Toutes ces années de domination extraterrestre avaient été de bonnes années pour Karl-Heinrich Borgmann. À l’âge de seize ans, aux jours sombres et solitaires de son adolescence, il avait voulu le prestige, le pouvoir, la célébrité. Aujourd’hui, à vingt-neuf ans, il avait tout cela.
Le prestige, certainement.
Il en savait plus sur les systèmes de communication des Entités, et sans doute plus sur les Entités elles-mêmes que quiconque sur la Terre. C’était un fait largement reconnu. Tout le monde le savait à Prague, et peut-être sur la planète entière. Il était le maître-communicateur, le truchement par lequel les Entités s’adressaient aux habitants du monde. Le Maharadjah des Données. Borgmann le borgmann. Il y avait du prestige là-dedans, assurément. On était obligé de respecter quelqu’un qui avait réussi ce qu’il avait réussi, quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir de cette réussite.
Et le pouvoir. Cela, il l’avait aussi, in excelsis.
Depuis son bureau étincelant au dernier étage du majestueux immeuble au bord du fleuve qui avait jadis été le Musée des arts décoratifs de Prague, il pouvait se brancher sur le réseau des Entités en cinquante points différents dans le monde entier : lui, et lui seul, possédait le sésame, savait comment s’introduire dans leurs banques de données, comment nager dans les remous de ces flux de calculs extraterrestres. Quiconque dans le monde désirait entrer en contact avec les Entités pour quelque raison que ce soit – déposer une pétition, se mettre à leur service, leur demander des renseignements – devait passer par son bureau, son interface. L’interface Borgmann : il l’avait estampillée ainsi pour que tout le monde sache son nom.
Le pouvoir, oui. Il était, d’une certaine manière, le maître de la vie et de la mort ici-bas. Il était pratiquement le seul à comprendre que les Entités n’accordaient en général aucune attention à toutes ces pétitions, demandes et offres de service. Au-dessus de tout cela, elles planaient mystérieusement à des niveaux inaccessibles à l’entendement humain. C’était lui qui traitait les demandes les plus urgentes : il les transmettait aux Entités en vue de décisions qui ne seraient sans doute jamais prises ou, souvent, interposait ses propres décisions en supposant que les arrêts qu’il rendait étaient approximativement ceux que les Entités auraient choisi de rendre si Elles avaient daigné prêter attention à la moindre de ces demandes. C’était lui qui proposait et disposait, qui nommait, transférait, réformait, réorganisait. Il n’avait qu’à ouvrir la bouche pour faire déraciner et déplacer des secteurs entiers de la population. De gigantesques projets de travaux publics virent le jour parce qu’il croyait que les Entités en désiraient l’existence. N’était-ce pas cela le pouvoir ? Le pouvoir suprême ? N’était-il pas le vice-roi des Entités sur Terre ?
Quant à la célébrité…
Sujet délicat que celui-ci ! Il y a célébrité et célébrité. L’inventeur de l’interface Borgmann était assurément célèbre. Mais Karl-Heinrich Borgmann savait très bien que sa célébrité n’était pas totalement positive. Il était conscient que son patronyme était devenu un nom commun dans la langue populaire de tous les pays : borgmann. Et que ce mot signifiait « traître ». Ou « Judas ».
Il n’y pouvait rien, n’est-ce pas ? Il était ce qu’il était ; il avait fait ce qu’il avait fait. Il n’éprouvait aucun regret. Il n’avait pas eu de mauvaises intentions. Ouvrir l’interface entre les systèmes de calcul humains et ceux des extraterrestres n’avait été pour lui qu’un jeu intellectuel. Un test de ses compétences, qu’il avait réussi haut la main. S’il n’avait pas ouvert l’interface, un autre s’en serait chargé à sa place. Et s’il n’était jamais né, le monde ne s’en serait pas plus mal porté que maintenant. Avec ou sans Borgmann, les Entités seraient encore là et continueraient de régner à leur manière insondable et quasi aléatoire ; continueraient d’adapter et de reconfigurer la planète conquise au gré de leurs humeurs. Il s’était contenté de faciliter un peu les choses.
Il trônait donc dans ce magnifique bureau lambrissé des bois exotiques les plus rares, acheminés à grands frais depuis les forêts pluviales d’Amérique du Sud, là-haut, au sommet de cet étonnant immeuble de style pseudo-Renaissance française, entouré d’un matériel informatique de pointe conçu par lui et valant des milliards de couronnes, au milieu de la spectaculaire collection du Musée lui-même – verrerie, céramiques, argenterie, mobilier du dix-neuvième siècle –, toujours en place derrière lui dans les couloirs environnants.
Karl-Heinrich se donnait rarement la peine de contempler ces trésors, et de fait, ne savait pas grand-chose sur la plupart d’entre eux, mais ils étaient là pour son plaisir chaque fois qu’il lui prenait envie de se promener au milieu d’eux. Il avait également fait venir certains tableaux de la Galerie nationale sur la colline Hradcany : un Holbein, un Cranach et le célèbre et sensuel Suicide de Lucrèce de Simon Vouet. Son somptueux appartement modem style en terrasse, quelques rues plus loin, était décoré non moins agréablement par des pièces des collections nationales – Renoir, Gauguin, Picasso, Braque. Pourquoi pas ? Personne n’avait plus le droit d’aller au musée, puisqu’il était dans l’enceinte du château, là où se trouvait le quartier général des Entités ; et s’attendaient-Elles vraiment à ce qu’il vive entre quatre murs nus ?
Transférer les tableaux avait été l’affaire de quelques frappes au clavier. Transférer dans son lit une femme qui lui plaisait était tout aussi facile. Il suffisait d’envoyer un ordre de réquisition pour un travail quelconque. Lequel impliquait de servir dans le bureau de Karl-Heinrich Borgmann. Quand vous receviez l’ordre, vous partiez sans discuter tout en sachant très bien en quoi consistait ce « service ». Car les conséquences d’un refus risquaient d’être bien pires : un camp de travail dans l’Antarctique, nettoyer les égouts à Novossibirsk ou les latrines dans un dispensaire au fin fond de l’Afrique. Sinon, un sort tout aussi atroce attendait votre vieille mère, votre bébé, votre mari, votre chat.
Karl-Heinrich n’avait pas oublié les soirs maudits, dix, onze, douze ans plus tôt, où il errait comme une âme en peine dans les rues sombres de Prague, contemplant avec un désir insatiable les jeunes filles qui marchaient juste devant lui, celles qui étaient assises avec leurs galants dans des cafés brillamment illuminés ou debout devant leur miroir dans des appartements au troisième étage. Toutes aussi ^inaccessibles pour lui que les habitants de lointaines planètes. À l’époque.
Eh bien, il avait accès à elles à présent. Un long cortège de jeunes femmes avait défilé dans sa chambre à coucher depuis qu’il était Borgmann le borgmann. En commençant par les filles sur lesquelles il avait salivé à l’école – celles qui avaient survécu à la Pandémie : Jarmila et Magda, Eva, Jana, Jaroslava et Ludmila, l’autre Eva au visage sans relief mais à la poitrine splendide, et Osvalda, Vera, Ivana, Maria. Zuzana. à l’ardente chevelure. Bozena au tempérament de feu. Milada. Jirina. Milena. Il avait eu une longue, une très longue liste à traiter. La sublime Stepanka, hélas, était morte ; aussi réquisitionna-t-il sa sœur, Katrina. Et puis Anna, Sophia, Theresa, Josefa. L’autre Milada, la grande ; l’autre Ludmila, la petite. Et les deux Martina. Certaines vinrent avec la haine dans les yeux, d’autres avec une indifférence morose, d’autres virent dans son lit la porte des privilèges. Mais elles vinrent toutes. Elles n’avaient pas le choix.
Et aussi, bien sûr, Barbro Ekelund. L’une des toutes premières, avant même Jarmila, Magda, Eva et les autres. La Suédoise, celle pour qui il avait inventé le mythe selon lequel il avait réussi à se brancher sur les ordinateurs des Entités, bravade spontanée qui avait été pour lui le commencement de tout. Barbro aux jambes longues et minces, aux seins d’une plénitude inattendue, aux cheveux dorés, aux yeux vert océan.
« Pourquoi suis-je ici ? avait-elle demandé la première fois qu’il l’avait réquisitionnée.
— Parce que je vous aime.
— Vous ne me connaissez même pas. Nous ne nous sommes jamais rencontrés.
— Oh, mais si, mais si. C’était en août dernier, dans le Staré Mesto. Vous avez oublié.
— Août. Le Staré Mesto. » Aucune expression dans son regard. « Et une fois encore à Noël. Dans la rue. Je voulais vous payer un café, mais vous étiez trop occupée.
— Désolée. Je ne me rappelle pas.
— Non. Vous ne vous rappelez pas. Mais moi, si. Maintenant, s’il vous plaît, déshabillez-vous.
— Quoi ?
— Je vous en prie. Tout de suite. » II avait alors dix-sept ans. Il débutait. Il n’avait encore eu que quatre femmes, en comptant la première, celle qu’il avait été obligé de payer, une parfaite idiote qui puait l’ail.
« Laissez-moi partir, dit-elle. Je ne veux pas me déshabiller pour vous.
— Alors, tu vas être obligée. Regarde. » II s’approcha de son ordinateur, d’où sortit un ordre de réquisition officiel affectant Ekelund Barbro, rue Dusni, Prague, à un poste d’aide-soignante au Centre des maladies infectieuses de Bucarest, Roumanie ; cette affectation prenait effet dans trois jours. Le document semblait tout à fait authentique. Et l’était.
« Suis-je censée croire que c’est pour de vrai ?
— Tu as intérêt. Quand tu vas rentrer aujourd’hui, tu t’apercevras que ton permis de séjour à été annulé et que ton billet pour Bucarest t’attend à la gare.
— Non. Non.
— Alors, enlève tout ça, s’il te plaît. Je t’aime. Je te veux. »
Elle lui céda donc, contrainte et forcée. Leur rapport sexuel fut froid et loin d’être extraordinaire, mais il ne s’attendait guère à mieux. Ensuite, il annula l’ordre de transfert ; et comme il était encore inexpérimenté et restait sensible à une vague forme de remords, il rédigea pour elle de nouveaux ordres qui lui donnaient un an d’accès privilégié à la piscine de Modrany, un abonnement à l’opéra pour deux personnes et des tickets de rationnement supplémentaires pour elle et sa famille. Elle ne proféra que les remerciements les plus rudimentaires pour ces faveurs et ne prit pas la peine de lui cacher le frisson qui la parcourait pendant qu’elle se rhabillait.
Il la fit revenir cinq ou six fois. Mais ça ne marchait jamais très bien entre eux et Karl-Heinrich avait désormais trouvé des filles avec qui c’était vraiment bien ou qui avaient au moins le don de le lui faire croire. Il la laissa donc tranquille. De toute façon, il l’avait eue. C’était pour cela qu’il s’était livré aux Entités à l’origine – pour avoir Barbro Ekelund ; et Karl-Heinrich Borgmann avait de la suite dans les idées.
Douze ans s’étaient écoulés et c’était encore une journée d’août, ensoleillée, chaude, étouffante, même. Son écran l’informait qu’une certaine Barbro Ekelund était en bas de l’immeuble et désirait le voir pour une question personnelle qui s’annonçait d’un grand intérêt pour lui.
Était-ce possible ? Barbro elle-même ? Forcément. Combien d’autres Suédoises pouvait-il y avoir à Prague ? Et avec le même nom ?
