8. DANS CINQUANTE-DEUX ANS D’ICI

« Clé seize, Résidence Omicron Kappa, aleph moins un », annonça Andy au logiciel de service à la porte d’Alhambra du Mur de Los Angeles.

En général, il ne s’attendait pas à ce qu’un logiciel ait des soupçons. Celui-ci n’était même pas très intelligent. Il y avait des biopuces de première bourre derrière – il les sentait s’agiter et palpiter sous le flux d’électrons – mais le logiciel lui-même était de la daube. Configuration typique des contrôleurs d’accès, songea Andy.

Il attendit que les picosecondes finissent de s’égrener.

« Identité, s’il vous plaît, énonça le contrôleur d’une voix heurtée de robot décalée d’un bon siècle.

— John Doe. Bêta Pi Upsilon 104324X. »

II tendit le poignet. Un instant encore pour la vérification de l’implant. Tic, tic, tic. Confirmation ! Andy avait une fois de plus roulé un contrôle. La porte s’ouvrit. Il entra à pied dans Los Angeles.

Simple comme Bêta Pi.

Il avait oublié à quel point le Mur qui ceinturait Los Angeles était vaste. Chaque grande ville avait son mur, mais celui-ci était spécial : trente, voire cinquante mètres d’épaisseur, facile. Ses portes étaient de vrais tunnels. La masse totale de l’ouvrage était colossale. L’énergie humaine employée à sa construction -au muscle et de la sueur, de la sueur et du muscle – avait dû être phénoménale. Surtout si on considérait qu’il faisait le tour complet du bassin de Los Angeles – il s’élançait de la vallée de San Gabriel à celle de San Fernando, puis franchissait les montagnes pour descendre jusqu’à la côte et bouclait la boucle en passant par Long Beach – et s’élevait à presque vingt mètres de haut pour s’enfoncer d’autant dans le sol sur toute cette circonférence. Un mur de cette taille, ça donnait à réfléchir : toute cette sueur, toute cette peine, tout ce labeur. Pas les siens, bien sûr, mais tout de même…

À quoi servaient tous ces murs ?

À nous rappeler, songeait Andy, que nous sommes tous des esclaves à présent. Impossible d’oublier ces murs. Impossible de faire comme s’ils n’existaient pas. Nous vous avons forcés à les construire, ne l’oubliez jamais. Tel était le message.

Juste derrière le Mur, Andy aperçut quelques Entités en train de se promener dans la rue. Préoccupées comme d’habitude par leurs énigmatiques affaires, elles ne prêtaient aucune attention aux humains alentour. C’étaient des spécimens de la caste supérieure, le top niveau des monstres, avec des taches lumineuses orange sur les flancs. Andy les regarda passer à distance respectable. Il savait que les créatures avaient le chic pour cueillir les humains avec leurs interminables langues élastiques, comme un caméléon attrape une mouche, et les laisser pendre dans le vide tandis qu’ils les examinaient avec leurs yeux jaunes larges comme des soucoupes. Là-haut, au ranch, la vieille Cindy racontait qu’elle avait été kidnappée ainsi le tout premier jour de la Conquête.

Andy n’avait pas tellement envie de faire l’expérience. On n’était pas maltraité, apparemment, mais de quoi on a l’air quand on pendouille dans le vide à la merci d’un machin qui ressemble à un calmar violet de cinq mètres de haut dressé sur les bouts de ses tentacules ?

Son objectif prioritaire une fois entré dans la ville était de se trouver une voiture. Il était arrivé ce matin de l’Arizona dans une assez bonne Buick d’un modèle récent, puissante et élégante, qu’il avait trouvée à Tucson, mais elle devait être recherchée partout à présent, et il lui avait semblé risqué d’essayer de lui faire franchir le Mur. C’était donc à grand regret qu’il l’avait abandonnée dans un parking à l’extérieur et était entré à pied.

Sur Valley Boulevard, à environ deux blocs du Mur, il repéra une Toshiba Eldorado récente qui lui fit une très bonne impression. Il se syntonisa sur la fréquence de sa serrure, se coula à l’intérieur et mit environ quatre-vingt-dix secondes pour reprogrammer ses automatismes à l’aune de ses indicateurs métaboliques personnels. La propriétaire précédente devait être grosse comme un hippopotame et probablement diabétique : son indice de glycogène était extravagant et ses phosphines en plein délire. « Pershing Square », dit-il à la voiture.

Elle avait une bonne capacité, dans les 90 méga-octets. Elle vira immédiatement vers le sud, trouva la vieille autoroute et fila en direction du centre-ville. Andy comptait s’installer dans le quartier des affaires, allonger deux ou trois rectifs vite fait, histoire de ne pas perdre la main, se trouver une chambre d’hôtel, un restau et peut-être louer les services d’une accompagnatrice. Et aviser ensuite : rester à L.A. une ou deux semaines, pas plus. Ensuite prendre la tangente et filer jusqu’à Hawaï peut-être. Ou descendre en Amérique du Sud. En attendant, L.A. n’était pas si mal que ça en cette époque de l’année. On était en plein hiver, certes, mais l’hiver à Los Angeles c’était de la rigolade, avec ce soleil doré et ces brises tièdes qui descendaient des canyons. Andy était heureux de se retrouver enfin dans la métropole, du moins pour quelque temps après cinq ans de bourlingue d’un bled à l’autre.

À trois ou quatre kilomètres à l’est du grand échangeur du centre-ville, un bouchon commença à se former. Peut-être un accident, ou un barrage. Il ne le saurait qu’une fois là-bas. Il ordonna donc à la Toshiba de quitter l’autoroute.

Se faufiler à travers les barrages n’était pas toujours très rassurant et exigeait de bosser sérieusement, même quand les circonstances étaient favorables. Andy préférait éviter ça. Il savait qu’il pouvait probablement rouler n’importe quel type de logiciel de contrôle et certainement n’importe quel flic humain, mais à quoi bon se compliquer l’existence ?

Après un peu de slalom dans la direction générale des IGH du centre-ville, il demanda à la voiture de lui indiquer où il se trouvait.

L’écran s’alluma. Alameda, près de Banning. Juste à la périphérie du centre-ville, apparemment. Il se fit déposer sur Spring Street, à deux blocs de Pershing Square.

« Tu me récupères à 18 h 30, dit-il à la Toshiba. Au coin de… voyons… de la Sixième et de Hill Street. »

La voiture alla se garer et il se dirigea vers Pershing Square pour fourguer quelques rectifs.

Andy n’avait pas l’intention de contacter l’organisation de Mary Canary. Les collègues n’allaient pas l’accueillir à bras ouverts, et de toute façon, il ne comptait pas rester très longtemps en ville, pas assez pour qu’ils puissent le repérer, alors pourquoi partager les bénéfs avec eux ? Il serait parti avant même qu’ils soient au courant de sa présence ici.

Quoi qu’il en soit, il n’avait pas besoin de leur aide. Un bon rectifieur indépendant n’avait aucun mal à dégoter des clients. Rien qu’au regard, on comprenait qu’ils étaient en manque : on y voyait une colère rentrée, un ressentiment prêt à se déchaîner après toutes les misères qu’avait pu leur faire une bureaucratie bornée et indifférente contrôlée par les Entités. Et puis autre chose – un je-ne-sais-quoi d’impalpable, le vague sentiment d’avoir conservé une ou deux onces d’intégrité – qui annonçait illico le client potentiel, c’est-à-dire un individu prêt à risquer gros pour regagner un minimum de liberté. Andy en trouva un en moins d’un quart d’heure.

C’était le type surfeur sur le retour, torse de lutteur et tignasse décolorée. Le surf, activité jadis très en vogue sur la côte, avait pratiquement disparu. Les Entités l’interdisaient depuis dix, quinze ans : Elles avaient tendu leurs seines à plancton tout au long du rivage, de Santa Barbara à San Diego, pour pomper les nutriments marins qui semblaient être leur principale nourriture, et le premier beach boy qui aurait eu l’idée d’aller taquiner les vagues dans ces parages aurait été avalé tout cru en moins de deux.

Mais ce mec avait dû être cador dans sa spécialité. À la manière dont il traversait le parc en faisant de petits mouvements pour garder l’équilibre, comme s’il avait besoin de compenser les irrégularités de la rotation terrestre, on voyait facilement quel athlète il avait dû être. Il s’assit à côté d’Andy et attaqua son déjeuner. Des avant-bras épais, des mains noueuses. Un travailleur affecté au Mur, très vraisemblablement. Des crispations dans les muscles de ses joues : la colère qui frémissait en permanence juste au-dessous du point d’ébullition.

Andy réussit à le faire parler au bout d’un moment. Surfeur, oui. Quarante ans au bas mot, et paumé dans son glorieux passé. Il se mit à évoquer avec force soupirs les plages légendaires où les vagues étaient de vrais tubes qui n’arrêtaient pas de déferler.

« Trestle Beach, murmura-t-il. C’est au nord de San Onofre. On était obligé de traverser en douce Camp Pendleton, la vieille base d’entraînement du LACON. Des fois, les gardes du LACON ouvraient le feu, juste des coups de semonce. Ou alors Hollister Ranch, du côté de Santa Barbara. » Ses yeux bleus commencèrent à s’embuer. « Huntington Beach. Oxnard. Je suis allé partout, mec, dit-il en pliant ses énormes doigts. Et maintenant toute la côte appartient à ces putains d’Entités. Incroyable, non ? C’est à Elles. Et moi, j’ai repiqué au truc et je vais encore bosser au Mur sept jours sur sept pendant dix ans de plus.

— Dix ans ? releva Andy. C’est pas de la tarte.

— Tu connais des gens pour qui c’est de la tarte ?

— Y en a. Ils achètent leur liberté.

— Ouais. Évidemment.

— Ça se fait, tu sais. »

Le surfeur lui décocha un regard méfiant. Normal, songea Andy. On pouvait toujours tomber sur un quisling. Il y avait des mouchards et des collabos partout. Une foule de gens adoraient bosser pour les Entités.

« Ça se fait ? demanda le surfeur.

— Ce n’est qu’une question d’argent.

— À condition de trouver un rectifieur.

— C’est ça.

— À qui on puisse faire confiance. »

Andy haussa les épaules. « II y a de tout chez les rectifieurs. T’es obligé d’y aller au feeling, mec.

— Ouais… »

Un ange passa et le surfeur reprit : « J’ai entendu parler d’un type qui s’est payé une rectif de trois ans avec passage du Mur en prime. Il est monté dans le nord, s’est embarqué sur un chalutier de krill et s’est retrouvé de l’autre côté de l’Australie, sur la Grande Barrière… Personne va jamais le retrouver là-bas. Il est sorti du système. De ce système de merde. Combien ça lui a coûté, à ton avis ?

— Dans les vingt mille.

— Hé ! pas mal deviné !

— J’ai pas deviné.

— Ah bon ? » Nouveau regard méfiant. « T’as pas l’air d’être du coin.

— Exact. Je suis de passage.

— Alors, c’est toujours le tarif ? Vingt mille ?

— Je peux pas t’avoir un chalutier de krill. Faudra te débrouiller tout seul une fois que tu seras dehors.

— Vingt mille rien que pour passer le Mur ?

— Avec une exemption de corvée de sept ans.

— J’en ai ramassé pour dix ans.

— Je peux pas t’enlever dix ans. Ça sort de la configuration, tu piges ? Si j’essayais de t’effacer dix ans, ça se remarquerait trop. Mais sept, ça irait. Tu leur en devrais encore trois à la fin de l’exemption, mais tu pourrais faire tellement de chemin en sept ans qu’on te retrouverait jamais. Et merde, tu pourrais aller en Australie à la nage avec un délai pareil. T’arrives peinard au large de Sidney, et pas de seines à plancton en vue.

— Putain, t’en connais un rayon.

— C’est mon boulot. Tu veux que je te fasse une vérif de solvabilité ?

— Je vaux dix-sept mille cinq cents dollars. Quinze cents d’effectif, le reste en nantissement. Qu’est-ce que j’aurai pour dix-sept mille cinq cents ?

— Ce que j’ai dit. La sortie et sept ans d’exemption.

— C’est un prix d’ami, alors ?

— Faut bien s’arranger. T’as un implant ?

— Ouais.

— D’ac. Donne-moi ton poignet. Et te fais pas de mouron. Pour l’instant, c’est une simple lecture. »

Andy régla l’implant du surfeur et y connecta le sien. Le surfeur avait quinze cents dollars sur son compte et un nantissement évalué à seize mille, exactement comme il le prétendait. Ils s’observèrent attentivement. C’était une transaction hautement illégale. Le surfeur n’avait aucun moyen de savoir si Andy était ou non un quisling, et vice versa.

« Tu peux faire ça ici, dans le parc ? demanda le surfeur.

— Évidemment. Laisse-toi aller, ferme les yeux, fais comme si tu roupillais au soleil. Voilà le topo : je prends tout de suite mille dollars sur tes disponibilités immédiates, et tu m’en vires cinq mille sur tes placements, à titre d’engagement réciproque. Une fois que tu auras passé le Mur, je prends les cinq cents dollars qui restent sur ton compte et cinq mille des autres pour l’exemption de corvée. Tu payes le reste à raison de trois mille par an plus les intérêts, où que tu sois, par virements trimestriels. Je programme le tout, y compris les bips de rappel à chaque échéance. Oublie pas que c’est à toi de prendre tes dispositions pour tes déplacements. Je peux faire des rectifs et des passages de mur mais je suis pas une connerie d’agence de voyages. Ça marche ? »

Le surfeur inclina la tête en arrière et ferma les yeux. « Vas-y », dit-il.

Ce n’était plus qu’une question de doigté, du travail de routine. Andy récupéra tous les codes d’identification de son client, les transféra dans l’ordinateur central et trouva le dossier approprié. L’homme semblait réel, ni plus ni moins que ce qu’il avait prétendu. Sûr qu’il avait décroché le gros lot avec ses dix ans de corvée sur le Mur. Andy lui rédigea une rectif pour les sept premières années. Puis il lui donna un sauf-conduit pour passer le Mur, ce qui impliquait de le mettre dans une nouvelle catégorie professionnelle : programmeur troisième classe. Le gusse ne pensait pas comme un programmeur et n’en avait pas davantage l’apparence, mais le logiciel du Mur ne s’en apercevrait pas.

Les manoeuvres d’Andy avaient fait du surfeur un membre de l’élite humaine, du nombre relativement réduit de ceux et celles qui étaient libres de circuler entre les cités emmurées comme bon leur semblait. En échange de ces menus services, Andy bascula toutes les économies de son client sur divers comptes, une partie immédiatement, une partie à tempérament, comme convenu. Le surfeur ne valait plus un centime, mais il était libre. Pas une si mauvaise affaire, non ?

