II y avait onze ans que Khalid était arrivé au ranch en compagnie de Cindy, et dix ans qu’il avait épousé Jill lorsqu’il révéla enfin à tout un chacun ce qu’il avait fait pour mériter d’être emprisonné par les Entités.
Onze ans.
Trente-trois depuis la Conquête. Inviolable, sacro-saint, le ranch flottait toujours au-dessus du monde meurtri comme une île suspendue dans les airs. Quelque part au dehors se trouvaient les imprenables enclaves des Entités, à l’intérieur desquelles les créatures conquérantes venues d’outre-espace vaquaient aux insondables activités impliquées par l’occupation de la planète conquise, occupation qui durait maintenant depuis un tiers de siècle sans relâchement ni explication. Quelque part au dehors, des équipes d’ouvriers travaillant dans des conditions qui équivalaient à l’esclavage dressaient d’énormes murailles autour de toutes les grandes métropoles de la Terre et, sous la férule de contremaîtres humains qui prenaient leurs ordres des extraterrestres, faisaient des tas d’autres choses dont personne ne pouvait appréhender le but. Et quelque part au dehors aussi, il y avait des camps de prisonniers dans lesquels des milliers ou des centaines de milliers de gens qui avaient enfreint un quelconque règlement obscur et inexplicable édicté par les monarques stellaires de la Terre étaient détenus au hasard de leurs caprices.
Ici, cependant, les Carmichael étaient au-dessus du monde. Il était désormais rare qu’un des membres de la famille quitte sa résidence au sommet de la montagne. Les limites du ranch étaient à présent beaucoup moins strictes ; le domaine des Carmichael s’était étendu vers l’extérieur et, dans une certaine mesure, vers le bas – vers les coteaux dépeuplés des alentours. Ils passaient leurs journées à cultiver des tomates et du maïs, à élever des moutons, des cochons et des bataillons de nouveaux bébés Carmichael. La procréation était en fait une activité essentielle. Le ranch grouillait d’enfants, les générations se bousculaient. Autre activité principale, évoquant une machine qu’on aurait aveuglément mise en marche sans savoir comment l’arrêter : faire semblant d’animer une Résistance qui consistait surtout en l’émission de chapelets de messages électroniques résolus et toniques à l’adresse d’autres groupes de Résistants dispersés dans le monde. Les Entités, plus opaques que jamais, devaient sûrement être au courant de ce qui se passait là-haut, mais elles s’abstenaient d’agir.
Les Carmichael vivaient dans un tel isolement que lorsqu’un étranger ou un espion entra par effraction dans leur domaine entouré de murailles quelques années après l’arrivée de Khalid, ce fut un événement totalement ahurissant, une intrusion sans précédent de la réalité dans leur sphère enchantée. Charlie le retrouva rapidement, l’abattit et la vie reprit son cours. Le monde continua de tourner pour les Carmichael invaincus au flanc de leur montagne comme pour les Terriens asservis en dessous d’eux.
Onze années. Pour Khalid, elles n’avaient duré qu’un instant.
Les Carmichael avaient désormais pratiquement oublié l’histoire de la détention de Khalid. Celui-ci vivait parmi eux comme un Martien au milieu des humains avec Jill, presque aussi martienne que lui, dans un chalet isolé à leur usage exclusif que Mike et Anson leur avaient construit derrière le potager. C’était là que Khalid passait ses journées à modeler des sculptures, grandes et petites, en pierre, en argile ou à base de morceaux de bois, là qu’il traçait des esquisses et s’apprenait à broyer des pigments pour en faire des couleurs et à peindre avec ; Jill et lui élevaient leur tribu d’enfants surnaturellement beaux, et jamais personne, pas même Khalid, ne se préoccupait trop de son mystérieux passé. Le passé n’était pas un lieu que Khalid tenait à visiter. Il ne recelait pas de chers souvenirs. Khalid préférait vivre un instant à la fois sans regarder ni devant ni derrière lui. Cependant, les passés d’autrui débordaient sur lui tout le temps, parce qu’il y avait seulement quelques pas à faire entre son chalet et le cimetière du ranch, sis à l’écart dans une petite enceinte naturelle caillouteuse fermée par des rochers, sorte de canyon en cul-de-sac juste à gauche de la parcelle dévolue aux légumes. Khalid allait souvent s’y asseoir au milieu des défunts ; là, il regardait au loin en ne pensant absolument à rien.
La vue dont on jouissait depuis le cimetière s’y prêtait à merveille. Le petit canyon encaissé s’évasait au bas de sa pente en un canyon latéral plus vaste sur le versant ouest de la montagne, incliné non pas vers la ville de Santa Barbara mais vers la montagne suivante de la chaîne qui s’étirait parallèlement à la côte. On pouvait donc, adossé à la pente escarpée, plonger du regard au profond du ciel bleu où tournoyaient les faucons sans rencontrer guère d’obstacles, hormis la lointaine masse gris-brun de la montagne d’en face, celle qui bordait le ranch à l’ouest.
Les pierres tombales poussaient comme des champignons tout autour de lui, mais il n’en avait cure. Il n’avait pas plus peur des morts que des vivants. Et de toute façon, la plupart de ces gens lui étaient inconnus.
La stèle la plus grande et la plus ouvragée appartenait à la tombe du colonel Anson Carmichael III, 1943-2027. Il y avait toujours des fleurs fraîches sur cette sépulture, chaque jour de l’année. Khalid croyait comprendre que le Colonel avait été le patriarche de cette communauté. Il était mort un jour ou deux après son arrivée au ranch. Khalid ne l’avait jamais rencontré.
Pas plus qu’il n’avait vu le capitaine Anson Carmichael IV, 1964-2024. Anson – les gens d’ici adoraient ce prénom. La communauté en était remplie. Le fils aîné de Ron Carmichael était un Anson ; le fils de Steve Gannett aussi, même si tout le monde l’appelait Andy. Et Khalid pensait qu’il y en avait d’autres II y avait tellement d’enfants qu’on avait du mal à s’y retrouver” Jill avait insisté pour que Khalid lui-même donne ce prénom à l’un de ses fils : Rachid Anson Burke. Le personnage qui occupait la tombe devant lui, communément appelé « Anse », fils aîné de l’illustre Colonel, était mort avant son père. Triste histoire, manifestement, dont personne n’avait exposé les détails à Khalid. Jill ne parlait jamais d’Anse, bien qu’elle soit sa fille.