Il n’était pas dans ses habitudes de recevoir des visiteurs, sauf les gens qu’il convoquait, et il ne l’avait certainement pas convoquée. Leur lointaines rencontres avaient été trop mornes, trop froides ; il ne se penchait pas sur elles avec affection ni nostalgie. Elle n’était rien de plus qu’un fantôme de son passé, un spectre errant. Il se pencha vers le micro de son servo et commença à donner l’ordre de la renvoyer, mais il se reprit une demi-syllabe plus tard. La curiosité le rongeait. Pourquoi ne pas la voir ? C’était là une occasion de revivre le bon vieux temps malgré tout ce qui s’était passé, de renouer avec l’artefact de son enfance malheureuse. Il n’avait rien à craindre d’elle. Son ressentiment avait dû s’éteindre après toutes ces années. Et elle était pratiquement la première des femmes qu’il ait jamais possédées : la tentation de voir à quoi elle ressemblait à présent eut raison de ses doutes.
Il ordonna au servo de la faire monter et activa les judas électroniques intégrés aux murs – juste au cas où. Rien ni personne ne pouvait pénétrer son périmètre de sécurité tant que le champ était activé. Précaution raisonnable pour un personnage dans sa situation.
Elle avait changé. Beaucoup changé.
Elle était encore belle et mince, certes ; elle avait toujours ces cheveux dorés, ces yeux vert océan. Elle était encore très grande, bien sûr, plus grande que lui. Mais sa radieuse beauté nordique avait perdu son éclat. Il y manquait quelque chose : la fraîcheur des pistes de ski, la lumière du soleil de minuit. De menues rides plissaient les coins de ses yeux, les côtés de sa bouche. Sa splendide chevelure était quelque peu ternie. C’est qu’elle avait trente ans à présent, trente et un, peut-être : encore jeune, encore très séduisante, sans aucun doute, mais ces années avaient été dures pour la plupart des gens.
« Karl-Heinrich », commença-t-elle. Sa voix était calme, neutre. Elle donnait l’impression de sourire pour de bon, même si ce sourire était distant. « Ça fait un bail, hein ? Tu t’en es très bien tiré. » D’un geste large, elle engloba le bureau lambrissé, la vue sur le fleuve, la batterie d’ordinateurs, les trésors des musées nationaux qui l’entouraient de tous côtés.
« Et toi ? dit-il plus ou moins machinalement. Comment ça se passe pour toi, Barbro ? » II ne reconnaissait plus le ton de sa propre voix, bizarrement chaleureux, comme s’ils étaient de vieux amis, comme si elle était autre chose qu’une inconnue dont il s’était cinq ou six fois servi, à son corps défendant, une douzaine d’années auparavant.
« Pas aussi bien que je le voudrais, à la vérité, dit-elle avec un petit soupir. Tu as reçu ma lettre, Karl-Heinreich ?
— Désolé. Je ne me souviens pas. » II ne lisait jamais son courrier. Jamais. Il était toujours plein de tirades venimeuses, d’exécrations, de dénonciations, de menaces.
« C’était une demande d’assistance. Quelque chose de particulier, quelque chose que toi seul peux vraiment comprendre. »
II lui fit grise mine. Il venait de se rendre compte qu’il avait commis une effroyable erreur en la laissant entrer, en recevant un quémandeur en personne. Il fallait qu’il se débarrasse d’elle.
Mais elle était déjà en train de sortir des documents, de déplier des papiers sous ses yeux. « J’ai un fils, expliqua-t-elle. Il a dix ans. Il ferait ton admiration. Il est formidable avec les ordinateurs, comme tu devais l’être à son âge. Il sait tout ce qu’il faut savoir en informatique. Il s’appelle Gustav. Regarde, j’ai sa photo. Il est beau, non ? »
II repoussa le cliché d’un geste. « Écoute, Barbro, je n’ai pas besoin de protégés, si c’est pour ça que tu es venue…
— Non. Il y a un terrible problème. Il a été transféré dans un camp de travail au Canada. L’ordre est arrivé la semaine dernière. Quelque part dans le Grand Nord, là où il fait froid tout le temps, un endroit où on abat les arbres pour les papeteries. Dis-moi, Karl-Heinrich, pourquoi les Entités auraient-Elles besoin d’expédier un gamin qui n’a pas onze ans dans un camp de bûcherons ? Ça n’a rien à voir avec l’informatique. C’est du strict travail manuel. Il va mourir là-bas. C’est sûrement une erreur.
— Il y a des erreurs, effectivement. Il y a des tas de facteurs aléatoires là-dedans. » II voyait où elle voulait en venir avec ce discours.
Il avait raison.
« Sauve-le, dit-elle. Je me rappelle comment, il y a bien longtemps, tu as rédigé des ordres de transfert pour moi et les as ensuite modifiés. Tu as tous les pouvoirs. Sauve mon enfant, je t’en supplie. S’il te plaît. Je t’en saurai gré. »
Elle le considérait d’un air affligé, le regard fixe, tous les muscles du visage rigides.
Puis elle se mit à roucouler : « Je ferai tout ce que tu voudras, Karl-Heinrich. Tu as voulu que je sois ton amante, jadis. J’avais alors gardé mes distances, je ne voulais pas me permettre de te faire plaisir, mais je veux bien l’être maintenant. Je serai ton esclave. Je te baiserai les pieds. Je me prêterai à tout ce que tu exigeras de moi. Aux actes les plus intimes, à tous tes désirs, quels qu’ils soient. Je serai à toi tant que tu le voudras. Mais sauve mon fils, je t’en supplie. Tu es le seul qui puisse le faire. »
En cette moite journée d’été, elle portait un corsage blanc sur une courte jupe bleue. Tout en parlant, elle se déboutonnait, jetant par terre un vêtement après l’autre. Les lourdes et pâles éminences de ses seins s’offrirent au regard, luisantes de transpiration. Ses narines se dilatèrent ; ses lèvres se retroussèrent en ce qui se voulait apparemment un sourire avide et enjôleur.
Je serai ton esclave. Le fantasme même qu’il avait caressé tant d’années auparavant ! Comment pouvait-elle savoir ?
Il commençait à avoir mal à la tête. Sauve mon fils. Je t’en supplie. Je serai ton esclave.
Karl-Heinrich ne voulait pas – ne voulait plus – que Barbro Ekelund soit son esclave. Il n’avait plus du tout envie de Barbro Ekelund. Il l’avait désirée longtemps auparavant, certes, désespérément, quand il avait seize ans, il l’avait eue – plus ou moins -et voilà ; elle n’était plus que de l’histoire ancienne, une pièce d’archivé dans sa mémoire et rien d’autre. Il n’avait plus seize ans. Il n’avait aucune envie de relations durables. Nul besoin de retrouvailles sentimentales avec des figures de son passé. Il.se contentait de convoquer des femmes presque au hasard, via son ordinateur, et jamais deux fois la même ; il les faisait venir pour sa brève satisfaction, puis elles disparaissaient à jamais de son existence.
Tous les ennuyeux attachements humains, les vrilles tenaces de la dépendance ou d’il ne savait trop quoi, tout ce qu’impliquait n’importe quel rapport personnel authentique, il avait toute sa vie essayé de les éviter, s’était maintenu très au-dessus des vicissitudes du commun des mortels comme la première Entité venue. Et pourtant, de temps à autre, il se retrouvait piégé : ici on voulait une faveur, là, on lui offrait une sorte de compensation – comme s’il en avait besoin ! Des gens qui faisaient semblant d’être ses amis, ses amantes. Il n’avait pas d’amis. Il n’aimait personne. Il savait que personne ne l’aimait. Il s’en satisfaisait. Tout ce dont Karl-Heinrich Borgmann avait besoin, il n’avait qu’à tendre la main pour l’obtenir.
Quand même, songea-t-il. Sois magnanime pour une fois. Cette femme a compté pour toi pendant quelques mois, il y a bien longtemps. Donne-lui ce qu’elle veut, fais le nécessaire pour sauver son fils et dis-lui de se rhabiller et de décamper.
Elle était nue à présent. Elle se tortillait devant lui, provocante, s’offrant à lui d’une manière qui aurait fait ses délices des années plus tôt mais qu’il trouvait maintenant carrément absurde. Et d’un moment à l’autre, elle allait entrer dans le périmètre de sécurité. « Attention, dit-il. La zone autour de mon bureau est sous surveillance. Si tu t’approches encore, tu vas déclencher l’écran de protection. La décharge va t’assommer. »
Trop tard.
« Oh ! » Un petit cri d’oiseau. Elle leva les bras en l’air et partit en arrière en tournant sur elle-même.
Elle avait touché le champ de protection, semblait-il, du moins sa lisière, et avait reçu une secousse. Elle s’écarta d’une manière spectaculaire. Karl-Heinrich la regarda tituber, chanceler, s’effondrer et rouler sur le plancher, atterrissant lourdement – boum ! – au beau milieu de la pièce. Elle se mit immédiatement en boule, la tête rétractée en une masse sanglotante, labourant du front le vénérable tapis persan emprunté au musée. C’était la première fois que Karl-Heinrich voyait quelqu’un heurter le champ. L’effet en était plus puissant que prévu. Consterné, il la vit entrer dans une crise d’hystérie, tout le corps secoué de convulsions, le souffle haché de hoquets incontrôlables. C’était gênant ; gênant et un peu triste aussi. Qu’elle souffre à ce point.
Il se demanda ce qu’il devait faire. Il s’arrêta au-dessus d’elle et contempla sa forme nue et tressautante, la voyant à présent comme il l’avait vue par l’œil de son espion électronique bien des années auparavant : captivé par les fesses blanches et charnues, le dos pâle et élancé, le pointillé délicat de sa colonne vertébrale.
Malgré toute son indifférence passée, une surprenante onde de désir se mit à poindre en lui, même au milieu des souffrances de sa victime. À cause d’elles, peut-être. De sa vulnérabilité, de sa détresse, de son état lamentable ; mais aussi à cause de cette croupe lisse et ferme qui se soulevait, des jambes adorablement minces qui se repliaient sous elle. Il s’agenouilla et posa une main délicate sur son épaule. Sa peau était brûlante, comme si elle avait la fièvre.
« Ecoute, ça ne pose vraiment pas de problème, dit-il doucement. Je vais te rendre ton fils, Barbro. Ne te mets pas dans des états pareils. S’il te plaît. »
Elle gémissait. C’était presque comme une attaque. Il savait qu’il allait lui falloir demander de l’aide.
Elle essayait de dire quelque chose. Il n’arrivait pas à distinguer les mots et se pencha encore plus près. Les longs bras étaient largement écartés, la main gauche martelait le plancher sous l’effet de la douleur, l’autre griffait le vide de ses doigts frémissants. Puis, brusquement, elle roula sur elle-même pour lui faire face, et, arrivé comme par magie – matérialisé à partir du néant, tiré de la pile des vêtements qu’elle venait de quitter ? –, il y avait un couteau en céramique dans cette main tendue. Parfaitement calme et maîtresse de son équilibre, elle se redressa dans un mouvement fluide et, avec une force surprenante, enfonça profondément la lame dans son bas-ventre.
La tira vers le haut. Lui fit trancher ses organes internes en un élan irrésistible jusqu’à ce qu’elle vienne se bloquer sur sa cage thoracique.
Il grogna et crispa ses deux mains sur la blessure béante. Il pouvait à peine la couvrir avec ses dix doigts tendus. Fait surprenant, il n’y avait pas encore de douleur, juste une vague sensation de choc. Elle se dégagea d’une simple pirouette et bondit sur ses pieds, le dominant telle une Furie nue et justicière.
« Je n’ai pas de fils », dit-elle d’un ton revanchard en mordant dans ses mots, tandis que la vue de Karl-Heinrich commençait à se troubler.