Et c’était une rectification tout ce qu’il y avait de valable. Andy n’avait pas l’intention d’écrire des rectifs bidons pendant son séjour à L.A. La corpo exigeait peut-être de ses membres qu’ils en pondent une de temps en temps, mais Andy ne travaillait plus avec la corpo. Il avait beau comprendre la nécessité de saboter une rectif quand on devait travailler sur le même territoire pendant une période tant soit peu prolongée, l’idée lui avait toujours déplu. C’était une atteinte à sa fierté professionnelle. De toute façon, il n’avait pas l’intention de moisir en ville assez longtemps pour que quiconque – les Entités, les pantins humains à leur botte ou la corporation elle-même – soit indûment troublé par la perfection avec laquelle il exerçait son métier.

Le client suivant fut une cliente. Une minuscule Nippo-Améri-caine, comme on se les imagine : menue, fragile, une vraie poupée. Secouée de sanglots à la couper en deux tandis qu’un homme plus âgé, cheveux gris, costume bleu élimé – son grand-père, peut-être – tentait de la réconforter. Pleurer en public, voilà qui indiquait à coup sûr un gros problème avec les Entités.

« Je peux peut-être vous aider », proposa-t-il.

Ils étaient tous deux tellement désemparés qu’ils ne prirent même pas la peine de se méfier.

Le vieux était le beau-père, pas le grand-père. Le mari était mort, tué par des cambrioleurs l’année précédente. Il y avait deux enfants en bas âge. Elle venait de recevoir sa dernière notification de corvée. Elle avait eu peur qu’on ne l’envoie travailler au Mur, ce qui, évidemment, n’avait guère de chances de se produire : les affectations étaient certes plutôt imprévisibles mais rarement irrationnelles ; et puis comment un petit bout de femme de quarante-cinq kilos aurait pu coltiner des blocs de pierre ?

Le beau-père, lui, avait des amis dans le coup qui avaient réussi à faire apparaître le codage caché sur sa convocation. Les ordinateurs ne l’avaient pas envoyée au Mur, non. Ils l’avaient envoyée dans la Zone Cinq. Mauvaise nouvelle. Et pis encore, ils l’avaient classée T.D.R.

« Mieux aurait valu le Mur, dit le vieillard. On aurait tout de suite vu qu’elle n’était pas assez solide pour les travaux de force et on lui aurait trouvé autre chose, quelque chose dans ses cordes. Mais la Zone Cinq ! Personne n’en est jamais revenu.

— Quoi ? vous savez ce qu’est la Zone Cinq ? s’étonna Andy.

— Le site des expériences médicales. Et ce sigle, là, T.D.R., je sais ce que ça signifie aussi. »

La jeune femme se remit à bramer. Andy ne pouvait pas lui en vouloir. T.D.R. signifiait « Tests de Résistance ». S’il avait bien compris le principe de ces T.D.R., ce programme était lié au besoin qu’avaient les Entités de savoir de quelle quantité de travail physique les humains étaient capables. La seule méthode fiable pour y parvenir était de faire subir des tests d’endurance à un échantillon de la population.

« Je vais mourir, pleurnichait la femme. Et mes petits ! Mes pauvres petits !

— Vous savez ce qu’est un rectifieur ? » demanda Andy au beau-père.

Question qui produisit une réaction d’excitation immédiate : hyperventilation, dilatation des pupilles, vigoureux hochement de tête. Puis l’excitation retomba tout aussi vite, remplacée par la consternation, l’impuissance, le désespoir.

« Ce sont tous des escrocs, dit l’homme.

— Pas tous.

— Comment savoir ? Ils vous prennent votre argent sans rien vous donner en échange.

— Vous savez que ce n’est pas vrai. Des fois, ça ne marche pas, d’accord. Ce n’est pas une science exacte. Mais tout le monde connaît des cas de rectifications réussies.

— Peut-être, peut-être, dit le vieillard tandis que la femme sanglotait doucement. Vous connaissez quelqu’un ?

— Pour trois mille dollars, annonça tranquillement Andy, je peux lui faire sauter les T.D.R. Pour cinq mille de plus, je peux lui rédiger une exemption de corvée valable jusqu’à ce que ses enfants soient au lycée. »

II se demanda pourquoi il se laissait attendrir à ce point. Il leur faisait un rabais de cinquante pour cent sans même avoir procédé à une vérification de solvabilité. Et si le beau-père était milliardaire ? Mais non, car dans ce cas il se serait débrouillé depuis belle lurette pour obtenir une rectif à sa bru au lieu de rester planté là à pleurnicher sur Pershing Square.

L’ancêtre fit peser sur lui un long regard investigateur. Une vieille roublardise paysanne se réveillait en lui.

« Comment pouvons-nous avoir l’assurance que vous ferez ce que vous promettez ? » demanda-t-il.

Andy aurait pu lui dire qu’il était le roi des rectifieurs, le meilleur de tous, un bidouilleur de génie doté de pouvoirs quasi magiques. Qui pouvait s’introduire en douce dans n’importe quel réseau télématique et le faire danser sur sa musique. Ce qui n’aurait été que la stricte vérité. Mais il se contenta de déclarer que c’était à lui de se décider ; il ne pouvait lui offrir ni déclaration sous serment ni garantie, il se trouvait simplement qu’il était disponible si on avait besoin de ses services et ça ne lui ferait ni chaud ni froid si la jeune dame préférait garder sa convoc pour les T.D.R.

Ils s’éloignèrent et s’entretinrent deux ou trois minutes. Lorsqu’ils revinrent, le vieillard retroussa sa manche sans un mot et présenta son implant. Andy fit apparaître le solde de son compte : dans les trente mille dollars, pas mal du tout. Il en vira huit sur ses divers comptes, une moitié à Seattle, l’autre à Honolulu. Puis il prit le poignet de la jeune femme, gros comme deux de ses doigts, entra dans son implant et lui rédigea la rectification qui lui sauvait la vie.

« Allez, dit-il. Rentrez chez vous. Vos gosses attendent leur repas de midi. »

Les yeux de la femme brillaient. « Comment pourrais-je vous remercier…

— J’ai déjà encaissé mes honoraires. Partez. Si jamais vous me revoyez, faites comme si vous me connaissiez pas.

— Ça va marcher ? s’enquit le vieillard.

— Vous dites que vous avez des amis qui s’y connaissent. Attendez sept jours, puis dites à la banque de données que Madame a perdu sa convocation. Quand vous recevrez la nouvelle, demandez à vos copains de vous la décoder. Vous verrez. Tout ira bien. »

L’homme ne semblait pas convaincu. Andy soupçonna qu’il était quasi sûr d’avoir été escroqué d’un quart de ses économies. La haine était par trop visible dans ses yeux. Mais dans une semaine il s’apercevrait qu’Andy avait effectivement sauvé la vie de sa belle-fille et il se précipiterait à Pershing Square pour lui dire à quel point il regrettait d’avoir eu une si mauvaise opinion de lui. Sauf qu’à ce moment-là, Andy comptait bien être ailleurs, loin de L.A.

Ils quittèrent le parc par le côté est en traînant les pieds, s’arrêtant une ou deux fois pour regarder Andy par-dessus leur épaule comme s’ils croyaient qu’il allait les changer en statues de sel dès qu’ils auraient le dos tourné. Puis ils disparurent.

En un rien de temps, Andy avait gagné de quoi financer sa semaine à L.A. Il n’en continua pas moins à traîner dans le parc dans l’espoir d’un petit supplément. Ce qui se révéla une erreur.

Le client suivant était le parfait Homme invisible, le genre de petit bonhomme que l’on ne remarque jamais dans une foule, gris muraille, le cheveu rare, le sourire fadasse de ces gens qui ont toujours l’air de s’excuser. Mais il y avait une vague lueur dans ses yeux. Andy et lui entrèrent en conversation, et très vite, ils rivalisèrent d’adresse pour s’extorquer mutuellement des renseignements. Il informa Andy qu’il était de Silver Lake. Ce qui ne disait pas grand-chose à Andy. Lui raconta qu’il était descendu en ville pour voir quelqu’un dans le grand immeuble du LACON sur Figueroa Street. D’accord : probablement pour une réclamation. Andy flaira un contrat.

Le petit homme gris voulut ensuite savoir d’où Andy était originaire – Santa Monica, L.A. Ouest ? Andy se demanda si les gens avaient un autre accent à l’autre bout de la ville. « Je suis un éternel voyageur, dit-il. J’ai horreur de prendre racine. » Vrai. « Je suis arrivé de l’Utah hier soir. Avant, j’étais dans le Wyoming. » Faux dans les deux cas. « Peut-être que je vais pousser jusqu’à New York. »

Le petit bonhomme regarda Andy comme s’il avait annoncé qu’il se préparait à aller sur Jupiter.

Mais il savait maintenant qu’à défaut de détenir un passe-muraille, Andy disposait d’un moyen quelconque d’en obtenir un quand il voulait ou, à tout le moins, ne voyait pas d’inconvénient à le prétendre ouvertement. Autrement dit, il signalait qu’il n’était pas comme tout le monde. Et c’était manifestement là-dessus que l’autre cherchait à s’informer.

En un rien de temps ils furent dans le vif du sujet. Le petit homme gris expliqua qu’il avait reçu sa nouvelle affectation : six ans à la station d’assèchement des marais salants dans les environs de Mono Lake. Très, très mauvaise nouvelle. Andy avait entendu dire qu’on y tombait comme des mouches. Ce que l’autre voulait, évidemment, c’était une affectation moins éprouvante, genre Service d’entretien, et il fallait que ce soit à l’intérieur des murs, de préférence dans un des quartiers proches de l’océan, où l’air était frais et pur.

« Pas de problème, je peux vous arranger ça. » Andy indiqua un prix que l’autre accepta sans sourciller. « Votre poignet, s’il vous plaît. »

Gris-muraille lui tendit la main droite, la paume vers le haut. Le port d’accès à son implant était une plaque jaune pâle, montée à l’endroit habituel mais plus ronde que le modèle courant et d’une texture légèrement plus lisse. Andy n’attacha pas grande importance à ce détail. Comme il l’avait déjà fait tant de fois, il plaqua son bras contre celui de l’autre, poignet contre poignet, accès contre accès.

Leurs biordinateurs entrèrent en contact. À cet instant, le petit bonhomme s’abattit sur lui comme un ouragan et Andy comprit illico, à la force du signal qu’il encaissait, qu’il avait affaire à un individu d’exception et risquait de passer un sale quart d’heure ; bref, qu’il s’était fait pigeonner. Ce minable pâlichon n’avait pas du tout cherché à se payer une rectif. Ce qu’il cherchait, c’était un duel de données. Derrière le sourire passe-partout se cachait Jo Les-gros-bras, prêt à montrer quelques-uns de ses tours au pied-tendre fraîchement débarqué en ville. Il y avait très, très longtemps qu’Andy n’avait pas été impliqué dans une affaire de ce genre. Le duel, c’était un truc d’ados. Mais lorsqu’Andy le pratiquait, aucun bidouilleur n’avait jamais pu le battre en combat singulier. Pas une seule fois. Ce serait pareil pour celui-ci. Andy le plaignit, mais modérément.

Il balança à Andy un paquet de données rapides, bizarroïdes, mais pas trop, histoire de trouver les paramètres de son adversaire. Andy le saisit au vol, le stocka, bloqua le type avec une interruption de programme et reprit l’initiative dans le dialogue. À lui de le tester à son tour. Il voulait que l’autre commence à comprendre à qui il avait affaire.

Mais juste au moment ou Andy entamait l’exécution de sa procédure, l’autre lui colla une interruption. À lui ! Voilà qui était nouveau. Andy le considéra avec un certain respect.

Normalement, n’importe quel bidouilleur, d’où qu’il soit, aurait reconnu le signal d’Andy dans les trente premières secondes et cela aurait suffi à mettre fin à l’échange. Il aurait su que ça ne valait pas la peine d’insister. Mais celui-ci… Ou il n’avait pas réussi à identifier Andy, ou il s’en fichait, et il avait donc repris l’initiative en plaçant son interruption. Andy trouva ça stupéfiant. Et ce que le petit bonhomme commença à lui balancer ne l’était pas moins.

Il se mit au boulot sans hésiter et tenta énergiquement de brouiller l’architecture d’Andy. Des volumes entiers de données flinguaient Andy dans le vif des méga-octets.

— jsptke. dbltag. nsltce. dzcnt.

Andy lui renvoya l’ascenseur en deux fois plus raide.

— maxfrq. minpau. spktot. jspike.

Mais l’autre continua comme si de rien n’était.

— maxdz. spktim. falter. nslice.

— frqsum. eburst.

— iburst.

— prebst.

— nobrst.

Match nul à la mexicaine. Le petit homme gris souriait toujours. Pas la moindre trace de sueur sur son front. Il y avait là quelque chose de surnaturel, songea Andy.

Il comprit soudain que c’était une sorte de borgmann bidouilleur. Qui bossait pour les Entités, écumait la ville à la recherche d’indépendants dans son genre pour leur causer des ennuis.

À voir la compétence du bonhomme – et quelle compétence ! – Andy n’en avait que plus de mépris pour lui. Il y avait juste assez de sang Carmichael dans ses veines pour qu’il sache quel parti prendre dans la lutte entre les humains et les Entités. Un borgmann, ça, c’était vraiment ignoble ! Se servir de ses talents d’informaticien pour les aider, Elles ! Non, pas question. C’était dégueulasse. Andy voulait le court-circuiter. Le griller. Jamais il n’avait autant détesté quelqu’un.

Mais il ne pouvait absolument rien lui faire. Il n’en revenait pas. Il était le Roi des Données, il était le Monstre des Méga-octets. Depuis des années, il flottait d’un bord à l’autre d’un monde enchaîné, chevauchant allègrement le flux des données, crochetant toutes les serrures qu’il trouvait sur son chemin. Et voilà que cet inconnu l’entortillait dans un sac de noeuds. Il parait tous les coups que lui portait Andy et ses contre-attaques devenaient de plus en plus bizarres. Le petit homme travaillait avec un algorithme qu’Andy n’avait jamais vu et avait le plus grand mal à résoudre. Au bout de cinq minutes, il ne savait même plus ce que l’autre était en train de lui faire et encore moins comment le neutraliser. Au point qu’il arrivait à peine à exécuter la moindre procédure. L’autre le poussait inéluctablement vers un plantage de biogiciel.

« T’es qui, toi, bordel ? » hurla Andy, furieux. Le petit bonhomme lui rit au nez.

Et continua de le pilonner. Il menaçait l’intégrité de l’implant d’Andy, l’attaquant au niveau microcosmique, s’en prenant aux molécules elles-mêmes. Il bousculait les cosses d’électrons, inversait les charges, brouillait les valences, engorgeait ses portes, réduisait ses circuits en bouillie. L’ordinateur implanté dans le corps d’Andy n’était qu’un tas de chimie organique, après tout. Son cerveau aussi. Si l’autre continuait comme ça, le biordinateur serait fichu, et le cerveau auquel il était relié ne tarderait pas à suivre.

Ce n’était pas une partie de bras de fer. C’était du meurtre.

