais allez-y mollo. Si elle vous voit entrer le premier, avec votre uniforme, elle est capable d’en claquer.

Il se retourna vers moi et sourit à nouveau.

— À part ça, on ne l’a pas violée, hein ?

— À part ça on l’a violée, au contraire. Et comme ce sont des trucs qui ne me plaisent pas, j’ai volé dans les plumes de ces salopes.

— Donc c’est bien vous qui avez tiré ?

— C’est bien moi, répondis-je. Mais j’ai votre parole.

— Vous pouvez y compter. À votre place j’en aurais peut-être fait autant.

Il ne souriait plus. Ses mâchoires se crispaient.

— En Alsace, dit-il, en Alsace, ils en ont fait autant…

Décidément, ce mec devenait de plus en plus sympathique.

— Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de déranger cette petite, dit-il. Vous avez raison, la vue de mon uniforme ne peut lui faire que du mal en lui rappelant de mauvais souvenirs. Venez avec moi, nous allons arranger ça très bien. Je ne pense d’ailleurs pas que les coupables se vantent de cette affaire, qui n’est pas à leur honneur et qui ne pourrait, si ça venait aux oreilles du général, que leur attirer les pires embêtements. Il y a des choses que même les Allemands ne tolèrent pas. Mais il y a des brutes partout. Vous savez ce que c’est qu’une armée en campagne ou en pays conquis. Le soldat est le soldat, qu’on le veuille ou non. Il n’a pas changé de mentalité depuis des millénaires. Il suffit qu’on mette un uniforme sur le dos du plus paisible des hommes pour qu’il se croie tout permis et qu’il se transforme en une effrayante brute.

Le fait est qu’on a tous vu ça.

Y a pas plus peinard que mon copain Bams. C’est un mec qui, toute sa vie, n’a rêvé que de pantoufles. Il aurait voulu avoir, dans un quartier paisible, une petite boutique de boucher. Il aurait épousé une fille blonde, un peu grasse, comme il les aime, et il aurait passé sa vie à débiter de la viande tandis que sa digne épouse aurait tenu la caisse et entretenu avec les clientes de son mari d’amicales relations.

Et voilà ! la femme vous fait la malle, on avait cassé les pieds au mari et maintenant il jouait du couteau comme qui rigole. Un soldat. Un homme qui n’a plus rien à perdre que sa peau. Et rien à gagner que sa peau, précisément.

Plus je réfléchissais, plus je trouvais cette guerre idiote. Sans doute parce que celle-là, j’étais en train de la faire, et parce que, aussi bien, ce n’est pas dans la guerre qu’il faut rechercher une preuve des origines divines de l’homme ni de son intelligence.

— Venez, répéta Putz, nous allons rejoindre les autres. Pour ma part, l’enquête est terminée. Ne paraissez pas étonné si je change brusquement d’attitude. N’oubliez pas que je suis officier allemand.

Le premier il poussa la porte et nous nous retrouvâmes dans la lumière crue de la salle. Les copains n’avaient pas changé de place, mais la bouteille était bien malade. L’autre Chleuh était toujours adossé à la porte, comme une cariatide.

Putz s’approcha de lui et lui raconta une longue histoire, en allemand. Puis il se tourna vers moi. Il avez repris sa morgue et sa voix était à nouveau coupante comme le vent qui hurlait au dehors.

— Vous aviez raison, dit-il, on n’a pu violer personne. D’autre part, il est impossible qu’on ait tiré des coups de feu sur les soldats. Il n’y a ici que des ouvriers et les ouvriers ne sont pas armés. Je suppose que ce sont des militaires ivres qui ont tiré en l’air.

Il haussa les épaules, se servit une nouvelle rasade — la dernière de notre bouteille de cognac — et tourna les talons après avoir touché d’un doigt négligent le bord de sa casquette.

Les copains me regardèrent avec un petit sourire satisfait. Mais visiblement ils n’y comprenaient plus rien.

C’est à ce moment que le deuxième Chleuh, celui qui jouait le rôle de gargouille devant la porte, s’écroula et tomba en avant, comme une masse, comme si on lui avait filé un coup de merlin sur la nuque, sans un mot.

Qu’est-ce que c’était encore que ce turbin ?

CHAPITRE 7

L’officelard était tombé en avant, comme un arbre coupé. Il y était allé d’un grand coup de front sur le sol cimenté et le sang se répandait en rigoles rapides, qui couraient et ondulaient comme des serpents.

— Bon Dieu ! fit Bams.

C’était en effet, la plus sale histoire qui puisse nous arriver. Si jamais on nous accusait d’avoir esquinté ce type, on n’en sortirait pas blanc. C’est du moins ce que pensaient Bams et l’Arabe parce que moi, maintenant, j’étais complètement rassuré. Ma conversation avec Putz, et son attitude ensuite, m’avaient édifié. J’étais certain que c’était un mec sur lequel on pouvait compter. Heureusement, d’ailleurs, qu’il se trouvait là, il pourrait témoigner que nous n’y étions pour rien.

On a beau ne pas porter une certaine catégorie de gens dans son cœur, lorsqu’on voit un homme s’écrouler comme une vieille baraque on a tendance à lui porter secours. Conclusion, tout le monde se précipita pour relever le boche. Il avait l’arcade sourcilière droite ouverte. C’est par là que le raisiné foutait le camp et aussi par son tarin, qui s’était écrasé sur le ciment. On eut un mal de chien à le relever. Il ne tenait plus sur ses pattes. Il fallut l’asseoir sur une chaise et lui verser une carafe de flotte sur la tête. Chacun s’était mis à ce boulot comme s’il avait été un de ses proches parents.

En fait, le Chleuh, je m’en rendis vite compte, était bourré comme un pétard, noir à zéro. Ce qu’il lui fallait surtout, c’était de l’ammoniaque. L’Arabe, qui n’y comprenait rien, était allé chercher une nouvelle bouteille de cognac et voulait à toute force lui en coller un glass.

— Fais pas ça, malheureux ! dis-je. Tu vas le tuer.

— Est-ce que vous pouvez m’aider ? demanda Putz. Je voudrais le ramener à la Kommandantur. Je ne peux tout de même pas le laisser là, rentrer seul au quartier et envoyer des soldats pour le ramasser. On va le ramener et dire qu’il a eu un malaise.

Pour la première fois, tout le monde fut d’accord. Putz et moi on prit l’officier sous les aisselles et on se dirigea vers la sortie, suivis de Bams et de l’Arabe.

On n’était pas arrivés à la porte que le patron entrait, suivi de son aréopage, c’est-à-dire le cuisinier et une bonne vieille femme qui n’avait, elle, aucune chance d’être violée. En voyant le Chleuh écroulé dans nos bras il s’arrêta pile, secoué d’un long frisson d’horreur et de trouille.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous lui avez fait ? nous demanda-t-il.

Comme il avait été témoin de la bagarre à son commencement, ce pauvre type était persuadé que c’était nous qui avions mis ce mec dans cet état. À son avis, l’Allemand qu’on transportait était un de ceux avec lesquels on s’était bigornés. Il avait dû recevoir une bastos dans le bide et maintenant, on débarrassait la boutique du macchabée. Il fut renforcé dans cette idée par la vue de la flaque de sang qui souillait son parquet.

Bams et moi on accompagna Putz, son zèbre et l’Arabe jusqu’aux abords de la place forte. Puis on laissa filer l’Alsacien et le bicot toujours soutenant l’officier. On ne tenait pas, en effet, à se faire remarquer. On commençait à se rendre compte qu’on avait, ici, d’autres choses à faire qu’à reconduire les ivrognes dans leur lit et à tirer les bonniches des pattes de troufions en chaleur.

La pluie avait complètement cessé et le vent s’était apaisé. Une légère brise venait de la falaise. Elle apportait des odeurs de lavande et de romarin et nous marchions dans la nuit, à travers les rues, Bams et moi, sans dire un mot.

L’heure était douce et je me disais qu’un jour peut-être je reviendrais ici, plus tard, lorsque la guerre serait terminée. J’irais danser dans cette guinguette ravagée, je m’étendrais sur le sable tiède de l’été, aux côtés d’une belle fille, en écoutant, dans le lointain, les flonflons de l’orchestre, en respirant les odeurs venues de la montagne ou le parfum iodé de l’eau…

Mais, hélas, cette fille ne s’appellerait pas Hermine. Elle aurait un autre nom, un autre visage, un autre corps, et cependant, sur les lèvres, les mêmes mots. Peut-être serait-ce Consuelo ?

Peut-être…

*

Un mec sur lequel il me tardait, maintenant, de mettre la main, c’était le nommé Bolduc. Je ne m’étais pas trompé, au départ, lorsque j’avais pensé que ce gars-là était capable de toutes les entourloupettes, notamment de donner son meilleur ami à n’importe qui, pourvu qu’il paye bien ou qu’il le protège des coups de pieds aux fesses.

J’avais eu tort de mettre en lui le peu de confiance que j’avais encore. Sitôt qu’il avait senti que ça sentait le brûlé, il avait couru avertir les Frizous de ce qui se passait, il s’était allongé de A jusqu’à Z sans se soucier des emmerdements qu’il pouvait nous amener. C’était un truc qu’il fallait qu’il paye. Et le plus tôt serait le mieux.

On eut un mal de chien, dans la nuit, à retrouver la baraque. Heureusement qu’on rencontra un compagnon qui voulut bien faire demi-tour pour nous montrer où se trouvait la chambrée de l’entreprise Bulière.

C’était un grand baraquement jaune, construit au milieu d’un terrain vague, juste au bas de la falaise. Des plantes grasses poussaient contre elle et insinuaient leurs feuilles à travers les interstices qui étaient plus nombreux qu’il était souhaitable. Les gnards qui créchaient là avaient bien essayé, avec de vieux journaux ou des sacs de plâtre, de les boucher, mais il y avait encore des courants d’air et la flotte sourdait lentement au ras du sol.

Elle était meublée, comme la plupart des baraquements militaires de la guerre, de couchettes à double étage. La literie consistait en une paillasse tout ce qu’il y a de duraille et une ou deux couvrantes, selon que le mec était plus ou moins ancien sur le chantier. Ce qui fait que les gars étaient obligés d’étaler leurs frusques sur le plumard pour ne pas crever tout de suite de froid.

Quant à l’éclairage, pour l’instant, il était uniquement fourni par une de ces bougies en boîte rondes comme en avaient les Allemands. Quatre gars, autour de ce maigre lumignon, étaient en train de jouer aux cartes. À croire que les cartes étaient la seule distraction que les occupants aient encore laissée aux Français. Ils nous regardèrent entrer avec intérêt, comme à la caserne on regarde entrer les « bleus ». À part ça, il y avait une cinquantaine de mecs en train d’en piquer un sur les plumards généreusement offerts par l’administration.

Je fis le tour des couchettes, une à une, à la recherche de Bolduc. Si cette salope était en train de roupiller, j’allais vivement le rappeler à la réalité. Son réveil serait un véritable cauchemar.

Malheureusement, après avoir fait le tour de la salle je dus me rendre à l’évidence. Bolduc n’était pas là. Peut-être, après tout, qu’on s’était gourés de baraque ?

Je m’approchai des zèbres qui jouaient aux cartes et qui avaient interrompu leur partie pour me regarder faire.

— Tu cherches des escargots, mon pote ? demanda l’un d’eux, avec un de ces accents de Belleville garanti sur facture.

— Je cherche quelqu’un, répondis-je, quelqu’un qui s’appelle Bolduc.

— Bolduc ? dit l’un d’eux, connais pas.

C’était ça. Je m’étais gouré de baraque. Je me tournais déjà vers Bams, planté au milieu de l’allée centrale, trempé, le galure en arrière, les mains dans les poches de sa canadienne, le mégot au coin des lèvres et l’air pas content, oh mais non ! Et tout à coup je me dis qu’après tout Bolduc, ça ne leur disait peut-être pas grand-chose, à ces gars, Bolduc, c’était le surnom qu’on lui avait donné à Pigalle. Ça serait bien étonnant si mon acrobate l’avait fait connaître ici.

Je revins vers la tochombe et m’adressai au gars qui m’avait répondu.

— Faut te dire, ajoutai-je, que Bolduc, c’est pas son vrai blaze. À vrai dire, il s’appelle Bongars.

— Bongars ? répondit l’autre, mais je connais que lui. C’est un manœuvre. Il crèche sur ce pieu, tiens. Mais il est pas encore rentré.

— Et avec ça, dit quelqu’un, j’ai pas l’impression qu’il rentre de la nuit.

— Pourquoi ?

— Je l’ai rencontré tout à l’heure avec un Frizé, baïonnette au canon. Il allait vers la Kommandantur. Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais à cette heure-ci, après le couvre-feu, je n’ai pas l’impression qu’ils vont le relâcher. Il va sûrement passer la nuit là-bas.

— Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver ?

Du coup, les compagnons avaient carrément posé les cartes. Ils étaient tous à s’interroger.

Les exclamations se croisaient.

— Bon Dieu ! dit quelqu’un, pourquoi ne nous as-tu pas dit ça plus tôt ?

— Parce que j’y ai pas pensé, répondit l’autre. C’est quand même pas la première fois qu’un bonhomme passe la nuit à la Kommandantur… C’est pas grave.

— C’est d’autant moins grave, répliquai-je, aussi sec, que notre ami Bolduc est la dernière des salopes et le roi des pédés.

Le silence, tout à coup, pesa sur le groupe et tous me regardèrent.

— Pourquoi que tu dis ça ? C’est pas un mauvais gars, ce type.

— Tu crois ça, répliquai-je. Ben, moi, je vais te dire ce que c’est. Ça fait quelques piges que je le connais. À Pigalle, on l’appelait Bolduc, j’ai jamais su pourquoi, sans doute parce qu’il coule dans les doigts comme une ficelle. Il avait la réputation d’être un donneur, une salope, un mouchard, quoi, un indic. Et je viens de me rendre compte que ce n’était pas une réputation usurpée.

— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

Je racontai ce qui s’était passé au bistrot.

— Si vous ne me croyez pas, ajoutai-je, demandez à mon copain. Il était avec moi. Et c’est Bolduc, qu’on avait invité à boire un verre, qui est allé trouver les boches pour demander du renfort. Je ne sais pas si tu te rends compte de ce que ça peut représenter, que de voir le mec avec qui tu viens de trinquer aller chercher les flics pour te faire emballer, ou flinguer, le cas échéant.

— C’est dégueulasse ! s’écria un gros type qui était adossé à la paroi du baraquement. Un gars qui me ferait ça, je lui enlèverai les tripes.

C’était bien mon avis.

Naturellement, je m’étais bien gardé de raconter aux compagnons que j’avais tiré sur les Chleuhs. Je ne tenais pas du tout à ce que ces types sachent qu’on se trimballait à Leucate avec des pétards prêts à gicler. On ne tomberait pas toujours sur des zigues comme Putz.

C’est à croire, du reste, qu’il y avait un bon Dieu pour nous et qu’il nous avait délégué son ange gardien le plus dégourdi, parce qu’il y a peu de mecs, faut bien le dire, qui auraient eu assez de pot pour passer à travers tous les trucs à travers lesquels on était passés, notamment la fusillade de Lyon, pour ne citer que ça.

— C’est bien ici, dis-je, le baraquement de l’entreprise Bulière ?

— Oui.

— Bon. Alors on va crécher désormais avec vous. Qu’est-ce qu’il y a de disponible, comme pieus ?

Un des ouvriers se leva, fit avec nous le tour de la pièce et nous montra les places qui restaient. Naturellement, c’était loin d’être les meilleures. Tout ce qu’il y avait de bath et d’un peu confortable était déjà occupé.

On finit quand même par récupérer deux couchettes superposées, pas trop loin du poêle, lequel s’éteignait d’ailleurs régulièrement tous les quarts d’heure, car il n’y avait naturellement pas de charbon et les gars étaient obligés de rafler dans la cambrousse tout ce qu’ils trouvaient comme bois. Ce qui fait que ce Moloch consommait aussi bien des tuteurs de vigne et des arbres morts que des montants de porte ou de fenêtre fauchés dans les ruines des villas.

De chaque côté du pageot, il y avait une planche sur laquelle chaque homme pouvait disposer son paquetage. Ça avait un petit air militaire qui ne me disait rien de bon et ça ressemblait beaucoup plus à une baraque pour prisonniers qu’à un camp de travailleurs libres. L’influence allemande se faisait sentir même ici et achevait de vous flanquer le bourdon. Surtout avec l’éclairage maigre de la bougie et le vent qui hurlait dehors. Cela sentait le pain aigre, la graisse rance, la sueur. De temps en temps, la grande voix de la mer parvenait jusqu’à nous.

Bams grimpa sur la couchette la plus haute et je pris celle du dessous. Je m’étendis tout habillé. Brusquement, j’étais éreinté, je ressentais toute la fatigue de cette journée, de ce voyage harassant, de cette bagarre idiote — et de ces émotions. En outre, j’étais abruti par une de ces crises de cafard qui vous prennent sans raison. Je voyais tout en noir. Je détestais cette atmosphère de cantonnement, cette ambiance de parc à bestiaux. Il me semblait que le monde finissait là, qu’il n’y avait plus une seule lumière sur la terre, que tous les endroits où les hommes pouvaient aimer, rire, être heureux, avaient été détruits par un inconcevable cataclysme. Bref, je me trouvais seul au monde, soudain, seul et à poil.

Alors je sortis mon flingue de ma poche et je le posais sous le traversin de paille. Il me semblait ainsi être moins nu. J’avais presque oublié mon copain Bams, à l’étage au-dessus. Et sans doute devait-il être dans le même état d’esprit que moi. C’était peut-être la fatigue, peut-être le cafard, je n’arrivais pas à m’endormir. Pourtant, j’appelais le sommeil avec ardeur. C’est le seul moment dans la vie, où on a des chances d’oublier ses emmerdements. J’aurais voulu plonger dans ce sommeil comme dans un bain tiède.

Les autres, là-bas, battaient toujours leur belote. Fallait vraiment que ça leur tienne à cœur. Surtout lorsqu’on songeait que le lendemain, à la première heure, faudrait qu’ils reprennent la pelle et la pioche. Pour ma part, ça ne me tracassait pas trop. J’avais l’intention bien arrêtée d’en foutre le moins possible. Personne, jusqu’à présent, n’avait réussi à me faire gratter normalement, c’étaient pas les Chleuhs qui allaient commencer.

De fil en aiguille, j’étais quand même arrivé au bord du sommeil lorsque la porte s’ouvrit si brutalement que je crus qu’elle était poussée par le vent. La rafale, en s’engouffrant, faillit éteindre la chandelle.

Bolduc entra. Il était suivi de deux troufions en armes. Il fit lentement le tour de la carrée et s’arrêta devant nos couchettes.

— C’est ces deux-là, dit-il en nous désignant, Bams et moi.

CHAPITRE 8

Ah Nom de Dieu ! Je sautai du plumard comme si j’y avais rencontré un nid de vipères.

— Hé, dis-je à Bams, vise un peu ce qui nous arrive !

— Je le vois, répondit la voix rauque de mon copain.

— Vous, descendre, ordonna un des Chleuhs, en désignant le sol.

— Je me doute bien que vous n’êtes pas venus prendre le thé, face de rat ! Qu’est-ce que ce turbin ? Qu’est-ce qu’on a encore fait ?

Nicht compris, dit le boche.

— Heureusement, andouille !

— Ce sont eux, je vous dis, répéta Bolduc, d’une voix tremblante.

Je m’aperçus alors qu’il grelottait comme un voleur pris sur le fait.

Naturellement, je me doutais bien de ce que nous voulaient ces acrobates. Cette tante de Bolduc nous avait balancés et l’officier avait envoyé deux hommes pour nous emballer, estimant que c’était bien suffisant et que la seule vue du saint uniforme allemand était le commencement de la sagesse. En quoi il se trompait fort. Depuis le temps que j’avais des démêlés avec ces crétins, ils commençaient à ne plus m’impressionner du tout. D’ailleurs, j’avais trouvé une bonne méthode. Lorsqu’on a peur d’un type déguisé, il suffit de s’imaginer le même bonhomme en civil, debout devant un zinc quelconque, et on comprend tout de suite qu’on le vaut bien et que, pour ce qui est de la bastonnade, il n’est pas si effrayant.

Si ces deux zouaves n’avaient pas eu derrière eux toute la compagnie campée dans le bled, je me serais fait un plaisir de leur montrer que je me foutais d’eux comme de ma première cigarette. Malheureusement, on était entourés de barbelés et de champs de mines et ce n’était pas le moment, sur le coup de minuit, d’aller cueillir des fleurs dans les environs.

— C’est bien ce que je pensais, dis-je tranquillement à Bolduc en le regardant dans le blanc des yeux, tu es un « mouton », pas autre chose, un sale petit mouton vérolé. Je savais que tu ne valais pas cher. Avant la guerre déjà, tu en croquais à la Préfecture. Tout le monde le savait, heureusement, de Pigalle à Barbès, ce qui fait que tu n’étais dangereux que pour les caves et les demi-sel. Mais que tu sois passé au rang d’espion allemand, je l’aurais quand même pas cru. D’autant plus, larbin, qu’ils ont pas l’air de te payer bien cher, les maîtres. Faut que tu grattes toute la journée, t’es mal fringué, et quand tu veux te taper un gueuleton ailleurs qu’à la cantine faut que ce soient les gars que tu vas balancer qui te l’offrent. Tiens, tu me fais mal.

Je haussai les épaules, attrapai le paquet de pipes que j’avais heureusement posé au bord du lit, parce que je suppose que les soldats ne m’auraient pas permis de mettre les mains dans mes poches, et j’en allumai une.

— Je m’en fous, répondit Bolduc, je neveux pas me faire fusiller pour vos conneries, moi. Je vous avais dit de vous tenir peinards.

Bams sauta lourdement sur le sol et tomba devant Bolduc. Il leva son poing fermé.

— Je ne sais pas ce qui me retient, grinça-t-il, les dents serrées.

Il était blême de rage. Il en tremblait et je savais que c’était pas de trouille mais d’indignation. L’autre fit un pas en arrière et leva le coude pour se protéger, d’un geste enfantin.

— Mais j’ai jamais vu une salope pareille ! cria le Catalan.

Kome, kome ! dit un des Chleuhs, en s’interposant.

Les joueurs de belote, qui semblaient plus courageux que les Lyonnais de l’entreprise voisine, avaient abandonné leurs cartes et s’étaient approchés.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda l’un d’eux.

— C’est cette ordure qui nous a donnés aux Frizés parce qu’on a eu une bagarre, au bistrot, avec deux d’entre eux.

— Ben merde, alors ! fit un type, ébahi. Tu parles d’un fumier !

— Je veux sauver ma peau ! cria Bolduc.

— T’en prends pas le chemin, parce que si jamais je sors de là je te jure une bonne chose : je t’aplatis comme une mouche, t’entends ? Je te transforme en hachis et je te fais bouffer par un klebs.

— Cause toujours, ricana le mec qui commençait malgré tout à reprendre du poil de la bête, sentant que les Allemands le protégeaient, tu n’es pas encore sorti de l’auberge.

De ce coup, la protection allemande ne joua plus. Le poing de Bams partit tout seul et Bolduc alla s’écrouler contre une couchette. Les deux vert-de-gris ne bronchèrent pas le moins du monde. Après tout, ils s’en foutaient. On ne les avait pas chargés d’être les gardes du corps de ce type et les Français pouvaient bien laver leur linge sale entre eux. Peut-être aussi que cette mentalité de mouchard peureux les dégoûtait également, après tout.

Y a des hommes partout.

Bolduc resta un instant assis contre le montant. Il n’osait plus se relever. Le sang pissait de son nez comme d’une fontaine Wallace. Il avait le regard égaré du type qui voit venir sa mort.

— Rassure-toi, lui dit Bams, pour cette fois tu t’en tires, parce que les autres cocos sont là, mais tu ne feras pas de vieux os, c’est moi qui te le dis. Peut-être que ce n’est pas nous oui réussirons à te liquider, mais tu y passeras quand même, fais-moi confiance. Un jour, tu tomberas sur un os. Et puis ils ne seront pas toujours là, les doryphores. Et ce jour-là, quelqu’un te farcira tellement le ventre de plomb que si on te jette à l’eau tu couleras comme une pierre.

— J’avais raison de me méfier de ce type, dis-je. J’aurais dû être plus prudent.

— On ne pouvait pas faire autrement, dit Bams, en mettant ses chaussures. On ne pouvait pas laisser cette frangine aux mains de ces brutes. Faut avoir la mentalité pourrie de ce Bolduc de mes fesses pour ne pas l’avoir pigé.

Les ouvriers regardaient le mouchard se relever difficilement. Pas une main ne se tendit vers lui et tous les regards luisaient de haine et de mépris.

Sauf erreur, on ne tarderait pas à être vengés. Ce salaud ferait bien de garer sa viande et de ne plus mettre les pieds dans cette baraque. C’était plus, pour lui, un endroit à fréquenter. Il y avait des chances, s’il y revenait, qu’il encaisse la raclée la plus sensationnelle de sa vie.

Kome ! répéta le boche.

— Oui, mon joli, tout de suite. Mais laisse-moi le temps de m’habiller.

Ce que je voulais, c’était atteindre ma canadienne et, en la passant, essayer de glisser mon soufflant dans la poche. Bien sûr, c’était salement risqué, mais fallait que je le tente. Je n’aime pas être désarmé. J’ai l’impression d’être à poil.

De toute manière, on était frits, Bams et moi. Notre vie tenait dans le court espace de temps et de lieu qui séparait le baraquement de la Kommandantur. Là résidaient nos derniers espoirs et notre seul sursis.

Parce que, naturellement, il y avait peu de chances de tomber une deuxième fois sur un Alsacien. L’officier devant qui on allait comparaître serait sans doute un de ces Prussiens sectaires et cocardiers dont on ne peut rien tirer. Le fait d’avoir eu un différend avec des soldats qui ne s’étaient pas plaints et qui s’en étaient bien gardés, au contraire, ne constituait pas un grave élément de condamnation.

Mais ce qui les chatouillait, c’était le fait qu’un type se balade dans leur enceinte avec un pétard. Ça, ils ne le digéreraient pas, et je dois reconnaître qu’à leur place je ne l’aurais peut-être pas digéré non plus.

Plus j’y réfléchissais, plus je sentais que la colère me gonflait. Fallait quand même que cette salope de Bolduc soit le dernier des emmanchés ! J’avais réussi à sauver la mise, j’avais eu le pot incroyable de tirer mon épingle du jeu et voilà que, par la faute de cette tante, je retombais dans les pattes des Chleuhs. De quoi diable était-il allé se mêler ? Il avait eu peur de se faire fusiller, l’arsouille, et, pour se tirer de ce mauvais pas, il n’avait rien trouvé de mieux que d’aller raconter ce qu’il savait au bureau de la Place. Comme s’il n’avait pas pu se tailler discrètement, s’il avait la frousse, comme avaient fait les autres !

Je jetai ma canadienne sur le traversin de paille, fouillai les poches comme si je cherchais mon tabac et réussis à faire glisser mon Luger dans une des fouilles.

Puis j’enfilai le vêtement.

Les boches ne s’étaient aperçus de rien. Sans doute personne n’avait-il pris le soin de les informer que l’un d’entre nous, au moins, était armé. Ça devait se passer dans cette armée comme dans toutes les armées du monde : on prend deux types, on leur dit « allez là, faites ça », sans leur fournir la moindre explication. Et après, on s’étonne que les mecs n’aient pas d’initiative ! Quelle initiative peut avoir un homme qui ne sait pas où il va, ni ce qu’il fait, ni dans quel but, ni pourquoi. Il a bien trop peur de se tromper et de faire un truc diamétralement opposé à ses propres intérêts. Et, alors, parlez-moi du ramdam chez la crémière lorsqu’un gars de trop bonne volonté a fait une gaffe. C’est pas ce qu’on lui demande, la bonne volonté, c’est l’obéissance. C’est d’être un robot, une machine à se faire casser la gueule. Pour le reste, on s’en fout.

Conclusion : ça aurait été dans un autre endroit, je flinguais mes deux boches et Bolduc par-dessus le marché, avec la tranquillité des consciences pures, et je jouais la fille de l’air, sans me faire trop de bile. Ce qui m’arrêtait, c’est que c’eût été un véritable suicide, car avec leurs foutus champs de mines et leurs chevaux de frise, il n’y avait pas plus moyen de nuit que de jour de fiche le camp d’ici. Ç’aurait été aussi malin de dessouder un gars quelconque et d’attendre tranquillement, assis sur le cadavre, que les poulets viennent vous ramasser !