Il hocha la tête. Un geyser de sang jaillissait de sa personne, inondant le tapis d’Orient. Il tenta de dire au servo d’envoyer des secours mais se trouva incapable d’émettre le moindre son. Sa bouche s’ouvrait et se fermait, s’ouvrait et se fermait dans un silence ouaté. À quoi bon appeler au secours, de toute façon ? Il se sentait déjà mourir. Sa force l’abandonnait à chaque nouvelle giclée. Sa vue se troublait, ses organes internes cessaient de fonctionner. Il était fichu, il mourait à vingt-neuf ans. Il fut surpris de constater à quel point cela le laissait indifférent. Peut-être était-ce toujours ainsi quand on mourait. Ils avaient donc fini par le rattraper. Bizarre que ce soit elle. Ou pas bizarre du tout. « Je rêve de ça depuis douzé ans, dit la jolie meurtrière. Comme tout le monde. Quelle joie de te voir comme ça, borgmann. » Et elle répéta le mot en le faisant sonner comme l’insulte qu’il était devenu : « Borgmann. »
Oui. Bien sûr. C’était borgmann, sans majuscule.
Elle l’avait tué, assurément.
Mais il y avait tout de même une consolation, songea-t-il. Il mourait célèbre. Son propre patronyme faisait désormais partie de la langue, il le savait ; il serra amoureusement cet acquis contre lui tandis que la vie le quittait. Il serait mort dans quelques instants, mais son nom – ah ! son nom – deviendrait immortel, défilerait à jamais dans l’histoire humaine. Borgmann… borgmann… borgmann.
Le bébé était une fille. Steve et Lisa l’appelèrent Sabrina Amanda Gannett. Au ranch, tout le monde vint l’admirer et faire des oh ! des ah ! et des guili-guili ! conformément aux normes culturelles en vigueur.
N’empêche qu’il y avait eu énormément de confusion et de tumulte avant que les choses en arrivent là.
Pour commencer, Steve avait eu à résoudre la question délicate des activités collaborationnistes dans la famille de Lisa. Pour son oncle Ron, ce n’était pas compliqué.
« Tu la plaques, mon petit, voilà tout. Les Carmichael ne vont pas frayer avec des quislings. C’est exclu. Et ne prends pas cette expression de chien battu, mon pote. Avec toutes les tranches de cul que tu peux te payer en Californie, pourquoi fallait-il que tu nous ramènes une quisling ? »
Mais ça, c’était Ron, un beau gaillard relax et facile à vivre qui, au fil des années, avait eu un nombre incalculable de petites amies – des douzaines, des centaines, peut-être – et au moins deux épouses pour faire bon poids, avant de rencontrer Peggy et de décider de s’acheter une conduite. Pour lui, c’était facile de dire : tu la plaques. Qu’est-ce qu’un individu doté d’autant de charme et de magnétisme pouvait vraiment comprendre à ce pauvre Steve Gannett au teint terreux, qui ne savait pas rentrer ses pans de chemise et dont toute la vie sexuelle jusqu’à l’arrivée de Lisa avait consisté à servir de godemiché vivant à son impitoyable cousine Jill ? Ron croyait-il qu’il lui serait si facile de remettre Lisa en circulation et de se trouver une autre petite amie comme ça, dans la demi-heure suivante ?
En plus, il aimait Lisa. Elle comptait pour lui comme personne avant elle. Il vivait pour leurs rencontres, leurs excursions au Parc de Point Mugu, leurs délicieux et torrides corps à corps sur le tapis de feuilles mortes à l’ombre des chênes. Il ne pouvait imaginer la vie sans elle. Il ne voyait pas non plus comment il pourrait se résoudre à la mettre au rancart comme Jill l’avait mis lui au rancart.
Oui, mais comment allait-il se dépêtrer de tout ça ?
« II faut que je te voie, la prévint-il deux jours après leur visite au chantier de Topanga Canyon Boulevard. Tout de suite. C’est essentiel. » Mais il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il allait lui dire.
Il fonça aveuglément vers le sud sur la voie express littorale défoncée, ignorant les nids de poules, fissures, décrochements, affaissements, bombements et autres menus obstacles. Lorsqu’il arriva à la mission San Buenaventura, Lisa l’attendait dans sa voiture devant l’édifice. Elle lui sourit tendrement lorsqu’il s’approcha, comme si c’était un de leurs rendez-vous habituels, alors que leur dernière rencontre était si récente qu’elle aurait dû se douter de quelque chose. Ce sourire réjoui et optimiste n’arrangeait rien, au contraire. Elle ouvrit la portière côté passager et il se glissa sur le siège à côté d’elle, mais lorsqu’elle s’apprêta à mettre le contact, il lui saisit le poignet.
« Non, on ne va pas au parc. On reste ici et on parle, d’ac ? »
Elle avait l’air inquiète. « II y a un problème ?
— Un gros problème », dit-il, laissant les mots sortir de sa bouche sans prendre le temps de les former dans son esprit. « J’ai réfléchi un peu, Lisa. À la manière dont nous avons passé le contrôle, entre autres. Au fait que tu avais comme par hasard le mot de passe alors que presque toutes les autorisations d’accès ont été annulées par le LACON. » C’était à peine s’il pouvait supporter de la regarder en face. Il fallait qu’il se force. Malgré tout, son regard ne cessait de se détacher de ses yeux pour se poser sur sa joue ou son menton. Il fut surpris de constater qu’elle restait très calme, qu’elle le regardait sans ciller, même lorsqu’il laissa échapper une nouvelle rafale verbale. « Lisa, tu ne pouvais pas avoir ce mot de passe à moins d’être une quisling, n’est-ce pas ? Ou d’en connaître un ?
— “Quisling” est un vilain mot.
— Alors, disons “collaborateur”. C’est mieux ? » Elle haussa les épaules. Toujours étrangement calme, malgré le rouge qui commençait à lui monter aux joues. « Mon père travaille pour la compagnie des téléphones, mes frères aussi, et moi aussi. Tu le sais.
— Et vous faites quoi ?
— Tu le sais aussi. De la programmation.
— Et la compagnie des téléphones, quels sont ses rapports avec le LACON ?
— Le LACON contrôle tous les réseaux de communications dans le bassin de Los Angeles et sa périphérie, de Long Beach à Ventura. Tu devrais sûrement le savoir.
— Donc quelqu’un qui travaille pour la compagnie des téléphones de ce comté travaille en réalité pour le LACON, c’est bien ça ?
— Oui, en quelque sorte.
— Et par conséquent, dit Steve avec l’impression de se jeter du haut d’une falaise, si le LACON est le prolongement administratif humain des puissances d’occupation extraterrestres, et si toi et ta famille travaillez pour le LACON, on peut tous vous considérez comme des quis… comme des collaborateurs. Pas vrai ?
— Pourquoi tu me cuisines comme ça, Steve ? » Elle prononça ces mots sans indignation. Elle se contentait de lui souffler la prochaine réplique. À croire qu’elle s’attendait à subir tôt ou tard cet interrogatoire.
« II faut que je sache toutes ces choses.
— Et voilà, tu les connais à présent. Comme des milliers et des milliers d’autres gens, les membres de ma famille gagnent leur vie en fournissant des services aux êtres qui se trouvent diriger notre planète. Je ne vois rien de mal à ça, vraiment. C’est notre boulot, c’est tout. Si nous ne le faisions pas, quelqu’un d’autre le ferait à notre place et les Entités seraient encore là, seulement ma famille et moi-même aurions beaucoup plus de mal à joindre les deux bouts. Si ça te dérange, il faudrait que tu le dises maintenant.
— Ça me dérange. Je suis dans la Résistance.
— Je le sais, Steve.
— Ah bon ?
— Tu fais partie de la famille Carmichael. Ta mère est la fille du vieux colonel Carmichael. Vous habitez en haut de la montagne derrière Santa Barbara. »
II cligna des yeux, stupéfait. « Comment tu sais tout ça ?
— Tu crois que tu es le seul à savoir identifier l’origine d’une communication ? Je travaille pour la compagnie des téléphones, ne l’oublie pas.
— Alors, tu as toujours été au courant, dit-il, médusé. Tu savais dès le début que j’étais dans la Résistance, et ça ne t’a pas gênée, alors même que tu es une qu…
— Ne redis jamais ce mot.
— Quelqu’un qui est disposé à travailler pour les Entités.
— Quelqu’un qui ne voit nulle part de meilleure solution, Steve. Elles sont là depuis combien de temps, déjà ? Quinze ans ? À quoi ta Résistance a abouti pendant tout ce temps ? À beaucoup de bavardages, c’est tout. N’empêche que les Entités contrôlent à présent la situation aussi bien que le jour où Elles ont coupé l’électricité partout, et qu’Elles ont accaparé tous les autres aspects de notre vie.
— Avec l’aide de gens comme…
— Et alors ? Y a-t-il une autre voie ? Elles sont là. Elles s’occupent de tout. Nous leur appartenons. On ne va pas les virer à coups de pied au cul, jamais. C’est une réalité qui s’impose à nous. Tout ce qu’il nous reste à faire, c’est continuer à mener notre vie, à faire notre travail, quel qu’il soit. »
Elle le regardait bien en face, sans compromis, le forçant à accoucher de ce qu’il était venu lui dire en descendant ce jour à Ventura. Mais lorsqu’il s’était mis en route ce matin-là, il ne le savait pas encore.
Soudain, ce fut là. Il laissa les mots tomber de ses lèvres comme une sentence de mort.
« On ne peut plus continuer à se voir, Lisa. C’est tout. Ta famille et la mienne sont carrément incompatibles. Nous travaillons à renverser les Entités et vous travaillez à leur faciliter la tâche. »
Elle soutint son regard brûlant sans ciller. « Et pourquoi ça devrait faire des problèmes ?
— Ça en fait. Et comment. Nous avons des traditions dans la familles, et on ne rigole pas avec. Il faudrait que tu voies mon grand-père, le Colonel. Il est peut-être un peu gâteux, mais il a des éclairs de lucidité quand il redevient l’homme qu’il était jadis, et là, il fait des discours splendides sur l’indépendance, la liberté et la nécessité de ne jamais oublier ce que nous étions avant l’arrivée des Entités.
— Je suis d’accord sur ce point. Je pense qu’il est important de se rappeler à quoi ressemblait la liberté.
— Mais lui croit ce qu’il dit.
— Moi aussi. Mais nous ne pouvons rien y faire. Nous ne pouvons pas inverser le cours du temps. Les Entités possèdent le monde et rien de ce que nous ferons n’y changera quoi que ce soit. »
Ils tournaient en rond. Il eut l’impression de se couper en deux.
« Ça ne sert à rien de discuter de tout ça, dit-il. Tout ce que je sais, c’est que je ne vois pas comment on peut continuer toi et moi, avec ta famille qui collabore et la mienne qui résiste. Il ne pourrait même pas y avoir de contact entre les deux familles. Comment pourrions-nous avoir une vie commune dans ces conditions ?
— Je n’en sais rien. Mais il y a une chose qu’il faut que je te dise, Steve…
— Oh, bon Dieu, Lisa ! T’es pas… »
Enceinte, si. La vieille histoire des Capulet et des Montaigu, avec une petite modification dévastatrice.
L’assurance de Lisa commença à se désintégrer, celle de Steve aussi, toute modérée qu’elle était. Elle se mit à pleurer. Il attira sa tête contre sa poitrine, se mit à pleurer lui aussi, et songea, éberlué, à l’enfant aux yeux bruns qui s’épanouissait en son sein et à l’improbabilité qu’un connard aussi nul que lui ait pu procréer pour de bon ; et il ne doutait plus : il aimait cette femme, avait l’intention de l’épouser et de rester à ses côtés quoi qu’il arrive.