Andy piocha dans ses réserves, mettant en batterie tous les blocages défensifs qu’il pouvait inventer. Des trucs qu’il n’avait encore jamais eu à utiliser ; mais ils étaient toujours à sa disposition et ils réussirent effectivement à ralentir son adversaire. L’espace d’un instant, il fut en mesure de contenir l’assaut et même de faire un peu reculer l’autre, ce qui lui donna le temps de souffler pour mettre au point quelques-unes de ses propres combinaisons offensives. Mais avant qu’il puisse les lancer, le petit homme neutralisa Andy encore une fois et recommença à le pousser sur la pente du plantage intégral. Incroyable, ce mec.

Andy le bloqua. Il revint à la charge. Andy frappa un grand coup et le minable détourna l’impact sur quelque autre voie neu-rale où il se dissipa.

Andy lui allongea un nouveau coup, encore plus violent. Une fois de plus, son attaque fut neutralisée.

C’est alors que le petit homme assaillit Andy avec une force très supérieure à tout ce qu’il avait employé auparavant – de quoi l’envoyer au tapis. Andy était à trois nanosecondes du bord du précipice lorsqu’il réussit, à un demi-poil près, à se rattraper.

Encore groggy, il se mit à élaborer une nouvelle combine. Mais ce faisant, il analysait le style des données adverses et n’y trouvait qu’une confiance imperturbable, intégrale. Le petit bonhomme l’attendait au tournant. Il était paré pour tout ce qu’Andy pourrait lui balancer sur la tronche. Il planait dans cette zone de certitude absolue qui se trouve au-delà de la simple confiance en soi.

Andy voyait bien où il en était arrivé. Il pouvait empêcher l’autre de le démolir, quoique tout juste, mais n’était pas en mesure de lui faire tâter de ses gants. Et l’autre avait derrière lui des ressources apparemment infinies. Andy ne l’inquiétait pas le moins du monde. Ce mec était infatigable. Il ne faiblissait pas. Il encaissait tout ce qu’Andy lui envoyait et n’arrêtait pas de le bombarder de nouvelles données tous azimuts.

Pour la première fois, Andy comprenait ce qu’avaient dû ressentir tous les bidouilleurs dont il avait triomphé au fil des an-nées. Certains avaient dû pas mal rouler les mécaniques avant de tomber sur lui. Ça coûte plus de perdre quand on se croit le meilleur. Quand on se sait le meilleur. Quand ils perdent, les types de ce genre sont obligés de reprogrammer intégralement l’idée qu’ils se font de leur rapport au monde.

Il n’avait plus que deux possibilités. Ou continuer de se battre jusqu’à ce que le petit homme le pousse à la limite de ses forces et le détruise. Ou abandonner tout de suite. Il n’avait vraiment pas d’autre choix.

Finalement, songea Andy, on en arrive toujours là, pas vrai ? À une alternative entre oui ou non, marche ou arrêt, un ou zéro. Il inspira à fond. Il ne voyait plus que le chaos devant lui. « Très bien, dit-il. Je suis battu. J’abandonne. » Paroles qu’il n’aurait jamais cru s’entendre prononcer.

Il arracha son poignet de l’implant de son adversaire, trembla, vacilla et s’effondra sur le sol.

Une minute plus tard, cinq flics du LAGON jaillirent de nulle part, lui sautèrent dessus, le ficelèrent comme une dinde et l’emmenèrent, son bras implanté en l’air, un neutralisateur fixé au poignet, comme s’ils craignaient qu’il se mette à saisir des données au vol.

Steve Gannett sortit sur le patio où son cousin était assis dans le fauteuil du défunt Colonel et dit : « Tu veux bien jeter un coup d’œil à ça, Anson ? »

II lui remit une longue feuille de papier vert glacé. Anson la contempla sans rien y comprendre. Ce n’étaient que flèches, tortillons et lettres grecques, indéchiffrables sornettes crachées par quelque ordinateur.

« Tu sais bien que je ne pige rien à ces foutus machins », dit sèchement Anson. Il se rendait compte qu’il avait tort de parler à Steve sur ce ton ; mais sa patience s’amenuisait de jour en jour. Agé de trente-neuf ans, il avait l’impression d’en accuser cinquante. Il y avait eu un temps où il était plein de grands projets, lorsqu’il était jeune, gonflé à bloc et certain que ce serait lui qui libérerait le monde de ses suzerains extraterrestres et de leur sereine tyrannie ; mais tout était allé de travers, creusant dans son coeur un vide glacial qui s’étendait à n’en plus finir, jusqu’à ce qu’il ait le sentiment qu’il n’y avait plus tellement d’Anson autour. Depuis des années – depuis l’échec de la grande expédition contre le Numéro Un – il menait une vie qui semblait n’avoir ni passé ni avenir. Il n’y avait que la grisaille d’un interminable présent. Il n’élaborait pas de projets, ne caressait pas de rêves. « Qu’est-ce que je suis censé voir là ?

— Les empreintes digitales d’Andy, je crois.

— Ses empreintes digitales ?

— Son profil de codage en ligne. Sa patte personnelle. Oui, ça peut se comparer aux empreintes digitales de quelqu’un. Ou à son écriture. Je crois qu’il s’agit du profil d’Andy.

— Vraiment ? Et tu l’as eu comment ?

— Il a été émis à Los Angeles et détecté par un balayage télématique aléatoire d’un de nos correspondants là-bas. C’est tout frais. S’il est à L.A., il doit y être revenu très récemment. »

Anson examina de nouveau le listing. Toujours des flèches et des paraphes. Un labyrinthe incompréhensible. Quelque chose commença à palpiter en lui, sensation qu’il n’avait pas éprouvée depuis des années mais qu’il réprima. Il haussa les épaules et dit : « Qu’est-ce qui te fait croire que c’est la signature d’Andy ?

— L’intuition, peut-être. Ça fait cinq ans que je le cherche, et maintenant je sais à quoi m’attendre. Cette feuille, c’est Andy tout craché. C’est le genre de codes qu’il employait quand il était gosse. Je me rappelle qu’il me les expliquait mais je n’ai jamais saisi ce qu’il essayait de me dire. Il avait dix, onze ans à l’époque. J’ai l’impression qu’il a repiqué à ce genre de truc depuis qu’il est en cavale. Qu’il revient à son jargon personnel. Nous avons ressorti nos antennes et lancé un programme de détection, et maintenant nous constatons que l’individu qui emploie ce jargon n’a cessé de se déplacer vers l’ouest au cours de cette année : Floride, Louisiane, Texas, Arizona. Et maintenant L.A. Le pirate qui utilise ces codes travaille actuellement comme rectifieur là-bas. Un indépendant, qui opère en-dehors de la corporation, semble-t-il. Je suis sûr que c’est Andy. »

Anson leva les yeux pour fixer le visage rond, empâté et sincère de son cousin. Il y vit une totale conviction. Anson fut surpris de se trouver soudain submergé par un flot d’admiration, voire d’amour pour Steve.

Celui-ci avait quinze ans de plus que lui et aurait dû être le chef du clan Carmichael. Mais il n’avait jamais voulu être un chef. Il ne voulait que continuer à s’occuper des trucs qui le branchaient, assis toute la journée et la moitié de la nuit devant sa console à grappiller des données sur les réseaux du monde entier. Tandis que lui, Anson…

La palpitation s’accentuait en lui. Plus question de la refouler.

« Dis-moi, Steve, tu crois que tu pourrais vraiment remonter jusqu’à lui sur la base de ces informations ?

— Ça, je ne peux pas le dire. Andy est très, très futé. Je ne devrais pas être obligé de te le rappeler. Il se déplace rapidement. Le simple fait d’avoir retrouvé sa trace ne veut pas dire que nous allons le rattraper. Mais on peut essayer.

— Alors, on essaie. Nom de Dieu, tu tentes le coup, d’accord ? Retrouve-le, ramène-le ici, et rends-le utile à la communauté. Ton allumé de fils, ce mutant.

— Mutant ?

— Un sauvage. Indiscipliné, amoral, égocentrique et mégalo… D’où il tient tout ça, Steve ? De toi ? De Lisa ? J’en doute. Et certainement pas de la fraction Carmichael de son ascendance.

Alors, c’est forcément un mutant. Oui, un mutant. Avec des compétences démesurées dont il se trouve que nous avons grand besoin. Un besoin gi-gan-tesque. Si seulement il condescendait à bien vouloir les mettre à notre service… »

Pas de réponse de Steve. Anson se demanda ce qu’il pensait mais il ne détectait absolument rien. Le visage joufflu et aimable de Steve était totalement vide d’expression. Le silence se prolongea inconfortablement jusqu’à devenir intolérable. Anson se leva et s’approcha du bord du patio ; il saisit la balustrade et plongea son regard dans la verdure de la somptueuse gorge en contrebas. Et s’aperçut qu’il commençait à trembler.

Il savait ce qui s’était passé. La grandiose ambition de jadis avait commencé à renaître en lui ; le rêve glorieux de mener avec succès une croisade contre les extraterrestres, d’abattre le Numéro Un et de mettre fin à leur domination d’un seul coup fulgurant. Depuis l’expédition sans retour de Tony à Los Angeles, Anson gardait tout cela dans quelque chambre forte de son âme. Or, d’une manière ou d’une autre, ces souvenirs s’étaient libérés, accompagnés de la peur, du doute, d’une noire morosité et d’un douloureux aiguillon de culpabilité ravivée liée à la stupidité qui l’avait fait envoyer Tony à la mort – toute une armée de mornes pensées pessimistes dont il était la cible.

Debout sur le patio, il respirait lentement, à fond, essayait de se calmer tout en scrutant le maquis touffu d’après la Conquête qui avait poussé, au fil des ans, entre le ranch et la ville en contrebas. Une étrange vision se mit alors à tourbillonner dans son esprit.

Il vit un édifice surmonté d’un dôme qui ressemblait à une ruche en marbre blanc : une chapelle, un temple, un sanctuaire. Un sanctuaire, oui. Le Numéro Un reposait à l’intérieur. Une sorte de grosse limace blafarde et boursouflée, de dix mètres de long, enchâssée dans les mécanismes qui lui fournissaient ses éléments nutritifs.

Anson vit alors une forme humaine s’approcher du dôme : une silhouette énigmatique, élancée, calme, sans visage. Ce pouvait presque être un androïde. Andy Gannett, assis devant son terminal, une lueur diabolique dans le regard, la guidait par télécommande, la gavant frénétiquement de données piratées dans les archives hermétiquement scellées de Karl-Heinrich Borgmann. L’assassin sans visage se tenait à présent devant la porte du sanctuaire ; Andy lui donnait de mystérieux ordres numériques qu’il transmettait à son tour au gardien du sanctuaire et la porte s’ouvrait aussitôt, en révélant une autre derrière elle, et une autre, et encore une autre jusqu’à ce que le tueur sans visage se trouve à l’intérieur de la cachette sacrée du Numéro Un lui-même…

Il brandissait une arme. Tirait calmement. Le Numéro Un baignait dans une gerbe de flammes bleues. Crépitait, noircissait, se calcinait.

Au même moment, partout sur Terre, les Entités se ratatinaient comme par magie, se desséchaient et mouraient… et le lendemain, le soleil se levait sur un monde libéré…

Anson se retourna vers Steve, qui, appuyé au mur de la maison, l’enveloppait d’un regard étrangement placide. Anson réussit à produire un pâle sourire et dit : « Tu sais sans doute que je me fous complètement de la Résistance depuis que Tony est mort, n’est-ce pas ? Que j’ai seulement fait semblant de m’y intéresser ?

— Oui. Je le sais, Anson.

— Mais ce truc pourrait tout changer. Si seulement tu pouvais enfin mettre la main sur ton fichu renégat de fils mutant génial. Et si tu pouvais le persuader d’ouvrir en douce les archives de Borgmann. Et si lesdites archives pouvaient nous donner un minimum d’indices sur la nature du Numéro Un et sur sa planque. Et si nous pouvions alors introduire un tueur correctement programmé qui…

— Ça fait un sacré tas d’hypothèses, si tu veux mon avis.

— Vraiment, cousin ? Alors peut-être qu’on ferait mieux d’oublier tout ça. Qu’est-ce que t’en dis ? On remballe la Résistance une fois pour toutes, on reconnaît que le monde appartiendra aux Entités jusqu’à la fin des temps, on met en sommeil tout le réseau clandestin que Doug, Paul et toi avez passé ces trente dernières années à installer, et on se contente de rester assis sur notre cul dans notre ranch et de vivre notre petite vie tranquille comme nous la vivons depuis le début. Qu’est-ce que t’en dis, Steve ? On abandonne enfin cette illusion de Résistance usée jusqu’à la corde ?

— C’est ce que tu veux, Anse ?

— Non. Pas vraiment.

— Moi non plus. Je vais voir ce que je peux faire pour retrouver Andy. »

On l’emmena, emballé et ficelé comme un paquet cadeau, au Q.G. du LACON sur Figueroa Street, la tour en marbre noir de quatre-vingt-dix étages qui abritait le gouvernement fantoche de la ville. On l’adossa au mur d’un vestibule caverneux brillamment illuminé et on le laissa assis là pendant ce qui lui sembla être un jour et demi, même si ce n’était en réalité qu’une heure tout au plus. Andy s’en fichait. Il était sonné. On aurait pu le balancer dans une fosse septique, il n’aurait pas bronché. Il n’était pas physiquement atteint -le contrôle automatique de ses circuits internes fonctionnait encore et affichait un vert bon teint – mais l’humiliation était si intense qu’il se sentait laminé. Démoli. Anéanti. Tout ce qu’il voulait savoir à présent, c’était le nom du bidouilleur qui lui avait fait ça.

Il avait souvent entendu parler de l’immeuble de Figueroa Street. Il y avait partout des plafonds de sept mètres de haut de façon que les Entités puissent évoluer à l’aise. Dans ces vastes espaces, les voix se répercutaient comme des échos dans une caverne. De là où il était assis, il entendait des vagues de sons confus clapoter tout autour de lui, en haut, en bas, devant, derrière. Il aurait voulu s’en protéger. Il avait le cerveau à vif. Jamais de sa vie il n’avait subi un tel pilonnage.

De temps à autre, une ou deux Entités éléphantesques traversaient la salle sur la pointe de leurs tentacules avec cette délicatesse empreinte de bizarrerie qui les caractérisait, accompagnées d’une petite suite d’humains qui s’affairaient autour d’Elles comme de minuscules courtisans accrochés aux basques d’aristocrates de haute lignée. Personne ne prêtait la moindre attention à Andy. Il n’était qu’un meuble posé là contre le mur.

Puis des gens du LACON entrèrent, mais pas les mêmes qu’avant.

« C’est lui le rectifieur, là-bas ? demanda quelqu’un.

— Celui-là, ouais.

— Elle veut le voir tout de suite.

— Tu crois pas qu’on devrait l’arranger un peu avant ?