Bolduc avait fini par se relever et marchait vers la porte. Lorsqu’on sortit, avec les deux Fritz dans le dos, il s’écarta vivement. Sans doute qu’il ne tenait pas à recevoir un autre marron en pleine poire. Puis il nous suivit, exactement derrière les Chleuhs.

Dehors, le vent bousculait toujours le paysage qui, pour l’instant, se découpait en masses sombres sur le ciel noir. On avait l’impression que cette nuit ne finirait jamais, qu’on était embringués dans le cirage pour des siècles d’affilée, sans parler de cet écœurement de se voir arrêtés par des gonzes qui n’avaient rien à foutre ici et de penser que son propre gouvernement n’était même pas capable de vous défendre et de vous tirer de là. Il aurait plutôt été prêt à vous enfoncer, le gouvernement.

Bams marchait à côté de moi, la tête basse, les mains aux poches.

— On va pas se laisser avoir comme des puceaux ? grommela-t-il soudain, à mi-voix.

— Qu’est-ce que tu veux qu’on foute ? Tout est bouclé, c’est comme en taule.

— Cette fois, on ne tombera pas sur ton copain Putz.

— Je ne crois pas. J’ai pas voulu en parler parce que j’avais peur que l’autre pédale le balance aussi.

— T’as bien fait. Mais je propose de tenter quelque chose. Tu as pris ton feu ?

— Oui. Si je ne trouve pas une combine pour mettre les voiles, je le balancerai avant d’arriver à la Place. Je l’ai emporté, car on ne sait jamais.

— Il faut mettre les voiles. Tu ne t’imagines pas que ces types vont nous décorer, des fois ? Et, pour peu qu’ils s’aperçoivent de notre véritable activité et des chefs-d’œuvre qui nous sont dus, on est archi-bons. Je vois déjà mon nom gravé en lettres d’or sur le monument aux morts de mon bled.

— Tu penses qu’on peut passer au travers ?

— Il faut essayer. Qu’est-ce qu’on risque ? De toute façon, on a droit à la giclée de plomb.

— Essayons.

Ça tombait bien, on était juste dans un virage. Le chemin était encaissé entre des maisons qui tenaient encore debout. De gros buissons au feuillage argenté les entouraient. Une odeur subtile de romarin montait de la nuit. Dans notre dos résonnait toujours le bruit sourd des bottes ennemies. Ils étaient tellement peinards, ces pauvres types, qu’ils avaient remis l’arme à la bretelle, sans toutefois en enlever la baïonnette.

— Suis bien mon mouvement, dis-je à Bams. Je me charge de celui qui est pile dans mon dos. Charge-toi de l’autre.

— D’accord.

Mon pote glissa la main dans sa poche. Puis il la retira à demi de manière que le flingue sorte tout seul, comme par enchantement.

— Fais pas l’andouille avec ce truc, dis-je, range ton artillerie. C’est pas la peine d’ameuter à nouveau tout le patelin. Il faut les faire aux pattes, en souplesse. Comme ça, tiens !

J’étais tout ce qu’il y a de plus calme, tellement que ça m’étonnait moi-même.

Je me tournai carrément vers le Chleuh et lui fis face. Toute la troupe s’arrêta, même Bolduc qui vint heurter le dos du boche.

Haben sie Feuer ? demandai-je, en montrant mon mégot.

Ia, répondit l’autre. Il se fouilla pour me donner du feu, battit le briquet, me tendit la flamme.

Je me penchai pour approcher ma cigarette et, tandis que j’aspirais la fumée, ébloui par cette lueur dans cette nuit d’encre, je lançai mon poing en avant, de toutes mes forces.

Le pauvre diable reçut, en même temps, cette terrible châtaigne au creux de l’estomac et un coup de genou dans une partie de son corps à laquelle, comme tous les hommes, il tenait sans doute particulièrement. Un truc terrible, à tuer son bonhomme. Le mec poussa un gémissement et alla au tapis, plié comme un double-mètre, sans plus se soucier de son flingue que de son briquet, qui était tombé et s’était éteint, dans la chute.

Comme un éclair, je vis Bams sauter sur l’autre type et lu balancer son poing en pleine figure, à hauteur des yeux, histoire, s’il ne parvenait pas à l’assommer, de l’aveugler du moins un bon coup.

— Barre-toi, hurlai-je.

Je fis un saut en arrière et m’élançai dans le noir, à toute pompe. Je n’y voyais plus que dalle. J’avais l’impression de galoper dans le néant. Chacun pour soi. J’espérais que Bams avait réussi, lui aussi, à s’en tirer. Il me semblait que j’avais une meute de démons sur les talons et que je ne courais pas assez vite. Pourtant je devais drôlement pédaler.

Brusquement, il y eut, derrière moi, un coup de feu, puis un deuxième, suivis d’un hurlement.

CHAPITRE 9

Le hurlement me glaça les tripes mais ne me coupa pas les jambes, au contraire. Je me mis à cavaler de plus belle. Peu à peu, mes yeux s’habituaient à l’obscurité mais ça n’arrangeait pas tellement les choses, tout était plongé dans un tel cirage qu’on ne voyait même pas ses pieds.

Je fonçais devant moi, au hasard, sans savoir seulement où j’allais. J’entendais dans mon dos le bruit d’une galopade et cela ne me rassurait pas du tout. J’étais persuadé que Bams s’était fait mettre en l’air. Le boche avait dû avoir le temps de saisir son Mauser et d’envoyer deux bastos dans la nature. Le boche de Bams, bien entendu, parce que le mien était hors de service pour quelque temps, de la manière dont je l’avais assommé, tant du point de vue militaire qu’amoureux. En voilà au moins un qui n’aurait pas tout de suite l’occasion, ni le goût, de baiser les petites Françaises.

Quelque chose quand même m’étonnait. Si c’était un Chleuh qui me trottait derrière, après ce qui s’était passé et étant donné qu’ils n’hésitaient pas outre mesure à tirer, il y avait un moment qu’il aurait dû me flinguer.

Mais ma tête était vide. Je n’essayais pas de raisonner, toute ma vitalité s’était réfugiée dans mes jambes. J’étais un trotteur, je ne vivais plus que pour cela et par cela. Avec une immense frousse par-dessus le marché et la sensation très nette que, tout à coup, il y aurait un éclair et que je recevrais la balle entre les deux épaules.

Je me rendis compte soudain qu’apparemment, si je courais comme ça toujours tout droit, je finirais par arriver précisément à l’endroit où les autres voulaient me conduire, c’est-à-dire à la Kommandantur ; j’en suivais le chemin.

Il y avait justement une allée à droite. Je fonçai dedans, sans trop savoir où elle me mènerait, je ne connaissais rien du bled. Le seul truc que je savais, c’était que les boches habitaient les villas à flanc de falaise et que je ne me dirigeais plus carrément vers eux.

Je ne me faisais aucune illusion. Le premier Chleuh que je rencontrerais me volerait dans les plumes sans préavis. Il y avait vraiment eu beaucoup trop de coups de feu, cette nuit. Et un civil français qui se trotte à toute berzingue dans le noir, après un tel feu d’artifice, c’est qu’il y a un vice.

Donc, fallait à tout prix éviter la meute qui devait être salement en effervescence. J’espérais que ce sentier me mènerait quelque part où je pourrais me planquer en attendant.

Et brusquement je me trouvai nez à nez avec une charmante petite fontaine, au milieu d’une tonnelle tout entourée de plantes odorantes. Au-dessus d’elle, des pins étendaient leurs panaches. Malheureusement, derrière la fontaine, il y avait un mur et pas moyen d’aller plus loin. Il aurait fallu être un lézard pour grimper sur ce truc-là qui faisait bien trois mètres. Manque de pot, derrière moi ça cavalait toujours.

Je sortis mon feu, d’un geste sec, et je fis face, le bras tendu dans le noir. Le premier mec qui paraîtrait à la porte de la tonnelle prendrait une dragée en pleine poire. J’avais pas peur pour ça, je sais me servir d’un soufflant et je ne rate pas souvent mon homme, plus d’un s’en est aperçu — trop tard pour lui, malheureusement.

Une ombre déboucha à la vitesse d’un taureau en train de charger. Je levai mon Luger et visai la tête.

— Fais pas le con, Maurice ! dit la voix rauque de Bams, c’est moi.

Je laissai retomber mon pétard et je me mis à rire, d’un rire de dément, aux éclats, comme si on venait de m’en raconter une bien bonne. Ça devait être la réaction nerveuse, et aussi la joie de retrouver mon pote vivant.

— T’as fini de te marrer ? demanda-t-il, les sourcils froncés. Je ne vois pas ce que tout ça peut avoir de rigolo, tu dois te rendre compte que nous sommes dans un foutu pastis.

— T’es pas mort ? demandai-je.

— Tu le vois bien. Mais je reviens de loin. Barrons-nous d’ici d’abord, je t’expliquerai ensuite. On peut pas rester là toute la nuit.

Ma parole, si ça n’avait pas été le danger, je serais volontiers resté là, au contraire. C’était un coin charmant, plein d’odeurs douces, avec le chuchotement continuel de la fontaine. Cela faisait un coin de fraîcheur et d’intimité. L’été, au temps de la paix, ça devait être gentil tout plein. Je me voyais très bien passer mes vacances dans ce coin, avec une belle fille — ça y était, je ne pouvais pas penser à ça sans associer Hermine à ces projets —, venir ici puiser de l’eau fraîche et, en plein midi, lorsque le soleil tapait comme un sourd, déguster tranquillement le pastis dans cette ombre parfumée.

Maintenant, il y avait des pièces d’artillerie de marine autour de l’étang, cette bande de cocus avait ravagé le bled et sur la falaise poussait une ville-champignon, une ville de bois et de toile, avec des caves, des trous d’hommes cimentés, le tout couronné des énormes oreilles des radars.

— Où va-t-on aller ? demandai-je. J’ai l’impression qu’on est vraiment mal partis. Si cette fois on réussit à passer au travers, on aura de la veine.

— Pourquoi ? reprit Bams. On est passés au travers de trucs bien plus dangereux, quand ça ne serait que le peloton d’exécution… Ici, du moins, on est libres. Tant qu’on est libres, il y a de l’espoir. C’est quand on est bouclés que c’est grave. De plus, on a cette chance que je connais bien le bled.

Il n’avait pas fini de parler qu’une sonnerie de clairon éclata dans la nuit, grave, prolongée.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? sursautai-je.

J’avais jamais entendu un truc pareil. Tout à coup le clairon s’arrêta et reprit, mais avec des notes différentes.

— Ça, répondit Bams, tranquillement, c’est l’alerte, suivie du rassemblement. Ils font donner la garde. Ça va être drôlement complicaresque pour se tirer de là, mon pote.

— On va tout de même pas se laisser avoir comme des enfants de chœur.

— Non, dit Bams. Et on se défendra. Mais faut faire fissa. Dans cinq minutes, t’auras toute la meute sur les reins. Ils ont réveillé la compagnie entière. J’y comprends rien. L’un des troufions, tu l’as complètement siphonné, et moi, le mien, il est mort. C’est pourtant pas un de ces types qui est allé porter le pet à la Place. Alors ?

— J’ai compris, moi. C’est le nommé Bolduc qui a dû se charger du travail.

— Bolduc ? Tu crois ?

— Il y a des chances. T’as entendu ce qu’il disait. Il ne veut pas être fusillé. Il l’a assez répété. Alors, la deuxième fois, il a dû avoir encore plus la trouille et il est certainement allé raconter ses malheurs aux Chleuhs.

Tout en parlant à voix basse, nous suivions précautionneusement le chemin de terre qui emportait nos paroles et les étouffait. C’était bien le diable si quelqu’un pouvait, non seulement piger ce que nous disions, mais même nous entendre.

Bams serra les poings.

— Ce mec-là, dit-il, est encore plus sordide que je ne pensais. Mais je te jure bien que si je sors vivant de cette histoire je le retrouverai, même si je dois passer dix ans à cavaler derrière. J’en ferai du… Vingt-deux !

En prononçant ces paroles, il se jeta à plat ventre derrière un buisson de ces plantes semi-grasses que les paysans appellent ars. J’aperçus, à temps, un groupe de Chleuhs qui passait de l’autre côté du chemin. Je plongeai à mon tour et me retrouvai à côté de mon pote, le nez dans le buisson, et pas content du tout parce que cet arbuste ça pue, je vous dis que ça.

Ras content et pas rassuré, je me demandais si les types nous avaient entendus. C’était bien improbable parce que, non seulement le vent avait complètement effacé notre murmure, mais encore ils faisaient tellement de boucan, avec leurs bottes, qu’ils n’auraient pas entendu un char qui leur aurait trotté dans le dos.

Maintenant, bien sûr, la seule chose qu’on pouvait demander, c’est qu’ils passent tranquillement leur chemin et nous foutent la paix. Ils devaient être en train de patrouiller, mais nous, on était bien planqués, et tant qu’il ne leur prendrait pas l’envie de passer dans notre coin on était tranquilles.

Ils s’éloignèrent, en effet, sans histoire.

— Le seul endroit où ils ne viendront sans doute pas nous chercher, c’est la plage, dit mon copain. D’autre part, si on y arrive, nous aurons peut-être des chances supplémentaires de nous en sortir ; on peut la suivre jusqu’à la falaise. Ce sera certainement duraille pour passer sur les rochers, car c’est un amas apocalyptique, sans cesse battu par la mer, mais c’est le seul chemin. Là, il n’y a pas de mines, ni de sentinelles.

— Comme tu veux, répondis-je. Si tu me demandais de te conduire à Pigalle, ça boumerait, je connais le coin comme ma poche, mais ici, où c’est la première fois que je fous les pieds, je n’ai pas eu seulement le temps de faire un tour dans le patelin. Je te laisse la direction des opérations.

Toujours couchés, on attendit que les troufions se soient assez éloignés puis on se releva pour reprendre la route, droit à la mer. On n’y voyait que dalle. Seule luisait un peu dans la nuit la tache claire du sable. Au-delà, c’était un abîme noir. C’est à peine si le grondement immense de la mer et, à espaces réguliers, l’écrasement de la vague, étaient perceptibles.

— Une fois dépassée l’agglomération, dit Bams, nous sommes sauvés. Les boches ne viennent jamais de ce côté. Ils n’ont rien à y foutre. Mais faut suivre toujours le bord de l’eau.

— C’est difficile d’en être plus près, dis-je. Une vague, en effet, avait eu le temps de me rattraper et maintenant mes godasses étaient pleines d’une eau glacée à laquelle se mêlait le sable impalpable. Ma parole, j’en arrivais à boiter, et ça contribuait à retarder notre marche.

— Où allons-nous comme ça ? demandai-je.

— À La Franqui. C’est une autre plage, de l’autre côté de ce tas de cailloux. Là, on n’est pas connus. Demain matin, on fera semblant d’arriver par le train. Comme ce ne sont pas les mêmes armes qui sont cantonnées là, les types ne se connaissent pas et, avec un peu de chance, on peut passer inaperçus.

— C’est loin ?

— Il y a bien trois kilomètres d’acrobaties à faire dans les roches, et des fois dans la baille.

— Ça promet de la joie.

On marchait côte à côte, le plus rapidement possible, bousculés par le vent, mitraillés par le sable, trempés par la pluie qui commençait à se mettre de la partie, elle aussi, comme si ça ne suffisait, pas les emmerdements terrestres, et qu’il soit indispensable qu’on ait aussi les emmerdements du ciel.

Tout à coup, je levai la tête, par le plus grand des hasards, et je le vis. Il était debout devant nous, dans sa capote, les jambes écartées, le flingue sur l’épaule, debout dans le vent et la clameur de la mer, immobile, comme la statue du malheur.

Et il barrait la seule route qu’il nous restait. La route de la vie.

Cette fois, plus d’histoire, fallait entrer dans le baroud. Du reste, au point où on en était !

CHAPITRE 10

Je me laissai tomber à genoux dans le sable de manière que ma silhouette soit invisible. La confuse clarté du ciel nous avait permis de repérer le type. Il se découpait là-dessus en ombre chinoise. Il était immobile, pesant, carré, et, dans l’obscurité, donnait une impression de force herculéenne. Son flingue agrémenté de la baïonnette le prolongeait comme une antenne, et son casque rond lui conférait un aspect monstrueux. On pensait en le regardant à un Martien ou à quelque phénomène d’une autre planète.

Bams, lui aussi, s’était accroupi. Je me demandais sérieusement ce qu’on allait faire. Cet animal nous coupait carrément la route, la seule route que nous puissions emprunter pour nous tailler de ce traquenard, et, manque de pot, celui-là, on ne pouvait même pas le fusiller. Les coups de pétard s’entendraient dans tout le patelin et ameuteraient les Chleuhs qui patrouillaient à notre recherche. Et alors ce serait fini, car on aurait grillé notre dernière chance.

C’était à Bams de jouer. Je l’avais déjà vu travailler, pendant la guerre, je savais comment il se débarrassait des sentinelles, quand on partait en patrouille, là-bas, vers l’Est, dans la nuit blanche de neige.

Des fois, on avait fait ce boulot par moins vingt, dans les bois givrés où les branches craquaient comme des coups de pistolet, les yeux écarquillés, cherchant le boche planqué quelque part devant, flairant l’embuscade, essayant d’éviter les mines. Et tout ça, avec une immense frousse dans les tripes, l’atroce impression de se balader dans un décor truqué où on ne pouvait recevoir que des châtaignes. Et il y avait des mecs qui appelaient ça la drôle de guerre ! Ça se voit qu’ils n’y étaient pas.

Bams, lui, dans les commandos, il avait le rôle très spécial, un rôle affreux, qui ne lui coupait d’ailleurs pas l’appétit, ne l’empêchait pas de boire ni de se marrer comme les copains.

Je poussai mon coude dans les côtes de mon pote. Il se tourna vers moi et me regarda. À l’endroit de ses yeux, je voyais deux trous sombres, comme dans une tête de mort. Le vent secouait sa chevelure courte.

Je passai lentement ma main sur mon mollet, d’une manière significative. Bams hocha la tête. Il avait compris. Tout à coup, il se redressa d’un bond. Quelque chose luisait dans sa main, d’un éclat mat. Une demi-seconde, il resta debout près de moi, ramassé, les bras écartés. Soudain, il se rua en avant et sauta sur les épaules de la sentinelle, comme un chat. Parole ! ce gars-là se souvenait de ce qu’il avait appris au baroud et il était en pleine forme, par-dessus le marché.

Seulement le boche était costaud. Bien sûr, l’attaque silencieuse et brutale, dans ce coin désert, l’avait surpris, et de ce fait ses défenses étaient réduites, mais il tenait vachement le coup. J’avais suffisamment assisté à des histoires de cet ordre pour savoir qu’en principe le type qui reçoit brutalement un gars sur les épaules va au sol du premier coup.

Or le Chleuh était toujours debout et je commençais à me faire de la mousse. Je me relevai à mon tour et m’approchai. Il me semblait que cette affaire était anormalement longue.

C’est alors que je pus voir toute la scène. Bams avait passé son bras gauche sous le menton du boche, lui coupant la respiration. Le soldat, les mains agrippées à ce bras qui l’étouffait, essayait vainement de se libérer, remuait les épaules en grognant, comme un taureau sous les banderilles.

Et soudain, le bras droit de Bams prolongé par cet éclair d’acier se tendit puis se replia. Le grognement se fit plus rauque. Le Fritz se tourna vers moi. Par-dessus son épaule je voyais le visage de Bams crispé par l’effort, avec un sourire sardonique abominable, un rictus qui contenait toute la haine, toute la peur et toute la rage. Ça avait quelque chose de diabolique, cet homme accroché aux épaules d’un autre, tandis qu’en appuyant sur le couteau, de toutes ses forces, il lui tranchait la gorge, lentement, implacablement, d’une oreille à l’autre.

Le Chleuh, avec cette lame dans le gosier, c’était fatal qu’il ne pouvait guère l’ouvrir. Pour ce qui était d’appeler à l’aide, faudrait repasser. Il commençait même à tituber.

Bams, brusquement, le lâcha et d’une secousse arracha le surin. Un flot de sang gicla de la carotide sectionnée. Le boche était toujours debout, face à nous, il nous regardait avec des yeux exorbités, le visage égaré d’horreur, d’épouvante et aussi d’étonnement. J’ai jamais vu un type avec une expression plus abominable. Il ne comprenait encore rien à ce qui lui arrivait.

Le fait est que se balader tranquillement dans la nuit, dans le secteur le plus calme de toute la guerre, puisque l’ennemi était à plus de deux mille kilomètres de là, en attendant que le copain vienne vous relever et se faire saigner comme un porc par deux civils qu’on n’a jamais tant vus, il y a de quoi l’avoir sec.

Bams recula de trois pas, la lame sanglante toujours dans la main, prêt, si ça ne suffisait pas, à achever l’homme. Mais ce fils d’Hitler fit, lui aussi, trois pas en arrière, les mains nouées autour de la gorge d’où le sang pissait. Puis il tomba en avant, roula sur lui-même. Une tache sombre commença à s’élargir sur le sable sec.

Bams se rapprocha de lui et, comme il l’avait fait à Lyon, il essuya tranquillement la lame à la capote du macchabée, referma le couteau, le remit dans sa poche et revint vers moi en souriant, aussi tranquille que s’il venait de tuer un lapin.

— Si tu veux me croire, dis-je, faut se grouiller. Je ne sais pas à quelle heure ils vont relever les sentinelles. Jusqu’à ce moment-là on est tranquilles, mais lorsqu’ils auront trouvé ton égorgé, ça va chauffer.

— Ça chauffe déjà, dit Bams tranquillement. J’en ai mis un en l’air tout à l’heure à coups de pétard. C’est ce que tu as entendu.

— Hé ben ! fis-je, tu as le coup pour faire des gaffes, toi. Comment qu’on va se débrouiller, maintenant ? Cette falaise va devenir un enfer. Il y a d’abord eu la bagarre dans le bar, les coups de soufflant, la frottée qu’on a mise aux deux soldats venus nous arrêter, l’inévitable exécution de celui-ci. Mais que tu fasses cavalier seul et que tu soignes d’autres mecs sans nécessité, c’est pas de jeu. Ils vont s’imaginer avoir affaire à une véritable organisation de tueurs. Ils vont tout remuer. Et maintenant, je te le dis, pour faire du renseignement dans ce coin, c’est macache.

On marchait rapidement dans le sable mouillé, le long de la côte en contrebas. C’était plus facile pour aller vite que dans le sable sec où on enfonçait. Là, c’était plus solide, partant moins fatiguant. Il fallait ménager nos forces. J’avoue que je commençais à être crevé et j’en avais marre de ce boulot. Quelle journée, bon, Dieu ! Fallait vraiment qu’on soit marqués comme Caïn, nous aussi, pour être obligés de cavaler toute la nuit.

Surtout qu’on partait au hasard. Au hasard de la balle mieux envoyée que les autres, de la rencontre avec une patrouille, du faux pas sur le rocher glissant et de la chute dans les vagues qui fonçaient sur la falaise avec des chocs sourds, comme sur un butoir. Si on dégringolait là-dedans, on était bons, faits comme des rats, destinés à engraisser les crabes et les crevettes.

Car maintenant nous étions arrivés à la barrière rocheuse qui séparait les deux plages sur des kilomètres. Je m’écorchais les mains aux coquillages incrustés dans le calcaire. De temps en temps, je glissais et je me tordais les pieds dans quelque anfractuosité. C’était un boulot de bagnard. On aurait condamné à ça les mecs de Centrale ils se seraient révoltés. Ils auraient encore préféré la salle de discipline.

— On arrive bientôt ? demandai-je.

— Tu as le temps ! On n’a pas fait le tiers de la route et on est encore dans le passage le meilleur.

— Le meilleur ? m’écriai-je. Hé ben, Bon Dieu, j’arriverai jamais vivant.

— On voit que t’es un homme de la ville, répondit sentencieusement Bams. Moi, je suis un montagnard. Qu’est-ce que j’ai pu faire comme balades dans les Pyrénées, avant la guerre ! Et c’était bien pire que ça.

— Oui, mais c’était en plein jour.

— Possible. N’empêche qu’ici c’est une vraie rigolade.

On finit quand même par arriver dans un coin, sous la falaise, une anse abritée non seulement du vent mais des regards indiscrets. C’était un abri sous roche tapissé de plantes grasses. Cela avait à la fois un air sauvage et doux. Ici, on pouvait au moins se reposer quelques instants, le temps d’en griller une.

— Qu’est-ce que j’ai pu faire dans ce coin comme parties de jambes en l’air ! dit Bams. Je les amenais toutes ici. C’était d’autant plus rare que je sois dérangé que, l’été, il y a un rideau de hautes herbes devant et que tu entends le moindre bruit insolite. Tu peux voir et entendre alors qu’en ce qui te concerne les autres sont aveugles et sourdingues.

— Ça vaut quand même pas une chambre d’hôtel à Pigalle.

— On dit ça, répliqua mon pote en hochant la tête, mais ici t’es au grand air, tu as le parfum iodé de l’eau, l’odeur chaude des romarins et des lavandes, et puis ça ne te coûte pas un rond. Il me semble que j’oserais jamais amener une jeune fille, je veux dire une pucelle, dans une chambre d’hôtel.

— Oui, mais d’ici tu sors poussiéreux et meurtri.

Il avait suffi que je parle de Pigalle. Dans ce noir absolu où l’on n’entendait que la mer et les hurlements diaboliques du vent, sur cet écran noir que j’avais devant les yeux, une image venait de se dessiner. Un coin du boulevard de Clichy, entre Pigalle et Blanche, les arbres maigres, les taxis, l’odeur d’essence, le parfum de limonade des bistrots. C’était l’été, et pas n’importe quel été, l’été trente-neuf où vivre était d’autant meilleur qu’on sentait venir la rafale. Quel temps, Bon Dieu ! Un air chaud, brûlant. L’asphalte fondait, la rue sentait le naphte, le ciel était éclatant et on marchait allègrement dans cette odeur de vie, dans ces parfums de femmes et d’apéritifs. Le dimanche, je partais avec ma poupée. On allait danser sous les ombrages immenses de Robinson, ou bien on poussait jusqu’à l’Isle-Adam. Quand on avait trop fait la grasse matinée, on se contentait de Suresnes ou de Villiers-sur-Marne. Et si on avait passé l’après-midi à faire l’amour, on prenait simplement le métro jusqu’à la Porte Dorée et on allait se taper l’apéro dans l’île du bois de Vincennes. On était bien un peu fauchés, on roulait pas sur l’or, oh non ! mais on avait vingt ans, on s’aimait, on avait des forces neuves et on ne croyait pas à la guerre, parce que, vraiment, ça nous paraissait trop con.

— On y va ? dit Bams.

Ça me réveilla de mon rêve. Et voilà. Maintenant, on était en plein dans le bouillon. Ma gosse était morte et moi, au point où j’en étais, je ne valais guère mieux. Quand je pensais aux guinguettes de la Marne et que je me voyais, maintenant, accroché à ces rochers battus par les vents et les embruns, bougrement occupé à me barrer pour sauver ma maigre paillasse, ça me paraissait pas vrai. Non pas que je sois là, mais les guinguettes. Ce qui prouve qu’on s’était tellement adaptés à cette saloperie de guerre qu’on trouvait ça tout naturel. Y avait des moments, bien sûr, comme tout à l’heure, où le goût du bonheur vous revenait brusquement dans la bouche en même temps que le goût de l’été. On retrouvait alors un sourire oublié de femme, la saveur d’un baiser ou le grincement d’un manège de fête foraine.

Ici, le vent se ruait à l’assaut de la falaise, peignait la mer à rebrousse-poil, hurlait sa chanson maudite, et, pour couronner, voilà que la flotte se remit à tomber.

Je venais d’escalader un nouveau bloc et de me laisser glisser dans une crevasse que la dernière tempête avait à moitié remplie d’eau, ce qui acheva de réchauffer mes panards déjà gelés, lorsque j’entendis, dans une saute de vent, des cris au-dessus de nous.

— Planque-toi, dit Bams, ne bouge plus. Les Chleuhs sont en haut. Mais je ne pense pas que ce soient des types qui nous cherchent. Ils gueulent trop fort pour ça. En outre, ils sont tout à fait en haut, sur la butte. Laissons-les s’éloigner. Dans cette nuit d’encre, ils ne peuvent pas nous apercevoir. Mais ce n’est pas une raison pour faire les imprudents. Du reste, maintenant on arrive dans un coin, c’est le plus vache de toute la côte. La falaise est complètement à pic. Au-dessous c’est la flotte, y a pas le moindre rocher pour te retenir, si tu glisses tu y as droit, tu vas à la mer.

