2. DANS NEUF ANS D’ICI

C’était sans conteste la plus grande catastrophe de l’histoire humaine, car en un instant toute la capacité technologique du monde avait rétrogradé de trois siècles. Les Entités avaient en quelque sorte actionné un gigantesque interrupteur et tout arrêté, absolument tout, à un niveau fondamental.

En 1845, c’aurait été grave mais peut-être pas catastrophique, et c’aurait été encore moins grave en 1635 ou en 1425, et ça n’aurait certainement pas eu beaucoup d’importance en 1215. Mais dans la première décennie du vingt et unième siècle, c’était une stupéfiante calamité. Lorsque l’électricité s’était arrêtée, toute la civilisation moderne s’était arrêtée, et il n’y avait pas de systèmes de secours – pouvait-on sérieusement considérer les bougies et les moulins à vent comme des systèmes de secours ? – pour faire tout repartir. Ce n’était pas une simple panne d’électricité. C’était un gigantesque décalage à tous les niveaux. Ce n’était pas seulement une défaillance des gigantesques centrales qui produisaient le courant : tout ce qui était électrique refusait de fonctionner, tout, jusqu’aux torches à piles. Personne n’avait jamais élaboré de mesures à prendre si l’électricité disparaissait à l’échelle mondiale, et cela, d’une façon apparemment définitive.

Personne n’arrivait à comprendre comment les Entités avaient procédé, et c’était presque aussi effrayant que le résultat lui-même. Avaient-Elles changé le comportement des électrons ? Avaient-Elles bouleversé la structure matricielle de la matière terrestre de façon à ce que la conductivité ne soit plus une réalité ? Ou peut-être étaient-Elles parvenues à modifier la constante diélectrique elle-même ?

Mais qu’importaient les moyens utilisés, c’était arrivé. Les ondes électromagnétiques ne circulaient plus là où on pouvait les contrôler et les exploiter, et l’électricité comme force motrice était un concept périmé sur toute la surface de la Terre. Zap, zap, zap ! Toute la révolution électrique anéantie en un éclair, sans explication, l’intégralité de l’immense pyramide technologique qui s’était édifiée à partir du petit générateur à friction construit en 1650 par ce brave Otto von Guericke, de Magdebourg, de la bouteille de Leyde inventée par Petrus van Musschenbroek pour stocker l’énergie crée par la machine de Guericke, des piles au zinc-argent d’Alessandro Volta, des lampes à arc d’Humphrey Davis, des dynamos de Michael Faraday, de l’ouvre de Thomas Alva Edison et de tout le reste.

Adieu, donc – nul ne savait pour combien de temps – aux téléphones, aux ordinateurs, à la FM et à la télévision, aux radios-réveils et aux alarmes, aux carillons de porte, aux portes de garage automatiques, au radar, aux oscilloscopes et aux microscopes électroniques, aux stimulateurs cardiaques, aux brosses à dents électriques, aux amplificateurs de toutes sortes, aux tubes à vide et aux microprocesseurs. Les bicyclettes, les bateaux à rames et crayons à mine graphite n’étaient pas affectés. Les armes de poing et les fusils non plus. Mais tout ce qui avait besoin d’énergie électrique pour fonctionner était désormais inutilisable. Ce qu’on avait fini par appeler le Grand Silence était tombé.

Les électrons refusaient carrément de circuler, tel était le problème ! Les fonctions électriques des organismes biologiques n’étaient pas affectées mais tout le reste était kaput.

Tout circuit dans lequel une quelconque tension était susceptible de passer était devenu aussi peu conducteur qu’un tas de boue. Les voltages, ampérages, ondes sinusoïdales, bandes passantes, rapports signal/bruit et, en l’occurrence, les signaux et les bruits, et cetera ad infinitum, devenaient des abstractions.

Les ponts mobiles et les écluses restèrent figés dans la position qu’ils occupaient lorsque le courant fit défaut. Les avions qui avaient l’infortune d’être en l’air à ce moment-là, brusquement privés de tout système de navigation et du fonctionnement de leurs mécanismes internes les plus triviaux, s’écrasèrent. Des millions d’automobiles furent accidentées lorsque l’obscurité se fit sur les routes, que les ordinateurs de contrôle de la circulation rendirent l’âme et que les propres systèmes de guidage interne des véhicules tombèrent en panne. Les véhicules qui n’étaient pas en mouvement à l’instant fatal ne pouvaient plus redémarrer, à l’exception d’antiquités pourvues de manivelle, et dont bien peu étaient encore en état de marche. Il va sans dire que les divers réseaux télématiques furent instantanément anéantis. Toutes les archives commerciales qui n’avaient pas déjà été imprimées devinrent inaccessibles. Tout comme les réserves monétaires mondiales, hermétiquement protégées par des portes de sécurité électroniques qui étaient désormais d’une sécurité absolue. Mais ces réserves monétaires, qu’elles soient représentées par des objets inertes comme des lingots d’or ou par des abstractions s’échangeant à la vitesse de la lumière d’un ordinateur à l’autre entre les banques centrales de la planète, avaient d’un seul coup perdu toute signification.

Comme pas mal de choses. C’en était fini du monde tel que nous le connaissions.

Le facteur qui avait précipité la chute était, semblait-il, le fait que quelqu’un, quelque part, avait, dans un moment d’exaspération stupide, balancé une ou deux bombes sur l’un des vaisseaux extraterrestres. Personne ne savait qui s’était ainsi fourvoyé – les Français, les Irakiens, les Russes ? – et personne n’en revendiquait la responsabilité ; en outre, dans la confusion du moment, il n’y avait aucun moyen fiable de savoir la vérité, même si, bien entendu, les rumeurs allaient bon train. Peut-être s’agissait-il de bombes atomiques ; peut-être n’était-ce que d’archaïques pétards. Personne n’eut d’ailleurs le loisir de s’en assurer car, juste après l’attaque, tous les systèmes militaires de surveillance théoriquement capables de détecter une soudaine émission de radiations cessèrent de fonctionner, comme tout le reste de la technologie mondiale.

Quelle qu’ait pu être l’agression perpétrée envers les Entités, elle fut totalement inutile. Elle ne causa naturellement aucun dégât. Les astronefs des Entités, ainsi que tout le monde allait très vite s’en apercevoir, étaient entourés de champs de force qui empêchaient quiconque de s’approcher d’eux sans autorisation ou de les endommager en les attaquant de loin.

En revanche, l’attaque réussit parfaitement à agacer les Entités. Elle était agaçante comme peut l’être le bourdonnement d’un moustique et Elles ripostèrent donc avec l’équivalent extraterrestre d’une claque visant la position approximative du moustique sur le bras. Ou bien, comme l’avait formulé l’anthropologue Joshua Leonards au Pentagone, la tentative de destruction d’un vaisseau extraterrestre avait été la déclaration préliminaire à une sorte de conversation, déclaration à laquelle les Entités avaient répondu sur un ton infiniment plus haut.

La première panne de courant, celle qui avait duré deux minutes, n’était peut-être qu’un simple essai pour régler la puissance du matériel. La deuxième, quelques heures plus tard, était la vraie. Le Grand Silence. La fin du monde et le commencement d’une époque cauchemardesque d’anarchie meurtrière, de terreur et d’absolu désespoir.

Après deux semaines infernales dans le froid et le noir, le courant commença à revenir. Sporadiquement. Sélectivement. Énigmatiquement. Certains dispositifs comme les moteurs des automobiles, les congélateurs et les stations d’épuration des eaux se remirent en marche ; d’autres non, comme les téléviseurs, les magnétoscopes et les écrans radar, même si l’éclairage électrique et les pompes des stations-service fonctionnaient.

L’effet général fut de faire passer l’humanité d’un inconfort digne du moyen-âge à un niveau d’existence correspondant à peu près à celui de 1937, mais avec d’insolites exceptions qui relevaient apparemment du hasard. Qui pouvait expliquer cela ? Il n’y avait là ni rime ni raison. Pourquoi les téléphones, mais pas les modems ? Pourquoi les lecteurs de CD, mais pas les calculettes ? Et lorsque les modems finirent par se réveiller, ils ne fonctionnaient pas toujours exactement comme par le passé.

Mais les explications n’avaient déjà plus d’importance. La démonstration était faite : le monde avait été battu à plate couture pour des raisons inconnues par un ennemi inconnu qui n’avait jamais donné la moindre justification – n’avait, en vérité, jamais prononcé un seul mot. Les envahisseurs ne s’étaient pas embarrassés d’une déclaration de guerre et n’avaient livré aucune bataille ; il n’y avait pas eu de pourparlers de paix et nulle reddition n’avait été signée. La chose s’était néanmoins accomplie en une seule nuit, et définitivement. Toute résistance serait punie, et toute résistance sérieuse serait sérieusement punie.

De toute façon, qui allait résister ? Le gouvernement ? Les forces armées ? Comment ? Avec quoi ? Du jour au lendemain, tous les gouvernements et forces armées avaient été frappés d’obso-lescence, quand ils n’étaient pas devenus franchement obsolètes. Des tentatives pour recoller les morceaux, pour reconduire les formes et les procédures existantes furent balayées dans les tourbillons du chaos. Les structures gouvernementales commencèrent à traiter avec ceux ou celles avec qui Elles décidaient d’entrer en communication.

Une nouvelle réalité, quasi onirique, était descendue sur la planète. Pour presque tout le monde, la texture de l’existence ressemblait à l’ambiance du matin qui suit une grande catastrophe locale – tremblement de terre, inondation, gigantesque incendie, ouragan. Tout a changé en un éclair. On cherche de tous côtés des repères familiers – un pont, une rangée d’immeubles, la véranda de sa propre maison – pour voir s’ils sont encore là. En général, ils le sont ; mais il semble qu’une certaine fraction de leur solidité leur a été soustraite pendant la nuit. Tout est devenu conditionnel. Tout est devenu temporaire. Il en était ainsi partout dans le monde.

Au bout d’un moment, les gens s’habituèrent tant bien que mal à leur nouvelle vie boiteuse comme si elle avait toujours été telle, même si en leur for intérieur ils savaient que c’était faux. Les seules entités réellement fonctionnelles dans le monde étaient les Entités. La civilisation telle qu’on l’entendait au début du vingt et unième siècle venait de s’effondrer. Elle finirait sûrement, tôt ou tard, par évoluer jusqu’à trouver une nouvelle forme. Mais laquelle ? Et quand ?

Anse fut le premier de la tribu Carmichael à arriver au ranch du Colonel pour la réunion de famille de Noël, troisième rassemblement du clan depuis la Conquête.

Noël en Californie : la belle saison ! Toutes les collines qui s’échelonnaient jusqu’à la côte reverdissaient après les récentes pluies. L’air était doux et suave, la délicieuse tiédeur californienne s’infiltrait partout, malgré l’habituelle frange de neige incongrue sur la plus haute crête des montagnes derrière la ville. Lorsqu’Anse s’approcha de la résidence paternelle en cette fin d’après-midi, les oiseaux chantaient Noël, des floraisons éclatantes donnaient un air de fête à tous les jardins : masses de bougainvillées violettes ou rouges, fleurs rouges d’aloès en forme de piquants, joyeuses écla-boussures écarlates des poinsettias touffus, plus grands qu’un homme, voire géants. Un flot continu de véhicules remontait de la plage lorsqu’Anse quitta la voie express et obliqua vers l’intérieur des terres pour rejoindre la route qui conduisait au ranch. Ç’avait dû être une bonne journée pour surfer allègrement en prélude à Noël.

Joyeux Noël, mais oui, joyeux, trois fois joyeux ! Que Dieu nous bénisse tous !

L’air plus frais des hautes altitudes entrait par la vitre baissée tandis qu’Anse progressait sur l’étroite route de montagne qui amenait les véhicules un peu plus haut derrière le ranch avant de redescendre en une épingle qui les conduisait à l’entrée. Il klaxonna trois fois en abordant la fin du parcours. Peggy, la femme qui servait maintenant de secrétaire à son père, sortit pour lui ouvrir le portail du ranch.

Elle lui lança un joyeux bonjour accompagné d’un grand sourire. Peggy était la bonne humeur incarnée. Une petite brune aux attaches fines, très décorative. Anse eut la pensée saugrenue que le vieil homme devait coucher avec elle. Tout était possible en ces tristes lendemains.

« Oh, comme le Colonel va être heureux de vous voir ! » s’écria-t-elle. Scrutant l’intérieur de la voiture, elle décocha le sourire qu’elle avait toujours en réserve à Carole, l’épouse d’Anse, et aux trois enfants épuisés sur la banquette arrière. « II a fait les cent pas sur la véranda toute la journée, aussi excité qu’un matou, en attendant que quelqu’un se pointe.

— Ma sœur Rosalie n’est pas encore là, alors ? Et mes cousins ?

— Aucun d’entre eux jusqu’à maintenant. Et votre frère non plus… Votre frère vient quand même, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est ce qu’il a dit, confirma Anse sans y mettre une conviction excessive.

— Oh, mais c’est formidable ! Le Colonel est tellement impatient de le revoir après tout ce temps… Le voyage s’est bien passé ?

— Super bien », dit Anse d’un ton légèrement plus aigre que ne l’autorisaient les convenances. Mais Peggy sembla ne pas s’en apercevoir.

Se rendre au ranch était devenu pour Anse une épuisante corvée qui durait toute une journée. Il lui fallait partir avant le lever du soleil de son domicile de Costa Mesa, dans Orange County, à l’extrême sud de L.A., s’il voulait arriver à Santa Barbara avant la nuit, qui tombait tôt en ce milieu de l’hiver. Une fois, il y avait longtemps, il ne lui avait pas fallu plus de trois heures, porte à porte. Mais les routes n’étaient plus ce qu’elles étaient alors. Comme presque tout le reste.

Jadis, Anse aurait pris San Diego Freeway en direction du nord pour rejoindre l’autoroute 101 et gagner le ranch d’une traite. Mais San Diego Freeway était en piteux état entre Long Beach et Carson faute d’entretien depuis les Troubles. Et qui aurait voulu aller vers l’intérieur pour prendre Golden State Freeway, l’autre artère principale menant vers le nord ? Elle passait en plein milieu du territoire des bandidos et il y avait partout des barrages de miliciens. Il ne restait donc plus qu’à progresser par sauts de puce, d’une localité à l’autre, dans des rues à découvert, en évitant les plus dangereuses et en prenant des bouts d’autoroute encore utilisables chaque fois qu’on le pouvait. On slalomait au milieu de villes comme Garden Grove, Artesia et Compton, et en y mettant le temps, on se retrouvait sur l’autoroute 405 à Culver City, une des zones les plus sûres du centre de Los Angeles.

À partir de là, on roulait plus ou moins en ligne droite vers le nord et la vallée de San Fernando, et au prix d’un ou deux légers détours, on pouvait arriver sur l’autoroute 118 quelque part dans les parages de Granada Hills, ce qui vous conduisait finalement droit à la côte, en passant par Saticoy et Ventura. Anse n’aimait pas emprunter la 118 parce qu’elle le rapprochait dangereusement de la zone brûlée où était mort son oncle Mike, presque un grand frère pour lui, le jour des grands incendies. Mais cet itinéraire était le plus efficace pour arriver au but depuis que les Entités avaient fermé l’autoroute 101 entre Agoura et Thousand Oaks. L’avaient carrément interdite à la circulation, dans les deux sens, au moyen d’un mur de béton qui barrait les huit voies à chaque bout de la zone réquisitionnée.

Elles étaient apparemment en train de se construire des installations là-dessus. En recourant à de la main-d’ouvre humaine. À des esclaves humains. D’après ce qu’Anse avait entendu dire, ça se passait ainsi : le contremaître, qui était humain mais avait subi le Contact et la Pression – ce qui l’avait considérablement modifié – venait chez vous avec une demi-douzaine d’hommes armés et disait : « Viens. Travaille. » Et vous veniez avec eux et travailliez. Sinon, ils vous descendaient. Si le travail ne vous plaisait pas et que vous étiez doué pour la course à pied, vous vous échappiez dès que l’occasion se présentait et passiez dans la clandestinité. Il n’y avait, semblait-il, pas d’autre choix. Mais une fois que vous aviez subi le Contact, une fois que vous aviez subi la Pression, vous n’aviez plus de choix du tout. Le Contact. La Pression.Bonjour, le meilleur des mondes ! Et joyeux Noël à tous. Anse avait souffert pendant tout le trajet, des heures d’affilée, les mains serrées sur le volant, les yeux vissés à la chaussée jonchée de détritus. Pas question de heurter quoi que ce soit qui puisse endommager les pneus ; il était impossible de s’en procurer des neufs et les enveloppes usées ne pouvaient être que temporairement rechapées. Pas question non plus d’endommager la voiture de quelque manière que ce soit – et cela pour la même raison. Anse avait une Honda Accura modèle 2003 en assez bon état mais qui commençait à être un peu fatiguée sur les bords. Il songeait à la revendre pour prendre quelque chose de plus grand lorsque l’Invasion s’était produite. Mais c’était avant que tout change.

On ne trouvait plus de voitures neuves, point final. Il y avait quelque part dans l’Ohio une grosse usine Honda qui avait survécu à la période de folie juste après la Conquête et qui, disait-on, fabriquait encore des pièces de rechange conformes aux caractéristiques affichées, mais voilà, les gens de Honda n’expédiaient plus rien à l’Ouest, car ils n’avaient apparemment pas confiance dans la monnaie de la Côte ouest qui avait commencé à circuler à la place du dollar fédéral. Les installations Honda de Californie -celles qui n’avaient pas été détruites lors des Troubles – étaient gérées au petit bonheur la chance par l’équipe en place lors du débarquement des Entités, lesquelles avaient réquisitionné l’usine quelques jours après qu’avait été rompu le contact avec le siège japonais. Mais les compétences de ces gestionnaires semblaient discutables et on ne pouvait compter sur la qualité de ce que produisaient leurs ateliers, à supposer qu’on puisse trouver la pièce qu’on cherchait, ce qui était souvent difficile.

Réparer au lieu de remplacer était le slogan à l’ordre du jour ; si on avait le malheur de se retrouver avec un véhicule détruit ou irréparable, on avait pratiquement détruit sa propre vie et on était condamné à s’engager dans les équipes de travailleurs aux ordres des Entités qui, Elles, n’avaient pas de problèmes de transport. Elles vous soumettaient au Contact ; Elles vous soumettaient à la Pression ; ensuite vous alliez partout où Elles vous le demandaient, vous faisiez tout ce qu’Elles voulaient, et basta.

Anse gara la voiture dans le parking gravillonné sur le côté nord du bâtiment principal, mit pied à terre en titubant, tout courbaturé, les yeux louchant de fatigue. Il avait tenu le volant d’un bout à l’autre du trajet. Carole se montrait encore disposée à conduire dans un rayon d’une quinzaine de kilomètres autour de leur domicile, mais à présent elle avait peur de rouler sur l’autoroute ou de traverser un quartier qui ne lui était pas familier ; ces tâches incombaient donc à Anson. Et ce, sans qu’ils aient jamais eu besoin d’en discuter.

Le Colonel les attendait sur la véranda à l’arrière de la maison d’habitation. « Regardez, la marmaille, voilà grand-père, dit Anse. Faites-lui un grand bonjour. » Mais les gosses étaient déjà sortis de la voiture et couraient vers le Colonel. Il les attrapa au passage comme des petits chiens, d’abord les jumeaux – les deux à la fois – puis Jill.

« II a l’air en forme, observa Carole. Il se tient plus droit que jamais, il a toujours l’œil vif… »

Anse secoua la tête. « II a l’air très fatigué, si tu veux mon avis. Et vieux. Beaucoup plus vieux qu’à Pâques. Il commence à perdre ses cheveux, finalement. Il a le teint terreux.

— Il a… combien… soixante-huit, soixante-dix ans ?

— Seulement soixante-quatre. »

Mais Anse avait raison : le Colonel vieillissait prématurément. Sa silhouette élancée, droite comme un I, avait toujours fait illusion. Le vrai poids de ses années avait commencé à l’accabler dès le premier jour des Troubles. Cette période où l’obscurité avait recouvert le globe, où la panique était omniprésente et où les liens du comportement civilisé s’étaient relâchés comme s’ils n’avaient jamais existé, avait été pour le Colonel le pire des cauchemars : l’effondrement instantané de toute discipline, de toute morale, l’abandon de toute civilité. Le monde revenait de loin, et le Colonel aussi. Mais ni l’un ni l’autre n’était comme avant, et ne le serait sans doute jamais plus. Comme partout ailleurs, les changements étaient visibles sur les traits du Colonel.