La mère de Jill était inhumée à côté de son mari : Carole Mar-tinson Carmichael, 1969-2034. Khalid se souvenait d’elle comme d’une femme mince, pâle, déprimée, version usée et abîmée de sa superbe fille. Elle n’avait jamais grand-chose à dire. Khalid avait lui-même sculpté la stèle : deux anges ailés à l’intérieur d’une couronne tarabiscotée. Jill l’avait voulu ainsi. Juste derrière les tombes d’Anse et de Carole se trouvait celle d’une certaine Helena Carmichael Boyce, 1979-2021 – sur qui Khalid ne savait absolument rien –, et non loin de là, la sépulture du premier mari de Jill, le mystérieux Théodore Quarles, 1975-2023, dit « Ted ».
Tout ce que Khalid savait de Théodore Quarles était qu’il y avait une grande différence d’âge entre lui et Jill, qu’ils étaient mariés depuis environ un an lorsqu’il avait été tué par un éboule-ment lors d’un hiver tourmenté. Encore un homme dont Jill ne parlait jamais ; mais Khalid n’y voyait pas d’inconvénient non plus. Il ne trouvait aucun intérêt à en savoir plus sur Théodore Quarles qu’il n’en savait déjà – qu’il ait existé lui suffisait.
Et puis il y avait les tombes des divers enfants de la famille morts prématurément dans ce petit village à flanc de montagne qui n’avait pas de médecin. Cinq, six, sept pierres tombales de petite taille, sur une seule rangée. Elles aussi étaient habituellement fleuries. Mais il n’y avait jamais de fleurs sur la tombe voisine, celle de l’intrus anonyme – un espion quisling, peut-être -que Charlie avait tué six ou sept ans plus tôt après l’avoir surpris en train de rôder dans le local informatique. Ron avait insisté pour qu’il reçoive une sépulture convenable, mais il avait été vivement pris à partie par Charlie ; ils s’étaient disputés pendant des heures jusqu’à ce que le jeune Anson réussisse à les calmer. Seule une borne grossière distinguait la tombe. Elle était adossée à la paroi latérale du petit canyon et personne ne s’en approchait jamais.
C’était aussi dans cette partie du cimetière que se trouvaient deux stèles que Khalid avait lui-même dressées deux ans plus tôt. Il n’avait demandé la permission à personne. Et pourquoi donc ? Il habitait là lui aussi. Il en avait le droit.
L’une des stèles marquait l’emplacement de la tombe d’Aïcha. Bien sûr, il n’avait pas la confirmation définitive de sa mort. Mais il n’avait pas non plus de raison particulière de penser qu’elle vivait encore et il tenait à ce que sa mémoire soit honorée en ce lieu d’une manière ou d’une autre. C’était la seule personne dans tout l’univers qui ait jamais compté à ses yeux. Il lui sculpta donc une belle pierre tombale, avec des motifs raffinés à base d’arabesques entrelacées. Rien de figuratif : pas d’images gravées pour la pieuse Aïcha. Et il inscrivit en caractères gras, juste au milieu, AÏCHA KHAN. Avec quelques vers du Coran en dessous – en anglais, car Khalid avait oublié presque entièrement le peu d’arabe qu’Iskander Mustafa Ali avait réussi à lui apprendre : Allah soit loué, Seigneur de l’Univers. Toi seul nous adorons, et à Toi seul nous demandons secours. Pas de dates. Il ne savait pas quelles dates mettre.
L’autre stèle érigée par Khalid était plus simplement décorée et portait une inscription plus brève :
YASMINA. Mère de Khalid.
Pas de noms de famille. Il avait horreur du sien ; et même si Yasmina avait été mariée à Richie Burke, ce dont il doutait, il ne voulait pas voir ce nom sur sa pierre tombale. Il aurait pu l’appeler « Yasmina Khan ». Mais il lui semblait gênant que la mère et le fils aient des patronymes différents, aussi les supprima-t-il tous les deux. Pas de dates non plus. Khalid savait quand Yasmina était morte parce ce que c’était le jour de sa propre naissance, mais il n’était pas sûr de l’âge qu’elle avait alors. Elle était jeune, il n’en savait pas plus. Quelle importance, d’ailleurs ? La seule chose qui comptait était qu’on se souvienne d’elle.
L’observant tandis qu’il sculptait la stèle, Jill lui avait demandé : « Et tu vas en faire une pour ton père aussi ?
— Non. Pas pour lui. »
II rendait visite aux tombes d’Aïcha et de Yasmina par une lumineuse journée perdue au milieu d’un de ces interminables étés gorgés de soleil qui assaillaient chaque année le ranch dès février ou mars, lorsque, sans prévenir, Jill apparut sur la partie en pente du cimetière, là où se trouvait l’entrée, accompagnée d’un des enfants, la petite Khalifa, qui avait cinq ans.
« Tu es en train de prier, dit Jill. Je t’ai interrompu.
— Non. J’ai terminé. »
Khalid venait ici tous les vendredis et, penché au-dessus des deux tombes, prononçait quelques citations du Coran – citations reconstituées tant bien que mal à partir des lointains souvenirs des leçons prises à Salisbury auprès d’Iskander Mustafa Ali. Le jour où sonneront la première et la deuxième Trompettes, disait Khalid, tous les cours seront remplis d’effroi et tous les yeux s’écarquilleront dans une terreur respectueuse. Il disait ensuite : Lorsque le ciel se déchirera, lorsque les astres se disperseront et que les océans se réuniront, lorsque les tombes seront bouleversées, alors chaque âme saura ce qu’elle a fait et ce qu’elle n’a pas fait. Puis : Ce jour-là, certains auront le visage rayonnant, souriant et plein d’allégresse, car ils vivront en Paradis. Et ce jour-là le visage des autres sera voilé de ténèbres et couvert de poussière. C’était tout ce dont il se souvenait et il savait qu’il avait assemblé ces formules pêle-mêle à partir de différentes sections du Livre ; mais ses compétences s’arrêtaient là et il croyait qu’Allah ne lui en tiendrait pas rigueur, quand bien même nul n’était censé modifier le moindre mot des Écritures, parce qu’il ne pouvait faire mieux et qu’Allah n’exigeait pas de vous plus qu’il n’était possible.