En effet, si le trajet précédent avait été plutôt acrobatique, celui-ci, c’était une véritable voltige. Fallait, dans le noir, tâter de la main et du pied les pitons rocheux, vérifier leur solidité avant de s’y accrocher parce que, dans ce foutu chantier, rien ne tenait bien fort. J’avançais kif-kif les crabes, de côté, collé à plat-ventre à la paroi comme un timbre poste. Bams me précédait, mais il avait plus que moi l’habitude de ces machins-là, il allait plus vite et, de temps en temps, il était obligé de m’attendre, ce qui l’impatientait. À tel point qu’on finit par s’engueuler… jusqu’au moment où on s’aperçut à quel point la fatigue et l’énervement nous avaient abrutis pour en arriver à s’envoyer des vannes dans la position où nous étions. On ressemblait à des moules accrochées à un rocher et on avait l’air au moins aussi idiots.

— Arrête un peu ton charre, dit soudain Bams, autrement on est là jusqu’au jour et ce n’est pas à conseiller. Si on se fait épingler par les Chleuhs dans ce coin-là, ça risque de sentir le brûlé.

On se remit en route. Heureusement qu’on était pratiquement arrivés. Je veux dire que le plus sale coin était passé. Je retrouvais, du coup, cet entassement de foutus rochers presque avec joie. Et, un kilomètre plus loin, le supplice était fini. On prit pied sur une sorte de prairie entourée de tamaris, cerclée de vignes que l’herbe, depuis le temps que le propriétaire ne pouvait plus s’en occuper, avait envahies. Je me sentais léger, fallait voir, tellement j’en avais bavé à traverser cet amoncellement titanesque.

— Viens, dit Bams, et vas-y mollo, on arrive à un escalier qui aboutit à la première villa du patelin. On va passer par-derrière parce que ça m’étonnerait qu’il n’y ait pas de sentinelle. Comme ça si on lui tombe dans le dos on lui racontera une histoire et on risquera moins d’être pris en défaut.

Fallut encore escalader des grilles, des haies, traverser des jardins. Je marchais comme un automate, j’étais abruti de fatigue et de dégoût. Je me serais laissé tomber sur l’herbe et je me serais endormi là, tout de suite, malgré le froid, malgré mes vêtements trempés, malgré le souffle glacé de la tempête. Bams, du reste, malgré sa grande gueule, il ne valait guère mieux.

Enfin, on finit par sauter sur une route blanche, que des villas abandonnées encadraient. Derrière nous, comme Bams l’avait prévu, il y avait une sentinelle. Elle nous avait vus, ça ne faisait pas de doute, mais du moment qu’on ne s’approchait pas d’elle, elle s’en foutait. Elle obéissait aux ordres qui devaient être formels : ne laisser passer personne venant de l’extérieur. Pour l’intérieur, c’était une autre histoire et le troufion s’en foutait.

Mais juste à cet instant, droit devant nous, on entendit le bruit de bottes de la patrouille. Elle n’était pas à vingt mètres, derrière ce coin de rue.

CHAPITRE 11

J’en ai marre, marre, marre ! dis-je en posant mon cul sur une caisse de cartouches vide. J’en ai par-dessus la tête de ce boulot-là ! Je me demande ce qui m’a pris de me mêler à toutes ces salades ? On était peinards au maquis de Sournia, on n’avait qu’à y rester.

— Alors là, c’est vraiment pas de ma faute si on n’y est pas encore, répondit Bams. Faut être juste, mon pote, faut reconnaître que j’ai tout fait pour te dissuader de quitter le coin. Je savais très bien qu’en bas c’était pas de la tarte. Mais toi, y a rien à faire, t’es un homme des villes. Si tu n’as pas la rue devant toi, même si elle est pleine de Chleuhs, t’es pas content.

— Je m’emmerdais, mon pauvre vieux, tu peux pas savoir à quel point. En plus, tu sais, moi, la campagne, c’est bon l’été. L’hiver, ça me fout le bourdon.

— Tu avais tout pour être heureux. Tu étais considéré par tous comme un caïd et tu avais une pépée tout ce qu’il y a de luxueux. Des frangines comme Consuelo ça ne se trouve pas à chaque coin de rue. J’en ai vu, des gitanes, et des chouettes, mais celle-là, mon gars, elle aurait damné un régiment de trappistes. Elle avait des yeux ! Et des seins ! Quant à ses fesses, elles se passent de commentaires.

— Ça va, répondis-je, t’excite pas tout seul, laisse tomber. Ce qui est certain pour l’instant c’est qu’on est dans une mélasse noire.

— Faut pas te frapper. On s’est sorti de pire que ça. Pour l’instant, on est bien planqués. Demain, il fera jour.

Il était d’un optimisme, ce mec-là, qu’on peut presque qualifier de béat. En voilà un qui ne se cassait pas la tête, ça non. Il n’était pas méridional pour rien, Bams. Il voyait tout en rose.

— Tu as de la veine d’être satisfait à ce point, répliquai-je aussi sec. Moi, je ne vois rien de marrant dans notre situation. Ce que je sais, c’est qu’on a buté au moins deux « vert-de-gris ». Si tu crois que les Allemands vont passer ça au compte profits et pertes, tu te goures, et comment. Tu vas voir le ramdam qu’ils vont faire. Je suis certain qu’ils sont en train de patrouiller dans tout le décor. Si jamais un pauvre mec a le malheur de sortir pisser et de se faire agrafer, ils vont le liquider en moins de deux ou, à tout hasard, ils l’enverront en Silésie, dans les mines de sel, histoire de ne pas commettre d’erreur.

— Je te dis que c’est pas la peine de te biler. Je ne prétends pas qu’on soit tirés d’affaire, mais, pour l’instant, on est libres, non ? Alors ? Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Et je te répète que demain il fera jour.

— C’est ce que je me demandais, dis-je, sombrement. Je commence à croire que la nuit est descendue sur le monde et particulièrement sur ce bled pour un siècle ou deux.

— C’est l’impression que j’ai eue la première fois que j’ai vu les boches chez moi.

— Moi, répliquai-je, ce n’est pas une question morale, c’est physique. C’est pas possible : on en sortira jamais, de ce cirage.

— C’est le vent qui te déprime. C’est parce que tu n’y es pas habitué.

— Ah ! fis-je agacé, fiche-moi la paix avec tes histoires d’habitué ou de pas habitué ! On est dans la merde, voilà la vérité, et on va avoir un mal de chien à s’en tirer. Cette falaise entourée de mines et de barbelés, c’est une ratière et qu’est-ce qu’on a eu de plus pressé, en entrant là-dedans ? C’est de bouleverser l’ordre établi en plongeant dans la bagarre. On n’est pas à la fête à Neuneu ici.

— Laisse tomber, dit Bams, en allumant une cigarette, on n’est pas encore morts.

— Morts !

Ma parole je m’en foutais. J’en étais arrivé à un tel point d’écœurement que j’aurais préféré ça, à condition d’en finir tout de suite. Le monde me paraissait déserté par le bonheur.

C’était le règne catastrophique des emmerdements, tant personnels que nationaux.

Dehors, le vent hurlait toujours. On aurait dit que le Bon Dieu devenu enragé, subitement, était en train de se flanquer une frictionnée avec Satan. Et par-dessus tout cela, en fond sonore, le mugissement grave de la mer.

Heureusement encore qu’on était à l’abri. Sitôt qu’on avait entendu les pas de la patrouille, on était partis à fond de train, on avait plongé dans une villa par la fenêtre ouverte, cassée. Les types des chantiers, à moins que ce ne soit les doryphores, avaient enlevé les montants, sans doute pour les brûler. Ce qu’il y avait de bien, c’est qu’on ne risquait pas de tomber sur des locataires. La baraque était tellement délabrée qu’un klebs lui-même aurait refusé d’y coucher par crainte de recevoir le toit sur la tête. Mais nous, on n’en était plus à une tuile près, c’est bien le cas de le dire, et fallait quand même passer la nuit quelque part. Pour l’instant, fallait surtout se cacher.

On venait juste de se jeter à plat ventre contre le mur, au ras de la croisée, lorsque les Fritz avaient tourné le coin de la rue. Sans faire de boucan — ou le peu qu’on avait pu faire le vent l’avait emporté. Aussi, tout s’était bien passé. Nous étions restés immobiles, le souffle arrêté et, dans le ventre, une étrange sensation de trouble. La trouille. À tout hasard j’avais tiré mon Luger. Dans notre situation, en effet, valait mieux risquer le tout pour le tout, et en tout cas ne pas se laisser prendre vivants. Pour ma part, j’avais l’intention d’en liquider quelques-uns avant de me laisser cravater, mais les types étaient déjà passés. Ils n’avaient rien vu. Cette fois, on s’en tirait encore.

Mais quand je m’étais relevé j’étais complètement écœuré. Je ne sais pas si ça tenait à la fatigue, mais le fait est que j’en avais ma claque de cette vie de fauve traqué.

— Avec tout ça, repris-je, ce qu’on fait ici et rien c’est du kif. On joue au petit soldat, ni plus ni moins. On est venus ici avec une mission précise, faucher les plans des fortifications et le relevé détaillé des installations militaires. Or, maintenant, on est tricards dans la moitié du secteur et, dans l’autre, faut toujours être sur le qui-vive. Tu conviendras que travailler dans ces conditions n’est pas une sinécure.

— D’accord, répondit mon pote, mais il faut quand même essayer. Ça ne devrait pas être trop difficile de relever le topo, puisque, tant qu’on n’est pas repérés, on nous prendra pour des ouvriers comme les autres. Faut pas espérer, bien sûr, retourner à Leucate gratter à l’entreprise Bulière, ni même remettre les pieds dans le coin, mais ici n’oublie pas qu’on est des nouveaux venus.

— Des nouveaux venus ! ricanai-je. Ils vont avoir de la gueule, demain, ces nouveaux venus, trempés comme des chiens de chasse après l’orage, et couverts de boue et de plâtras, par-dessus le marché. Sans parler, bien sûr, d’une barbe de clochard et du fait qu’on a paumé le peu de frusques qu’on avait pu acheter. J’ai même plus de brosse à dents.

— Si tu crois que les Frizés font attention à ces détails !

— Et d’abord comment qu’on va se présenter, demain ? Je veux dire tout à l’heure, parce que demain, déjà, c’est aujourd’hui.

— J’ai une combine. La plus simple du monde.

— Vas-y. Accouche.

— Je sais pas si tu l’as remarqué, les sentinelles ne cherchent de crosses qu’à ceux qui entrent, pas à ceux qui sortent. Donc on va sortir paisiblement, dès le point du jour, avec une pioche qu’on trouvera bien le moyen de faucher quelque part. On passera comme une lettre à la poste, le planton croira qu’on s’en va à l’extérieur en commando. Après tout c’est pas un camp de prisonniers de guerre, ici, c’est un chantier.

— Je suis moins sûr que toi du résultat.

— Il n’y a pas trente-six moyens, faut parer au plus pressé.

*

Lorsque je me réveillai, c’était le grand jour. Je veux dire qu’un éclair de soleil se baladait sur mes yeux, tranquillement, comme s’il avait été spécialement chargé de mettre fin à mon rêve. Et c’était dommage parce que vraiment, un instant avant d’ouvrir l’œil, j’étais à mi-chemin du paradis. J’étais installé sur un divan bas, avec un poulet froid devant moi sur une table basse et une bouteille de cognac à côté. Une fille, strictement à poil, était étendue sur le lit et me tendait les bras. Et fallait voir comment qu’elle était baraquée, la fille : un vrai morceau de roi. Et moi j’étais embêté parce que je me demandais, comme l’âne de Buridan, ce que j’allais faire en premier lieu, bouffer le poulet ou baiser la frangine. Les deux me faisaient envie. Et voilà ce que c’est, d’être si tarte, le soleil, en me réveillant, m’interdit l’un et l’autre. Je me retrouvais à l’endroit où je m’étais étendu quelques heures auparavant, la tête sur la caisse de cartouches et les panards dans la flotte. Il faisait un froid de canard. Le soleil avait beau reluire à tout berzingue, il ne chauffait que dalle, on était toujours en hiver. Et toujours le vent chantait, au-dehors, sa chanson malsaine.

J’étais aussi courbaturé que si j’avais passé la nuit au quart après avoir été tabassé pendant des heures par les flics de mon quartier. J’eus un mal de chien à me relever. Et on partit, Bams et moi, à travers le grand parc de pins, direction : la gare.

Tout se passa comme Bams l’avait prévu. Il connaissait le coin et ses mœurs et il ne s’était pas foutu dedans. On réussit à piquer chacun une pioche dans une baraque ouverte et on doubla la sentinelle avec un bonjour qu’elle nous rendit. Pour ces mecs, qui ne pensaient qu’au boulot, une pioche c’était le meilleur des laissez-passer. Au demeurant, le planton, ça le faisait marrer de nous voir partir boulonner pour la Grande Allemagne. Surtout qu’on n’était pas en tenue. On portait encore nos costumes de ville et ça devait nous donner une allure assez comique.

— On va aller à la gare, dit Bams, sitôt qu’on fut sortis des barbelés. On foutra les pioches dans un puits et on reviendra tranquillement, comme si on débarquait du dernier train. La sentinelle sera changée et on lui racontera, si elle nous demande quelque chose, qu’on vient chercher du travail. Comme ça, en a un alibi sur mesure. Ça peut pas être nous qui avons dessoudé les autres phénomènes étant donné qu’on était à Perpignan. Ils iront pas chercher plus loin.

Je ne répondis pas. J’avais même perdu le goût de la vie. Je me foutais du tiers comme du quart. Je marchais comme un robot, bousculé par le vent de février qui s’acharnait à dépouiller les amandiers de leurs fleurs blanches. Il y avait un coin, notamment, on aurait dit un jardin d’Ispahan, avec ce peuple d’arbres en fleurs. Malheureusement, il était miné lui aussi et valait mieux pas aller voir de trop près.

Tout à coup Bams posa sa main sur mon bras et s’arrêta.

— Vise un peu, dit-il.

Nous étions arrivés à un angle de la route et nous dominions la petite gare. Un train de marchandises était arrêté sur une voie de garage. Le terre-plein était tellement vert d’uniformes qu’on se serait cru au printemps. Seulement les troufions portaient tous, accroché à la ceinture, un casque blanc.

Sur la route qui venait du village, celle que nous avions suivie la veille, un long convoi de charrettes, de voitures et de soldats serpentait lentement. Personne ne chantait, ce coup-ci. L’enthousiasme, merci beaucoup. Quand on va se faire arranger la cravate en Russie, qu’on en a déjà tâté, ou qu’on sait, en tout cas, que les trois-quarts d’un régiment fondent là-bas comme une glace sur un poêle, on n’a guère envie de faire les mariolles.

— Mais ils foutent le camp ! dis-je.

— Ça m’en a tout l’air, répondit Bams. La compagnie décroche. Ils vont voir en Russie comment ça se passe. Les aviateurs aussi mettent les bouts. Ça, pour nous, c’est une drôle d’affaire. Les mecs avec lesquels on s’est bigornés, pour nous reconnaître c’est macache. Je crois qu’on va pouvoir retourner à Leucate comme si de rien n’était. Malheureusement, à Leucate, il y a encore l’autre phénomène, le nommé Bolduc. Celui-là, il est prêt à nous dénoncer à n’importe qui. Il sait trop que sa vie tient à un fil.

À ce moment-là, je me sentis devenir blanc.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda Bams.

Je ne répondis pas. Quelque chose me serrait la gorge. Quelque chose qui était la colère, car je venais d’apercevoir Bolduc sur le quai de la gare. Il se dirigeait vers les waters.

— Reste là, répondis-je, d’une voix que je ne reconnaissais pas moi-même. C’est pas la peine qu’on nous repère ensemble. On nous a déjà trop vus.

Je traversai vivement la route et descendis par le petit escalier qui mène à cette espèce d’abri relatif qu’on a construit pour inciter les voyageurs à la patience.

— Où vas-tu ? demanda Bams. Fais pas le con !

Je savais que c’était dangereux, je savais ce que je risquais, mais vraiment je ne voulais pas laisser ce compte en arrière. Fallait que je le règle, et tout de suite. Si je rencontrais un boche de connaissance, j’étais marron. Tant pis.

— Espèce d’andouille ! cria Bams.

Je l’entendis à peine. Je courais comme un dératé. Je dégringolai les escaliers, passai à quatre pattes sous les tampons, au risque de me faire buter dix fois.

Les Allemands grimpaient dans leurs wagons à bestiaux, en chaîne, l’un après l’autre. Ils se foutaient de moi comme de leur première gretchen.

Personne ne faisait attention. Pour eux, j’étais un civil qui avait peur de louper son train.

Je fonçai vers les waters. Je ne tenais pas du tout à ce que cette espèce de tante de Bolduc me file entre les doigts. Et Dieu sait s’il s’en était fallu d’un poil. On ne serait pas venus à la gare, il prenait un train quelconque et bonsoir la compagnie.

Les lavabos étaient dans une baraque à part, très à l’écart de la gare. J’arrivai pile devant la porte comme Bolduc en sortait.

Lorsqu’il me vit, il s’arrêta et s’appuya au chambranle. Il en tremblait, la vache, il grelottait d’une frousse rentrée, il essayait bien de tenir tête, de faire le fier, mais son regard disait sa détresse, sa pauvre détresse d’homme qui va mourir.

— Alors ? dis-je, en sortant mon feu de ma poche. On joue au petit soldat ? On continue la saine tradition des mouchards et des indics ? On veut faire fusiller les copains ?

— J’ai jamais voulu ça, répliqua l’autre, d’une voix suraiguë. Je ne voulais pas me faire fusiller, moi, voilà.

— T’as vraiment pas de pot, alors. Ou bien c’était ton destin de crever avec du plomb chaud dans les tripes. Tu te souviens de ce que je t’ai dit, hier soir ? Tu vas y passer, mon pote.

— Non ! hurla-t-il.

— Ta gueule ! Et tâche d’être plus discret. Si tu continues à hurler, je te fais bouffer mon flingue, compris ?

Je ne savais plus où j’étais. C’était un peu comme lorsque j’avais flingué Hermine. Je marchais dans le brouillard. Tout avait perdu son relief, tout était plat, comme au cinéma, et semblait irréel. Je ne savais plus très bien où j’étais et même ce que je foutais là. C’est peut-être ça qu’on appelle l’ivresse du meurtre.

— Non ! répéta Bolduc. Il avait levé les mains et il reculait jusqu’au fond de l’in-pace.

— Tiens, salope ! répondis-je.

Les trois coups claquèrent. Bolduc se plia en deux avec une grimace, les deux mains sur le ventre.

— Tiens ! répétai-je, rageur, en lui expédiant la quatrième bastos entre les deux yeux.

Son crâne parut éclater et il dégringola juste dans les chiottes. Alors, je ne sais pas si c’est la fatigue, l’énervement ou si ça venait de ce que je commençais à vieillir, mes nerfs me lâchèrent brusquement et je me mis à rire comme si on venait de m’en raconter une gratinée.

Dehors, quelqu’un galopait vers la porte, ventre à terre. Je n’entendais plus que ce bruit qui grandissait d’instant en instant, ce claquement des bottes sur le ciment, qui se rapprochait.

Alors je me tournai vers la porte, le cadavre dans mon dos, le flingue braqué et, d’un coup de pouce, je fis sauter le cran d’arrêt que j’avais remis.

Le gars qui entrerait aurait fini de rire…

CHAPITRE 12

— Toi, dis-je à Bams lorsqu’il se heurta au canon braqué de mon feu, tu finiras de mort violente, ça te pend au nez comme un sifflet de deux ronds, avec tes manières de me cavaler derrière sans te faire connaître. Il s’en est fallu d’un poil que je te dessoude. N’importe quel pierrot qui serait venu ici même avec l’innocente intention de pisser prenait la dragée en plein cigare. Ça a été un miracle que je ne te flingue pas.

— Qu’est-ce que tu as encore fait, andouille ? grommela le Catalan en me bousculant.

Il vit le cadavre de Bolduc, écroulé dans la cuvette, avec son sang qui coulait à flots pressés.

— Tu l’as buté ?

— Non, ricanai-je, il s’est suicidé. Il était devenu neurasthénique, il avait marre de la vie, qu’il m’a dit. En outre, il avait des remords, because sa vie passée de truand à la graisse de bourrique. Avant que j’aie pu faire un geste, il m’avait fauché le pétard et bing ! bonsoir m’sieu-dames, il était déjà en train de cogner chez saint Pierre.

— Tu me fais mal, répondit Bams, en haussant les épaules. C’est à croire que tu cherches les emmerdements. Qu’est-ce qui t’a pris d’envoyer ce mec en l’air à cent mètres d’une compagnie de Chleuhs que leur train de plaisir amène à Stalingrad ? Tu penses qu’ils sont pas déjà salement énervés.

— Ils ont entendu ?

— Rien du tout. Avec le vent qu’il fait, on n’entendrait pas éclater un obus. C’est une veine que tu as. Mais ça fait rien, c’est drôlement imprudent !

— C’est toi qui as le culot de me dire ça, m’écriai-je en croisant les bras. Ben mon colon ! Faut que tu sois gonflé. Tu as déjà lessivé deux Fridolins dans ce patelin pour ton compte personnel, et tu me reproches d’avoir ratatiné cette salope ? Là, alors, tu me la coupes.

— Je ne sais pas si je te la coupe et je ne te reproche pas d’avoir rectifié ce mec, je te reproche de l’avoir fait presque en public. Si cette andouille n’avait pas eu le bon goût de filer aux lavabos, tu aurais été capable de le mettre en l’air devant tout le monde. Parole, ça devient de l’exhibitionnisme. Tu montres ton feu comme d’autres leur machin.

— Je ne pouvais pas laisser ce type partir tranquillement et aller plus loin continuer son boulot de jean-foutre, non ?

— Non. Mais fallait être prudent.

— Prudent ! Quand un frangin va prendre le train suivant, qui passe dans deux ou trois minutes, on n’a pas le temps d’attendre l’occasion. Faut aller au-devant. Faut la créer.

— Nature, qu’il dit, Bams. Mais je me demande quelle aurait été notre tronche si les Chleuhs avaient pris la position du tireur agenouillé et nous avaient envoyé dans le ventre le plomb qui nous manquait dans la tête.

— Arrête un peu, dis-je tout guilleret. Tu me casses les pieds, avec tes reproches. Je suis pas mécontent de mon boulot. Maintenant, si tu veux m’en croire, on va se casser d’ici le plus rapidement possible. D’abord, parce que les mecs qui nous ont vus entrer tous les trois, les uns après les autres, doivent s’imaginer que nous avons fondé là un club de pédales, et je n’y tiens pas. Ma réputation est intacte à ce sujet et j’ai ma dignité. En outre, le premier gars qui sera pris, devant l’imminence de son départ pour la mort blanche, d’un besoin urgent, il va se trouver nez à nez avec le macchab. Ça finira de lui foutre la révolution dans les tripes et tu vas l’entendre hurler. À ce moment-là, n’importe quel citoyen conscient et organisé aura intérêt à ne pas laisser ses fesses traîner dans le quartier.

— T’as raison, dit Bams. Barrons-nous d’ici au plus vite. Ça sent le brûlé. Je crois qu’on ferait bien de rentrer à La Franqui à toute pompe. On va raconter à la sentinelle qu’on débarque du train et que nous venons chercher du boulot. Tu vas voir comment qu’il va être content, le fils d’Adolf. Quand on leur parle de boulot, ces mecs-là, y se sentent plus.

— Ben, c’est pas mon cas… répondis-je. Mais, dis donc, faut pas oublier, qu’en principe on a besoin d’un laissez-passer pour entrer là-dedans. Et si le type nous reconnaît ?

— Ça ne sera pas la même sentinelle. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’on risque, maintenant ? Rien du tout. La compagnie avec laquelle on a eu ces salades, tu peux la voir sur le quai de la gare, prête à se transformer en sardines pour entrer dans ces boîtes de conserves de chair à canon. Il doit bien y avoir là deux ou trois zèbres qui ne nous portent pas dans leur cœur, mais jusqu’à présent on a eu la veine de ne pas les rencontrer. Et ils sont en train de décrocher. Alors tu parles ! La relève a dû arriver aux premières heures de la matinée. Les troufions sont déjà installés sur les positions que leurs copains, qui montent en ligne, leur ont abandonnées. Donc, on est tout ce qu’il y a de plus anonyme, de plus innocent. Et d’abord, on a un alibi du tonnerre, on arrive. Parfaitement, on descend du train, nous autres, on n’était pas là et on ne sait pas du tout de quoi ils veulent parler. On est tranquilles, on a flingué le mouchard. Je ne pense pas qu’il y ait d’autres moutons dans la baraque qui nous était affectée. En tout cas, aucun témoin, sauf ce pourri de Bolduc, n’est allé raconter sa vie aux boches.

— De toute manière, c’est un coup à tenter. Il faudra bien que je revienne à Leucate, un jour ou l’autre. Il faut absolument que je fauche les plans, y a pas d’erreur. Après tout, c’est pour ça que Bodager m’a donné de l’oseille, pas pour me bigorner dans les bistrots, pour défendre le pucelage d’une fille qui en est peut-être à sa centième nuit d’amour et qui n’est pas plus vierge que toi et moi !

— Je crois, oui. Tu parles s’il s’en fout, Bodager, de la vertu des frangines. Il n’a plus guère d’illusions là-dessus.

— Faut dire aussi que tout ça ne compte guère. Quand on en arrive à se balancer complètement de la peau de n’importe quel type pourvu qu’on arrive au but, des détails de cet ordre sont superfétatoires.

— Superfétatoires ? s’étonna Bams. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire inutiles, hé, tronche ! superflus, quoi.

Et voilà qu’on recommençait à s’engueuler, à se traiter de tout et d’accuser respectivement nos parents d’avoir fabriqué un vrai navet, simplement pour cette connerie de mot. Ce qui prouve qu’on n’était pas reposés tant que ça, au contraire. Pour ma part, j’avais comme des frissons, de temps en temps, qui commençaient derrière mon crâne, descendaient le long de mon dos et arrivaient presque à aller me chatouiller le gros orteil. On était drôlement énervés. Au demeurant, il y avait de quoi.

On était sortis des waters tranquillement. On avait, un moment, suivi la voie, d’abord parce que ça nous faisait gagner du temps et qu’ensuite on y était à l’abri du vent. Mais on ne pouvait pas oublier ce cadavre, dans notre dos. C’était comme si la main morte de Bolduc me retenait par le pan de ma canadienne. Des remords ? Ras de remords ! C’est pas mon genre. Je laisse ça aux bonnes sœurs. Mais la trouille, la sainte frousse de m’entendre appeler. Le chemin de fer continuait en ligne droite et il me tardait bougrement d’être sorti de ce quartier. Pour peu qu’un gars ait envie de pisser…

Tout en s’engueulant, Bams et moi on arriva quand même devant une maisonnette et un passage à niveau. Y avait un clébard. C’était pas possible : on avait dû l’élever avec des ragoûts de bâton et du vinaigre. Sitôt qu’il nous vit rappliquer, il se mit à brailler que c’en était une malédiction. Il avait une voix rauque d’abord, aiguë ensuite, qui se terminait sur une sorte de trille. On aurait dit qu’on vous enfonçait un vilebrequin dans les oreilles.

Ça acheva de m’énerver.

— Ta gueule ! criai-je au cabot, comme s’il avait pu piger quelque chose.

Ouais ! Au lieu de la boucler il se mit à hurler de plus belle. C’était pas possible qu’on puisse vivre avec un tel objet devant sa porte ! Moi, de le voir et de l’entendre, ça m’aurait rapidement rendu complètement dingue…

Et voilà un mec qui s’amène à toute pompe du fond du jardin, derrière la maison, attiré par la romance du clebs. Il devait s’imaginer qu’on était en train de casser sa porte.

— Silence, Toto ! cria-t-il.

Le chien aboya encore un ou deux coups, puis s’en alla en grognant, le regard torve, la queue entre les jambes, pas content du tout.

— Alors ? demanda le gars d’un air insolent, c’est vous qui le faites aboyer comme ça ?

Je m’arrêtai, sidéré par un tel culot.

— De quoi ? dis-je. C’est nous qui faisons aboyer votre clébard ? Peut-être qu’on est allés lui tirer la queue, des fois, non ?

— Il n’aime pas les têtes étrangères, cet animal. Votre tête a pas dû lui revenir.

— Elle ne nous revient pas non plus, la sienne, imaginez-vous. On a pas idée d’avoir un animal aussi con que ça. C’est pas un chien, c’est une crécelle.

— Comment ? dit le gnard en faisant deux pas vers nous et en balançant les bras comme un gorille, voilà que vous insultez Toto, à présent ? Où vous croyez-vous ?

