Peu avant l’aube, l’œil larmoyant et le cerveau embrumé après toute une nuit de veille devant sept écrans d’ordinateur, Steve Gannett décida qu’il en avait assez. À un an de la cinquantaine, il n’était plus en âge de passer des nuits blanches. Il leva les yeux sur le jeune garçon blond qui venait d’entrer dans le centre de communications avec son petit déjeuner sur un plateau et dit : « Martin, tu n’aurais pas vu mon fils Andy dans le coinr ce matin ?
— Je suis Frank, monsieur.
— Pardon. Frank. » Tous ces satanés rejetons d’Anson se ressemblaient. La voix de celui-ci avait déjà commencé à muer, ce qui lui donnait environ treize ans : c’était donc Frank. Martin ne devait avoir que onze ans. Steve considéra le contenu du plateau d’un œil glauque et répéta : « Alors dis-moi, Frank, est-ce qu’Andy est déjà levé ?
— Je ne sais pas, monsieur. Je ne l’ai pas vu… Mon père m’a envoyé pour vous demander un rapport de suivi.
— Dis-lui qu’il va être minimal.
— Minimum ?
— Presque. J’ai dit minimal. Ce qui veut dire “extrêmement réduit”. En d’autres termes : “proche du néant”. Tu lui dis que je n’ai rien trouvé qui vaille la peine qu’on en parle, mais qu’en revanche je vois une approche possible du problème et vais demander à Andy de l’explorer dès ce matin. Tu lui dis ça. Et puis, Frank, tu me trouves Andy et tu lui dis de se pointer ici à fond les grelots.
— À fond les grelots ?
— “Au plus vite”, voilà ce que ça veut dire. » Doux Jésus, songea Steve. Le langage est en train de se désagréger sous mes yeux.
Une demi-heure plus tard, en regardant par la fenêtre ouverte de la chambre des cartes, Anson vit Steve qui traversait la pelouse cahin-caha, comme un taureau épuisé, pour regagner la résidence du clan Gannett et l’interpella. « Hé, cousin ! Cousin ! T’as une minute pour moi ?
— Ouais, mais pas plus. » II y avait très peu d’enthousiasme dans sa voix.
Il s’approcha pesamment de la fenêtre et risqua un œil à l’intérieur. Une légère pluie de demi-saison avait commencé à tomber, mais Steve restait planté dehors, comme s’il était incapable de percevoir qu’il pleuvait.
« Non, dit Anson. Rentre à l’intérieur. Ça va prendre une minute ou deux ; tu risques d’être trempé si tu restes dehors.
— J’aimerais vraiment dormir un peu, Anson.
— Accorde-moi d’abord un peu de ton temps, cousin. » Le ton, moins affable cette fois, frisait ce que son père appelait la voix du Colonel. Âgé de seize ans lorsque celui-ci était mort, Anson n’avait que de très vagues souvenirs du ton autoritaire particulier à son grand-père. Mais il en avait apparemment hérité.
« Alors ? » dit Steve quand il arriva dans la chambre des cartes, laissant tomber des gouttelettes d’eau sur le tapis devant le somptueux bureau d’Anson.
« Alors, Frank m’apprend que tu dis avoir trouvé une nouvelle approche du problème du Numéro Un. Tu peux me dire de quoi il s’agit ?
— Ce n’est pas exactement une nouvelle approche. C’est la démarche qui permet d’aborder une nouvelle approche. Voilà : je crois que j’ai réussi à percer le code d’accès aux archives personnelles de Karl-Hemnch Borgmann.
— Le Borgmann ?
— Exactement. Notre petit Judas soi-même !
— Ça fait une éternité qu’il est mort. Tu veux dire que ses archives existent encore ?
— Ecoute, Anson, on peut discuter de ça quand j’aurai dormi un peu ?
— Accorde-moi encore un instant. Nous approchons d’une sorte de seuil de crise dans le projet “Numéro Un” et j’ai besoin d’être en possession de toutes les données au jour le jour. Parle-moi de ce plan Borgmann dans la stricte mesure où il peut influencer la chasse au Numéro Un. C’est bien comme ça que ça se présente, hein ? Une référence au Numéro Un dans les archives de Borgmann ? »
Steve opina. Il avait l’air prêt à s’effondrer. Anson se demanda charitablement s’il ne forçait pas trop la dose avec Steve. Comme son père, et comme le vieux Colonel avant lui, il s’attendait à des prestations du plus haut niveau de la part de tout le monde. Des prestations de la qualité Carmichael. Mais Steve Gannett n’était qu’un demi-Carmichael, un homme entre deux âges, chauve, au ventre mou, peu sociable, qui n’avait pas dormi de la nuit.
Il y avait quand même des choses qu’Anson avait besoin de savoir. Et tout de suite.
« Borgmann, dit Steve, a été assassiné il y a vingt-cinq ans. À Prague, une ville du centre de l’Europe qui est un Q.G. important des Entités depuis le tout début. On sait qu’il est resté branché sur le réseau informatique principal des Entités pendant au moins les dix dernières années de sa vie et ce, avec leur permission, mais peut être aussi à leur insu. Le fait qu’il ait pu espionner ceux-là mêmes pour lesquels il travaillait correspondrait à ce que nous savons de Borgmann. On sait aussi, d’après des gens qui ont été en contact avec lui dans la période allant de la Conquête à son assassinat, qu’il était du genre à ne jamais effacer un fichier ; il conservait tout et n’importe quoi comme un écureuil, il faisait de la rétention anale en matière d’information.
— De la rétention anale ?
— Laisse tomber. C’est de la rétention tout court mais ça fait plus technique quand c’est dit comme ça. » Steve titubait et ses yeux commencèrent à se fermer. « Ne m’interromps pas, d’accord ? D’accord ? Ce qu’il faut que tu saches, Anson, c’est qu’on a toujours pensé que les archives de Borgmann sont toujours là-bas, quelque part, peut-être enterrées au fin fond de l’ordinateur central de Prague, dans une cachette secrète dont il avait réussi à dissimuler l’existence même aux Entités. Selon une croyance largement répandue, ces archives, à supposer qu’elles existent, seraient bourrées d’informations critiques sur la façon dont fonctionne l’esprit des Entités. Des révélations hautement explosives, à ce qu’il paraît. Presque tous les pirates et les bidouilleurs de la planète essaient de retrouver les archives de Borgmann pratiquement depuis le jour de sa mort. Une sorte de Quête du Graal. Et avec à peu près le même taux de réussite. »
Anson allait poser une autre question, mais il se retint. Les propos de Steve étaient souvent chargés de références mystérieuses tirées d’une culture universelle depuis longtemps abolie, ce monde de livres, de pièces de théâtre, de musique, d’histoire et de littérature que Steve avait eu le temps de connaître, du moins jusqu’à un certain point, avant qu’il disparaisse ; mais Anson se rappela qu’il n’avait probablement pas besoin de savoir tout de suite ce qu’était la Quête du Graal.
« Comme tu le sais, poursuivait Steve, j’ai passé huit heures, donc toute cette putain de nuit, à essayer encore une fois de relier entre elles toutes les données qu’on a pu accumuler sur les points nodaux de la télématique des Entités, de faire une synthèse des recoupements, de trouver un minimum de confirmation de la théorie avec laquelle je fais joujou depuis Dieu sait combien de temps, à savoir que l’Entité Numéro Un réside en plein centre de Los Angeles. Eh bien, j’ai échoué. Une fois de plus. Mais au cours de cette tentative manquée, je suis tombé par hasard sur un truc bizarre dans le canal télématique qui relie Prague, Vienne et Budapest, et qui pourrait peut-être porter précisément les empreintes numériques de Karl-Heinrich Borgmann lui-même. Qui pourrait. C’est une porte verrouillée ; je ne sais pas ce qu’il y a derrière et je ne sais pas non plus comment crocheter la serrure. Mais c’est la première lueur d’espoir que j’aperçois depuis cinq ans.
— Si toi, tu ne sais pas comment crocheter la serrure, qui le pourra ?
— Andy. Il est très vraisemblablement le seul bidouilleur du monde qui puisse y arriver. C’est lui le meilleur, même si c’est moi qui le dis. Ce n’est pas l’orgueil paternel qui parle, Anson. Dieu sait que je ne suis pas fier d’Andy. Mais il peut faire des miracles avec une chaîne de données. C’est la vérité.
— D’accord. On le fait plancher dessus, alors !
— Tu parles ! Tout à l’heure, j’ai demandé à Frank de me trouver Andy et de me le ramener. Et voilà qu’il m’apprend que ce chenapan a quitté le ranch à quatre heures du matin pour une destination inconnue. Frank l’a su par La-la, la fille d’Eloise, qui a vu Andy partir ; elle entretient depuis six mois, apparemment à l’insu de nous tous, une sorte de relation sentimentale avec Andy, et ce matin, incidemment, elle a révélé à ton fils Frank qu’elle était enceinte, sans doute d’Andy. Elle croit que c’est pour ça qu’il s’est barré. Et elle ne croit pas qu’il ait l’intention de revenir. Il a emporté ses deux ordinateurs préférés et a, paraît-il, passé la soirée à y télécharger tous ses fichiers.
— Le petit salopard ! Je te demande pardon, Steve. Bon, dans ce cas, je crois qu’il faut le retrouver et le ramener ici par la peau du cul.