— Elle a dit tout de suite. »

Une main se posa sur l’épaule d’Andy et le secoua sans brutalité. Puis le souleva. D’autres mains s’employèrent à décoller les bandages qui lui liaient les jambes mais lui laissèrent les bras entravés. On lui permit de faire un ou deux pas chancelants. Il fusilla la valetaille du regard tout en s’efforçant de dérouiller les muscles de ses cuisses.

« Ça va comme ça, mec. Amène-toi, c’est le moment de faire causette. Et garde-toi de faire le mariolle ou tu sentiras ta douleur. »

II se laissa conduire à l’autre bout du vestibule, où on lui fit franchir une porte gigantesque donnant sur un immense bureau, assez haut de plafond pour qu’une Entité y ait tous ses aises. Il ne dit pas un mot. Il n’y avait pas d’Entités dans cet espace, rien qu’une femme vêtue d’une longue robe noire, assise derrière un vaste bureau tout au fond, à un kilomètre de lui. Dans cette salle colossale, ce meuble avait l’air d’un jouet. Et la femme l’air d’une poupée. Les sbires du LACON l’installèrent de force sur une chaise près de la porte et le laissèrent seul avec la femme. Saucissonné comme il l’était, il ne présentait aucun danger.

« C’est vous John Doe ? demanda-t-elle.

— À votre avis ?

— C’est le nom que vous avez donné lors de votre entrée en ville.

— Je donne des tas de noms quand je voyage. John Doe, Richard Roe, Joe Blow. Ça n’a pas tellement d’importance pour le logiciel de contrôle d’accès.

— Parce que vous avez roulé le contrôle ? » Un temps. « Je dois vous informer que ceci est une commission d’enquête.

— Vous savez déjà tout ce que je pourrais vous dire. Votre borgmann a eu tout loisir de barboter dans mon cerveau.

— Je vous en prie. Ce sera plus facile si vous y mettez du vôtre. Vous êtes accusé d’entrée illégale, d’usage illégal d’un véhicule et d’interfaçage illégal, ou plus précisément, de commerce de rectifications. Avez-vous une déclaration à faire ?

— Aucune.

— Vous niez être un rectifieur ?

— Je ne nie rien, n’affirme rien. À quoi bon, foutredieu ? » Elle se leva, sortit de derrière le bureau et, très lentement, s’avança vers lui, s’arrêtant quand elle fut à environ cinq mètres de lui. Andy fixait ses chaussures d’un air morose. « Regardez-moi, dit-elle.

— C’est un gros effort que vous me demandez là.

— Regardez-moi, répéta-t-elle d’un ton tranchant. Que vous soyez ou non un rectifieur n’est pas la question. Nous savons que vous êtes un rectifieur. Je sais que vous êtes un rectifieur. Je suis bien placée pour ça. » Et elle l’appela par un nom qu’il n’avait pas utilisé depuis très longtemps. « Vous êtes Mickey Megabyte, n’est-ce pas ? »

Alors, il la regarda.

Longuement. Il n’en croyait pas ses yeux. Il sentit un flot de souvenirs revenir à la charge de très loin.

La chevelure rousse n’était plus floue et épousait plus étroitement les contours de sa tête. Cinq années avaient ajouté un peu de chair ici et là et quelques rides à son visage. Mais en vérité, elle n’avait pas tellement changé.

C’était quoi, son nom ? Vanessa ? Clarissa ? Melissa ?

Tessa. Oui. Tessa.

« Tessa ? dit-il d’une voix rauque. C’est bien vous ?

— Oui. C’est bien moi. »

Andy en resta bouche bée, la mâchoire stupidement pendante. Voilà qui promettait d’être encore pire que ce que le borgmann venait de lui faire subir. Mais il n’y avait aucun moyen d’y échapper.

« Vous travailliez déjà pour le LACON à l’époque. Je me rappelle.

— La rectification que vous m’avez vendue ne valait rien, Mickey. Et vous le saviez, pas vrai ? Quelqu’un m’attendait à San Diego, quelqu’un qui était important pour moi, mais quand j’ai essayé de passer le Mur, je me suis fait cueillir comme une fleur et emmener malgré mes hurlements. Je vous aurais tué. Je devais aller à San Diego, et de là, Bill et moi aurions essayé de rejoindre Hawaï sur son bateau. Au lieu de quoi il est parti sans moi. Je ne l’ai jamais revu. Et ça ma coûté trois ans d’avancement. J’ai eu de la chance que ça se soit arrêté là.

— Je n’étais pas au courant pour le type de San Diego.

— Vous n’aviez aucune raison de l’être. Ça ne vous regardait pas. Vous avez pris mon argent, vous étiez censé m’obtenir cette rectification. Tel était le marché. »

Elle avait des yeux gris pailletés d’or. Difficile d’en soutenir l’éclat.

« Vous avez toujours envie de me tuer ? lui demanda-t-il. Vous avez l’intention de me faire exécuter ?

— Non aux deux questions, Mickey. Vous ne vous appelez pas comme ça, d’ailleurs.

— Pas vraiment.

— Je ne peux pas vous dire à quel point j’ai été étonnée quand les autres vous ont amené ici. “Un rectifieur. Un certain John Doe, un petit nouveau qui opère sur Pershing Square.” Les recti-fïeurs, c’est mon rayon. On me les amène tous. C’est là que j’ai été mutée après le conseil de discipline : à la section “Rectifïeurs”. N’est-ce pas chou, Mickey ? La main de la justice. La première fois que j’ai été affectée à ce poste, je me demandais si on finirait par vous amener ici, mais au bout d’un moment j’ai compris que ça n’avait aucune chance d’arriver, que vous étiez probablement à un million de kilomètres de L.A., que vous ne repasseriez sans doute jamais par ici. Et voilà qu’on épingle ce John Doe. Je vous ai croisé dans le vestibule et vous ai reconnu. »

Impossible d’échapper à la rancune qui brillait au fond de ces yeux gris.

Ce qui appelait des mesures urgentes.

« Écoutez-moi, Tessa, dit-il en retrouvant sa voix opportunément enrouée. Pensez-vous pouvoir me croire si je vous affirme que je n’ai jamais cessé de regretter ce que je vous ai fait ? Vous n’êtes pas obligée de le croire. Mais c’est la vérité devant Dieu.

— Certes. Je suis de tout coeur avec vous. Je suis sûre que cela vous a valu des années de torture.

— Je vous assure que je suis sincère. J’ai arnaqué des tas de gens, c’est vrai, et tantôt je l’ai regretté, tantôt non, mais vous faites partie des cas que j’ai regrettés, Tessa. Vous êtes celui que j’ai regretté le plus. C’est la vérité absolue. »

Elle réfléchit. Il n’aurait su dire si elle le croyait ne serait-ce qu’une fraction de seconde, mais il voyait qu’elle réfléchissait.

« Pourquoi avez-vous fait ça ? finit-elle par articuler.

— Je laisse des clients en rade parce que je veux pas avoir l’air infaillible, l’informa-t-il. On est obligé d’écrire des rectifs en bois de temps en temps, sinon on commence à avoir une trop bonne réputation, et ça peut être dangereux. Si on allonge une rectif à tous les coups, ça se sait, les gens commencent à parler, on commence à devenir une légende. On en arrive à être connu partout, et tôt ou tard, on se fait coincer par les Entités, c’est aussi simple que ça. Alors je m’arrange toujours pour saboter un certain nombre de rectifs. Une sur cinq, environ. Je dis aux gens : “Je vais faire de mon mieux, mais sans garantie ; il y a des fois où ça ne marche pas.”

— Vous m’avez donc roulée délibérément.

— Oui.

— C’est bien ce que je pensais. Vous aviez l’air si calme, si professionnel. Si parfait, sauf quand vous avez bêtement essayé de me draguer ; là, je me suis dit, ah, les hommes, tous pareils. J’étais sûre que la rectification serait valable. Je ne voyais pas comment ça pouvait rater. Et puis je suis arrivée au Mur et me suis fait cueillir. Et là, je me suis dit, ce salaud a fait exprès de me balancer. Il était trop calé, pas du genre à se planter. » Elle parlait calmement, mais la colère n’était que trop visible dans ses yeux. « Vous n’auriez pas pu saboter la rectif suivante, Mickey ? Pourquoi a-t-il fallu que ça tombe sur moi ? »

II la regarda un long moment, évaluant ses chances.

Puis il inspira profondément et lâcha, en y mettant tout ce qu’il avait dans le ventre : « Parce que j’étais très amoureux de vous.

— Foutaises, Mickey. Foutaises. Vous ne me connaissiez même pas. Je n’étais qu’une inconnue venue louer vos services.

— Justement. C’est justement comme ça que ça s’est passé. » II sentit l’inspiration venir au secours de son improvisation et poursuivit sur sa lancée : « J’étais là, en train de fantasmer comme un fou sur vous, prêt à foutre en l’air ma petite vie bien organisée pour vous, à rédiger des autorisations de sortie pour nous deux, à faire le tour du monde avec vous, le grand jeu, quoi. Et tout ce que vous arriviez à voir, c’était quelqu’un que vous aviez embauché pour faire un boulot. Je n’étais pas au courant pour le type de San Diego. Tout ce que je savais, c’était que je vous voyais, que vous étiez magnifique et que je vous désirais. Je suis tombé amoureux de vous sur-le-champ.

— Ouais. Tombé amoureux. Comme c’est touchant. » Jusque-là, rien de mirobolant. Mais je peux y arriver, songea-t-il. Il n’y a qu’à laisser couler et voir où ça va.

« Vous ne trouvez pas que c’est de l’amour, Tessa ? Bon, appelez ça autrement, comme vous voulez, mais c’était un sentiment que je me m’étais jamais permis d’éprouver. C’est pas malin de se laisser trop emporter, voilà ce que je pensais, c’est se mettre un fil à la patte, c’est trop risqué. Et puis je vous ai vue, j’ai parlé un peu avec vous et je me suis tout de suite dit qu’il pouvait se passer quelque chose entre nous, j’ai senti qu’un changement s’opérait en moi, et je me suis dit, oui, oui, va jusqu’au bout cette fois-ci, laisse-toi aller, ça va peut-être tout changer. Et vous étiez là, sans rien voir, sans même commencer à remarquer quoi que ce soit, à me tenir d’interminables discours sur l’importance qu’avait pour vous cette rectification. Froide comme un bloc de glace, vous étiez. Et ça m’a fait mal. Affreusement mal, Tessa. Alors je vous ai arnaquée. Et je me suis dit ensuite : Bon sang, tu as foutu en l’air la vie de cette fille super, simplement parce que tu t’es laissé piéger, et ça, c’est vraiment dégueulasse. D’où mes remords. Vous n’êtes pas obligée de me croire. Je ne savais pas pour San Diego. Ce qui ne fait que rendre les choses encore plus difficiles pour moi. »

Elle était restée silencieuse d’un bout à l’autre de cette tirade. Son impassibilité de marbre commençait à irriter Andy et il tenta de l’ébranler. « Dites-moi au moins une chose. Le type qui m’a démoli a Pershing Square, c’était qui ?

— Ce n’était personne.

— Comment ça ?

— “Qui” n’est pas le bon terme. C’est “quoi” qui s’impose ici. Il s’agit d’une chose. D’un androïde, d’une unité mobile antirecti-fieurs, branchée directement sur le supersystème des Entités à Santa Monica. Un dispositif nouveau que nous avons lâché en ville pour débusquer les gens comme vous.

— Ah, fit Andy, sidéré, comme si elle lui avait donné un coup de pied. Ah.

— Il paraît que vous lui avez donné du fil à retordre.

— Pareil pour moi. Il m’a mis la moitié du cerveau en compote.

— Vous n’aviez aucune chance de le battre. Autant essayer de boire la mer avec une paille. D’ailleurs, pendant un moment, vous avez donné l’impression que vous alliez y arriver. Vous êtes un sacré champion de la bidouille, savez-vous ? Oui, bien sûr.

— Pourquoi travaillez-vous pour les Entités ? » Elle haussa les épaules. « Tout le monde travaille pour Elles d’une manière ou d’une autre. Sauf les gens comme vous, ce me semble. Et pourquoi pas ? Elles sont chez elles, non ?

— Il n’en a pas toujours été ainsi.

— Il n’en a pas toujours été ainsi pour des tas de choses. Qu’est-ce que ça peut faire au point où on en est ? Et ce n’est pas un trop mauvais boulot. Au moins, je ne suis pas là-bas sur le Mur. Ou bonne pour les T.D.R.

— Effectivement. C’est sans doute mieux ainsi. Si ça ne vous gêne pas de bosser dans une pièce si haute de plafond. C’est ça qui m’attend ? Un séjour en T.D.R. ?

— Ne soyez pas stupide. Vous êtes trop précieux.

— Pour qui ?

— Le réseau a toujours besoin d’être amélioré. Vous le connaissez mieux que n’importe qui, même de l’extérieur. Vous allez travailler pour nous.

— Vous croyez que je vais devenir un borgmann ? » Andy n’en revenait pas.

« C’est mieux que les T.D.R. »

Comment pouvait-elle parler sérieusement ? Elle était en train de se jouer de lui. Il faudrait qu’ils soient les derniers des idiots pour lui confier le moindre poste comportant des responsabilités. Et complètement abrutis pour lui donner accès à leur réseau.

« Alors ? s’enquit-elle comme le silence d’Andy se prolongeait. Marché conclu, Mickey ? »

II s’accorda encore un petit moment de réflexion. Elle ne plaisantait donc pas. Elle allait lui remettre les clés du royaume. Ça alors ! Ils devaient avoir leurs raisons, supposa-t-il. S’il refusait, ce serait lui l’imbécile.

« Très bien, dit-il, j’accepte. À une condition. »

Elle siffla d’admiration. « Vous ne manquez pas d’air, dites donc !

— Accordez-moi une revanche contre votre androïde. J’ai besoin de vérifier quelque chose. Après, on pourra discuter du genre de boulot pour lequel je suis le plus qualifié. D’accord ?

— Vous n’êtes absolument pas en situation de poser des conditions, vous savez.

— Mais si. Ce que je fais avec les ordinateurs est un art unique. On ne peut pas m’obliger à l’exercer contre ma volonté. On ne peut pas m’obliger à quoi que ce soit contre ma volonté. »

Elle réfléchit puis : « Pourquoi une revanche ?

— Personne ne m’avait battu jusque là. Je veux une deuxième chance.

— Vous savez que ça va être encore plus dur que la première fois.

— Laissez-moi m’en assurer.

— Mais à quoi ça rime ?

— Amenez-moi votre androïde et je vais vous montrer à quoi ça rime. »

II fut extrêmement surpris de la voir accéder à sa demande. Mais il en fut ainsi. Curiosité ? Autre chose ? Toujours est-il qu’elle se connecta au réseau informatique, envoya quelques ordres, et très vite, on amena l’androïde qu’Andy avait rencontré dans le parc, ou peut-être un autre qui avait le même visage passe-partout, la même apparence générale grise et anonyme. Il posa sur Andy un regard aimable, sans la moindre lueur d’intérêt.