Anse traversa le gravier crissant et laissa son père le prendre dans ses bras. Il avait presque trois centimètres de plus que le Colonel, et quinze ou vingt kilos de plus, mais ce fut le vieillard qui prit l’initiative de cette étreinte : le Colonel enveloppa d’abord son fils de ses bras puis Anse le serra en retour. C’était prévu. Le Colonel menait les opérations, comme toujours.

« Tu as l’air un peu fatigué, p’pa, dit Anse. Tout va bien ?

— Tout va bien, ouais. Autant que faire se peut, vu les circonstances. » Même sa voix avait un peu perdu de son ancien éclat. « J’ai négocié avec les Entités, et ça, c’est épuisant. »

Anson haussa un sourcil. « Négocié ?

— J’ai essayé. Je t’en parlerai plus tard, Anse… Bon sang, que ça me fait plaisir de te voir, mon gars ! Mais toi, tu as l’air un peu vanné. Le voyage a dû être éprouvant. » II lui donna un coup de poing dans le bras – un coup sec, appuyé, os contre muscle -et Anse répliqua du poing tout aussi sincèrement. C’était encore une de leurs habitudes.

Anse et le Colonel avaient connu quelques moments difficiles. Ils n’avaient que vingt et un ans de différence, ce qui, pendant un certain temps, lorsque le Colonel arborait une quarantaine, puis une cinquantaine vigoureuse, et qu’Anse avait entre vingt et trente ans, avait donné l’impression que le Colonel était le grand frère d’Anse plutôt que son père. Ils se ressemblaient juste assez pour s’être maintes fois affrontés quand ils se trouvaient dans une situation où ni l’un ni l’autre n’était capable de reculer, tout en restant assez différents pour qu’il y ait aussi pas mal de tirage entre eux lorsqu’ils abordaient un sujet où le désaccord était total.

Lorsqu’Anse avait quitté prématurément l’armée, c’avait été un de ces moments difficiles. Sa période alcoolique, il y avait quinze ans de cela, en avait été un autre. Quant aux aventures qu’Anse avait de temps en temps avec d’autres femmes que Carole depuis qu’il était marié, le Colonel n’en était sûrement pas informé, sinon il l’aurait très vraisemblablement tué. Tout cela ne les empêchait pas de s’adorer. Ni l’un ni l’autre n’avait le moindre doute là-dessus.

Ensemble, Anse et son père sortirent les valises de la Honda et le Colonel, qui s’obstinait à porter la plus lourde, accompagna le couple et ses enfants jusqu’à leurs chambres. La maison était une bâtisse immense, avec des ailes rajoutées un peu partout, et Anse et Carole étaient toujours logés dans la plus belle des suites réservées aux amis ; elle comprenait une grande chambre à coucher pour eux et une chambre contiguë, plus petite, que Jill, neuf ans, longues jambes et cheveux dorés, partageait avec ses deux frères jumeaux, Mike et Charlie, quatre ans. Il y avait aussi un beau salon avec vue sur la mer. Anse était l’aîné, après tout. On tenait aux préséances dans la famille.

En prenant congé d’eux, le Colonel donna une tape sur l’épaule de son fils. « Bienvenue à la maison, mon gars.

— C’est chouette d’être de retour ici. »

Et c’était vrai. Le ranch était un lieu vaste, réconfortant, niché en toute sécurité sur son coteau altier entre le flanc abrupt de la montagne et la calme beauté du Pacifique, loin de la congestion, de l’agitation et du danger de mort quotidien qui étaient le lot de presque toute la Californie du Sud. Vieux murs de pierre, sols dallés, mobilier robuste et sans prétention, rideaux de dentelle à l’ancienne, innombrables pièces hautes de plafond : comment croire, quand on habitait dans cette solitude rocheuse, tout là-haut, au-dessus des jolis toits rouges de Santa Barbara, que d’invincibles monstres extraterrestres arpentaient au même moment la face du monde, choisissant au hasard des êtres humains destinés à obéir à leurs ordres tandis qu’ils remodelaient peu à peu le paysage de la planète pour satisfaire leurs incompréhensibles besoins.

Jill se proposa pour veiller à ce que les deux garçons fassent leur toilette à fond pour le dîner. Elle adorait jouer à la maman, ce qui soulageait grandement Carole. Tandis qu’Anse défaisait les valises, Carole se tourna vers lui. « Ça ne te fait rien si je me douche la première ? Je me sens tellement rouillée et énervée après un trajet aussi long. Et sale, en plus. »

Anse lui-même ne se sentait pas très frais, et c’était lui qui s’était appuyé tout le travail ce jour-là. Mais il lui donna le feu vert. Elle présentait des signes de stress inquiétants : lèvres hermétiquement fermées, bras plaqués contre le corps, poing gauche serré.

Carole était encore à deux ans de la quarantaine, mais elle manquait déjà d’énergie. Elle avait besoin de se faire dorloter et Anse la dorlotait. Porter les jumeaux lui avait pris beaucoup de ses forces ; ensuite, deux ans plus tard, la Conquête, les Troubles… ces terrifiantes semaines d’incertitude – à vivre sans gaz ni électricité, sans télévision ni téléphone, à ne boire que de l’eau bouillie, à s’éponger au lieu de prendre des bains, faire cuire de maigres repas sur un réchaud à pétrole et veiller toute la nuit à tour de rôle la carabine à la main, au cas où une des bandes de pillards qui écumaient Orange County aurait décidé que c’était le moment d’aller voir du côté de votre quartier résidentiel bien propret – ces quelques semaines l’avaient totalement détruite. Carole n’avait jamais été conçue pour la vie à la dure. Aujourd’hui encore, elle n’était que partiellement remise de cette effroyable époque.

Il la regarda se déshabiller du coin de l’œil. C’était l’un de ses petits plaisirs secrets. Au bout de onze ans, il adorait toujours la simple vue du corps de sa femme, toujours juvénile, presque adolescent : les jambes lisses et souples, les petits seins haut perchés, la cascade de cheveux dorés et cet étroit petit triangle moelleux, doré lui aussi, à la base de son ventre. Corps familier et donc sans surprises, mais toujours attrayant, toujours chéri et pourtant si souvent trahi. Anse n’avait jamais pu comprendre ce qui le poussait à la tromper à répétition avec ces femmes de moindre valeur. Il n’avait pas non plus vraiment cessé d’en éprouver périodiquement le besoin.

Un défaut dans les gènes familiaux, supposait-il. Une dislocation de la vertu de fer des Carmichael. Le sang qui finit par s’épuiser après toutes ces générations de robustes Américains de haute moralité, hyper patriotiques et craignant Dieu.

Anse ne croyait pas pour autant que son père soit une sorte de saint homme, lui ou tout autre membre de la longue lignée des vertueux Carmichael qui l’avaient précédé dans les brumes du passé, mais il ne pouvait s’imaginer que le Colonel ait trompé sa femme ou en ait eu seulement envie. Qu’il ait bricolé quelque prétexte plausible pour échapper à une mission dangereuse ou désagréable. Ou porté un joint à ses lèvres pour en tirer une bonne taffe, histoire de tuer le temps dans une morne soirée à Saigon. Ou dévié en quelque manière que ce soit du droit chemin tel qu’il l’entendait. Anse ne pouvait à vrai dire même pas imaginer le vieil homme en train d’entrer sur la pointe des pieds dans la chambre de sa jeune et mignonne Peggy pour se payer une tranche de bon temps sur le tard.

Bon, fumer un joint, à la rigueur. Vu que c’étaient les années 70, et le Viêt-nam. Mais le reste, pas question. Le Colonel était avant tout un homme de discipline. Il devait être comme ça depuis le berceau. Tout le contraire d’Anse, dont la vie avait été une lutte constante entre les choses qu’il voulait faire et celles qu’il devait faire ; sans aller jusqu’à se considérer comme une honteuse exception aux farouches traditions familiales, il savait qu’il s’était écarté du droit chemin de la vertu plus souvent qu’il n’aurait dû et qu’il récidiverait sûrement. Selon toute probabilité, son père le savait aussi, mais sans se douter de l’ampleur exacte de ses péchés, oh non, surtout pas !

Pour Anse, la circonstance atténuante dans toute cette auto-flagellation se résumait au fait qu’il était loin d’être le seul membre de la famille à s’écarter un tant soit peu de la perfection. Dans la génération du Colonel, il y avait eu Mike, l’oncle ombrageux et irascible d’Anse ; certes, il avait obligeamment passé quelque temps dans l’armée, puis s’était tout aussi obligeamment porté vers ce bénévolat de soldat du feu qui avait fini par le tuer, mais il avait par ailleurs mené une vie de reclus ô combien étrange et irrégulière pour épouser finalement cette bizarre créature de Los Angeles, cette délirante fabricante de bijoux que le Colonel avait tant détestée. Les propres frères et sœurs d’Anse n’étaient pas tous blancs comme neige : Rosalie, par exemple, dont l’adolescence n’avait été qu’une longue partouze secrète qui aurait fait mourir le vieil homme d’apoplexie s’il en avait eu vent, même si elle s’était acheté une conduite depuis. Ou son frère Ronnie… Son frère Ronnie… ah oui, parlons-en de celui-là !

« Nous sommes tous invités au ranch pour les vacances », avait dit Anse à Ronnie deux semaines plus tôt, dans le grand Sud californien où résidaient les trois enfants du Colonel. « Rosalie et Doug, Paul et Helena, Carole, moi et les gosses. Et toi. »

Ronnie était celui qui habitait le plus au sud, à La Jolla, juste à la périphérie de San Diego. Anse s’était déplacé pour lui transmettre l’invitation en personne. La Jolla était jadis à une heure de voiture de Costa Mesa par San Diego Freeway, mais ce n’était plus un trajet facile ni sans danger. Son frère menait une vie active de célibataire dans une des copropriétés du front de mer : murs rosés, épaisses moquettes, sauna et bain à remous, grandes baies panoramiques – un appartement d’un million de dollars acheté avec les bénéfices de quelque louche opération d’avant la Conquête dont Anse n’avait jamais rien cherché à savoir. Moins il en savait sur l’existence quotidienne de son cadet, mieux il se portait : telle était depuis longtemps sa devise.

Dans la rue de Ronnie, côté intérieur des terres, quelques maisons n’étaient plus qu’amoncellements de décombres noircis. Détruites pendant les Troubles, elles n’avaient jamais été reconstruites. En revanche, la demeure de Ronnie avait l’air intacte. Encore un exemple de sa bonne fortune.

« Moi ? » s’était écrié Ronald Carmichael en levant les mains avec cette fausse modestie qui lui était familière. Son visage déjà rougeaud prit des couleurs. C’était un blond solidement bâti qui semblait menacé par un embonpoint imminent, alors qu’il avait le muscle on ne peut plus ferme. « Tu plaisantes ou quoi ? Ça fait cinq ans que j’ai pas échangé un mot avec lui !

— Tu es invité quand même. C’est ton père, il te dit de venir pour Noël, et cette année, il y a mis un peu plus d’énergie. Je ne sais pas pourquoi, mais il a donné l’impression que c’était urgent. Tu ne peux pas dire non.

— Bien sûr que si. À l’époque, il m’a très bien fait comprendre qu’il ne voulait plus avoir affaire à moi, et je m’en suis accommodé. Depuis, on s’entend très bien l’un sans l’autre et je ne vois aucune raison de changer ça.

— Moi, si. Cette année, il y a manifestement quelque chose dans l’air. Il a dit que tu étais sur la liste des invités, alors, mon pote, cette fois, tu vas là-haut. Pas question de te laisser lui renvoyer son invitation à la figure. »

Mais il n’y avait pas eu d’invitation, n’est-ce pas ? Pas directement, non. Le vieux avait demandé à Anse de faire le sale boulot à sa place. Et Ronnie de s’empresser d’en tirer avantage. « Écoute, Anse, il n’a qu’à me causer directement s’il tient tant à me faire venir là-haut.

— C’est beaucoup lui demander, Ronnie. Il ne peut pas condescendre à ça, pas encore, pas après tout ce qui s’est passé entre vous. Mais il veut que tu viennes, autant que je sache. C’est sa manière à lui de faire la paix. Je crois que tu devrais y aller. En fait, je tiens à ce que tu y ailles.

— Qu’est-ce qu’il veut que je foute là-haut ? Et toi ? Manifestement, il me méprise toujours. Tu sais qu’il me prend pour un minable, un escroc.

— Ah bon ? C’est pas vrai ?

— Très drôle, Anse.

— Cette année, il te laissera tranquille. Je te le promets.

— Tu parles ! Écoute, Anse, tu sais foutrement bien que si je me pointe, ça va encore faire des étincelles. Je vais gâcher le Noël de tout le monde.

— Ronnie…

— Non.

— Si », fit sèchement Anse. Les yeux dans les yeux de son frère, ces yeux rusés, sournois, d’un bleu Carmichael intense, il imita la voix tranchante du Colonel dans son meilleur style « conseil de guerre ». « Je l’informe sur-le-champ de ton acceptation. Tu y seras, c’est tout.

— Hé, attends, Anse…

— Mission accomplie, mon petit bonhomme. Rompez. Tu fais ce que tu veux, mais magne-toi le cul pour arriver à Santa Barbara l’après-midi du 23 décembre au plus tard. »

II avait dégusté ses propres paroles, plombées à souhait de raideur militaire. De son côté, Ron avait haussé les épaules et souri de tout son charme patelin, puis il avait hoché la tête et lui avait dit qu’il étudierait soigneusement la question. Ce qui était, évidemment, sa manière habituelle de dire non. Anse ne s’attendait pas plus à ce que Ron fasse une apparition au ranch qu’il ne se s’attendait à voir les Entités plier bagages et rentrer chez Elles le lendemain en manière de cadeau de Noël aux peuples assiégés de la Terre. Il savait quel homme était son frère. Dans la famille, c’était lui l’Étranger. Rien de Carmichael chez lui à part ces foutus yeux bleus.

Le Colonel voulait l’avoir au ranch pour Noël, Dieu seul savait pourquoi, et Anse avait donc obligeamment transmis son invitation. N’empêche qu’en son for intérieur il espérait que Ronnie reste chez lui. Ou se fasse kidnapper par une bande d’Entités en maraude, ce qui arrivait de temps en temps, passe les fêtes à bord de leur astronef et leur raconte la belle histoire du bébé dans la crèche. Car enfin, fallait-il vraiment que Ronnie vienne gâcher le Noël des autres ? Ron, la brebis galeuse qui avait depuis belle lurette quitté le troupeau. La pomme pourrie. La mauvaise graine.

Anse entendit claquer une portière de voiture au dehors. Carole l’entendit aussi. « Je crois que quelqu’un d’autre vient d’arriver », lança-t-elle depuis la salle de bains. Elle apparut dans l’embrasure, toute rosé et dorée, en train de se sécher avec une serviette. « Tu ne crois pas que c’est ton frère, hein ? »

Était-ce possible ? Le rejeton trouble et équivoque enfin réuni avec sa famille ? Mais non : en regardant du côté du parking dans la pénombre crépusculaire, Anse vit une femme descendre de voiture, suivie d’un homme corpulent à la démarche disgracieuse et d’un petit garçon grassouillet.

« Non, dit-il. C’est seulement Rosalie et Doug, avec Steve. » Moins de dix minutes plus tard, il vit une autre paire de phares sur la route de montagne en dessous du ranch. Ses cousins Paul et Helena, probablement, qui étaient censés venir ensemble de Newport Beach. Paul avait perdu sa femme lors des Troubles, et Helena son mari. Frère et sœur, ils avaient gravité l’un vers l’autre pour former une petite et solide unité sur fond de deuil. Mais non, nouvelle erreur : aux dernières lueurs du jour, Anse put constater qu’il s’agissait d’une petite voiture de sport et non de l’antique et énorme fourgonnette de Paul. C’était la voiture de son frère.

« Mon Dieu, haleta Anse. Je crois bien que c’est Ron ! »

Cette nuit-là, dans la belle ville de Prague – capitale de la République tchèque jusqu’au jour funeste, deux ans et deux mois plus tôt, où capitales et républiques avaient cessé d’avoir la moindre signification sur Terre, à présent site du centre nodal de communications pour les Entités qui occupaient l’Europe continentale –, le temps, à quelques jours de Noël, était très peu californien, même s’il restait assez agréable pour un milieu d’hiver à Prague. La température, qui s’était maintenue juste au-dessus de zéro toute la journée, commençait à glisser doucement dans la zone négative. Il avait neigé la veille, quoique pas très abondamment, et une grande partie de la cité était recouverte d’une mince pellicule blanche ; mais aujourd’hui l’air était tranquille et limpide, et, hormis le frémissement d’une infime brise s’élevant du fleuve qui traversait le coeur de la vieille ville, tout était calme.

Karl-Heinrich Borgmann, seize ans, fils d’un électrotechnicien allemand qui habitait à Prague depuis le milieu des années 1990, avançait rapidement dans la nuit tombante, à pas de velours, tel le matou en chasse qu’il s’imaginait être. En réalité, il n’avait pas grand-chose de félin : petit, replet, des pommettes saillantes dans un visage aplati, les poignets et les chevilles empâtés, les cheveux noirs et le teint basané, tout dans son apparence indiquait plutôt le Slave que le Teuton. Mais dans son esprit, il était chat et suivait en ce moment sa proie à la trace – la Suédoise Barbro Ekelund, la fille du professeur d’université dont il était secrètement, désespérément et follement amoureux depuis le moment, quatre mois plus tôt, où ils s’étaient rencontrés et avaient brièvement parlé dans un restaurant de la rue Parizskâ, près du vieux quartier juif.

Il la filait à vingt mètres de distance, les yeux obstinément fixés sur ses fesses bien moulées dans son jean. Aujourd’hui, pour la seconde fois depuis des mois, il allait enfin l’aborder, lui parler, l’inviter à passer un peu de temps avec lui. Il allait se l’offrir comme cadeau de Noël. Une fille rien que pour lui, enfin. Le commencement d’un nouveau départ dans sa vie.

Dans son imagination, il la voyait marcher nue dans la rue. Il distinguait avec une incandescente netteté les deux globes blancs, lisses et charnus qui s’épanouissaient brusquement à partir de sa taille étroite. Il voyait tout. Le dos svelte et pâle qui n’en finissait pas de prolonger sa croupe, avec, parfaitement visible, la mince ligne sombre de sa colonne vertébrale. Les délicats contours de ses omoplates. Ses bras longs et minces. Ses jambes étonnamment fuselées, si déliées qu’elles ne se touchaient pas au niveau des cuisses comme chez toutes les Tchèques, mais laissaient une zone libre ininterrompue depuis les genoux jusqu’au bas des reins.

Il pouvait la faire pivoter pour la voir de face, s’il le voulait, en lui imprimant une rotation de cent quatre-vingts degrés aussi facilement qu’il pouvait faire basculer une image sur l’écran de son ordinateur en deux frappes au clavier. Il la retourna donc. Il voyait à présent ses seins ronds, mûrs, aux pointes rosés, si incongrûment pleins et lourds sur sa silhouette mince et longiligne, la longue et profonde entaille de son nombril encadrée à droite et à gauche par la saillie de ses hanches, le croissant d’une tache de vin juste à côté et, plus bas, la dense et mystérieuse jungle pubienne, sombre contre toute attente dans toute cette nordique blondeur. Il l’imagina debout, entièrement nue, au coin de la rue poudrée de neige, en train de lui sourire, de lui faire signe, de l’appeler par son nom d’une voix vibrante d’excitation. En fait, Karl-Heinrich n’avait jamais contemplé la nudité de Barbro Ekelund ni celle d’aucune autre jeune fille. Pas de ses propres yeux, en tout cas. En revanche, après maints tâtonnements, il avait réussi à attacher un objectif-espion microscopique au bout d’un tube métallique fin comme un cathéter et, en l’insérant dans la gaine de la principale conduite de données de l’immeuble de Barbro Ekelund, à le faire remonter depuis le sous-sol jusque dans la chambre même de la jeune fille. Karl-Heinrich était très compétent dans l’élaboration de ce genre de systèmes. L’œil électronique captait de temps à autre de brefs et délicieux aperçus de Barbro Ekelund nue se levant de son lit, évoluant dans sa chambre, s’adonnant à sa gymnastique matinale, cherchant dans son armoire les vêtements qu’elle avait l’intention de porter pendant la journée. Le mouchard transmettait ces visions fugitives à l’antenne installée au sommet de la poste principale, qui les renvoyait sur la BAL personnelle de Karl-Heinrich, d’où il pouvait les récupérer en cliquant dans la case appropriée.