— Retrouver Andy ? s’esclaffa Steve. Personne ne le retrouvera à moins qu’il ait envie qu’on le retrouve. Il serait plus facile de retrouver l’Entité Numéro Un. Je peux aller me coucher à présent, Anson ? »
Nous approchons d’une sorte de seuil de crise dans le projet « Numéro Un ».
Voilà ce qu’il avait dit à Steve, et il en était lui-même un peu surpris, car jusque-là il n’avait pas tout à fait formulé la situation ainsi, même dans son esprit. Mais si, si, c’était bien ça, songea Anson. Une crise. Le moment de prendre des décisions audacieuses et d’agir en conséquence. Il se rendit compte alors qu’il pensait ainsi depuis plusieurs semaines. Mais il commençait à croire que toute cette sinistre affaire se passait dans la seule enceinte de sa tête.
Ça s’était installé en lui au fil des années. À présent, il en était sûr. Cette image de lui-même en Anson le Tueur d’Entités, l’homme qui chasserait enfin ces salauds d’Étrangers de la planète, le héros resplendissant qui rendrait à la Terre sa liberté. À aucun moment il n’avait douté que le destin l’avait choisi pour mener cette mission jusqu’à son terme.
Or par trois fois dans ces dernières semaines, il avait éprouvé quelque chose de très insolite : une vertigineuse intensification de cette ambition, une passion frénétique, une envie féroce de s’acquitter de la tâche, de frapper maintenant et de frapper fort. Passion qui le possédait en dépit du bon sens et devenait, en l’espace des cinq à dix minutes que durait son emprise, totalement incontrôlable. À ces moments-là, il sentait la pression lui marteler le crâne de l’intérieur comme s’il y avait là quelque créature qui essayait de s’échapper.
Ça n’avait rien de rassurant. Une impatience passionnée n’est pas la marque d’un grand stratège.
Peut-être, songea-t-il, devrais-je avoir un petit entretien avec mon père.
Ron, qui avait presque soixante-dix ans et ne jouissait pas d’une santé excellente, avait hérité de l’ancienne chambre du Colonel, ainsi qu’il convenait au patriarche de la famille. C’est là qu’Anson le trouva, au lit, assis au milieu d’une pile de vieux livres et de magazines, trésors jaunissants tirés de la bibliothèque délabrée du Colonel. Pâle, les traits tirés, il était visiblement souffrant.
Cassandra se trouvait à son chevet. Médecin de la communauté Carmichael, elle s’était formée en lisant les livres du Colonel et tous les textes médicaux que Paul, Doug ou Steve avaient pu extraire des vestiges du réseau télématique d’avant la Conquête. Elle faisait de son mieux et donnait parfois l’impression de produire des miracles ; mais il était toujours inquiétant de la voir dans la chambre d’un malade, car cela signifiait habituellement que l’état de l’intéressé s’était aggravé. Il en avait été ainsi six mois plus tôt, lorsque Raven, la femme d’Anson, était morte, épuisée par une grossesse de trop, des suites d’une infection bénigne après avoir donné naissance à leur huitième enfant. Là encore, Cassandra avait fait de son mieux. S’était même montrée optimiste pendant un certain temps. Mais Anson avait compris dès le début que rien ne pourrait sauver Raven, usée par ses maternités. Il avait à peu près la même impression ici.
« Ton père a une santé de fer, annonça-t-elle tout de suite, d’un ton presque provocant, avant même qu’Anson puisse dire quoi que ce soit. Il sera sur pied et ira abattre des arbres d’un seul coup de hache dès demain à la même heure. Je te le garantis.
— Ne la crois pas, mon petit, dit Ron avec un clin d’œil. Je suis foutu, voilà la vérité. Tu peux dire à Khalid de commencer à sculpter la pierre tombale. Et dis-lui de faire un fichu bon boulot, en plus. “Ronald Jeffrey Carmichael” – et n’oublie que “Jeffrey” doit figurer en entier, en sept lettres, J.E.F.F.R.E.Y. – né le douze avril 1971, mort le seize…
— On est déjà le quatorze, p’pa. Tu aurais dû le prévenir un peu plus tôt. » Puis Anson se tourna vers Cassandra : « Suis-je en train d’interrompre quelque chose d’important ? Sinon, peux-tu nous laisser seuls un petit moment ? »
Elle sourit aimablement et quitta la chambre.
« Tu es vraiment malade à ce point ? demanda abruptement Anson lorsque Cassandra fut partie.
— Je suis drôlement patraque. Mais je ne crois pas que je vais claquer maintenant. N’empêche que j’aimerais bien que Cassie sache un peu mieux ce qui se passe dans mon bide… Qu’est-ce qu’il y a, Anson ?
— Je crève d’envie de m’attaquer au Numéro Un. Voilà.
— Tu veux dire que vous avez enfin réussi à repérer sa planque ? Alors, où est le problème ? Tu y vas et tu le descends !
— Nous n’avons rien repéré du tout ! Nous n’en savons pas plus qu’il y a cinq ans. L’hypothèse Los Angeles est toujours en tête de liste, mais c’est toujours une hypothèse. Le problème, c’est que je veux pas attendre plus longtemps. Je suis pratiquement arrivé à bout de patience, c’est tout.
— Et Tony ? Il s’impatiente lui aussi ? Il est tout chose à l’idée de taper dans le noir, hein ? Il veut aller au charbon sans savoir exactement où il est censé aller ?
— Il fera tout ce que je lui dirai de faire. Khalid l’a chargé à bloc. Il est comme une bombe prête à exploser.
— Comme une bombe. Prêt à exploser. Ah. Ah. » Ça avait presque l’air de l’amuser. Il avait une expression bizarrement sceptique et affichait un sourire qui n’en était pas tout à fait un.
Anson ne dit rien et se contenta d’affronter le regard de Ron. Et d’attendre. C’était un moment difficile. Il y avait chez son père un zeste d’espièglerie, une imprévisibilité de vif-argent à laquelle Anson n’avait jamais su répondre.
« Écoute-moi bien, dit alors Ron d’un ton solennel. Nous préparons cette attaque depuis des années, nous entraînons notre tueur avec l’idée de l’envoyer en mission dès que nous aurons exactement localisé le repaire du Numéro Un ; maintenant notre tueur est prêt mais nous n’avons toujours pas localisé sa cible, et tu voudrais l’envoyer là-bas quand même ? Aujourd’hui ? Demain ? C’est pas un peu prématuré, mon petit ? A-t-on seulement la certitude que le Numéro Un existe vraiment, sans parler du lieu où il se trouve ? »
Autant de coups de scalpel. La stupidité du jeune chef téméraire mise à nu, tout comme Anson l’avait redouté, prévu et même espéré. Il sentit le rouge lui monter aux joues. Dut rassembler tout son courage pour soutenir le regard de Ron. Il commençait à avoir mal à la tête.
« Ça fait des semaines que je sens monter la pression, p’pa, dit-il piteusement. Plus longtemps, même. J’ai l’impression que je laisse tomber le monde entier si je continue de retenir Tony comme ça. Et puis ça commence à cogner dans ma tête. Ça cogne en ce moment même.
— Prends une aspirine, alors. Prends-en deux. On en a encore plein. »
Anson recula comme s’il avait reçu un coup. Mais Ron feignit de ne pas s’en apercevoir. Il arborait à nouveau son sourire équivoque. « Écoute, Anson, les Entités sont là depuis quarante ans. Nous nous sommes tous retenus de réagir pendant tout ce temps. À part l’attaque laser suicidaire et insensée qui a déchaîné la Pandémie sur nous avant ta naissance et l’attentat réussi, et peut-être impossible à reproduire du seul Khalid, nous n’avons pas levé le petit doigt contre Elles pendant tout ce temps. Jusqu’à sa mort, ton grand-père n’a cessé de se désoler parce que notre planète avait été asservie par ces extraterrestres et qu’il ne savait que trop bien qu’il serait stupide de tenter la moindre action avant de savoir ce que nous faisions. Ton oncle Anse a mijoté des décennies durant sur cette montagne en noyant son chagrin dans l’alcool pour la même raison. J’ai géré la situation passablement bien, j’imagine, mais je ne suis pas éternel moi non plus, et tu ne crois pas que j’aimerais voir les Entités ficher le camp avant que je passe de l’autre côté ? Bref, on a tous eu notre petite leçon de patience à apprendre. Tu as quel âge, trente-cinq ans ?
— Trente-quatre.
— Trente-quatre ans. À cet âge-là, tu devrais déjà avoir appris à ne pas sortir de tes gonds.
— Je ne crois pas que je sois en train de sortir de mes gonds. J’ai seulement peur que Tony perde la forme si nous le retenons encore plus longtemps. Nous le gardons sous pression pour ce projet depuis sept ans. Il risque d’être surentraîné maintenant.
— Très bien. Alors, demain à l’aube, tu l’envoies à L.A. avec deux pistolets à la ceinture et une bandoulière pleine de grenades et il abordera la première Entité venue en disant : “Pardon, m’sieur, pouvez-vous me donner l’adresse du Numéro Un ?” C’est comme ça que tu vois les choses ? Si tu ne sais pas où est la cible, où vas-tu balancer ta bombe ?
— J’ai déjà réfléchi à tout ça.
— Et tu veux quand même l’envoyer au casse-pipe ? Tony est ton frère. C’est pas comme si t’en avais des tas d’autres. Tu es vraiment prêt à l’envoyer se faire tuer ?