Quelqu’un vint enlever le bracelet de sécurité des poignets d’Andy, lui attacha les chevilles avec et repartit. Tessa donna ses instructions à l’androïde ; il leva son poignet vers celui d’Andy et ils entrèrent en contact. Andy passa immédiatement à l’action.

Il était encore dolent, flageolant et salement meurtri, mais il savait ce qu’il avait à faire, comme il savait qu’il fallait être rapide sur le coup. L’essentiel était d’ignorer complètement l’androïde – c’était juste un terminal, juste un élément – et d’attaquer ce qui se trouvait derrière. Plus question de proposer d’accès d’implant à implant. Plus de petites politesses bilatérales. Andy contourna prestement le programme d’identification de l’androïde, intelligent mais superficiel. Progressant intuitivement et instantanément, parce qu’il savait que c’en serait fini de lui s’il s’arrêtait pour interpréter les données, il feinta l’androïde alors qu’il en était encore à élaborer ses combinaisons, perfora son interface Borgmann et plongea en dessous avant que l’autre puisse faire quoi que ce soit pour l’arrêter. Ce qui l’amena aussitôt du niveau de l’unité à celui de l’architecture principale, une machine d’une capacité inimaginable. Sitôt arrivé, il donna au monstre une cordiale poignée de main.

Il en tressaillit d’émotion.

Pour la première fois, Andy comprit véritablement ce que le père Borgmann avait accompli en construisant l’interface qui reliait les bio puces humaines aux superordinateurs des Entités. Toute cette puissance, tous ces téra-octets étaient tapis là comme autant de squatters, et il était directement branché dessus. Il avait l’impression d’être une souris prise en stop par un éléphant, mais ça ne le gênait pas du tout. Il n’était peut-être qu’une souris, mais cette souris se payait une virée sensationnelle. Il trouva rapidement la chaîne de données de l’androïde et y fit un noud pour l’empêcher de lui courir après. Puis, bien accroché, il se laissa porter par les vents impétueux de cette machine colossale rien que pour le plaisir.

Et lui arracha au passage, à pleines poignées, des pans de mémoire qu’il dispersa dans la brise.

Pourquoi se gêner ? Qu’avait-il à perdre ?

Pendant un bon dixième de seconde, le mastodonte ne remarqua rien. Ce qui en disait long sur sa taille. Andy était en train de l’étriper allègrement, de lui arracher de gros blocs de données. Et il ne s’en apercevait même pas, parce même le plus somptueux des ordinateurs jamais assemblé reste soumis à la nécessité de fonctionner à la vitesse de la lumière ; quand on ne peut pas aller à plus de 300 000 kilomètres/seconde, l’alerte a besoin d’un certain temps pour se transmettre d’un bout à l’autre de vos voies neurales. Ce machin était proprement démesuré. Andy comprit qu’il se trompait en s’imaginant en souris sur le dos d’un éléphant. Une amibe à cheval sur un brontosaure, voilà qui constituait une meilleure comparaison.

Naturellement, le circuit de surveillance finit par intervenir. Des alarmes se déclenchèrent, des portes internes se refermèrent avec fracas, toutes les zones sensibles furent condamnées et Andy fut éjecté d’un simple haussement d’épaule. Inutile de traîner dans le coin, à attendre de se faire piéger. Il se retira.

Il constata que l’androïde s’était ratatiné sur la moquette. Ce n’était plus qu’une coquille vide.

Des lumières clignotaient sur le mur du bureau.

Tessa lui décocha un regard épouvanté. « Qu’est-ce que vous avez fait ?

— J’ai battu votre androïde. Ce n’était pas si difficile que ça, une fois trouvée la combine.

— J’ai entendu une alarme. L’éclairage de secours s’est allumé. Vous avez endommagé l’ordinateur central.

— Pas vraiment. Pas d’une manière significative. Ç’aurait été très difficile de rester là-dedans assez longtemps pour causer des dégâts tant soit peu importants. Je l’ai seulement chatouillé un peu. Il a été surpris de me voir débarquer, c’est tout.

— Non. Je crois que vous l’avez bel et bien endommagé.

— Allons, Tessa. Pourquoi ferais-je une chose pareille ? » Elle n’avait pas l’air d’apprécier. « La question devrait plutôt être : pourquoi vous ne l’avez pas déjà fait. Pourquoi vous n’êtes pas allé foutre le bordel dans leurs programmes.

— Vous pensez vraiment que je pourrais y arriver ? »

Elle le regarda attentivement. « Je pense que oui, peut-être.

— Soit. Peut-être que oui. Peut-être que non. Moi-même j’ai des doutes. Mais vous savez, Tessa, je ne suis pas un croisé. J’aime ma vie comme elle est. Tranquille. Je vois du pays, je fais ce que je veux. Je ne joue pas les rebelles. Je n’aime pas monter en première ligne quand ça chauffe. Quand j’ai besoin de trafiquer des trucs, j’en fais pas plus que nécessaire. Et les Entités ne savent même pas que j’existe. Si je leur mettais le doigt dans l’œil, elles me le couperaient. Je ne m’y suis donc pas risqué.

— Mais maintenant vous le pourriez peut-être. »

II commença à se sentir mal à l’aise. « Je ne vous suis pas.

— Vous n’aimez pas le risque. Vous n’aimez pas vous faire remarquer. Vous rasez les murs et ne cherchez pas la bagarre pour le plaisir. Très bien. Mais si nous vous privons de votre liberté, si nous vous assignons à résidence à L.A. et vous mettons au travail, vous vous rebellerez d’une manière ou d’une autre, n’est-ce pas ? J’en suis persuadée. Vous iriez tout droit dans les entrailles du processeur central et imagineriez un moyen d’effacer vos traces, si bien que la machine ne saurait jamais que vous êtes dans la place. Et vous ne feriez pas les choses à moitié. Vous feriez des tonnes de ravages. » Un instant de silence, puis : « Oui, c’est ainsi que vous agiriez. Vous assaisonneriez tellement bien leur ordinateur que les Entités seraient peut-être obligées de le mettre à la ferraille et de tout recommencer à zéro. Je me rends compte à présent que vous avez les compétences nécessaires et que vous pourriez vous retrouver dans une situation où vous seriez disposé à vous en servir. Et alors vous ficheriez tout en l’air pour nous tous, pas vrai ?

— Comment ça ?

— Si nous vous laissions vous approcher tant soit peu du réseau des Entités, vous y sèmeriez une telle pagaille qu’Elles seraient obligées de prendre des mesures de rétorsion quelconques contre nous, et tous les gens du LACON seraient virés. Ou plus vraisemblablement expédiés aux T.D.R. »

Elle le surestimait, c’était évident. La machine était trop bien défendue pour que quiconque, même lui, l’endommage de cette manière. S’il se retrouvait à l’intérieur, il pourrait certes faire des dégâts ponctuels – des dégâts de souris –, mais il ne pourrait pas échapper assez longtemps au circuit de surveillance pour causer des dommages de quelque importance.

Mais si elle le croit, à la bonne heure. C’est quand même mieux d’être surestimé que sous-estime.

« Je ne vais pas vous donner cette chance, reprit-elle. Parce que je ne suis pas folle. Je vous comprends maintenant, Mickey. Il n’est pas prudent de faire joujou avec vous. Chaque fois qu’on essaie, vous prenez votre petite revanche sans vous soucier le moins du monde de ce que vous faites dégringoler sur la tête des autres. On en souffrirait tous, mais ça vous serait bien égal. Non. Pas question, Mickey. Ma vie n’est pas si pénible que j’aie besoin de vous pour me la mettre sens dessus dessous. Vous m’avez déjà fait le coup une fois. Je n’ai pas envie de renouveler l’expérience. »

Elle le regardait sans ciller. Toute sa colère semblait s’être dissipée pour ne laisser place qu’au mépris.

Mais il était encore prisonnier de ces murs, les chevilles entravées, entièrement à sa merci. Il resta silencieux et attendit la suite. Elle le regarda un moment sans parler.

Puis elle lâcha quelque chose de totalement inattendu : « Dites-moi, pourriez-vous vous introduire encore une fois dans la bête et vous arranger pour qu’il n’y ait plus de traces de votre arrestation ? »

Andy ne put dissimuler son étonnement. « Vous parlez sérieusement ?

— Dans le cas contraire, je n’aurais rien dit de tel. Vous pouvez faire ça ?

— Ouais. Ouais, je suppose.

— Alors, au travail. Je vous donne exactement soixante secondes pour faire ce vous avez à faire. Et vous n’avez pas intérêt à en profiter pour y aller d’une de vos sales magouilles. Voici votre dossier. À vous de vous en débarrasser. » Elle lui tendit un listing. « Et une fois que vous aurez effacé votre dossier, filez, et en vitesse. Loin d’ici, loin de Los Angeles. Et ne vous avisez pas de revenir.

— Vous allez vraiment me laisser partir ?

— Sans l’ombre d’une hésitation. » Elle eut un geste d’impatience, comme pour chasser une mouche.

Il n’arrivait pas à y croire. Où était le piège ? Il n’en voyait pas. Elle donnait bien l’impression de vouloir le libérer rien que pour le voir partir, avant qu’il puisse causer le moindre ennui qui finirait par lui retomber sur sa tête à elle.

Sa stupéfaction était telle qu’il se sentit obligé de faire un geste pour la remercier, pour se racheter en quelque sorte, et soudain un torrent de platitudes sortit de sa bouche. « Écoutez, Tessa, je veux simplement dire que… quand je vous parlais du sentiment de culpabilité que j’ai éprouvé, de mes regrets pour ce que je vous ai fait autrefois… tout ça, c’était vrai. De bout en bout. » Même lui se jugeait ridicule.

« J’en suis convaincue », dit-elle sèchement. Les yeux gris pesèrent implacablement sur lui un long moment, comme pour le réduire en cendres. « Ça va, Mickey. Épargnez-moi vos conneries.

Vous faites votre truc, vous vous effacez du registre des arrestations et vous videz les lieux. Je ne veux plus vous voir. Ni ici. Ni en ville. D’accord ? Alors allez-y presto et qu’on n’en parle plus ! »

Andy chercha désespérément quelque chose à répliquer. N’importe quoi. Rien ne lui vint.

Barre-toi tant que t’as encore l’avantage, se dit-il.

Elle lui présenta son poignet et il s’interfaça avec elle. Elle frissonna un peu lorsque leurs ports d’accès se touchèrent. Un tout petit frisson, mais qu’il perçut quand même. Elle ne lui avait rien pardonné. Elle voulait seulement qu’il disparaisse.

Il entra dans le registre, trouva tout de suite la mention de l’arrestation de John Doe et s’en débarrassa ; ensuite, puisqu’il lui restait encore une vingtaine de secondes, il préleva dans son propre fichier le numéro d’identification de Tessa, accéda au dossier administratif la concernant, lui octroya deux échelons d’avancement et doubla son salaire. Cet accès de sentimentalité le laissa pantois. Mais c’était un beau geste, non ? En plus, impossible de savoir si leurs chemins n’allaient pas se croiser de nouveau un jour ou l’autre.

Il effaça ses traces et sortit du programme.

« Et voilà, dit-il. C’est fait.

— Très bien. » Elle sonna ses sbires. « Erreur sur la personne, les informa-t-elle. Faites-lui un brin de toilette et remettez-le en circulation. »

Un des flics du LACON bredouilla de vagues excuses pour cette erreur d’identité, puis ils le reconduisirent à l’extérieur de l’immeuble et le relâchèrent dans Figueroa Street. C’était le début de l’après-midi. Il y avait des nuages au zénith, l’air était frais, de cette fraîcheur décontractée typique d’une journée d’hiver à Los Angeles.

Andy trouva une borne d’accès dans la rue ; il ordonna à la Toshiba de quitter l’endroit où elle s’était garée et de venir le prendre.

Elle arriva cinq ou dix minutes plus tard ; il lui dit de prendre l’autoroute et de quitter la ville par le nord. Il ne savait pas exactement où il irait. À San Francisco, peut-être. Il pleuvait pas mal à Frisco en hiver, et d’après tout ce qu’on lui avait dit, il y faisait trop froid à son goût. Mais c’était quand même une belle cité, et une ville portuaire, en plus, si bien qu’il pourrait probablement se faire embarquer pour Hawaï, l’Australie ou quelque autre lointaine destination où il ferait chaud, où il pourrait abandonner pour toujours les lambeaux de son existence antérieure.

Il atteignit le Mur à la porte de Sylmar, quelque quatre-vingts kilomètres plus tard. La porte lui demanda son nom.

« Richard Roe, dit-il. Bêta Pi Upsilon 103324X. Destination San Francisco. »

Elle lut son implant. Autorisa l’accès. Aucun problème. Tout baignait.

La porte s’ouvrit et la Toshiba la franchit. Simple comme Bêta Pi.

La voiture fonça vers le nord. Il allait lui falloir cinq, six heures, estima-t-il, pour arriver à Frisco. L’autoroute était contre toute attente en bon état, ou plutôt en meilleur état que les autres.

C’est alors, moins d’une demi-heure après avoir quitté la porte de Sylmar, que lui vint une idée, une idée si bizarre et si inattendue, si surprenante et si farfelue qu’il eut du mal à croire qu’il y avait songé pour de bon. C’était une idée dingue. Totalement dingue. Il la repoussa donc, mais elle s’accrochait à lui et ne voulait plus le lâcher. Il batailla avec elle pendant environ cinq minutes. Puis lui céda.

« Changement de plan, annonça-t-il à la Toshiba. On va à Santa Barbara. »

Coup de klaxon.

« Quelqu’un à la grille, dit Frank. J’y vais. »

C’était une douce journée de janvier et le soir approchait ; tout était très vert et les arbres luisaient d’une récente petite pluie fine. Il avait beaucoup plu ces derniers jours et Frank supposa qu’il pleuvrait encore avant l’aube, vu les nuages ventrus comme des carpes qui se pointaient au nord. Il empoigna le fusil et remonta la pente au petit trot. Frank était à présent un jeune homme mince et athlétique, juste à la frontière entre l’adolescence et l’âge adulte, et il courait aisément, gracieusement, sans se fatiguer, à longues et souples foulées.

La voiture qui attendait là était d’un modèle insolite, assez récente pour l’époque, très exotique. Frank scruta l’intérieur à travers les barreaux de la grille sans pouvoir discerner le visage du conducteur. Il agita le fusil pour signifier à l’homme de sortir du véhicule et de se montrer. L’autre resta où il était.

Comme tu voudras, se dit Frank et il s’apprêta à repartir.

« Hé, mec… attends ! » La vitre s’était brusquement baissée et l’homme sortit la tête. Un visage aux traits vigoureux, un peu bouffi quand même, des yeux sombres, d’épais sourcils froncés, une expression dure et renfrognée. Ce visage ne lui était pas inconnu. Mais Frank mit un certain temps à le situer dans sa mémoire. Puis il s’étrangla de surprise lorsque le déclic se fit.