Bams me regarda avec inquiétude.

— Il est complètement dingue, ce frangin, dit-il. Il a dû avoir un accident à la tête dans son jeune âge.

— Je ne suis pas fou ! hurla le type. Vous êtes des salopards qui cherchez des crosses aux gens paisibles.

— Ah ben merde ! soufflai-je, les bras coupés. En voilà une histoire !

— Attendez un peu que j’aille à la gare, on va rigoler, vous allez voir.

Lui peut-être, pas nous. Parce que si, entre temps, on avait découvert le cadavre de Bolduc ça allait faire un incident diplomatique qui allait encore obliger la France à vider son chargeur dans le ventre de l’Allemagne, par personne interposée.

— Je ne comprends pas, dis-je. Je ne vois pas pourquoi vous vous mettez dans une telle rogne, simplement, parce que votre cabot a aboyé lorsque nous sommes passés. Si vous voulez chercher des salades à tous les passants vous n’avez pas fini d’en baver. Sans parler des volées que vous risquez de recevoir.

— Des volées ? s’indigna le type, comme si on avait douté de la vertu de sa grand-mère.

— Oui, monsieur, répondis-je, aussi sec. Et je dois vous dire que vous avez de la veine, tête de lard, de tomber sur des gars gentils et compréhensifs, parce que dans d’autres circonstances vous auriez déjà reçu mon pied dans le cul, je vous le dis.

— Et tout ça pour un clebs ! soupira Bams.

— Votre pied dans le cul ? répéta l’esclave de la SNCF, fou furieux. Où vous croyez-vous ? D’abord, vous n’avez pas le droit de circuler le long de la voie. C’est défendu. Je vais vous faire foutre dedans, moi, vous allez voir, ça va être vite fait.

Je commençais à m’énerver. Je n’y voyais plus grand-chose, comme chaque fois que la colère m’étouffe, je ne savais plus très bien où j’étais. Je faisais abstraction de tout. Je ne voyais plus que la gueule d’andouille qui était devant moi. C’était comme si on avait été seuls au monde, lui et moi.

— Mon pote, dis-je, si on ne faisait, dans la vie, que ce qui est permis, y a longtemps qu’on serait morts de faim, toi le premier. Pars de ce principe que, du point de vue légal, dans cette guerre, y a personne qui n’ait jamais commis de délit. En plus, si tu tiens à savoir ce que je pense, je t’emmerde, mon petit pote. Et tu feras bien de te barrer avant que ça tourne mal.

Le type se mit à rire. On aurait cru une porte rouillée. Dans ses yeux verts rôdait une flamme de folie.

— Félicitations, dit Bams. Si on confie des passages à niveau à des abrutis comme toi, ça ne m’étonne pas que la Compagnie soit en déficit et qu’il y ait autant d’accidents. Pas possible, mon gros, tu te saoules à l’eau de Cologne ?

— Viens, dis-je, barrons-nous parce que je sens que je vais faire des blagues. Du reste, je me demande pourquoi on perd son temps et sa jeunesse à s’engueuler pour une histoire de chien.

— Pas si vite, répliqua le cheminot. Voilà quelqu’un qui s’amène avec lequel vous pourrez discuter, bande de voleurs !

Je me retournai. Derrière nous, le long du petit sentier que nous avions suivi, deux gendarmes s’avançaient.

Deux gendarmes français et, à cette époque-là, pour la plupart, ils ne valaient pas plus cher que les autres, je veux dire les Allemands.

CHAPITRE 13

Mon poing partit tout seul mais s’arrêta brutalement à mi-course, Bams m’avait sauté dessus et il me ceinturait.

— Fais pas l’idiot, dit-il, en me relâchant. Après tout, on ne le lui a rien fait, à cet imbécile. Si tu lui mets une valse, il sera en droit de déposer une plainte et on aura les pires embêtements.

Et quand il parlait de pires embêtements, Bams, il savait de quoi il s’agissait.

— Laisse tomber ce corniaud et taillons-nous d’ici. On va pas se bigorner pour un chien, sans blague ?

— Ne partez pas, dit le type, je vous le défends. Faut que les gendarmes voient à qui on a affaire. Et d’abord, je vous le dis, vous n’avez pas le droit de suivre ce chemin. Y a une route. Si vous passez ici, c’est que vous voulez vous cacher.

— Tout le monde passe ici, répondit mon pote. Même les gendarmes. Alors ? On n’a quand même tué personne, non ?

Aie, aïe, aïe ! Que je n’aimais pas ce mot : tuer ! Il me semblait que ça sautait aux yeux du monde qu’on venait de lessiver un gars, que c’était écrit sur notre figure, avec les aveux dactylographiés et la signature du commissaire en bas.

Les gendarmes étaient encore loin et marchaient vers nous comme si de rien n’était.

— Je te dis qu’il faut foutre le camp, insista Bams. On a du boulot au chantier. On a autre chose à faire qu’à perdre son temps avec un acrobate de cette espèce. Allez, viens !

— Pas du tout ! dit le mec. Et aussitôt, de sa plus belle voix, il se mit à brailler :

— Gendarmes ! gendarmes !

On aurait dit qu’on l’égorgeait. Les Allemands eux-mêmes qui, pourtant, étaient loin l’entendirent et se retournèrent. Ce mec aurait voulu nous faire emballer, il ne s’y serait pas pris autrement. Mais qu’est-ce qu’on lui avait donc fait, à cet enfoiré ? S’il n’était pas dingue, il était ivre, et sans doute les deux.

Les cognes levèrent la tête et hâtèrent le pas. Jusqu’à présent ils n’avaient pas fait attention à nous. Ils étaient passés là, comme tout le monde, parce que ça leur faisait gagner cent mètres et qu’ils étaient à l’abri du vent. Pour le reste, ils s’en foutaient. Ils faisaient leur ronde habituelle. Peut-être, tout au plus, qu’ils avaient à porter un papelard à un pauvre type qui avait été désigné pour partir en Allemagne. Mais en ce qui nous concernait, ils s’en foutaient, ça ne les intéressait pas. Seulement, maintenant que l’autre couillon avait mis les pieds dans le plat, ils ne pouvaient pas faire moins que de nous demander nos papiers. Et alors, après ça, on allait être tout de suite photographiés.

Je ne pouvais plus y tenir, la rogne m’étouffait. C’était rien ce qui m’avait secoué tout à l’heure à côté de maintenant. J’aurais eu la moindre chance de m’en tirer, je sucrais cette salope comme une fraise.

J’en étais à ce point où je n’avais plus de contrôle de moi-même. Et toujours les gendarmes qui se rapprochaient !

Je pris le mariolle par la cravate et le secouai. Un instant, je glissai ma main dans ma poche et sortis à moitié mon feu, mais je le renfouraillai précipitamment. Heureusement que le cheminot n’avait rien vu, sans quoi il nous aurait immédiatement balancés aux cognes. Et tout ce que je souhaitais, précisément, c’est de ne pas être fouillé, sans ça, on était drôlement refaits. Lorsque les gendarmes nous trouveraient, avec chacun un flingue sur nous, ils ne croiraient pas une minute qu’on était partis à la chasse aux perdrix. Sans compter que Bolduc, il n’y resterait pas une éternité, dans les chiottes. Quelqu’un finirait bien par le ramasser. Et alors pour s’expliquer, ce ne serait pas du beurre. Une histoire de tonnerre serait déclenchée et les gars de Vichy en baveraient de joie, de tenir, enfin, des terroristes, des vrais, des mecs qu’on puisse monter en épingle, pour la propagande, parce qu’avec les autres, qui étaient de braves gens et d’honnêtes citoyens qui aimaient pas voir le boche traîner chez eux, les services de M. Philippe Henriot, ils avaient bonne mine.

— Écoute-moi bien, poulet de mes fesses, dis-je en le secouant. Tu nous as foutu les cognes sur le dos alors qu’on t’avait rien fait et qu’on s’était contentés de se balader le long de ta baraque. On n’avait même pas de mauvaises intentions à ton égard. Le jour où je déciderai de faire un casse dans la région, c’est certainement pas ta baraque que j’irai visiter. J’ai pas l’habitude de perdre mon temps et de courir des risques pour la peau, fais-moi confiance. Tout à l’heure, les gendarmes vont être là. Tu leur raconteras ce que tu voudras. Mais je te conseille d’y aller mollo. Mets-toi bien dans la tête qu’on ne t’a jamais rien fait, qu’on t’a même pas cherché de raisons. C’est ton putain de chien pourri qui a essayé de nous bouffer, voilà la vérité. Si jamais tu racontes des conneries à ces braves gens, tu ne dormiras plus la nuit parce que je ne suis pas homme à me laisser aller sans me débattre. Case-toi bien dans la citrouille qu’ils ne me fusilleront pas, que tout ce qu’on a à me reprocher c’est d’avoir suivi ce foutu sentier, par conséquent, en mettant les choses au pire, je vais chercher quinze jours de taule. Or, quinze jours de taule, c’est pas quinze ans, figure-toi. Et quand je sortirai je te ferai passer le goût du pain, je te mettrai les tripes au soleil et j’en ferai des bigoudis pour ma belle-mère, lorsqu’elles seront bien sèches. T’as pigé, fainéant ?

Il avait parfaitement pigé. Si parfaitement qu’il se mit à hurler qu’on l’avait menacé, qu’on voulait le tuer, et des tas de trucs aussi branquignols les uns que les autres. C’est fou le nombre de méfaits dont il nous accusait, à part d’avoir baisé sa femme et pissé dans son puits, fallait croire qu’on avait sur la conscience tous les méfaits du monde.

— On est mal parti, dit Bams. Cet homme va nous faire une telle réputation que je ne nous vois pas blancs. On n’est pas sortis de l’auberge, ou plutôt on en sortira les pieds en avant. Qu’est-ce qu’on a fait de passer par là !

Jusqu’à présent, le cadavre de Bolduc était toujours en train de macérer dans les waters. Personne ne l’avait découvert, c’était plus que sûr, parce qu’autrement les gendarmes n’auraient pas eu le pas si tranquille. Quant aux Allemands, comme Bolduc était civil et français par-dessus le marché, ils s’en foutaient. Mais ils auraient quand même fait assez de boucan pour mettre la gare en révolution.

Mais ça ne préjugeait bien sûr rien de bon. D’autant qu’ils devaient être au courant, les cognes, de nos aventures de la nuit dernière. L’administration française s’était certainement émue de ces histoires. Ces esclaves ne tenaient pas à ce qu’on rende leurs maîtres enragés, par peur des éclaboussures et des coups de pied au cul.

Je repoussai le type si violemment qu’il partit en arrière et alla heurter le mur de sa baraque.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le brigadier, en arrivant à notre portée.

— C’est cet individu qui a essayé de me frapper, dit le cheminot. En outre, il m’a dit que si je l’ouvrais il me descendait.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? dit le cogne, en fronçant les sourcils. Vous menacez les gens, à présent ? Qu’est-ce qu’il vous a fait, ce brave homme ?

— Écoutez, chef, répondis-je, c’est une histoire de fous, cette affaire. On lui a rien dit, nous, à cet homme. On passait et son chien s’est mis à aboyer. On aurait dit qu’il voulait nous bouffer.

— C’est pas vrai, dit le cheminot. Ils ont frappé Toto.

— Qui ça ? dit le cogne.

— Ben, mon, chien, quoi. C’est pour ça qu’il aboyait.

— Il est complètement cinglé, estima Bams. Pourquoi diable voulez-vous qu’on ait mis une trempe à ce clébard ? On n’est pas des gosses, et cet animal, on l’a jamais vu.

— Ils ont dû essayer d’entrer chez moi, estima le gars, c’est pour cela que Toto s’est mis en boule.

— Foutez-nous la paix avec votre chien, espèce de cloche.

— Ne l’insultez pas, dit le gendarme. Vous avez des papiers d’identité ?

Ça y était. Pour peu que notre nom soit repéré on allait encore morfler pour les événements d’hier.

— Voilà ! dit Bams.

Le cogne les examina.

— Vous habitez Perpignan ?

— Oui.

— Et vous êtes garçon boucher ?

— Parfaitement.

— Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je suis venu chercher du boulot.

— Y en a pas, à Perpignan ?

— Je sais pas si vous réalisez qu’avec un jour d’ouverture par semaine, la boucherie, ça ne va pas fort, et la main-d’œuvre, on n’en a plus besoin. Ici, il y a des chantiers. J’ai pensé qu’on pourrait trouver du boulot.

— Et vous ? qu’il fait, le pandore, en se tournant vers moi.

Je lui sortis mes faux faffes et les lui mis sous le nez.

— Alors, vous, comme ça, vous êtes Parisien ?

— Oui.

— Et vous venez directement de Paris ?

Fallait pas se gourer et entrer dans le jeu. La moindre gaffe pouvait être mortelle.

— Non. J’ai quitté Paris lorsque les Allemands sont arrivés et je suis allé chez mon copain Bise, qu’était avec moi pendant le casse-pipe. Je voulais pas voir les boches.

— Et maintenant vous allez travailler pour eux ?

— Faut bien vivre, et il n’y a de boulot nulle part. Ma morale m’interdit de faire du marché noir. Alors ? Je peux quand même pas crever de faim. Vous trouvez pas que ça suffit, comme figuration, ce festival des macchabées, depuis trois piges ?

— Les boches ! explosa le cheminot, indigné.

Ça devait encore être un drôle de collabo, cette salope.

— Ça va ! répondit brutalement le brigadier, qui ne semblait quand même pas porter l’autre dans son cœur.

Il me rendit mes papiers.

— Venez avec nous, qu’il dit, on va aller jusqu’à la mairie pour voir si, par hasard, il n’y a rien qui vous concerne.

Cette fois on était tout ce qu’il y a de plus enveloppés, dans du papier de soie et avec une faveur rose. On allait être livrés aux Chleuhs avec délicatesse. Et tout ça à cause d’un abruti. D’un abruti et de son bâtard de cabot.

CHAPITRE 14

Nom de Dieu de nom de Dieu ! Y avait pas d’erreur, on était faits comme du calendau. À cause de ce crétin inconnu à qui on n’avait rien fait et qui ne savait rien de nous. C’est ça, surtout qui m’empoisonnait. J’aurais été balancé par un type qui aurait eu quelques raisons de le faire, passe encore. Je serais tombé par la faute d’un mec à qui j’aurais fait une vacherie ou d’un bourre qui fasse consciencieusement son boulot, je l’aurais à la caille, bien sûr, mais moins que dans ces conditions.

— Mais enfin, m’écriai-je, on lui a rien fait, à cet homme ! On l’a jamais tant vu. Je me demande pourquoi il fait un tel ramdam. Nous, on arrive tout droit de Perpignan. On est pourtant pas venus de si loin, au prix où sont les voyages, pour chercher des rognes au clébard de ce monsieur.

— Ça va, dit le gendarme, suivez-nous jusqu’à la mairie, on verra bien.

Je partis devant, en grommelant. Malade de rage que j’étais. Si jamais je mettais la main sur cette andouille pourrie, je lui mettrais une telle valse qu’il ne lui resterait pas de dents pour bouffer ses deux cents grammes de pain. Seulement, tout ça c’était bien gentil, mais maintenant on était dans le bain jusqu’au cou. Et on n’en était pas sortis, parce que les cognes, je les connais. Lorsqu’ils peuvent mettre le grappin sur un mec, ils le triturent jusqu’à en faire de la purée et ils découvrent toujours un moyen de lui trouver des poux sur la tête. Alors, nous, avec le macchabée de Bol-duc dans les lavabos et toutes les salades vinaigrées qu’on avait eues dans ce patelin depuis qu’on y avait mis les pieds, comment qu’on était bons. Je ne me faisais plus aucune illusion.

Quant à jouer la fille de l’air, ce n’était pas la peine d’y songer. Le climat avait changé. Ce sont ces trucs qu’on réussit déjà difficilement la nuit, alors en plein jour, on est toujours tranquille. Et comme ces braves gens ont généralement la main leste, c’est un coup à se retrouver étendu sur la route, en train de nager dans son propre sang avec quelques grammes de plomb dans la tête. En outre, la java des coups de pétard était bien finie. Fallait pas la recommencer, à aucun prix, parce qu’on avait eu trop de chance jusqu’à présent — touchons du bois —, et il aurait été salement déplacé d’insister. En conclusion, nous étions bel et bien enveloppés.

Pensez donc ! Des étrangers au patelin qui suivent un chemin interdit et qui s’engueulent avec un employé de gare sitôt débarqués ! Ils nous fouilleraient, trouveraient nos flingues, et bonsoir. Surtout qu’il faudrait bien que quelque type, soudain pris d’une intempestive envie de pisser, trouve Bolduc parti pour un monde plus pacifique.

Malgré tout, tant qu’il y a de la vie, y a de l’espoir et je ne pouvais m’empêcher de gamberger ferme pour trouver une formule de repêchage.

On était ainsi arrivés devant le passage à niveau qu’on avait déjà traversé. Puis on avait tourné à gauche et on s’engageait sur la route qui mène à Leucate-Village, la même que celle par laquelle nous étions arrivés. Ce n’était que la veille, et il me semblait qu’il y avait dix ans, tellement il s’était passé de choses dans ces dernières douze heures.

Bams me regarda et hocha la tête. Il devait se dire, comme moi, que ce n’était pas la peine de courir tant de dangers, de se tirer des pattes de situations invraisemblables dans lesquelles n’importe qui aurait laissé son cuir et le reste, pour finir dans les menottes de gendarmes français. C’était vraiment trop bête. Mais le destin choisit souvent de ces détours, histoire de vous faire regretter davantage la vie.

— Vous allez de quel côté ? demanda le brigadier lorsque nous arrivâmes à l’intersection des routes de Leucate et de La Franqui.

Je crus d’abord qu’il posait cette question idiote à son subordonné. C’était tellement loufoque que je n’arrêtai pile et regardai le gendarme. Si lui-même ne savait pas où il allait, ça promettait de la joie. Pas possible, on était tombés dans les pattes d’un dingue !

— De quel côté ? répéta le cogne. Vous n’aviez pas dit que vous alliez travailler à La Franqui ?

Et c’est moi qu’il regardait, en disant ça.

— Si, naturellement. Et alors ?

— Parce que tout droit, c’est pas le chemin. Tout droit, c’est Leucate. Faut tourner à gauche, pour La Franqui.

On se regarda, Bams et moi, avec l’expression du mec qui a trouvé un œuf sur le plat dans sa godasse, un matin de gueule de bois. Les gendarmes souriaient.

— Je comprends pas, dis-je enfin en secouant la tête. Vous nous emballez ou vous nous emballez pas ?

— On ne vous emballe pas, dit le brigadier. On a réfléchi.

À quoi pouvait-il bien avoir réfléchi ?

— Je comprends encore moins, repris-je. Ce n’est pas que je tienne spécialement à être emballé, mais je me demande ce qui vous pousse, brusquement, à nous laisser partir.

— C’est peut-être qu’on n’a jamais eu l’intention de vous envelopper. Après tout, on porte un uniforme français.

Bams se mit à rire, nerveusement. Moi je me gonflais comme un crapaud qui fume et je remplissais mes poumons d’air.

— Je vais vous expliquer, dit le pandore, en nous tendant son paquet de cigarettes — et ça, en ce temps de restrictions, c’était vraiment un geste généreux. Nous, on est chargés de traquer les malfrats, les voyous, les étrangers sans papiers et les mecs qui veulent rien foutre. Vous avez des papiers, vous ne semblez pas recherchés et vous venez ici dans le but louable de trouver du travail. Alors ?

— Oui, alors ?

— Alors on a autre chose à faire que de perdre notre temps avec vous.

— Il y a quand même des trucs obscurs, dans votre histoire, dis-je.

— Laisse tomber, conseilla Bams, qui avait fait trois pas, déjà, sur le chemin de la liberté. Son expérience lui conseillait de ne pas trop fricoter avec les gendarmes, des fois que ça tournerait mal ou qu’ils viennent à se raviser.

Mais moi, c’est marrant, je ne sais pas si c’est la joie et l’étonnement, je me sentais une âme de conférencier. Je ne répondis pas et me tournai vers le brigadier.

— Mais enfin, dis-je, pourquoi que vous nous avez demandé de vous suivre jusqu’à la mairie ?

— Pour qu’on nous foute la paix et qu’on vous la foute aussi.

— Je pige que couic.

— Ça ne fait rien. Mais ne restons pas là en plein vent. Il fait un froid de canard et les cigarettes se fument toutes seules.

On alla tous s’abriter derrière un buisson d’ars qui surplombait la route, collée au flanc d’une butte d’argile griffée de tranchées.

— On ferait peut-être mieux de leur expliquer, tout de même, proposa le sous-fifre.

— Après tout… dit le brigadier, en haussant les épaules. Ça peut aussi vous être utile. Faut vous dire que ce bonhomme du passage à niveau, il est un peu siphonné. Il n’y voit plus très clair et comme, en plus, il passe son temps à picoler, ça n’arrange pas sa matière grise.

— En somme, il est fou ?

— Pas fou, fou, mais fou quand même, vous voyez ça ?

— Admirablement. Mais vous n’avez qu’à l’envoyer balader. Pourquoi, lorsqu’il cherche des rognes à quelqu’un, comme ça a été notre cas, vous rangez-vous de son côté.

— Parce qu’il est dangereux.

Je me mis à rire.

— Vous avez peur des dingues, maintenant ? Sans blague, vous me faites mal aux seins. D’autre part, s’il est dangereux, il relève de l’asile. Qu’est-ce qu’on attend pour le boucler ?

— Z’avez mal compris, fit le brigadier en hochant la tête. Ce n’est pas sa maladie qui le rend dangereux. Je veux dire ce n’est pas surtout sa maladie, c’est sa langue. Vous savez ce que c’est, ce mec-là ?

— Non.

— Eh bien, c’est un milicien, dit le gendarme, avec un accent admiratif, comme s’il avait dit : c’est une soucoupe volante. C’est vous dire la crapule que ça peut être.

— Un milicien, hein ?

Qu’est-ce qu’il n’avait pas dit là ! Rien que d’entendre parler de ce genre d’engrais, moi, ça me rend malade, je vois rouge et me gonfle tellement de fureur que j’augmente certainement de volume. J’ai chaque fois l’impression que mon veston va éclater et se déchirer dans le dos. Je ne sais pas ce que j’aurais donné pour revenir sur mes pas et aller un peu le déculotter, ce salaud. Et ça, j’aurais dû le faire, étant donné mon serment quand Jimmy s’était fait descendre. Et aussi après le chiendent que j’avais eu avec eux, à Perpignan.

Mais fallait être raisonnable et prudent. On finit toujours, avec un peu de patience, par avoir les gens au virage, et c’est toujours dans les virages qu’on se casse le mieux la gueule. En outre, je n’étais pas venu ici pour participer à un championnat de tir au revolver mais pour faucher des plans, et je dois dire qu’avec mes conneries je nous avais fourrés, Bams et moi, dans une situation qu’était pas précisément favorable. Alors, il valait mieux attendre un peu.

— Et alors ?

— Et alors ce gars-là, depuis son adhésion aux troupes de Darnand, il se croit devenu gendarme ! s’indigna le cogne. Qu’est-ce que je dis, gendarme ? Capitaine de gendarmerie, qu’il se croit ! Commandant la place de Leucate. On lui dirait que nous sommes sous ses ordres, il trouverait ça normal. Il ne perd pas une occasion de nous emmerder.

Il en frémissait d’indignation. Il en bavait presque.

— Et comment voulez-vous qu’on fasse ? On est obligés de faire les cons. Comme si c’était marrant de courir les routes avec un temps pareil au lieu d’être tranquillement chez soi, à lire au coin du feu ou à baiser sa femme.

— Je conçois, dis-je poliment, je conçois.

Sans ajouter, bien entendu, qu’après tout, s’il était cogne il l’avait bien voulu et qu’il fallait pas qu’il en fasse grief aux autres.

— C’est pour ça qu’on vous a emmenés, vous pigez ? Parce que si on ne s’y était pas pris de cette manière on aurait eu les pires avaros. Il aurait fait un boucan du diable, il serait allé trouver notre commandant pour lui dire qu’on ne foutait rien, qu’on n’était même pas capable d’interroger des rôdeurs. Il serait monté jusqu’au préfet, cette andouille. C’est un type à ça.

— Hé ben ! dit Bams, complètement rassuré, y a de la joie !

— Mais enfin, fis-je, il doit bien y avoir un moyen de se débarrasser de ce type-là. Après tout, vous êtes gendarmes. Quand vous voulez emmouscailler quelqu’un, vous trouvez bien les moyens. Foutez-le dedans sous un prétexte quelconque. La cabane, ça le calmera.

— Vous êtes fou ! s’affola le représentant de l’autorité. Un milicien ! Vous savez bien que ces types ont tous les droits. Ils représentent la section française de la force du Reich. C’est nous qu’on foutrait dedans. Et comme, en haut lieu, ils ont la trouille de ces types autant que nous, je ne nous verrais pas frais !

— Mettez-lui quand même une sale affaire sur les bras. La plus merdeuse que vous pourrez trouver, croyez-moi. La calomnie, vous savez, il en reste toujours quelque chose. Ça le dépréciera aux yeux de ses chefs et surtout des Allemands qui ont besoin d’un peu plus de discrétion. D’autre part, puisqu’il est dingo, je ne vois pas en quoi ses accusations peuvent vous gêner. Personne ne l’écoutera.

— Vous croyez ça, vous ? Les Allemands font flèche de tout bois. Ils utilisent tous ceux qui veulent bien les servir.

Le vent passait en sifflant par-dessus nos têtes. Cette fois, ce fut moi qui sortis mes cigarettes et fis la distribution.

En causant, on s’était un peu avancés vers la gare, puisque la route de La Franqui est en sens inverse, et on s’était sensiblement rapprochés du petit escalier qui descend à contre-voie vers la station. C’est de ce petit escalier qu’émergea soudain la catastrophe.

Elle portait un complet bleu marine, cette catastrophe, et une casquette de cheminot, et elle courait vers nous, à toute pompe, comme si elle avait eu un express aux fesses.

— Gendarmes ! qu’il braillait le mec, gendarmes !

Le brigadier se retourna pour recevoir presque le type dans ses bras. Il était rouge d’excitation et n’arrivait pas à retrouver le souffle.

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit le bricard.

— Venez vite. On vient de trouver un cadavre dans les waters de la gare !

— Un cadavre ?

Ça, c’était Bolduc. Même mort, ce salaud, il fallait qu’il nous empoisonne. Et je ne sais pas qui était le plus emmerdé, de nous ou du macchabée, malgré sa délicate position.

CHAPITRE 15

Comment, un cadavre ? dit le brigadier en fronçant les sourcils. Vous voulez rire ?

— Vous trouvez que j’ai l’air de rire ? grimaça l’employé.

Et ça, on pouvait pas dire !

— C’est un cadavre de quoi ?

— Comment, de quoi ?

— D’Allemand ou de Français ? Parce que si c’est un boche j’aime mieux que vous disiez que vous ne nous avez pas vus. Je ne tiens pas à me mouiller dans ce genre d’affaire.

— Allemand ou Français, je n’en sais rien. En tout cas, c’est un civil.

— Mais comment diable un cadavre peut-il se trouver dans les waters. On n’a pas idée d’un truc pareil !

— Je n’en sais rien ? Tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas moi qui l’y ai mis. Je ne trafique pas de ce genre de camelote.

— Allons voir, dit le cogne. Vous venez avec nous ? ajouta-t-il à notre intention. J’aimerais assez que vous soyez là.

Ce type s’était peut-être pris pour nous d’une sympathie soudaine. Il ne pouvait plus se passer de notre pomme. Mais pour dire la vérité, son regard me fit passer un frisson dans le dos. Tout ça ne me disait rien qui vaille et je sentais, intuitivement, que nous étions soupçonnés. Peut-être que ce brave homme était moins tarte qu’il n’en avait l’air et qu’il avait déjà deviné que le coup avait été fait par l’un de nous. Je ne sais pas comment il arriverait à le prouver sans trouver mon Luger. Seul le feu pouvait apporter la preuve. Même si on nous avait vus sortir des chiottes, ça ne serait que des présomptions.

— On y va, répondis-je tranquillement. Après tout, on a le temps et moi ça m’excite, les assassinats.

Le brigadier ne répondit pas, descendit les quelques marches du petit escalier. Quand il fut en bas il se retourna brusquement.

— Comment savez-vous qu’il s’agit d’un assassinat ? demanda-t-il brutalement.