— C’est un Carmichael, p’pa. Il a assumé les risques dès le début. »
Ron poussa un gémissement. « Un Carmichael ! Un Carmichael ! Mon Dieu, Anson, faut-il que j’entende cette connerie jusqu’à la fin de mes jours ? Ça veut dire quoi, être un Carmichael ? Désapprouver le comportement de ses propres enfants, comme le Colonel, et couper les ponts avec eux pendant des années ? Se décarcasser pour quelque idéal et s’abrutir dans l’alcool pour continuer à se supporter, comme Anse ? Ou terminer comme le frère du Colonel, Mike, qui était tellement travaillé par sa conception du comportement correct qu’il s’est trouvé une mort héroïque le jour où les Entités ont débarqué ? Est-ce que par hasard tu penses que Tony doit aller gaiement vers une mort certaine dans une mission délirante sous prétexte qu’il a eu la malchance d’être né dans une famille de maniaques de la discipline et de fanatiques de la réussite ? »
Horrifié, Anson ne pouvait détacher ses yeux de Ron. C’était là des paroles auxquelles ils ne s’attendait pas et qui le frappaient de plein fouet. Ron était écarlate, il tremblait, à la limite de l’apoplexie. Mais il finit par se calmer un peu.
« Allez, allez, allez, écoutez-moi ce vieux birbe délirer ! dit-il en affichant de nouveau son sourire mi-figue, mi-raisin. Ce festival de bruit et de fureur… Blague à part, Anson, je sais que tu veux être le général qui lancera la contre-offensive victorieuse contre les envahisseurs tant redoutés. C’est ce que nous voulions tous être, et tu le seras peut-être pour de vrai. Mais ne risque pas la vie de Tony trop tôt, d’accord ? Tu ne peux pas attendre d’avoir au moins une idée correcte de l’endroit où se trouve le Numéro Un ? Steve et Andy sont toujours en train d’essayer d’élaborer un processus de localisation précis, non ?
— C’est exactement ce que fait Steve, en effet. Avec l’aide occasionnelle d’Andy, chaque fois qu’il daigne s’intéresser au projet. Ils sont pratiquement sûrs que c’est à L.A. que le Numéro Un est planqué, probablement dans le centre-ville, mais ils ne peuvent pas préciser davantage. Et maintenant Steve me dit qu’il se heurte à un mur. Il croit qu’Andy est le seul bidouilleur assez qualifié pour passer au travers. Mais Andy est parti.
— Parti ?
— Il s’est tiré la nuit dernière. Il paraît qu’il a mis La-la enceinte et qu’il ne tenait pas traîner dans les parages.
— Non ! Le sale petit connard !
— Nous allons essayer de le retrouver et de le ramener. Mais nous ne savons même pas où le chercher.
— Eh bien, faites travailler vos méninges. Capturez-le, ramenez-le au ranch de gré ou de force et bouclez-le dans la salle des communications jusqu’à ce qu’il vous dise où se trouve exactement le Numéro Un : dans quel quartier, dans quel immeuble. Et alors seulement, envoyez Tony. Pas avant, pas avant de connaître l’adresse au numéro près. D’ac ? »
Anson se frotta la tempe droite. Ça cognait toujours autant là-dessous ? Peut-être. Un peu moins quand même. Un peu. « Alors tu crois que c’est vraiment de la folie de l’envoyer maintenant.
— Absolument, mon petit.
— C’est ce que je voulais t’entendre dire. »
Khalid montra du doigt le faucon qui arrivait par-dessus la crête de la montagne, porté par le vent de la mer, et dit : « Tu vois l’oiseau, là-haut ? Tue-le. »
Sans hésiter, Tony épaula son fusil, cadrant la cible, visant et pressant la détente dans un mouvement unique, enchaînement fluide dénué de précipitation. Le faucon, point noir piqué sur la carapace bleue du ciel, explosa dans un nuage de plumes et commença à dégringoler en chute libre vers la prairie caillouteuse où ils s’étaient postés.
Tony était parfait, songea Khalid. C’était une machine magnifique. Une machine signée Khalid, sans défaut, le plus bel objet qu’il ait jamais façonné. Un mécanisme superbement construit. « Très beau coup. À toi maintenant, Rachid. » Le garçon svelte à la peau ambrée qui se tenait à côté de Khalid épaula son fusil et tira sans même donner l’impression de viser. La balle toucha le faucon en plein poitrail et l’envoya virevolter sur une nouvelle trajectoire, vers la gauche, dans le sombre enchevêtrement des fourrés épineux qui couraient juste en dessous du sommet.
Khalid gratifia son fils d’un regard approbateur. Âgé de quatorze ans, il arrivait déjà à l’épaule de son père aux si longues jambes et s’avérait un tireur d’élite. Khalid l’emmenait souvent dans la montagne participer à ces séances d’entraînement avec Tony. Il adorait voir sa silhouette mince et athlétique, ses yeux verts intelligents et lumineux, son auréole de cheveux cuivrés. Rachid était parfait lui aussi, mais pas exactement comme Tony. Sa perfection était celle d’un être humain et non d’une machine.
Quel bonheur d’avoir un fils comme Rachid. C’était le garçon que Khalid aurait pu être si les circonstances avaient été différentes quand il était jeune. Rachid était sa deuxième chance.
Khalid demanda à Tony : « Et qu’est-ce que ça te fait d’avoir tué l’oiseau ?
— C’était un beau coup. Je suis content quand je tire aussi bien que ça.
— Et l’oiseau ? Qu’est-ce que tu penses de l’oiseau ?
— Pourquoi je penserais à l’oiseau ? L’oiseau n’était rien pour moi. »
Andy atteignit Los Angeles juste avant l’aube. La première chose qu’il fit après avoir franchi le mur à la porte de Santa Monica avec une fausse identification du LACON qu’il s’était fabriquée la semaine précédente fut de se brancher sur un terminal en libre service qu’il repéra au croisement de Wilshire et de la Cinquième. Il avait besoin de mettre à jour son plan de la ville. Il allait peut-être séjourner ici un certain temps, plusieurs mois au minimum, et il savait que les renseignements figurant déjà dans ses fichiers avaient de grandes chances d’être périmés. Il avait entendu dire que les Entités n’arrêtaient pas de modifier la configuration des rues ; qu’Elles barraient certaines voies qui avaient été des axes de circulation parfaitement adaptés pendant un siècle pour en ouvrir d’autres là où il n’y en avait jamais eu. Tout semblait cependant plus ou moins conforme à ses souvenirs.
Il composa le code d’accès pour la BAL de Sammo Borracho et dit : « Ici Megabyte, mon vieux pote. Je suis ici pour y rester et j’ai l’intention de monter une affaire. Alors, sois sympa et branche-moi sur Mary Canary, d’ac ? »
C’était la quatrième visite d’Andy à Los Angeles. La première fois, environ sept ans plus tôt, il y était entré clandestinement avec Tony et Nick, le fils de Charlie, dans la petite voiture de Charlie qu’Andy avait mis à leur disposition en simulant le code agréé par le logiciel de mise en marche. Tony et Nick, qui avaient à l’époque environ dix-neuf ans, avaient voulu descendre à L.A. pour trouver des filles, mission d’intérêt secondaire pour Andy, qui avait alors à peine treize ans. Mais ni Tony ni Nick n’avaient la moindre compétence en informatique et ils avaient accepté d’emmener Andy avec eux en échange de la mise à disposition du véhicule.
Les filles, ainsi qu’Andy s’en rendit compte lors de cette expédition, étaient plus intéressantes qu’il ne l’avait cru. Los Angeles en était rempli – c’était une ville gigantesque, plus vaste que tout ce qu’Andy avait jamais imaginé, avec au bas mot deux ou trois cent mille habitants, sinon plus – et Tony et Nick étaient tous les deux de grands et beaux gaillards qui ne mettaient pas longtemps à tomber les filles. Celles qu’ils trouvèrent, dans un secteur de Los Angeles appelé Van Nuys, avaient seize ans et s’appelaient Kandi et Darleen. La première était rousse et la seconde avait les cheveux teints en vert. Elles avaient l’air très stupides, encore plus bêtes que celles du ranch. Mais ça ne semblait pas gêner Nick ni Tony, et lorsqu’Andy réfléchit un peu à la question, il se dit qu’ils n’avaient pas de raison de se plaindre vu ce qu’ils étaient venus chercher là.
« T’en veux une aussi, pas vrai ? » lui demanda Tony avec un grand sourire. C’était à l’époque lointaine où Tony avait encore l’apparence d’un être humain, quelques mois avant que Khalid ne commence à lui enseigner sa délirante philosophie, laquelle, pour autant qu’Andy puisse s’en rendre compte, avait pratiquement fait de lui un androïde. « Darleen a une petite sœur. Elle va te montrer deux ou trois trucs, si ça t’intéresse.
— D’accord. » Andy n’avait pas hésité plus d’une fraction de seconde.
La sœur de Darleen s’appelait Delayne. Il lui dit qu’il avait quinze ans. Delayne ressemblait exactement à Darleen, sauf qu’elle avait deux ans de moins et était deux fois plus stupide. Elle avait sa chambre à elle, un matelas par terre, des trucs et des machins de nana dans tous les coins et tout un mur de photos de stars démodées.
Elle était bête mais Andy n’en avait cure. Il ne cherchait pas exactement la communion spirituelle avec elle. Il lui fit un clin d’œil et lui décocha ce qu’il espérait être un regard torride.