Jill était pieds nus et ne portait qu’une bande d’étoffe bleue autour de la taille et une autre sur les seins. Khalifa ne portait rien du tout. On avait en ces temps-là du mal à trouver du tissu et les vêtements s’usaient bien trop vite ; quand il faisait chaud, les petits enfants se promenaient tout nus et la plupart des jeunes Carmichael adultes ne portaient que le strict minimum. À quarante ans, Jill se considérait toujours comme une jeune Carmichael ; elle avait beau avoir mis cinq enfants au monde et en porter les marques, sa silhouette élancée évoquait encore la jeunesse.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Khalid.
Ce devait être suffisamment inhabituel pour amener Jill en ce lieu pendant qu’il faisait ses prières. Car chacun veillait tout particulièrement à respecter l’intimité de l’autre.
« Khalifa dit qu’elle a vu une Entité. »
Voilà qui était assurément inhabituel, songea Khalid. Il regarda l’enfant. Elle n’avait pas l’air particulièrement bouleversée. Plutôt très calme, en fait.
« Ah oui, une Entité ? Et ça s’est passé où ?
— Elle dit que c’est à la pataugeoire. L’Entité est entrée dans la mare avec elle et a fait gicler de l’eau de tous les côtés. Elle a joué avec la petite et lui a parlé un bon bout de temps. Et puis elle l’a prise dans ses bras, l’a emmenée en voyage dans le ciel et l’a ramenée.
— Tu crois vraiment à ça ? » demanda Khalid.
Jill haussa les épaules. « Pas nécessairement. Mais comment savoir si c’est arrivé ou pas ? Je croyais que tu le saurais, toi. Et si Elles commençaient à fureter dans les parages ?
— C’est possible. »
Jill était comme ça : elle ne portait pas de jugements, ne tirait pas de conclusions. Elle traversait la vie en flottant comme un Globule et touchait rarement le sol. Parfois, Khalid et elle passaient des jours d’affilée sans se parler, même si tout allait bien entre eux ; dans ces périodes-là, ils se retrouvaient au lit tous les soirs plus naturellement et passionnément que jamais. En onze ans de vie commune, Khalid n’avait jamais tenté de pénétrer les pensées intérieures de Jill, et réciproquement. Chacun respectait l’intimité de l’autre. Ils étaient faits du même bois.
Il s’agenouilla près de la petite fille et lui demanda gentiment : « Alors, tu as vu une Entité ?
— Oui. Elle m’a fait voler dans l’espace. »
Khalifa était la plus belle de ses cinq remarquables enfants. Une vraie figure d’ange. Elle combinait ce qu’il y avait de mieux dans la blonde et pâle beauté de sa mère et dans les traits hybrides, plus exotiques de son père. Ses membres allongés annonçaient déjà une prodigieuse stature ; sa chevelure était une chatoyante toison dorée aux reflets de bronze ; ses yeux faisaient penser à deux gemmes bleu-vert ; sa peau transparente conservait une trace subtile du teint fauve de Khalid, un rougeoiement sous-cutané rappelant le cuivre bruni.
« Elle était comment, cette Entité ? s’enquit-il.
— Un peu comme un lion, et un peu comme un chameau. Elle avait des ailes qui brillaient et une longue queue de serpent. Elle était rosé partout et très grande.
— Grande comment ?
— Aussi grande que toi. Peut-être un petit peu plus grande, même. »
Ses grands yeux étaient sérieux et sincères. Mais c’était forcément une fable. Il n’y avait pas d’Entités correspondant à ce signalement. À moins, bien sûr, qu’une nouvelle espèce soit récemment arrivée sur Terre.
« Tu as eu peur ? poursuivit Khalid.
— Un peu. Elle faisait un peu peur, je crois. Mais elle a dit qu’elle me ferait pas de mal si je restais tranquille. Elle a dit qu’elle voulait jouer avec moi, c’est tout.
— Jouer ?
— On a joué à s’éclabousser, et puis on a dansé en rond dans la mare. Elle m’a demandé comment je m’appelais et comment s’appelaient ma maman et mon papa et des tas d’autres choses que je me rappelle pas. Après, elle m’a emmenée dans l’espace. On est allées sur la Lune et puis on est revenues. J’ai vu des châteaux et des rivières sur la Lune. Elle a dit qu’elle reviendrait pour mon anniversaire et qu’elle m’emmènerait encore dans l’espace.
— Sur la Lune ?
— Sur la Lune, sur Mars et des tas d’autres endroits. » Khalid hocha la tête. Il considéra quelques instants les traits angéliques de Khalifa et s’émerveilla à la pensée des visions qui se bousculaient derrière ce petit front lisse. Puis il reprit : « Comment tu sais à quoi ressemblent les lions et les chameaux ?
— C’est Andy qui m’en a parlé », répondit-elle presque sans hésiter.
Andy. Maintenant, tout s’expliquait. Son cousin Andy, douze ans, le fils de Steve et de Lisa, était une bouillonnante fontaine de fantasmes débridés. Trop intelligent pour que ça lui rapporte quoi que ce soit, éternellement en train de jouer les sorciers de l’informatique et de créer toutes sortes de gadgets inouïs. Et son regard avait quelque chose de diabolique, même quand il n’était qu’un bébé.
« Andy t’a parlé des lions et des chameaux ?
— Il m’a montré des images sur l’écran de sa machine. Et il m’a raconté des histoires. Andy raconte beaucoup d’histoires.
— Ah, fit Khalid en décochant un regard à Jill. Est-ce qu’Andy te raconte aussi des histoires sur les Entités ?
— Des fois.
— Et ça, c’est une histoire qu’il t’a racontée ?
— Oh, non. C’est arrivé pour de vrai.
— À toi, ou à Andy ?