Karl-Heinrich venait de passer deux mois à assembler, lisser et retoucher sa collection d’images de Barbro, si bien qu’il disposait maintenant d’un élégant vidéoclip d’elle vue sous tous les angles, en train de se tourner, de tendre les bras, de s’étirer, de s’exhiber pour lui sans le savoir, avec une candeur absolue. Il ne se lassait pas de le regarder.

Mais regarder était évidemment beaucoup moins bien que toucher. Caresser. Éprouver.

Si seulement, si seulement, si…

Il avança plus vite, et encore plus vite. Elle se dirigeait, supposait-il, vers le petit café qu’elle affectionnait vers le fond de la place, juste après le vieil hôtel Europa. Il voulait la rattraper juste avant qu’elle y entre, si bien qu’elle y entrerait avec lui, au lieu d’aller immédiatement vers quelque table remplie d’amis à elle.

« Barbro ! » lança-t-il.

Sa voix, brisée par la tension, était à peine plus audible qu’un soupir enroué. Il fallait qu’il se force. Briser la glace avec une fille représentait toujours pour lui un effort redoutable. Les filles lui étaient plus étrangères que les Entités elles-mêmes.

Mais elle se retourna. Le dévisagea. Fronça les sourcils, manifestement perplexe.

« Karl-Heinrich », annonça-t-il en se portant à sa hauteur et en s’obligeant à affecter une aisance qu’il espérait désinvolte et débonnaire. « On s’est déjà vus. Dans cette gargote du Staré Mesto. Borgmann, Karl-Heinrich Borgmann. Je vous ai montré comment brancher votre baguette de données sur votre implant. » II s’exprimait en anglais, comme presque tout les moins de vingt-cinq ans à Prague.

« Une gargote ? dit-elle, très sceptique. Au Staré Mesto ? »

Plein d’optimisme, il lui allongea un grand sourire. Elle avait deux centimètres de plus que lui. Il se sentait si petit, si bestial, si vulgaire et si trapu à côté de cette svelte et radieuse beauté aux longues jambes.

« C’était en août. Nous avons longuement parlé. » Ce n’était pas l’exacte vérité. La conversation avait duré environ trois minutes. « Mais si, de la psychologie des Entités telle que Kafka aurait pu la comprendre, et tout ça. Vous aviez des choses fascinantes à dire. Je suis si heureux de vous avoir retrouvée comme ça, par hasard. Je vous ai cherchée partout. » Les mots s’échappaient de lui en une incessante cascade. « Je me demande si je pourrais vous inviter à prendre un café. Je voudrais vous parler d’un travail passionnant que je viens de faire en informatique.

— Je suis désolée, dit-elle avec un sourire presque timide, manifestement encore déroutée. Je ne crois pas me souvenir… Écoutez, il faut que je parte, je dois rencontrer ici quelques amis étudiants… »

Insiste, s’ordonna-t-il sévèrement.

Il s’humecta les lèvres. « Ce que je viens de trouver, voyez-vous, est un moyen de se brancher directement sur les ordinateurs centraux des Entités. Je peux capter leurs communications ! » II était abasourdi de s’entendre dire un truc comme ça, aussi fantastique, aussi faux. Mais il agita vaguement le bras en direction du fleuve et, au delà, vers le grandiose ensemble médiéval que composait le massif château Hradcany, haut perché sur sa colline, où les Entités avaient établi leur quartier général sous les voûtes altières de la cathédrale Saint-Guy. « N’est-ce pas extraordinaire ? La première pénétration directe de leur système. Je meurs d’envie d’en parler à quelqu’un, et je serais très heureux si vous… si nous… vous et moi… si nous pouvions… » II en bafouillait, et en avait conscience.

Le regard vert océan de son interlocutrice était impitoyablement distant. « Je suis absolument désolée. Mes amis m’attendent à l’intérieur. »

Non seulement elle était plus grande que lui, mais un peu plus âgée. Et aussi belle et inaccessible que les anneaux de Saturne.

Il voulait lui dire : « Écoutez, je sais tout sur votre corps, je connais la forme de vos seins, la taille de vos mamelons, je sais que votre toison est brune et non blonde, que vous avez une petite tache de vin brune sur le côté gauche du ventre, et je crois que vous êtes d’une beauté absolue. Si vous me laissez seulement vous déshabiller et vous toucher un peu, je vous adorerai à jamais comme une déesse. »

Mais Karl-Heinrich ne dit rien de tout cela ; il resta sur place, incapable de dire un mot, à la couver des yeux comme si elle était pour de bon une déesse – Aphrodite, Astarté, Ishtar –, et elle lui lança un autre petit sourire triste et perplexe, lui tourna le dos et entra dans le café, le plantant là au milieu de la rue, bouche bée et les joues en feu.

Il fut scandalisé et irrité par ce refus, sans être pour autant surpris. Il ressentit également une grande tristesse. Mais aussi, comprit-il, un certain soulagement. Elle était trop belle pour lui ; c’était un feu pâle et froid qui le consumerait s’il s’approchait trop près. De toute façon, il se serait conduit comme un imbécile si elle était entrée dans le café avec lui. Il savait que dans son impatience imprudente et vorace il aurait tout gâché presque immédiatement.

Les jolies filles faisaient peur. N’empêche qu’elles étaient nécessaires. Nécessaires. Qui ne risque rien n’a rien. Mais pourquoi ça se terminait toujours comme ça pour lui ?

Un tourbillon de vent neigeux dévala la place en rugissant, droit sur lui, et le poussa vers le nord, tout frissonnant, perdu dans les brumes d’un amer apitoiement sur soi. Sans but, totalement au hasard, il remonta la rue Melantrichova et pénétra dans le dédale de vieilles ruelles pavées menant au fleuve. En dix minutes, il était au pont Charles et scrutait la masse sombre du château Hradcany qui dominait l’autre rive.

On n’illuminait plus le château depuis que les Entités l’occupaient. Mais il était toujours visible, grande masse noire sur la colline qui occultait les étoiles du ciel occidental.

Toute la zone du château était désormais interdite, non seulement la cathédrale, mais les musées, les cours, le vieux palais royal, les jardins et tout ce qui avait rendu l’endroit si attrayant pour les touristes. Non qu’il y ait encore des touristes à Prague, évidemment. L’esprit de Karl-Heinrich convoqua l’image des Étrangers gigantesques, des Entités, évoluant à l’intérieur de la cathédrale, vaquant à leurs tâches insondables. Il songea non sans étonnement au prétentieux mensonge qui s’était sans prévenir échappé de ses lèvres. Ce que je viens de trouver, voyez-vous, est un moyen de se brancher directement sur les ordinateurs centraux des Entités. Je peux capter leurs communications ! Il n’y avait bien sûr rien de vrai là-dedans. Mais la chose était-elle réalisable ? Il y réfléchit.

Je vais lui montrer de quoi je suis capable, songea-t-il brusquement. Oui.

Monter au château. Trouver une faille quelconque pour entrer en douce. Se connecter à leurs ordinateurs. Il doit bien y avoir un moyen. Ce n’est qu’une séquence d’impulsions électriques ; même les Extraterrestres ont besoin de quelque chose de ce genre, en dernière analyse, pour le moindre dispositif informatique. Ce sera une expérience intéressante : un défi intellectuel. Avec les femmes, je suis un raté, mais je possède un esprit très fin qui a besoin d’être maintenu actif en permanence pour conserver son tranchant. Je ne dois jamais cesser d’améliorer la portée de mes facultés mentales par un effort constant dirigé vers l’excellence.

Donc. Se brancher sur eux. Et pas seulement se connecter ! Ouvrir une ligne de communication avec eux. Leur proposer de leur donner des informations sur nos ordinateurs qu’ils n’ont aucun moyen de connaître et ne demandent qu’à apprendre. Leur être utile. Il faut bien que quelqu’un s’y mette. Ils sont là pour rester ; ce sont nos maîtres à présent.

Se rendre utile, voilà ce qu’il faut faire.

Gagner leur respect et leur admiration. Je peux me rentre très utile, ça, je le sais. M’arranger pour qu’ils aient confiance en moi, qu’ils m’apprécient, qu’ils dépendent de moi, qu’ils me récompensent largement afin de s’assurer ma collaboration.

Et puis…

Faire en sorte qu’ils me la donnent comme esclave.

Oui. Oui.

Oui.

« Tu vas pas déconner avec lui, hein, Ronnie ? dit Anse. Tu me le promets. Promets-moi de pas faire le moindre truc tordu pour gâcher le Noël du vieux.

— C’est promis-juré-craché, lui assura Ron. Je n’ai pas la moindre envie de le contrarier. Mais ça dépend entièrement de lui. Espérons qu’il n’ouvrira pas les hostilités. S’il me laisse peinard, je ne vais pas me disputer avec lui. Mais n’oublie pas que c’était ton idée, que je vienne ici. » Seulement vêtu d’une serviette de bain nouée à la taille, il se démenait dans la chambre, déballant et disposant ses effets avec un soin maniaque – ses chemises, chaussettes, ceintures et pantalons. Ron était un homme très soigneux, songea Anse. Et même un peu efféminé. « Son idée à lui, rectifia Anse.

— C’est pareil. Vous êtes du même sang, toi et lui.

— Et toi aussi. Garde ça présent à l’esprit, c’est tout ce que je te demande, vu ? »

Ils avaient quatre ans de différence et ne s’étaient jamais beaucoup aimés, même si l’animosité qui crépitait entre eux n’avait rien à voir avec celle qui existait entre Ronnie et son père. Pendant leur enfance, Anse n’appréciait guère l’habitude qu’avait Ronnie de lui emprunter des choses sans daigner les lui demander – tennis, joints, petites amies, voitures, alcool, etc., etc., etc. – mais il n’avait jamais condamné les manières négligemment rebelles de son frère avec la hauteur méprisante dont le Colonel avait fait preuve.

« Tu es son fils et il t’aime, malgré tout ce qu’il a pu y avoir entre vous au fil des ans. Bref, c’est Noël, toute la famille est réunie, et je ne veux pas que tu fasses un esclandre. »

Ronnie le regarda par-dessus son épaule musclée. « Ça suffit comme ça, Anse. Je t’ai dit que j’allais bien me tenir. D’accord, frangin ? On peut en rester là ? » II choisit une chemise parmi la douzaine, sinon plus, qu’il avait apportées, la déplia, pinça le tissu entre deux doigts d’un air pensif, secoua la tête, en choisit une autre dans la pile, la déboutonna avec une précision affolante et commença à la passer. « Tu sais au moins pourquoi il nous veut tous ici, Anse ? À part que c’est Noël ? – Noël n’est pas une raison suffisante ?

— Quand tu es descendu me voir à La Jolla, tu m’as dit qu’à ton avis, il y avait quelque chose dans l’air, qu’il était important que je vienne. Tu as même dit que c’était urgent.

— Exact. Mais je n’ai aucune idée de ce que c’est.

— Ça serait pas qu’il est malade ? Quelque chose de vraiment sérieux ? »

Anse secoua la tête. « Je ne crois pas. Il m’a l’air en excellente santé. Un peu usé, c’est tout. Il bosse trop. Il est censé être à la retraite, mais en fait il s’est plus ou moins impliqué dans le gouvernement, tu sais. Enfin, ce qui passe maintenant pour un gouvernement. Ils l’ont tiré de la retraite après la Conquête, ou c’est lui qui s’en est sorti. Il ne me donne pas de détails, mais il m’a raconté qu’il a récemment conduit une délégation auprès des Entités dans une tentative pour ouvrir des négociations avec Elles. »

Ronnie ouvrit de grands yeux. « Sans blague ? Continue, tu m’intéresses.

— C’est tout ce que je sais.

— Fascinant. Fascinant. »

Ronnie se débarrassa de sa serviette, enfila un caleçon, se mit en devoir de choisir le pantalon idéal pour la soirée. Il en rejeta un, deux, trois et en examinait un quatrième d’un air interrogateur en tortillant les bouts de sa moustache blonde lorsqu’Anse, qui commençait déjà à perdre la très petite quantité de patience qu’il consentait à son frère, dit : « Tu ne crois pas que tu pourrais te presser un peu, Ron ? Il est pratiquement sept heures. L’apéritif est prévu pour sept heures pile et il nous attend en ce moment même dans la salle de jeux. Tu sais qu’il aime qu’on soit ponctuel. Ou faut-il que je te le rappelle ? »

Ronnie rit doucement. « Je te fais vraiment chier, hein, Anse ?

— Quiconque passe un quart d’heure à choisir une chemise et un pantalon pour un simple dîner de famille me ferait chier.

— Ça fait cinq ans qu’on s’est pas vus, lui et moi. Je veux me faire beau pour lui.

— Très bien. Très bien.

— Autre chose, reprit Ronnie en enfilant enfin un pantalon. Qui est la femme qui m’a montré ma chambre ? Elle a dit qu’elle s’appelait Peggy. »

II y eut soudain dans les yeux de son frère une lueur qui déplut à Anse.

« Sa secrétaire. Elle est de Los Angeles, mais il a fait sa connaissance à Washington quand il est retourné là-bas pour une réunion au Pentagone juste après l’invasion. En fait, elle avait été capturée par les Entités le premier jour, dans ce centre commercial, comme Cindy, et elle était à Washington pour raconter ce qu’elle avait vu aux chefs des états-majors. D’ailleurs, elle a rencontré Cindy quand elle était à bord de l’astronef extraterrestre.

— Le monde est petit.

— Très. Peggy dit qu’à son avis Cindy était complètement cinglée.

— Difficile de la contredire. Et Peggy et le Colonel… ?

— Le Colonel avait besoin de quelqu’un pour l’aider à s’occuper du ranch, elle lui a fait bonne impression et ne semblait pas avoir d’attaches à L.A., alors il lui a demandé de venir ici. C’est tout ce que je sais d’elle.

— Une femme très séduisante, non ? »

Anse laissa ses yeux se fermer un instant, inspira à fond et expira lentement.

« Lui tourne pas autour, Ron.

— Bon Dieu, Anse ! J’ai fait une remarque innocente, c’est tout !

— La dernière remarque innocente que tu as faite, c’est “arheu-arheu”, et tu avais sept mois.

— Anse…

— Tu sais très bien de quoi je parle. Laisse-la tranquille. » Une lueur d’incrédulité passa dans le regard de Ronnie. « Tu es en train de me dire qu’elle et le Colonel… que lui… qu’elle et lui…

— J’en sais rien. J’aimerais le croire, mais j’en doute fort.

— S’il n’y a rien entre eux, alors, s’il se trouve que je sois seul ici ce week-end, et qu’elle soit célibataire et libre comme l’air…

— Elle est importante pour le Colonel. Elle maintient le ranch en état de marche, et son propriétaire par la même occasion, ce me semble. Je sais que tu es expert dans l’art de faire tourner la tête aux femmes, et je ne veux pas que tu essaies tes talents sur elle.

— Va te faire foutre, Anse. » Le ton était parfaitement calme, presque amical.

« Et toi aussi, frangin. Maintenant, si tu veux bien mettre tes chaussures, on va pouvoir descendre trinquer avec notre père, le seul, l’unique. »

En une heure, le foyer de la tension était insensiblement passé de la tête du Colonel à sa poitrine, puis à son ventre, et se concentrait maintenant autour de la section inférieure de son abdomen tel un cercle de fer chauffé à blanc. Au cours de toutes les années qu’il avait passées au Viêt-nam, il n’avait jamais ressenti un malaise aussi profond, à la limite de la peur, qu’en ce moment où il attendait de revoir son dernier-né.

Mais à la guerre, songea-t-il, on n’a besoin que de se soucier si l’ennemi va vous tuer ou non, et l’intelligence et la chance aidant, on peut en général y échapper. Dans le cas présent, toutefois, l’ennemi était lui-même et il s’agissait de conserver son sang-froid. Il lui fallait se retenir quoi qu’il arrive, se garder de se déchaîner contre le fils qui l’avait si cruellement déçu. C’était Noël. Il n’osait pas troubler cette fête de famille et craignait précisément d’en arriver là. Le Colonel n’avait jamais tellement eu peur de la mort ni de quoi que ce soit, mais là, il avait peur de libérer toute la colère accumulée dans son coeur dès qu’il verrait Ronnie – et de tout gâcher.

Il ne se produisit rien de tel. Anse entra dans la pièce, Ronnie sur ses talons ; et le Colonel, qui se tenait devant le buffet avec Rosalie d’un côté et Peggy de l’autre, sentit son coeur fondre instantanément en le voyant enfin, ici, dans sa propre maison, ce deuxième fils blond aux joues rosés, solide comme un roc. Son problème n’était plus de maîtriser sa colère, mais de retenir ses larmes.

Tout allait bien se passer, songea le Colonel, soulagé jusqu’au vertige. La voix du sang parlait plus haut, même aujourd’hui.

« Ronnie, Ronnie, mon petit…

— Dis donc, p’pa, t’as l’air en pleine forme ! Après tout ce temps.

— Toi aussi. Tu as pris quelques kilos, non ? Mais tu as toujours été le bambin joufflu de la famille, quoique tu ne sois plus un bambin.

— J’aurai trente-neuf ans le mois prochain. Plus qu’un an avant d’être classé dans les antiquités. Oh, papa… papa… ça fait un sacré bail… »

Soudain, ils furent dans les bras l’un de l’autre – grosse étreinte pagailleuse ; Ronnie tapait joyeusement dans le dos du Colonel qui lui écrasait chaleureusement la cage thoracique. Puis ils se séparèrent. Le Colonel pour préparer les boissons : le double scotch bien tassé qu’affectionnait Ronnie et un sherry pour Anse, qui ne buvait jamais rien de plus fort ces temps-ci. Ronnie pour faire le tour de la pièce en donnant l’accolade à tout le monde, d’abord à sa sœur Rosalie, puis à Carole, puis à son ombrageuse cousine Helena et au frère d’icelle, le placide Paul ; ensuite, grand bonjour pour ce lourdaud de Doug Gannett, le mari de Rosalie, et pour leur fils obèse, Steve le boutonneux ; enfin, hurlement de joie à l’adresse des enfants d’Anse, qu’il souleva tous les trois à la fois, les jumeaux et Jill…

Oh, comme il était malin, ce Ronnie, pensa le Colonel. Un vrai charmeur. Il coupa net cette pensée avant qu’elle ne se ramifie, car il savait qu’elle ne l’amènerait à rien de bon.

Ronnie était en train de se présenter à Peggy Gabrielson, qui avait l’air un peu troublée – peut-être un effet de l’enjôleur charisme préliminaire dont l’enveloppait le magnétique Ronnie, ou peut-être parce qu’elle savait qu’il était le paria de la famille, ce personnage louche et sans scrupules dont le Colonel n’avait rien voulu savoir pendant des années, mais qui, pour une mystérieuse raison, était à nouveau accepté au sein de la tribu.

Lorsque les boissons furent servies, le Colonel déclara d’une voix de stentor : « Vous vous demandez peut-être pourquoi je vous ai tous convoqués ici. Il se trouve que j’ai un emploi du temps très rempli pour les jours à venir, qui exige de manger et de boire en quantité et aussi de débattre de Questions Très Sérieuses. » II s’assura que tous avaient perçu les majuscules. « Les libations sont prévues pour… » II s’arrêta théâtralement et fit jaillir son poignet de sa manche pour mettre à jour sa montre-bracelet. « Dix-neuf” heures précises. Maintenant, donc. En prélude au dîner ; la Très Sérieuse Discussion aura lieu demain ou après-demain. » II leva son verre. « Donc, joyeux Noël à tous ! Tous les gens que j’aime en ce pauvre monde meurtri sont là devant moi. C’est prodigieux. Absolument prodigieux… Je ne deviens pas trop sentimental avec l’âge, j’espère ? »

Tous convinrent qu’il avait bien le droit d’être trop sentimental ce soir-là. Ils ignoraient seulement, contrairement à lui, que l’essentiel de cette sentimentalité n’était guère plus qu’une manouvre de diversion. Tout comme la réconciliation avec Ronnie. Le Colonel leur réservait une surprise.

Il fit le tour de la pièce dans le sens des aiguilles d’une montre, s’entretenant quelque temps avec chaque invité tandis que Ronnie tournait dans l’autre sens, et le père et le fils finirent par se retrouver face à face. Le Colonel aperçut Anse qui observait la scène de loin, d’un air protecteur, à croire qu’il évaluait le mérite qu’il aurait à venir s’interposer entre eux ; mais le Colonel secoua la tête presque imperceptiblement et Anse recula.

D’une voix tranquille, le Colonel dit à Ronnie : « Je suis formidablement heureux que tu sois venu ce soir, fiston. Je le dis comme je le pense.