« Ah, tu veux jouer ? s’enquit-elle en battant des cils. Alors, viens ici. »
L’année précédente, Andy avait visionné une douzaine de vidéos pornos d’avant la Conquête qu’il avait trouvées planquées dans la bibliothèque en ligne d’un quidam de Sacramento et il avait donc une idée approximative de la manière de procéder, mais la chose se révéla un peu plus compliquée que les vidéos l’avaient laissé entendre. Il estima quand même s’en être tiré honorablement. Et c’était bien l’impression qu’il avait produite.
« Pas mal pour une première fois, lui avait dit Delayne après. Mais si, mais si, je le dis comme je le pense. Pas mal du tout. »
II ne lui avait pas caché son jeu, mais cela ne l’avait pas rebutée. Ce qui la fit considérablement remonter dans son estime. Peut-être, conclut-il, qu’elle n’était pas aussi stupide qu’il le pensait.
Il revint une deuxième fois à Los Angeles un an et demi plus tard, lorsqu’il se fut lassé d’essayer sur diverses cousines du ranch les trucs que lui avait enseignés Delayne. Jane, Ansonia et Cheryl étaient disposées à jouer avec lui, mais La-la non, et La-la, qui avait deux ans de plus qu’Andy, était la seule qui l’attirait vraiment, parce qu’elle était intelligente et dure, qu’elle avait la même sorte de tranchant que son père Charlie. Puisque La-la ne semblait pas vouloir se montrer coopérative et que batifoler avec Jane, Ansonia et Cheryl revenait plus ou moins à pratiquer la zoophilie avec des moutons, Andy prit la route pour essayer de retrouver Delayne.
Cette fois-ci, il partit seul, empruntant la voiture de son père, un modèle beaucoup plus récent que celle de Charlie, doté de la commande vocale.
« Los Angeles », énonça-t-il d’une voix grave et pleine d’autorité.
Et elle l’emmena à Los Angeles. Comme sur un tapis volant, ou presque. Il trouva Darleen, mais pas Delayne, car elle avait été surprise à commettre une infraction quelconque et transférée dans une équipe de travailleurs opérant à partir d’Ukiah, quelque part très loin dans le nord de l’État. Darleen était toutefois disposée à passer un jour ou deux à jouer avec lui. Elle s’ennuyait apparemment autant qu’Andy et ce fut pour elle un vrai cadeau de Noël.
Il visita la ville avec elle, ce qui lui permit d’avoir une bonne idée de son immensité. Il comprit alors que la métropole était composée de tout un chapelet de petites villes qui se rejoignaient en une agglomération gigantesque. Et en entendant leurs noms – Sherman Oaks, Van Nuys, Studio City, West Hollywood –, il commença à localiser plus concrètement certains des bidouilleurs avec qui il était en rapport depuis quelques années.
Ils le connaissaient sous le pseudo de Megabyte Monster, alias Mickey Megabyte. Lui connaissait Teddy Spaghetti de Sherman Oaks, Nicko Nihil, le « Nul » de Van Nuys, Green Hornet, le « Frelon vert » de Santa Monica, Sammo Borracho, le « Poivrot mexicain » de Culver City, Ding-Dong 666 de L.A. Ouest. Tout en roulant avec Darleen, Andy se connecta à une série de bornes d’accès très éloignées les unes des autres et annonça à ses confrères qu’il était dans les parages. « Je passe deux jours ici pour voir une fille que je connais », disait-il. Et il attendait ce qu’ils avaient à répondre. Pas grand-chose, à vrai dire. Pas d’invitation immédiate pour un face à face, un contact oculaire. La prudence était de rigueur quand il s’agissait de rencontrer physiquement d’autres clandestins du réseau qu’on ne connaissait que par voie électronique. Ils risquaient de ne pas être exactement comme on se les représentait. Certains pouvaient être des mouchards au service du LAGON, voire des Entités, qui se feraient un plaisir de vous balancer rien que pour se faire caresser le museau par leurs maîtres. D’autres des prédateurs. Ou des détraqués.
Mais Andy les sonda tous – et vice versa – et finit par décréter qu’il ne risquait rien à rencontrer Sammo Borracho de Culver City, pour commencer. Le personnage télématique de Sammo Borracho était un individu vif et intelligent qui était néanmoins toujours prêt à reconnaître la supériorité d’Andy en matière de décryptage des données.
« Tu sais comment on va à Culver City ? demanda Andy à Darleen.
— Et pourquoi tu veux y aller ? fit-elle avec une grimace. C’est drôlement loin.
— Y a là-bas quelqu’un avec qui j’ai besoin de parler face à face. Mais je peux me débrouiller tout seul si ça t’ennuie de me dire comment…
— Mais non. Je t’accompagne. De toute façon, y a qu’à continuer sur Sepulveda pendant des kilomètres et des kilomètres. On peut faire un petit bout de chemin sur l’autoroute, mais la chaussée est foutue à partir de l’échangeur de Santa Monica. »
Le trajet prit plus d’une heure, via tout un assortiment de localités, dont certaines étaient complètement détruites par le feu. Sammo Borracho, qui s’était toujours présenté télématiquement comme un gros Mexicain basané imbibé de tequila, était en réalité un petit jeune pâle et maigre, un peu nerveux, avec une broche d’implant à chaque bras et de discrets tatouages violets qui s’alignaient sur ses joues. Il n’était ni ivre, ni Mexicain et avait à peine deux ans de plus qu’Andy. Ils l’avaient rejoint comme convenu dans une salle de pachinko à l’ombre des ruines de San Diego Freeway. À la manière dont il reluquait Darleen, Andy s’imagina qu’il n’avait pas baisé depuis au moins trois ans – s’il avait déjà baisé.
« Je t’aurais cru plus vieux, déclara Sammo Borracho.
— Pareil pour toi. »
II dit à Sammo Borracho qu’il avait dix-neuf ans, avec un clin d’œil à Darleen pour lui imposer le silence, car elle pensait qu’il n’en avait que dix-sept. Il avait en réalité quatorze ans et demi. Sammo Borracho prétendait avoir vingt-trois ans. Andy lui en donnait tout au plus dix-sept.
« T’habites à San Francisco, c’est ça ? lui demanda Sammo Borracho.
— Exact.
— Chuis jamais allé là-haut. Y paraît qu’on se les gèle tout le temps.
— On fait avec, dit Andy, qui n’y était jamais allé non plus. Mais je commence en avoir marre.
— Tu penses à t’installer ici, hein ?
— Dans un an ou deux, peut-être.
— Fais-moi signe alors. J’ai des relations. Je connais deux rec-tifieurs. J’ai fait un peu de rectif moi-même, et je pourrais probablement en faire pour toi, si ça t’intéressait.
— Ça se pourrait.
— Des rectifieurs ? intervint Darleen en ouvrant de grands yeux. Tu connais des rectifieurs ?
— Pourquoi tu demandes ? dit Sammo Borracho. T’as besoin qu’on t’arrange quelque chose ? »
Andy, Darleen et Sammo Borracho passèrent la nuit ensemble chez ce dernier, dans la périphérie est de Culver City. C’était une expérience nouvelle pour Andy. Et très intéressante, à certains égards.
« Chaque fois que tu descends passer quelques jours à L.A., lui dit Sammo Borracho le lendemain matin, préviens-moi, mec. Je t’arrangerai les plans que tu veux. T’as qu’à me faire signe. »
La troisième visite à L.A. eut lieu deux ans plus tard, lors-qu’Andy apprit qu’on venait d’inventer de nouvelles interfaces adaptables à sa broche d’implant, versions qui avaient une capacité de biofiltration double de celle des anciennes. De quoi attirer son attention. D’abord, les progrès techniques se faisaient rares, ensuite, il était vital d’éliminer des implants le maximum d’impuretés d’origine biologique. La dernière grande percée, la fabrication d’anéroïdes mobiles, datait déjà de cinq ans et s’était accomplie dans des laboratoires quislings sous l’égide des Entités. La nouvelle interface était le produit de la bonne vieille technologie humaine pure et dure.
Il se trouva qu’il n’y avait que deux endroits où Andy pouvait se faire installer cette interface : la vieille vallée du Silicium juste au sud de San Francisco, ou Los Angeles. Il se rappela ce que Sammo Borracho avait dit du temps à San Francisco. Andy avait horreur du froid ; et c’était peut être aussi le moment de revoir Darleen. Il subtilisa la voiture paternelle sans trop de mal et partit pour Los Angeles.
Darleen n’habitait plus dans la vallée de San Fernando. Après un festival de codes d’accès en cascade qui lui ouvrirent les fichiers LAGON des permis de séjour, Andy la retrouva à Culver City, en ménage avec Sammo Borracho. Delayne avait quitté le camp de travail d’Ukiah grâce aux bons offices d’un rectifieur et habitait là elle aussi. Sammo Borracho était apparemment un bidouilleur comblé.
Tu peux me renvoyer l’ascenseur, mon pote, songea Andy.
« Alors tu viens t’installer au sud, finalement ? » lui demanda Sammo Borracho, un rien inquiet de cette éventualité, comme s’il croyait qu’Andy avait l’intention de récupérer une des filles, voire les deux.
« Pas encore, mec. Je suis là en vacances, c’est tout. Mais je m’suis dit que je profiterais bien de l’occase pour me faire monter une de ces nouvelles bio-interfaces. Tu connais un installateur ?