Mais ce ne fut pas une mince affaire. Il rentra au ranch, prit Ron à part et l’informa de cette toute dernière péripétie. Ron, pensif, sombre et plus du tout désinvolte, lui dit de ne pas bouger et sortit pour parler avec sa sœur Rosalie. Laquelle, au bout d’un moment, appela Steve et l’interrogea minutieusement sur l’intégralité de sa relation avec Lisa, moins sur la partie sexuelle que sur la partie affective, ses sentiments, ses intentions.
Il s’émerveilla de la franchise, de la droiture, du caractère décidément adulte de ses propres réactions. Pas de réponses confuses ni de louvoiements, pas de valse-hésitation. Il dit à sa mère, sans ambages, qu’il aimait Lisa. Qu’il était formidablement heureux d’apprendre qu’il allait avoir un enfant. Qu’il n’avait aucune intention d’abandonner la jeune femme.
« Tu resteras avec elle même si tu es obligé de quitter le ranch ?
— Pourquoi je me laisserais influencer par ça ? » Elle parut étrangement satisfaite de l’entendre parler ainsi. Puis elle observa un long silence. Son visage s’attrista. « Tu nous as mis dans de beaux draps, Steve. Dans de beaux draps ! »
Toute la semaine, il y eut des réunions de famille où l’on parlait à mi-voix. Sa mère et ses deux frères, autrement dit ses oncles ; ce trio et son père ; Steve et Ron encore une fois, avec Anse, avec sa mère, avec Paul, avec Peggy. Il sentait que Ron, qui lui avait enjoint d’une manière si brutale et si intransigeante de se débarrasser de Lisa, adoptait une position plus compréhensive, peut-être sous l’influence de Peggy ; que sa mère ne savait que penser du problème, même si elle était plutôt de son côté ; qu’Anse semblait surtout furieux d’être dérangé par une affaire aussi compliquée. Pendant ce temps, Steve n’eut pas le droit de s’impliquer dans quelque procédure de communication que ce soit pour le compte de la Résistance. En fait, il n’avait pas le droit de s’approcher d’un ordinateur. Ce qui l’empêchait de communiquer avec Lisa. Pour plus de sûreté, son père introduisit une instruction de verrouillage dans le système d’exploitation pour lui interdire tout accès audit système ; et Steve, malgré toute sa compétence, savait qu’il n’arriverait pas à annuler une instruction élaborée par Doug. Irait-il seulement s’y risquer, vu la situation ?
Il se demanda ce qui se passait dans la tête de Lisa. Lorsqu’ils s’étaient séparés à Ventura, il lui avait promis qu’il essaierait de trouver un arrangement avec sa famille. Mais lequel au juste ?
Ce fut la plus longue semaine de sa vie. Il la passa à parcourir le flanc de la colline, restant de longues heures assis sur l’affleurement rocheux où Jill l’avait jadis suivi et s’était servie de lui. Un millions d’années plus tôt, lui semblait-il. Jill ne lui accordait plus aucune attention, ou presque. Si elle avait la moindre idée du pétrin dans lequel il se trouvait, elle ne le lui laissait pas voir, même s’il l’avait entendue rire sous cape avec ses frères Charlie et Mike, sûr que c’était de lui et de sa situation qu’ils riaient.
Finalement Ron vint le trouver et lui dit : « Le Colonel veut te parler. »
Le Colonel n’était plus qu’un frêle vieillard. Très maigre, ses mains affectées d’un tremblement, il s’aidait d’une canne pour se déplacer. Mais il ne se déplaçait pas souvent ; il passait désormais le plus clair de son temps tranquillement assis dans son fauteuil au bord du patio, à contempler la vallée, drapé dans une robe de chambre sauf les jours de grande chaleur.
« Colonel ? » dit Steve.
Il attendit, debout devant lui.
Le regard du Colonel, au moins, n’avait rien perdu de sa force. Il examina son petit fils pendant une intolérable minute, le fixant sans discontinuer tandis que Steve se tenait aussi droit que possible et attendait. Attendait.
Enfin, le Colonel parla. « Eh bien, mon garçon. Est-il vrai que tu vas nous vendre aux Entités ? »
La question était monstrueuse, mais il y avait dans les yeux du Colonel quelque chose qui lui disait qu’il ne fallait pas la prendre trop au sérieux. Du moins l’espérait-il.
« Non, mon colonel. Ce n’est absolument pas vrai, et j’espère que personne ne vous a dit quoi que ce soit de la sorte.
— C’est tout de même une quisling, non ? Elle et toute sa famille.
— Oui, mon colonel.
— Tu le savais quand tu as commencé à la fréquenter ?
— Non, mon colonel. Je ne m’étais même pas posé la question. Je ne me suis rendu compte de rien, jusqu’au jour où elle nous a permis de franchir un contrôle du LACON avec un mot de passe qu’elle n’aurait pas dû détenir.
— Ah. Mais elle savait depuis le début que tu étais un Carmichael ?
— Manifestement, oui.
— Et crois-tu elle t’ait fréquenté dans le but d’infiltrer le ranch et de nous livrer aux Entités ?
— Non, mon colonel. Absolument pas. Le fait que le ranch soit un quartier général de la Résistance n’est pas vraiment un secret, mon colonel. Je crois que même les Entités doivent s’en douter. En tout cas, Lisa n’a jamais rien dit qui puisse me laisser soupçonner qu’elle ait des intentions si noires.
— Ah. Alors, ce qui s’est passé entre vous n’était qu’une petite aventure romantique et innocente ? »
Steve rougit. « Pas si innocente que ça, mon colonel, je dois l’avouer. »
Le Colonel eut un petit rire de gorge. « C’est bien ce qu’on m’a laissé entendre. Le bébé est pour quand ? »
— Dans six mois environ.
— Et après ?
— Que voulez-vous dire, mon colonel ?
— Je veux dire : est-ce qu’à ce moment-là tu quitteras le ranch pour vivre avec elle, ou sommes-nous censés la prendre ici avec nous ? »
Décontenancé, Steve lâcha : « Je ne sais pas au juste, mon colonel. C’est à la famille de décider, pas à moi.
— Et si la famille te dit que tu dois abandonner la femme et l’enfant et ne jamais les revoir ? »
Les yeux bleus du vieillard foraient férocement les siens.
Au bout d’un moment de silence, Steve déclara : « Je ne crois pas que je serai d’accord avec ça, mon colonel.
— Tu l’aimes à ce point ?
— Oui, je l’aime. Et je me sens responsable par rapport à l’enfant.
— Sans aucun doute. Au point d’être prêt à aller vivre au milieu des quislings si nécessaire, hein ? Mais tu crois qu’ils t’accepteraient, en sachant que tu es un agent de la Résistance ? »
Steve s’humecta les lèvres. « Et si nous prenions Lisa avec nous.
— Pour qu’elle nous espionne, c’est ça ?
— Ce n’est pas du tout ce que je veux dire. De son point de vue, travailler pour les Entités, c’est un boulot comme un autre ; ce n’est pas du tout travailler pour les Entités, mais seulement pour la compagnie des téléphones, qui se trouve dépendre du LACON, qui est évidemment l’administration fantoche de L.A. Elle n’a pas l’impression d’avoir fait un choix idéologique. Elle n’aime pas plus que nous la présence des Entités sur la Terre. Simplement, elle ne voit pas ce que nous pourrions faire contre, alors elle fait son boulot et ferme les yeux sur le reste. Si elle venait ici, elle n’aurait plus aucun contact avec l’autre bord.
— Y compris son père ? Ses frères ?
— Je suppose qu’elle leur parlerait, qu’elle irait les voir quelquefois, peut-être. Mais il n’y a absolument pas de raison qu’elle fasse la moindre révélation sur ce qui se passe au ranch, ni à eux ni à personne.
— Si j’ai bien compris, tu nous demandes – entiché d’elle comme tu l’es, aveuglé par l’amour – d’accepter une espionne parmi nous uniquement parce que tu as réussi à la mettre enceinte. C’est bien ça ? »
Steve eut soudain l’impression d’avoir été manipulé depuis le début de l’entretien. Il lui semblait que le Colonel, même s’il se montrait globalement bienveillant, voulait surtout le mettre à l’épreuve et essayer de voir comment il réagissait sous pression. Il adoptait une position, puis une autre, tantôt sympathique, tantôt hostile, le touchait sur un point sensible, puis sur un autre, émettait des suppositions sinistres, des hypothèses accablantes et examinait le problème sous tous les angles. Mais manifestement, le vieil homme avait déjà pris sa décision, et pas en sa faveur. Comment pouvait-il permettre à une fille de quislings de s’installer au ranch ?
Steve comprit qu’il ne servirait plus à rien d’user de diplomatie.
Il prit sa respiration et dit : « Non, mon colonel, vous n’avez rien compris. Je suis peut-être entiché d’elle, mais je crois la connaître assez bien et je ne pense pas qu’elle puisse constituer le moindre danger pour nous. Je vous demande de l’accepter ici parce qu’elle va mettre au monde le prochain membre de la famille et que sa place est ici ; parce que la mienne est ici et que je veux que ma femme et mon enfant soient ici avec moi. Si leur place n’est pas ici, la mienne non plus. Et je suis prêt à quitter le ranch pour toujours si c’est ce que je suis obligé de faire. »
Le Colonel ne répondit pas. Son visage était dénué d’expression, indéchiffrable. Comme si Steve ne lui avait pas parlé du tout.
Ce silence se prolongea intolérablement. Steve se demanda s’il n’était pas allé trop loin, s’il n’avait pas offensé l’austère vieux soldat avec sa franchise et compromis irrémédiablement ses chances de succès. Puis il commença à se demander si le vieillard ne s’était pas tout simplement endormi les yeux ouverts.
« Bon », dit enfin le Colonel, dont le visage s’anima jusqu’à laisser apparaître comme un pétillement au fond de ses yeux austères et froids. « S’il en est ainsi, vois-tu un inconvénient à ce que je lui fasse rencontrer Ron, histoire d’avoir une sorte d’évaluation de sa personnalité avant que nous ne prenions une décision finale sur son installation ici ? »
Steve en fut suffoqué. « Vous allez la laissez venir au ranch, alors ?
— Si Ron estime que nous le devons, oui. Je suis d’accord.
— Oh, mon colonel ! Mon colonel, comment puis-je…
— Du calme, mon garçon. Rien n’est encore décidé, tu sais.
— Mais ça va marcher. Je le sais. Ron va voir du premier coup quelle genre de personne elle est. Il va l’adorer. Et vous tous aussi… Et je veux tout de suite vous dire, grand-père, que si l’enfant est un garçon, il portera votre nom. Il y aura un Anson de plus au ranch : Anson Gannett, cette fois-ci. Anson Carmichael Gannett. Vous avez ma promesse, grand-père. »
Mais ce fut une fille qui naquit. Sabrina Amanda Gannett, donc, en l’honneur de la mère et de la grand-mère de Lisa. L’enfant suivant fut aussi une fille, qu’ils baptisèrent Irène, du nom de l’épouse depuis longtemps disparue du Colonel, la grand-mère que Steve n’avait jamais connue. Quant à Anson Carmichael Gannett, il attendit encore trois ans pour venir au monde, et cela, par une remarquable coïncidence, le jour du quatre-vingt troisième anniversaire du Colonel, qui tombait la vingt et unième année après la Conquête.
« Tu vas être le plus grand génie de l’informatique de tous les temps », dit Steve au nouveau-né qui reposait, âgé de deux heures, tout rouge et gargouillant dans les bras de sa mère épuisée. « Et un brillant héros de la Résistance, en plus. »
Ces prophéties devaient se révéler à peu près correctes. Mais pas exactement dans le sens que Steve avait prévu.