— Je suis heureux moi aussi. Je sais qu’il y a eu des problèmes entre nous…

— Oublie-les. Comme moi. Avec le monde dans le pétrin où il se trouve, nous ne pouvons nous payer le luxe de prolonger des querelles entre gens du même sang. Tu as fait pour ta vie certains choix qui n’étaient pas ceux que j’aurais voulu que tu fasses. Soit. Il y a de nouveaux choix à faire à présent. Les Entités ont tout changé, tu vois ce que je veux dire ? Elles ont changé l’avenir et Elles ont foutrement bien effacé le passé.

— Tôt ou tard, on va bien trouver un moyen de s’en débarrasser, pas vrai, p’pa ?

— Tu crois ? J’ai des doutes.

— Est-ce une trace de défaitisme que je détecte dans ta voix ?

— Appelle ça du réalisme, peut-être.

— Et c’est le colonel Anson Carmichael III qui tient des propos pareils ? Incroyable.

— À vrai dire, rétorqua le Colonel en souriant obliquement, je suis à présent général. Dans l’Armée de libération californienne, dont peu de gens connaissent l’existence et dont je ne vais pas débattre avec toi maintenant. Mais je me considère toujours comme un colonel et tu peux faire de même.

— On m’a dit que tu es allé voir les Entités dans leur repaire pour leur causer face à face. Façon de parler. Elles n’ont pas vraiment de visage, n’est-ce pas ? Mais tu y es allé, tu les as regardées dans les yeux, tu leur as passé un savon. C’est bien vrai, p’pa ?

— Plus ou moins. Plutôt moins que plus.

— Tu me racontes ?

— Non, pas tout de suite. C’était désagréable. Et je veux que cette soirée et le reste de la semaine soient tout sauf désagréables. Oh, Ronnie, Ronnie, vilain garnement, crapule, canaille… oh, que je suis heureux de te voir ici… »

La rencontre entre le Colonel et les Étrangers n’avait pas été une partie de plaisir. Mais elle était nécessaire et avait été, d’une certaine manière, instructive.

Le Colonel n’avait jamais pu comprendre et encore moins accepter la déconcertante facilité avec laquelle toutes les institutions humaines s’étaient effondrées juste après l’arrivée des Entités. Tous ces instances gouvernementales, toutes ces lois et constitutions, toutes ces organisations militaires étroitement structurées, avec leurs codes complexes régissant services et prestations, s’étaient révélées, après des milliers d’années de civilisation, n’être rien de plus que des châteaux de cartes. Une brève rafale de vent extraterrestre, et les voilà balayées du jour au lendemain. Et les petits groupes ad hoc qui les avaient remplacées n’étaient rien de plus que des agrégats de bandits locaux d’un côté et de miliciens au sang chaud de l’autre. Ce n’était pas une forme de gouvernement mais une cousine germaine de l’anarchie. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi, nom de Dieu ? Cet état de choses découlait en partie de la spectaculaire rupture des communications électroniques et du chaos qui s’en était suivi. Ce qui était arrivé à l’empire romain en trois cents ans devait forcément se produire beaucoup plus vite dans un monde qui n’existait que par la transmission de données. Mais ce n’était pas une explication suffisante.

Il n’y avait pas eu d’attaque manifeste, ni même la moindre menace d’attaque. Les Entités, après tout, ne s’étaient pas mises à circuler quotidiennement à cheval au milieu des humains comme les guerriers de Sennachérib ou les hordes de Gengis Khan. Depuis le début, la plupart étaient restées emmurées dans leurs invulnérables astronefs sans émettre de déclarations ni formuler d’exigences. Elles y vaquaient à leurs tâches incompréhensibles et n’en sortaient que de temps à autre pour se promener avec nonchalance comme des touristes modérément curieux.

Ou plus précisément, comme de hautains propriétaires inspectant les lieux qu’ils venaient d’acquérir. Des touristes auraient posé des questions, acheté des souvenirs, fait signe à des taxis. Mais les Entités ne posaient pas de questions ni ne prenaient de taxis et, quoique manifestant un certain intérêt pour les souvenirs, Elles emportaient carrément tout ce qui leur plaisait, là où Elles le trouvaient, sans procéder à la moindre transaction ni même à un semblant de demande de permission.

Et le monde était sans défense devant Elles. Tout ce qui était solide dans la civilisation humaine s’était délité en vertu de leur seule présence ici-bas, sur Terre, à croire qu’Elles émettaient à la ronde un signal ultrasonique inaudible doté du pouvoir de faire éclater toutes les structures humaines comme autant de verres en cristal.

Quel était le secret de leur pouvoir ? Le Colonel aurait bien voulu le savoir ; car on n’a pas la moindre chance de vaincre tant qu’on n’a même pas commencé à comprendre l’ennemi, et le vou le plus cher du Colonel était de voir le monde à nouveau libre avant la fin de ses jours. Il ne pouvait pas s’empêcher de le vouloir, même si c’était probablement une idée insensée. Elle était dans ses os, dans ses gènes.

Quand il eut enfin l’occasion d’aller dans le repaire même de l’ennemi et de le regarder au fond de son œil jaune et scintillant, il n’hésita donc pas à en profiter aussitôt.

Personne ne pouvait vraiment dire par quels circuits l’invitation avait été acheminée. Les Entités ne parlaient pas aux êtres humains dans quelque langue de la Terre que ce soit ; à vrai dire, Elles ne parlaient pas du tout. Mais d’une manière ou d’une autre, leurs désirs étaient communiqués. Elles avaient donc exprimé le désir de faire venir deux ou trois Terriens intelligents et attentifs à bord de leur vaisseau amiral de Californie du sud, histoire de faire se rencontrer les esprits.

Le groupe officieux qui s’était baptisé Armée de libération californienne, et auquel appartenait le Colonel, avait exigé à maintes reprises des Entités basées à Los Angeles qu’Elles permettent à pareille délégation de négociateurs humains de venir à bord de leur vaisseau et de débattre de la signification et du but de leur visite sur Terre. Ces demandes étaient restées sans réponse. Les Entités n’y avaient pas prêté la moindre attention. C’était comme si les fourmis essayaient de négocier avec le fermier qui avait nettoyé leur fourmilière au jet. Comme si les moutons essayaient de négocier avec le tondeur, les chevaux avec l’équarrisseur. La partie adverse ne semblait pas avoir remarqué qu’on lui eût demandé quoi que ce soit.

C’est alors que, contre toute attente, les Entités donnèrent l’impression de s’apercevoir de quelque chose. Leur démarche était tout ce qu’il y a de plus indirect. Elle commença par la mise en ouvre du procédé de contrainte télépathique qu’on avait fini par appeler la Pression à l’encontre des porteurs d’une pétition similaire présentée aux Entités de Londres ; c’avait été une Pression assez complexe qui semblait en quelque sorte tirer tout en repoussant. Dans les milieux de la Résistance, on entreprit d’analyser ce que les Entités avaient voulu tenter d’accomplir en Pressant de la sorte sur les gens de Londres ; et on finit par se persuader plus ou moins confusément que les envahisseurs avaient ainsi fait savoir qu’ils étaient disposés à recevoir une telle délégation, limitée à trois personnes. Mais en Californie, pas à Londres.

Ce qui pouvait, bien sûr, être une erreur d’interprétation de bout en bout. Toute la théorie était conjecturale. Rien d’explicite n’avait été formulé. C’était là un processus impliquant des actions et des réactions, des forces puissantes mais informelles opérant d’une manière que l’on pouvait traduire de telle ou telle façon – et que l’on avait traduite ainsi. Les astronomes n’avaient-ils pas découvert des planètes du système solaire totalement insoupçonnées en étudiant des actions et réactions cosmiques de cette sorte ? Les résistants de Californie décidèrent qu’il valait la peine de parier sur l’espoir d’une interprétation correcte des manouvres de Londres et d’envoyer une délégation sur cette base.

L’Armée de libération choisit donc Joshua Leonards pour sa sagesse anthropologique, Peter Carlyle-Macavoy pour son bon sens et ses intuitions scientifiques et le colonel en retraite Anson Car-michael III pour un nombre de raisons non spécifiées. Et par un doux matin d’automne, le Colonel se retrouva avec les deux autres devant la masse grise et effilée du vaisseau des Entités qui, deux ans plus tôt, avait tout déclenché avec son atterrissage incandescent dans la vallée de San Fernando – autant dire avec les deux seuls vestiges dans la vie du Colonel, Peggy Gabrielson exceptée, de cette réunion grandiose, aussi ambitieuse qu’absolument futile (« Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? ») au lendemain de l’invasion.

« C’est un piège ? demanda Leonards. J’ai appris ce matin que le mois dernier, à Budapest, ils ont laissé monter cinq personnes à bord d’un vaisseau. Elles ne sont jamais ressorties.

— Êtes-vous en train de dire que vous voulez vous défiler ? » rétorqua Peter Carlyle-Macavoy en toisant de toute sa hauteur, presque avec dégoût, l’anthropologiste replet.

« S’ils ne nous laissent pas ressortir, nous pouvons les étudier de l’intérieur tandis qu’ils nous étudient, dit Leonards. Je n’ai rien contre.

— Et vous, colonel ? »

Rictus de celui-ci. « Je n’aimerais sûrement pas passer le reste de ma vie à bord de ce vaisseau. Mais j’aimerais encore moins le passer en sachant que j’aurais pu y aller et que j’ai dit non. »

II y avait toujours, songea-t-il, la bizarre possibilité d’être finalement expédié sur la planète d’origine des Entités, comme son ex-belle-sœur Cindy était censée l’avoir été. Ce serait certes insolite de finir ses jours dans un camp de prisonniers sur quelque délirante planète inconnue, soumis en permanence à des interrogatoires télépathiques par des calmars de cinq mètres de haut. Eh bien, c’était un risque à prendre.

L’imposante écoutille qui se découpait sur le flanc de l’immense astronef étincelant s’ouvrit ; le panneau glissa d’environ six mètres vers le bas sur un rail invisible pour se transformer en une plate-forme sur laquelle ils pouvaient se tenir debout tous les trois. Leonards fut le premier à y prendre place, suivi de Carlyle-Macavoy, puis du Colonel. Dès que le dernier des trois hommes fut monté, la plate-forme s’éleva silencieusement jusqu’au niveau de l’espèce de caverne qui donnait accès au vaisseau. Ils furent éblouis par la clarté qui se déversait de l’intérieur.

« Allons-y, dit Leonards. Les trois mousquetaires. »

À cet instant, l’esprit du Colonel était rempli des questions qu’il espérait pouvoir poser. Toutes étaient des variations sur le thème D’où venez-vous, pourquoi êtes-vous ici et qu’avez-vous l’intention défaire de nous ? mais formulées en un assortiment de conceptuali-sations à peine moins directes. Par exemple : Les Entités étaient-Elles les représentants d’une confédération galactique de planètes ? Si oui, la Terre pourrait-elle être admise dans cette confédération, soit maintenant, soit dans un avenir plus ou moins proche ? Et pour l’heure, les Entités avaient-Elles l’intention de travailler à une communication plus constructive entre Elles et les humains ? Comprenaient-Elles que leur présence ici et leur ingérence dans les institutions humaines et le fonctionnement de la vie économique humaine avaient causé un préjudice énorme aux habitants d’un monde paisible et qui s’estimait civilisé ? Et ainsi de suite : des questions qu’en d’autres temps il n’aurait jamais, au grand jamais imaginé poser ou avoir besoin de poser.

Mais le Colonel, autant qu’il puisse s’en rendre compte, n’eut évidemment pas le loisir d’en poser une seule.

Arrivé dans une sorte de vestibule, il fut aspiré dans un monde de stupéfiante lumière d’où émergèrent deux silhouettes, grosses comme des montagnes, qui flottèrent gracieusement vers lui au milieu de voiles d’une clarté encore plus forte. Elles se déplaçaient telles des idoles en gloire. Des langues de feu qui n’émettaient aucune chaleur s’élevaient autour d’Elles.

Lorsqu’il put les voir distinctement, ce qu’Elles lui permirent de faire après un laps de temps indéterminé, il fut frappé de stupeur en découvrant qu’Elles étaient belles. Redoutables et gigantesques, certes. Effrayantes, peut-être. Mais dans le chatoiement subtil et opalescent de leurs téguments translucides et luisants, dans les gracieux remous de leurs évolutions et le regard fluide et suave de leurs yeux immenses résidait une beauté puissante et ineffable – voire une délicatesse de forme – dont l’impact caressant ne laissait pas de surprendre.

On pouvait se noyer dans les océans jaunes de leurs yeux brillants. On pouvait disparaître dans le rayonnement rythmé de leurs puissantes intelligences, qui les enveloppaient comme des capes de lumière tourbillonnantes, leur conférant une aura quasi divine. On en était accablé. On en était subjugué. On en était humilié. On était envahi par un sentiment déconcertant qui oscillait entre la terreur et l’amour.

Ces êtres étaient les rois de l’univers, les maîtres de la création. Et les nouveaux maîtres de la Terre.

« Eh bien, voulait dire le Colonel, nous voici. Nous sommes très heureux d’avoir l’occasion de… »

Mais il ne dit rien de tel. Il ne dit rien du tout. Leonards et Carlyle-Macavoy non plus. Les extraterrestres non plus, du moins pas au sens où nous entendons le verbe dire.

La rencontre qui se déroula dans le vestibule de l’astronef se définit essentiellement par ce qui ne s’y passa point.

On ne demanda pas leurs noms aux trois délégués humains, on ne leur donna pas l’occasion de s’identifier ; les deux Entités qui étaient venues les interroger ne se présentèrent pas non plus. Il n’y eut pas d’agréable petit discours de bienvenue de la part des hôtes ni de remerciements de la part des invités. On ne servit ni cocktails, ni canapés. Il n’y eut pas d’échange de cadeaux protocolaires. Les délégués ne furent pas invités à visiter le vaisseau.

On ne posa pas de questions, on ne donna pas de réponses.

En fait, aucun mot ne fut prononcé par l’une ou l’autre des parties dans quelque langue que ce soit, humaine ou extraterrestre.

Il se passa ceci : le Colonel et ses deux compagnons restèrent un long moment debout, côte à côte, en silence, figés par une terreur respectueuse devant les deux titans d’outre-espace – un moment aux dimensions de l’éternité, pendant lequel il ne se passa apparemment rien de particulier. Et puis, petit à petit, chacun des trois humains s’aperçut qu’il rapetissait intérieurement, éprouva de la manière la plus douloureuse une diminution et une dévaluation de l’image de soi qu’il avait assidûment élaborée au cours de toute une vie de labeur, d’étude et d’exceptionnelle réussite. Le Colonel se sentit écrasé, et pas seulement physiquement, par ces géants surnaturels. Il se sentit vidé, amoindri, presque ratatiné. Réduit à tous les niveaux.

C’était comme s’il redevenait un petit enfant, mis en présence de parents sévères, gigantesques, incompréhensibles, omnipotents, et qui, de toute évidence, ne l’aimaient pas. Le Colonel se sentait absolument désemparé et désarmé. Il n’était rien. Il n’était personne.

Telle était l’expérience déjà connue sous le nom de Contact par ses bénéficiaires. Elle venait de la pénétration télépathique, silencieuse et non verbale de l’esprit humain par l’esprit d’une Entité.

Le Colonel se demanda plus tard si les Entités avaient vraiment prémédité pareille humiliation de leurs invités humains. Peut-être était-ce là le seul but de cette rencontre : une réaffirmation de leur supériorité. Mais ne l’avaient-Elles pas déjà confirmée plus qu’assez ? Pourquoi vouloir mettre les points sur les i de cette façon ? Quand on a conquis une planète du jour au lendemain sans avoir à hausser le ton ni lever le moindre tentacule, on n’a pas vraiment besoin de bourrer le crâne des vaincus. Plus vraisemblablement, l’effet déprimant de cette rencontre était inévitable : les Entités sont ce qu’Elles sont, nous sommes ce que nous sommes, et en leur présence, nous devons forcément nous sentir ainsi ravalés, réduits à un sous-produit accessoire de la disparité entre les deux espèces sur le plan de la puissance brute et de l’efficacité globale. Par conséquent, conclut-il, il n’avait sans doute pas été dans leurs intentions de faire sortir les humains de cette rencontre aussi amochés mentalement qu’ils l’étaient en réalité.

Mais cette conclusion ne lui remontait pas le moral pour autant.

Le Contact, avait-on indiqué au Colonel, était habituellement suivi par la Pression. Qui était l’imposition par l’Entité infiltrante d’une contrainte mentale à l’esprit humain infiltré, dans le but d’obtenir un résultat avantageux pour le bien-être des Entités en général.

Les délégués de l’Armée de libération californienne furent alors soumis à la Pression.

Le Colonel perçut quelque chose – il n’aurait su dire quoi mais il le sentait, se sentait d’une manière ou d’une autre bousculé, non, empoigné, et doucement mais fermement poussé vers il ne savait où – puis ce fut terminé. Terminé, fini et déjà en passe de devenir un non-événement. Mais dans l’instant que dura cette sensation, la rencontre avait été pour ainsi dire consommée. Le Colonel le voyait très clairement. Il était évident qu’à ce stade ils avaient déjà obtenu tout ce qu’ils devaient obtenir, et que le contenu intégral de la rencontre se ramènerait au Contact suivi de la Pression. Une rencontre entre esprits, effectivement, au sens le plus littéral qui soit, mais pas très satisfaisante pour les délégués humains. Aucune discussion de quelque nature que ce soit. Aucun échange de déclarations, aucune discussion d’objectifs et d’intentions, et à coup sur, rien qui puisse s’apparenter à une négociation. La séance était terminée, même si, du point de vue du Colonel, elle n’avait jamais vraiment commencé.

Un nouveau laps de temps s’écoula d’une manière inquanti-fïable, sans événements perceptibles, nouvelle période atemporelle au cours de laquelle il ne se passa rien de particulier, absence totale d’incident et même de conscience ; puis il se retrouva avec Leonards et Macavoy debout devant l’astronef, titubant tous les trois comme des ivrognes mais reprenant progressivement leurs esprits.

Pendant un moment, aucun d’eux ne parla – ne voulait ni ne pouvait parler.

« Ça alors ! » lâcha enfin Leonards, à moins que ce ne soit Carlyle-Macavoy. Les deux mots résonnèrent, lourds de sens. « Et maintenant nous savons », dit Carlyle-Macavoy. La même phrase tomba de la bouche de Leonards un instant plus tard, d’un ton tout aussi lourd de sens. « Oui, maintenant nous savons », renchérit le Colonel.

Il s’aperçut qu’il éprouvait une étrange incapacité à établir un contact oculaire avec eux ; eux aussi regardaient de tous côtés sauf dans sa direction. Mais ils se jetèrent soudain dans les bras les uns des autres comme pour célébrer leur survie commune : Leonards, petit et trapu, au centre, et les deux hommes, plus grands, tout contre lui. Et cahin-caha, sans retenir leur rire, ils traversèrent le champ brun et stérile comme une délirante créature à six pattes pour regagner la voiture qui les attendait au delà du périmètre de l’enclave extraterrestre.

Fin de l’épisode. Le Colonel était heureux de s’en être sorti en gardant intactes, jusqu’à preuve du contraire, sa santé mentale et sa liberté de penser. Et la rencontre avait été riche d’enseignements, en un certain sens. Plus clairement que jamais, il voyait que les Entités pouvaient faire ce qu’Elles voulaient des humains ; qu’Elles disposaient de pouvoirs tellement démesurés qu’on ne pouvait même pas les décrire, sans parler de les comprendre et, à plus forte raison, de s’y opposer. Ce serait de la folie pure, songea le Colonel, que de s’attaquer à des créatures pareilles.

Et pourtant, tout son être se refusait à accepter cette idée.

Il portait encore en lui, enchâssée dans sa conviction que toute résistance était sans espoir, une mauvaise grâce congénitale à accepter la servitude éternelle de l’humanité. Malgré tout ce qu’il venait d’éprouver, il avait l’intention de poursuivre la lutte, de quelque manière que ce soit. La conscience qu’il avait de l’absolue suprématie des forces ennemies et son désir de les vaincre tout de même étaient des concepts antagonistes. Le Colonel se retrouvait déchiré par cette insoluble incompatibilité. Et savait qu’il devrait le demeurer jusqu’à la fin de ses jours, niant à jamais en son for intérieur une évidence dont l’irréfutabilité ne faisait aucun doute.