— Bien sûr », dit Sammo Borracho sans prendre la peine de cacher son soulagement en voyant que c’était tout ce qu’Andy voulait de lui.
Andy se fit monter sa nouvelle interface dans le centre-ville de L.A. L’installateur de Sammo Borracho était un petit bossu à la voix douce et chantante et aux yeux d’aigle, qui exécuta toute l’opération à la main, sans compas, sans microscope. En plus, Sammo Borracho laissa Andy lui emprunter Delayne pour deux nuits. Quand il commença à s’ennuyer avec elle, il rentra au ranch.
« Si un jour tu veux descendre à L.A. et te mettre à ton compte comme rectifieur, mec, fais-moi signe », dit Sammo Borracho, comme d’habitude, pendant qu’Andy s’apprêtait à partir.
Et voilà qu’il était de retour dans la ville tentaculaire et sur le point de s’installer à son compte. Le ranch, c’était fini pour lui.
Certes, La-la avait basculé dans ses bras. Et en beauté : six mois de nuits torrides et de l’action à revendre. Trop, justement, parce que maintenant elle était en cloque et parlait de l’épouser et d’avoir des tas de gosses. Pas exactement l’avenir qu’Andy s’imaginait. Adieu, La-la. Adieu, Rancho Carmichael. Andy se tire dans le grand méchant monde.
Sammo Borracho habitait à présent à Venice, une ville tout au bord de l’océan avec des rues étroites et de vieilles maisons pittoresques, juste au bout de la route après Santa Monica. Il s’était un peu étoffé, débarrassé de ses tatouages ringards et présentait dans l’ensemble tous les signes extérieurs de l’homme prospère et heureux. Il occupait une belle maison à deux blocs seulement du bord de mer, pleine de soleil et de brise marine, avec trois pièces bourrées d’un matériel impressionnant et une concubine de charme nommée Linda, une rousse longue et efflanquée comme un lévrier. Sammo Borracho ne dit pas un mot sur Darleen ni sur Delayne, et Andy ne lui posa pas de questions. C’était apparemment de l’histoire ancienne ; Sammo Borracho était en train de se faire une place au soleil.
« Tu vas avoir besoin d’un territoire, expliqua-t-il à Andy. Quelque part à l’est de La Brea, je suppose. On a déjà assez de rectifieurs qui font le West Side. Comme tu le sais, l’attribution des territoires est l’affaire de Mary Canary. Je vais te brancher sur elle ; elle s’occupera de tout. »
Andy ne tarda pas à découvrir que Mary Canary était aussi féminine que Sammo Borracho mexicain. Andy s’entretint brièvement en ligne avec « elle » et ils convinrent de se rencontrer à Beverly Hills, à l’endroit où Santa Monica Boulevard coupe Wils-hire Avenue. Quand il arriva à l’endroit indiqué, il trouva un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux bruns, à la peau luisante, qui l’attendait là, une casquette de base-bail bleue aux armes des Los Angeles Dodgers vissée à l’envers sur la tête. La casquette inversée des Dodgers était le signe convenu qu’Andy était censé chercher.
« Je sais qui tu es », lâcha tout de go Mary Canary. Sa voix était grave et rocailleuse, la voix d’un dur, une voix de gangster de série B. « Je veux que tu le saches, tout simplement. À la première entourloupe, tu seras réexpédié dans ta douillette petite planque familiale à Santa Barbara, et en plusieurs morceaux.
— Je suis de San Francisco, pas de Santa Barbara, répliqua Andy.
— Bien sûr ! Va pour San Francisco. Seulement j’aimerais que tu comprennes que je sais que c’est faux. Maintenant, passons aux choses sérieuses. »
II existait donc une corporation structurée des rectifieurs, dont Mary Canary était l’un des grands maîtres. Vu que Sammo Borracho répondait de lui et que sa réputation l’avait fait connaître de divers autres membres de la corporation à Los Angeles, Andy fut facilement accepté. Son territoire, l’informa Mary Canary, serait circonscrit au nord par Beverly Boulevard, au sud par Olympic Boulevard, à l’ouest par Crenshaw Boulevard et à l’est par Normandie Avenue. Ce qui devait faire un turf d’une belle surface, même si Andy se doutait bien que ce n’était pas forcément le secteur le plus lucratif de la ville.
Dans les limites de ce territoire, il était libre de solliciter tous les contrats de rectification qu’il oserait prendre. La corporation lui fournirait le savoir-faire de base dont il aurait besoin pour accomplir le tout-venant des opérations de rectification, et il se chargerait du reste comme bon lui semblerait. En contrepartie, il verserait à la corporation une commission de trente pour cent sur ses revenus bruts la première année et de quinze pour cent les années suivantes. À vie.
« N’essaie pas de nous rouler, l’avertit Mary Canary. Je sais que t’es un as, crois-moi. Mais nos mecs ne sont pas des crétins non plus, et s’il y a une chose que nous ne tolérons pas, c’est un bidouilleur qui essaie de dissimuler des revenus. Tu joues le jeu, tu paies ce que tu dois, voilà ce que je te conseille fortement. »
Et il adressa à Andy un regard qui disait de la manière la plus explicite : Nous sommes pleinement conscients de vos talents de bidouilleur, monsieur Andy Gannett, et nous allons donc vous avoir à l’œil. Vous n’avez pas intérêt à déconner.
Andy n’avait pas l’intention de déconner. Pas dans l’immédiat, en tout cas.
Par une journée de vent et de frimas, trois semaines après le départ d’Andy pour Los Angeles, une de ces mornes journées du milieu de l’hiver où le ranch était sauvagement battu par la tourmente qui s’était déchaînée depuis l’Alaska et avait ravagé la Côte Ouest sur toute sa longueur avant de viser le Mexique, Cassandra entra sans frapper, une heure avant l’aube, dans la petite chambre austère et monastique où Anson Carmichael passait ses nuits depuis la mort de Raven. « Tu ferais bien de venir tout de suite, lui dit-elle. Ton père est en train de mourir. »
Anson se réveilla aussitôt. Un frisson de surprise le parcourut, mêlé à un peu de colère. « Mais tu m’avais dit qu’il allait s’en tirer ! s’écria-t-il d’un ton de reproche.
— Eh bien, je m’étais trompée. »
Ils se hâtèrent dans les couloirs. Dehors, le vent soufflait en tempête et la grêle tambourinait sur les fenêtres.
Ron, assis dans son lit, semblait encore conscient, mais Anson constata immédiatement qu’un changement s’était produit au cours des douze dernières heures. On aurait dit que les muscles faciaux de son père étaient en train de se relâcher. Son visage était à présent étrangement lisse et flasque, comme si les rides que le temps y avait creusées avaient disparu du jour au lendemain. Ses yeux fixaient bizarrement le vide, à croire qu’ils avaient du mal à accommoder ; et il souriait, comme d’habitude, mais ce sourire semblait basculer vers le côté gauche de sa bouche. Ses mains reposaient mollement sur les couvertures, de chaque côté de son corps, d’une manière quasi surréelle : il aurait pu être en train de poser pour son propre monument funéraire. Anson ne pouvait s’empêcher de penser qu’il regardait un homme en suspens entre deux mondes.
« Anson ? dit Ron d’une voix faible.
— Je suis là, p’pa. »
Sa propre voix lui semblait d’un calme hors de propos. Mais qu’est-ce que je suis censé faire ? se demanda Anson. Pleurnicher et pousser des cris ? M’arracher les cheveux ? Déchirer mes vêtements ?
Une sorte de gloussement sortit de la bouche de son père. « C’est marrant, dit Ron si doucement qu’Anson dut se forcer pour l’entendre. J’étais tellement méchant que je me disais que je vivrais éternellement. J’étais un mauvais sujet, oui, vraiment. C’est les bons qui sont censés mourir jeunes.
— Tu n’es pas en train de mourir, p’pa !
— Mais si. Je suis déjà mort jusqu’aux genoux, et ça remonte à toute vitesse. J’en suis moi-même tout surpris, mais qu’est-ce que je peux faire ? Quand l’heure est arrivée, elle est arrivée. Ne faisons pas semblant de ne pas y croire, mon petit. » Un temps, puis : « Écoute-moi, Anson. Tout t’appartient, maintenant. Tu es le chef : le Carmichael de l’heure. De l’époque. Le nouveau Colonel. Et c’est toi qui vas finalement réussir le coup, pas vrai ? »
Nouvelle pause. Un sorte de froncement de sourcils. Il entrait dans quelque autre espace. « Parce que… les Entités… les Entités… tu sais, j’ai essayé, Anse… j’ai essayé, nom de Dieu… »
Anson ouvrit de grands yeux. Ron ne l’avait jamais appelé « Anse ». À qui s’adressait-il ?
« Les Entités… »
Encore un silence. Très long, cette fois.
« Je t’écoute, p’pa. »
Ce sourire. Ces yeux.
Ce silence qui n’en finissait pas.
« Papa ?
— Il ne dira plus rien, Anson », l’informa tranquillement Cassandra. J’ai essayé, Anse… j’ai essayé, nom de Dieu…
Khalid sculpta une splendide pierre tombale presque du jour au lendemain. Anson veilla à qu’il orthographie Jeffrey correctement. Toute la communauté se rassembla dans le cimetière – il pleuvait encore le jour de l’enterrement – et Rosalie prononça quelques paroles à la mémoire de son frère. Puis Paul parla, suivi de Peggy, et ce fut au tour d’Anson, qui n’alla pas plus loin que : « II était bien meilleur qu’il ne le croyait… » avant de se mordre la lèvre et d’empoigner la pelle.