Bon Dieu ! qu’est-ce que j’étais allé dire là ! Fallait que j’ai drôlement perdu mes réflexes avec la fatigue qui pesait sur mes épaules, et que je sois en train de me transformer en patate, lentement, mais sûrement. Je dus faire un effort pour que mon visage ne me trahisse pas.

Je me frottai l’œil droit avec énergie, comme si je venais d’y recevoir une poussière.

— J’en sais rien, répondis-je, je le suppose. En principe, les gens qui claquent d’une mort naturelle choisissent un endroit plus confortable.

— Ça ne prouve rien, dit le gendarme. Mon beau-père est mort comme ça. On l’a retrouvé deux heures après. Faut dire qu’il était cardiaque.

Le bricard hocha la tête et se remit en marche en direction de l’édicule. Il y avait là toute l’administration de la gare, au grand complet, plus quelques troufions boches qui regardaient par-dessus les épaules des autres.

Devant nous, la foule s’ouvrit comme un livre. Bolduc n’avait pas bougé, il était toujours écroulé contre le mur, le derrière dans la lunette et la gueule pleine de raisiné. Tout ce que je pus dire c’est qu’il n’était pas beau à voir.

Le gendarme se pencha sur lui et se redressa.

— Il est bien mort, dit-il, tout ce qu’il y a de plus mort. Est-ce que quelqu’un le connaît ?

Personne n’en avait jamais entendu parler.

— Ce doit être un ouvrier de quelque entreprise. Ces temps-ci, le coin est bourré d’étrangers.

— En tout cas, on ne sait pas qui c’est, ni comment on l’a tué. Je me demande comment ce type a pu faire pour prendre aussi magistralement une pêche dans le buffet. J’avais d’abord cru qu’il l’avait prise dans la tête, mais non, c’est dans le ventre. Le sang qu’il a sur le visage, il l’a vomi.

— Qui c’est qui a trouvé le corps ? C’est vous !

— Oui et non, dit l’employé. J’étais occupé à enregistrer les bagages lorsqu’un soldat s’est amené. Il s’est planté devant moi, tranquillement, et il m’a dit : Todt Gemacht kaputt. Il n’avait pas l’air de se frapper.

— Tu penses, répondit quelqu’un, que c’est pas des trucs qui émotionnent ces gars-là. Question macchabées, ils en ont vu d’autres et des plus moches.

— Sur le moment, continua l’employé, j’ai eu la trouille. Il commençait à s’impatienter et il répétait : Kaputt ! de plus en plus fort. J’ai cru qu’il en avait après moi. Alors, il m’a pris par le bras. Je l’ai suivi sans barguigner et il m’a conduit ici en m’insultant, dans son jargon, tout le long du chemin, sous prétexte que je n’arrivais pas à le comprendre. Comme si c’était de ma faute. Il a ouvert la porte, m’a fait voir le machin et s’est taillé. Il est monté dans le train avec sa compagnie.

— Ça ne nous avance pas beaucoup, ça, dit le brigadier. Faut voir comment qu’il s’appelle, ce type.

Il le fouilla, sortit un vieux portefeuille.

— Bongars, qu’il s’appelait, Jules Bongars. Il travaillait à Leucate, à l’entreprise Bulière. Il était Parisien. C’est tout ce que je peux dire. Quels sont les gens qui sont allés aux lavabos, ce matin ?

— C’est dur à savoir, répondit le chef de gare, avec tous ces soldats. Parmi les Français, y a bien ces messieurs…

Et, naturellement, il nous désigna, Bams et moi, aux regards courroucés du brigadier.

— C’est marrant, ça, dit cet homme. Et vous n’avez pas vu le corps ? Parce qu’enfin il y a un sacré bout de temps qu’il est mort, ce type. Il commence à se raidir. Comme je suppose que vous êtes venus ici avant de quitter la gare, comment ça se fait que vous ne l’ayez pas remarqué. Ça ne passe quand même pas inaperçu, un cadavre ?

Je commençais à être sérieusement embêté. Comment qu’on allait encore se tirer de ce mauvais pas ? J’avais bien essayé de me débarrasser de mon flingue, mais je n’y étais pas arrivé. J’avais toujours eu du monde autour de moi et pas le moyen de balancer mon arme dans un buisson. Or, avec un truc pareil dans ma ceinture, j’étais bon. Il y avait peut-être un moyen de nous en tirer, si ça tournait vraiment mal, mais il était salement risqué. C’était un pis-aller, une ancre de miséricorde.

— Montrez-moi vos papiers, que je les revoie, dit le gendarme. On ne sait jamais.

Il prit mes faffes, les examina, les flaira et les fourra dans sa poche. Ça, c’était mauvais signe parce que lorsqu’un poulet vous prend vos papiers et les empoche, c’est qu’il semble désirer que vous restiez en sa compagnie pour un bout de temps.

— C’est curieux, dit-il, après un silence. Vous êtes Parisiens tous les deux, vous et la victime. Et, qui plus est, du même quartier. Vous êtes sûr que vous ne le connaissiez pas ?

Je me mis à rire, mais mon rire sonnait diablement faux.

— Faudrait pas croire que Paris c’est un bled comme Leucate répondis-je. On peut habiter vingt ans le même immeuble sans seulement savoir le nom de son voisin de palier.

Le flic rejeta son képi en arrière et se gratta le front. Il semblait prodigieusement emmerdé.

— Vous n’allez quand même pas dire que c’est moi qui l’aie buté, cézigue ? dis-je, d’un air outré. Pourquoi l’aurais-je fait ?

— C’est précisément ce qui me chiffonne, répondit l’autre. Si je savais seulement pourquoi on l’a mis en l’air, j’aurais fait un grand pas.

Et ça, malheureusement, il n’allait pas tarder à le savoir.

Il apprendrait très facilement que la veille au soir il y avait eu des troubles à Leucate, que les Allemands étaient venus arrêter deux hommes, lesquels avaient dit à Bolduc ce qu’ils pensaient de lui et leur intention bien arrêtée de lui faire son affaire à la première occasion. Ça, c’était du tout cuit. Ils allaient nous mettre dans leur poche comme une pièce de dix ronds. Le plus de chance qu’on pouvait avoir c’est qu’ils nous laissent en liberté pour quelques heures. Il faudrait, alors, tout lâcher et faire la malle avec célérité et discrétion.

Et là, c’était le coup dur, parce que Bodager ne nous le pardonnerait pas. Or, Bodager, quand il en veut à quelqu’un, ça se termine très vite, je l’avais vu avec l’histoire de Claudine, par une rafale de mitraillette dans un coin désert. Merci beaucoup. À la bonne vôtre. Malheureusement, j’avais seulement le choix entre la fusillade réglementaire, par autorité de justice, ou le flinguage crapuleux. Les deux se valaient. Comment qu’on allait encore se tirer de ce pétrin, bon sang ?

C’était à croire que le Bon Dieu se foutait de nous et nous prenait pour des ludions. Il nous plongeait tout à tour et nous faisait remonter. Un jeu du chat et de la souris, une vraie douche écossaise. Quelque jour, le système se détraquerait et alors on se mouillerait pour de bon. Et j’avais comme une idée que cette fois, c’était la bonne.

Déjà, tout le monde nous regardait d’un sale œil, avec des envies, dans le regard, de crier à mort.

S’il n’y avait pas eu tout ce monde, j’aurais joué ma dernière carte. Mais, là-dedans, c’était pas possible, avec tous les Allemands aux portières, en train de nous admirer.

— Qu’est-ce qui prouve, dis-je, que ce n’est pas le troufion fantôme qui est venu avertir l’employé qui a flingué ce pauvre type ? Si quelqu’un est susceptible d’avoir un revolver, c’est bien lui. Du reste, pourquoi qu’il s’est trotté tout de suite après ? C’est pas clair, ça.

— Ne vous occupez pas de ça, répondit le brigadier.

C’est à ce moment que le gendarme eut la plus belle idée de toute sa matinée.

— Allons, dit-il en se tournant vers la foule assemblée devant la porte des chiottes. Ne restez pas là, vous autres. Circulez ! C’est pas un spectacle beau à voir.

Et, sous la pression gendarmesque, le menu peuple commença à s’éloigner en murmurant.

— J’ai d’ailleurs des tas de choses à vous demander, dit le brigadier. Il y a des trucs qui m’échappent et je dois avouer que je suis en plein cirage. Tout ce dont je me doute, c’est que vous en savez beaucoup plus que vous ne l’avouez.

— De quoi ? dit Bams. Dites tout de suite que nous sommes des assassins !

J’avais pas envie de rigoler, pourtant je ne pus faire autrement devant la mine indignée de mon copain. Quand je pensais à la facilité avec laquelle il saignait un mec, je trouvais ça plutôt comique.

— Ta gueule ! répondis-je. Laisse-moi discuter avec le brigadier. Faut quand même pas se lancer tout de suite dans les grands mots.

— Écoutez, chef… commençai-je.

Il me regarda et haussa les sourcils. Le mot m’avait échappé. Mais lui, il savait très bien que c’est ainsi que les détenus appellent les gardiens de prison ; autrement dit les gaffes ou les matons, au choix du client. C’était, de ma part, une drôle d’imprudence, car les flics, lorsqu’ils s’aperçoivent que quelqu’un, dans son passé, s’est mouillé jusqu’à la tignasse, ils commencent tout de suite à vous tutoyer et à devenir méchants.

— Écoutez, chef, répétai-je, je veux bien vous dire tout ce que je sais. Entièrement. Mais pas ici. Il n’y a aucune raison pour que je raconte ma vie devant ces zèbres. Peut-être que ce chef de gare mettrait son bureau à votre disposition ?

— Avec plaisir, répondit le chef qui était resté là.

— Alors, c’est au poil.

C’est maintenant que j’allais jouer ma dernière carte. Et ça serait une partie drôlement gratinée !

CHAPITRE 16

C’était sans doute par dignité que le chef de gare appelait ça un bureau. C’était une pièce qui avait, tout au plus, la taille d’une pissotière. À trois là-dedans, on avait un mal de chien à respirer. Trois, c’est-à-dire Bams, le cogne et moi. Le chef de gare avait discrètement quitté la salle et l’autre gendarme montait la garde devant les waters, des fois que quelqu’un aurait envie de faucher le cadavre.

Ça sentait l’encre et la pipe froide. Dans un coin, un poêle rougeoyait. Les murs étaient couverts d’étagères avec des dossiers et des piles de circulaires.

— Alors ? demanda le bricard, qu’est-ce que vous avez à me dire de si important ?

Je m’assis posément sur le coin de la table, allumai une cigarette et soufflai par le nez deux longs traits de fumée.

— Tout, dis-je en brossant mon pantalon. Tout, depuis A jusqu’à Z. Seulement, je crois que vous feriez bien de vous asseoir parce que ça va certainement vous épater un peu. Primo, les papiers que je vous ai montrés sont archi-faux. Ils feraient sourire un antiquaire… Et ceux de mon copain ne valent pas plus cher.

— Hein ? gronda le gendarme en se levant.

— Rasseyez-vous, lui dis-je, je vous assure que vous allez en avoir besoin. Et faisons vite parce que je n’ai pas l’intention de perdre ma journée et mon copain non plus. Je suis heureux, du reste, d’être tombé sur vous parce que vous me semblez être un brave homme et un bon citoyen.

— Je suis soldat, monsieur, dit le brigadier en se levant.

— Rasseyez-vous. Donc, nos papiers ne valent pas un pet de lapin. Ça peut, tout juste, abuser des Allemands ou des miliciens, pas des flics. Les flics sont trop malins pour s’y laisser prendre. Vous les avez regardés rapidement, parce que vous n’aviez pas le temps, et que la situation ne vous le permettait guère, autrement vous vous en seriez aperçu le premier.

Fallait un peu user de flatterie.

— Mais maintenant, je vais vous montrer autre chose.

Je tirai rapidement mon flingue et le posai sur la table, assez loin mais à portée, tout de même, parce qu’il ne faut jamais perdre le nord. Bams, automatiquement, en fit autant.

— Hé là ! fit le gendarme.

— N’ayez pas peur, je m’allège. C’est fou ce qu’un Luger peut être lourd. Autrefois j’avais un Colt, c’était bien mieux, plus souple, plus rapide. Je l’ai paumé lorsque la Gestapo m’a arrêté. C’est un curé qui m’a donné celui-ci.

— Un curé ?

Il en arrondissait les yeux, le gars.

— Oui, l’aumônier qui nous a assistés lorsqu’on nous a fusillés.

— Fusillés ?

Il se passa la main sur le front.

Puis, il nous regarda l’un après l’autre, dans le blanc des yeux.

— Je me demande si vous n’êtes pas aussi cinglés que le type du passage à niveau, dit-il enfin, ou alors vous foutez de moi. Et ça, c’est grave.

— S’il n’y avait que ça de grave je ne me casserais pas la tête, répliquai-je, aussi sec. Laissez un peu tomber votre dignité et mettez les pieds sur la terre. C’est la guerre, mon vieux.

— Continuez. On verra bien où ça vous mènera. Pour ma part j’ai l’impression que ça sera à la Maison d’Arrêt, à Carcassonne.

— On verra, en effet. En tout cas je vous le dis : vous avez intérêt à vous tenir peinard, parce que, s’il nous arrive un pépin et que Bodager l’apprenne, ça ira mal pour le frangin qui l’aura provoqué. Maintenant, je vous ai promis la vérité et la voici. Le mec que vous avez retrouvé dans les chiottes, il était à sa place pour la première fois de sa vie. Il s’appelait Jules Bongars, vous le savez. Ce que vous ne savez pas, c’est que c’était une salope, autrement dit un mouton, un indic.

— J’ai compris.

— Il a toujours travaillé avec les flics à Pigalle. Alors vous pensez qu’ici, et à cette époque, il se trouvait vachement dans son élément. Un indicateur allemand, voilà ce que c’était. Or, c’est un genre de gonzes, rien que de les voir, ça me chatouille l’amour-propre, je suis comme ça. J’y peux rien.

Le cogne fouilla sa poche. Je lui tendis mon paquet de cigarettes parce que c’est un geste que je n’aime pas.

— On est arrivés ici hier soir, mon pote et moi. On l’a rencontré. Il nous a fait entrer dans une entreprise. Le soir, trois Chleuhs ont baisé une fille, de force. Ça non plus, je ne peux pas le supporter.

— Ni moi, dit le gendarme. J’ai une fille. Elle a dix-sept ans.

— Alors, ça vous aurait peut-être fait le même effet. On leur a volé dans les plumes. Avec ça.

Je désignai les soufflants, étendus bien sages sur le buvard du chef de gare.

— Ils se sont trissés. Nous, on a réussi à se dégager. (Je ne voulais pas raconter comment). Et quand nous sommes rentrés nous pieuter, Bolduc s’est ramené avec deux Chleuhs, baïonnette au canon. Il nous a fait emballer.

— Hé ben ! fit le flic.

— Là aussi, on s’est dégagés. Mais on a été obligés d’en buter deux et de mettre les klaouis de l’autre dans un tel état que je crains qu’il n’en devienne impuissant, ce qu’est pas bien vu en Allemagne. Et, ce matin, j’ai flingué Bolduc comme un chien enragé. Voilà.

— Tout s’explique.

— Autre chose. Je vous ai raconté tout ça pour que vous ne nous cassiez plus les pieds avec ces exécutions sommaires. Moi, je n’ai à défendre que ma peau et le but de ma visite ici. Maintenant, vous êtes fixé, votre curiosité est satisfaite et foutez-nous la paix. De plus, vous avez une occasion excellente pour vous débarrasser définitivement de l’acrobate du passage à niveau. Mettez-lui le meurtre sur le dos. Il doit bien avoir un pétard chez lui, ce type, puisqu’il est de la Milice. Nous, on est prêt à témoigner qu’on l’a vu sortir des chiottes un moment après nous et qu’il nous a rattrapés sur le chemin. Pour peu que vous nous souteniez un peu, ça passera comme une lettre à la poste. Je me marrerais s’il était fusillé par ses propres copains.

— Vous êtes drôlement barbare ! La vie d’un homme…

— Et eux ? Ça les intéresse, la vie d’un homme ? Surtout que, pour nous, la question ne se pose pas. Vous m’avez dit vous-même, tout à l’heure, que ce type était dangereux. C’est lui ou nous, y a pas d’erreur. Et, faut que je vous fasse une confidence, je tiens à ma peau. J’estime qu’elle vaut la sienne, et largement encore. Pour tout dire, je suis prêt à tout.

— C’est que… c’est une drôle d’histoire que vous me racontez là. Après tout, je ne vous connais pas, moi. Vous êtes peut-être simplement des truands, et tout ça n’est qu’un règlement de compte crapuleux.

J’éteignis ma cigarette dans le cendrier et croisant les bras.

— Alors, vous vous imaginez, comme ça, que si je vous avais dit des salades je serais venu vous raconter mes histoires et poser mon revolver sur la table. Faudrait vraiment que je sois saoul.

— On dit ça ? Mais qu’est-ce qui me prouve…

— Des tas de choses. Je vais vous dire un bon truc. Je suis prêt, et mon copain aussi, à vous suivre à la gendarmerie. Vous nous garderez toute la nuit, pas plus, parce que vraiment on n’est pas venus ici pour se tourner les pouces. Vous ferez votre enquête auprès du bistrot, de la fille qui a été violée et des gars de la chambrée où les boches, assistés de Bolduc, sont venus nous arrêter. Si on ne vous récite pas, mot pour mot, l’histoire que je viens de vous sortir, je veux bien qu’on me coupe le kiki. Vous pigez ?

— Oh ! très bien, répondit le cogne. Ça me paraît honnête. Ce qui l’est moins, par exemple, c’est votre port d’arme. Et, de toute manière, ce lessivage d’un agent allemand me paraît assez illégal. Que vous le vouliez ou non, c’est un crime.

— Puisque je vous dis que je vous donne un coupable !

— Ça aussi, c’est un crime.

Je commençais à m’énerver, moi aussi. D’un geste prompt je saisis mon Luger.

— Écoutez, flic, dis-je. Je vous ai raconté tout ça parce que j’ai pensé que vous ne portiez pas les Frizés et leurs copains dans votre cœur. Ras plus. Maintenant, si vous voulez la ramener, comme on sait parfaitement ce qui nous attend, on va faire du sale travail. Vous pigez ? Ça ne sera pas la première fois que je descendrai un gendarme.

— Ne le prenez pas comme ça, dit le cogne tranquillement, sans regarder mon soufflant. J’ai rien dit contre. Je vous fais simplement remarquer que je ne vous connais pas. Ce que vous me racontez peut être très vrai, comme ça peut être du baratin d’un bout à l’autre.

— Bien sûr, dis-je. Alors tant pis, je vais vous montrer quelque chose. Seulement, cette fois, je vous avertis que si, après, vous ne marchez pas au doigt et à l’œil, vous ne croquerez pas vingt ronds de votre retraite. On a des amis qui payent nos dettes.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je vais vous faire voir.

Je déboutonnai rageusement ma canadienne et ouvris mon veston. Sous la poche intérieure droite, il y avait une petite encoche dans le tissu de la doublure. Ça ressemblait à un faux pli et ça pouvait passer très facilement inaperçu. Je tirai d’un coup sec. La doublure vint. Je fouillai l’intérieur, tirai ma liasse de billets de cinq mille et la jetai sur la table.

— C’est avec ça que vous espérez m’avoir ? demanda le gendarme. Je ne marche pas. Vous m’avez avoué que vous aviez tué ce type, c’est tout ce que je sais.

— Attendez un peu, que diable !

Je fouillai rapidement la liasse et trouvai enfin ce eue je cherchais.

C’était un dépliant du format d’une carte d’identité, barré de tricolore, que Bodager m’avait donné, à tout hasard, en cas de coup dur sérieux. Ça n’avait l’air de rien. Fallait l’ouvrir. Alors on voyait ma photo et quelques petits conseils à l’usage des lecteurs. Notamment : République Française. Ministère de la Guerre. Et, au-dessous : Ordre à toutes les forces de Police de laisser passer et de prêter main-forte, sur sa réquisition, à l’agent… etc.

— Service Allié de Renseignements, dis-je. Je vous réquisitionne.

Le cogne faillit s’étrangler.

CHAPITRE 17

Il en laissa même tomber sa cigarette. Il aurait eu un dentier, il l’avalait. Il nous regarda, l’un après l’autre, avec un air effaré.

— Sans blague ? fit-il, lorsqu’il put reprendre son souffle. Vous n’avez pas une tête à ça, ni l’un ni l’autre. Alors, vous êtes des espions ?

— N’employez pas ce mot-là, répondis-je. Il me fait mal. Dites agent secret, si ce n’est pas trop vous demander.

— Agents secrets, répéta-t-il.

— Voilà. Et maintenant vous savez toute l’histoire : pourquoi j’ai été forcé de liquider Bolduc, et pourquoi nous sommes là. Faut vous dire, aussi, que Bolduc n’a pas été le seul à morfler, dans l’histoire. Y a également deux boches que mon petit copain ici présent s’est fait un plaisir de lessiver.

— Les boches je m’en fous, dit le gendarme, en se graciant le derrière, qu’il avait volumineux. Ils lavent leur linge sale en famille et ne font jamais appel à la maréchaussée, sauf en ce qui concerne les déserteurs du S.T.O. Seulement, si jamais vous tombez dans leurs pattes, avec eux, ça ne sera pas du flan.

— Vous cassez pas la tête. La compagnie qui pouvait être dangereuse est en train d’aller faire griller des marrons dans les steppes russes. Elle emmène avec elle les seuls témoins de nos frasques, et le seul gars qui pouvait nous chercher des crosses est mort. Requiescat in pace. En somme, il ne reste plus que vous pour nous créer des ennuis.

— Rien du tout ! répliqua le brigadier, tout ragaillardi. Je ne vous ferai aucun mal, au contraire. Je suis à vos ordres, puisque vous me réquisitionnez.

— Et le gouvernement de Vichy ?

— Je m’en tamponne. Il m’a assez cassé les pieds. Je suis aux ordres du gouvernement légal. Je suis Français, non ?

— Alors, c’est très bien comme ça. Je ne vous demande pas grand-chose, d’ailleurs. La boucler. La boucler férocement, comme si on voulait vous faucher vos dents en or. Et faire le mort, si je puis dire. Si jamais nous avons des avatars dans ce bled et qu’on vous charge de nous rechercher, partir en sens inverse du lieu où vous croyez pouvoir nous trouver. Et si, par malchance, vous nous mettez la main dessus, faire comme si vous ne nous connaissiez pas et nous laisser calter. Parce que, naturellement, je tiens essentiellement à remplir ma mission, mais je tiens aussi à ma paillasse, figurez-vous.

— Vous pouvez compter sur moi. Faut-il aussi que j’avertisse mes gendarmes ?

— Gardez-vous en bien, bon sang ! Vous manquez vraiment de psychologie, mon vieux. D’abord parce que n’importe lequel d’entre eux, avec les meilleures intentions du monde, risque de tout raconter à sa femme avant de lui faire l’amour, et le lendemain tout le monde serait au courant. Ensuite, parce que vous devriez savoir, aussi bien et même mieux que moi, que les cognes sont jaloux entre eux, c’est pas croyable. Il pourrait se trouver une salope qui, rien que pour prendre votre grade et votre place, nous balanstique tous aux Frizés. Fermez la bouche, et sévèrement, ça vous évitera de toute manière d’avaler une mouche. En outre, je ne tiens pas à me balader dans le coin avec l’étiquette « agent secret » brodée sur mes fringues, comme un Kriegsgefangene. Je crois que ça doit être assez mal porté, dans le pays.

Le bricard se mit à rire, puis un voile de tristesse se répandit sur ses traits et il recommença à se gratter les fesses.

— Tout ça, dit-il, c’est bien gentil, mais j’ai un macchabée sur les bras, moi, maintenant. Qu’est-ce que je vais en faire ?

— En lui appuyant un peu sur la tête, peut-être qu’il passerait dans le trou des chiottes, ricana Bams. Comme ça, il ne gênerait plus personne.

— Vous rigolez, vous, répliqua le gendarme, mais mettez-vous à ma place. C’est cornélien. J’ai un meurtre, la chance de ma vie ; je connais les coupables et je ne peux pas les arrêter. Qu’est-ce que je vais raconter au Parquet ?

— Laissez le Parquet s’engluer dans cette mélasse. Si vous savez vous taire, ils ne s’en sortiront jamais, faites-moi confiance. Le juge d’instruction en perdra ses cheveux. C’est insoluble. Vous vous ferez peut-être engueuler un peu, parce que lorsqu’un type ne comprend pas quelque chose, faut toujours qu’il engueule ses sous-ordres, mais ça se passera très bien. Affaire classée.

— Maintenant, si vous voulez vraiment que cette affaire vous rapporte quelque chose, repris-je après avoir allumé une cigarette, vous avez là une de ces occasions qui ne se reproduisent qu’une fois par siècle.

— Quelle occasion ?

— Je vous l’ai dit déjà. Le milicien dingo. C’est un coupable tout désigné. Moi, à votre place, je sais ce que je ferais. Je prendrai mon gendarme, j’irai chez le mec directement et je le sauterais. Je lui ferais traverser la gare, devant tout le monde, en grand seigneur, avec les menottes, de manière que chacun le voie bien. Comme on ne retrouvera jamais le vrai coupable, la suspicion publique pèsera sur lui et sur sa famille jusqu’à la troisième génération.

— Il va hurler.

— Laissez-le hurler. Vous direz à la presse que c’est toujours les coupables qui crient le plus fort, ça sera une charge de plus.

— Mais je n’ai pas de preuves !

— Y a rien d’aussi facile à fabriquer. D’ailleurs, c’est pas compliqué. Quand vous le tiendrez dans les locaux de la gendarmerie, mettez-lui donc une bonne avoine, bien gratinée. Laissez-le aller lorsqu’il aura les yeux tellement tuméfiés qu’il sera incapable de voir sa route à midi, en plein été, et les oreilles sifflantes au point que si une bombe lui éclate à côté, il s’imagine qu’il a laissé tomber son briquet. Avec cette façon de mener l’enquête, ce serait bien le diable s’il ne vous avouait pas une demi-douzaine d’assassinats.

— C’est pas mal, cette histoire-là, dit le gendarme, séduit. Il avait quelque chose d’égrillard dans les yeux, maintenant, comme si on venait de lui montrer des photos obscènes à l’usage des troupes en campagne. Déjà, il se voyait ravageant la physionomie du milicien à coups de tatanes. Rien que l’idée le payait presque de toutes les vexations que l’autre lui avait fait subir.

Il se décida tout à coup. D’un geste, il tira ses menottes de sa poche.

— Je vais le sauter illico. Et lorsqu’il sortira de mes pattes il sera dans un tel état qu’on le prendra pour l’étalage d’un charcutier.

— C’est une affaire en or, approuva Bams. D’autant plus que tout le monde s’imaginera que c’est la Milice qui l’a tiré de là et qu’il s’est vraiment mouillé. Quand les boches seront partis pour de bon, on est capable de le fusiller.

— Nous, dis-je, on va rester ici jusqu’à ce que l’affaire soit faite. J’aurai vraiment du plaisir à voir cette fesse de tante faire son entrée dans le monde judiciaire.

On sortit tous sur le quai. Le train allemand, archi-plein, démarrait lentement, comme à regret. Il y avait vraiment de quoi. Quitter le Midi de la France, l’azur méditerranéen, pour aller se faire arranger la cravate à Stalingrad, ça ne donnait envie à personne de mettre la fleur au fusil.

Et pourtant, ici, le vent hurlait de plus belle, secouait les amandiers en fleur. Au pied des arbres, on aurait dit qu’il avait neigé, tellement il était tombé de pétales blancs. Pas possible, si le vent continuait à cavaler comme ça, on ne pourrait se payer des amandes qu’au marché noir, cette année.

Les cheminots formaient un petit groupe près du puits. Ils nous regardaient avec une certaine méfiance. Finalement, le chef de gare, sous le prétexte de reprendre possession de son bureau, s’approcha de nous.

— Alors ? dit-il d’une voix avide.

— Ces messieurs, sont innocents, dit le brigadier, avec une mâle assurance. Ils m’ont fourni les preuves, par contre, qui vont me permettre d’arrêter l’assassin.

— Pas possible ?

— Si.

— Et… peut-on savoir ?

— Oh ! oui. C’est le garde-barrière.

— Ça ne m’étonne pas ! clama le type, après un silence qui prouvait le contraire. J’ai toujours dit que cet homme finirait par faire un mauvais coup. Je le faisais encore remarquer à ma femme hier soir. Il a vraiment une tête d’assassin.