Ronnie et Peggy se tenaient côte à côte au bord du patio dallé, tournés vers l’extérieur, le regard plongeant dans le canyon boisé qui conduisait à la ville de Santa Barbara. Il était presque minuit, la nuit était claire, le ciel rempli d’étoiles. Le dîner était depuis longtemps terminé, les autres convives étaient allés se coucher ; elle et lui, les derniers à rester debout, étaient sortis sans avoir eu besoin d’en émettre explicitement le vou. Elle se tenait à présent très près de lui, le touchant presque, mais pas tout à fait, le front à peine à la hauteur de l’aisselle de son compagnon.

L’air était limpide et d’une douceur irréelle, même pour un décembre de Californie du sud, comme si le clair de lune argenté baignait le paysage dans sa mystérieuse tiédeur. Une lueur violet foncé signalait les toits rouges de la petite ville très loin en contrebas. Une légère brise soufflait de la mer, présageant peut-être de la pluie pour le lendemain ou le surlendemain.

Ils restèrent un instant silencieux. C’était très agréable, songea-t-il, d’être près de cette jolie femme, petite et élancée, dans la paix et le calme de la douce nuit d’hiver.

Il savait que s’il disait quoi que ce soit, il retomberait automatiquement dans le type de jeux séducteurs et manipulateurs auxquels il se livrait chaque fois qu’il rencontrait une nouvelle femme séduisante. Il ne voulait pas de cela avec elle, sans savoir exactement pourquoi. Alors il garda le silence. Elle aussi. Elle avait l’air de s’attendre à ce qu’il prenne quelque initiative, mais il n’en fut rien, ce qui parut la plonger dans la perplexité. Lui aussi était perplexe, mais il laissa le silence se prolonger.

Puis elle dit, comme si, incapable de laisser cette pause durer un instant de plus, elle cherchait un prétexte et trouvait l’ouverture la plus évidente : « J’ai cru comprendre que vous êtes pour ainsi dire le polisson de la famille.

— Je l’ai été, je suppose, admit Ronnie en riant. Au moins pour mon père. Je ne me suis jamais considéré comme un mauvais garçon, plutôt comme un opportuniste, je crois. Et questions affaires, certaines combines dans lesquelles j’ai marché n’étaient pas… disons, tout à fait honnêtes. Pour le Colonel, elles avaient un certain côté contestable. Pour moi, c’étaient des transactions comme les autres. Mais le vrai problème, ce qu’il a essentiellement à me reprocher, c’est de n’être jamais entré dans l’armée ; à ses yeux, c’est un péché impardonnable pour un Carmichael. Même s’il donne l’impression de m’avoir pardonné.

— Il vous adore, dit Peggy. Il n’arrive pas à comprendre comment vous avez pu mal tourner.

— Moi non plus, voyez-vous. Mais pas pour la même raison. À mon humble avis, je me contentais de faire ce que je trouvais logique. Je n’ai pas eu que des bonnes idées, mais ça ne suffit pas à faire de moi un méchant, hein ? Bien sûr, Hitler aurait pu dire la même chose… Au fait… et si vous me parliez de vous ? D’accord ?

— Qu’est-ce que je peux vous raconter ? » Mais elle lui donna quand même quelques repères : son enfance dans la banlieue de Los Angeles, sa famille, le lycée, ses deux premiers boulots. Rien d’inhabituel ; rien sur sa vie intime. Aucune mention de son séjour à bord de l’astronef des Entités.

Elle était énergique, gaie, directe, très sympathique ; il n’y avait rien de compliqué chez elle. À présent, Ronnie comprenait pourquoi le Colonel lui avait demandé de vivre avec lui et de l’aider à s’occuper du ranch. D’ordinaire, toutefois, les penchants de Ronnie le portaient vers des femmes d’un style plus baroque. Il fut surpris de constater à quel point il la trouvait attirante. Il commençait à voir qu’il se laisser piéger plus profondément qu’il ne l’aurait voulu au départ. Il se passait quelque chose en lui, quelque chose d’étrange, voire d’inexplicable. Bah, un tas de choses inexplicables se baladaient dans la nature par les temps qui couraient.

« Vous avez été mariée ? demanda-t-il.

— Non. L’idée ne m’en est jamais venue. Et vous ?

— Deux fois à ce jour. Des erreurs de jeunesse dans les deux cas.

— Tout le monde peut se tromper.

— Je crois que j’ai quand même eu mon quota.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Plus de mariage, par exemple ?

— Plus de mariage à la manque. »

Elle ne réagit pas à cette réplique. Au bout d’un moment, elle déclara : « Belle nuit, n’est-ce pas ? »

Et c’était vrai. Une pleine lune resplendissante, des étoiles scintillantes, un air doux et embaumé. Quelque part, le chant des grillons. Le parfum des fleurs de gardénias flottant dans la brise. Peggy si près de lui, son petit corps sain à portée de sa main, la puissante attraction qu’il exerçait sur lui.

D’où provenait cette attraction qui semblait n’avoir aucun rapport avec les qualités réelles de cette femme ? Résidait-elle dans le fait que Peggy était une planète en orbite autour du soleil – le père de Ronnie – et qu’en prenant possession d’elle il s’attacherait plus fermement au Colonel, ce qui semblait maintenant avoir une certaine importance pour lui ? Il n’en savait rien. Il se refusait même à chercher une réponse. C’était là le secret de la réussite de Ronnie tout au long de sa vie : le refus de regarder de plus près ce qu’il savait ne pas avoir avantage à comprendre.

« Pas question d’avoir des Noëls blancs en Californie du sud, répondit-il après une courte pause, mais on peut fêter fort convenablement ceux auxquels ont est réduits.

— Vous savez que je n’ai jamais vu de neige ? Sauf au cinéma.

— Moi si. J’ai habité deux ans dans le Michigan, à l’époque de mon premier mariage. C’est très joli, la neige. On s’en lasse quand on vit avec tous les jours, mais c’est beau à regarder, surtout quand ça tombe. Tout le monde devrait voir ça une fois ou deux dans sa vie. Peut-être que les Entités vont s’arranger pour faire tomber la neige en Californie, histoire de nous montrer un nouveau truc.

— Vous y croyez sérieusement ?

— À vrai dire, non. Mais on ne sait jamais ce qu’Elles vont faire, n’est-ce pas ? »

À cet instant précis, un atome de lumière blanc bleuâtre, froid et dur, fulgura dans le ciel à gauche de la lune. La lumière était si intense qu’elle semblait vibrer.

« Regardez ! réagit aussitôt Ronnie. L’étoile de Bethléem repasse en direct pour faire plaisir à son fidèle public. »

Mais Peggy n’apprécia pas la plaisanterie. Elle avait peur, en fait. Elle reprit son souffle avec un bref sifflement et se pressa contre les côtes de l’homme ; sans hésiter, il lui passa un bras autour de la taille et la tint contre lui.

Le point lumineux s’allongea pour devenir une rayure, une tache lumineuse en forme de comète qui traversa le firmament selon un axe sud-nord, trace blanche et floue qui disparut.

« Un vaisseau des Entités, commenta Ronnie. Les E.T. se payent une balade pour livrer leurs cadeaux de Noël deux jours à l’avance.

— Ne plaisantez pas à leur sujet.

— Je ne peux pas m’empêcher de plaisanter quand je pense aux Entités. Je deviendrais dingue s’il fallait que je les prenne au sérieux comme Elles le méritent.

— Je sais ce que vous voulez dire. Je n’arrive toujours pas à croire que tout cela est arrivé pour de bon. Ils sont tombés du ciel un beau jour, ces gros monstres répugnants, et hop ! ils ont pris possession de toute la planète. Ça semble impossible. C’est exactement le genre de chose qu’on trouve dans les bandes dessinées. Ou dans les mauvais rêves.

— J’ai cru comprendre, énonça Ronnie très prudemment, que vous avez été prisonnière dans un de leurs vaisseaux.

— Oui, mais pas très longtemps. Et ça, c’était vraiment comme un rêve. Tout le temps que j’étais là-bas, je me disais : “Ça ne m’arrive pas à moi, ça ne m’arrive pas à moi”. Mais si. C’était la chose la plus étrange que j’aurais jamais pu imaginer… J’ai rencontré quelqu’un de votre famille pendant que j’étais là-bas. Vous le saviez ?

— Oui. Cindy. La femme de mon oncle. Un peu excentrique sur les bords.

— C’est le moins qu’on puisse dire ! Quelle bizarre créature ! Elle est allée tout de suite au-devant des extraterrestres et leur a dit quelque chose du genre : “Salut, je m’appelle Cindy, bienvenue sur notre planète”. Comme si c’étaient des amis de longue date.

— C’est probablement l’impression qu’elle avait.

— J’ai trouvé qu’elle passait les bornes. En plus d’être cinglée.

— Moi, elle ne m’a jamais tellement intéressé. Non que je l’aie très bien connue ou que j’en aie eu envie. Mon père, lui, la détestait carrément. Alors l’invasion n’a pas été entièrement négative pour lui, hein ? Dans le même temps, il se débarrasse de sa belle-sœur Cindy et se réconcilie avec cette canaille de Ronnie, son fils maudit. »

Peggy réfléchit un moment. « Vous êtes vraiment une canaille, alors ?

— Absolument, fit-il avec un grand sourire. Jusqu’au trognon. Mais je n’y peux rien. Je suis comme ça, c’est comme les gens qui sont roux avec des taches de rousseur. »

Un deuxième point lumineux apparut, s’étira, traversa le ciel comme un bolide en direction du nord.

Elle frissonna, blottie contre lui. « Où vont-ils ? Qu’est-ce qu’ils font ?

— Personne ne le sait. Personne ne sait rien d’eux.

— J’ai horreur de les savoir ici. Je donnerais tout pour qu’ils rentrent chez eux.

— Moi aussi. »

Elle frissonnait toujours. Il pivota de quatre-vingt-dix degrés, se pencha jusqu’à que son visage soit en face du sien, ébaucha un baiser et, lorsqu’elle commença à le lui rendre, d’abord sans conviction, ensuite avec enthousiasme, il hésita un peu moins, puis plus du tout. Vraiment plus du tout.

C’était maintenant la veille de Noël ; ils avaient réveillonné comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, avec de la dinde à foison et tout le tralala de rigueur, et un nombre respectable de bouteilles de Napa Valley très correctes, tous cépages confondus, tirées de la cave du Colonel. C’est alors, au moment où, le visage illuminé, chacun glissait dans la torpeur consécutive à un bon repas, que le Colonel se leva et annonça : « Très bien. C’est l’heure de passer aux choses sérieuses, messieurs-dames. »

Anse, qui attendait ce moment depuis son arrivée au ranch mais n’avait pas, au bout de trente-six heures, réussi à glaner le moindre indice de ce qui allait se passer, se redressa sur son siège, tendu mais complètement dégrisé, même s’il s’était permis un ou deux verres de vin supplémentaires. Les autres semblaient moins attentifs. Carole, assise en face d’Anse, avait l’œil vitreux, l’air repu. Son beau-frère, Doug Gannett, plus débraillé et grossier que jamais, semblait dormir pour de bon. Rosalie sommeillait peut-être elle aussi. Helena, l’infortunée cousine d’Anse, semblait à plusieurs millions de kilomètres de là, comme d’habitude. Son frère Paul la surveillait attentivement, en protecteur attitré. Anse nota avec désapprobation que Ronnie, tout à fait éveillé mais encore plus écarlate que d’ordinaire avec tout le vin qu’il avait bu, se blottissait contre Peggy Gabrielson, qui ne semblait pas lui en tenir rigueur.

Se lançant dans le vif du sujet avec une précision et une facilité d’élocution qui laissaient entendre qu’il avait parfaitement répété son numéro, le Colonel déclara : « Vous savez tous, je pense, que je suis quelque peu sorti de mon état de retraité depuis le début de la crise déclenchée par l’invasion. Je suis actif dans les milieux proches du front de libération de la Californie du sud et reste en contact, dans la mesure du possible, avec des secteurs de l’ancien gouvernement national qui fonctionnent encore dans divers États de la Côte est. Les communications sont très problématiques, vous le savez. Mais des nouvelles me parviennent de temps en temps sur ce qui se passe là-bas. Par exemple, pour ne citer que l’information la plus spectaculaire : depuis cinq semaines, New York est une ville fermée, totalement coupée du monde.

— Fermée… coupée… du monde ? répéta Anse. Tu veux dire, une sorte d’interdiction de circulation ?

— Une interdiction tout ce qu’il y a de total. Le pont George Washington – celui qui franchit l’Hudson – a été coupé du côté de Manhattan. Les ponts à l’intérieur de la ville ont été également bloqués d’une manière ou d’une autre. Le métro est hors service. Les divers tunnels venant du New Jersey ont été obturés. Il y a des murs en travers des autoroutes à la limite nord de la ville. Et ainsi de suite. Les aéroports, évidemment, ne fonctionnent plus depuis pas mal de temps. Résultat : la ville est complètement coupée du reste du pays.

— Et les gens qui y habitent ? demanda Ronnie. La ville de New York n’est pas tellement adaptée à l’agriculture. Ils vont se nourrir de quoi maintenant ? Ils vont se manger entre eux ?

— Pour autant que je sache, dit le Colonel, pratiquement toute la population de New York vit à présent dans les États voisins. Les habitants ont eu trois jours de préavis pour évacuer la ville, et apparemment, la plupart sont partis. »

Anse siffla. « Foutredieu ! Les putains d’embouteillages !

— Exactement. Quelques centaines de milliers d’individus étaient physiquement incapables de partir ou n’ont tout simplement pas pris les Entités au sérieux ; ils sont encore à New York, où j’imagine qu’ils vont petit à petit mourir de faim. Les autres, sept millions d’individus sans abri du jour au lendemain, sont hébergés dans des camps de réfugiés dans le New Jersey ou le Connecticut, squattent tous les immeubles vides qu’ils peuvent trouver, vivent sous la tente ou se débrouillent comme ils peuvent. Vous voyez le tableau. » Le Colonel observa une pause pour laisser à ses auditeurs tout loisir de s’imaginer la chose ; ensuite, au cas où ils n’y seraient pas parvenus, il ajouta : « Le chaos et l’anarchie, c’est clair. Quasiment un retour instantané à la barbarie et à l’état sauvage. »

Doug Gannett qui, en fin de compte, ne dormait pas, intervint alors. « C’est vrai. J’ai eu des infos par un bidouilleur de Cleve-land. Les gens sont en train de se massacrer en long, en large et en travers pour avoir de quoi manger et un coin pour s’abriter. En plus, là-bas, il fait moins cinq, il neige un jour sur trois et les citoyens crèvent de froid par milliers dans les bois. Mais qu’est-ce qu’on peut y faire, nous, hein ? C’est pas notre problème. Alors, franchement, je comprends pas pourquoi vous nous ramenez ça maintenant, colonel Carmichael, tous ces trucs déprimants juste après un bon gueuleton », conclut Doug, dont la voix devenait dubitative, morose et quelque peu agressive.

Les commissures des lèvres du Colonel se plissèrent imperceptiblement, réaction dont Anse savait qu’elle était la manifestation extérieure d’une désapprobation intérieure cinglante qui confinait au dégoût. Le vieil homme n’avait jamais très bien pu dissimuler le dédain, voire le mépris qu’il ressentait envers son gendre, personnage négligé et brouillon qu’on disait expert en programmation mais qui n’avait jamais démontré sa valeur aux yeux du Colonel. En plus, au bout de treize ans, Doug n’avait pas encore réussi à appeler son beau-père autrement que « colonel Carmichael ».

« Et si les Entités faisaient la même chose à Los Angeles ? dit le Colonel. Donner à tout le monde – de Santa Monica à Pasadena dans le sens ouest-est, de Mulholland Drive à Palos Verdes et Long Beach dans le sens nord-sud – disons deux jours pour déguerpir, et interdire ensuite toutes les autoroutes et couper totalement la ville des comtés environnants. »

Il y eut des hoquets de surprise, des exclamations d’incrédulité. « Tu as des informations qui portent à croire que ça va bientôt arriver, p’pa ?

— À vrai dire, non. Sinon j’aurais abordé le sujet depuis longtemps. Mais il n’y pas de raison que ça ne se produise pas… dans un mois, dans une semaine, demain. Elles ont déjà commencé, vous savez. Ai-je besoin de vous rappeler que l’autoroute 101 est barrée depuis six mois par des murs de béton au niveau de Thou-sand Oaks, et cela dans les deux sens ? Supposez qu’Elles décident de faire ça partout ailleurs. Imaginez un peu ce que ça serait : une formidable migration chaotique de réfugiés… chacun pour soi et au diable les conséquences ! Un million de gens partent à l’ouest vers Malibu et Topanga, un autre million pénètrent dans Van Nuys et Sherman Oaks, et tous les autres mettent le cap sur Orange County. Sur Costa Mesa, Anse et Carole. Sur Newport Beach, Rosalie et Doug. Sur Huntington Beach. Et même plein sud jusqu’à La Jolla, Ronnie. À quoi ça va ressembler ? Vous n’avez pas oublié les Troubles, n’est-ce pas ? Ce sera dix fois pire.

— Qu’est-ce que tu essaies de nous dire, p’pa ? demanda Anse.

— Que je vois une catastrophe du style de celle de New York en train de se préparer pour Los Angeles, et que vous devez tous emménager ici, au ranch, avant que ça arrive. »

Anse ne les avait jamais vus aussi interloqués. Ce n’étaient que bouches bées, yeux écarquillés, regards stupéfaits, murmures étonnés.

Le Colonel n’en avait cure. Sa voix se fit plus ferme et plus forte que jamais.

« Écoutez-moi. Nous avons de l’espace à revendre ici, et il y a des dépendances qu’on peut facilement convertir en appartements supplémentaires. Nous possédons notre propre puits. Avec un peu d’huile de coude, nous pouvons nous rendre autonomes du point de vue de la nourriture : nous pouvons cultiver n’importe quoi, sauf les espèces vraiment tropicales, et il n’y a pas de raison que toute cette bonne terre soit intégralement livrée aux amandiers et aux noyers. En outre, ici, au flanc de la montagne, nous occupons une position stratégique, facile à fortifier et à défendre. Nous…

— Attends, p’pa. S’il te plaît.

— Une minute, Anse. Je n’ai pas terminé.

— S’il te plaît. Laisse-moi dire quelque chose d’abord. » Anse n’attendit pas d’avoir la permission de s’exprimer. « Tu nous demandes sérieusement d’abandonner nos maisons, nos carrières, nos fies ?

— Quelles carrières ? Quelles vies ? dit le Colonel d’un ton brusquement tranchant. Depuis les Troubles, vous avez tous improvisé en permanence. Il n’y en a pas un parmi vous qui ait encore le boulot qui était le sien avant l’arrivée des Entités. Ou qui mène le reste de sa vie quotidienne plus ou moins de la même manière qu’autrefois. Alors, ce n’est pas comme si vous vous accrochiez à des habitudes agréables et bien établies. Et vos maisons ? Vos jolies maisons dans la périphérie résidentielle, Anse, Rosalie, Paul, Helena ? Quand toute la population du centre de Los Angeles va déferler par chez vous pour chercher un endroit où dormir et que tout le monde sera en colère parce que leur quartier a été bouclé et pas le vôtre, que vont devenir vos mignonnes petites banlieues ? Non, non et non. Ce qui nous attend va être infiniment pire que tout ce qui s’est produit pendant les Troubles. Ça va être comme un séisme de magnitude 9 sur l’échelle de Richter, je vous préviens. Je veux que vous soyez ici, où vous serez à l’abri quand ça arrivera. »

Helena, qui était devenue veuve à vingt-deux ans dans la fureur des Troubles et n’avait pas encore commencé à s’habituer à son deuil, se mit alors à sangloter. Rosalie et Doug échangeaient des regards consternés. Steve, leur rejeton joufflu, avait l’air traumatisé, à croire qu’il voulait s’aplatir sous la table. Les seuls qui semblaient totalement calmes étaient Peggy Gabrielson, qui savait sûrement à l’avance de quoi le Colonel allait parler, et Ronnie, dont le visage affichait un masque neutre et impénétrable de joueur de poker.

Anse se tourna vers sa femme, visiblement affolée. Carole se pencha vers lui et chuchota : « II délire complètement, non ? Il faut que tu fasses quelque chose, Anse. Essaie de le calmer.

— Il est très calme, j’en ai peur. C’est ça le problème. » Paul Carmichael, un bras tendrement passé autour des épaules de sa sœur, lâcha, avec son aplomb habituel : « Je ne doute pas, oncle Anson, que nous serons mieux ici, sur cette montagne, si ce qui s’est passé à New York se reproduit à Los Angeles. Mais quelles sont au juste les chances que cela arrive ? Les Entités pouvaient fermer New York rien qu’en coupant une demi-douzaine de grandes voies de communication. Isoler totalement Los Angeles serait beaucoup plus compliqué. »

Le Colonel opina du chef et s’humecta les lèvres d’un air pensif.