Un brouillard de chagrin flotta autour d’Anson des jours durant. La disparition de Ron l’avait laissé dans un bizarre état d’apesanteur, affranchi qu’il était du contrôle exercé par la présence constante de son père, par sa sagesse, sa verve si élégante, son aplomb et son équilibre. Cette perte était considérable et irrévocable.
C’est alors, sans que disparaisse l’émotion du deuil, qu’un nouveau sentiment commença à s’emparer de lui, l’insolite impression d’avoir été libéré. Comme s’il était resté emprisonné toutes ces années, incrusté à l’intérieur de la personnalité complexe, enjouée et changeante de Ron. Lui – digne, sérieux jusqu’à la maladresse – ne s’était jamais, sur quelque plan que ce soit, senti l’égal de Ron le flamboyant. Mais celui-ci était mort à présent. Anson n’avait plus besoin de redouter la désapprobation de cet esprit actif et imprévisible. Maintenant, il pouvait faire tout ce qu’il voulait.
Tout. Et tout ce qu’il vouait, c’était chasser les Entités de la planète.
Les paroles de son père mourant résonnèrent dans son esprit :
… Les Entités… les Entités…
…Et c’est toi qui vas finalement réussir le coup, pas vrai ?…
… C’est toi qui… c’est toi… toi… toi…
Anson joua avec ces paroles, les déplaça, les bouscula, les inversa et les remit dans l’ordre. Ce serait lui qui… Ron et le Colonel, l’un comme l’autre – et Anse aussi, d’une certaine manière –, avaient vécu toutes ces années dans l’expectative, suspendus dans une inaction exaspérante, à rêver d’un monde débarrassé des Entités mais sans jamais se décider, pour une raison ou une autre, à donner l’ordre de lancer une contre-attaque. Or c’était lui qui commandait à présent. C’était lui le Carmichael de l’époque, avait dit Ron. Devait-il lui aussi se résigner à vivre dans l’attente ? À subir éternellement le lent cycle des saisons sur cette montagne en attendant le moment idéal pour frapper ? Il n’y aurait jamais de moment idéal. Il fallait simplement qu’ils choisissent un moment, idéal ou pas, pour se mettre enfin à riposter aux envahisseurs.
Il n’y avait plus personne pour le retenir. C’était une pensée un peu affolante, certes, mais libératrice. La mort de Ron était comme le signal pour passer à l’action.
Il se surprit à se demander si ce n’était pas là une sorte de réaction excessive et pathologique au décès de son père.
Non, conclut Anson. Non. C’était simplement que l’heure était venue de frapper un grand coup.
Dans sa tête, ça recommençait à cogner. Ah, cette atroce pression, ce tambourinement à l’intérieur du crâne ! L’heure est arrivée, semblait-il dire. Ne temporisons plus. C’est le moment.
Maintenant.
Ou jamais.
Anson attendit deux semaines après l’enterrement.
Un beau matin lumineux et vivifiant, il entra d’un pas décidé dans la chambre des cartes. « Très bien, dit-il, en promenant son regard sur Steve, Charlie, Paul, Peggy et Mike. Je crois que le moment de démarrer la procédure est arrivé. J’envoie Tony à L.A. exécuter le Numéro Un. »
Personne ne protesta. Personne n’osa. C’était Anson qui avait la main. Il affichait ce regard féroce qui lui venait lorsque quelque chose commençait à palpiter sous son crâne, l’irréfutable pulsion qui lui disait de se dépêcher de sauver la planète.
Là-bas, à L.A., ça marchait très fort pour Andy, ou du moins assez fort. Mickey Megabyte, rectifieur d’élite. C’était autre chose que de poireauter au ranch en écoutant bêler les moutons.
Il trouva un petit appartement au beau milieu de son territoire, juste en bas de Wilshire Avenue, et y passa les deux premiers jours à se demander comment les gens qui avaient besoin des services d’un rectifieur sauraient le trouver. Mais ils savaient. Il n’eut pas besoin de battre la campagne pour décrocher des contrats. La première semaine, il fit quatre rectifications, se coulant sans bavure dans le système pour effacer une suspension de permis de conduire au profit d’un homme qui habitait sur Coun-try Club Drive, annuler un énigmatique refus d’autorisation de mariage pour un couple de Koreatown, permettre à un homme à qui on avait arbitrairement interdit de sortir de Los Angeles d’aller voir sa famille au Nouveau-Mexique – les Entités étaient de plus en plus sévères dans le contrôle des déplacements, Dieu seul savait pourquoi, mais qui avait jamais pu comprendre les motifs des Entités ? – et faciliter une promotion et une augmentation de salaire pour un policier de la route du LACON qui entretenait deux familles à deux extrémités opposées de la ville.
Là, c’était peut-être pousser le bouchon un peu loin que de faire une fleur à un homme du LACON, mais le type s’était pointé chez Andy avec des références fournies par Mary Canary indiquant qu’on ne risquait rien à prendre ce contrat, et Andy se déclara partant. Et ça marcha. Comme pour les autres. Tout le monde paya dans les délais, Andy balança obligeamment et immédiatement sa commission sur le compte de la corporation et tout se passa pour le mieux.
La carrière de Mickey Megabyte, rectifieur, avait donc commencé. De l’argent facilement gagné sans trop se tuer à la tâche. Au bout d’un moment – il en était conscient –, lui viendrait l’envie de s’attaquer à quelque chose de plus motivant. Andy ne comptait pas passer sa vie ainsi, après tout. Son intention était d’accumuler des comptes bancaires un peu partout sur le continent et de s’écrire ensuite une autorisation de sortie pour se tirer de L.A. et visiter un peu le vaste monde.
Mais une surprise l’attendait après la quatrième rectification. Un des employés de Mary Canary débarqua pour lui dire. « T’aimes faire les choses un peu trop bien, pas vrai, môme ?
— Quoi ?
— Personne t’a rien dit ? Tu peux pas réussir tes rectifs à tous les coups, bordel ! Si tu continues, tu vas forcément attirer l’attention des Entités, et c’est pas vraiment ce que tu cherches, non ? Ni ce qu’on attend de toi. »
Andy avait du mal à comprendre. « Je dois écrire des rectifs foireuses de temps en temps, c’est ça que tu veux dire ? Des rectifs qui aboutissent pas ?
— Exactement. Enfin, deux ou trois, quoi. Je sais, je sais qu’avec toi c’est une question d’honneur professionnel. T’as une réputation à maintenir et tu veux faire bonne impression. Ouais, mais tu fais trop bonne impression, tu vois ce que je veux dire ? T’as intérêt à piger. En plus, tu fais de l’ombre à tout le monde, parce que t’es le seul à faire un boulot parfait. Si ça commence à se savoir en ville, les clients vont rappliquer des autres quartiers et tu vois le problème. Alors, tu fais deux ou trois rectifs en bois de temps en temps ; tu laisses un client le bec dans l’eau, vu ? C’est pour ton bien. D’accord ? D’accord ? »
Dur, de s’entendre dire qu’il fallait éviter la perfection. C’était contraire à sa nature de saboter le boulot. Mais il faudrait qu’il allonge vite fait une ou deux rectifs merdiques, histoire de faire plaisir aux gusses de la corpo.
Au début de la deuxième semaine, une femme vint le trouver pour se faire muter à San Diego. Jolie, vingt-huit ou trente ans, elle bossait dans la section judiciaire du LACON, avait une raison quelconque pour changer de ville mais n’arrivait pas à trouver le piston nécessaire. Tessa, elle s’appelait. Des cheveux roux bouffants, des lèvres rouges et charnues, un sourire agréable, bien foutue avec ça. Sympa. Il avait toujours eu un faible pour les femmes plus âgées.
Andy n’était pas rassuré de voir tant de gens du LACON venir lui demander des rectifications. Mais cette femme avait elle aussi une lettre de recommandation en bonne et due forme.
Il commença à lui bidouiller sa rectif.
Puis il dit, en songeant aux cheveux roux, au corps superbe, à la semaine et demie qu’il venait de passer à dormir tout seul dans cette grande ville inconnue : « Vous savez, Tessa, j’ai une idée. Supposons que je concocte un transfert pour nous deux, pour la Floride, ou peut-être le Mexique. Ça serait pas mal, le Mexique, hein ? Cuernavaca, Acapulco, quelque part au soleil. » C’était une impulsion soudaine, incontrôlée. Et merde ! Qui ne risque rien n’a rien. « On pourrait se prendre des petites vacances sympas vous et moi, d’ac ? Et quand on rentrerait, vous iriez à San Diego, où dans la ville de votre choix, et… »
Andy vit tout de suite sa réaction ; elle n’était pas favorable.
« Je vous en prie », dit-elle d’une voix polaire, pincée. Elle avait laissé son aimable sourire au vestiaire et le fusillait carrément du regard. « On m’a dit que vous étiez un professionnel. Essayer de draguer les clientes n’est pas très professionnel.
— Excusez-moi. Il se peut que je me sois laissé un peu emporter.
— C’est San Diego que je veux, d’accord ? Et en solo, si ça ne vous gêne pas.