— À moi ! À moi ! » Elle était indignée. Elle lui lança un regard irrité, furieux même, comme si elle était agacée de voir sa parole mise en doute. Mais soudain, tout changea. Une expression d’incertitude, voire de peur apparut sur son visage d’enfant. Sa lèvre inférieure se mit à trembler. Elle était au bord des larmes. « Je… j’avais juré de pas t’en parler. J’aurais pas dû. La seule à qui j’en ai parlé, c’est maman, et c’est elle qui t’en a parlé. Mais l’Entité m’avait dit de raconter à personne ce qui s’était passé, ou alors elle me tuerait. Elle va pas me tuer, hein, Khalid ?
— Non, mon enfant, dit-il en souriant. Ça n’arrivera pas.
— J’ai peur. » Elle était à présent au bord des larmes.
« Mais non. Rien ne va te tuer. Ecoute-moi, Khalifa : si cette prétendue Entité ou toute autre sorte de créature revient ici et t’embête encore, tu me le dis tout de suite et moi je la tue. J’ai déjà tué une Entité une fois dans ma vie, et je peux recommencer. Alors, tu n’as pas de raison d’avoir peur.
— Tu tuerais une Entité, vraiment ?
— Si elle essayait de t’embêter, oui. Instinctivement, je le ferais. » II l’attira contre lui, la souleva, la serra sur son coeur puis la reposa doucement, lui tapota son petit derrière nu, lui dit encore une fois de ne pas s’inquiéter au sujet de l’Entité et la renvoya à la maison.
Puis, se tournant vers Jill : « Cet Andy ne fait que des bêtises. Il faudrait que je le voie pour lui dire de ne pas bourrer le crâne de la petite avec ses idées loufoques. »
Jill le regardait d’un air bizarre.
« J’ai dit une connerie ?
— Andy n’est pas le seul à lui bourrer le crâne d’idées loufoques, à mon avis. Pourquoi lui avoir raconté que tu as déjà tué une Entité ?
— Rien de loufoque là-dedans. C’est la vérité.
— Allez, Khalid.
— À ton avis, qu’est-ce qui m’a valu de me faire boucler par les Entités ? Souviens-toi, j’étais un détenu en cavale quand j’ai débarqué ici. » Jill le regardait comme s’il s’était mis à s’exprimer dans une langue inconnue. Mais, songea Khalid, il était grand temps qu’il lui parle de cela. « II y a bien des années, poursuivit-il, en Angleterre, une Entité a été abattue sur une route de campagne. C’est moi qui avais fait le coup. Mais Elles n’avaient aucun moyen de le savoir, alors il y a eu une rafle générale dans la région et tous les gens ont été exécutés ou déportés dans des camps. Cindy est la seule personne à qui j’en aie jamais parlé. Je ne suis pas sûr qu’elle m’ait cru. » Jill continuait de le fixer. « Qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne crois pas que j’aurais pu faire un truc comme ça ?
— Si, dit-elle finalement. Je crois que si. »
II trouva Andy exactement là où il s’attendait à le trouver, sur un banc devant le local informatique, en train de bricoler sur un de ses ordinateurs portables. Le gamin, comme son père, comme son grand-père, semblait n’exister que pour l’informatique ; et il écrivait probablement des programmes dans son sommeil, en plus.
« Andy ?
— Une minute, Khalid.
— Il faut que je te parle.
— Une minute, merde ! »
Calmement, Khalid abaissa la main et pressa un bouton sur le clavier. L’écran s’éteignit. Le gamin lui jeta un regard féroce et se releva d’un bond, les poings serrés. Il était grand pour son âge et très bien développé, mais Khalid, nullement ébranlé, était prêt à riposter. Il n’irait certes pas jusqu’à frapper Andy – frapper un gosse de douze ans, ça rappellerait trop Richie –, mais il le maîtriserait, si nécessaire, jusqu’à ce que sa colère se soit dissipée.
Heureusement, Andy retrouva vite son sang-froid. « T’aurais pas dû faire ça, Khalid, dit-il d’un ton aigre. T’aurais pu effacer ce que j’étais en train d’écrire.
— Quand un adulte te dit de faire attention, tu fais attention. C’est la règle ici. Alors, ne me traite plus par-dessous la jambe quand je t’informe que veux te parler. Qu’est-ce que tu étais en train de faire ? D’espionner les conversations secrètes des Entités ? »
La colère d’Andy retomba. « À ton service », lui dit-il en grimaçant un sourire insolent.
Le gamin était nu. Khalid en était gêné. Andy n’avait peut-être que douze ans, mais son corps était déjà celui d’un homme ; il aurait dû se couvrir. La pensée que cet homme-enfant nu ait pu jouer avec sa petite fille également nue et lui raconter des fariboles ne le réjouissait pas outre mesure.
« Khalifa me dit que tu inventes des histoires très intéressantes sur des espèces nouvelles d’Entités, commença-t-il. En particulier une qui ressemble un peu à un lion et un peu à un chameau.
— Y a rien de mal là-dedans.
— C’est vrai, alors ?
— Bien sûr. Je montre aux mômes toutes sortes de graphismes.
— Fais-moi voir. »
Andy ralluma l’ordinateur. Quatre lignes de caractères brillants ourlés de flammes embrasèrent aussitôt l’écran :
PROPRIÉTÉ PRIVÉE D’ANSON CARMICHAEL GANNETT BAS LES PATTES, CONNARD ! OUI, TOI ! ! !
Il appuya sur une touche, puis sur une autre, et encore une autre, et une image d’un réalisme frappant commença à se former sur l’écran. Un animal mythique, apparemment, avec le faciès allongé et comique d’un chameau, les griffes féroces d’un lion, les ailes splendides d’un aigle et une longue queue reptilienne. Andy ajouta rapidement les détails jusqu’à ce que la créature soit quasi tridimensionnelle. Prête à crever l’écran et à se mettre à danser autour d’eux. Elle tournait la tête latéralement, leur souriait, louchait, faisait les gros yeux, exhibait une rangée de crocs luisants qu’aucun chameau n’avait jamais possédée.
Comment le gamin avait-il fabriqué ça ? Khalid ne connaissait presque rien à l’informatique. C’était pour lui comme de la magie, de la magie noire. L’ouvre d’un djinn – un des djinns malfaisants. L’ouvre d’un démon.
« C’est quoi, cette créature ?
— Un griffon. Je l’ai trouvé dans un texte de mythologie. C’est moi qui ai rajouté la tête de chameau, pour m’amuser.
— Et tu as dit à Khalifa que c’était une Entité ?