Un silence. Il n’y avait plus, dans l’air saturé d’iode et de soleil, que le ronronnement du train en marche. Peu à peu, le vacarme s’estompa et on n’entendit plus que les bruits paisibles de la campagne, le chant d’un coq, le cri d’un laboureur et le sifflement du vent dans les branches.

— C’est à quelle heure, le prochain train sur Narbonne ? demanda le cogne. Parce qu’il faut qu’on emmène immédiatement ce type à la caserne, à La Nouvelle.

— Dans dix minutes.

— Parfait. On a le temps.

Il fit signe à son sous-fifre et partit vers la maisonnette en se battant joyeusement les cuisses avec la chaîne des menottes.

Nous, naturellement, on était tous à l’affût. Bientôt, au bout du sentier, on vit apparaître un trio qui avait l’air de jouer Branquignol. Les deux gendarmes avaient un mal de chien à tenir le garde-barrière qui se défendait comme un furieux.

Comme le cogne l’avait prédit, il hurlait. Il hurlait si fort que ça parvenait jusqu’à nous.

Lorsque cette belle équipe passa devant nous, à la grande joie des employés de gare, qu’avaient jamais vu peut-être le spectacle d’un mec mûr pour le ballon, j’entendis le brigadier murmurer, entre ses dents :

— … comme un étalage de charcutier !

Ce qui prouve, quand même, qu’il avait de la suite dans les idées.

CHAPITRE 18

— Et voilà, dis-je, quand on fut de nouveau sur la route de La Franqui, après le départ spectaculaire du train de Narbonne. T’as pas une épingle de sûreté ?

— Si.

Ce Bams, il était comme les femmes. Il avait toujours des objets de toilette sur lui. Il faut d’ailleurs reconnaître que c’était bien utile avec notre manie de décarrer d’un coin à toute pompe, sans faire suivre de bagages.

— Alors ? demanda-t-il, tandis que j’arrangeais la doublure déchirée de mon veston, quel est ton état d’âme ?

— Excellent, répondis-je, je suis en pleine forme. Il y a longtemps que je ne m’étais pas senti aussi bien. J’irais au bout du monde à pied.

— Il ne s’agit pas d’aller si loin. On va passer devant la sentinelle, d’ici un kilomètre, et va falloir jouer une comédie drôlement vraisemblable.

— T’en fais pas, répondis-je, je suis guéri de ma fatigue. Cette histoire-là m’a regonflé, c’est à peine croyable. Quand je pense qu’un salopard est en train de payer l’addition à notre place, moi, je trouve ça marrant. Ça m’a rendu confiance. Y a un Bon Dieu.

— D’autant plus, estima Bams, que c’est un appui sérieux, la maréchaussée, surtout auprès des Allemands. Ces mecs-là, tout ce qui est uniforme, ça les impressionne. Ils trouvent que ça fait sérieux. Ils ont ça dans le sang. Je ne sais pas si tu te rends compte ce que ça peut valoir, comme alibi, le faux témoignage d’un type assermenté.

— Et comment que je m’en rends compte. Il y a un truc que je regrette quand même, c’est ne pas pouvoir assister à la leçon de swing que le garde-barrière va déguster. Il voulait nous faire tomber, le salaud, et maintenant, c’est lui qui est dans le bain. Et quel bain ! Il n’en sortira pas blanc, de toute manière. Son avenir est brisé. Je voudrais voir aussi la tête de son chef de centaine, à qui il servait probablement d’indicateur, lorsqu’il va apprendre ça. Enfin, ça fait un pourri de moins.

On marchait paisiblement sur la route ravagée, qui avait été autrefois le chemin des vacances et du plaisir, et qui n’était plus maintenant qu’un sentier bordé de ronces, comme on dit à l’église. Le bitume avait foutu le camp en maints endroits, laissant voir les cailloux de l’ancienne route. Ça faisait pauvre et désastreux.

De loin en loin, les boches avaient creusé des trous pour y coller, le cas échéant, des mines antichars. L’herbe maigre de l’hiver envahissait les fossés. Les vignes tendaient leurs griffes tordues vers le ciel. Et là-dessus il y avait le soleil brutal du Midi, l’odeur de l’eau et du sable. Si bien que les Allemands, là-dedans, ils paraissaient invraisemblables, déplacés, anachroniques. Pour l’instant, du reste, il n’y en avait pas en vue, ce qui fait que j’avais l’impression que la guerre n’existait pas et que je me baladais tranquillement, histoire de prendre l’air et de ramasser quelques asperges sauvages.

Lorsque je vis, au bout du chemin, les barbelés et le pauvre con d’en face qui montait la garde, j’eus l’impression de m’éveiller et d’abandonner un rêve rose. Tout aurait été si bien ! Mais évidemment, il y avait les Chleuhs. Et on commençait à avoir la malsaine impression qu’ils étaient là, cramponnés pour de bon, et que, pour les faire démarrer, ça serait plutôt duraille.

Bams ne s’était pas trompé. La sentinelle ne fit pas la moindre histoire. On lui expliqua, moitié français, moitié petit nègre, qu’on venait là pour chercher du boulot. S’il y comprit quelque chose c’est qu’alors, vraiment, c’était un drôle de caïd. Mais il écarta son flingue et nous fit signe de passer. Peut-être qu’il avait l’habitude, peut-être aussi qu’il s’en foutait. C’était dans le domaine du possible. Après tout, ils n’étaient pas tous complètement abrutis.

— Ça y est, dit Bams, lorsqu’on fut introduit dans la place forte et qu’on commença à déambuler, sans trop savoir que foutre, sous les ombrages des pins, comme des gens riches qui passent leurs vacances dans des endroits chics et qui s’y font voir.

— Le plus dur est passé, dis-je en bourrant la fameuse pipe que je n’avais pas fumée depuis le maquis avec une cigarette dépiautée. Mais on n’a pas fini le bal. Maintenant, le boulot sérieux commence. Faut cravater les plans, ou alors, s’en procurer une copie. Et quelque chose me dit que ça va être encore une drôle d’histoire.

— Ça ne nous changera pas beaucoup, ricana mon pote. J’en suis arrivé à un tel point que je ne pense plus qu’à ça. C’est pas dur, j’en rêve. Ça fait au moins un mois que je n’ai pas regardé les fesses d’une fille, dans la rue. Elles se baladeraient à poil, je crois que ça ne me ferait pas plus d’effet.

— C’est sans doute, répondis-je, que tu serres les tiennes.

— Ça, tu peux le dire. J’ai l’impression que si je faisais l’amour et qu’au moment psychologique j’entende du bruit dans le couloir, je m’arracherais de la poupée pour sauter sur ma canardière. C’est te dire. Et si tu veux en croire mes intuitions, je pense que cette fois nous sommes frits. Quelque chose me dit qu’on ne verra pas la fin de la guerre.

— Ne me fais pas marrer, avec tes prédictions à l’encre de Chine. On s’en sortira très bien. Qu’est-ce que tu dirais, alors, si tu étais sur le front d’Italie, avec les soldats de Leclerc ?

— Ce ne serait pas pareil. Je serais prêt, à ce moment-là, à saigner Mussolini lui-même. J’aurais pas cette impression d’illégalité que j’ai en ce moment — et surtout de solitude.

— En somme, ce qu’il te faut, avant d’assassiner quelqu’un, c’est des garanties ? Faut que ton coup de rasoir soit toléré par la loi ?

— C’est quelque chose comme ça.

— Ah ! ne m’embête pas avec tes états d’âme ! Tâche plutôt de savoir où on peut s’embaucher, histoire d’avoir au moins une couverture.

Au milieu du parc, sous les ombrages, une baraque construite par les Allemands saupoudrait le ciel trop bleu de fumée noire. La porte s’ouvrit et un type sortit avec un casse-croûte qu’il dévorait comme si, pendant les dix jours précédents, il s’était transformé en fakir jeûneur. En outre, il portait un kil de rouge sous le bras.

— Ça, dit Bams, c’est une cantine ou je ne m’y connais pas. J’ai envie d’aller y faire un tour. C’est bien le diable si je ne rencontre pas là un mec qui me rencarde sur les activités du pays.

— Riche idée, répondis-je. Et, si tu le veux, je te retrouverai là. Moi, j’ai plutôt envie d’aller voir comment ça se passe vers le nombril du monde, c’est-à-dire le P.C. allemand.

— Comme tu veux, mon fils. Mais tâche de faire gaffe.

— N’aie pas peur. Moi non plus, depuis quelque temps, je n’ai pas eu le temps de penser aux filles, mais je ne sais pas si c’est le printemps, je commence à tenir sérieusement à ma peau. Après tout, Consuelo, elle est pas si mal que ça, hein ?

— Je crois bien, répondit mon pote avec enthousiasme. J’en ferais mes dimanches.

— Quant à Hermine, c’est un fantôme, maintenant. Qu’est-ce que tu veux faire d’un fantôme ? Tu peux quand même pas l’allonger sur un plumard, ou alors c’est que tu as trop d’imagination.

Bams me regarda avec inquiétude. Je savais que mes traits s’étaient crispés et que j’avais le visage amer du mec à qui on aurait servi un Fernet-Branca alors qu’il s’apprêtait à déguster du triple sec.

— Qu’est-ce qui te prend ? dit mon pote. Tu te lances dans le romantisme ?

— Fous-moi la paix ! répliquai-je aussi sec. Et parlons d’autre chose. Je te retrouverai ici dans une heure environ. Maintenant, si tu me vois cavaler avec les Chleuhs aux trousses, fais comme si tu ne me connaissais pas. Si des fois — ça peut arriver — j’étais crevé et si on vient te demander si tu me connais et qu’est-ce que tu foutais avec moi, nie toujours. Faut toujours nier, c’est un truc que la Police Judiciaire m’a appris, dans mon jeune temps. Tout ce qu’on risque, c’est une avoine. Alors, tiens le coup, parce qu’après tu t’en sors dix fois mieux. Tu me connais ? Monsieur, je ne suis pas celle que vous croyez, etc. Si on nous met face à face, c’est pas dur, tu m’as jamais tant vu.

— Et alors ? fit Bams avec un regard inquiet. Tu perds les pédales, non ? T’es cafardeux, c’est incroyable.

— C’est ta faute. Tu m’as filé le bourdon avec toutes tes théories.

— Ne fais pas le farfelu, dit le Catalan. Pense que tu n’es pas seul. Pense aux plans. Et pense aussi que s’il t’arrive une salade ce ne sera pas en solo. Parce que, moi, je vole dans les plumes de n’importe qui. Et puis j’espère bien que tu ne vas pas leur casser la porte, aux Fridolins ? Ça ne servirait à rien.

— Je ne suis pas complètement sinock, dis-je.

— D’ailleurs, on a quand même le temps. C’est pas la peine de casser les glaces et de se brûler.

— O.K., dis-je, auf wiedersehen.

Ce qui faisait très Europe Nouvelle.

Et je repris ma route, seul. Je savais où se trouvait la Kommandantur. Je l’avais repérée, quelques heures avant, lorsque nous avions quitté la plage. C’était une grande villa rouge au bord du chemin. Avec un Chleuh devant, bien entendu. Mais il n’y en avait pas derrière et c’est là-dessus que je comptais.

Pour l’instant, d’ailleurs, je n’avais pas grand-chose à faire, sauf à réfléchir. Parce que c’est très joli d’avoir l’intention de faucher des plans, mais encore faut-il savoir comment s’y prendre.

Et juste comme je venais de passer le court de tennis que des gens optimistes avaient autrefois installé sous les arbres, j’entendis un clairon qui avait l’air de perdre le sens de la musique. On aurait dit que le gars était saoul ou alors qu’il ne savait plus très bien moduler ses notes. Malgré que ce soit plutôt mauvais, je reconnus l’air. C’était l’alerte.

Je levai la tête. Très haut, un groupe d’une vingtaine d’avions tournait au-dessus du bled.

Tout à coup, l’un d’eux piqua du nez, avec un sifflement. Et le bruit de la mitrailleuse emplit le ciel tranquille.

CHAPITRE 19

Ça, je savais ce que c’était. C’était un coup à prendre des bastos en pleine poire, ou je ne connaissais plus rien des lois de la guerre.

Effectivement, les vingt-cinq ou trente appareils virèrent sur l’aile et suivirent la trajectoire du chef d’escadrille. C’était le moment de mettre les adjas, parce que les bombardements, merci beaucoup, c’est des trucs comme la Loterie Nationale, on s’en tire ou ne s’en tire pas, on n’a aucune défense. On est pris dans un enfer de feu, de ferraille et de plâtras comme une bille dans une machine à sous.

Je pris le pas de course et tâchai de gagner un coin moins exposé. Ce qu’il y a de vache, dans ce genre de truc, c’est qu’on a toujours l’impression qu’on va recevoir l’avion sur la tronche de plein fouet. En n’importe quel endroit qu’on se trouve on le voit descendre sur soi.

Sans parler, bien entendu, du bruit charmant que fait une mitrailleuse qui tousse.

Le clairon, pas possible, il devait avoir une maladie de cœur, car il s’arrêta net au milieu de sa mélopée. Peut-être bien, aussi, qu’une balle lui avait coupé le sifflet.

En tout cas, les boches, ils avaient perdu leur morgue. Ils cavalaient partout, comme des rats dont un chat aurait découvert le nid. Et fallait les voir dégringoler dans les tranchées à pare-éclats ou plonger dans des plat-ventre qu’un joueur de rugby n’aurait pas désavoués.

Les avions firent une boucle et revinrent sur le patelin. Ils luisaient doucement dans le soleil de février. Ils étaient tellement bas, maintenant, qu’on pouvait distinguer l’étoile sur leur empennage.

C’étaient des Amerlocks, ça, ou alors je ne m’appelais plus Maurice. Et les Amerlocks, je les connais, c’est des terreurs. Quand ils passent quelque part, ils démolissent tout. Et, sauf erreur, ça commençait à camphrer, des branches de pins tombaient avec fracas, cassées par les balles, et les tuiles des villas éclataient comme des pétards. Ça promettait de la joie.

Je finis par trouver un fossé et je m’allongeai dedans. Ça ne me donnait pas l’impression d’être davantage en sécurité, mais fallait être raisonnable, et ne pas se balader, la pipe au bec, dans un coin où les pruneaux descendaient comme confettis en carnaval.

Alarm ! cria quelqu’un, alarm !

Il passa près de moi comme une flèche, le Chleuh, puis s’arrêta net, fit un tour de valse et dégringola en vomissant le sang. Raide. Ratatiné.

La rafale dessina une ligne droite sur le court de tennis. Et au même instant les canons commencèrent à cracher. Un boucan infernal emplit le ciel. On aurait dit que les étoiles elles-mêmes s’en mêlaient et fonçaient sur la terre. Tout ça sentait furieusement l’apocalypse. Tout partait en couille, parole.

Lorsque la vague de chasseurs fut passée, je relevai la tête. Devant la cantine où Bams était entré, un camion était arrêté. Les types qui le conduisaient, apparemment qu’ils en avaient vu d’autres ou qu’une diseuse de bonne aventure leur avait prédit qu’ils vivraient jusqu’à cent ans, car pour ce qui est de se casser la tête, ils ne se la cassaient pas. Ils continuaient à décharger leurs caisses de bouteilles. Et c’est ça, sans doute qui leur porta malheur, car, faut bien reconnaître que les gars qui étaient en haut, ils ne pouvaient pas savoir qu’il s’agissait de bouteilles. En principe, quand dans une organisation militaire on colle des caisses dans un baraquement, c’est rarement de la boustifaille, faut pas gâter le troufion. Par contre, pour ce qui est des dragées et des armes blanches, y a pas d’économies.

Les Amerlocks là-haut, qui connaissaient les boches et leur mentalité de chair à saucisse, s’imaginèrent sans doute que c’étaient des munitions. Au deuxième tour de scrutin, le premier avion vira sur l’aile et, en avant, il entama le badaboum. Il passa au ras du toit de la cambuse et se mit à la sucrer. Et cette fois, pardon, ce n’était plus seulement la mitrailleuse qui crachait, c’était aussi le canon de 37.

Il passa comme une tornade, suivi de toute son équipe. Sa rafale commença à tracer dans le toit de bois une ligne semblable à un coup de scalpel.

Et quand les autres furent passés, la baraque commença à vaciller, et trois ou quatre types sortirent en courant. Ils avaient l’air hagard du mec qui aurait avalé par inadvertance une lampe à pétrole. Et pas de Bams là-dedans. Ça commençait à sentir le brûlé. Je me marrais un peu de cette histoire, mais ce qui me chatouillait quand même, c’est que mon pote était dans cet enfer.

Je me relevai et essayai de voir mieux, à travers la fumée et la poussière, juste pour apercevoir les avions qui revenaient. Apparemment qu’ils avaient pris goût à la mayonnaise et qu’ils ne tenaient pas à la rater. Et, pardi, ils descendirent de nouveau, comme des éclairs et recommencèrent le poivrage.

Ce coup-ci, la baraque dégringola pour de bon. Elle s’écroula comme une bouchée à la reine mal cuite, sauf que ça fit un peu plus de pétard et que la poussière monta jusqu’au ciel. Le vent, heureusement, dispersa tout ça en moins de deux.

Au même instant, j’entendis un sifflement aigu et je replongeai parce que ça, je savais ce que ça signifiait. Ça, c’était la batterie antiaérienne qui essayait de s’offrir un oiseau. Malheureusement pour les Chleuhs, l’obus éclata à la cime des pins, si près que j’entendis passer les éclats et que l’un d’eux vint faucher un arbrisseau, droit au-dessus de ma tête. Je dois dire qu’on a beau être gonflé, ces trucs-là, ça vous coupe un peu vos envies de caresser les filles.

Je sautai quand même aussitôt parce que j’étais vachement inquiet en ce qui concernait Bams. Dans un truc comme ça, il n’avait pas de défense. C’est pas son couteau qui pouvait le tirer de là.

Ça hurlait dans tous les coins. Il fallait croire que les boches devaient avoir quelques copains avec les tripes à l’air.

Le canon tonnait toujours. Je levai la tête vers le ciel juste pour apercevoir une traînée de feu et de fumée. Quelqu’un avait dégusté. L’avion tombait de plus en plus vite. Tout à coup, très loin en mer, il y eut une sorte d’explosion. Le zinc avait éclaté comme une grenade.

Les autres, bien entendu, ne s’en soucièrent pas. Ils continuèrent à foncer vers les côtes algériennes. Ils savaient très bien qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, et que de toute manière ils ne pouvaient rien faire de plus pour leur copain parce qu’il était définitivement claboté. Sûrement qu’il était déjà mort avant de toucher la flotte.

Je sortis du fossé et je courus à la baraque. Et je n’étais pas le seul. C’était une véritable cavalcade qui fonçait vers le coin. Je veux dire, bien sûr, ceux qui n’étaient pas morts ou blessés. Tout ça formait un milieu assez mélangé. Il y avait autant de Français que de boches. Chacun, sans doute, avait un pote ou un frangin en train de pomper une chopine au moment où ça s’était passé. En définitive, on était une trentaine de gars autour des ruines, chacun vociférant dans sa langue, sans que ça fasse avancer le boulot.

— Alors, les gars ? dis-je en m’approchant d’un groupe. Qu’est-ce qu’on fout ? On fait un traité de commerce ou on en met un coup ? Ils sont peut-être pas tous morts, là-dessous. Après tout, c’est rien que des planches.

Déjà, des compagnons s’attaquaient au déblayage, et je me mis au boulot, moi aussi.

J’en étais pas à avoir tiré trois planches que quelqu’un me frappa sur l’épaule. Je me retournai. C’était Bams. J’en restai sec tant je m’y attendais peu.

— Bon Dieu ! dis-je, je te croyais définitivement clamcé, moi ! Comment es-tu arrivé à te tirer de là ?

Bams rigolait. Il était rutilant de santé, j’avais jamais remarqué à quel point.

— J’aurais jamais cru que je pouvais avoir tant de veine, dit-il.

— Ne te plains pas de ta veine, jusqu’à présent elle a été plutôt jolie.

— Je suis parti pisser, mon pote, reprit-il d’un air jovial. Je suis parti pisser et les pissoires, c’est au fond du parc. Ce qui fait que je suis passé au travers. Je suis resté dans mon coin tranquille pendant que ça dérouillait ferme là-dedans.

— Bon sang !

— Mais ce qui me fait le plus marrer, continua mon copain, c’est que la cantine a drôlement morflé. Et c’était une cantine allemande, mon vieux, tout ce qu’il y a de plus fridolin. En outre, les caisses qu’on leur livrait étaient des caisses de liqueurs françaises, nur für Wehrmacht. Il ne doit pas en rester lerche.

Il en était plié en deux, tellement il se fendait la pipe.

Les autres mecs qui étaient en train de déblayer le chantier nous regardaient avec réprobation. C’est vrai que la mort, c’est jamais marrant. Mais cette histoire, ça nous coupait toute pitié.

— Ils n’ont pas laissé une bouteille debout. Les Fritz n’ont pas eu seulement le temps de les goûter.

C’est à ce moment-là qu’à travers les arbres je vis venir une silhouette qui me semblait familière. C’était une grande fille brune, vêtue d’un manteau rouge qui s’ouvrait sur un fourreau noir qui la moulait magnifiquement. Sa jupe fendue s’entrouvrait à chaque pas. Elle remuait les hanches comme la déesse de l’amour. Elle avait une de ces allures à couper net le sermon d’un archevêque. Et des lèvres rouges comme une plaie. Des lèvres qui appelaient le baiser.

Consuelo.

CHAPITRE 20

C’est dégueulasse, dit quelqu’un, à côté de moi. Ces cons-là ont cassé toutes les bouteilles. Pour une fois qu’on pouvait avoir quelque chose de potable à se mettre dans le gosier !

Consuelo avançait toujours. Elle m’avait repéré, maintenant, et marchait droit sur nous, avec ce déhanchement félin qui me mettait, à chaque coup, le feu dans les tripes. Vingt Dieux ! quelle souris ! C’était tout à fait le genre de frangine pour laquelle on comprend que le petit caissier ou l’employé du ministère fasse la malle avec l’oseille de la boîte.

Par exemple, fallait croire que je n’étais pas auprès d’elle en odeur de sainteté, car son regard noir flambait. Et pour la question du sourire, ce n’était pas le jour. Ou en tout cas c’était pas mon jour de distribution, pour parler comme les épiciers. Elle avait même l’air vachement furax, la poupée.

Sur les ruines de la baraque, d’où venait une forte odeur d’alcool, les types s’activaient. S’agissait de savoir combien qu’il y en avait de raides là-dessous. C’était ça qui comptait, pas les blessés, en tout cas beaucoup moins. C’est ce jour-là que j’ai compris que toutes les armées du monde avaient un point commun : ce qui les intéresse, c’est le cadavre. Ce n’est pas avec des vivants qu’on fait les régiments, contrairement à la légende, c’est avec des morts. Vous parlez de la fierté d’un officier lorsqu’il peut dire : à tel endroit, nous avons laissé deux mille hommes, deux sur trois. Et il se gonfle la poitrine, comme si c’était sa propre peau qui soit en train de pourrir dans un ossuaire. C’est comme ça qu’on fait les maréchaux, c’est comme ça qu’ils gagnent les batailles, avec la peau des autres !

Je ne sais pas pourquoi je pensais à tout ça en regardant approcher Consuelo. Sans doute parce qu’elle évoquait pour moi les fanatiques du maquis. Mais moi, je l’ai déjà dit, je ne suis pas un héros, je suis un gars tout ce qu’il y a de simple, pas Déroulède pour deux ronds, ni chanteur de marseillaise ou bouffe-tricolore. Si j’étais mêlé à cette sauce, malgré ma crise de patriotisme lorsque j’avais liquidé le gendarme de Molitg, c’était pas ma faute, c’était tout à fait par hasard. J’étais de ce côté-là comme j’aurais pu être de l’autre, et si Hermine m’avait trompé avec un résistant peut-être que la situation serait pas la même.

Je dis ça, mais je crois que je m’emballe et que j’exagère. Parce que les Allemands, faut bien le reconnaître, moi, je peux pas les piffer. La teinte de leurs fringues me rappelle des matins de gueule de bois, je sais pas pourquoi. Ça me donne un goût amer dans la bouche, une odeur de pourri.

Mais je le répète, leurs combines, si je m’y suis mouillé, c’est à cause d’un tas de détails, d’un tas de cadavres, plutôt, celui d’Hermine, celui de Jimmy et celui des deux flics qu’ils ont fusillés à notre place. Ça, ce sont des choses qui me collent des fourmis dans le revolver. Après, il part tout seul. Pour leurs salades, je m’en fous. Quand il a été question de me foutre en taule, le gouvernement de la République n’a pas mis des gants. Alors, maintenant, qu’ils se démerdent. Je ne plaignais aucun des jean-foutre qui nous avaient mis dans le bain et qui, maintenant, payaient la casse. Moins cher que nous, de toute manière, qui étions innocents.

En voyant le visage fermé de Consuelo je me dis que ce n’était vraiment pas la peine de faire les frais d’un sourire et je rentrai le mien au magasin des accessoires, aussi sec, pour prendre l’air hermétique du monsieur qui est en train de réfléchir à sa déclaration d’impôts.

La fille fendit la foule qui grossissait, d’instant en instant, parce que cette foutue cantine, c’était le clou de la saison. Il n’y avait que ça qui avait dérouillé, alors tout le monde voulait voir.

Elle se planta devant nous, les mains aux hanches, cambrée comme un coq de combat.

— Alors, mes salauds, vous revoilà ? dit-elle d’une voix paisible. Je ne croyais pas vous rencontrer si près de Perpignan.

— Il a fallu qu’on revienne, dis-je. J’ai un petit boulot à faire ici.

— Comment qu’elle s’appelle, le petit boulot ?

Je haussai les épaules. Avec les filles c’est toujours la même histoire. Sitôt qu’on quitte un peu le pays, ça y est, elles sont persuadées qu’on court derrière une autre poupée. C’est parce que chez elles, c’est fatal, quand une fille met les bouts, il y a toujours un Jules dessous ou autour. Comme on se connaît, on juge les autres.

— Fiche-moi la paix avec tes soupçons ridicules. Je te répète que je suis là pour un truc un peu plus sérieux. D’ailleurs, c’est plutôt moi qui devrais te demander des explications. Tu sais qui je suis, non ? Tandis que toi, tu n’as rien à foutre dans ce bled. Pourquoi as-tu quitté le groupe ? Je t’avais demandé de rester là-bas.

Naturellement, on était partis tous les trois à travers les arbres en direction de la chapelle qui monte la garde, à flanc de falaise, comme pour bénir les équipages des navires qui passent à l’horizon. Pas question de nous faire nos confidences devant les curieux. D’autant plus que la présence de Consuelo me gênait drôlement.

Je me cassais la tête à chercher un moyen de la sortir de là.

Quand on fut bien à l’abri des oreilles de mouche, j’ouvris les vannes et je lâchai le plus gros de ma colère.

— Non, mais sans blague ! vas-tu me dire ce que tu fabriques ici ? Je sens que tu vas m’attirer de sales catastrophes. J’ai déjà un mal fou à m’en tirer moi-même, comment vais-je faire avec toi ?

Elle s’en foutait, la souris. Comme toutes les femmes, ce qui l’intéressait d’abord, c’étaient ses fesses. Sortie de là, y avait plus personne.

— Quoi ? fit-elle en s’arrêtant au milieu de l’allée, les bras croisés, hé bien, on peut dire que pour ce qui est de l’estomac, tu n’en manques pas. Tu n’as jamais subi d’opérations, quand tu étais môme ? Tu es bien sûr qu’on ne t’a pas greffé celui d’une autruche, par erreur ?

— Laisse mon estomac tranquille, répondis-je aussi sec. Je sais ce que je dis.

Elle me regardait, pâle de rage, les lèvres humides et les yeux brûlants.

— Ce que tu es belle, tout de même, dis-je, apaisé par le coup de fouet du désir. Tu aurais pu quand même m’embrasser, pour fêter notre rencontre.

Je la pris par le bras et essayai de l’attirer. Elle se dégagea brusquement. Bams, qui avait compris la musique depuis un bon bout de temps, avait préféré s’éloigner. Maintenant, il se baladait sous la falaise dans les ruines de l’ancienne caserne de douaniers. On aurait dit qu’il cherchait des escargots.