« Vise-moi un peu ce putain d’engin, Ken ! dit Richie Burke. C’est pas la plus fantastique saloperie qu’on ait inventée ? »
Ils se trouvaient dans ce qui avait été la salle à manger principale du défunt restaurant. C’était le début de l’après-midi. Aïcha était sortie, Khalid ne savait pas dans quel but. Son père maniait ce qui rappelait un peu une carabine, ou peut-être un fusil d’assaut ultra-profilé, mais l’engin ne ressemblait à aucune arme à feu qu’il ait déjà vue. C’était un tube métallique bleu-verdâtre, long et mince, avec une embouchure évasée, ce qui aurait pu être une hausse télescopique montée au milieu du canon et une bizarre sorte de détente informatisée intégrée à la crosse. Une pièce unique, faite sur mesure, l’orgueil et la joie de quelque petit inventeur.
« C’est une arme, pas vrai ?
— Une arme ? Une arme ? Si c’est pas ça, bordel, c’est quoi à ton avis, mon gars ? C’est un putain de flingue à tirer les Entités ! Que j’ai confisqué aujourd’hui dans un repaire de conspirateurs du côté de Warminster. Toute la bande est sous les verrous à l’heure qu’il est – grand merci ! – et moi j’ai ramené la Pièce à Conviction numéro 1 pour la mettre à l’abri. Mate un peu, mon pote. T’as déjà vu un truc aussi diabolique ? »
Khalid comprit que Richie allait le laisser manipuler l’arme pour de bon. Il la prit avec des précautions infinies, la laissant reposer sur ses paumes ouvertes. Le canon était froid et très lisse, l’arme plus légère qu’il ne l’aurait cru.
« Et comment ça marche ?
— Tu le prends. Et tu vises, là, le long du canon. Tu sais comment on fait. C’est comme avec un fusil à lunette normal. »
Khalid épaula, visa la cheminée. Scruta la mire.
Quelques centimètres carrés de l’âtre étaient visibles dans le réticule, avec un grand luxe de détails. Un grossissement remarquable allié à une optique de première qualité, donc. Il suffirait de toucher le bouton ad hoc et la moitié de la maison serait pulvérisée, n’est-ce pas ? Khalid effleura la crosse de la main.
« Y a un cran de sécurité, dit Richie. Le petit bouton rouge, là. Oui, ça. Fais gaffe à pas le toucher sans faire exprès. Ce que t’as dans la pogne, mon petit, c’est rien moins qu’un lance-grenades à réaction. Un lance-bombes, pratiquement. T’y croirais pas, tellement c’est rachdingue, mais ça te balance un mignon projectile qui explose avec une force incroyable et fait des dégâts extraordinaires. Ex-tra-or-di-naires. Je le sais parce que j’ai essayé. C’est dément, le carnage que ce machin peut faire.
— Il est chargé ?
— Oh, que si, tu peux parier ton petit cul basané que si ! Chargé et prêt à tirer ! Une machine à tuer les Entités du tonnerre de Dieu, le produit de mois et de mois de travail passionné d’une petite bande de desperados super doués pour la mécanique de précision. Mais cons comme les autres, avec toute leur science… Hé, petit, donne-moi ce truc avant que tu nous le fasses péter sous le nez. »
Khalid lui rendit l’arme. « Pas si cons que ça. Ça a l’air très bien fait.
— J’ai bien dit qu’ils étaient doués, non ? C’est un fichu triomphe de la miniaturisation, ce lance-missiles de poche. Mais de là à s’imaginer qu’ils pouvaient bousiller une Entité ! Comme si personne n’avait jamais essayé. C’est impossible, Ken, mon petit. Personne y est jamais arrivé, et personne y arrivera jamais. »
Incapable de détacher ses yeux de l’arme, Khalid demanda obligeamment : « Et pourquoi donc, monsieur ?
— Parce qu’Elles sont indestructibles, bordel !
— Même avec un truc comme ça ? Vous avez parlé de “force incroyable” et de “dégâts extraordinaires”, monsieur.
— Ça bousillerait bien une Entité, pour sûr, à condition qu’on puisse faire un carton dessus. Toute l’affaire, mon petit bonhomme, c’est d’arriver à tirer ! Et ça, c’est impossible. T’es en train de viser, et les autres sont déjà en train de détecter à la source tes putains de mauvaises intentions. C’est comme ça qu’Elles font, Elles lisent dans ton esprit comme dans un bouquin. Elles captent toutes tes méchantes petites pensées hostiles, quoi. Et puis -bang ! – Elles te foutent la Pression dessus, et t’es bon, pif, paf pouf ! Y a au moins quatre cas de connus. Des attentats manques. Les types avaient essayé de tirer sur une Entité qui passait par là. On a trouvé les corps et les armes balancés comme des ordures au bord de la route. »
Richie promena ses mains sur l’arme, la caressant presque amoureusement.
« Le flingue que tu vois là, il a une portée pas ordinaire, un système de visée super, et il peut toucher sa cible à une distance considérable. Mais je suis sûr que ça serait pas suffisant. Les autres peuvent faire leur numéro de télépathie à trois cents mètres de distance. Cinq cents, si ça se trouve. Ou même un kilomètre, qui sait ? N’empêche que c’est une putain de bonne chose qu’on ait démantelé ce réseau cette fois-ci. Au cas où ils auraient réussi leur coup.
— Ça irait mal pour nous si une Entité se faisait tuer, n’est-ce pas ?
— Ça irait mal, tu dis ? s’esclaffa Richie. Putain, ce serait une catastrophe épouvantable. Tu sais ce qu’Elles ont fait la seule et unique fois où quelqu’un a réussi à les amocher un peu ? Merde, tu peux pas le savoir. C’était à peu près au moment où tu venais de naître. Des enculés de Ricains complètement givrés ont lancé une attaque laser depuis l’espace sur un Q.G. des Entités. Peut-être qu’ils ont en tué deux ou trois, peut-être que non ; en tout cas, les Entités nous ont rendu la monnaie de la pièce en lâchant dans la nature une épidémie qui a pratiquement liquidé la moitié de la population mondiale. Rien qu’ici, à Salisbury, les gens tombaient comme des mouches. J’ai attrapé le truc moi aussi. J’ai cru que j’allais y passer. Putain, j’espérais même que j’allais crever, tellement j’étais atteint. Alors je me suis levé de mon lit de douleur et j’ai repoussé le mal. Mais on veut pas risquer de ramasser encore une épidémie sur la tronche, pas vrai ? Ou n’importe quelle punition dégueulasse que les Entités voudront nous infliger. Parce qu’Elles s’en priveront pas. Une chose est sûre, et ça depuis le début, c’est que nos patrons ont pas l’intention de se laisser emmerder par nous, mon pote. À la première petite connerie isolée, attention au retour de flamme. »
II traversa la pièce et ouvrit la porte du placard qui avait contenu la maigre réserve de vins du Khan’s Mogul Palace à l’époque lointaine ou l’édifice était un restaurant autorisé à servir de l’alcool. Richie y rangea l’arme et dit : « C’est là que ce bijou va passer la nuit. Pas un mot là-dessus quand Aïcha sera rentrée. Arch va sans doute se pointer ce soir, et t’en parleras pas devant lui non plus. Ça, c’est du secret défense, tu piges ? Si je te le montre, c’est parce que je t’aime bien et que je veux que tu saches que ton père vient de sauver le monde d’une terrible catastrophe, mais je veux pas que la moindre miette de ce que j’ai partagé avec toi aujourd’hui arrive aux oreilles d’un autre être humain. Ou inhumain, en l’occurrence. C’est clair, mon bonhomme ? Bien clair ?
— Je ne dirai rien », confirma Khalid.
Et il tint parole. Mais n’en pensa pas moins.
Tout au long de la soirée, tandis qu’Arch et Richie dégustaient méthodiquement la toute dernière bouteille de whisky d’avant la Conquête apportée par Arch, récupérée par le plus grand des hasards avec une horde de ses semblables dans un entrepôt de Southampton, Khalid garda précieusement pour lui le fait qu’il y avait, dans le placard, juste à côté, un dispositif capable de décapiter une Entité à la seule condition qu’on puisse s’en approcher suffisamment pour l’atteindre sans annoncer pour autant ses intentions meurtrières.
Y avait-il un moyen d’y parvenir ? Khalid n’en savait rien.
Mais peut-être que la portée de l’arme était plus grande que celle des pouvoirs télépathiques des Entités. Ou peut-être que non. Le risque en valait-il la peine ? Peut-être que oui. Ou peut-être que non.
Aïcha regagna sa chambre juste après dîner, une fois qu’elle et Khalid eurent débarrassé la table. Elle ne parlait plus guère, préférant rester seule et flotter dans l’existence comme une somnambule. Richie n’avait plus porté la main sur elle depuis cette funeste soirée de violences, quelques années plus tôt, mais Khalid sentait bien qu’elle conservait encore en elle la douleur de cette humiliation et qu’à certains égards elle ne s’était jamais vraiment remise de ce que Richie lui avait fait ce soir-là. Khalid non plus.
À pas feutrés, il se glissa dans le couloir et écouta les bruits émanant de la chambre de son père jusqu’à ce qu’il ait la certitude qu’Arch et Richie avaient comme d’habitude réussi à boire jusqu’à l’abrutissement complet. Il colla l’oreille à la porte : silence. Un ou deux menus ronflements, peut-être.
Il se força à attendre dix minutes de plus. Le calme régnait encore dans la chambre. Délicatement, il poussa la porte déjà.
Entrouverte, l’écarta de quelques centimètres supplémentaires et regarda prudemment à l’intérieur.
Richie avait piqué du nez sur la table, une main refermée sur un verre contenant un fond de whisky, l’autre maintenant sa guitare dans son giron. Arch était affalé sur le plancher en face de lui, la tête ballante, les yeux fermés, les membres étalés dans tous les sens. Ils ronflaient tous les deux. Ronflaient à n’en plus finir.
Bien. Laissons-les dormir profondément.
Khalid retira alors l’arme anti-Entités du placard. En caressa le canon satiné. C’était un objet élégant. Il en admira les contours. Il avait un œil d’artiste pour ce qui était des formes, des textures et des couleurs. C’était, remontant à une antiquité oubliée, un gène fugitif qui refaisait surface en sa personne après des siècles de latence, l’œil d’un sculpteur gandharan, d’un architecte rajput, d’un miniaturiste gujarati qui revenait au premier plan après avoir traversé tant de générations de paysans. Il avait depuis quelque temps commencé à faire de menus dessins, de petites sculptures. Il cachait tous ses travaux pour que Richie ne les trouve pas. S’adonner à des passe-temps aussi futiles était précisément ce qui risquait d’offenser Richie. Les sports, les beuveries, les virées en voiture : ça, c’étaient des distractions dignes d’un homme.
L’année précédente, dans un de ses bons jours, Richie lui avait ramené une bicyclette : cadeau surprenant, car les bicyclettes étaient à présent des objets rares ; on n’en trouvait plus en Angleterre – sans parler d’en fabriquer – depuis des lustres. Où Richie l’avait-il obtenue, de qui, par quels procédés brutaux ? Khalid préférait ne pas y penser. Mais il adorait son vélo. Il faisait de longues randonnées dans la campagne chaque fois qu’il en avait l’occasion. C’était sa liberté ; c’était ses ailes. Il sortit, le lance-grenades à la main, et l’attacha soigneusement au porte-bagages.
Il avait attendu près de trois ans que cette occasion se présente.