— Euh… c’est elle qui a eu l’idée, pas moi. Je lui montrais des graphismes, c’est tout. Elle t’a dit que j’avais appelé ça une Entité ?
— Elle a dit qu’elle avait vu une Entité, qu’elle était venue la trouver, avait joué avec elle et l’avait emmenée sur la Lune. Et des tas d’autres trucs délirants. Mais elle a dit aussi tu lui as montré pas mal de choses comme ça sur ton ordinateur.
— Et alors ? Où est le problème, Khalid ?
— Elle est encore toute petite. Elle n’a pas encore appris à distinguer la réalité de la fiction. Ne l’embrouille pas avec tes histoires, Andy !
— Faut pas que je lui raconte d’histoires, c’est ça que tu veux me dire ?
— Ne lui embrouille pas la tête, voilà ce que je veux te dire… Et puis, habille-toi un peu. Tu es trop vieux pour te balader avec tout ton bazar à l’air. »
Khalid s’éloigna rapidement. Il était troublé d’avoir à donner des ordres à des jeunes gens sur un ton agressif. Cela faisait remonter à la surface de vieux souvenirs désagréables.
Mais ce gosse, Andy… il fallait que quelqu’un lui impose un minimum de discipline. Khalid savait qu’il n’était pas fait pour ce rôle ; n’empêche qu’il fallait que quelqu’un intervienne. Andy était trop sauvage, trop insolent. Son esprit de rébellion s’accentuait de semaine en semaine. D’accord, il était très bon en informatique ; excellent, prodigieux, même. Mais Khalid n’en voyait pas moins sa sauvagerie et s’étonnait d’être le seul à la voir. Andy faisait déjà pratiquement tout ce qu’il voulait ; comment serait-il plus tard ? Serait-il le premier Carmichael quisling ? Le premier borgmann de la famille ?
Il s’écoula près d’un an avant que l’histoire que Khalid avait racontée à Jill ait des répercussions. Il avait complètement oublié la conversation qui l’avait amené à son aveu.
Il était en train de sculpter une statue de Jill dans une dalle de manzanita rouge, la dernière d’une série qu’il avait produite au fil des années. De petites assemblées de statues – tout un peuple de Jill – s’alignaient autour du chalet par groupes de trois et de quatre. Jill debout, Jill agenouillée, Jill en train de courir, figée en pleine foulée, ses longs cheveux ondulant derrière elle, Jill étendue, le coude sur le sol, la tête reposant sur son poing ; Jill avec un bébé au creux de chaque bras ; Jill endormie. Dans toutes ces poses, elle était nue. Et elle était exactement semblable d’une statue à l’autre ; c’était toujours la Jill juvénile des premiers jours de Khalid au ranch, la Jill au visage lisse, non encore marqué, au ventre plat, aux seins fermes et haut perchés. Il la faisait poser pour chaque nouvelle statue, mais ne la montrait que sous sa forme première et non sous sa forme actuelle.
Elle avait fini par s’en rendre compte et le lui avait dit. « C’est ainsi que je te verrai toujours », lui avait-il expliqué. Elle n’en continuait pas moins de poser pour lui, même s’il était conscient que cela n’était pas nécessaire, puisque ses sculptures rendaient hommage à la Jill qu’il avait dans la tête.
Elle participait à une de ces séances par un beau matin de printemps doux et humide, lorsque Tony, le fils cadet de Ron Carmichael, qui allait sur ses vingt ans, grand garçon musclé, décontracté, avec une crinière léonine de cheveux dorés qui lui descendait sur les épaules, s’approcha de Khalid. Il n’accorda qu’un vague coup d’œil à Jill qui se tenait nue, les bras écartés et la tête tournée vers le ciel comme si elle allait s’envoler. Tous les gens qui passaient près du chalet de Khalid étaient habitués à la voir poser.
Khalid leva les yeux.
« Mon frère voudrait te parler, dit Tony. Il est dans la chambre des cartes.
— Oui. Tout de suite. » Et Khalid remit ses ciseaux dans leur coffre.
La chambre des cartes était une salle spacieuse et aérée du corps principal de bâtiments, la dernière de la série de pièces de l’aile qui se déployait à la gauche de la salle à manger. Le Colonel, longtemps auparavant, en avait couvert les murs lambrissés d’acajou d’une importante collection de cartes et de graphiques militaires datant de la guerre du Viêt-nam – plans de champs de bataille, de villes et de ports encadrés sous verre, d’où surgissaient, fermement soulignés en rouge, des noms bizarres et insolites qui avaient dû jadis être terriblement importants : Haiphong, Cam Rahn, Phan Rang, Pleiku, Khe Sahn, la Drang, Bin Dinh, Hué. Il en émanait une agréable ambiance stratégique et, vers la fin de la vie du Colonel, Ron Carmichael en avait fait le quartier général des opérations de la Résistance. Une ligne téléphonique directe posée par Steve et Lisa Gannett la reliait au centre de communications derrière la maison.
Une meute de Carmichael se trouvait là lorsque Khalid entra. Assis les uns à côté des autres comme une assemblée de juges derrière le grand bureau incurvé recouvert de cuir, ils le regardaient tous avec une intensité particulière, comme ils auraient regardé un monstre mythologique qui se serait égaré dans la pièce. Trois d’entre eux étaient des Carmichael pur jus : Mike, le plus aimable des deux frères de Jill, et ses cousins Leslyn et Anson, deux des enfants de Ron. Steve Gannett était là lui aussi : une sorte de Carmichael, certes, mais pas aussi Carmichael que les autres – trop grassouillet, trop chauve, et les yeux d’une autre couleur. Khalid ne se souciait pas toujours de mémoriser correctement les liens de parenté entre tous ces gens. Le destin avait décrété qu’il devait vivre parmi eux, et même épouser l’une des leurs et avoir des enfants avec elle ; mais cela ne lui donnait pas pour autant le sentiment d’appartenir pour de vrai à leur famille. Anson siégeait au centre du groupe. Khalid avait cru comprendre que ces derniers mois, son père Ron commençant à se faire vieux, Anson avait fini par prendre la direction des opérations. Plus jeune que Mike, Charlie et leur sœur Jill, beaucoup plus jeune que Steve, il n’avait pas encore tout à fait trente ans ; mais c’était manifestement lui qui commandait à présent, le Carmichael des Carmichael, celui qui avait la force nécessaire pour donner les ordres, celui qui ne laissait jamais passer une occasion. C’était un grand gaillard, au visage large, au teint très pâle, avec une épaisse tignasse blonde qui lui retombait bas sur le front. Et bien sûr, ce regard à perforer le roc que tous ces Carmichael avaient de naissance. Aux yeux de Khalid, il avait toujours l’air d’être remonté à bloc, trop, peut-être, et d’être aussi un peu fragile à l’intérieur, si bien qu’il ne faudrait pas grand-chose pour le faire se casser en deux.