L’attitude de Consuelo renouvela ma rogne. Pourtant je suis encore de ces mecs qui font tout pour éviter des scènes avec les poupées. Ce dont, d’ailleurs, elles ne vous savent aucun gré, au contraire, parce que les crises de rage, c’est le droit le plus éternel de la femme. À dire vrai, la sagesse, quand les frangines commencent à hurler, c’est de bourrer une pipe, de choisir le meilleur fauteuil et de se mettre à lire le journal. Des fois, ça achève de les exaspérer et ça finit par un assassinat, bien sûr, mais c’est rare. Généralement, voyant qu’elles n’obtiennent aucun résultat, elles s’arrêtent toutes seules, pleurent un bon coup puis viennent se jeter dans les bras du gars pour qu’il les console des insultes dont elles viennent de le couvrir. Et cette particularité, commune à toutes les femmes, est cent fois exacerbée chez les gitanes espagnoles. Donc, j’aurais mieux fait de laisser pisser le mérinos. Mais il faut dire aussi que j’étais fatigué, énervé, et que ce régime de douche écossaise, s’il devait en plus se compliquer d’engueulades, valait mieux que j’aille me foutre à l’eau tout de suite, avec une gueuse de fonte en guise d’épingle de cravate, ou mettre trois pruneaux dans le bide du premier Allemand que je rencontrerais.

— Ouais, dis-je, en interrompant son disque, lequel, because sa colère, était émaillé de tant de mots espagnols que je n’y comprenais plus rien. En tout cas, ce que je constate, c’est que tu es ici, au milieu d’un camp allemand dans lequel il n’y a sûrement pas que des pédérastes. Sans parier, bien entendu, des ouvriers français et de tout le bataclan. Or, je t’avais laissée au maquis de Sournia avec une consigne précise : se tenir peinarde, faire la soupe du groupe et attendre que je revienne.

— Tu m’as dit ça dans une lettre, ricana-t-elle, la lettre que tu m’as laissée. Tu n’as pas eu le courage de venir me dire que tu ne reviendrais pas. Le soir, quand on m’a donné ton mot, j’étais comme folle.

— Alors il a dû t’en rester quelque chose, répliquai-je, parce que je ne vois pas très bien ce que tu es venue foutre ici.

— Je m’ennuyais, au maquis. Sans aucune nouvelle de toi. Tu m’as bien laissé tomber, hein ? Tu es un dégueulasse.

— Ah ! grinçai-je, en frappant ma paume gauche de mon poing droit fermé, ne commence pas à me courir avec tes combines. Non, je ne t’ai pas écrit, je n’en ai jamais eu l’intention.

Elle fit un pas en arrière. Elle sifflait comme un serpent.

— Salaud !

— Je savais bien que je te retrouverais un jour. Mais dans mon boulot, tu penses qu’il vaut mieux éviter la correspondance. Où te l’aurais-je adressée ? Où m’aurais-tu répondu ? Non, mais tu te rends compte ? En outre, moi, avec les filles, je n’écris pas, je fais un travail beaucoup plus intéressant.

J’avais repris mon calme, maintenant, mais pour elle c’était une autre paire de manches. Elle était toujours aussi furax.

— Je suis venu ici, dis-je, sur l’ordre de Bodager, pour faucher les plans des installations allemandes dans ce coin. Je n’ai pas les possibilités de courir les filles ; d’ailleurs, même si je les avais, je ne le pourrais pas. Primo, j’ai pas le temps. Secundo, tu ne peux pas savoir à quel point je serre les fesses et ça, ça ne pousse pas à l’amour. Troizio, je sens que d’ici quelque temps, et peut-être même que c’est déjà déclenché, je vais avoir toutes les polices aux fesses, une fois de plus.

Je crois que j’avais touché la corde sensible car elle s’arrêta net de m’invectiver. Elle aimait ça, Consuelo, l’homme traqué. Ça lui conférait, à elle personnellement, une importance que son frère ne lui avait jamais accordée. Elle faisait une consommation de héros, c’était formidable, cette môme-là. Elle avait une âme qui claquait au vent comme un drapeau. Et elle était Espagnole, ce qui compliquait sérieusement les choses.

— Ben, dis-je, en m’asseyant sur une souche. Voici donc les explications que j’ai à te fournir. Avec l’avis, en plus, que je suis un personnage dangereux, parce que très compromettant. Si jamais ces fumiers m’alpaguent, ils iront te sauter aussi, s’ils savent que nous nous connaissons. Et alors ?

— Je m’en fous, répondit-elle vivement, j’ai été en prison en Espagne, je sais ce que c’est.

Elle était debout devant moi. Le vent plaquai : sa robe sur ses cuisses longues et sur ses seins, et sa chevelure noire flottait derrière sa tête. Elle avait le teint vif et le regard excité. Et dire qu’on perd sa jeunesse et parfois sa vie à aller chercher quelque chose d’aussi banal qu’un plan, alors que ça serait dix fois plus intelligent de coucher ce genre de filles sur un lit et d’entrer en elles comme à l’église, avec dévotion.

— Et toi ? dis-je après un silence, qu’est-ce que tu fabriques ici ?

Elle me regarda avec un sourire vachement cruel :

— Moi ? dit-elle enfin, je suis au service du commandant allemand.

CHAPITRE 21

Je fis un saut en arrière et tirai mon feu vivement. Le coin était désert. On n’entendait que le sifflement du vent et, très loin, le bruit de mitrailleuse d’un marteau pneumatique en train de s’attaquer au rocher. Ça couvrirait largement le bruit de l’exécution.

— Pas possible ? dis-je avec un de ces sourires mi-figue mi-raisin qui, généralement, coupe l’appétit aux mecs qui se trouvent devant moi dans une situation comme celle-ci.

Ainsi, on ne pouvait compter sur rien ni sur personne. J’aurais joué ma tête, cinq minutes plus tôt, rien que sur cette gonzesse. Elle avait traversé avec moi des pépins bigrement sérieux, elle avait assisté à la liquidation de trois miliciens dans la chambre de Francis et elle avait été emballée par les boches, contrainte, après son évasion, de gagner le maquis. Et voilà que, maintenant, elle était du côté du manche et que moi, comme un cave, je venais de lui exposer en détail ce que je comptais faire et pourquoi j’étais là. J’en avais fait de belles ! Et il ne me restait qu’une solution, la plus spectaculaire, le flinguage.

C’était quand même malheureux, une poupée baraquée comme celle-là, la retrouver dans les pattes d’un officier allemand, elle aussi ! Alors, c’était écrit, elles y passeraient toutes, Hermine, Claudine et Consuelo maintenant ?

Ça confirmait l’opinion de Jimmy, que je commençais à partager, décidément : toutes des salopes. Faut pas plus compter dessus que sur une planche pourrie.

— Sans blague ? répétai-je en levant mon Luger.

— Tiens ! dit-elle tranquillement, tu as changé de pétard ?

Parole ! on aurait dit qu’elle parlait d’un dessous de plat !

— Oui, répondis-je, l’autre, tes petits copains me l’ont soufflé, à Lyon. Ils ont même essayé de me fusiller, imagine-toi.

— Ne dis pas de conneries, dit-elle doucement, en allumant un de ses éternels petits cigares noirs. Ces gens-là ne sont pas mes petits amis et tu le sais très bien. Pense un peu à mon autre frère, dans sa prison franquiste, et tu verras tout de suite. En outre, je crois que tu m’as vue au travail. Si j’avais la moindre sympathie pour eux, tu ne serais pas là, mon amour, à brandir ta canardière sous mon nez.

— Bien sûr, dis-je, ébranlé.

J’hésitais quand même à rentrer mon flingue. Je savais comment qu’elle était, Consuelo, une vraie panthère.

— En outre, c’est terriblement dangereux, ici, ces outils-là, à tous les points de vue.

Bams qui s’était éloigné par discrétion, lorsqu’il s’aperçut que j’avais le flingue à la main revint en courant, et armé, lui aussi.

— Alors ? dit-il, qu’est-ce qu’il se passe ? Tu veux buter Consuelo à présent ?

— Laissez-le tomber, répondit l’Espagnole. Il devient dingue. Il a tellement pris l’habitude qu’il ne peut plus vivre sans essayer de tuer quelqu’un. Il lui faut son petit macchabée tous les matins, avec le journal et le café, c’est physique. Ça lui permet de croire qu’il est moins bête qu’il ne l’est en réalité.

— Elle travaille pour les Chleuhs, dis-je les dents serrées.

— Et alors ? répliqua la môme, je ne suis pas la seule. Faut bien vivre.

— Tu n’avais qu’à rester à Molitg.

— J’y serais restée. Mais c’est toi qui es parti. Je savais que je te retrouverais ici.

— Ça alors, dit Bams, ça m’étonnerait, ou alors les journaux mondains annoncent nos moindres déplacements.

— Ce n’est pas difficile, rétorqua le gosse. Au début, quand on s’est connus Maurice et moi, il m’a dit son intention de venir à Leucate pour faucher les plans de toutes les installations allemandes. Je savais bien qu’il viendrait tôt ou tard, parce que, lorsqu’un bonhomme comme lui a une idée dans la cervelle, faut fatalement qu’il la suive. Je savais donc que je le retrouverais. C’est pour ça que je suis là. Au lieu de me dire merci, il m’engueule.

— Et comment ! répliquai-je, que je t’engueule ! et tu n’as pas fini d’en entendre, fais-moi confiance. Tu es une petite fille et je trouve que jusqu’à présent tu as été mêlée à des histoires tout ce qu’il y a de plus malsain. Un jour, tu te feras épingler pour de bon et alors je ne sais pas comment tu t’en sortiras. Si j’ai un conseil à te donner, retourne à la campagne, tout de suite.

— Non, répondit la gosse, fermement. Je reste ici. C’est là, du reste, que je suis le mieux planquée, tu l’as toi-même fait remarquer la première fois que tu m’as parlé de Leucate. Je t’ai dit également que j’avais un parent qui était entrepreneur et qui avait un chantier ici. C’est lui qui m’a fait entrer au service du commandant.

— Comme quoi ? Dame de compagnie ?

Elle pinça les lèvres et son regard flamboya.

— Comme interprète d’espagnol, dit-elle, et ça va nous rendre des drôles de services, ça, malgré tes ricanements. Alors j’aime mieux te dire que vous feriez mieux, ton copain et toi, de rentrer vos joujoux.

Pour mon pote, c’était déjà fait.

— Bon, dis-je de mauvaise grâce, faut toujours que tu aies raison. Mais je ne suis pas du tout content de te voir dans cette histoire. Et d’abord, où est-ce que tu habites ? Parce que tu ne crèches quand même pas chez le commandant, j’espère ?

— Andouille ! répondit-elle rageusement. J’ai loué une chambre au village. Je viens à bicyclette jusqu’ici, tous les jours.

Tout en causant, on s’était remis en route et on redescendait vers les débris de la cantine.

— Bon, dis-je, ça va, je te fais mes excuses. Seulement je te le répète, faut bien te dire que le boulot auquel on s’est attelés, Bams et moi, ce n’est pas du travail pour petite fille. Et c’est d’autant plus complicaresque qu’on a déjà eu deux sales histoires sur les bras et des gratinées. Une avec les Chleuhs, à qui on a lessivé deux frangins et bien abîmé le troisième, l’autre avec la gendarmerie française, pour un tout petit assassinat. On a, jusqu’à présent, réussi à faire porter le chapeau à un autre Jules mais la troisième acrobatie, qui est la plus difficile, elle risque de nous claquer dans les doigts et faut pas oublier qu’on travaille sans filet. Une erreur et au revoir, vous avez le bonjour d’Alfred.

C’est vrai, Bon Dieu ! je suis beaucoup trop sentimental, moi, avec les mousmées. J’essaye toujours de les tirer du pastis. Elles foncent immédiatement se fourrer dans un autre. Je leur mets tous les atouts en main, elles font voir leur jeu à l’adversaire. C’est de l’autodestruction ou je ne m’y connais pas.

Je manque de psychologie. C’était fatal qu’Hermine me trompe et que Claudine me colle cet agent de la Gestapo aux grègues. Faut pas s’y tromper, les filles n’aiment vraiment que la trique, elles sont bien moins fleur bleue que les garçons, malgré les apparences. Un homme ne fera jamais à une femme les vacheries que la femme, si elle en a l’occasion, lui fera avec le sourire et le regard de l’innocence. En outre, les poupées n’écoutent jamais la voix de la raison. Elles n’entendent que celle de leur sexe, si je puis dire. Et, pardi, avec une seule phrase elles vous font craquer la combine la plus solide.

Et qu’est-ce que j’allais faire de cette sœur, maintenant, moi ? À Perpignan, ça pouvait gazer encore, du temps, bien sûr, où je n’y étais pas tricard. Au maquis même, ça avait quelques chances de coller. Mais ici ?

Parce qu’il ne fallait quand même pas se faire d’illusions et croire en fermant les yeux que c’était la paix et qu’en les rouvrant on se trouverait nez à nez avec une miche de pain blanc. Les boches, ces deux types lessivés, ils devaient leur rester sur l’estomac. Sûr que le commandement, bien qu’on n’en sache rien, l’avait drôlement à la caille. L’enquête continuait, plus que certain. S’ils n’avaient pas pris d’otages jusqu’à présent, contrairement à leur douce habitude, c’est qu’ils avaient compris que c’était une histoire de fesses et que, les coupables n’étant pas loin, ils espéraient les cravater en moins de deux. L’histoire du nommé Bolduc, flingué et jeté dans les chiottes, allait leur mettre la puce à l’oreille. Ils allaient crier au fou sanglant, et il se trouverait sûrement des cons, qui en temps normal vous auraient donné un coup de main, qui les croiraient et seraient les premiers à vous faire toiser.

Alors, si des fois ça tournait vraiment au vinaigre, évidemment qu’on ferait tout pour mettre les voiles, Bams et moi. On était déjà passés dans de plus sales coins. Mais avec cette fille accrochée à nous, je me demande comment qu’on s’y prendrait. Après tout, on n’était pas en week-end.

Et on ne pouvait pas, non plus, l’abandonner à son triste sort si on se montrait un peu avec elle. Parce que les Allemands ils fusillent n’importe qui pour n’importe quoi, mâles, femelles, tantouzes et gouines.

— Le mieux que tu aies à faire, c’est de te tailler d’ici, Consuelo, répétai-je, l’air de la mer n’est pas bon pour ta santé.

— Fiche-moi la paix, dit-elle d’un air las. J’y suis, j’y reste. Et je te le répète, je peux te rendre de drôles de services pour les plans.

— Ne me parle pas de ce bidule, j’en suis malade. Je n’ai aucune idée de la manière dont je vais les relever.

— Je l’ai, moi.

— Tu rigoles ?

— Non, dit-elle, regarde bien ce que je vais te faire voir et tâche de faire fonctionner ta matière grise qui me semble plutôt rouillée.

On était arrivés dans une espèce de clairière. Une villa nous tournait le dos. Dans un petit appentis il y avait un vélo mixte. Consuelo ouvrit la sacoche à outils. Un superbe Leica reposait sur son lit de flanelle.

Je fis un saut comme si j’avais reçu une décharge électrique.

— Mais tu es complètement fondue, ma petite chatte ! m’écriai-je. Pourquoi tu ne viens pas ici avec une caméra ? Ce serait plus simple et tout aussi discret. Tu sais plus que c’est interdit, ces trucs-là ? Si jamais ils te pincent avec un machin comme ça, il n’y aura pas de nationalité espagnole qui tienne, crois-moi. Ils te boucleront en moins deux.

— Il est chargé, dit-elle.

— En plus ? Hé ben, mon vieux !

— Il est tout petit, tu vois, c’est très commode. On peut dissimuler ça n’importe où.

— Et qu’est-ce que tu veux que ça me foute ?

La môme haussa les épaules, agacée.

— Cesse de me prendre pour une gourde et écoute-moi un peu. Je sais comment il faut s’y prendre pour avoir les documents sans se faire épingler et de telle manière qu’ils soient dans notre poche sans qu’ils aient quitté leur coffre-fort.

— Oh ! j’ai compris, dis-je. C’est élémentaire. Tu veux les photographier. Seulement y a un hic, et un hic gros comme ça. C’est qu’avant de faire les jolis cœurs derrière un objectif, faudrait d’abord essayer d’ouvrir le coffre et d’avoir la came.

La fille referma la porte de l’appentis et me regarda en rigolant, les poings sur les hanches.

— Et c’est ici que, grâce à moi, quoi que tu en dises, on va commencer à rigoler.

C’est marrant ce que le maquis avait mûri cette gosse. J’avais quitté une enfant, je retrouvais une femme. Et une chouette, avec des talents de société plutôt curieux.

CHAPITRE 22

L’Oberleutnant Hermann Fischer était un gros type lymphatique qui n’aimait pas la guerre. Il lui préférait le cognac, les belles filles et la choucroute bien garnie. C’est pour ça qu’il adorait la France, bien qu’il ne puisse pas encadrer les Français. Il goûtait aussi la musique et connaissait par cœur la plupart des poèmes de Rainer Maria Rilke et de Henrich Heine. Et pourtant, Heine était juif. Il trouvait ça dommage que Heine ait été juif. Mais il aimait mieux, malgré tout, Heine, juif, qu’un peigne-cul parfaitement aryen. Ce qui prouve qu’il était quand même moins con que les autres boches.

Maintenant, il était assis dans un fauteuil confortable qui ne lui appartenait pas, comme tout ce qui se trouvait dans cette somptueuse villa dans laquelle il s’était installé d’autorité. Mais, au début, ça manquait un peu de mobilier. Celui d’origine avait été pillé par les oberleutnants des compagnies qui avaient précédé la sienne dans le secteur. Aussi, en arrivant, il avait pris une corvée de quatre hommes et lui avait ordonné d’aller à son tour faucher dans d’autres villas ce qu’elle trouverait de plus beau et de plus confortable. De ce fait, le mobilier, au demeurant assez luxueux, faisait très disparate.

Dehors, le vent hurlait et la pluie battait les volets de bois. Au loin, on entendait le grondement titanesque de la mer. C’était la nuit. Une de ces sales nuits de tempête qui vous donnent une idée approximative de ce que ça doit être, un début d’apocalypse.

L’éclairage était maigre, mal réparti et, malgré le feu qui brûlait dans la cheminée d’angle — le sapin d’une table de cuisine —, il faisait presque froid. En tout cas, on avait cette impression. Ça venait peut-être de cet entassement hétéroclite et de cet air provisoire qu’ont tous les cantonnements d’officiers en campagne, à n’importe quelle nation qu’ils appartiennent. On dirait toujours qu’ils sont prêts à foutre le camp en vitesse.

Vraiment, ici, ça sentait la guerre, ce soir. Et moi, j’avais l’impression de jouer dans un film d’espionnage. Ça paraissait tellement factice qu’on aurait dit un décor. Tout y était : l’atmosphère inquiétante, la splendide poupée qui fait tourner la tête à l’officier impeccable et celui-ci, classique, vautré dans son fauteuil, le cigare au bec, le cognac sur la table à côté — et déjà noir, comme de bien entendu.

En fond de tableau, le vent qui cavalait sur la campagne morne et ce type en canadienne, avec sa sale gueule, son Luger planqué dans la ceinture et une cigarette aux lèvres. Silencieux, figé dans son inquiétude, laissant la fumée glisser le long de son visage et lui fermer un œil : Maurice Delbar, un peu agent secret, un peu truand. Un mec sans beaucoup de scrupules et qui avait, on ne sait pas pourquoi, le don de se fourrer dans des situations telles qu’il en avait perdu tous ses scrupules, petit à petit. Le genre de gars qui ne s’adapte qu’aux périodes exceptionnelles durant lesquelles la peau d’un homme vaut quelquefois moins que le prix de la lettre de faire-part.

Tout le monde la bouclait. Chacun suivait son rêve, bercé par les sifflements du mistral. J’avais le temps. Ce mec-là, je l’avais à ma pogne. Il perdrait les pédales avant moi, malgré la fatigue qui m’écrasait. Je ne sais si c’est la surexcitation, je n’avais pas sommeil, quoique moulu comme si je sortais d’un passage à tabac. J’avais, au contraire, une étrange impression d’euphorie. Tout cela me paraissait factice, aisé, pas dangereux…

J’attendais.

Consuelo était debout au fond de la pièce, adossée à la cheminée, en train de se chauffer les fesses. Comme toujours, elle fumait un petit cigare noir, les yeux mi-clos, hiératique, dans sa jupe collante comme une tulipe noire.

L’oberleutnant Hermann Fischer, lui, prenait consciencieusement sa cuite quotidienne. Il remplit trois verres, en tendit un à Consuelo avec un geste sec de courtoisie, me passa l’autre et se cogna le troisième, cul sec, avec un claquement de langue. Puis il se carra plus profondément dans son fauteuil.

Mein Haus ist das letzte Haus im der Welt… murmura-t-il. Ça, c’est du Rilke. Un grand poète, Rilke, peut-être le plus grand poète allemand du siècle… « Ma maison est la dernière maison du monde… » Si vous compreniez l’allemand, toutes les nuances de l’allemand et à quel point cette langue qui crie des ordres peut être, quand on le veut, douce, tendre et romanesque.

Douce, tendre et romanesque ! Je pensais à Jimmy, étendu mort dans le ruisseau, aux fusillés, aux pendus, aux villages incendiés, aux femmes enceintes ouvertes à coups de baïonnette, à la gueule des zigues qui sortaient des pattes de la Gestapo, après qu’on leur eut demandé « quelques renseignements ». Ça, c’était doux, tendre et romanesque.

Mais l’oberleutnant Fischer, je l’ai dit, n’aimait pas la guerre. En temps de paix, il était professeur de lettres à Baden-Baden, une ville chic où toute l’aristocratie boche allait prendre les eaux. L’été, il passait ses vacances au Tyrol. À cette époque, il portait une culotte courte en cuir souple et un chapeau vert orné du blaireau, ce qui le faisait ressembler à Gœring lorsqu’il se mettait à jouer les pitres.

Herr Doktor Fischer n’était pas un mauvais gars. Il était allemand, voilà. En qualité d’Allemand, il avait le respect de son gouvernement et des militaires, quels qu’ils soient. C’est ça qui avait conduit ce paisible universitaire au grade d’oberleutnant de réserve.

Il avait trois gosses, là-bas, et il aimait bien sa femme. Il aimait aussi la France, d’ailleurs. C’est fou, au demeurant, ce qu’ils pouvaient être amoureux de nous, les Frizés qui occupaient le pays. Ils en parlaient la gueule enfarinée.

Le Doktor Fischer avait-il fait la campagne de France ? Non, non ! pensez-vous ! Le doktor Fischer n’avait pas fait la campagne de France. Il était resté en Allemagne, tout ce temps-là. Par contre, il s’était tapé la Russie, ça oui, et qu’est-ce qu’il avait vu là-bas, comme fumiers qui ne voulaient pas qu’une nation étrangère vienne les civiliser et qui tenaient essentiellement à ce qu’on leur foute la paix chez eux.

Herr Doktor Fischer hochait tristement la tête. Ces gens-là n’étaient pas raisonnables. Ils se refusaient obstinément à accepter les avantages qu’une occupation allemande pouvait leur procurer. Ils ne voulaient pas entendre parler des bienfaits que les nazis, généreusement, leur apportaient. Des voyous je vous dis, et des sauvages.

Moi, il commençait sérieusement à me casser les pieds, l’oberleutnant, avec son baratin, et je me demandais même à quel point ce n’était pas prémédité. Ça faisait trois plombes qu’il me tenait le pied et on en était à la deuxième bouteille de cognac.

Peu à peu, l’atmosphère commençait à s’épaissir. J’avais presque claqué deux paquets de gauloises et lui, les cigares qu’il avait fumés, je ne les comptais plus. On vivait dans un brouillard de tabac, si bien que la silhouette de Consuelo, toujours debout, et toujours muette, commençait à s’estomper. Et pas moyen d’ouvrir la fenêtre, because les avions.

On aurait été seuls dans la baraque, je crois que j’aurais fini par faire des conneries. Heureusement que l’ordonnance, qui ronflait dans la pièce à côté, était là pour me forcer à garder mon équilibre. Sans ça, je serais passé par-derrière et j’aurais mis un tel coup de crosse sur la nuque grasse de l’Herr Doktor qu’il ne se serait pas réveillé de vingt-quatre heures.

— Et vous ? qu’il me dit, vous êtes marié ?

— Non.

— Vous avez des projets ?

J’hésitai un peu et regardai Consuelo. Celle-là, si je voulais la garder dans ma manche, fallait pas faire de blagues. Je connais ce genre de pucelles, si elles s’aperçoivent qu’au point de vue sentimental on se fout d’elles, c’est incroyable le nombre de vacheries qu’elles peuvent vous faire.

— Oui, dis-je en souriant à la môme, j’ai des projets.

Malgré la fumée, je vis quelque chose briller dans les yeux de la gitane. J’avais drôlement bien fait d’envoyer cette vanne. Sans ça, je me demande comment ça aurait pu tourner.

Et l’autre acrobate, qui n’avait rien vu de mon coup d’œil, de me parler de la famille, des satisfactions de la famille, des avantages du travail et des devoirs envers la patrie. Il était lancé. À l’entendre, on comprenait tellement que ces mecs, qui crevaient de faim chez eux parce qu’ils étaient trop nombreux pour que leur pays les fasse vivre, considéraient la fabrication de chair humaine comme un devoir national. En somme, tirer un coup avec une fille jusqu’à ce qu’on lui ait mis le ventre comme un ballon de rugby, devenait presque un travail obligatoire. Quoi qu’il arrive, ça ferait toujours un contribuable, un esclave ou un soldat en plus…

*

En somme, malgré tout, jusqu’à présent, ça s’était bien passé. Et je dois dire que j’avais eu une sacrée veine de mettre la main sur Consuelo. C’est elle qui nous avait tirés du pastis. Quand elle avait surgi, on en était à hésiter avant de passer à l’attaque. On était partis d’un tel mauvais pied qu’on aurait peut-être fini par se faire alpaguer avant d’avoir rien pu faire.

Le plan qu’elle nous avait exposé comprenait pas mal de risques, évidemment, mais qu’est-ce qui n’en comporte pas ? Et, au moins, il présentait l’avantage d’être extrêmement simple, ce qui est toujours une garantie de demi-sécurité. La difficulté essentielle était, en effet, de s’introduire dans la place, sous un prétexte quelconque.

— Voilà, avait dit la môme, je sais où se trouvent les plans que tu cherches. Ils sont dans le bureau de l’oberleutnant Fischer, bouclés dans un coffre-fort qu’ils ont piqué le diable seul sait où.

— C’est tout ce que tu as, comme information ? Ça ne nous avance guère.

— Si, beaucoup, au contraire. Parce qu’il faut te dire que Fischer est amoureux de moi. Chaque fois qu’il me rencontre ou qu’il vient au bureau du commandant, il me fait les yeux de merlan frit. C’est une vieille baderne, je suis sûre que je le ferais marcher comme je voudrais…

On a beau se dire qu’on n’a pas le béguin pour une fille on a toujours un sens de l’exclusivité. Quelque chose me pinça le cœur.

— Tu ne vas pas me dire, tout de même, que tu as déjà couché avec lui.

Elle rejeta sa tête, avec colère, et me regarda méprisante, la lèvre boudeuse.

— Pour qui me prends-tu ?

Ça me rassura un bon coup.

— Et tu ne vas pas me dire, non plus, que tu as l’intention de le faire pour mettre la main sur les plans ? Parce que ça, je ne le tolérerai pas. D’ailleurs, ça ne se passe qu’au cinéma.

— Non, dit-elle. Mais j’ai une combine meilleure que ça. Je peux te faire entrer dans la maison.

— Ça, c’est déjà plus raisonnable.

— Je peux te présenter à lui comme mon frère d’un deuxième lit. Il va marcher comme un seul homme. On pourra passer la soirée chez lui. Il sera charmé.

Bams siffla doucement.

— Ça, c’est au poil, dit-il. Et pendant ce temps je casse le coffre ?

— Même pas. Tu verras que c’est encore plus facile que ça. Toi, Bams, tu n’auras qu’à nous attendre dans un coin donné. À la cantine, par exemple. On se fera même reconduire en voiture à Perpignan, avec un peu de veine.

Ce n’est qu’au milieu de la troisième bouteille que la tête du Doktor Fischer commença à ne plus savoir si elle voulait aller à droite ou à gauche, tandis que de grosses poches gonflaient sous ses yeux. En outre, son envie de raconter sa vie lui passai. Je crois, à dire vrai, qu’il commençait à éprouver de sérieuses difficultés à employer la langue française. Il tenait une cuite maison, et ce serait bien le diable si, demain, il se souvenait de quelque chose.

Il s’endormit tout à coup.

J’écrasai ma cigarette dans le cendrier et me levai, la canadienne ouverte, de manière d’avoir le Luger à portée de la main en cas d’histoire.

— C’est où, ton truc ? dis-je à voix basse.

— Ici, dit Consuelo, en montrant un coin, à côté d’elle.

Je m’approchai. Il y avait en effet là un coffre-fort de taille moyenne.