« Plus compliqué, certes. Mais Elles le pourraient si Elles le voulaient. Je ne sais pas si Elles en ont l’intention ; personne ne le sait. Laissez-moi quand même vous communiquer une information supplémentaire susceptible d’affecter votre décision. Ou du moins vous en communiquer une partie. »

C’était trop énigmatique. Froncements de sourcils à la ronde.

« Comme je vous l’ai dit, je suis plus actif dans la Résistance que j’ai bien voulu l’admettre devant vous, et il se trouve donc que j’ai accès à une bonne partie des informations qui circulent dans la clandestinité. Je n’ai pas l’intention de vous communiquer des détails confidentiels, c’est évident. Ce que je peux vous confier, en revanche, c’est que certaines factions au sein de la Résistance envisagent une tentative très sérieuse de frappe militaire contre une enclave des Entités juste après le Nouvel An. C’est une idée irréfléchie, stupide et très dangereuse, et je prie le Seigneur qu’elle ne soit jamais mise à exécution. Mais si elle l’est, ce sera sûrement un échec ; les Entités ne manqueront pas d’exercer de sévères représailles et nous n’aurons plus qu’à recommander nos âmes à Dieu. Il en résultera un chaos inconcevable et, où que vous soyez à ce moment-là, vous regretterez de n’avoir pas accepté ma proposition de vous installer ici. C’est tout ce que vais dire. Pour le reste, à vous de voir. »

II balaya la pièce d’un regard circulaire, dur, farouche, presque provocant, avec sa pleine autorité d’officier commandant.

« Alors ? »

Le Colonel regardait Anse droit dans les yeux. L’aîné, le préféré. Mais celui-ci ne savait quoi dire. La situation allait-elle vraiment devenir aussi apocalyptique que ça ? Il respectait la sollicitude dont le vieil homme faisait preuve envers eux. Mais même maintenant, après tout ce qui s’était passé, il n’arrivait pas à croire que le ciel allait tomber sur la tête de Los Angeles comme ça. Et il ressentait une puissante opposition intérieure à l’idée d’abandonner tout ce qui restait de l’existence qu’il s’était construite là-bas, à Orange County, de déraciner toute sa famille sur une simple suggestion du Colonel pour s’enterrer comme un ermite au flanc de cette montagne. S’installer ici avec son père, son frère – cette sournoise crapule – et tous les autres ! Tous à Fort Carmichael, pour ainsi dire.

Il resta muet sur son siège, coincé, bloqué.

Puis une voix joviale s’éleva d’un coin de la pièce. « Je suis d’accord avec toi, p’pa. Il faut rester ici, pas ailleurs. Je vais rentrer juste après Noël, emballer mes affaires et revenir ici avant le premier de l’an. »

Ronnie.

Ses paroles tombaient sur un Anse stupéfait comme autant de coups de tonnerre. Il faut rester ici, pas ailleurs.

Même le Colonel sembla momentanément abasourdi en se rendant compte que Ronnie, contre toute attente, avait été le premier à l’approuver. Un comble. Lui, Ronnie, qui se repliait avant tout le monde vers le nid paternel. Mais le Colonel se reprit presque immédiatement.

« Bien. Bien. C’est formidable, Ronnie. Et les autres, alors ? Doug, Paul, vous êtes tous les deux experts en informatique. L’informatique, je n’y connais que pouic, et pourtant, ça me serait bien utile. Nous communiquons un peu télématiquement avec d’autres villes, mais c’est très insuffisant. Si vous habitiez ici, vous pourriez cliquer directement dans le réseau de la Résistance et nous aider à programmer quelques procédures vitales pour nous. Rosalie, tu es avec un agent de change ou quelqu’un dans cette branche, pas vrai ? Au prochain stade de la dislocation de la société, vous pourriez sans doute nous aider à imaginer comment nous adapter aux changements qui nous attendent. Et toi, Anse… »

Celui-ci avait le vertige. Il n’arrivait toujours pas à se décider. En face de lui, Carole, qui lisait dans son esprit sans la moindre difficulté, lui disait non, non, non, non en silence, les lèvres exagérément pincées.

« Anse ? répéta le Colonel.

— Je crois qu’un peu d’air frais me ferait du bien. »

II sortit avant que son père ait la moindre chance de réagir.

Il faisait plus frais ce soir-là que la veille, mais la température était encore clémente. La pluie n’allait pas tarder à tomber, il le sentait. Anse regarda Santa Barbara au fond du canyon et imagina que la petite ville était la gigantesque métropole de Los Angeles, imagina L.A. en flammes, ses autoroutes hermétiquement bloquées et de vastes colonnes de réfugiés qui se dirigeaient vers sa rue, sa maison, poussées par des essaims d’Entités voraces qui flottaient derrière elles.

Il se demanda aussi ce que cachait l’obéissance précipitée de Ronnie. Flattait-il le vieil homme pour gagner sournoisement la première place dans son coeur après leur longue inimitié ? Pourquoi ? Dans quel but ?

Peggy Gabrielson y était peut-être pour quelque chose. Anse avait la quasi-certitude que Ronnie et Peggy avaient passé la nuit ensemble. Le Colonel le savait-il ? Leur langage corporel était suffisamment explicite. Sauf, peut-être, pour le Colonel. Il n’aurait pas apprécié. Il considérait ce genre de comportement d’un œil plutôt victorien et se montrait très protecteur vis-à-vis de Peggy. Il interviendrait sûrement.

En tout cas, quoi que puisse en penser le Colonel, Ronnie avait sûrement des visées sur Peggy, au point d’être prêt à s’installer au ranch pour prolonger cette liaison. L’espace d’un instant, Anse entretint la folle idée qu’il serait obligé d’emménager ici lui aussi pour protéger son père des projets de Ronnie, quels qu’ils soient. Parce que Ronnie était totalement amoral. Capable de tout.

Anse avait été troublé par l’amoralité de son cadet depuis qu’il s’était trouvé assez grand pour saisir la vraie nature de Ronnie. Car, songea Anse, il n’était pas immoral comme le Colonel le croyait, mais bel et bien amoral. Le genre d’homme qui fait ce qui lui plaît sans s’attarder une milliseconde à envisager les questions du bien et du mal, de la culpabilité ou de la honte. Il fallait redoubler de prudence quand on avait affaire à un individu de cette espèce.

Mais Anse était tout aussi intimidé par la vive intelligence de son frère – et ce, depuis toujours. L’esprit de Ronnie fonctionnait plus vite que le sien et le transportait en des lieux insolites auxquels Anse n’aurait jamais accès.

Anse savait que lui-même était essentiellement un homme ordinaire et respectable, avec ses défauts, plus faible qu’il ne voulait l’être, coupable à l’occasion de gestes qu’il désapprouvait. Ronnie ne désapprouvait jamais les faits et gestes de Ronnie. C’en était effrayant. Il était démoniaque, diabolique, même. Capable de tout, ou presque. Aux yeux de l’imparfait et prosaïque Anse, qui aimait sa femme et lui était pourtant souvent infidèle, qui obéissait en toutes choses à la volonté de fer de son père et n’avait pourtant pas daigné avoir la carrière militaire distinguée qu’on attendait de lui, Ronnie – qui ne s’était jamais soucié de quelque carrière militaire que ce soit, ni n’avait donné la moindre explication de cette indifférence – Ronnie était un personnage terrifiant, un être supérieur qui ne cessait de le déborder par des manouvres qu’il ne comprenait pas.

Animé par des motifs qui restaient pour Anse un mystère impénétrable, Ronnie avait toujours un coup d’avance sur lui. Deux mariages précipités et deux divorces éclairs, sans raisons visibles pour les premiers comme pour les seconds. Ses passages tout aussi rapides et énigmatiques d’une activité commerciale à l’autre sans cesser de flirter avec l’illégalité. Ou bien la fois où, encore petits garçons tous les deux, Ronnie avait justifié une odieuse manifestation d’hostilité en expliquant qu’il était furieux que ce soit Anse et non lui qui avait reçu le privilège sacré de porter le nom héréditaire, Anson Carmichael IV, et que lui, Ronald Jeffrey Carmichael, allait le lui faire payer un million de fois tant qu’ils vivraient l’un et l’autre.

Et voilà que Ronnie sautait contre toute attente sur la proposition du Colonel, se déclarant sur-le-champ prêt à s’installer ici et à y habiter pour toujours à la droite de son père tandis que le reste de la Californie du sud se désintégrerait autour d’eux. Que savait Ronnie, au juste ? Que voyait-il dans les jours à venir qui soit invisible pour Anse ?

Anse songea à ses enfants au milieu de la guerre civile. Ce serait une réédition des Troubles, mais en pire. Des fusillades dans la rue, des incendies qui feraient rage à l’horizon nord, une fumée noire qui remplirait le ciel, des hordes surexcitées qui convergeraient sur Costa Mesa, son quartier – par centaines de milliers, venues de Torrance, de Carson, de Long Beach, de Gardena, d’In-glewood, de Culver City, de Redondo Beach et de la foule d’autres petites localités qui constituaient la conurbation tentaculaire de Los Angeles –, des gens qui auraient été chassés de chez eux par l’oukase des Entités et se proposeraient de se réfugier chez lui. Il imaginait Jill, Mike et Charlie risquant un œil derrière lui sur la véranda, déroutés, effrayés, le visage exsangue, et demandant d’une voix plaintive : « Papa, papa, pourquoi il y a tant de gens dans notre rue, qu’est-ce qu’ils veulent, pourquoi ils ont l’air si malheureux ? » Tandis qu’à l’intérieur de la maison, Carole ne cesserait de gémir en l’appelant d’une voix étranglée par la peur : « Anse… Anse… Anse… Anse… »

Cela n’arriverait jamais. Jamais. Jamais, jamais, non, jamais. Ces images n’existaient que dans le délire apocalyptique du vieil homme. Probablement ses souvenirs du Viêt-nam qui lui remontaient une fois de plus à la tête.

Malgré tout, le temps de revenir du bord du patio à la porte de la maison, Anse fut surpris de découvrir qu’il avait finalement plus ou moins décidé de s’installer au ranch. Et une fois à l’intérieur, il découvrit aussi que tous les autres étaient parvenus à la même conclusion.

Noël, très tôt le matin. Le Colonel rêvait dans son lit. Très souvent, il rêvait de l’époque heureuse, juste après la guerre, où il avait enfin retrouvé sa famille – ses enfants autour de lui et sa femme dans son lit tous les soirs, dans la coquette maison qu’il louait au coeur d’une riante bourgade du Maryland. Et ce rêve revenait une fois de plus. Des jours bénis, du moins vus sous l’éclairage rosé du rêve. Il faisait son doctorat à Johns Hopkins, passait des journées entières à la bibliothèque, puis rentrait pour retrouver le robuste petit Anse, qui avait toujours dix ou onze ans dans ses rêves, Rosalie, jolie petite fille en jeans maculés, et Ron, pas plus de deux ans, mais ayant déjà cette lueur canaille dans le regard. Et le meilleur dans tout ça : Irène, encore en pleine santé, jeune, trente ans à peine et délicieuse à contempler, avec ses cuisses fermes et musclées, ses seins durs et haut perchés, sa longue et éblouissante crinière de cheveux dorés. Elle s’avançait maintenant vers lui, souriante, rayonnante, simplement vêtue d’un évanescent petit négligé couleur d’améthyste…

Mais, discipliné comme toujours, le Colonel ne dormait que d’un œil – habitude professionnelle acquise de longue date. Un doux chuintement musical se fit entendre à son chevet – le téléphone branché sur sa ligne personnelle – et, à la deuxième sonnerie, Irène et son négligé avaient disparu et le téléphone était dans sa main.

« Carmichael.

— Général Carmichael, ici Sam Bacon. » L’ancien chef de la majorité au Sénat, tennisman au remarquable jeu de jambes, à présent l’un des responsables civils les plus haut placés dans l’Armée de libération californienne. « Je suis désolé de vous réveiller de si bonne heure le jour de Noël, mais…

— Vous avez probablement de bonnes raisons pour ça, sénateur.

— Hélas, oui. On vient d’avoir des informations de Denver. Ils vont tenter leur coup au laser finalement.

— Ah, les connards, les sales fils de pute !

— Euh… oui. Oui, absolument. » Bacon semblait légèrement désorienté par ces épithètes pittoresques auxquelles le Colonel ne l’avait pas habitué. « Ils ont vu le rapport de Joshua Leonards, reprit-il, les commentaires de Peter aussi, et leur réaction, c’est de continuer quand même. Ils ont leur propre anthropologue – non, sociologue ; d’après lui, ne serait-ce que pour des raisons symboliques, il nous faut amorcer contre les Entités une contre-offensive quelconque, qui n’a de toute façon que trop tardé, et maintenant que nous avons réellement la possibilité de le faire…

— Folie symbolique, oui ! diagnostiqua le Colonel.

— Nous sommes tous d’accord là-dessus, mon général.

— Et c’est pour quand ?

— Ils sont assez cachottiers. Mais nous avons aussi intercepté sur le Réseau un message adressé par leur Q.G. du Colorado à leurs auxiliaires du Montana qui semble assez clairement indiquer que la frappe aura lieu le 1er ou le 2 janvier. Donc, dans sept jours environ.

— Merde, merde, merde.

— Nous avons déjà informé le Président, et il va envoyer un contrordre à Denver.

— Le Président, prononça le Colonel comme si c’était une obscénité de plus. Pourquoi ne pas avertir Dieu, tant qu’on y est ? Et le Pape. Et le professeur Einstein. Denver ne tiendra aucun compte de contrordres émanant de Washington. Washington, c’est de l’histoire ancienne. Je ne devrais pas être obligé de vous le rappeler, sénateur. Ce qu’il faut faire, c’est envoyer nous-mêmes quelqu’un à Denver et désarmer ce satané laser avant qu’ils puissent s’en servir.

— J’en conviens. Joshua et Peter aussi. Mais nous rencontrons une opposition sérieuse au sein même de notre groupe.

— Au motif qu’un acte de sabotage dirigé contre nos chers camarades du front de libération de Denver serait une trahison contre l’humanité en général, c’est ça ?

— Pas exactement, général Carmichael. L’opposition est motivée par des raisons strictement militaires, j’en ai peur. Le général Brackenbridge et le général Comstock estiment que la frappe laser de Denver est une bonne chose à tenter à l’heure actuelle.

— Seigneur Tout-Puissant ! Alors, je suis en minorité, Sam ?

— Je regrette d’avoir à vous dire que oui, mon général. » Le Colonel sentit son courage l’abandonner. Il avait redouté de voir les choses en arriver là.

Brackenbridge était quelqu’un de haut placé chez les Marines avant la Conquête. Comstock venait de la marine. Même un amiral pouvait être général dans l’Armée de libération californienne.

Ils étaient l’un comme l’autre beaucoup plus jeunes que le Colonel ; il n’avaient jamais eu la moindre expérience militaire, pas même une petite opération de police dans quelque jungle du Tiers-Monde. C’étaient des ronds-de-cuir tous les deux. Mais ils représentaient deux voix contre la sienne dans la direction militaire du comité exécutif.

Le Colonel s’était douté qu’ils allaient adopter la position qui était désormais la leur. Et les avait attaqués là-dessus.

Laissez-moi vous rappeler, avait-il dit, un épisode d’histoire militaire remarquablement ignoble. En Tchécoslovaquie, pendant la deuxième guerre mondiale, la résistance tchèque avait réussi à assassiner le commandant nazi local, un personnage particulièrement monstrueux du nom de Reinhard Heydrich. Sur quoi les Nazis ont rassemblé tous les habitants du village où la chose s’était passée, qui s’appelait Lidice, ont exécuté tous les hommes et envoyé femmes et enfants dans des camps de concentration où ils sont morts eux aussi. Vous ne croyez pas que la même chose risque de se passer, mais en vingt mille fois pire, si nous levons le petit doigt contre ces précieuses Entités ?

Ils l’avaient laissé parler jusqu’au bout, avec toute l’éloquence dont il était capable ; ça n’avait servi à rien.

« Quand le vote a-t-il eu lieu ? demanda-t-il.

— Il y a vingt minutes. J’ai pensé qu’il valait mieux vous prévenir immédiatement. »

Le Colonel aurait bien voulu se replonger doucement dans son rêve. Le 17, Brewster Drive, encore une fois ; la jeune Irène dans son négligé améthyste ; les bouts rosés et fermes des seins magnifiques qui finiraient par la tuer, clairement visibles sous l’étoffe légère. Mais rien de tout cela n’était disponible en ce moment.

Ce qui était disponible, en revanche, perché très haut au-dessus de la Terre sur une orbite géosynchrone, c’était un satellite militaire armé de lasers, vieux de trois ans, que les Entités avaient bizarrement oublié lorsqu’Elles avaient neutralisé les autres armes orbitales humaines, à moins qu’Elles n’en aient pas saisi la destination ou n’en aient tout simplement pas peur. Il pouvait diriger un faisceau à très haute énergie sur tout point de la Terre au-dessus duquel il se trouvait passer. Conçu, en cette lointaine et idyllique époque d’avant les Entités, pour être le policier global polyvalent des États-Unis, il était équipé de l’équivalent haute technologie d’une matraque à très long manche : la capacité de tracer, en guise d’avertissement, un sillon incandescent sur le territoire de tout pays minable dont le dictateur en carton-pâte serait sujet à un accès soudain de folie des grandeurs.

Le problème, c’était que le logiciel qui activait le rayon laser mortel dudit satellite avait été perdu pendant les Troubles et que l’engin restait perché là-haut en pure perte, à enchaîner inutilement orbite sur orbite.

Il y avait maintenant un gros problème de plus, à savoir que l’homologue de l’Armée de libération californienne au Colorado avait découvert une copie de sauvegarde du programme d’activa-tion et se proposait fièrement de lancer une attaque au laser contre le Q.G. des Entités à Denver.

Le Colonel savait ce qu’en seraient les conséquences. Et les redoutait.

« II n’y a donc aucun moyen, diplomatique ou autre, de les empêcher de lancer leur attaque ? demanda-t-il à l’ex-chef de la majorité sénatoriale.

— Apparemment non, mon général. »

Lidice, songea-t-il. C’est Lidice qui va recommencer.

« Les cons, dit tranquillement le Colonel. Bande de têtes brûlées à tendances suicidaires ! »

De l’autre côté de l’océan, en Angleterre, Noël était arrivé depuis longtemps.

Un enfant était né à Bethléem ce jour même quelque deux mille ans plus tôt, et deux mille ans plus tard, des enfants naissaient toujours à Noël dans le monde entier, bien que la coïncidence puisse être un handicap pour la mère et l’enfant, qui devaient affronter les risques généralement associés au surpeuplement des hôpitaux et à la réduction du personnel en cette période de l’année. Mais les conditions hospitalières en vigueur n’avaient guère d’importance pour la mère de l’enfant au père incertain et aux perspectives d’avenir plutôt sombres qui était sur le point de venir au monde en des circonstances malheureuses et pénibles, dans une réserve non chauffée au premier étage d’un modeste restaurant pakistanais prétentieusement nommé Khan’s Mogul Palace, à Salisbury, Angleterre, aux toutes premières heures du matin de ce troisième Noël après l’avènement des Entités.

Salisbury, agréable petite cité située au sud-ouest de Londres, est la ville principale du comté du Wiltshire. Elle se distingue par son charme médiéval relativement intact, sa gracieuse et imposante cathédrale du treizième siècle, et par la présence, à une douzaine de kilomètres, du célèbre ensemble mégalithique préhistorique connu sous le nom de Stonehenge. Stonehenge, dans l’obscurité précédant l’aube de ce jour de Noël, subissait un des événements les plus remarquables de son histoire et, malgré l’heure matinale (ou tardive), un grand nombre des habitants de Salisbury s’étaient déplacés pour assister au spectacle.

Mais pas Halim Khan, le propriétaire du Khan’s Mogul Palace, ni son épouse Aïcha, qui dormaient tous les deux dans leur lit, car ni l’un ni l’autre ne s’intéressait le moins du monde au monument païen qu’était Stonehenge et encore moins à l’étrange transformation qui l’affectait alors. Et certainement pas la fille de Halim, Yasmina Khan, dix-sept ans, qui avait froid, peur, et gisait à demi nue à même le sol de la réserve au premier étage du restaurant paternel ; cachée entre un énorme sac de lentilles et un sac encore plus énorme de farine, elle se tordait dans d’atroces souffrances tandis que la honte et la maternité clandestine fondaient sur elle comme l’épée vengeresse d’Allah courroucé.