« Andy ? »

L’homme dans la voiture hocha la tête avec un grand sourire. « Oui, c’est moi. Et toi, t’es qui ?

— Frank.

— Frank. » Un moment de réflexion. « Frank, le fils d’Anson ? Mais t’étais qu’un gosse !

— J’ai dix-neuf ans, dit Frank sans prendre la peine de cacher son agacement. Ça fait plus de cinq ans que tu es parti. Les gosses finissent par grandir tôt ou tard. » II appuya sur le bouton qui ouvrait la grille et les barreaux se rétractèrent. Mais la voiture resta où elle était. Bizarre. Frank fronça les sourcils. « Et alors, Andy, tu entres, oui ou non ?

— Je sais pas. J’en suis pas sûr. Pas vraiment.

— T’en es pas sûr ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire que j’en suis pas sûr, voilà. » Andy ferma les yeux un instant et secoua la tête comme un chien qui s’ébroue après la pluie. « Tais-toi et laisse-moi réfléchir, mon petit. Vu ? »

Andy resta dans la voiture. Et merde, qu’est-ce qu’il attendait ? Une petite pluie fine se remit à tomber. Frank ne tenait plus en place. Puis il entendit l’autre grommeler tout bas quelque chose qui ne lui était manifestement pas destiné. Andy s’adressait sans doute à la voiture. Un modèle aussi récent devait avoir la commande vocale.

« Alors, tu viens ou non ? » dit Frank en agitant de nouveau son arme.

Il commençait vraiment à être en colère. Mais comprenant enfin qu’Andy avait changé d’avis et était sur le point de repartir, il franchit le seuil, s’approcha d’un pas décidé, passa le canon de l’arme par la vitre baissée et l’appliqua contre la mâchoire de son cousin au moment même où la voiture commençait à reculer lentement sur la route boueuse. Frank se mit à courir à petites foulées et n’eut aucune peine à se maintenir à la hauteur du véhicule tout en gardant le fusil braqué sur le front d’Andy.

Celui-ci coula un regard oblique et incrédule en direction du canon de l’arme.

« Pas question de partir d’ici, l’informa Frank. Laisse tomber. Tu as environ deux secondes pour freiner. »

II entendit l’autre dire à la voiture de s’arrêter. Elle s’immobilisa brutalement. « Bordel de merde », grommela Andy avec un regard noir.

Frank ne retira pas son arme de l’embrasure. « Ça va. Maintenant, tu sors de la bagnole.

— Écoute, Frank, j’ai décidé que j’avais pas envie de visiter le ranch après tout.

— Dur. T’aurais dû te décider avant de grimper jusqu’ici. Tu sors.

— C’était une idée à la con, vraiment. J’aurais jamais dû revenir. Personne ici veut me revoir et y a personne que je veux voir. Alors si t’étais assez aimable pour décoller ce fichu flingue de ma pomme… si t’y vois pas d’inconvénient… et me laisser repartir…

— Tu sors, réitéra Frank. Maintenant. Sinon je bousille l’ordinateur de ta bagnole et tu pourras plus aller nulle part. » Andy lui jeta un regard hargneux. « Allez…

— C’est toi qui vas y aller. » Et Frank de souligner son propos du canon de l’arme.

« Très bien, môme, t’as gagné. Je sors. Et tu te calmes un peu, hein ? On peut rentrer tous les deux en bagnole. Ça sera beaucoup plus rapide. Et puis j’aimerais bien que t’arrêtes de me viser avec cette pétoire.

— On fera le chemin à pied. C’est pas si loin que ça. On y va. Maintenant. T’es capable de marcher, non ? Alors, bouge-toi, Andy. »

II ouvrit la portière en maugréant et sortit.

C’était très dur de croire qu’Andy était vraiment là, songea Frank. Les deux semaines précédentes, Steve, Paul et les autres informaticiens du ranch s’étaient adonnés à toutes sortes d’acrobaties télématiques pour essayer de retrouver la trace de cet individu à Los Angeles, et le voilà qui se pointait ici de son propre chef. Sans trop savoir, semblait-il, s’il avait eu raison de venir ; mais il était là. C’était l’essentiel.

« Le flingue », insista Andy. Frank le tenait toujours braqué sur lui. « C’est pas vraiment nécessaire, tu sais. J’aimerais que tu comprennes que ça me met vachement mal à l’aise.

— Sans doute. Mais on n’est que tous les deux ici et je sais pas à quel point t’es dangereux, Andy.

— Dangereux, moi ? Dangereux ?

— Marche devant, s’il te plaît. Je te suis de près.

— C’est vraiment con, Frank. Je suis ton propre cousin.

— Petit cousin, y me semble. Allez. T’arrête pas.

— Tu m’emmènes voir ton père ?

— Non. Le tien. »

« II est où ? demanda Steve.

— Dans la bibliothèque », dirent deux des fils d’Anson. Ils avaient parlé en même temps, ce qui était fréquent chez les deux jeunes gens. « Mon frère Frank est avec lui et le surveille, ajouta Martin.

— Il le tient en respect avec le fusil », surenchérit James.

Ils avaient tous deux l’air très satisfaits.

Steve enfila le couloir à la hâte. Dans la bibliothèque, pièce sombre, basse de plafond, intégralement garnie de rayonnages bourrés de centaines et de centaines de livres rares et érudits sur diverses cultures orientales – ouvrages qui avaient appartenu au Colonel et que personne n’avait ouverts depuis quinze ou vingt ans –, un tableau vivant très peu classique l’attendait. Frank était appuyé négligemment contre une armoire à gauche de la porte, le fusil que tout le monde emportait pour aller à la grille reposant en douceur sur son avant-bras gauche. L’arme était braquée plus ou moins vers un fort gaillard, tendu, la mine renfrognée, vêtu d’un jean ample et d’une chemise écossaise en flanelle, qui se tenait de l’autre côté de la pièce. Un inconnu grognon en qui Steve reconnut au bout d’un moment son fils Andy.

« Nous n’avons probablement pas besoin de le menacer d’une arme, Frank. Pas vrai, Andy ?

— C’est pas son avis à lui, dit Andy d’une voix sinistre.

— Mais c’est le mien. Tu n’y vois pas d’inconvénient, Frank ?

— À vos ordres, monsieur. Vous voulez que je sorte ?

— Oui. Je pense. Mais ne t’éloigne pas trop. » Frank se retira. Steve regarda dans la direction d’Andy et demanda : « Je risque rien avec toi ?

— Dis pas de conneries, p’pa.

— Comment je peux en être sûr ? Tu es un drôle de zigoto. Tu as toujours été comme ça et tu ne changeras jamais. » Steve remarqua qu’Andy avait pas mal grossi. Et son crâne commençait à se dégarnir. Les gènes Gannett remontaient à la surface. Quel âge avait-il, au juste ? Steve fut obligé de faire le calcul. Vingt-quatre ans, conclut-il. Oui. Vingt-quatre ans. Il avait l’air beaucoup plus vieux que ça, mais Steve se rappela alors qu’Andy avait toujours fait plus que son âge, même quand il était tout gamin. « Un drôle de zigoto, oui, voilà ce que tu es. Anson pense que tu es un mutant.

— Vraiment ? Regarde, p’pa. Cinq doigts à chaque main. Une seule tête. Deux yeux seulement, et de chaque côté du nez, comme il se doit. »

Steve n’apprécia que très modérément cet humour. « Un mutant quand même, reprit-il. Une personnalité de mutant, voilà ce qu’Anson a voulu dire. Quelqu’un qui ne ressemble à aucun d’entre nous… Écoute, tu peux voir ça comme ça : je suis une sorte de pauvre mec, Andy. Je suis gros, je suis lent et prudent. Je l’ai toujours été et le serai toujours. Ça ne me gêne pas d’être comme ça. Mais je suis aussi un citoyen respectable, responsable et travailleur. Alors, dis-moi un peu : comment j’ai pu élever un criminel comme toi ?

— Un criminel ? C’est ce que je suis ?

— Le mot est trop dur, c’est ça ? Moi, je ne trouve pas. Pas si j’en crois ce qu’on m’a raconté. Pourquoi es-tu revenu ici, Andy ?

— Je sais pas au juste. Un peu de nostalgie, peut-être ? Je peux pas dire. J’allais à Frisco et brusquement j’ai eu comme une inspiration et je me suis dit : Et puis zut, je roule dans cette direction, après tout, alors je crois que je vais revoir ce bon vieux ranch, je vais revoir la famille, ces bons vieux papa et maman, ce vieux cul-coincé d’Anson et cette allumeuse de La-la.

— La-la, oui. Elle préfère qu’on l’appelle Lorraine maintenant. C’est son vrai nom, au cas où tu l’aurais oublié. Elle sera heureuse de te revoir. Elle va pouvoir te présenter à ton fils.

— Mon fils. » Pas la moindre étincelle d’émotion n’apparut sur son visage glacial.

Steve sourit. « Ben oui, ton fils. Il a cinq ans. Il est né pas très longtemps après que tu nous as faussé compagnie.

— Et il s’appelle comment, p’pa ? Anson ?

— Eh bien, en fait, tu seras surpris d’apprendre qu’il s’appelle bien comme ça. Anson Carmichael Gannett, Junior. C’était gentil de la part de Lorraine de lui donner ton nom, vu les circonstances, non ? »

Ce fut au tour d’Andy de ne pas apprécier. Il fit peser sur Steve un long regard morose et lâcha d’une vois froide et monocorde : « Bien, bien, bien. Anson C. Gannett, Junior. C’est très gentil. Je guis rudement, rudement flatté. »

Steve feignit de ne pas remarquer le ton moqueur de son fils. Sans cesser de sourire, il dit : « Je suis heureux de l’entendre. C’est vraiment un enfant adorable. Nous l’appelons “Anse”… Au fait, tu penses rester combien de temps avec nous, fiston, maintenant que tu es ici ?

— Au moins aussi longtemps que Frank restera assis dans le couloir avec son fusil, je crois.

— Désolé pour le fusil. Frank a réagi d’une façon un peu excessive, ce me semble. Mais il ne savait pas à quoi s’attendre avec toi. Nous savons que tu as vécu en marge de la légalité depuis que tu es parti d’ici. Tu travaillais comme rectifieur, c’est bien ça ?

— Les lois qu’enfreignent les rectifîeurs sont les lois des Entités, énonça Andy avec raideur. En fait, les rectifîeurs arrachent des humains à l’oppression des Entités. Je pourrais trouver assez d’arguments pour qu’on considère les activités des rectifîeurs comme un aspect de la Résistance. Une sorte de contribution individuelle à la Résistance. Ce qui ferait de moi un citoyen tout aussi respectable et respectueux des lois que ce que tu prétends être.

— Je comprends ce point de vue, Andy. N’empêche que les rectifîeurs mènent une sorte d’existence obscure et clandestine et qu’ils sont loin d’être tous absolument honnêtes. Cela dit, il me plairait de penser que tu étais plus honnête que la plupart.

— Tu ne crois pas si bien dire. » II y avait un crépitement dans la voix d’Andy et une lueur dans son regard qui conduisirent Steve à penser qu’il disait peut-être la stricte vérité, pour une fois. « J’ai fait quelques rectifs en bois, oui – tu sais de quoi je parle, hein ? –, mais uniquement parce que la corporation des rectifîeurs m’y avait obligé. Règlement intérieur de la corpo. La plupart du temps, je jouais franc-jeu et je faisais le travail correctement. Question de fierté professionnelle pour un bidouilleur. J’ai fini par connaître le réseau des Entités comme ma poche, en plus.

— C’est bon à savoir. Nous l’espérions un peu. C’est pour ça que nous t’avons cherché partout pendant toutes ces années.

— C’est vrai ? Et pourquoi ?

— Parce que nous faisons encore de la Résistance, ici sur notre montagne, et que tu as des compétences uniques qui pourraient nous rendre service dans un important projet auquel nous travaillons depuis longtemps.

— Et de quel genre de projet s’agirait-il ? On a assez tourné autour du pot. Qu’est-ce que tu veux de moi exactement, p’pa ?

— Pour commencer, ta coopération dans le cadre d’un petit projet de piratage informatique d’importance critique, un truc trop ardu pour moi, mais qui, je crois, est dans tes cordes.

— Et si je refuses de coopérer ?

— Tu ne refuseras pas. »

Andy en était soufflé. Les archives de Borgmann ! Ça alors !

Il se rappelait les avoir cherchées deux ou trois fois – quand il avait quatorze, quinze ans, dans ces eaux-là. Tout le monde s’y collait un jour ou l’autre. C’était comme l’Eldorado, les mines du roi Salomon, la marmite pleine d’or au pied de l’arc-en-ciel. La cache légendaire des données Borgmann, la clé de tous les mystères des Entités.

Mais cette quête ne lui avait rien rapporté et il s’en était assez vite désintéressé, une fois qu’elle avait commencé à dégénérer en séries d’impasses. On flairait une ou deux pistes prometteuses et on avait momentanément la certitude d’avoir trouvé le moyen d’atteindre les richesses que le sournois et malfaisant Borgmann avait planquées pour son plaisir personnel dans une zone mémoire non précisée de l’ordinateur d’un Terrien anonyme. Et juste au moment où on galopait à bride abattue sur la route du succès après s’être appuyé un boulot d’enfer, on s’apercevait qu’on avait été dérouté à son insu, qu’on était pour ainsi dire en train de disparaître dans son propre rectum, et le rire fantomatique de Borgmann éclatait dans vos oreilles. Après quelques expériences de ce genre, Andy avait décidé qu’il y avait mieux à faire dans la vie.

Il raconta tout cela à Steve et Anson, et aussi à Frank, qui les avait accompagnés jusqu’au centre de communications. Malgré sa jeunesse, Frank semblait être devenu quelqu’un de très important en l’absence d’Andy.

« Nous voulons que tu fasses une autre tentative, dit Anson.

— Qu’est-ce qui vous fait penser que je vais aboutir à quoi que ce soit cette fois-ci ?

— Ceci, dit Steve. J’ai là une chaîne de données qu’à mon avis personne n’a encore jamais explorée, ou alors très peu, et je suis convaincu qu’elle remonte jusqu’à Borgmann. J’en connais l’existence depuis des années. Je bricole dessus à mes moments perdus. Mais je me heurte à un verrouillage que je ne peux pas forcer. Peut-être que toi tu pourras y arriver.

— Tu m’en as jamais parlé. Pourquoi tu m’as pas mis sur l’affaire à l’époque ?

— Parce que tu n’étais plus là. Tu as choisi de partir pour Los Angeles la nuit même où je suis tombé dessus par hasard, mon ami. Alors, comment j’aurais pu t’en parler ?

— Bon. Ça va. Et si je rentre là-dedans maintenant, qu’est-ce que je suis censé trouver pour vous ?

— L’adresse physique de l’Entité Numéro Un », dit Anson.