— Tu es sûr que tu vas pouvoir l’ouvrir ?

— Tu rigoles ? répondis-je. C’est un ancien modèle, je ne connais que ça. Je l’ouvre à l’oreille, ce machin-là, rien qu’en écoutant les déclics. Si j’avais jamais cassé que des trucs comme ça, dans mon jeune âge, j’aurais une Packard devant ma porte. Où sont les clés ?

— Dans le tiroir.

Je me mis à genoux devant le monument. Et au travail !

— Toi, dis-je à la poupée, surveille le type, si jamais il venait à se réveiller, on aurait bonne mine. Allez, il faut faire vite parce qu’on ne sait pas ce qui peut arriver.

Bueno.

Les clenches de la serrure à secret étaient usées. Elles faisaient pas mal de bruit et ça m’embêtait, par ailleurs, ça comportait l’avantage de me permettre de mieux repérer le chiffre. Je travaillais sans gants, parce qu’au point où j’en étais, je n’avais plus à me gêner. Ils pourraient toujours relever mes empreintes et cavaler derrière tant qu’ils voudraient.

Je ne figurais pas aux sommiers allemands.

Cinq minutes après, la porte s’ouvrait. Il y avait là des rouleaux de bleus. Enfin, on tenait les plans.

Je les étendis sur la table, réglai soigneusement mes éclairages et commençai à les photographier. À toute pompe. Parce que je ne tenais pas à m’attarder. Heureusement, il y avait surtout un grand plan détaillé des installations qui comportait dans le moindre détail les emplacements des blockhaus, des ringstands et des batteries. Ça me bottait parfaitement.

Je négligeai complètement les plans de construction à l’usage des entrepreneurs, parce que ça, c’était archi-connu et je n’en avais rien à foutre. Je photographiai également le plan de minage.

J’étais en plein boulot lorsque j’entendis un soupir derrière moi et un bruit furtif.

Je sautai sur place et je tirai mon Luger de ma ceinture d’un geste rapide. Je sentais mes cheveux se hérisser sur ma tête.

CHAPITRE 23

J’étais tellement à cran, dans ce silence bousculé par le vent et la pluie, que mon cœur se mit à battre comme si j’avais fourni une course d’une borne. Et pourtant, ce n’était pas grand-chose. C’était l’oberleutnant qui soupirait et se retournait dans son fauteuil. Je respirai. C’était un bon signe parce que ça prouvait que le Chleuh était bigrement assommé par le riche alcool des Charentes et que j’étais encore peinard pour un moment.

D’ailleurs, j’avais pratiquement terminé mon boulot. Je refourrai les bleus dans le coffre, soigneusement, à la place où je les avais trouvés, on aurait dit que personne n’y avait touché. Mais en faisant cette manœuvre je m’aperçus qu’il y avait aussi une belle petite pile de billets de mille francs. Neufs.

— Bon Dieu ! fis-je, en me grattant la tête.

J’avais envie d’embarquer ce pognon et drôlement envie. Faut convenir que c’est couillon d’ouvrir un coffre-fort, en risquant sa peau à chaque instant, d’y trouver, en plus de ce qu’on cherche, un paquet d’oseille comac et de ne pas pouvoir l’envelopper. En effet, si je le prenais, demain Herr Doktor verrait tout de suite que sa cachette avait été ouverte. Mais en constatant que les biffetons n’y étaient plus il pigerait aussi que les plans avaient pu tomber sous les yeux d’un mec indiscret. Il pousserait les hauts cris, remuerait ciel et terre. Et alors ce que j’aurais passé à Bodager ne vaudrait plus un pet de lapin. Quant à Hermann Fischer… C’est vrai que son sort m’intéressait peu.

Non. Fallait laisser cette oseille où elle était.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda Consuelo. Tu as vu un serpent ?

— Regarde-moi ça, répondis-je, simplement, et dis-moi si ce n’est pas dommage, de la bonne indemnité d’occupation.

Caraï ! s’écria-t-elle, il y a au moins un million.

— Ras autant, répondis-je en souriant, parce que je savais ce qu’était le format d’un million, mais il y a bien trois cents sacs là-dedans.

— Qu’est-ce que tu attends pour les prendre ?

— T’es pas folle ? Je reconnais que c’est tentant, mais ce n’est pas possible. Je ne veux pas qu’on sache qu’on a le double de leurs secrets.

— Imbécile ! siffla la fille. Donne-moi ça !

Elle tendit la main, vivement, vers la liasse.

— Bas les pattes, fis-je rudement, en lui tapant sur le poignet. Et je refermai la porte aussi sec, histoire qu’elle n’ait pas envie de recommencer.

Tonto ! grinça-t-elle, tienes una cabeza de tonto[6] !

— Je sais ce que je fais. Allez, taille-toi de là. Je veux pas te voir à côté du coffre. Va reprendre ta place près de la cheminée. Faut réveiller cet acrobate, maintenant, autrement je me demande comment on sortira d’ici.

Mais Consuelo était dans une rogne noire. La vue de cet argent, qu’elle aurait pu avoir avec tant de facilité, l’avait éblouie. Sa mentalité gitane reprenait le dessus.

— Je te déteste ! siffla-t-elle en tapant du pied, tu es un salaud.

— Cesse de me casser les pieds, dis-je, où je te file une fessée. J’ai les nerfs à fleur de peau. Le travail que je viens de faire, ce n’est pas du chiqué, je te prie de le croire. Ça te remue un homme plus qu’une nuit d’amour.

Je devais avoir l’air plutôt mauvais, car elle se tut. Elle me regarda avec des yeux flamboyants, cracha par terre et me tourna le dos.

Je haussai les épaules. Ces souris me fatiguent, avec leurs réactions imprévisibles. J’étais complètement en état d’alerte, alors, je ne pensais certainement pas à lui faire l’amour, et question de m’avoir à la chansonnette, moi, la peau ! Je me lève de trop bonne heure le matin.

Je glissai tranquillement mon Luger dans ma ceinture, sans fermer complètement ma canadienne, afin d’être prêt à toute éventualité, je fourrai le Leica, refermé, dans ma poche et j’allai reprendre ma place à côté de l’oberleutnant. Là, j’allumai une cigarette et m’envoyai coup sur coup deux verres de cognac, et pas des petits formats, je vous prie de le croire, des mastards. Ça me donna un coup de fouet et je me sentis tout de suite mieux, apaisé. Mes mains cessèrent de trembler, comme elles l’avaient fait quand j’avais refermé le coffre-fort.

Maintenant fallait réveiller le Chleuh. Et ce n’était pas la partie la plus facile du spectacle. Ce mec, ça faisait un moment qu’il trottait derrière la frangine. Il avait été tout content, ce soir, de la voir arriver. Il avait dû penser qu’il allait, enfin, se la farcir. Fallait voir la gueule qu’il avait fait lorsqu’il m’avait vu arriver derrière, tout souriant, sortant de l’ombre hurlante de la nuit. Il avait tout de suite cessé de rigoler. Mais la môme lui avait expliqué que j’étais son demi-frère, que j’étais venu la voir sur ce chantier parce que je cherchais du boulot, que j’avais dîné avec elle et qu’elle avait tenu à me présenter. Fallait pas oublier qu’elle le considérait comme son meilleur ami, qu’elle ne fréquentait que lui, en dehors de son travail, et qu’il lui était tellement sympathique qu’elle avait tenu à lui faire connaître au moins un des membres de sa famille.

Pendant ce temps, le Chleuh, d’abord déçu, buvait du petit lait. Il se disait que ce n’était qu’un contretemps, mais que c’était quand même dans la poche, et que cette fille pouvait se considérer comme déjà baisée par lui, Hermann Fischer. Voilà ce que c’était que de porter un uniforme d’officier allemand.

Surtout qu’il fallait voir le travail de Consuelo, pendant son baratin. Elle arborait ce sourire éclatant qui m’avait coupé le souffle, la première fois que je l’avais rencontrée à Perpignan, dans ce bar infect qui sentait la gomina et les parfums trop doux des Espagnols. Et elle remuait la croupe et marchait d’une manière si souple, si lascive, qu’on avait tout de suite l’impression qu’elle était impatiente de sentir le mâle la posséder.

Un homme résiste rarement à ces trucs-là. Il ne peut pas s’empêcher de penser à ce qu’il lui ferait, s’il était dans le plumard avec la fille. Surtout quand elle le regarde dans le blanc des yeux. Il s’imagine que c’est lui qu’elle a choisi. Ce qui prouve bien qu’à ce point de vue, Allemands et Français, on est aussi cons les uns que les autres et que la vacherie des femmes, amoureuses ou pas, c’est international.

Et, pardi, il nous avait invités à passer la soirée chez lui. Devant du cognac, bien entendu. Mais moi, je m’étais bien gardé de boire autant que lui.

Ce que je voulais, c’était l’assommer.

Il était parti dans mon piège comme un âne qui trotte, parce que, lui au contraire, il espérait que je ne tarderais pas à en avoir marre, que je filerais et qu’il pourrait s’envoyer la sœur.

J’étais en train de gamberger, me demandant comment j’allais réveiller Fischer, lorsque Consuelo revint vers moi, avec sa souple démarche de déesse de l’amour. Elle souriait de nouveau. Toute colère avait disparu. Ses traits étaient reposés et tendres.

Elle vint s’asseoir sur le bras de mon fauteuil, passa son bras autour de mon cou et se pencha vers moi.

— Embrasse-moi, dit-elle, d’une voix changée, chargée de volupté.

Je la connaissais, cette voix, c’était celle qu’elle avait lorsque nous étions ensemble, lorsque je la possédais et qu’elle me murmurait des mots doux à l’oreille.

— Fais gaffe, répondis-je, troublé malgré tout. Si le Chleuh se réveille, tout notre système est en l’air.

— Embrasse-moi, répéta-t-elle, en me serrant plus fort.

Elle posa ses lèvres sur les miennes et il me sembla que je foutais le camp dans un tunnel qui sentait la violette. Je dus faire un effort pour réagir.

— Je te demande pardon… murmura-t-elle.

— Ce n’est rien, dis-je en m’essuyant vivement les lèvres, because le rouge, n’en parlons plus. L’essentiel, c’est les photos. Seulement, je crois qu’il faut faire vite, maintenant, si on veut s’en sortir élégamment.

Je me tapai encore un coup de cognac, parce que c’était du chouette, du réservé aux Allemands. Puis je me penchai en avant, je pris le bras du type et je le secouai.

Was ? grogna-t-il.

Il ouvrit les yeux, s’ébroua et nous regarda avec stupéfaction. Enfin, il réalisa et sourit à Consuelo, qui était debout près de lui.

— Je vous demande pardon, mais il se fait tard et nous devons partir, maintenant.

— Oh ! dit-il, je crois que j’ai dormi un peu hein ? Cette guerre, c’est terriblement fatigant.

Surtout dans un fauteuil.

— C’est très ennuyeux, reprit la fille, mais mon frère n’a aucun moyen de rentrer à Perpignan, maintenant. Et je ne peux quand même pas lui demander de coucher avec moi.

— Ça non ! répondit le Chleuh, avec force. Ce n’est pas possible.

— Si encore nous avions une voiture ?

Le boche hésita. La môme élargit son sourire et ses yeux se firent encore plus tendres. Ce que c’est que la fesse, tout de même !

Herr Doktor Hermann Fischer se leva. Péniblement, mais il se leva. Il n’avait pas encore toute sa tête à lui et tenait difficilement sur ses jambes. Voulant faire un pas en avant, il en fit un à droite et l’autre à gauche.

— Je vais vous faire accompagner, dit-il. J’ai ma voiture et mon ordonnance. De cette manière, personne ne vous demandera rien sur la route. Je donnerai un ordre de mission à mon chauffeur.

— Hans ! cria-t-il.

Ia ! mein leutnant ! répondit une voix ensommeillée.

Un instant après, un troufion apparaissait et claquait les talons avec un salut militaire impeccable. On n’aurait jamais cru qu’il venait de se réveiller.

L’officier lui dit quelques mots en allemand, parmi lesquels, au passage, je reconnus Perpignan. Le soldat, à nouveau, claqua les talons.

Ia wohl ! mein leutnant !

Et il disparut.

Le Chleuh se pencha et baisa la main que Consuelo lui tendait.

— Promettez-moi de venir me voir demain soir, dit-il avec des yeux de vache amoureuse.

— Je vous le promets, Hermann.

Oui, mon pote. Compte là-dessus !

Devant la cantine, on embarqua Bams, qui commençait à se faire de la mousse, et la bagnole, conduite par le boche, fonça dans la pluie et le vent. Consuelo se serrait contre moi. Pour la première fois depuis longtemps, j’étais content…

CHAPITRE 24

Je fis arrêter le chauffeur au pont du Vernet. Je ne tenais pas à ce qu’il sache la direction que nous allions prendre, même approximativement. Histoire de le remercier, je lui filai quand même cent balles. Ça valait bien ça, cette course dans la nuit, à des heures impossibles, en temps de guerre.

Et nous nous retrouvâmes tous les trois dans le noir. Ici, il ne faisait presque pas de vent. Par contre, il descendait une petite bruine glacée qui vous glaçait jusqu’aux os. Ce n’était pas le moment de passer la nuit dehors, fallait au plus vite garer nos fesses des patrouilles. Ici, je n’étais pas précisément en odeur de sainteté après tous les coups que j’y avais faits. Je n’étais, sans doute, pas mieux vu de la police française, que j’avais tournée en ridicule, que de la Milice, pour la manière élégante dont je m’étais tiré de ses pattes, et des Allemands, pour des tas de raisons. Si je me faisais cravater, j’irais directement faire un tour sur la colline de monte à regret.

Les seuls laissez-passer de nuit dont on disposât, c’étaient nos flingues. Il valait mieux ne pas s’en servir. J’aspirais à une vie paisible et honnête.

Le silence pesait sur la ville qui sentait le renfermé, comme toutes les villes, avec, en plus, une odeur de froid et d’eau qu’apportait la pluie. Sur le pont, on n’entendait même pas le bruit de soie de la Têt.

Une sorte d’angoisse me serrait le cœur, mais ça, je savais ce que c’était. C’était le mal de l’aube, qui n’était pas loin. Rien n’est sinistre comme les instants qui précèdent l’aurore. À ce moment-là, il est recommandé d’avoir une bouteille de cognac à portée de la main et de s’en cogner de larges rasades sans aucune économie, il n’y a que ça qui remonte un homme. Et en ville, cette sale impression est pire que tout le reste.

On sentait la proximité du jour prochain à des impondérables, bien que la nuit soit encore très épaisse. À peine si, de loin en loin, un lampadaire bleu se reflétait, sinistre, sur le trottoir mouillé. Et pas un chat à l’horizon.

— Qu’est-ce qu’on fait, dis-je à Consuelo, on va chez toi ? Parce que je n’ai pas l’intention de passer le reste de la nuit à la fraîche, imagine-toi. Du reste, ce n’est pas prudent. Si les flics nous pincent, on ne s’en sortira pas avec une nuit au quart, nous autres.

— C’est loin d’ici ? demanda Bams, d’une voix éteinte.

— Qu’est-ce que tu as ? ripostai-je. Tu as l’air tout flagada.

— Je suis pompé, gémit-il, j’ai jamais été aussi fatigué et aussi cafardeux.

— Tu n’es pas le seul, répondis-je, moi, ce qui me soutiens, c’est sans doute le cognac que j’ai bu chez l’oberleutnant, que Dieu le garde.

Je l’avais souvent constaté, quand une mission est terminée, on se sent vide comme un ballon de baudruche, inutile et dégoûté. On n’a même pas envie de boire un verre ou d’assister à un spectacle marrant.

Consuelo ne répondit pas tout de suite. Elle marchait, silencieuse, serrée contre moi dans son éternel manteau rouge, et je sentais ses hanches dures frôler les miennes. J’avais passé mon bras autour de sa taille.

— C’est encore loin ? répéta Bams.

— Derrière Saint-Mathieu.

— Merde ! fit le copain. C’est un sale coin, à deux pas de la Milice et du commissariat de Police. Dans ce secteur, il y a toujours des rondes.

— Non, répondit Consuelo, je n’habite plus là. Vous pensez bien, tout de même, qu’avec toutes les aventures que j’ai eues, je ne suis pas revenue m’installer à mon ancienne adresse. Ce serait le meilleur moyen de me faire épingler. Tout le quartier a été au courant de mes histoires, et ce serait bien le diable s’il ne se trouvait pas là-dedans un patriote assez conscient pour aller me balancer directement à la Milice. Il y a tellement de salauds que ça ne paraît pas vrai.

— Et alors ? dis-je en m’arrêtant, où on va ? À l’Armée du Salut ? Ce sera bien pire. Là, on est sûr d’être enveloppés en moins deux.

— On pourrait aller à la gare.

— À la gare ! Tu n’es pas folle ? s’exclama Bams. Mais c’est bourré de poulets, la gare, et chacun d’eux, tu peux me croire, trimballe notre signalement dans sa poche.

— Et ta belle-sœur, la femme de Raphaël ?

— C’est une idée, admit la fille. On pourrait aller chez Ascension. Elle dispose de deux chambres. Vous en prendriez une et moi je coucherais avec elle.

— Ça ne me paraît pas mal du tout.

— Seulement, c’est assez loin. C’est vers la route de Prades.

— Nous n’avons qu’à nous souhaiter mutuellement bonne chance et foncer là-bas en évitant de nous faire interpeller.

On prit par les raccourcis, c’est-à-dire qu’on tourna au coin de Naga, dans de petites rues désertes.

— Attends, dit soudain Consuelo, en s’écartant de moi. Il faut que j’arrange mon bas.

Je la laissai aller et nous avançâmes, Bams et moi. Quelque chose de gris sourdait déjà dans le ciel. J’avais une furieuse envie d’allumer une cigarette, mais ce n’était vraiment pas le moment.

Je me retournai un instant pour voir si Consuelo en avait encore pour longtemps avec ses ennuis vestimentaires. Elle avait remonté sa jupe et je distinguais vaguement la blancheur de la cuisse au-dessus du bas. Elle était à peine à trois mètres de moi. Elle se redressa vivement et je restai figé comme de la gelée de groseilles.

— Un moment, dit Consuelo, immobile au milieu du trottoir.

Bams se retourna et resta aussi con que moi. La môme tenait dans la main droite quelque chose qui, si ce n’était pas un browning 7,65, lui ressemblait bougrement. Elle le braquait sur nous.

— Tu es dingue, non ? dis-je lorsque je repris mon souffle.

Je me demandais si ce n’était pas moi qui le devenais.

— Non, répondit la souris, froidement, le visage dur. Levez un peu les mains, s’il vous plaît. Plus vite, ajouta-t-elle, comme on n’obéissait pas, sinon je vous descends.

On leva les pattes, lentement, plutôt par la force de l’habitude, quand on se trouve devant la gueule noire d’un pétard, que par raisonnement. On était assommés par la stupéfaction.

— Mais qu’est-ce qui te prend ? dis-je enfin.

— Je vais te le dire, querido. Tout cela, c’est de ta faute. Fallait m’écouter et prendre les trois cents sacs dans le coffre du gars. Alors peut-être que je t’aurais foutu la paix, en souvenir d’autrefois. Il fallait le prendre, cet argent, et m’en faire cadeau, si tu m’aimais comme tu le prétendais. Maintenant, je veux le Leica que je t’ai passé. Et je vais le vendre à quelqu’un que je connais, j’en tirerai bien cinq cent mille balles.

— Ça alors ! fit Bams, tu parles d’une salope !

— Salope ou pas, il me faut cet appareil.

— Tu vas le rendre aux Allemands, sans doute ? À ton oberleutnant de mes fesses ?

Ses yeux brillèrent.

— Jamais, dit-elle. Je t’ai déjà dit que je haïssais les Allemands comme seuls peuvent haïr les gens de mon pays. Je vais le vendre à un service de renseignements alliés, pas le même que le tien. Le résultat sera le même, nous combattons pour la même cause, mais moi, j’aurai encaissé cinq cent mille francs.

Elle s’approcha de moi et, d’un geste preste, saisit le Leica et le fit disparaître dans sa fouille. J’en étais malade.

— Charmante petite nature, hein ?

— Je me fous de ton appréciation.

— Tu n’arriveras jamais à le fourguer, dit Bams en hochant la tête. Pour ces trucs-là, les annonces dans les journaux, c’est pas recommandé. Je me vois mal lisant un truc dans le genre : à vendre Leica contenant photos plans fortifications allemandes. S’adresser à… etc.

— Ne te casse pas la tête, Bams, dit la fille, sarcastique, j’ai le fourgue. Il est là-haut, à la frontière espagnole. Il est mon amant. Et tout ce qui arrive, c’est par la faute de ton bon copain Maurice. Il a agi envers moi comme un vrai gabach[7] qu’il est. Il m’a plaquée comme une fille.

— J’ai pigé, dis-je, la gorge serrée. En somme, si tu es venue à La Franqui, ce n’était pas du tout avec l’intention de me rencontrer.

— Tout juste, amigo. Je suis venue pour faucher les plans pour mon bon ami, qui me les paiera. C’est pour ça que je faisais la cour à ce vieil imbécile de Fischer. Quand je vous ai vus, j’ai pensé, tout de suite, que vous alliez pouvoir m’être utiles, tous les deux. Parce que, si j’avais amené ce Leica et ce revolver, je ne savais pas trop comment j’allais m’y prendre et, surtout, comment j’allais ouvrir le coffre.

— Quelle salope, Fabe de Deu ! grommela Bams, les dents serrées.

Je devinais ses traits burinés, ses poings crispés.

— On s’est fait avoir comme des débutants, répondis-je. Mais la partie n’est pas finie, on peut encore rigoler, tu sais, mon amour ?

Je ne reconnaissais pas ma voix, rauque de rage, doucereuse, sifflante, lourde de menaces.

Elle rejeta la tête en arrière avec une noblesse toute castillane.

— Tu ne me fais pas peur.

— Toi non plus, gitane, répondis-je sèchement.

— Si tu m’avais aimée tu aurais pris l’argent du boche et, sans doute qu’alors, je serais partie avec toi. Parce que, tout de même, c’est toi que je préfère, probablement parce que tu m’as eue pucelle.

— Arrête ton charre.

Adios, amigos ! ricana la fille en reculant. À su salud de ustedes.

Elle arriva au coin de la rue et, lorsqu’elle l’eut tourné, partit en courant. On entendait ses petits talons frapper précipitamment le trottoir.

— Celle-là, dit Bams, elle est raide ! Du diable si je m’attendais à un truc pareil.

— En tout cas, nous sommes dans de beaux draps.

Et ça, je pouvais le dire. Je me demandais ce que j’allais raconter à Bodager, moi, maintenant. J’aurais bonne mine si j’allais le trouver pour lui expliquer que je m’étais fait avoir par une frangine. Il me prendrait pour ce que je suis. Un cave, un vrai, un pante argoté, capable de se faire posséder par la première gonzesse venue.

Ça dépassait les bornes de la connerie.

Et cette sale pouffiasse, que le diable l’emporte ! Alors, c’était décidé, toutes les femmes se foutraient de ma gueule ad vitam æternam. Je ne pourrais jamais compter sur l’une d’elles, je serais roulé à chaque coup ?

Elle avait agi d’une manière dégueulasse, absolument infecte. Mais ça, il y a longtemps que j’ai appris à ne plus m’en indigner, c’est des trucs courants. Chez elle, c’était, sans doute, l’âme gitane qui avait réapparu, son goût du trafic, sa passion du vol et son esprit de lucre. La mentalité de son père le maquignon et de son frère le peilharot[8] avait repris le dessus. Cette souris-là, sitôt qu’elle voyait briller de l’oseille, elle ne se tenait plus, fallait qu’elle le fauche. Elle n’était tranquille qu’après. Je pensais à son père qu’aurait vendu sa femme pour un sac de charbon. Mais qu’y faire quand on a un sang pareil dans le corps, un sang de maraudeur ?

J’en arrivais presque à ne pas lui en vouloir.

— C’est pas la peine de rester là à palabrer et à se lamenter, dis-je en tirant mon feu de ma ceinture. Il faut la rattraper. Elle ne doit pas être bien loin, et il faut tout essayer pour remettre la main sur l’appareil.

Et je me mis à cavaler à sa poursuite. Cette fois, les chances étaient égales, on était chacun armés et le flingue de Bams apportait même un petit supplément.

On tourna, au coin, dans une longue rue grise d’aube, déserte à perte de vue. Pas un chat. La môme s’était volatilisée. Seulement, avec moi, ça ne prenait pas, je connaissais trop la combine.

— Elle s’est fourrée dans un immeuble de cette rue, dis-je en m’arrêtant. Seulement, c’est un coin qu’elle doit connaître et nous, on est en plein cirage. C’est pour ça qu’elle nous a fait passer par ici. Comme on ne peut pas se permettre de faire le porte-à-porte avec un soufflant dans les mains, on va se coller chacun à une extrémité de la rue. Elle finira bien par sortir. Je vais aller à l’autre bout, reste là.

— Ça colle.

J’allai m’embusquer juste à l’angle, et pardi, deux minutes après, je vis Consuelo sortir d’une porte cochère. Elle regarda précautionneusement autour d’elle, ne vit personne et s’en fut à petits pas pressés. Elle se dirigeait de mon côté.

Je regardai autour de moi. Il y avait une porte assez profonde pour que je puisse m’y planquer. Je me collai dans l’angle, le bras armé pendant le long du corps.

La fille tourna le coin. J’entendais le bruit de ses talons hauts. Elle passa devant moi sans me voir. Lorsqu’elle eut fait deux mètres je sortis de l’ombre, mon Luger en batterie.

— Consuelo… dis-je doucement.

Elle fit un bond comme si on l’avait cravachée et me fit face, les yeux exorbités. Maintenant elle avait peur, une trouille affreuse. Elle fit un geste vers la poche de son manteau rouge.

— Salope, dis-je, toujours très doucement. Et j’appuyai sur la détente, sans même l’avoir voulu. Deux coups de feux déchirèrent l’air.

Un hurlement.

Consuelo était debout devant moi, hagarde. Un peu de sang coulait à la commissure de ses lèvres. Du sang rouge sur le manteau rouge. Puis elle tomba en avant.

Je me penchai sur elle et pris le Leica. Elle ne bougea pas. Elle haletait un peu et me regardait avec un sourire triste.

— Je t’aimais, querido… souffla-t-elle.

Elle eut un spasme. Le dernier. Et ce n’était pas un spasme d’amour.

Je négligeai de lui fermer les yeux. J’avais pas de temps à perdre. Je partis en courant, je rejoignis Bams et je lui dis qu’on allait se séparer. Rendez-vous au bistrot en planches, à côté du Marché de Gros. À cette heure-ci, il était sans doute déjà ouvert.

On partit chacun de notre côté. J’avais repris mon pas normal. Maintenant, il faisait presque jour. On recommençait une journée grise, inutile, lourde de cafard. Quelques lumières brillaient à travers les persiennes. Derrière, il y avait probablement des gens paisibles qui se préparaient à partir au boulot.

Moi, j’étais écrasé de fatigue, j’en éprouvais une sorte de nausée. Rien ne tournait rond, décidément, et maintenant je me foutais complètement des plans nazis. Un vent aigre se levait, avec le soleil, charriait des nuages d’encre de Chine.

Consuelo… Consuelo… la seule femme que j’aurais peut-être pu aimer, plus tard, après la guerre…

J’allumai une cigarette et entrai dans le bistrot en planches. C’était là que je l’avais rencontrée la première fois, que ses yeux noirs s’étaient posés sur les miens. Ce matin, c’était à peu de choses près la même ambiance. Cela sentait toujours l’anisette et le cosmétique, avec, en plus, un relent de café arrosé.

Je m’accoudai au zinc et commandai successivement deux cognacs doubles. Une crampe me tordait l’estomac et tout me paraissait irréel. Peut-être était-ce la fatigue. Peut-être autre chose. Mes paupières brûlaient et une main me serrait la gorge. J’avais un mal de chien à réagir contre les larmes qui montaient à mes yeux.

Ah ! Bon Dieu de Dieu, pourquoi tout cela était-il si bête ?

Je finis mon second cognac et en commandai un troisième. Je n’arrivais plus à me saouler, même pas à atteindre cette euphorie optimiste qui précède l’ivresse.

J’attendais Bams.

La vie continuait, surtout pour les autres. Nous, on allait continuer la cavalcade, filer devant les flics et les boches, flinguer les salopards et faucher des renseignements, jusqu’à ce que les autres aient enfin le droit d’être heureux. Les autres… même les salopards…

Dans un coin, un soldat allemand ivre jouait tristement Lily Marlène sur son harmonica.

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