Presque chaque nuit, à présent, on voyait des Entités en déplacement sur la route entre Salisbury et Stonehenge, une ou deux à la fois, dans leurs bizarres véhicules qui flottaient sur coussin d’air juste au-dessus du sol. Stonehenge était devenu un important centre d’activités pour les Entités et il y en avait de plus en plus dans les parages. Peut-être qu’il y en aurait au moins une de sortie cette nuit, songea Khalid. Il fallait prendre le risque de tenter le coup : il n’aurait plus jamais la chance de disposer de l’arme confisquée que son père avait ramenée à la maison.
À mi-chemin de Stonehenge se trouvait un emplacement en terrain plat d’où il pourrait voir commodément la route, dissimulé par un petit taillis éloigné de plusieurs centaines de mètres. Khalid ne se faisait pas d’illusion : se cacher dans le taillis ne le protégerait pas des pouvoirs télépathiques attribués aux Entités. Si Elles étaient effectivement capables de le détecter, le fait qu’il se tienne sous le couvert d’un arbre feuillu ne changerait rien à l’affaire. Mais c’était un bon poste d’observation en cette nuit éclairée par un brillant clair de lune. Un endroit où il aurait l’impression d’être seul et d’échapper aux regards.
Il gagna le taillis et attendit.
Il écouta les bruits de la nuit. Un hibou ; le frémissement de la brise dans le feuillage ; un petit animal nocturne qui détalait dans les broussailles.
Il était parfaitement calme.
Un état d’esprit qu’il avait su cultiver pour l’avoir eu toute sa vie sous les yeux en la personne de sa grand-mère Aïcha. Petit enfant, il observait déjà sa flegmatique acceptation de la pauvreté, de la honte, de la faim, du deuil, de la souffrance sous toutes ses formes. Il avait vu avec quel détachement philosophique et quelle patience stoïque elle avait accueilli l’intrusion de Richie dans sa maison et dans sa vie. Pour elle, tout cela était la volonté d’Allah et il était impensable de la mettre en question. Allah avait moins de réalité pour Khalid qu’il n’en avait pour Aïcha, mais Khalid tenait au moins d’elle sa patience et sa sérénité infinies, à défaut de sa foi en Dieu. Peut-être trouverait-il plus tard le chemin qui le mènerait à Dieu. En tout cas, il avait depuis longtemps appris d’Aïcha qu’il était inutile de céder à l’angoisse, que la paix intérieure était le secret de l’endurance, que tout devait être accompli calmement, sans émotions, parce l’autre voie était la garantie d’une vie de chaos et de souffrance sans fin. Ainsi avait-il fini par apprendre d’elle qu’il était possible d’en arriver à haïr quelqu’un calmement, avec détachement. Et ainsi avait-il réussi à vivre calmement, jour après jour, avec ce père qu’il détestait.
Il n’éprouvait aucune haine envers les Entités. Loin de là. Il n’avait jamais connu le monde sans Elles, ce monde disparu où les humains étaient maîtres de leur destin. Pour lui, les Entités faisaient naturellement partie de l’existence, Elles étaient là, tout simplement, comme les collines, les arbres, la lune ou le hibou qui rôdait dans la nuit au-dessus de lui, à la recherche d’écureuils ou de lapins. Et Elles étaient belles à voir, comme la lune, comme un hibou qui volait sans bruit, comme un châtaignier massif.
Il attendit. Les heures passèrent et il commença – calmement – à se rendre compte qu’il risquait de revenir bredouille cette nuit-là, car il fallait qu’il soit rentré et recouché avant que Richie ne se réveille et s’aperçoive de son absence et de celle du lance-grenades. Un heure de plus, deux au grand maximum, c’était tout ce qu’il pouvait se permettre.
Puis il aperçut une lumière turquoise sur la grand-route et comprit qu’un véhicule extraterrestre approchait, venant de Salis-bury. Il apparut un moment plus tard : il transportait deux créatures, debout, côte à côte, dans leur bizarre chariot sur coussin d’air.
Khalid le considéra avec une terreur respectueuse. Et s’émerveilla une fois de plus de l’élégance de ces Entités, de leur grâce, de leur lumineuse splendeur.
Que vous êtes belles ! Mais si. Mais si.
Elles passèrent devant lui sur leur étrange véhicule comme si Elles avançaient sur un fleuve de lumière, et il lui sembla, en examinant froidement celle qui était de son côté, que ce qu’il voyait là était sûrement un djinn des djinns : une de ces créatures d’Allah faites de feu sans fumée, une création distincte. Qui néanmoins devrait finalement se tenir devant Allah pour être jugée, tout comme nous.
Qu’elle est belle. Quelle est belle !
Je t’aime.
Oui, il l’aimait. Pour sa beauté cristalline. Un djinn ? Non, c’était un être d’une classe supérieure ; un ange. C’était un être de pure lumière, un être de feu froid et limpide, sans fumée. Il était subjugué par cette perfection angélique.
Sans cesser de l’aimer, de l’admirer, de l’adorer même, Khalid épaula calmement le lance-grenades, visa calmement, centra calmement sa cible dans le collimateur. Il vit l’Entité, malgré son éloignement, parfaitement encadrée par le réticule. Il libéra calmement le cran de sécurité, comme Richie le lui avait imprudemment montré, et posa calmement le doigt sur le bouton de mise à feu.
Son âme était pleine d’amour pour la créature de toute beauté qu’il voyait devant lui lorsqu’il appuya – calmement – sur le bouton. Il entendit un bruit de décompression et sentit l’arme reculer contre son épaule avec une force étonnante, l’envoyant heurter un arbre derrière lui et lui coupant momentanément le souffle. Un instant plus tard, le côté gauche de la tête de la splendide créature explosa dans une cascade de flammes, une averse de fragments rayonnants. Une brume rouge-verdâtre de ce qui devait être du sang extraterrestre commença à se répandre dans l’air.
L’Entité touchée chancela et tomba à la renverse, disparaissant sur le plancher du véhicule.
Au même instant, la deuxième Entité, celle qui se tenait de l’autre côté, fut parcourue d’une convulsion si frénétique que Khalid se demanda s’il n’avait pas réussi à la tuer elle aussi avec cet unique projectile. Vacillante, elle partit en avant, puis en arrière, et s’écrasa contre le garde-fou du véhicule avec une telle violence que Khalid crut presque entendre le choc. L’immense corps tubu-laire se tortillait, agité de secousses, et semblait même changer de couleur : la teinte violette fonça un instant presque jusqu’au noir et les taches orange virèrent au rouge incandescent. Il était difficile d’en avoir la certitude à pareille distance, mais Khalid eut également l’impression que sa peau membraneuse se plissait et se gonflait comme pour témoigner d’une douleur presque insupportable.
Il comprit qu’Elle devait vivre l’agonie de sa compagne. En voyant l’Entité tituber aveuglément sur la plate-forme du véhicule en proie à ce qui devait être d’atroces douleurs, l’âme de Khalid fut inondée de compassion pour la créature, de chagrin et d’amour. Il était impensable de tirer une nouvelle fois. Il n’avait jamais eu l’intention d’en tuer plus d’une ; et de toute façon, il se savait aussi incapable de tirer sur l’infortunée survivante que sur Aïcha.
Entre-temps, le véhicule n’avait cessé d’avancer en silence comme si de rien n’était. Un instant plus tard, il entama un virage, disparut aux yeux de Khalid et poursuivit sa route vers Stonehenge.
Il resta un moment immobile à observer l’endroit où s’était trouvé le véhicule quand il avait tiré le coup fatal. Il n’y avait plus rien, aucune trace de ce qui s’était passé. S’il s’était passé quelque chose. Khalid n’éprouvait ni satisfaction ni chagrin ni, à vrai dire, d’émotion d’aucune sorte. Son esprit était totalement vide. Il veilla à le maintenir dans cet état, sachant qu’il signerait son arrêt de mort s’il se laissait aller une seule fraction de seconde.
Il fixa le lance-grenades sur le porte-bagages, enfourcha sa bicyclette et rentra sans se presser. Minuit était passé depuis longtemps ; la route était déserte. Chez lui, il trouva tout dans l’état où il l’avait laissé : la voiture d’Arch garée devant la maison, l’entrée encore allumée, Richie et Arch en train de ronfler dans la chambre de Richie.
Ce ne fut qu’à ce moment-là, entre quatre murs, que Khalid se permit le luxe de caresser, rien qu’un instant, la réjouissante pensée qui papillotait depuis une heure au seuil de sa conscience.
Je te tiens, Richie ! Je te tiens, salaud !
Il remit le lance-grenades dans le placard, se coucha, s’endormit presque immédiatement et dormit à poings fermés jusqu’aux premiers chants d’oiseaux.
Au milieu de l’effervescence considérable qui s’empara de Salis-bury le lendemain – des véhicules extraterrestres partout, des détachements de ces créatures luisantes en forme de ballons que tout le monde appelait les Globules allant de maison en maison –, ce fut Khalid en personne qui fournit la clef du mystère de l’assassinat perpétré durant la nuit.
En ville, devant le marché couvert, il aborda un garçon du nom de Thomas qu’il connaissait un peu de vue et lâcha, presque négligemment : « Tu sais, je crois que ça pourrait bien être mon père qui a fait le coup. Quand il est rentré hier soir, il a ramené une sorte de gros fusil bizarre. Il a dit que c’était pour tuer des Entités et il l’a planqué dans un placard du séjour. »
Thomas ne voulait pas croire que le père de Khalid ait pu être capable d’un acte d’héroïsme aussi démesuré que l’assassinat d’une Entité. Mais si, mais si, soutint Khalid impatiemment, avec un aplomb dans le mensonge qui frisait le sublime. C’est lui, je sais que c’est lui, il parlait tout le temps d’en tuer une un de ces jours, et il y est finalement arrivé.
Sans dêconner !
Ben oui, depuis le temps qu’il en rêvait…
Mais alors…
Oui. Khalid repartit. Thomas aussi. Khalid prit soin de ne pas s’approcher de la maison de tout le matin. Richie était la dernière personne qu’il voulait voir. Mais il n’avait rien à craindre de lui. À midi, Thomas avait de toute évidence répandu efficacement la délirante fanfaronnade de Khalid Burke dans toute la ville, car à cette heure-là le bruit courut dans les rues qu’un détachement de Globules était allé chez lui et avait emmené Richie Burke.
« Et ma grand-mère ? demanda Khalid. Elle n’a pas été arrêtée elle aussi, au moins ?
— Non, uniquement lui, lui répondit-on. Billy Cavendish a assisté à la scène, et il était tout seul. Il gueulait tout ce qu’il pouvait, sans arrêt, comme un type qu’on embarque pour le pendre. »
Khalid ne revit jamais son père.
Au cours des représailles générales qui suivirent le meurtre, toute la population de Salisbury et de cinq localités adjacentes fut rassemblée et déportée dans des camps de détention aux hautes murailles près de Portsmouth. Bon nombre de ces déportés furent exécutés dans les quelques jours suivants, apparemment au hasard ; il était impossible de trouver la logique qui guidait le choix des victimes. Au début de la semaine suivante, les survivants furent déplacés de Portsmouth pour être envoyés dans d’autres endroits, dont certains très éloignés, dans diverses parties du monde.
Khalid ne fut pas du nombre des exécutés. On se contenta de l’expédier très loin.
Il n’éprouva aucun remords à la pensé d’avoir survécu à cette loterie de la mort tandis qu’autour de lui d’autres mouraient à cause du crime qu’il avait commis. Il s’était depuis l’enfance entraîné à limiter au maximum ses émotions, même lorsqu’il s’agissait de braquer une arme sur l’une des magnifiques créatures qui régnaient sur la Terre. De plus, en quoi cela le concernait-il que certains soient en train de mourir tandis que lui avait le droit de vivre ? Tout le monde finissait par mourir tôt ou tard. Aïcha aurait dit que ce qui arrivait était la volonté d’Allah. Khalid estimait tout simplement que les Entités faisaient toujours ce qu’Elles voulaient et que c’était de la folie de réfléchir à leurs motivations.