Andy se retourna et le dévisagea. « T’es toujours accro à cette connerie, alors ? Ça t’a pas suffi de faire tuer Tony ? »

II vit Anson tressaillir comme s’il avait reçu un coup de poing. Un instant, Andy regretta sa franchise. C’était un coup bas, il le savait. Anson était trop vulnérable de ce côté-là. Encore plus qu’avant, peut-être. Quelque chose avait changé chez lui au cours de ces dernières années, et pas en mieux. Comme si une pièce essentielle s’était brisée en lui. Ou comme s’il avait vieilli de trente-cinq ans en l’espace de cinq. Il avait été accablé par une série de décès : sa femme, son père et puis son frère. Il devait encore en souffrir.

N’empêche qu’Andy n’avait jamais beaucoup aimé Anson. Un constipé ; un fanatique ; un emmerdeur. Un Carmichael. S’il portait encore le deuil de gens morts depuis cinq ou dix ans, tant pis. Rien à foutre de ses bons sentiments, songea Andy.

« Nous croyons toujours, continua Anson en s’efforçant manifestement de ne pas exploser, qu’il existe un Numéro Un chez les Entités, Andy, et que si nous pouvons le trouver et le tuer nous occasionnerons des dégâts considérables à toute leur structure de contrôle. » II garda un instant les lèvres serrées en un mince trait horizontal, puis reprit : « Nous avons envoyé Tony, mais pour une raison ou une autre, Tony n’était pas à la hauteur. Les Entités ont plus ou moins eu vent de ce qu’il se préparait à faire, mais Elles l’ont laissé poser sa bombe quand même parce qu’il n’était pas au bon endroit. Et puis Elles l’ont cueilli. La prochaine fois, il faudra avoir l’adresse correcte. Et nous comptons sur toi pour la trouver.

— Et qui sera le prochain Tony, si je la trouve ?

— T’occupe. J’en fais mon affaire. Ton boulot, c’est de pénétrer les archives Borgmann et de nous dire où se cache le Numéro Un et comment on peut arriver jusqu’à lui.

— Qu’est-ce qui te donne la certitude que je vais trouver ce genre d’information ? »

Anson lança un regard exaspéré en direction de Steve mais continua de garder un sang-froid d’acier. « Je n’en ai pas la certitude. Mais on peut raisonnablement supposer que Borgmann, étant donné tout ce qu’il a accompli et le degré d’autorité qu’il a réussi à atteindre dans les premiers temps de la Conquête, avait découvert un moyen quelconque d’entrer directement en contact avec le haut commandement des Entités. Que nous définissons comme la créature Numéro Un. Il est donc raisonnable de croire que les protocoles utilisés par Borgmann pour prendre contact avec le Numéro Un sont classés quelque part dans ses archives. Je ne sais pas ce qu’il en est en réalité. Personne ne le sait. Mais, nom de Dieu, tant que nous n’y avons pas jeté un coup d’œil… » Le front et les joues d’Anson, couturés et plissés par des rides de stress qu’Andy ne lui avait jamais vues, avaient commencé à virer à l’écarlate. Son bras gauche était agité d’un tremblement apparemment incontrôlable. Frank, l’air soucieux, se rapprocha de lui. Steve lança à Andy le regard le plus féroce qu’il ait jamais vu sur la grosse bouille de son père.

« Très bien, dit Andy. Pas la peine d’en rajouter, Anson. Tu me montres ce truc et je vais voir ce que je peux faire. »

C’était un peu avant minuit. Steve et Andy, le père et le fils, étaient assis côte à côte dans le centre de communications ; Anson et Frank se tenaient debout derrière eux. Steve avait un écran, Andy un autre. Il vit des motifs abstraits commencer à défiler sur l’écran de son père, les lignes fluides des chaînes de données traduites en équivalents visuels.

« Donne-moi ton poignet », dit Steve.

Andy le regarda, inquiet. Il y avait une éternité qu’ils n’avaient pas communiqué entre eux par implants interposés. Andy, qui n’avait jamais eu la moindre difficulté à effectuer des connexions entre biordinateurs avec qui que ce soit, se surprit soudain à hésiter avant de mettre sa biopuce à la disposition de Steve, comme si un simple échange de données impliquait une terrifiante intimité. « Ton poignet », répéta Steve. Andy tendit le bras. Ils entrèrent en contact. « Voilà ce qui à mon avis devrait être la porte d’accès aux archives Borgmann, dit Steve. Ce truc, ici. » Un flux de données commença à transiter du père vers le fils. Steve montra les points nodaux sur l’écran d’Andy, tourbillons de vert et de violet sur un arrière-plan saumon. Andy intégra son bioprocesseur au système et se mit à manipuler les données qu’il avait recueillies via l’implant de son père. Ce qui avait semblé abstrait, voire informe un instant auparavant, commença à prendre un sens. Il se laissa porter, hochant la tête, fredonnant et murmurant entre ses dents. « Et ici, continua Steve, c’est l’endroit où je me suis heurté à un verrouillage.

— C’est bon. Je vois. D’ac, p’pa. Silence tout le monde, s’il vous plaît. »

II se pencha sur l’écran. Il ne voyait rien qu’une surface rectangulaire luminescente. Il était seul dans la pièce, seul au monde, seul dans l’univers. Anson, Frank et Steve avaient disparu de ses perceptions.

Quelque part en Europe, un gros ordinateur l’accueillait en ligne.

Où se trouvait-il ? En France ? En Allemagne ? Ce n’étaient que des noms. Tous les pays étrangers n’étaient que des noms pour lui. Malgré tous ses voyages à travers ce qui avait été les Etats-Unis d’Amérique, il n’avait pas vu grand-chose du vaste monde.

C’est Prague que je veux. Dans le pays des Tchèques. La Tché-quie ? Rien à foutre du nom exact. Clic, clic, clic. Donnez-moi Prague, Prague, Prague. Prague. La patrie de Borgmann. C’est ça ? Oui. C’est ça. La ville de Prague, en Tchécomachinchose.

Les motifs sur l’écran avaient l’air très familiers. Il s’aperçut qu’il avait déjà suivi cette piste. Il y avait bien longtemps, quand il était gamin : ce tunnel qui s’étrécissait, cet ensemble d’arborescences. Oui. oui. Il y était entré et n’avait même pas vu où il était, à quel point il était proche de la marmite pleine d’or.

Mais bien sûr, à l’époque, il avait perdu son chemin. Allait-il le perdre à nouveau ?

Il commençait à recevoir des données verbales. Des mots en langue étrangère qui flottaient vers lui. Mais quelle langue ? Il n’en avait aucune idée. Son père devait pourtant avoir une raison de croire que cette voie, et pas une autre, permettait d’accéder aux dossiers de Borgmann. Bon, Borgmann était tchèque, non ? Alors, la langue était peut-être du tchèque, si c’était bien ça qu’on parlait chez les Tchèques. Andy sollicita un logiciel de traduction, lui demanda de convertir du tchèque et reçut un message d’erreur. Il enjoignit au traducteur d’identifier cette langue inconnue.

Deutsch.

Deutsch ? Merde alors, c’était quoi, le deutsch ? La langue de la Tchéquie ? Ça n’avait pas l’air de cadrer. Deutsch ou tchèque, il n’en avait rien à cirer, c’était une traduction qu’il lui fallait. Il asticota le traducteur et lui demanda de convertir du deutsch. Jawohl. Il lui convertit du deutsch.

Et du deutsch cochon, en plus. Un dégueulis de mots orduriers à faire rougir même un endurci comme lui se mit à traverser l’écran comme un essaim de missiles. Le tordu qui avait écrit ça des décennies plus tôt lui bavait carrément dessus. Un vrai détraqué. Qui l’accueillait dans ces archives hyperconfidentielles avec un déluge de pornographie railleuse.

Oui. Oui. Oui. Ce devait être la piste de Borgmann. Forcément !

Il descendit un peu plus bas dans ce tunnel arborescent. « Et maintenant, déclara Andy, parlant pour lui seul puisqu’il ne restait plus personne d’autre dans l’univers, il faudrait que je trouve le verrou sur lequel Steve s’est cassé le nez. Ça y est… pas tout à fait… j’y suis. Oui.

Une petite merveille, ce verrou. Il avait l’air tout ce qu’il y a de plus innocent. Il ressemblait à une invitation amicale à aller de l’avant. Ce qu’Andy se mit en devoir de faire, ne sachant que trop bien ce qui allait se passer et marquant soigneusement sa position avant d’accomplir un pas de plus. Un, deux, trois pas. Un de trop, et il se plantait. Il n’aurait rien pu faire pour sauver sa peau. La trappe s’était ouverte en un milliardième de nanoseconde et voilà : pffft ! effacé ! Au revoir, mon pote.

Bon. Si ce verrou avait mis en échec un informaticien du calibre de Steve, et ce à maintes reprises au cours des cinq dernières années, il fallait qu’il soit plutôt spécial. Et il l’était.

Andy recula jusqu’à son marqueur et repartit. Descendre dans le tunnel… voilà… prendre à droite ici, à gauche là. C’est bon. Le verrou apparaissait à nouveau et lui disait avec une débauche de séduction qu’il était sur le bon chemin, le pressait de continuer d’avancer. Mais au lieu d’avancer, Andy se contenta de regarder vers l’avant : il expédia un éclaireur virtuel et scruta le tunnel avec les yeux de la sonde jusqu’à ce qu’il aperçoive le verrou qui l’attendait, la bouche en fleur, au bord de la piste de données, un peu plus loin. Il le laissa happer l’éclaireur et recula immédiatement jusqu’à son point de départ.

Lentement. Lentement. Ce machin n’était pas invincible.

Ses nombreuses expéditions à l’intérieur des hyperordinateurs des Entités dans l’exercice de ses activités de rectifieur lui avaient appris comment affronter un adversaire de cette magnitude. Si un chemin ne vous plaît pas, vous vous en taillez un autre. Ce ne sont pas les méga-octets qui manquent. Il n’y a qu’à se servir. Demandez de l’aide si nécessaire ; connectez-vous à d’autres secteurs du système. Creusez autour de l’obstacle. Borgmann était assurément un petit génie, mais on avait fait pas mal de progrès en interfaçage depuis son époque, et Andy avait l’avantage d’utiliser tout ce qu’on avait appris sur les ordinateurs des Entités dans les vingt-cinq dernières années.

Il attaqua les données Borgmann par la bande. Il se réachemina via des ordinateurs situés à Istanbul, Johannesburg, Djakarta ; il passa aussi par Moscou, Bombay et Londres, avançant à pas feutrés vers la cache de données tchèque sous un maximum d’angles de pénétration. Il se fabriqua une double piste, une triple piste, histoire de laisser croire qu’il était en des tas d’endroits à la fois, si bien que personne ne pouvait remonter jusqu’à lui en aucun point de son périple et venir le surprendre par derrière pour le court-circuiter. Finalement, il se catapulta en douce et à reculons dans le processeur principal de Prague et fonça toutes affaires cessantes vers les archives Borgmann.

Il voyait le verrou, là-haut, étincelant comme la lumière du jour, qui attendait que les prochains pigeons se pointent au tournant du tunnel. Oui, mais l’obstacle était derrière lui à présent.

« Salut la compagnie », dit-il lorsque les dossiers secrets de Karl-Heinrich Borgmann vinrent ruisseler dans ses filets comme autant de petits poissons sympas qui ne demandaient qu’à se faire chatouiller.

Il était stupéfiant, même pour Andy, de constater à quel point les archives de Borgmann pouvaient être dégueulasses.

Couches sur couches de porno entassées sur un kilomètre de hauteur. Des vidéos de femmes de type européen aux aisselles velues et aux cuisses ouvertes qui fixaient l’objectif avec une résignation morose tout en opérant des mouvements curieux, et – pour Andy – fort peu captivants, de nature ouvertement sexuelle.

Il n’était pas particulièrement gêné par le spectacle de la nudité féminine. Mais les regards sinistres de ces créatures, leur colère à peine dissimulée, l’impression incontestable que la caméra était en train de les violer – tout cela le dégoûtait profondément. Il pouvait sans trop de peine imaginer ce qui s’était passé. Borgmann n’était-il pas le Collabo suprême, la voix par laquelle les Entités transmettaient leurs ordres à la planète conquise ? L’empereur de la Terre, pratiquement, la plus haute autorité dans le monde juste en dessous des Entités. Il l’avait été un certain temps, en tout cas, jusqu’à ce que cette femme entre dans son bureau personnel – quelqu’un qui avait sa confiance, apparemment – et lui plante un couteau dans le bide. Avec tous les pouvoirs dont il disposait, il aurait pu obliger n’importe qui à faire tout ce qu’il voulait sous peine de recevoir les pires châtiments. Et ce que Borgmann voulait, de toute évidence, c’était rien de plus intello que d’obliger des femmes à se déshabiller devant lui et à suivre ses ignobles instructions tandis qu’il tournait des vidéos destinées à rejoindre ses archives permanentes.

Il y avait aussi d’autres documents indiquant que Borgmann s’était adonné à des trucs plus salaces qu’obliger des femmes à s’exhiber sous toutes les coutures tandis qu’il bavait derrière sa caméra. Borgmann était aussi un voyeur clandestin, un reluqueur refoulé qui espionnait à distance la gent féminine de Prague.

Approfondissant ses recherches, Andy découvrit de pleins fichiers de documents vidéo qui n’avaient pu être réalisés qu’en introduisant des mouchards optiques dans les appartements. Ces femmes étaient seules, ne se doutaient de rien et vaquaient à leurs occupations : elles se changeaient, se brossaient les dents, étaient dans la baignoire ou sur le siège des toilettes. Ou alors elles faisaient l’amour, avec leur petit ami ou leur mari. Et ce petit Karl-Heinrich mignon tout plein n’en perdait pas une miette au bout de ses fibres optiques ; il enregistrait le tout et le planquait là où on finirait par le retrouver vingt ou trente ans plus tard. Et qui le retrouvait ? Anson (« Andy ») Carmichael Gannett, Senior, bien sur !

Il y avait une quantité incalculable de ces films pornos. Borgmann avait dû mettre la moitié de la ville de Prague à la merci de ses judas électroniques. Nul doute qu’il imputait sur le budget municipal le coût global de l’opération, présentée comme un système de télésurveillance indispensable à la sécurité. Mais il n’avait apparemment surveillé que la chair féminine. Pas la peine d’être puritain pour trouver les archives Borgmann répugnantes. Zappant de fichier en fichier, Andy commençait à avoir le regard vitreux, les tempes douloureuses. Combien de seins nus pouvait-on contempler avant qu’ils ne perdent toute valeur érotique ? Combien d’entrejambes ? Combien de postérieurs ondulants ?

À vomir. Beurk beurk beurk beurk beurk.