— D’accord, Tessa. D’accord. »
Elle continuait de le toiser d’un air sévère, comme s’il avait baissé son froc devant elle, ou pis encore. Soudain, la colère le saisit. Peut-être qu’il s’était effectivement laissé emporter, d’accord. Qu’il avait fait un écart, oui. Mais ça ne donnait pas le droit à cette nana de le regarder comme ça, hein ? Hein ? Il se sentait agressé d’avoir à affronter ce regard uniquement parce qu’il s’était un peu écarté du droit chemin.
Il était censé écrire deux ou trois rectifs qui n’aboutissaient pas, lui avait dit le type de chez Mary Canary. Il n’avait qu’à saloper son code un tout petit peu – une fois n’est pas coutume –, injecter une microdose d’erreur.
Très bien. Autant commencer par elle. Et merde. On verra bien. Il lui rédigea une autorisation de sortie pour San Diego. Et y inséra un tout petit bogue, vers la fin, qui foutait en l’air tout l’ensemble. Un bogue vraiment minuscule, même pas une ligne de code. Mais qui produirait l’effet voulu. Ça lui ferait les pieds, à cette grognasse. Il n’aimait pas que les gens le regardent comme ça.
Ce fut Mark, le fils aîné de Paul Carmichael, qui conduisit Tony à Los Angeles, en roulant vers l’est sur la petite route qui traversait Fillmore et Castaic jusqu’à l’endroit où elle rencontrait les vestiges de l’Interstate 5, puis plein sud ensuite. Steve Gannett avait conclu que l’emplacement le plus vraisemblable du sanctuaire du Numéro Un était le secteur nord-est de L.A., délimité par Hollywood Freeway au nord, Harbor Freeway à l’ouest, le Mur à l’est et Vernon Boulevard au sud.
À l’intérieur de cette zone, disait Steve, l’emplacement le plus probable se situait en plein dans l’ancien quartier des affaires du centre-ville. Il disposait de toutes sortes de chiffres basés sur les observations des vecteurs de déplacement des Entités, données qui prouvaient, au moins à sa satisfaction personnelle, qu’un certain immeuble à deux blocs au sud du vieux Civic Center était l’endroit recherché. Mark le déposa donc devant le Mur à la porte d’East Valley, là où Burbank jouxtait Glendale ; impossible de s’approcher davantage du centre-ville. Mark resterait là à attendre, des jours durant s’il le fallait, tandis que Tony entrerait dans la ville à pied et progresserait sans faiblir vers la zone désignée comme cible.
« Donne-moi un bip », dit Mark lorsque Tony sortit de la voiture.
Tony leva le bras avec un grand sourire.
« Bip, dit-il. Bip. Bip. Bip. Bip.
— C’est bon, dit Mark. T’es sur l’écran là où y faut. » Ils avaient placé dans l’avant-bras de Tony un implant avec locali-seur incorporé conçu par l’un des meilleurs spécialistes de San Francisco, qui s’était déplacé au ranch pour l’installer. Lisa Gannett l’avait programmé pour qu’il émette son signal directement dans le réseau téléphonique de la ville. Ils pourraient ainsi suivre Tony à la trace partout où il irait. Mark à partir de la voiture, Steve ou Lisa à partir du centre de communications du ranch. « Bon, dit Mark. T’es fin prêt, hein ?
— Bip », fit de nouveau Tony.
Puis il s’éloigna en direction du Mur.
Mark le regarda partir. Tony ne se retourna pas. Il s’approcha de la porte d’un pas rapide et décidé. Lorsqu’il y parvint, il passa son implant sur la borne de contrôle et lui fit lire le code d’accès que Lisa avait écrit pour lui.
La porte s’ouvrit. Tony entra dans Los Angeles. Il était minuit passé de quelques minutes. Son heure de gloire était enfin à sa portée.
Il était prêt. Plus que prêt : Tony était mûr.
Il portait dans son sac à dos un engin explosif miniaturisé, assez puissant pour dévaster une demi-douzaine de blocs. Tout ce qui lui restait à faire était de trouver l’immeuble où Steve croyait avoir localisé la cachette du Numéro Un, y poser la bombe, s’éloigner rapidement puis envoyer le signal, un train d’impulsions unique, apparemment dénué de sens, qui indiquerait à ceux du ranch qu’ils pouvaient faire exploser l’engin au moment de leur choix.
Khalid avait passé près de sept ans à le former en vue de cette opération, purgeant de la conscience de Tony tout ce qui avait pu y résider auparavant pour le remplacer par un tranquille dévouement à l’action brute et irréfléchie. Et tout le monde espérait que Tony était à présent complètement et correctement programmé. À Los Angeles, il s’acquitterait de ses tâches de la manière dont un balai ramasse les feuilles mortes dispersées sur un trottoir, sans porter plus d’attention à ce qui l’avait amené là ou aux conséquences d’une mission réussie que le balai n’en porte aux feuilles mortes ou au trottoir.
« II est à l’intérieur du Mur, dit Mark sur son téléphone de voiture. Il avance. »
Ceux du ranch pouvaient le suivre aussi.
« II est à l’intérieur du Mur, dit Steve en montrant le point jaune sur l’écran, puis le point rouge. Ça, c’est Mark, qui attend dans la bagnole juste à l’extérieur du Mur. Et ça, c’est Tony.
— Et maintenant, on attend, si j’ai bien compris, dit Anson. Mais est-ce que son esprit est suffisamment vide ? Je me demande si on peut aller là-bas, dans la gueule du loup, et coller une bombe sur un immeuble sans réfléchir du tout à ce qu’on est en train de faire. »
Steve leva les yeux de l’écran. « Tu sais ce que Khalid dirait dans ce cas-là ? “Tout est dans les mains d’Allah.”
— Exactement », approuva Anson.
Tony progressait lentement vers le centre dans l’obscurité de la ville, lentement, toujours plus au sud, longeant des fantômes d’autoroutes silencieuses, des immeubles de bureaux gigantesques et déserts, morts et obscurs, vestiges d’une époque qui semblait désormais préhistorique. L’ordinateur intégré à son avant-bras modulait de discrets signaux sonores. Steve le guidait depuis Santa Barbara ; il contrôlait sa progression sur l’écran et le faisait avancer de rue en rue comme le pion robotisé qu’il était devenu. Un son aigu lui disait de tourner à gauche. Un son grave, de tourner à droite. Finalement, il entendrait une série de trois sons aigus ; il devrait alors extraire le petit paquet de son sac à dos et le coller au mur de l’immeuble qui serait exactement en face de lui. Après quoi, il était censé s’éloigner en vitesse du site en revenant sur ses pas.
Ici, les rues étaient pratiquement désertes. De temps en temps, une voiture ; de temps en temps, un des chariots flottants des Entités avec une ou deux silhouettes luminescentes debout à l’intérieur. Tony les regardait passer sans aucune curiosité. La curiosité était un luxe dont il avait depuis longtemps appris à se passer. Tourner à gauche à l’intersection. Oui. À droite à la prochaine. Maintenant, tout droit sur dix blocs jusqu’à ce que les monstrueux piliers d’une autoroute surélevée lui barrent le chemin. Steve, depuis sa lointaine montagne, le dirigea avec ses tonalités presque inaudibles vers un passage souterrain qui s’ouvrait sous les jambages éléphantesques de l’autoroute et le conduisit de l’autre côté. Toujours plus avant.
Mark, en faction dans la voiture à l’extérieur du Mur, suivait les bips émis par l’implant de Tony ; ils se traduisaient en taches lumineuses sur l’écran intégré au tableau de bord. Au ranch, Steve les suivait aussi. Anson se tenait à côté de lui et surveillait l’écran.
« Tu sais, dit Anson d’une voix enrouée, interrompant un long silence à quatre heures du matin, ça ne peut pas marcher.
— Quoi ? » Décontenancé, Steve leva les yeux du moniteur. La sueur ruisselait sur le visage d’Anson, lui donnant un aspect luisant et cireux. Ses yeux étaient exorbités. Des muscles se nouaient le long de sa mâchoire. Il avait vraiment un air très bizarre.
« Le problème, expliqua Anson, c’est que l’idée de base est fausse. Je m’en aperçois maintenant. C’est de la folie pure d’imaginer que nous pourrions démolir toute l’organisation extraterrestre rien qu’en éliminant l’Entité au sommet. Steve, j’ai envoyé Tony se faire tuer pour rien.
— Peut-être que tu devrais te reposer un peu. Pas besoin d’être deux pour surveiller l’écran.
— Steve, écoute-moi. Tout ça, c’est une erreur gigantesque.
— Pour l’amour du ciel, Anson ! T’as perdu la tête, ou quoi ? Tu as soutenu le projet dès le début. Merde, c’est vraiment pas le moment de dire des trucs pareils ! De toute façon, Tony va s’en tirer.
— Vraiment ?
— Regarde : il progresse d’une manière très fluide, il a déjà dépassé le Civic Center, il se rapproche de l’immeuble où je pense que se trouve le Numéro Un, il fait du bon boulot, et pas le moindre signe d’une interception. Si les Entités savaient qu’il se balade avec une bombe aussi près que ça de la planque de leur Numéro Un, Elles l’auraient déjà coincé, hein ? Encore cinq minutes, et l’affaire est dans le sac. Et une fois que nous aurons tué le Numéro Un, Elles vont toutes déjanter sous le choc. Tu le sais, Anson. Leurs esprits sont tous interconnectés.