Aïcha n’était pas disponible pour débattre de ces questions avec lui. Il fut séparé d’elle avant d’arriver à Portsmouth et ne la revit jamais elle non plus. À compter de ce jour, il fut obligé de faire son chemin tout seul dans l’existence.
Il n’avait pas tout à fait treize ans.
Ron Carmichael remontait au trot le sentier herbu reliant l’édifice en pierre grise qui était le centre de communications de la Résistance au bâtiment principal du ranch.
« Où est mon père ? Quelqu’un a-t-il vu mon père ? »
II avait en main la dépêche de Londres.
« Sur le patio », lui cria Jill, qui descendait le même sentier avec son seau pour cueillir des tomates au potager. « Dans son fauteuil à bascule, comme d’habitude.
— Non. Je vois le patio de là où je suis. Il n’y est pas.
— Mais il y était il y a cinq minutes. C’est quand même pas ma faute s’il y est plus. Ça lui arrive de se déplacer, tu sais. »
II lui lança un regard mauvais lorsqu’ils se croisèrent et elle lui tira la langue. Quelle garce, sa jolie nièce ! Évidemment, il lui manquait un homme. Elle avait plus de vingt ans et elle dormait toute seule ; même Steve, son balourd de cousin, était marié à présent, et sur le point d’être père – ça ne tenait pas debout, songea Ron.
Oui, il était grand temps que Jill se trouve quelqu’un. Justement, Ted Quarles avait demandé de ses nouvelles l’autre jour, lors de la dernière réunion du comité de la Résistance. Bien sûr, c’était un peu étrange, vu que Ted avait au moins vingt ans de plus qu’elle. Et Jill ne lui avait jamais accordé ne serait-ce qu’un regard. Mais on vivait une époque bizarre.
La première personne que Ron rencontra dans la maison fut sa fille aînée, Leslyn. « Tu sais où est grand-père ? lui demanda-t-il. Il n’est pas sur la véranda.
— Maman est avec lui. Dans sa chambre.
— Qu’est-ce qui se passe ? Il est malade ? »
Mais la fillette était déjà partie en sautillant. Ron ne perdit pas son temps à la rappeler. Traversant en toute hâte le dédale de couloirs dallés d’ardoise, il parvint jusqu’à la chambre de son père, à l’arrière de la maison, qui jouissait d’une vue superbe sur la paroi de la montagne au-dessus du ranch, et le trouva assis dans son lit, en pyjama et peignoir, une écharpe rouge autour du cou. Il était très pâle ; il avait l’air épuisé et très vieux. Peggy était à son chevet.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à sa femme.
— Il avait froid, c’est tout. Je l’ai ramené à l’intérieur.
— Froid ? Par un beau matin ensoleillé comme celui-ci ? C’est pratiquement l’été.
— Pas pour moi, dit le Colonel avec un faible sourire. Pour moi l’automne touche à sa fin, Ronnie, et l’hiver arrive à grands pas. Mais ta charmante épouse s’occupe de moi. Elle me donne mes remèdes et tout ça. » II gratifia Peggy d’une petite tape affectueuse sur le dos de la main. « Je ne sais pas ce que je ferais sans elle. Pardon, ce que}’aurais fait sans elle toutes ces années.
— Mike et Charlie sont allés jusqu’à Monterey et sont revenus, dit Peggy en se détournant du lit pour lever les yeux sur Ron. Ils ont trouvé tout un stock des pilules du Colonel dans un magasin.
Et ils ont ramené une fille avec eux, très sympa. Elle s’appelle Eloise. Tu vas être impressionné. »
Ron cligna des yeux plusieurs fois de suite. « Une fille ? Qu’est-ce qu’ils vont faire avec, se la partager ? Ils ont beau être jumeaux, je ne vois pas comment ils peuvent sérieusement lui proposer de…
— Sais-tu que tu es devenu plus vieux jeu qu’Anse, Ronnie ? dit le Colonel en riant. « Je ne vois pas comment ils peuvent sérieusement lui proposer de… » Mon Dieu, ils ne vont pas l’épouser ! Ce n’est qu’une invitée ! À t’entendre, on croirait que tu as cinquante ans.
— Mais j’ai cinquante ans, dit Ron. Enfin, je les aurai dans deux mois. » II arpentait fiévreusement la pièce, le message télématique de Londres à la main, se demandant si c’était bien le moment d’embêter son pauvre père souffrant avec ces surprenantes nouvelles. Au bout d’un moment, il conclut que c’était son devoir, que le Colonel ne tolérerait pas d’autre attitude.
De toute façon, le vieillard se doutait déjà de quelque chose. « Du nouveau ? » s’enquit-il avec un regard appuyé en direction de la feuille grisâtre froissée dans la main de Ron.
« Oui. Et ça décoiffe plutôt. Une Entité a été assassinée dans la ville anglaise de Salisbury. Paul vient de trouver l’information sur un serveur du Réseau. »
Le Colonel se renfonça douillettement dans sa montagne d’oreillers et, posant sur son fils un regard franc et ferme, dit tranquillement, comme si celui-ci l’avait informé qu’on venait d’annoncer sur le Réseau le second avènement du Christ : « Dis-moi, fiston, elle est fiable, cette information ?
— Tout à fait. C’est Paul qui le dit. La source est indiscutable : réseau de la Résistance de Londres, Martin Bartlett soi-même.
— Une Entité. Tuée. » Le Colonel réfléchit puis ajouta : « Comment ?
— D’un seul coup de feu sur une route déserte au milieu de la nuit. Par un tireur embusqué utilisant un sorte de fusil lance-grenades de fabrication artisanale.
— Exactement le projet que Faulkenburg, Cantelli et quelques autres étaient si impatients de réaliser il y a deux ou trois ans. Et que nous avons finalement repoussé à l’unanimité parce qu’il était de toute façon impossible de tuer des Entités par ce moyen à cause du champ de protection télépathique. Et voilà que tu me dis que quelqu’un a fini par y arriver, hein ? Comment ? Comment ? Nous étions tous d’accord pour dire que c’était impossible.
— Eh bien, quelqu’un a trouvé un moyen quelconque d’y arriver. »
Le Colonel médita un long moment là-dessus. Il se cala contre ses oreillers, entouré de ses diplômes encadrés, de ses souvenirs militaires et d’innombrables photos de sa défunte épouse, de ses défunts frères, de ses fils et filles et de la tribu toujours plus grande de ses petits-enfants, et sembla disparaître dans le labyrinthe de ses propres pensées et s’y perdre.
Puis il dit : « II n’y a vraiment qu’un seul moyen d’y arriver, n’est-ce pas ? D’échapper à la télépathie, en fait. Il faudrait que l’assassin soit pratiquement une sorte de machine – quelqu’un qui n’ait pas plus d’émotions ni de sentiments qu’un androïde. Quelqu’un de complètement insensible et imperturbable. Capable d’attendre au bord de la route avec ce lance-grenades sans jamais laisser un seul instant son esprit s’attarder sur la pensée qu’il va frapper un grand coup pour la libération de l’humanité ou, en l’occurrence, qu’il est sur le point d’assassiner une créature intelligente. Ou sur toute autre pensée susceptible d’attirer l’attention de l’Entité qui va être sa victime.
— Un crétin intégral, suggéra Ronnie. Ou un parfait sociopathe.
— Oui, certes. Ça pourrait marcher, si on pouvait apprendre à un crétin à se servir d’un lance-grenades, ou si on trouvait un sociopathe qui ne prenne pas son pied rien qu’à la pensée de tirer pour tuer. Mais il y a d’autres possibilités, tu sais.
— Par exemple ?
— Au Viêt-nam, on en avait l’expérience tous les jours : des gens absolument impassibles qui accomplissaient les pires horreurs sans sourciller. Une vieille femme qui aurait pu être ton arrière-grand-mère venait te balancer tranquillement une grenade dans ta bagnole. Ou un mignon petit bonhomme de six ans te plantait un couteau dans le ventre en plein marché. Des gens capables de tuer ou de mutiler sans prendre le temps de réfléchir à ce qu’ils allaient faire et qui le faisaient sans éprouver la moindre animosité envers toi. Ou de remords ensuite. La moitié du temps, ils sautaient avec leur victime et cette probabilité les laissait froids. Peut-être que ça ne leur effleurait jamais l’esprit. Ils faisaient ce qu’on leur disait de faire sans se poser de questions. Il se pourrait qu’un champ mental extraterrestre soit inefficace contre des individus pareils.
— J’ai du mal à imaginer une telle mentalité.
— Moi pas. J’ai vu cette mentalité à l’ouvre, et de très près. Ensuite, j’ai passé une bonne partie de ma carrière universitaire à l’étudier. J’ai même fait des cours là-dessus, rappelle-toi. Professeur de psychologie non occidentale. Mais c’est de la préhistoire, hein ? » II secoua la tête. « Alors, ils en ont tué une pour de bon, reprit-il. Ça alors… Et les représailles ?
— Londres dit que les Entités ont nettoyé une demi-douzaine de localités environnantes.
— Nettoyé ? C’est-à-dire ?
— Elles ont rassemblé tous les habitants. Les ont emmenés quelque part.
— Et les ont tués ?
— Ce n’est pas clair. Mais à mon avis, ça ne se présente pas trop bien pour eux. »
Le Colonel hocha la tête. « Ça s’arrête là, alors ? Des représailles purement locales ? Pas de pandémies à l’échelle mondiale, de coupures de courant généralisées ?
— Jusqu’ici, non.
— Jusqu’ici… Il ne nous reste plus qu’à faire des prières. » Ronnie s’approcha du chevet de son père. « En tout cas, c’étaient les nouvelles. J’ai pensé que tu aimerais être informé ; maintenant tu l’es. Alors, dis-moi : comment te sens-tu ?
— Vieux. Fatigué.
— C’est tout ? Rien qui te fait mal en particulier ?
— Vieux et fatigué, c’est tout. Jusqu’ici. Bien sûr, de leur côté, les Entités n’ont pas encore lâché de fléaux dans la nature… »
Ron et Peggy sortirent dans le couloir. « Tu crois qu’il est en train de mourir ? lui demanda-t-il.
— Ça fait longtemps qu’il est en train de mourir, très, très lentement. Mais je crois qu’il n’est pas encore au bout du rouleau. Il est plus coriace que tu ne le crois, Ron.
— Peut-être. Mais j’ai horreur de le voir partir en miettes comme ça. Tu ne peux pas savoir comment il était quand nous étions jeunes, Peggy. La manière dont il se tenait droit, dont il marchait, tout son comportement. Un homme étonnant, qui ne craignait absolument rien, absolument honorable, toujours fort quand on avait besoin qu’il le soit. Et il avait toujours raison. Ça, c’était sidérant. Je me disputais avec lui à propos d’un truc que j’avais fait, tu vois ce que je veux dire, j’essayais de me justifier et j’avais l’impression de m’être bien défendu, et puis il disait tranquillement deux ou trois mots, et je savais que je n’avais pas d’arguments valables. Même si je n’étais pas disposé à l’admettre, à l’époque… Seigneur, je n’aimerais pas le perdre, Peggy !
— Il ne va pas mourir maintenant, Ron. Je le sais.