Elle avait péché. Elle le savait. Son père, son père replet, réticent, surmené, mortellement épuisé et en fait déjà moribond, l’avait plusieurs fois par le passé mise en garde contre le péché et ses conséquences, parlant avec plus de force qu’elle ne lui en avait jamais connu ; et pourtant, elle avait choisi de courir le risque. Trois fois seulement, avec trois garçons différents, une fois chacun, tous les trois anglais et de race européenne. Andy. Eddie. Richie.

Des prénoms qui flambaient comme autant de bûchers dans les voies neurales de son âme.

Sa mère – pas vraiment sa mère ; sa vraie mère était morte quand Yasmina avait trois ans –, Aïcha, donc, la deuxième épouse de son père, la femme robuste et impassible qui l’avait élevée et assurait depuis si longtemps la cohésion de la famille et la bonne marche du restaurant, lui avait elle aussi prodigué des avertissements, mais en des termes tout à fait différents. « Tu es une femme, maintenant, et une femme doit se permettre un peu de plaisir dans la vie. Mais tu dois faire attention. » Pas un mot du péché ; il n’avait été question que d’éviter des ennuis.

Certes, Yasmina avait fait attention, ou le croyait, mais manifestement pas assez. Elle avait donc manqué à sa promesse à Aïcha. Et désobéi à son triste et taciturne père, puisqu’elle avait péché en dépit de ses mises en garde. Et c’était maintenant Allah qui allait la punir. Qui la punissait déjà. La punissait d’une manière atroce.

Elle avait mis très longtemps à se rendre compte qu’elle était enceinte. Elle ne s’y attendait pas. Yasmina voulait croire qu’elle était encore trop jeune pour avoir un bébé ; ses seins étaient trop petits et ses hanches trop étroites, presque masculines. Et à chacune des trois fois où elle avait fait ça avec un garçon – par impulsion, furtivement, presque à contrecour, une fois dans une cave à l’odeur de moisi, une fois dans l’épave d’un autobus et une fois ici-même dans cette réserve – elle avait pris ses précautions après coup, avalant diligemment les pilules qu’elle avait achetées en secret dans une boutique de Winchester tenue par une Hindoue au sourire affecté : deux minuscules pilules vertes le matin et la grosse jaune le soir, cinq jours de suite.

Les pilules étaient tellement écourantes qu’elles devaient forcément produire l’effet attendu. Mais non. Yasmina devait se répéter mille fois qu’elle n’aurait jamais dû acheter des pilules à une Hindoue ; mais c’était déjà trop tard.

Le premier signe s’était manifesté environ trois mois auparavant. Ses seins avaient commencé à s’étoffer. Ce qui, au début, ne lui avait pas déplu. Elle avait toujours été maigrichonne et il lui semblait que son corps se développait enfin. Les seins, ça plaisait aux garçons. On les voyait baisser rapidement les yeux pour évaluer votre poitrine, même s’ils donnaient l’impression de croire que vous n’aviez rien remarqué. Chacun de ses trois amants lui avait mis la main au corsage pour lui toucher la poitrine, et au moins un – Eddie, le deuxième – avait vraiment été déçu par ce qu’il avait trouvé là. Il l’avait dit, comme ça : « C’est tout ? »

Mais voilà que ses seins prenaient chaque semaine plus de poids et de volume ; ils commençaient à lui faire un peu mal et les mamelons sombres se mettaient à saillir bizarrement des petits ronds lisses où ils se nichaient. Yasmina commença donc à avoir peur ; et quand ses saignements persistèrent dans leur retard, elle eut encore plus peur. Mais ses saignements avaient toujours eu des retards. Une fois, l’année précédente, ils s’étaient fait attendre trois mois, et elle était alors absolument vierge et intacte.

Il y avait tout de même ses seins ; et puis ses hanches commencèrent à s’épanouir. Yasmina ne dit rien, vaqua à ses occupations, bavardait aimablement avec les clients, qui l’aimaient bien parce qu’elle était mince, jolie et polie, et fit semblant de ne rien remarquer. Plus d’une fois, la nuit, sa main glissait jusqu’à son ventre plat de garçonne, cherchant anxieusement la vie qui se cachait là, tapie sous la peau tendue. Elle ne sentait rien.

Mais il y avait quand même quelque chose, et début novembre, c’était un infime renflement, rien qu’un noud minuscule qui grossissait sous son nombril, un peu plus chaque jour. Elle se mit à laisser flotter ses corsages pour cacher la récente plénitude de ses seins et l’arrondissement bourgeonnant de son ventre. Elle ouvrit les coutures de ses pantalons et perça deux nouveaux trous dans sa ceinture. Elle avait de plus en plus de mal à travailler, à porter les lourds plateaux toute la soirée et à passer ensuite des heures à faire la vaisselle, mais elle se força à avoir l’énergie nécessaire. Il n’y avait personne pour la remplacer. Son père prenait les commandes, Aïcha se chargeait de la cuisine, Yasmina servait et assurait le nettoyage après la fermeture. Son frère Khalid n’était plus là, tué en défendant Aïcha contre une bande d’Européens pendant les émeutes qui avaient éclaté après l’arrivée des Entités, et sa sœur Leïla, qui n’avait que cinq ans, était trop petite pour se rendre utile au restaurant.

À la maison, personne ne fit de commentaires sur sa nouvelle façon de s’habiller. Peut-être pensaient-ils que c’était la mode.

C’était à peine si son père lui jetait un coup d’œil ces temps-ci ; préoccupé par son restaurant en perte de vitesse et sa santé chancelante, il tournait en rond en courbant l’échiné, secoué par une toux tenace, et n’arrêtait pas de prier tout bas. Il avait quarante ans et en paraissait soixante. Le Khan’s Mogul Palace était presque désert, soir après soir, même en fin de semaine. Les gens ne voyageaient plus depuis que les Entités étaient là. Il n’y avait plus d’étrangers qui venaient du bout du monde passer la nuit à Salisbury avant d’aller visiter Stonehenge.

Quant à sa belle-mère, Yasmina s’imaginait la voir lui décocher de temps à autre des regards obliques, et s’en inquiétait. Mais Aïcha ne disait mot. Elle ne se doutait donc de rien, probablement. Aïcha n’était pas du genre à garder le silence si elle soupçonnait quelque chose.

Les fêtes de Noël se rapprochaient. Les jambes gonflées de Yasmina étaient lourdes comme des souches, ses seins durs comme le roc, et elle avait des nausées en permanence. Ça n’allait plus tarder ; elle ne pouvait plus échapper à la vérité. Mais elle n’avait rien de prévu. Si Khalid avait été là, il aurait su quoi faire. Mais Khalid était mort. Elle allait être obligée de laisser les choses se passer en espérant qu’Allah, quand II aurait fini de la punir, lui pardonnerait et se montrerait miséricordieux.

On était la veille de Noël, et il y avait quatre tables d’occupées. C’était une surprise que d’avoir tant de clients un soir où la plupart des Anglais dînaient chez eux. Au mitan de la soirée, Yasmina crut qu’elle allait tomber au beau milieu de la salle et envoyer son plateau chargé de poulet au biriani, de mouton vinda-loo, de brochettes boti et de chopes de bière vomir son contenu aux quatre coins du plancher. Elle retrouva son équilibre mais, une heure plus tard, elle tomba effectivement, ou plutôt, s’effondra sur les genoux dans le couloir entre la cuisine et les poubelles, là où personne ne pouvait la voir. Elle s’accroupit, saisie de vertige, en nage, haletante, saturée par la nausée ; elle sentait ses entrailles trembler et d’étranges spasmes descendre sur le devant de son corps et dans ses cuisses ; au bout d’un moment, elle se releva et continua avec son plateau vers la poubelle.

Ça va être pour cette nuit, se dit-elle.

Et pour la millième fois de la semaine elle se livra mentalement au même petit calcul : 24 décembre moins neuf mois, ça fait le 24 mars, Donc, le père est Richie Burke. Au moins, c’est aussi lui qui m’a donné du plaisir.

Andy, c’était le premier. Yasmina n’arrivait pas à se rappeler son nom de famille. Le teint pâle avec des taches de rousseur, très mince, le sourire enjôleur… et une nuit d’été, juste après son seizième anniversaire… Le restaurant était fermé parce que son père, dont la maladie venait de se déclarer, se trouvait à l’hôpital pour quelques jours ; Andy l’invita à danser, lui paya deux pintes de bière brune et, bien plus tard dans la nuit, lui parla d’une soirée spéciale chez un ami à laquelle il était invité. Finalement, il n’y avait pas de fête, rien qu’une cave qui sentait le moisi, un vieux canapé, et les mains du garçon qui se promenaient sous son corsage puis entre ses jambes, le pantalon de Yasmina qui descendit tout seul et hop ! – tout de suite ! – un long truc rougeâtre, mince et dur, qui émergea de lui pour se glisser en elle. La chose fut expédiée en deux temps, trois mouvements, il eut un hoquet et un frisson, blottit sa tête contre sa joue à elle, et voilà. C’était censé faire mal la première fois, mais elle n’avait presque rien senti, ni douleur, ni rien qui ressemble à du plaisir. Lorsqu’elle l’avait revu une autre fois dans la rue, il lui avait décoché un grand sourire en rougissant jusqu’aux oreilles, adressé un clin d’œil -mais pas un mot – et ils ne s’étaient depuis lors jamais plus reparlé.

Ensuite Eddie Glossop, à l’automne, celui qui avait trouvé ses seins trop petits et le lui avait dit. Eddie, le colosse aux larges épaules qui travaillait pour un boucher en gros et cultivait une apparence mondaine. Il était vieux – presque vingt-cinq ans. Elle était sortie avec lui parce qu’elle savait qu’il devait y avoir du plaisir à la clé, ce plaisir qu’elle n’avait pas connu avec Andy. Mais elle n’en avait pas eu avec Eddie non plus. Des soupirs et des halètements à revendre, ça oui, quand il s’était allongé sur elle dans l’allée centrale de l’autobus calciné au bord de la route qui menait à Shaftesbury, mais à part ça… Bien plus gros qu’Andy là où ça comptait, il lui avait fait mal quand il l’avait pénétrée. Heureusement que ce n’était pas la première fois pour elle. Mais il aurait mieux valu qu’il n’y ait pas eu de première fois du tout.

Et enfin Richie Burke, dans cette même réserve, par une nuit de mars étrangement chaude où tout le monde dormait dans l’appartement familial du rez-de-chaussée, derrière le restaurant. Elle avait monté l’escalier sur la pointe des pieds et Richie avait grimpé au tuyau d’écoulement pour entrer par la fenêtre. Richie : grand, élancé, gracieux, qui jouait si bien de la guitare, chantait et racontait à tout le monde qu’un jour il serait général dans la guerre contre les Entités et les chasserait de la face de la Terre. Un amant étonnant, ce Richie. Elle avait gardé son corsage parce qu’Eddie l’avait fait douter de ses seins. Richie la caressa et la cajola pendant ce qui lui parut des heures, même si elle avait une peur terrible qu’ils soient découverts et aurait voulu qu’il arrive plus vite au but ; et lorsqu’il la pénétra, ce fut comme si une tige d’un métal lisse et huilé glissait en elle et se mouvait doucement, doucement, doucement, allant et venant en souplesse, jusqu’à ce que naissent en elle de merveilleuses palpitations et qu’elle soit inondée par une éruption de plaisir qui la fit gémir si fort que Richie fut obligé de lui mettre la main sur la bouche pour l’empêcher de réveiller toute la maisonnée.

C’était cette fois-là que le bébé avait été conçu. Cela ne faisait aucun doute. Le lendemain, elle rêva d’épouser Richie et de passer le reste de ses nuits dans ses bras. Mais à la fin de la semaine, Richie disparut de Salisbury – on dit qu’il était allé rejoindre un mouvement de résistance clandestin qui voulait mener une guérilla contre les Entités – et on n’avait plus jamais entendu parler de lui.

Andy. Eddie. Richie.

Et voilà qu’elle se retrouvait sur le plancher de la réserve, sans pantalon, avec la grosse bosse de son ventre qui lui envoyait des messages de douleur et de honte dans tout le corps. Elle n’avait sur elle qu’une couverture usée jusqu’à la trame qui puait l’huile à friture. Elle avait perdu ses eaux vers minuit. Là, elle s’était traînée à l’étage pour attendre dans la terreur que le grand désastre de sa vie finisse de se produire. Les contractions se succédaient à intervalles de plus en plus rapprochés comme autant de petits séismes internes. Maintenant, il devait être deux, trois, peut-être quatre heures du matin. Combien de temps ça allait durer ? Encore une heure ? Six ? Douze ?

Se repentir et appeler Aïcha à l’aide ?

Non. Non. Elle n’osait pas.

Quelques heures plus tôt, des voix étaient montées de la rue. Des bruits de pas. Bizarre, ces cris et ces bousculades dans la nuit à cette heure. D’ordinaire, les réjouissances de Noël ne se prolongeaient pas si tard. Elle avait du mal à comprendre ce que disaient les gens ; c’est alors qu’au milieu du tumulte elle entendit soudain, très clairement :

« Les extraterrestres ! Ils démolissent Stonehenge, ils démontent tout !

— Va chercher ta charrette, Charlie, on va aller voir ça ! »

Démolir Stonehenge ? Bizarre. Bizarre. Pourquoi feraient-ils ça ? se demanda Yasmina. Mais la douleur devenait si forte qu’elle ne pouvait plus tellement penser à Stonehenge ni aux Entités qui avaient renversé en un clin d’œil les Européens invincibles et dominaient maintenant le monde ; elle ne songeait qu’à ce qui se passait eh elle, aux flammes qui lui dansaient dans la tête, aux ondes qui ébranlaient son ventre, à l’irrésistible mouvement descendant de… du…

De quelque chose.

« Allah soit loué, Seigneur de l’Univers, le Compatissant, le Miséricordieux, murmura-t-elle timidement. Il n’y a de dieu qu’Allah, et Mahomet est Son prophète. »

Et encore : « Allah soit loué, Seigneur de l’Univers. »

Et encore.

Et encore.

La douleur était atroce. Yasmina s’ouvrait en deux.

« Abraham, Isaac, Ismaël ! » La chose avait commencé à se mouvoir en spirale dans son corps, comme un tire-bouchon imprimant une trace brûlante dans sa chair. « Mahomet ! Mahomet ! Mahomet ! Il n’y a de dieu qu’Allah ! » À présent, les mots fusaient sans aucune timidité. Que Mahomet et Allah la sauvent, à supposer qu’ils existent. À quoi serviraient-ils s’ils ne pouvaient la sauver, elle, si innocente, si ignorante, dont la vie était à peine entamée ? Alors, tandis qu’une lance de feu l’éventrait et que les os de son bassin semblaient éclater, elle vomit un torrent d’autres noms, Moïse, Salomon, Jésus, Marie et même les noms hindous interdits, Shiva, Krishna, Shakti, Kali, quiconque pourrait l’aider à surmonter cette épreuve, n’importe qui…

Elle hurla trois fois : trois cris brefs, aigus, perçants. Elle sentit un atroce déchirement interne et le bébé jaillit d’elle avec une rapidité étonnante, suivie d’un flot de sang, un Gange rouge qui ne s’arrêtait plus. Yasmina comprit tout de suite qu’elle allait mourir. Quelque complication était intervenue. Elle allait se vider entièrement et mourir. Déjà, quelques instants seulement après la naissance, elle baignait dans un calme irréel et inattendu. Elle n’avait plus la force de crier ni même de s’occuper de l’enfant. Il était quelque part entre ses cuisses ouvertes, elle n’en savait pas plus. Elle gisait sur le dos, peu à peu noyée dans une flaque de sang et de sueur qui s’amplifiait. Elle leva les bras vers le plafond et les ramena pour étreindre ses seins palpitants, gonflés de lait. Elle n’invoquait plus de noms divins. C’était à peine si elle se rappelait le sien.

Elle sanglotait en silence. Tremblait. Tout en essayant de ne pas bouger, car cela risquait d’aggraver l’hémorragie Une heure s’écoula, ou une semaine, ou une année. Puis elle entendit une voix angoissée au-dessus d’elle dans le noir.

« Quoi ? Yasmina ? Oh, mon Dieu, mon Dieu ! Ton père va en mourir ! »

C’était Aïcha. Qui se penchait sur elle, l’enveloppait de ses bras puissants, lui soulevait la tête, l’appuyait contre le tiède sein maternel.

« Yasmina, tu m’entends ? Oh, Yasmina ! Mon Dieu, mon Dieu ! » Puis un ululement de chagrin monta comme un geyser de la gorge de sa belle-mère. « Yasmina ! Yasmina !

— Le bébé ? fit Yasmina d’une toute petite voix.

— Oui ! Il est là ! Tu le vois ? »

Yasmina ne distinguait qu’une brume rouge.

« Un garçon ? demanda-t-elle, presque inaudible.

— Un garçon, oui. »

Dans le flou de sa vision de plus en plus faible, elle crut voir une chose marron-rosâtre, maculée d’écarlate, qui reposait dans les mains de sa belle-mère. Elle crut même l’entendre crier.

« Tu veux le prendre ?

— Non. Non. » Yasmina comprenait clairement qu’elle était en train de mourir. Elle avait épuisé ses dernières forces. « II est beau et fort, dit Aïcha. Un petit garçon splendide.

— Alors je suis très heureuse. » Yasmina s’efforça de conserver un dernier fragment d’énergie. « II s’appelle… Khalid. Khalid Halim Burke.

— Burke ?

— Oui. Khalid Halim Burke.

— C’est son père, Yasmina ? Burke ?

— Burke. Richie Burke. » Et elle épela le patronyme avec l’ultime parcelle de force qui lui restait.

« Dis-moi où il habite, ce Richie Burke. Je vais le chercher. C’est honteux d’accoucher comme ça, toute seule, dans le noir, dans cette pièce affreuse ! Pourquoi tu n’as jamais rien dit ? Pourquoi tu m’as caché ça ? Je t’aurais aidée. Je t’aurais… »

Mais Yasmina Khan était déjà morte. Les premiers rayons de lumière matinale traversaient la fenêtre crasseuse de la réserve. Le jour de Noël avait commencé.

À dix kilomètres de là, à Stonehenge, les Entités avaient terminé leurs travaux nocturnes. Trois des gigantesques extraterrestres avaient dirigé les opérations tandis qu’une équipe d’ouvriers humains, munis d’espèces de pistolets qui émettaient une vive lueur violette, avaient déraciné comme autant de jonchets tous les mégalithes du célèbre alignement dressé sur la plaine de Salisbury battue par les vents. Et les avaient redisposés de façon à ce que les énormes blocs de grès qui avaient formé le cercle extérieur s’ordonnent en deux rangées parallèles orientées nord-sud ; les pierres bleues du petit cercle intérieur avaient été déplacées pour former un triangle équilatéral ; le bloc de grès de cinq mètres de long qu’on appelait la Pierre d’Autel avait été dressé à la verticale au centre de la formation.

Une foule d’environ deux mille spectateurs venus des localités voisines avait observé toute la nuit, à une distance respectable, les étapes de cette inexplicable entreprise. Les uns étaient furieux, d’autres tristes, certains indifférents, d’autres fascinés. Beaucoup avaient leur théorie personnelle sur l’événement, chacune d’elle en valant bien une autre.

Quant à Khalid Halim Burke, né le jour de Noël au milieu de la douleur et de la honte maternelles et du chagrin familial, il ne serait pas le nouveau Sauveur de l’humanité, n’en déplaise aux amateurs de coïncidences parfaites. Mais, contrairement à sa mère, il vivrait et, à plus ou moins long terme, jouerait son modeste rôle dans la lutte contre les êtres terrifiants qui avaient avec une facilité si dédaigneuse pris possession du monde dans lequel il était né.

Au premier jour de l’an neuf, à quatre heures et demie du matin, heure de Prague, Karl-Heinrich Borgmann réussit son premier contact avec le réseau de communications des Entités.

Il ne s’attendait pas à ce que ce soit facile, et ce ne le fut point. Mais il ne s’attendait pas à échouer, et il n’échoua pas.

— Bonjour, dit-il.

Bon nombre d’informations sur les systèmes de traitement des données utilisés par les extraterrestres avaient déjà été accumulées, fragment par fragment, par tel ou tel bidouilleur un peu partout dans le monde. Et malgré les pannes du vieux Réseau global causées par l’intervention des Entités sur la fourniture régulière d’électricité à l’époque du Grand Silence, la plupart de ces informations avaient déjà été très largement disséminées via le réseau pirate reconstitué par les bidouilleurs après la Conquête.