— Tu en es sûr ? Qu’est-ce qu’on en sait, au juste ? On ne sait même pas si le Numéro Un existe, pour commencer. S’il n’est pas dans cet immeuble, ça peut leur être égal que Tony soit armé ou non. Et même si le Numéro Un existe effectivement et qu’il soit précisément planqué là où tu dis, même si les Entités sont toutes télépathiquement interconnectées, comment pouvons-nous être sûrs de ce qui se passera si nous le tuons ? En dehors d’horribles représailles, bien entendu. Nous supposons qu’Elles vont toutes s’aplatir et pleurer une fois le Numéro Un éliminé. Et si ça ne se passe pas comme ça ? »
Brusquement angoissé, Steve se passa la main dans ce qui lui restait de cheveux. Son cousin était apparemment en train de piquer une crise juste sous ses yeux.
« T’arrêtes un peu, Anson ? C’est trop tard pour débiter des conneries pareilles au point où on en est.
— Mais c’est peut-être pas des conneries ! J’ai soudain l’impression qu’emporté par ma putain d’impatience de frapper un grand coup, j’ai fait quelque chose de très, très stupide. Que mon père et mon grand-père ont eu l’intelligence de ne pas tenter… Rappelle-le, Steve.
— Hein ?
— Sors-le de là.
— Nom de Dieu, Anson, mais il est déjà pratiquement sur les lieux. Une rue avant, on dirait. Peut-être moins que ça.
— Je m’en fous. Fais-lui faire demi-tour. C’est un ordre. » Steve montra l’écran. « II a déjà fait demi-tour. Tu vois ces points qui clignotent ? Il est en train de signaler qu’il a placé l’explosif. Il s’éloigne de la zone dangereuse. Donc, c’est parti. Je vais pouvoir mettre à feu dans cinq minutes environ. Ça serait con de ne pas le faire, maintenant que la bombe est posée. » Anson ne répondit pas. Il se mit à se masser les tempes, la tête entre les mains.
« Très bien, dit-il avec une évidente mauvaise grâce. Tu mets à feu. »
Tony entendit le bruit s’élever derrière lui, d’abord un sorte de sifflement bizarre, puis un choc amorti, puis la première partie de la déflagration, puis le reste, un bruit assourdissant, douloureux pour les tympans. Il en eut des picotements dans les oreilles. Il sentit passer sur lui le souffle d’une brise torride. Pressa le pas. Il avait dû y avoir une explosion, se dit-il. Oui. Une explosion, certainement. Il y avait eu une explosion là-bas. Et maintenant, il fallait qu’il retourne au Mur, passe la porte, retrouve Mark et regagne le ranch. Oui.
Mais brusquement, des silhouettes se dressèrent en travers de son chemin. Trois, quatre, cinq humains en uniforme gris du LACON. Ils semblaient avoir jailli du trottoir devant lui, comme s’ils le suivaient depuis le début et attendaient le moment propice pour se manifester.
« Monsieur ? dit l’un d’entre eux avec une politesse excessive. Puis-je contrôler votre identité, monsieur ? »
« II est sorti de l’écran, dit Mark depuis sa voiture. Je ne sais pas ce qui s’est passé.
— La bombe a explosé, n’est-ce pas ? demanda Steve.
— Absolument. Je l’ai entendue ici.
— Il est sorti de mon écran aussi. Se pourrait-il qu’il ait été touché par l’explosion ?
— J’avais l’impression qu’il était déjà à bonne distance du site quand la bombe a explosé, dit Mark.
— Moi aussi. Mais où…
— Attends, Steve. Un chariot des Entités est en train de passer. Y en a trois dedans.
— Qui présentent des signes d’affolement, de choc ?
— Absolument normales. Je crois que je ferais mieux de partir d’ici. »
Steve regarda Anson. « Tu entends ?
— Oui.
— Des Entités passent dans un chariot. Aucune trace d’un comportement anormal. Je crois que le site que nous avons fait sauter n’était peut-être pas le bon.
Anson opina d’un geste las. « Et Tony ?
— Sorti de l’écran. Allah seul sait où il est. »
Dans les trois jours qui suivirent celui où Andy avait rédigé la rectification sabotée pour la rousse aux cheveux flous, il en composa trois de correctes pour d’autres personnes en butte à divers ennuis. Il s’imaginait que c’était là la proportion idéale pour faire plaisir à la corporation : une rectif en bois pour cinq ou six de correctes.
Il se demanda ce qui était arrivé à la cliente lorsqu’elle s’était pointée devant le Mur et avait montré son autorisation de sortie super-chouette, celle qu’il lui avait rédigée pour transférer son domicile à San Diego. Le contrôleur d’accès n’avait pas dû être d’accord. Et ensuite ? Direction le camp de travail pour tentative d’utilisation d’une autorisation falsifiée. Très vraisemblablement. Dommage, Tessa. Mais les rectifieurs n’offraient pas de garanties. C’était très clair dès le départ. Si on engageait un pro, il fallait comprendre qu’il y avait certains risques, pour soi-même comme pour l’homme de l’art. Et ce n’était pas comme si le client disposait d’un quelconque recours. On ne pouvait pas payer un zigue pour faire des trucs illégaux à votre intention et se plaindre ensuite de la qualité du travail. Les rectifieurs ne remboursaient pas les clients mécontents.
Pauvre Mlle Tessa, songea-t-il. Pauvre, pauvre Tessa. Il l’évacua de son esprit. Chacun ses problèmes. Elle n’était qu’un contrat qui n’avait pas abouti.
Peu après l’épisode Tessa, Andy décréta qu’il était grand temps de commencer à se gratter un petit pécule sur le dos de ses patrons. Mary Canary et sa bande n’avaient pas vraiment besoin de lui écrémer ses bénéfices à ce point. Il en mettrait un peu à gauche, ni vu ni connu, et ça pourrait faire une somme rondelette. Sauf que bientôt certains indices lui firent comprendre que les autres étaient peut-être en train de l’espionner, histoire de vérifier ses comptes. De la routine ? Ou se doutaient-ils de quelque chose ? Il n’en savait rien. Il rédigea donc une mignonne procédure d’effacement qui les laisserait dans l’ignorance. Mais il décréta également qu’il en avait sa claque de Los Angeles. Il n’aimait guère la ville. C’était peut-être le moment d’aller voir ailleurs, qui sait ? Phoenix ? La Nouvelle-Orléans ? Acapulco ?
Un endroit où il faisait chaud, en tout cas. Andy n’avait jamais aimé le froid.
Au ranch, Anson attendait un signe lui prouvant que l’explosion de Los Angeles avait été suivie d’effets.
Quelle sorte de représailles y aurait-il – arrestations, rafles, épidémies, perturbations de la fourniture du courant électrique ? – et quand se produiraient-elles ? Les Entités allaient certainement envoyer à l’humanité un message lui signifiant qu’il était inacceptable de faire exploser des bombes au milieu d’une de leurs capitales terrestres.
Il n’y avait apparemment pas de représailles.
Anson les attendit pendant une semaine. Pendant des semaines.
Mais rien ne se produisit. Le monde continua de tourner comme avant. Tony ne réapparut pas ni ne put être retrouvé par l’intermédiaire du Réseau ; ce n’était pas une surprise. À part ça, tout était normal.
Il lui était presque insupportable de penser à Tony. Des vagues de culpabilité nauséeuses déferlaient sur lui, lui donnaient le vertige et le faisaient chanceler chaque fois qu’il s’autorisait à s’attarder sur le destin probable de son frère.
Anson ne pouvait comprendre comment il avait pu agir sur la foi de si maigres informations – ou comment il avait pu si froidement laisser son frère aller à la mort. « J’aurais dû y aller moi-même, répétait-il à qui voulait l’entendre. Je n’aurais jamais dû le laisser prendre ce risque.
— Les Entités ne t’auraient pas laissé approcher à moins de quinze bornes du Numéro Un, lui disait Steve. Tu aurais diffusé tes intentions tout le long du chemin. »
Et Khalid : « Tu n’aurais jamais pu y arriver, Anson. C’est Tony qui devait partir. Pas toi. Jamais de la vie. »
Peu à peu, Anson finit par reconnaître la justesse de ce jugement, mais pas avant que sa morosité ait atteint une telle profondeur dans le découragement que Steve, Mike et Cassandra envisagèrent sérieusement de le surveiller au cas où il aurait des velléités de suicide. On n’en arriva jamais là, mais le nuage noir qui s’était posé sur Anson n’avait pas l’air près de se dissiper.
Pourquoi n’y avait-il pas eu de réaction à l’attentat ? Quelles étaient les intentions des Entités ? L’énigme restait entière. Anson ne trouvait pas de réponse à ces questions.
C’était presque comme si Elles se moquaient de lui en refusant de riposter. Comme si elles lui disaient : Nous savons ce que tu as essayé de faire, mais nous nous en fichons. Nous n’avons rien à craindre d’insectes de ton espèce. Nous sommes trop supérieures à toi pour éprouver ne serait-ce que de la colère. Nous sommes tout et tu n’es rien.
Ou peut-être que non. Peut-être que ce n’était pas du tout comme ça.
Le trait essentiel des extraterrestres, se remémora Anson, c’est qu’ils ne sont pas de ce monde. Tout ce que nous pouvons penser à leur sujet est faux. Nous ne les comprendrons jamais. Jamais. Jamais. Jamais.
Jamais.