— Qui ne va pas mourir ? » dit Anse en sortant péniblement d’un des couloirs latéraux. Il s’immobilisa près d’eux, le souffle court, appuyé sur sa canne. Il émanait de lui un léger parfum de whisky, même à cette heure matinale. L’état de sa jambe blessée était récemment devenu beaucoup plus préoccupant. « Ah, lui, vous voulez dire ? fit Anse en désignant du menton la porte refermée de la chambre.
— Qui d’autre ?
— Il va vivre jusqu’à cent ans. Je partirai avant lui. Je plaisante pas, Ron. »
Anse avait probablement raison, songea Ron. Il avait cinquante-six ans et en faisait au moins dix de plus. Son visage était grisâtre et enflé, ses yeux à l’éclat terni perdus au fond d’orbites ténébreuses, ses épaules tassées et voûtées. Tout cela était nouveau. Il semblait moins grand qu’avant. Et il avait perdu du poids. Anse avait toujours été un homme de belle prestance, sans être costaud – le costaud, c’était son frère Ron –, mais avec du muscle à revendre. À présent, il était visiblement en train de rapetisser, de s’affaisser, de diminuer. L’alcoolisme y était pour quelque chose. L’âge aussi, tout simplement. Et sans doute, dans une certaine mesure, cette mystérieuse aura de déception et de mécontentement qui l’entourait depuis si longtemps. Lui le grand frère, qui, pour une raison ou une autre, n’était pas devenu le chef de la famille.
« Arrête, Anse, dit Ron avec toute la sincérité dont il était capable. Tu ne vas pas si mal que ça, tout ce qui te manque, c’est une jambe gauche neuve.
— Que j’aurais probablement pu avoir s’il y avait pas ces saloperies d’Entités… Au fait, Paul dit que les Anglais auraient réussi à en tuer une pour de bon ; l’info vient de tomber sur les réseaux. Ça a des chances d’être vrai ?
— Il n’y a pas de raison de penser le contraire.
— C’est le commencement, alors ? La contre-attaque ?
— J’en doute fort. Nous n’avons pas tellement de détails sur la manière dont ils s’y s’ont pris. Mais papa estime qu’il faudrait un assassin d’une espèce très particulière pour que le coup réussisse : un individu totalement dépourvu d’émotions, qui serait pratiquement un androïde. Difficile de constituer une armée avec rien que des types comme ça.
— On pourrait les former.
— On pourrait, oui. Mais ça prendrait pas mal de temps. Laisse-moi y réfléchir un peu, d’ac ?
— La nouvelle de l’attentat lui a fait plaisir ?
— Il s’est surtout posé la question des représailles. Mais si, si, ça lui a fait plaisir. Enfin, je suppose. Il ne l’a pas dit clairement, c’est tout.
— Il veut qu’Elles soient éradiquées de la Terre une fois que nous serons véritablement prêts pour ça. Ça a toujours été son but, même quand les autres disaient qu’il était devenu pacifiste, même quand ils laissaient entendre qu’il commençait à avoir le cerveau ramolli. Tu le sais. Et maintenant, c’est la seule chose qui le maintienne en vie : l’espoir de tenir le coup assez longtemps pour les voir complètement liquidées.
— Ça, il ne le pourra pas. Ni toi, ni moi non plus. Mais on peut toujours rêver. Et tu sais, frangin, il n’a jamais été autre chose qu’un pacifiste. Il a horreur de la guerre. Depuis toujours. Et son idée pour empêcher la guerre, c’est de se préparer en permanence à la faire… C’est quelqu’un, non ? Sûr que le moule qui a servi à le fabriquer s’est cassé. Je ne peux pas te dire à quel point j’ai horreur de le voir mourir à petit feu comme ça. »
Cet échange ressemblait bizarrement à une conversation d’adieux, songea Ron. Ils étaient en train de se raconter des choses qu’ils connaissaient l’un et l’autre depuis la petite enfance. Mais c’était comme s’ils avaient besoin de les exprimer une fois de plus avant qu’il soit trop tard.
Ron se douta de ce qui allait se dire ensuite – il voyait déjà l’étincelle humide de l’émotion s’allumer dans les yeux d’Anse, entendait déjà les violons tonitruants de l’accompagnement sym-phonique – et le couplet attendu arriva quelques secondes plus tard.
« Ce qui m’épate vraiment, c’est quand tu dis à quel point tu tiens à lui, frangin. Tu sais, il y a eu toutes ces années où lui et toi ne vous parliez pas, et j’ai cru que tu le méprisais vraiment. Mais je me trompais, n’est-ce pas ? »
Maintenant, Anse va prendre ma main avec ferveur entre les siennes. Voilà, comme ceci.
« Encore un truc, frangin. Je veux te dire, si je ne l’ai pas déjà fait, combien je suis heureux qu’avec le temps tu aies évolué de la sorte, combien je suis fier que tu aies pu changer à ce point, jusqu’à faire la paix avec ton père, t’installer ici et lui être d’un si grand réconfort. Tu t’es parfaitement racheté, finalement. J’avoue que j’ai été surpris.
— Merci.
— Surtout quand moi, j’ai… je ne m’en suis pas si bien tiré.
— Ça aussi, c’a été une surprise. » Ron avait rapidement décidé qu’il ne servirait à rien de lui opposer la moindre contradiction.
« Ça n’aurait pas dû en être une, dit Anse d’un ton pratiquement dépourvu d’expression. Je n’avais pas l’étoffe pour faire mieux, c’est tout. Je ne sais pas exactement ce qu’il attendait de moi. J’ai essayé, mais… bon, tu sais comment ça s’est passé pour moi, frangin…
— Bien sûr que je le sais », répondit mollement Ron en lui serrant la main à son tour.
Anse lui adressa un regard flou et affectueux puis se dirigea en boitant vers le devant de la maison.
« C’était très touchant, commenta Peggy. Il t’aime beaucoup.
— Oui, j’imagine. Il a bu, Peg.
— Quand même. Il était sincère.
— Oui. Oui. » Ron lui décocha un regard noir. « Mais je déteste que les gens me disent à quel point j’ai changé, à quel point ils sont heureux que je ne sois plus le salaud égoïste et sournois que j’étais dans le temps. J’ai horreur de ça. Je n’ai pas changé. Tu comprends ce que je veux dire ? Dans cette partie de ma vie, je fais des trucs que je n’aurais pas eu l’idée de faire avant. Comme m’installer au ranch. Comme épouser une femme comme toi, m’assagir et fonder une famille. Comme être d’accord avec mon père au lieu de m’opposer automatiquement à lui tout le temps. Comme prendre certaines responsabilités qui vont au delà de ma propre peau. Mais je vis encore à l’intérieur de cette peau, Peggy. Mon comportement a peut-être changé, mais pas moi. J’ai toujours fait les choix qui me paraissaient logiques – ce sont des choix différents aujourd’hui, c’est tout. Et ça me rend dingue d’entendre des gens, et mon propre frère en particulier, me dire avec condescendance que c’est merveilleux que je ne sois plus aussi minable que dans le temps. Tu me suis ? »
C’était un long discours. Peggy le fixait d’un air consterné.
« J’ai l’écume aux lèvres ou quoi ? demanda-t-il.
— Eh bien…
— Bah, Laisse tomber, dit-il en tendant la main pour lui caresser la joue. Je me fais beaucoup de souci pour mon père, c’est tout. Et pour mon frère, en l’occurrence. Ils deviennent drôlement fragiles. Et Anse boit tellement. Ils se préparent à mourir tous les deux.
— Non. Ne dis pas ça.
— C’est pourtant vrai. Ça ne me surprendrait pas non plus qu’Anse soit le premier à partir. » Ron secoua la tête. « Pauvre vieux. Il a toujours essayé de devenir le Colonel, sans jamais y arriver. Et il s’y est usé. Parce que personne d’autre que le Colonel ne pouvait être le Colonel. Anse n’avait pas l’intelligence du Colonel, ni son dévouement, ni son esprit de discipline, mais il se forçait à faire semblant. Moi, au moins, j’ai eu l’honnêteté de ne pas essayer.
— Anse est vraiment malade ?
— Malade ? Je ne sais pas s’il est malade, non. Mais il est foutu, Peg. Après toutes ces années à essayer de faire marcher la Résistance, à essayer de trouver un moyen de battre les Entités parce que le Colonel pense qu’on doit absolument en trouver un, alors qu’il n’y en a aucun. Anse a été obligé de vivre avec la rage, une rage qui ne cessait de bouillonner en lui parce qu’il essayait d’accomplir l’impossible. Il a perdu toute sa vie à essayer d’accomplir ce pour quoi il n’était pas fait, des trucs qui étaient peut-être même carrément impossibles. Il s’est consumé. » Ron haussa les épaules. « Je me demande si je vais devenir comme ça quand mon tour arrivera : ratatiné, fragile, l’air d’un éternel perdant. Non. Non, ça ne se passera pas comme ça, hein ? Je suis différent. Rien de commun avec lui à part les yeux bleus. »
Etait-ce tout à fait vrai ? se demanda-t-il.
Il y eut soudain du bruit à l’autre bout du couloir, des pas qui claquaient sur les dalles, des cris de joie. Mike et Charlie, les fils d’Anse, apparurent, plus grands à présent que leur père, plus grands que Ron lui-même. Dix-sept ans. Les yeux bleus des Car-michael, les cheveux clairs des Carmichael. Il y avait une fille avec eux : celle de Monterey, forcément. Elle avait l’air d’avoir un ou deux ans de plus qu’eux.
« Hé, oncle Ron, tante Peg ! On veut vous présenter Eloise ! »
C’était Charlie, celui au visage intact. Une fois – ils avaient alors neuf ans – les deux frères s’étaient férocement battus et Mike en avait gardé une cicatrice rouge sur la joue. Ron avait souvent pensé que c’était très attentionné de la part de Charlie d’avoir marqué son frère ainsi. Sinon, c’étaient les jumeaux les plus semblables qu’il ait jamais vus, absolument identiques dans la démarche, le maintien, la voix et la manière de penser.
Eloise était une jolie brune enjouée ; des pommettes saillantes, un nez minuscule, des lèvres pleines, des yeux débordants de vie. De jolies jambes et du monde au balcon. Une fille très bien, en vérité. D’anciens réflexes lascifs s’éveillèrent un instant chez Ron. Ce n’est qu’une enfant, se dit-il sévèrement. Et pour elle tu n’es qu’un vieux bonhomme sans intérêt.
« Eloise Mitchell… notre oncle, Ronald Carmichael… Peggy, notre tante…
— Enchantée », fit-elle, le regard pétillant. Impressionnante, pour sûr. « C’est tellement beau, ici ! Je n’étais jamais descendue si bas dans le sud. J’adore cette partie de la côte. Je ne veux plus rentrer chez moi !
— Il n’en est pas question », dit Charlie. Et Mike de ponctuer d’un clin d’œil en riant.
Puis ils partirent en courant dans le couloir, vers le soleil et la chaleur qui se déployaient à l’extérieur de la vieille bâtisse en pierre.
« Ça alors ! dit Ron. Tu crois qu’ils se la partagent pour de bon ?
— Ça ne te regarde pas, l’informa Peggy. La jeune génération fait ce qu’il lui plaît. Comme la nôtre en son temps.
— La jeune génération, c’est ça. Et nous sommes les vieux réacs à présent. Voilà l’avenir du monde qui se lève sous nos yeux. Charlie. Mike. Eloise.
— Et notre Anson et Leslyn. Heather et Tony. Cassandra, Julie et Mark. Et bientôt le bébé de Steve aussi.
— L’avenir n’arrête pas de bousculer le présent tandis que le passé se prépare à déguerpir. C’est comme ça depuis un bon bout de temps, pas vrai, Peg ? Et je ne crois pas que ça va changer maintenant. »