« Hier soir, dit-il, Jill m’a raconté quelque chose d’extrêmement étrange à ton sujet, Khalid. J’ai pratiquement passé la nuit à y réfléchir.
— Ah oui ? fît Khalid, plus réservé que jamais.
— Il y a un certain temps de ça, tu lui aurais raconté que si tu avais été envoyé en camp de détention, c’était pour avoir tué une Entité. Cette Entité qui a été assassinée sur une route, en Angleterre, il y a quinze ou vingt ans.
— Oui, dit Khalid.
— Oui quoi ?
— Oui, c’est la vérité. C’est moi qui ai fait le coup. » Les yeux pénétrants d’Anson restaient posés sur lui sans ciller. Mais Khalid ne craignait le regard de personne. « Et tu n’en as jamais soufflé mot à personne ?
— Cindy le sait. Je le lui ai dit il y a des années, la première fois que je l’ai rencontrée, avant même notre arrivée au ranch.
— Oui, je lui ai posé la question hier soir, et elle confirme que tu lui as raconté cette histoire pendant que vous descendiez du Nevada dans sa bagnole. À l’époque, elle ne savait pas si elle devait te prendre au sérieux. Elle ne le sait toujours pas.
— J’étais sérieux. C’est bien moi qui ai fait le coup.
— Mais tu n’as jamais jugé bon d’en parler ici. Pourquoi ?
— Pourquoi j’en aurais parlé ? Ce n’était pas le genre de chose qui revient tout le temps dans la conversation. C’est quelque chose que j’ai fait une nuit, il y très longtemps, quand j’étais encore un enfant, pour des raisons qui ne regardaient que moi cette nuit-là, et ça n’a plus d’importance pour moi à présent.
— Khalid, il ne t’est jamais venu à l’idée, intervint Mike Carmichael, que ça pouvait en avoir pour nous ? »
Khalid haussa les épaules.
« Qu’est-ce qui t’as poussé à t’en ouvrir à Jill, après tout ce temps ? demanda Anson.
— Au départ, c’est quelque chose que j’ai raconté à ma fille Khalifa, pas à Jill. Khalifa s’était imaginée qu’une Entité d’une espèce insolite était venue ici au ranch, avait joué avec elle, l’avait menacée au cas où elle révélerait quoi que ce soit de ce qui s’était passé… Un truc que ton fils Andy lui avait mis dans la tête, précisa Khalid en regardant Steve avec froideur… Quand j’ai entendu cette histoire, j’ai dit à la petite de ne pas avoir peur, que je la protégerais comme tout père le ferait, que j’avais déjà tué une Entité et que je recommencerais s’il le fallait. Ensuite, Jill m’a demandé si j’avais vraiment fait une chose pareille. Alors, je lui ai tout raconté. »
Leslyn Carmichael, jeune femme mince qui présentait pour Khalid une ressemblance troublante avec la Jill d’il y avait dix ans, intervint. « Les Entités sont capables de lire dans les esprits et de se défendre contre des agressions avant même qu’on les attaque. C’est pour cela que personne n’a jamais réussi à en tuer une, sauf dans cet incident unique en Angleterre, il y a tellement longtemps. Comment se fait-il que tu aies réussi là où tout le monde se casse les dents, Khalid ?
— Lorsque l’Entité est arrivée sur la route dans son véhicule, il n’y avait rien dans mon esprit qui puisse lui donner l’alerte. Je ne ressentais aucune haine envers elle, aucune inimitié. Je ne laissais rien de tel entrer dans mon esprit. Je trouvais les Entités très belles, et j’aime ce qui est beau. Je savourais l’amour que j’éprouvais pour celle-ci, pour sa beauté, à l’instant même où j’ai pris mon fusil et lui ai tiré dessus. Si Elle avait regardé dans mon esprit quand je me suis approché, Elle n’y aurait vu que mon amour.
— Tu peux faire ça ? demanda Anson. Tu peux débrancher dans ton esprit tout ce que tu ne veux pas qu’on y trouve ?
— Je le pouvais à l’époque. Peut-être que je le peux encore.
— Est-ce pour cela que tu n’as pas été désigné comme responsable du meurtre, ensuite ? demanda Leslyn. Tu as effacé de ton esprit toute référence au crime pour que les interrogateurs des Entités ne puissent rien détecter dans ta conscience ?
— Il n’y a pas eu d’interrogatoire. Les Entités ont simplement donné l’ordre de rassembler toute la population de la ville et de la punir, comme si nous étions tous coupables. Ce sont des soldats humains sous les ordres des Entités qui nous ont rassemblés. Mon esprit leur aurait été impénétrable. »
Un lourd silence s’installa dans la pièce tandis que les Carmichael méditaient les paroles de Khalid. Il les observa, vit à leurs expressions qu’ils soupesaient ses paroles, en estimaient la vraisemblance.
Croyez-moi ou ne me croyez pas, comme il vous plaira. Pour moi, c’est pareil.
Mais il semblait bien qu’ils le croyaient.
« Approche-toi, Khalid, dit Anson en indiquant le bureau revêtu de cuir. Je veux te montrer quelque chose. »
Des documents étaient étalés sur toute la surface du bureau. Des listings d’ordinateur, pleins de lignes en zigzags, de diagrammes, de schémas. Khalid les considéra sans les comprendre, sans manifester le moindre intérêt.