Karl-Heinrich faisait partie de ce réseau. Opérant sous le pseudo de Bad Texas Vampire Lords, il avait élaboré des liaisons avec des centres de renseignement européens et même américains comme Interstellar Stalin, Pirates of thé Starways, Killer Crackers from Hell, Mars Incorporated, Dead Inside et Ninth Dimension Bandits. Auprès d’eux et d’autres sites semblables, il avait glané tout ce qu’il avait pu trouver en matière de données sur les modes de calcul des Entités – données toujours lacunaires : une étincelle par-ci, une particule par-là, un fragment par-ci, une miette par-là.

Beaucoup de données fausses dans la masse. Beaucoup d’informations extrêmement hypothétiques. Un certain nombre inventées de toutes pièces par leurs disséminateurs. Mais – ici et là, dans les deux ans et deux mois écoulés depuis la Conquête – certains bidouilleurs de génie avaient réussi à apprendre quelques bribes, quelques menues pépites qui donnaient vraiment l’impression d’avoir un sens.

Ils y étaient parvenus en interrogeant quiconque avait eu l’occasion d’observer de près les agissements des Entités et vu fonctionner leurs ordinateurs. Ce qui, pour commencer, signifiait passer au crible les souvenirs de quiconque avait été emmené à bord des astronefs des Entités. Certains de ces visiteurs forcés, eux-mêmes des bidouilleurs, s’étaient montrés particulièrement attentifs. D’autres avaient réussi à s’infiltrer dans les équipes d’esclaves humains et à participer aux incompréhensibles travaux de reconstruction chers aux Entités. Il y avait beaucoup à apprendre de cette sinistre expérience.

Ainsi avaient-ils glané quelques indices sur la manière dont les envahisseurs triaient, traitaient et transmettaient l’information. Et ils avaient affiché tout cela sur le Réseau pour que leurs confrères puissent en prendre connaissance et y réfléchir. Et c’est à partir de cet assortiment de miettes, de bavures, de lambeaux, de tronçons et de folles hypothèses, en écartant méthodiquement tous les éléments incompatibles avec l’ensemble, que Karl-Heinrich avait fini par élaborer sa propre représentation cohérente de la manière dont pouvaient fonctionner les ordinateurs des Entités et dont on pouvait les pirater.

— Bonjour. Je m’appelle Karl-Heinrich Borgmann, de Prague, République tchèque.

Bad Texas Vampire Lords, ou plutôt, le garçon solitaire et bizarre tapi derrière ce pseudonyme télématique, ne s’empressa pas de partager ces intuitions avec les autres organisations subversives du monde des bidouilleurs. L’eût il fait, cela aurait pu servir la cause de l’humanité car cela aurait amélioré la connaissance générale de la situation, et très vraisemblablement, sa compréhension. Mais Karl-Heinrich n’avait jamais été très doué pour partager quoi que ce soit. Il n’avait pas vraiment eu l’occasion d’apprendre. Fils unique de parents distants, austères et intimidants, il n’avait jamais eu d’amis proches, sauf par l’entremise du Réseau, et encore ne s’agissait-il que d’amitiés à longue distance, anonymes, soigneusement contrôlées. Sa vie amoureuse n’avait pas encore dépassé le stade du voyeurisme électronique. Il était absolument seul.

En outre, il voulait se voir reconnaître le mérite d’avoir percé le code des Entités. Il voulait être mondialement célèbre, reconnu comme le meilleur pirate informatique de tous les temps. S’il ne pouvait pas être aimé, au moins pourrait-il être admiré et respecté. Et – qui sait ? – s’il devenait suffisamment célèbre, des bataillons de jeunes personnes feraient peut-être la queue devant sa porte pour avoir la chance de se donner à lui. Ce qu’il recherchait pardessus tout.

— Bonjour. Je m’appelle Karl-Heinrich Borgmann, de Prague, République tchèque. Je me suis rendu capable de m’interfacer avec vos ordinateurs.

Déjà, sans l’ombre d’un doute, il était clair pour quiconque s’était penché sur le problème que les Entités se servaient d’un système de calcul numérique. Bonne nouvelle. Après tout, ces extraterrestres auraient très bien pu avoir une façon totalement exotique de traiter des données, hors de portée de l’entendement humain. Or il s’était trouvé que, même sur la lointaine planète inconnue des Entités, le bon vieux système binaire était la manière la plus efficace de compter les choses, tout comme sur cette pauvre petite Terre si primitive. Oui ou non ; marche ou arrêt ; positif ou négatif ; présence ou absence ; un ou zéro – rien de plus simple. Même pour les Autres.

Leurs gros systèmes informatiques eux-mêmes étaient apparemment des machines bio-organiques, avec des réservoirs de données liquides. Bref, d’énormes cerveaux synthétiques. Ils semblaient être chimiquement programmables, à l’instar des cerveaux humains, et réagissaient à des données entrantes de nature hormonale. Mais ce n’était qu’un aspect opérationnel. Au sens le plus fondamental qui soit, on pouvait les considérer avec une quasi-certitude comme des mécanismes fonctionnant électriquement ; à l’instar des cerveaux humains, une fois de plus. Les calculs étaient effectués par des manipulations de charges électriques. Les données chimiques changeaient les polarités, transformant les uns en zéros, les présences en absences, les « marche » en « arrêt ».

Et si ces données chimiques étaient reproductibles électriquement, comme dans les biopuces implantées devenues le dernier cri chez les bidouilleurs façon Karl-Heinrich un an ou deux avant l’invasion ? Karl-Heinrich prit sur lui de faire un essai.

— Bonjour. Je m’appelle Karl-Heinrich Borgmann, de Prague, République tchèque. Je me suis rendu capable de m’interfacer avec vos ordinateurs, j’en ai rêvé toute ma vie, et je viens de réaliser ce rêve.

Il passa deux jours de ce sombre hiver sur la colline escarpée derrière le château Hradcany à fureter dans les rues désertes devant l’antique muraille. Il n’était plus possible d’entrer dans l’enceinte du château, évidemment, mais rien ne vous empêchait de vous brancher sur les conduites électriques qui y pénétraient. Sauf à pouvoir, comme par magie, tirer le courant du néant, les extraterrestres avaient comme tout le monde besoin de lignes électriques. Et à moins qu’ils n’aient installé leurs propres génératrices à l’intérieur du château, ce qui était tout à fait plausible, les lignes électriques venaient forcément de l’extérieur.

Karl-Heinrich les chercha et ne tarda pas à les découvrir. Il excellait dans ce genre de choses. Tandis que d’autres petits garçons lisaient des livres de pirates ou d’aventures spatiales, il lisait les manuels d’électricité appliquée de son père.

Et maintenant… le premier contact…

Karl-Heinrich avait toujours sur lui son propre pico-ordinateur, un implant dans l’avant-bras, une puce pas plus grosse qu’un flocon de neige et d’un dessin encore plus élégant. Il accumulait et déployait la chaleur corporelle pour amplifier et transmettre des signaux codés qui ouvraient des canaux de données, rendant ainsi possibles toutes sortes de transactions. Karl-Heinrich avait été l’un des premiers à se faire implanter, le lendemain de son treizième anniversaire. Quelque dix pour cent de la population, des jeunes pour la plupart, s’étaient fait installer des implants lorsque les Entités étaient arrivées. La révolution des implants, bien qu’à ses tout débuts, avait été unanimement considérée comme une technique prometteuse pour un avenir en plein essor – avenir auquel l’invasion extraterrestre avait, hélas, apparemment coupé court. Mais les implants étaient toujours en place.

Se brancher sur un compteur électrique était un jeu d’enfant pour Karl-Heinrich. Le premier releveur de compteurs venu en aurait été capable. Or Karl-Heinrich était un peu plus que cela. Il passa deux jours à mesurer inductances et impédances, puis, trop excité pour seulement songer à respirer, il envoya un filament d’énergie électrique dans le compteur et, par son entremise, sur un tempétueux fleuve d’électrons, jusqu’à ce qu’il se sente entrer en contact avec…

Quelque chose.

Une source de données. Des données extraterrestres.

Il frissonna en en sentant l’étrangeté en matière de forme, de structure interne, de configurations des liaisons. Il avait l’impression d’arpenter les mystérieuses clairières d’une forêt indicible-ment insolite sur une planète inconnue.

Le système dans lequel elles circulaient ne ressemblait à aucun ordinateur qu’il ait jamais connu ou même imaginé. Et pourquoi en aurait-il été autrement ? Il percevait néanmoins une certaine familiarité dans toute cette étrangère. Les données, si bizarres soient-elles, restaient des données : une série de nombres binaires. La forme de ce flux numérique avait beau être inhabituelle, il était plus ou moins persuadé qu’elle était largement à la portée de son intellect. Le dispositif extraterrestre sur lequel il s’était branché était après tout un système de manipulation et de stockage de données sous forme binaire. Et qu’était-ce, sinon un ordinateur ? Et il se trouvait à l’intérieur. C’était l’essentiel. Un sentiment de triomphe, un picotement brûlant de pure joie intellectuelle le traversa. L’intensité en était quasi orgastique. Il doutait que le sexe lui-même puisse fournir une satisfaction aussi forte. Mais Karl-Heinrich ne disposait évidemment que de bien peu d’éléments pour asseoir cette comparaison.

Il lui fallut un certain temps pour saisir la nature particulière de ce avec quoi il était en contact. Mais peu à peu, il finit par comprendre que le programme à l’intérieur duquel il évoluait devait être le modèle du réseau de distribution de l’électricité ; et soudain, une carte du système électrique des Entités se superposa au plan du château qu’il avait dans la tête.

Il l’explora. Très vite, il se trouva dans un cul-de-sac ; il rebroussa chemin, prit une autre direction. Et ainsi de suite. Il heurta un obstacle, le contourna, et s’élança à nouveau.

Au fil des heures, il prit de plus en plus d’assurance. Il découvrait des choses. Apprenait. Ces découvertes s’additionnaient. Il rassemblait des corrélations. Il avait trouvé des canaux. Il allait de plus en plus profond.

Le plaisir était d’une intensité dont il n’avait jamais connu l’équivalent.

Il copia un échantillon de données entreposées dans l’un des ordinateurs des Entités, la téléchargea dans le sien et eut la satisfaction de constater qu’il était capable de le manipuler en additionnant ou soustrayant des charges électriques. Il n’avait aucun moyen de savoir quels changements il produisait ainsi, car les données sous-jacentes lui étaient incompréhensibles. Mais c’était un bon début. Il était en mesure d’accéder à l’information ; il était même capable de la traiter ; tout ce qui lui manquait, c’était un moyen quelconque d’en saisir le sens.

Il comprit que, même à ce stade primitif de sa pénétration du système, il devait pouvoir envoyer aux Entités des messages compréhensibles, si Elles avaient daigné apprendre une quelconque des langues de la Terre. Et il soupçonna qu’il pourrait même, à terme, apprendre à reprogrammer leurs données via sa propre ligne d’accès, si seulement il arrivait à déchiffrer leur langage informatique. Mais il remit cela à plus tard.

Il continua de progresser vers l’intérieur, se demandant s’il déclenchait en chemin des alarmes au sein du système. Il ne le croyait pas. Les Entités l’auraient déjà arrêté si Elles savaient qu’il était en train de fouir de la sorte. Sauf, évidemment, si Elles s’amusaient de le voir faire, le surveillaient et applaudissaient ses progrès.

Il ne tarda pas à ressentir une redoutable migraine, mais son coeur avait commencé d’enfler sous le coup d’un puissant sentiment de triomphe.

Karl-Heinrich était à présent certain que l’ultime centre, le node de calcul principal, se trouvait, comme on le supposait généralement, à l’intérieur de la cathédrale. Il avait repéré quelque chose d’énorme à l’extrémité opposée, dans la Chapelle impériale et quelque chose de presque aussi énorme dans la chapelle Saint-Sigismond. Mais c’étaient sans doute des centres auxiliaires. Il y avait en face de la chapelle Saint-Wenceslas un gigantesque écran, allant du sol à la voûte, plein de lumières puisantes, un furieux charivari d’énergie. Il comprit, après l’avoir sondé pendant quatre ou cinq heures, que ce devait être l’interface principale de tout le système, le régulateur du trafic pour tous les dispositifs du château.

Il se brancha via la ligne électrique et laissa des océans de données incompréhensibles déferler sur lui.

L’information extraterrestre l’envahissait comme un flux gigantesque, trop volumineux pour qu’il puisse seulement essayer de le copier et de le télécharger. Il n’osait pas tenter de le traiter et n’avait assurément aucun moyen de le décoder. Ce n’était qu’un flot de uns et de zéros, mais il ne disposait d’aucune clé pour l’aider à traduire les éléments binaires en quoi que ce soit d’intelligible. Il lui faudrait un superordinateur comme celui que l’université avait jadis possédé, rien que pour amorcer une tentative dans ce sens. Les gros systèmes étaient hors service dans le monde entier. Les Entités les avaient tous grillés au moment du Grand Silence et ils étaient restés dans cet état. La version actuelle du Réseau fonctionnait grâce à un bricolage de serveurs à peine capable d’assurer le trafic ordinaire, sans parler de traiter quoi que ce soit d’aussi complexe que ce que Karl-Heinrich venait de découvrir.

Mais il avait établi le contact. C’était l’essentiel. Il se trouvait à l’intérieur.

Et maintenant – maintenant –, il était confronté à un choix capital. Se contenter d’espionner secrètement l’ordinateur des Entités en solitaire morose, absorber tout cet intéressant charabia pour le bricoler en douce rien que pour le plaisir et s’en faire un agréable passe-temps ? Ou se connecter avec Interstellar Stalin, Ninth Dimension Bandits et le reste des bidouilleurs qui planchaient sur le problème de la pénétration du réseau des Entités et leur montrer ce qu’il avait réussi à accomplir afin qu’ils puissent s’appuyer sur cette réussite pour amener le processus au stade supérieur ?

Le premier choix ne lui apporterait que les joies du plaisir solitaire. Karl-Heinrich savait déjà à quel point elles étaient limitées. Le second lui conférerait une célébrité momentanée dans la clandestinité des bidouilleurs ; mais alors, d’autres s’empareraient de son travail, continueraient sans lui et il serait oublié.

Mais il y avait une troisième possibilité, et c’était celle qu’il avait en vue dès le début.

Toutes les prétentions des bidouilleurs à maîtriser le code informatique des Entités et à utiliser tant bien que mal ce savoir pour les renverser étaient stupides et puériles. Personne n’allait renverser les Entités. Elles étaient trop puissantes. Le monde leur appartenait, point final.

Il fallait donc accepter la situation. Et faire avec. Offrir ses services. Elles ont besoin d’une interface entre Elles-mêmes et l’humanité pour atteindre leurs objectifs avec plus d’efficacité. Très bien. Voilà ta chance, Karl-Heinrich Borgmann. Tu as tout à gagner et rien que ta détresse à perdre.

S’il ne pouvait déchiffrer leurs signaux, les Entités, en revanche, pouvaient déchiffrer les siens, et le contact avait été établi. Très bien. À toi d’en tirer quelque chose.

— Bonjour. Je m’appelle Karl-Heinrich Borgmann, de Prague, République tchèque. Je me suis rendu capable de m’interfacer avec vos ordinateurs. J’en ai rêvé toute ma vie, et je viens de réaliser ce rêve.

— Je crois que je peux vous être très utile. Et je sais que vous pouvez m’être très utiles.

Environ dix-sept heures plus tard, à l’autre bout du monde, plus précisément au Q.G. de Denver du Front de libération du Colorado, quelqu’un composa trois protocoles de transmission au clavier d’un ordinateur de bureau vieux de dix ans, attendit une réponse de l’espace, la reçut en moins de trente secondes et composa quatre autres instructions. Il s’agissait cette fois des signaux destinés à activer le canon laser en orbite à 35 000 kilomètres d’altitude.

Ces instructions exigeaient des accusés de réception, qui furent donnés, et leur confirmation par répétition, ce qui fut fait.

Du satellite militaire en orbite descendit alors instantanément un éclair d’énergie crépitant, un faisceau de lumière hypercon-centré qui fit mouche sur la base où les Entités de Denver avaient installé leurs services et inonda de flammes le bâtiment central pendant les quatre-vingt dix secondes suivantes. Il fut impossible de déterminer quel effet eut cette action sur les Entités qui occupaient l’édifice et on ne le sut jamais.

Mais elle leur causa manifestement une certaine contrariété, car elle eut aussitôt deux conséquences à titre de représailles, toutes deux très sévères.

La première fut une progressive interruption du courant électrique sur toute la Terre. Les premiers jours, les coupures furent dispersées et irrégulières, ensuite s’instaura une interdiction totale à l’échelle de la planète. Le courant resta alors coupé trente-neuf jours d’affilée, privation plus sérieuse et plus perturbatrice que lors du fameux Grand Silence, deux ans plus tôt. La suppression totale des communications électroniques empêcha, entre autres, les membres du Front de libération du Colorado de procéder aux frappes laser supplémentaires prévues pour compléter la salve inaugurale de la prétendue Guerre de libération.

La seconde conséquence de l’attaque au laser fut que des containers étanches entreposés dans onze des grandes métropoles mondiales s’ouvrirent d’un coup moins de trois heures après l’incident de Denver, libérant des micro-organismes de nature apparemment synthétique qui répandirent une maladie infectieuse et hautement contagieuse, inconnue jusqu’alors, sur une bonne partie de la planète. Les symptômes en étaient une très forte fièvre accompagnée d’une dégradation structurale des veines et artères principales, suivie d’un délabrement général de l’organisme et de la mort des sujets. Il n’y avait pas de traitement connu. Les quarantaines ne semblaient pas servir à grand-chose. Parmi les sujets infectés, environ un tiers, qui possédaient de toute évidence une sorte d’immunité naturelle, guérirent de la fièvre avant d’arriver au stade du délabrement du système circulatoire et se rétablirent complètement. Les autres moururent trois ou quatre jours après le début de la maladie.

Ce fut Doug Gannett qui apprit la nouvelle au Colonel, au début, quand une communication limitée par courrier électronique était encore possible. « Tout le monde est en train de crever par là-bas, déclara-t-il. Tous les gens que j’ai pu avoir en ligne m’ont raconté la même histoire. C’est une épidémie gigantesque et on dirait qu’il n’y a pas moyen de l’arrêter. »

Le Colonel, tout en pestant intérieurement, se contenta de hocher la tête d’un air las. « Eh bien, lâcha-t-il, nous pouvons essayer de lui échapper en nous cachant. »

II convoqua tous les journaliers du ranch et annonça à ceux qui étaient logés sur place qu’ils seraient comme par le passé libres de descendre à Santa Barbara, mais qu’ils n’auraient alors plus le droit de revenir. Quant à ceux qui habitaient en ville, principalement dans le quartier mexicain, du côté est de la ville, il les informa qu’ils pouvaient choisir entre rester au ranch ou descendre retrouver leur maison et leur famille, mais que s’ils quittaient le ranch, ils ne pourraient plus y revenir.

« La même chose vaut évidemment pour vous tous », dit-il aux Carmichael rassemblés devant lui en les regardant posément à tour de rôle. « Vous sortez d’ici, vous ne rentrez plus. Pas d’exceptions.

— Et combien de temps cette règle va-t-elle rester en vigueur ? s’enquit Ronnie.

— Le temps qu’il faudra. »

La pandémie continua de faire rage jusqu’au début du mois de juillet, paralysant complètement ce qui restait de l’économie mondiale. Puis elle disparut aussi abruptement qu’elle était apparue, à croire que les êtres qui l’avaient déchaînée sur la planète étaient parvenus à la conclusion qu’elle s’était suffisamment bien acquittée de sa tâche.

Les conséquences avaient été considérables. Sur le coteau isolé et élevé où était situé le Rancho Carmichael, l’impact avait été nul, hormis la perte des journaliers qui avaient choisi de retrouver leurs familles et qui, présumait-on, avaient péri avec elles. En bas, les choses s’étaient passées tout autrement. Lorsqu’on put enfin établir un bilan, il en ressortit que près de cinquante pour cent de la population du globe avaient péri. Naturellement, le taux effectif de mortalité variait d’un pays à l’autre, selon l’état des services sanitaires et la disponibilité des soins aux convalescents ; mais aucune nation ne fut épargnée et certaines furent pratiquement rayées de la carte. Un Grand Silence d’une nouvelle sorte était tombé sur la face de la Terre, le silence du dépeuplement. Et quoique trois milliards d’êtres humains aient tant bien que mal réussi à survivre, très peu d’entre eux avaient encore la moindre envie de tenter ou même d’envisager une action hostile contre les Étrangers qui avaient conquis la Terre.

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