« Ça fait cinq ou six ans que je collectionne ces rapports, expliqua Anson. Ils constituent une analyse des déplacements des Entités des castes supérieures entre les grandes villes, dans la mesure où nous avons pu les repérer. Ces pointillés, ici, sont des vecteurs de transit qui indiquent les mouvements. Ils représentent des Entités dominantes qui se déplacent d’un endroit à l’autre. Regarde. Là. Là. Et là. Et cet amas, là. » II montrait du doigt des groupes de lignes et de points.
« Oui, fit Khalid, pour meubler.
— Nous avons remarqué, au fil des années, certaines récurrences parmi ces configurations : un flux d’Entités entrant dans certains lieux et sortant de certains autres, se rassemblant parfois en assez grand nombre dans lesdits lieux. Los Angeles est un de ces lieux. Londres en est un autre. Istanbul, en Turquie, en est un troisième. »
Anson lui décocha un regard pénétrant comme s’il s’attendait à une réaction quelconque. Khalid resta muet.
« II est devenu évident, ou du moins le croyons-nous, poursuivit Anson, que ces trois métropoles sont les principaux centres de commandement des Entités, leurs capitales sur Terre, et que Los Angeles est probablement la capitale de leurs capitales. Tu sais peut-être que le Mur autour de Los Angeles est plus haut et plus épais que les murs qui entourent n’importe quelle autre ville. Il se peut que cela ait un sens. Et voilà, Khalid, nous enfourchons notre grande hypothèse. Non seulement Los Angeles est très vraisemblablement leur base principale, mais il se peut qu’y réside une figure suprême, le commandant en chef de toutes les Entités, que nous appelons déjà l’Entité Numéro Un. »
Nouveau regard prudent en direction de Khalid. Nouvelle absence de réaction. Que pouvait-il dire ?
« Nous pensons… nous devinons, nous soupçonnons, nous croyons, reprit Anson, que toutes les Entités sont peut-être reliées télépathiquement à l’Entité Numéro Un et qu’Elles font régulièrement des pèlerinages au site où se trouve le Numéro Un pour une raison quelconque que nous ne comprenons pas mais qui est peut-être en rapport avec leurs processus biologiques ou leurs processus mentaux. Une sorte de communion, qui sait ? Comme si Elles se régénéraient d’une manière ou d’une autre en allant voir le Numéro Un. Et ça se passe à Los Angeles, bien qu’il y ait certains indices secondaires qui désigneraient Londres ou Istanbul.
— Tu es sûr de ce que tu avances ? commenta Khalid, sceptique.
— C’est juste une hypothèse, dit Leslyn. Mais peut-être une très bonne hypothèse. »
Khalid opina. Il se demanda pourquoi ils le tarabustaient avec leurs hypothèses.
« Comme la reine des abeilles qui gouverne la ruche, précisa Mike.
— Ah, fit Khalid. La reine des abeilles.
— Pas obligatoirement une femelle, bien sûr, dit Anson. Rien n’est exclu. Mais supposons maintenant qu’on puisse localiser le Numéro Un… remonter la piste, le trouver là où Elles le cachent à Los Angeles, ou peut-être à Londres ou à Istanbul. Si on y arrivait et si on pouvait envoyer un tueur pour la supprimer, quel effet cela aurait-il sur le reste des Entités, à ton avis ? »
Khalid put enfin fournir une information intéressante. « Quand j’ai tué celle de Salisbury, celle qui était à côté dans le véhicule a été prise de convulsions. J’ai cru un instant que je l’avais touchée elle aussi, mais non. Alors il se peut que leurs esprits soient reliés comme tu le dis.
— Vous voyez ? Vous voyez ? s’écria Anson, triomphant. On commence à avoir des confirmations. Merde alors, pourquoi tu ne nous a pas parlé de ça, Khalid ? Tu en descends une et l’autre à côté dans le chariot est prise de convulsions ! Je parie qu’Elles ont toutes eu des convulsions, sur toute la planète, même le Numéro Un !
— Il faudrait vérifier ça, intervint Steve. Consulter un maximum de sources pour voir si quelqu’un a observé un comportement inhabituel chez les Entités au moment de l’attentat de Salisbury. »
Anson hocha la tête. « Exactement. Et s’il y a eu une sorte de court-jus chez les Entités de toute la planète à la suite de la mort d’un membre relativement peu important de leur espèce… Alors si on pouvait réussir d’une manière ou d’une autre à trouver le Numéro Un et à le tuer… bon, Khalid, tu vois où on veut en venir, hein ? »
II baissa les yeux sur les liasses de papier étalées sur toute la surface du bureau. « Bien sûr. Vous voulez tuer le Numéro Un.
— Plus précisément, nous voulons que ce soit toi qui le tues !
— Moi ? dit-il en riant. Oh, non, Anson.
— Non ?
— Non. Je n’ai aucune envie de faire un truc pareil. Non, Anson, c’est non. »
Ils n’en revenaient pas. La réponse de Khalid leur avait coupé le souffle. Sous la colère, le visage blafard d’Anson vira à l’écarla-te ; Mike murmura quelque chose à l’oreille de Leslyn et Steve fit de même.
Puis Leslyn, qui était assise juste à côté de Khalid, leva les yeux sur lui : « Et pourquoi pas ? Tu es la seule personne qualifiée pour faire ça.
— Mais je n’ai aucune raison de le faire. Tuer le Numéro Un, à supposer qu’une créature pareille existe, n’a pas de sens pour moi.
— Tu as peur ? demanda Mike.
— Pas du tout. Je mourrais probablement au cours de la tentative, et je ne voudrais pas que ça se passe comme ça, parce que j’ai des enfants en bas âge ; je les aime et je tiens à ce qu’ils aient un père. Mais je n’ai pas peur, non. Je suis indifférent, voilà tout.
— À quoi ?
— Au projet de tuer des Entités. C’est vrai que j’en ai tué une quand j’étais adolescent, mais j’ai fait ça pour des raisons particulières qui n’avaient d’importance que pour moi. Ces exigences ont été satisfaites. Massacrer les Entités est votre projet, pas le mien.
— Tu ne veux pas les voir chassées de la face de la Terre ? lui demanda Steve Gannett.
— Elles peuvent bien garder la Terre à perpète, ça ne me dérange pas, répondit Khalid d’un ton égal. Si elles gouvernent la planète, ça ne me concerne pas. D’après ce que je comprends, il n’y avait pas tellement de bonheur ici-bas, même avant qu’Elles débarquent, du moins pas pour ma famille – la famille que j’avais en Angleterre. Tous ces gens sont morts, à présent. Je ne les ai jamais connus, à une exception près. Mais maintenant, j’ai des enfants moi aussi. Je trouve mon bonheur en eux. J’ai goûté au bonheur pour la première fois de ma vie. Alors, je veux rester ici et élever mes enfants. Pas aller dans une ville que je ne connais pas pour essayer de tuer une créature extraterrestre qui ne signifie rien pour moi. Peut-être que je m’en sortirais vivant, peut être que non, plus vraisemblablement. Mais pourquoi j’irais prendre ce risque ? Qu’est-ce que j’ai à gagner là-dedans ?
— Khalid…, commença Anson.
— Je n’ai pas été assez clair ? J’ai essayé de m’exprimer le plus clairement possible, non ? »
L’impasse. Khalid leur semblait aussi peu de ce monde que les Entités Elles-mêmes.
Ils le congédièrent. Il retourna à son chalet, ouvrit son coffre à outils, demanda à Jill de reprendre la pose. Il ne révéla rien de ce qui s’était dit dans la chambre des cartes. Ses enfants papillonnaient autour de lui : Khalifa, Rachid, Yasmina, Aïcha, Halim, nus, adorables. Le coeur de Khalid se gonflait de joie en les voyant. Allah était bon ; Allah l’avait amené sur cette montagne, lui avait donné l’étrange et belle Jill, avait fait en sorte qu’elle lui donne ces enfants – les siens. Après avoir beaucoup souffert, il commençait enfin à voir sa vie s’épanouir. Pourquoi l’abandonnerait-il pour le stupide projet de ces gens-là ?
« Allez me chercher Tony », dit Anson quand Khalid fut parti.
Son entretien avec son frère fut bref. Tony n’avait jamais brillé par la profondeur de sa pensée ni par son éloquence. Âgé de huit ans de moins qu’Anson, il avait toujours eu le plus grand respect pour son aîné. Il l’adorait ; le craignait ; s’inspirait de lui. Il ferait n’importe quoi pour lui. Même ça, espérait Anson.
Il expliqua à Tony ce qui était en jeu et ce que cela exigeait.
« Je vais tenter le coup, dit Anson. C’est ma responsabilité.
— Si c’est comme ça que tu vois les choses, alors…
— C’est comme ça que je les vois, oui. Mais le premier qui débarquera là-bas risque de ne pas terminer sa mission. Si je ne réussis pas à tuer le Numéro Un, seras-tu d’accord pour être le prochain à mettre la main à la pâte ?
— Bien sûr », répondit Tony sans hésiter. Il donnait l’impression d’avoir à peine réfléchi à la question. Aux difficultés, au risque. Nul pli soucieux ne creusait son visage large et avenant, au regard clair. « Pourquoi pas ? Puisque tu le dis, Anson. C’est toi qui commandes.
— Ce ne sera pas aussi simple que ça. Ça pourrait demander des mois d’un entraînement spécial. Des années, peut-être.
— C’est toi qui commandes », répéta Tony.
Un petit moment plus tard, tandis que Khalid finissait son travail du matin, Anson vint le trouver. Il avait l’air encore plus tendu que de coutume, les lèvres serrées, les sourcils froncés. Ils s’immobilisèrent devant le chalet, au milieu des effigies en bois de Jill nue.
« Tu nous as dit, commença Anson, que l’idée de tuer des Entités te laissait complètement froid. Et même que tu n’as apparemment rien éprouvé quand tu en as tué une.
— Oui, c’est exact.
— Tu crois que tu pourrais apprendre à quelqu’un cette qualité d’indifférence, Khalid ?
— Je suppose que je pourrais essayer. Mais je ne crois pas que ça marche. Je crois qu’il faut être né avec.
— Peut-être que non. Peut-être que ça pourrait s’apprendre.
— Peut-être.
— Est-ce que tu pourrais essayer de me l’apprendre à moi ? »
Khalid resta stupéfait qu’Anson veuille se porter candidat à ce qui serait sûrement une mission suicide. Il pouvait presque comprendre cette sorte de dévouement, du moins dans l’abstrait. Mais Anson était père de famille nombreuse comme lui. Il avait déjà six, sept enfants, et il était encore jeune ; il avait même quelques années de moins que Khalid. Au rythme d’un par an, les enfants sortaient avec une régularité invariable du ventre de Raven, la petite épouse dodue aux hanches généreuses qu’Anson s’était dégotée dans l’enclos du personnel du ranch. On savait que le printemps arrivait au fait que Raven produisait son bébé annuel. Anson dédaignait-il la joie de voir ces enfants grandir ? Il risquait de perdre tout cela en tentant imprudemment de tuer quelque être monstrueux venu d’une autre planète : le jeu en valait-il la chandelle ?
Mais à quoi bon discuter ?
« Tu n’y arriverais jamais, dit Khalid. Tu n’as pas la tournure d’esprit qu’il faut. Tu ne pourrais jamais être indifférent à tout.
— Essaie quand même avec moi.
— Non. Ce serait une perte de temps pour toi comme pour moi.
— T’es vraiment buté quand tu t’y mets, salaud !
— Eh oui. Je suis comme ça. »
II attendit qu’Anson s’en aille. Mais celui-ci ne bougea pas d’un pouce ; il le regardait en fronçant les sourcils et se mordait la lèvre, visiblement en train d’échafauder un autre plan. Quelques secondes s’écoulèrent, puis il lâcha : « Très bien, Khalid. Qu’est-ce que tu dirais de mon frère Tony ? Il m’a dit qu’il serait d’accord.
— Tony », répéta Khalid. Le gros balourd, ouais. Avec lui, c’était une autre histoire. « Je suppose que je pourrais essayer avec Tony. Ça ne marcherait probablement pas avec lui non plus, parce que je crois que c’est un truc qu’on doit apprendre dès l’enfance, et même s’il y arrivait et qu’il veuille détruire l’Entité, je crois qu’il y laisserait sa peau. Il aurait beau être bien entraîné, Elles verraient clair dans son jeu quand même et le tueraient. Ce qui devrait te donner à réfléchir. Mais je pourrais le former, oui. Si c’est ce que tu veux. »