Mais il était apparemment impossible d’arriver jusqu’aux données vitales qu’il recherchait sans patauger dans ces montagnes de boue. Peut-être que Borgmann lui-même disposait d’une commande de défilement accéléré qui permettait de survoler les fichiers sans les ouvrir, mais Andy ne voyait pas de manière rapide et commode d’y avoir accès et répugnait à tenter quoi que ce soit qui puisse le détourner de la chaîne de données principale. Il continua donc de s’enfoncer péniblement dans les données selon la méthode habituelle, fichier par fichier, par monts de seins et vaux de fesses, remuant du cul à la tonne, espérant qu’il y aurait tout de même dans ces archives si convoitées autre chose qu’une inconcevable main courante détaillant l’invasion de l’intimité de centaines et de centaines de jeunes filles et de jeunes femmes d’une époque révolue.

Il sortit du porno une éternité plus tard.

Il crut un moment qu’il n’en viendrait jamais à bout. C’est alors que, brusquement, il se retrouva au milieu de fichiers dotés d’un système d’inventaire totalement inédit, d’archives ensevelies à l’intérieur des archives, et comprit, après avoir fouillé quelques minutes, qu’il avait décroché le gros lot.

Il était impressionnant de constater la perfection avec laquelle Borgmann, partant absolument de zéro, s’était infiltré dans le mystérieux système de données des Entités et l’avait appréhendé ; de voir tout ce qu’il avait repéré, accompli, amassé et enfermé ici même, dans un des processeurs principaux du réseau informatique des Entités, masse de données destinées à dormir jusqu’à ce qu’Andy Gannett vienne faire un casse pour les récupérer. Le petit père Borgmann était certes une ordure, mais il devait être également un magicien de l’informatique pour avoir pénétré aussi profondément un système de codes extraterrestre et avoir appris à s’en servir. Au delà du dégoût qu’il éprouvait pour l’homme, Andy ne pouvait s’empêcher d’avoir un certain respect pour le grand maître qu’il avait été.

Il y avait là quantité d’informations qui seraient utiles à la Résistance. Les relevés de toutes les négociations menées par Borgmann lui-même avec l’occupant en Europe centrale. Ses procédures d’interfaçage, celles qui lui avaient permis de communiquer avec les échelons supérieurs du commandement extraterrestre. Ses listes de circuits télématiques pour leur retransmettre des données. Son répertoire des décrets et ordonnances promulgués par les Entités. Et le clou, son glossaire numérique comparant le langage Borgmann et le langage des Entités, tout l’ensemble des équivalences de codes – la clé de l’élucidation intégrale, peut-être, du système de communication secret des Entités.

Andy ne prit pas le temps d’examiner ces documents en détail. Sa mission actuelle se limitait à les rassembler et à les mettre à disposition pour une étude ultérieure. Il en préleva de pleines poignées, cliquant à toute vitesse sur tout ce qui lui semblait plus ou moins pertinent, les recopia fichier par fichier et les injecta dans ses circuits parallèles – Moscou-Bombay via Istanbul, Djakarta-Londres via Johannesburg –, laissant les chaînes de données s’embrouiller, se chevaucher et se corrompre au-delà de toute compréhension humaine ou extraterrestre, tout en les codant pour qu’elles se reconstituent dans quelque mystérieuse zone intermédiaire où il pourrait les retrouver et les rapatrier enfin au ranch, sauvegardées une par une, à la barbe du méchant petit verrou de Borgmann, dans un fichier en libre accès, afin que personne ne soit jamais plus obligé de subir tout ce qu’Andy avait subi cette nuit-là.

Il leva enfin les yeux de son écran.

Son père, les yeux rougis, le visage fripé, était toujours assis à côté de lui et le regardait avec un étonnement non dissimulé. Adossé au mur, Frank bâillait. Anson s’était endormi sur le sofa à côté de la porte. Andy entendit la pluie tambouriner dehors. Il y avait une lueur grisâtre dans le ciel.

« Quelle heure il est ? demanda-t-il.

— Six heures et demie du matin. Tu ne t’es pas arrêté un seul instant, Andy.

— Non. Il me semble que non, pas vrai ? » II se leva, s’étira, bâilla, pressa ses phalanges sur ses globes oculaires. Il se sentait brisé, épuisé, vidé, il avait faim. « Je crois que je vais aller pisser, d’ac ? Et peut-être que quelqu’un pourrait m’apporter une tasse de café.

— Tout de suite. » Steve fit signe à Frank, qui se leva aussitôt et partit. Lorsqu’Andy, toujours en train de bâiller, commença à se diriger pesamment vers la salle de bains, Steve lui lança, sans même essayer de cacher son impatience : « Alors, fiston, ça a marché ? Qu’est-ce que t’as trouvé là-dedans ?

— Tout. »

Leur tentative hasardeuse avait été payante, finalement. L’introuvable Andy était rentré au bercail et avait pénétré pour eux les impénétrables archives. Ils avaient maintenant la confirmation de l’inconfirmable hypothèse « Numéro Un ». Feuilletant avec un émerveillement jubilatoire le synopsis que Steve lui avait préparé à partir de l’analyse préliminaire effectuée par Andy sur sa première exploration des archives Borgmann, Anson sentit se détacher de lui les fardeaux du chagrin, du regret et de l’autocritique qui l’avaient prématurément vieilli ces cinq dernières années. Il était à présent miraculeusement rajeuni, plein d’énergie et de rêves, à nouveau prêt à se jeter en première ligne pour libérer la planète de ses oppresseurs. Du moins en avait-il l’impression sur le moment. Sa seule espérance était que ça dure.

Pendant trois ou quatre minutes, il feuilleta les pages glacées et élégamment imprimées tandis que les autres le regardaient sans dire un mot. Puis il leva les yeux et dit : « Dans combien de temps vous pouvez démarrer là-dessus, à votre avis ? Est-ce qu’on a déjà assez d’éléments pour nous attaquer au Numéro Un ? »

Avec lui dans la chambre des cartes se trouvaient Steve Gannett, sa femme Lisa, Mark, l’aîné des fils de Paul, Julie, la sœur de Mark, et Charlie Carmichael avec sa femme Cassandra. Les piliers actuels de la famille, plus ou moins, tous sauf Cindy, matriarche vénérable et sans âge du clan, momentanément occupée ailleurs dans la maison. Mais c’était à Steve qu’Anson adressait la plupart de ses questions.

Et la réponse que Steve lui donna n’était pas celle qu’il voulait entendre.

« À vrai dire, on a encore pas mal de boulot à faire avant d’en arriver là, Anson.

— Ah bon ?

— L’Entité en chef avec qui traitait Borgmann – et on peut supposer, je crois, que ce spécimen était vraiment celui que nous appelons le Numéro Un – était basée à Prague, dans un grand château sur une colline. Comme tu le sais déjà, j’imagine, nous croyons que le quartier général de Prague a été déclassé il y a pas mal de temps et que le Numéro Un a été transféré à Los Angeles. Mais nous avons besoin d’une confirmation que je compte obtenir d’Andy dès qu’il aura trouvé l’itinéraire d’accès. Une fois que nous aurons localisé précisément le Numéro Un, nous pourrons songer aux moyens de le supprimer.

— Et si Andy décide de disparaître encore une fois ? demanda Anson. Est-ce que tu pourras trouver tout seul les données nécessaires ?

— Il ne disparaîtra pas.

— Et si tu te trompes ?

— Je crois qu’il veut vraiment être sur ce coup, Anson. Il sait à quel point il est indispensable pour le projet. Il ne nous laissera pas tomber.

— Tout de même, j’aimerais faire surveiller ton fils vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour m’assurer qu’il reste sur place jusqu’à ce qu’il ait fini de brasser les données Borgmann. C’est vraiment un gros affront pour toi, Steve ?

— Ça va certainement en être un pour Andy.

— Il nous a déjà laissé tomber une fois. Je ne veux pas courir encore le risque de le perdre. Autant que je te le dise maintenant : j’ai demandé à deux autres de mes fils de se relayer pour le surveiller tout le temps qu’il sera au ranch.

— Bon, dit Steve en laissant son mécontentement transparaître. Comme tu voudras, Anson. Surtout que tu as déjà pris ta décision, à ce que je vois. Mais, vous savez tous ce que je pense de la nécessité de le traiter comme un prisonnier.

— Lisa ? reprit Anson. C’est ton fils. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je pense que tu devrais le surveiller avec l’œil du faucon jusqu’à ce que tu obtiennes ce que tu attends de lui.

— Et voilà ! triompha Anson. “Le surveiller avec l’œil du faucon” ! C’est ce que Frank va faire. C’est ce qu’il fait en ce moment même, d’ailleurs. Martin et James vont le relayer, huit heures par jour chacun. Voilà qui est réglé, d’accord ?… Steve, quand est-ce que tu vas avoir du concret pour la localisation du Numéro Un ?

— J’en aurai quand j’en aurai, vu ? C’est notre priorité des priorités.

— Doucement, doucement. Je voulais seulement avoir une idée du délai.

— Eh bien, dit Steve avec une sorte de moue dubitative, je ne peux rien t’indiquer de précis. Et je ne crois pas que le fait de mettre Andy sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre l’encourage vraiment à nous aider. Mais passons. Peut-être qu’il sera disposé à coopérer quand même. Je voudrais bien le croire. Cela dit, une fois que tu auras enfin tes informations, quelle méthode as-tu en vue pour liquider le Numéro Un ?

— On fera comme on a déjà fait. Mais mieux, cette fois-ci, j’espère… Bonjour, Cindy. »

Elle entra tranquillement dans la pièce avec la grâce et la dignité de la frêle vieille dame qu’elle était – vive, la tête haute, les yeux plus brillants que jamais – et s’assit à côté de Mark.

« Nous parlons de l’attentat contre le Numéro Un, l’informa Anson. Je viens d’expliquer à Steve que j’ai l’intention de procéder à peu près comme la première fois : envoyer quelqu’un poser une bombe juste contre le mur de l’immeuble, voire à l’intérieur, si possible. Cette fois-ci, Andy devrait être en mesure de nous donner la localisation précise du Numéro Un, ainsi que les mots de passe informatiques exacts permettant à notre homme de passer au travers du dispositif de sécurité extraterrestre.

— Tu as déjà quelqu’un en vue pour cette mission, Anson ? demanda Mark.

— Oui. Mon fils Frank. »

C’était une information qu’il n’avait communiquée à personne, pas même à Frank, jusqu’à cet instant. La réaction dans la salle fut tumultueuse, instantanée et véhémente. Tout le monde parlait en même temps, hurlait, gesticulait. Au milieu de ce chaos soudain, Anson vit Cindy, assise droite comme un I, aussi rigide, émaciée et sinistre que la momie d’un pharaon, qui fixait sur lui un regard chargé d’une violence si franche, si flamboyante, qu’il crut presque en sentir l’impact physique.

« Non, dit-elle d’une voix glaciale de contralto qui trancha dans le vacarme comme un cimeterre. Pas Frank. N’y pense même pas, Anson. »

Un silence de plomb s’abattit dans la pièce et se prolongea jusqu’à ce qu’Anson retrouve sa voix.

« Tu y vois un inconvénient, Cindy ? demanda-t-il enfin.

— Il y a cinq ans, tu as envoyé à la mort l’unique frère que tu avais. Tu veux y envoyer ton fils, maintenant ? Ne me dis pas non plus que tu en as trois en réserve. Non, Anson, nous n’allons pas te laisser risquer la vie de Frank sur ce coup. »

Anson pinça les lèvres. « Frank ne risquera rien. Nous savons quelles erreurs nous avons commises la dernière fois. Nous n’allons pas les répéter.

— Tu en es bien sûr ?

— On prendra toutes les précautions. Ne crois-tu pas que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que Frank se tire sain et sauf de cette mission ? Mais nous sommes en guerre, Cindy. Cela impose des risques. Et des sacrifices. »

Mais Cindy était inexorable. « Tony a été un sacrifice pour toi. Rien ne t’oblige à en faire un second. Un peu con comme démonstration de virile fermeté, non ? Tu crois que nous ne savons pas ce que tu as déjà donné et combien ça t’a coûté ? Frank est notre espoir pour l’avenir, Anson. C’est lui la prochaine génération, le futur chef de clan. Tu le sais très bien, comme tout le monde ici. Il est hors de question de risquer sa vie. Même s’il n’a qu’une chance sur dix de ne pas revenir, c’est déjà trop risqué… En plus, il y a quelqu’un d’autre au ranch qui est bien plus adapté à cette mission que Frank.

— Qui ça ? demanda Anson d’un ton acerbe. Toi ? Moi ? Ou Andy, peut-être ?

— Demande à Khalid. Il a quelqu’un qui peut faire ce boulot à merveille. »

Anson était perplexe. « Qui ? Dis-le moi ? Qui ça ?

— Demande à Khalid. »

« II me faudrait certaines garanties pour lui, dit Khalid. C’est mon fils aîné. Sa vie est sacrée pour moi. »

II se tenait devant eux comme un soldat au rapport, aussi calme et aussi maître de lui que s’il avait pris l’initiative de cette réunion. Ce n’était qu’au moment d’entrer dans la chambre des cartes qu’il avait fugitivement manifesté une certaine gêne en y voyant rassemblés tant de membres de la famille, comme dans un tribunal présidé par le juge Anson ; mais cette gêne s’était vite dissipée et l’aura de calme surnaturel qui le baignait d’ordinaire s’était reconstituée.

Khalid composait une figure insolite en ces lieux. Il n’assistait à aucune des réunions de la chambre des cartes ; il avait depuis belle lurette fait savoir à la ronde que la Résistance ne l’intéressait pas. Et de fait, depuis quelques années, on ne l’avait que très rarement vu dans le bâtiment principal. Il passait le plus clair de son temps dans son petit chalet ou ses environs, de l’autre côté du potager, partageant sa solitude avec Jill et leur multitude d’enfants étrangement adorables. C’était là qu’il sculptait ses statuettes et, à l’occasion, des pièces plus imposantes, cultivait la terre pour nourrir sa famille et lisait et relisait la Parole de Dieu sous le merveilleux soleil californien. Parfois, il partait écumer les profondeurs des montagnes, traquant les daims, sangliers et autres animaux sauvages qui s’y étaient multipliés depuis que la population humaine avait diminué. Son fils Rachid l’accompagnait parfois ; d’habitude, il partait seul. Il vivait replié sur lui-même, n’avait pas besoin de grand-chose hormis la compagnie de sa femme et de ses enfants et se plaisait même souvent dans une solitude complète.

« Quel genre de garanties exactement ? demanda Anson.

— Je veux dire que je ne te laisserai pas envoyer Rachid à la mort. Il ne faut pas qu’il périsse comme a péri Tony.

— J’ai dit “exactement”.

— Très bien. Il ne s’engagera pas dans cette mission tant que vous ne lui aurez pas préparé le terrain à fond. Je veux dire par là que vous devez avoir la certitude absolue que vous l’envoyez au bon endroit et que, lorsqu’il y sera, les portes lui seront ouvertes. Il devra disposer des mots de passe qui lui permettront d’entrer. Je sais comment fonctionnent ces mots de passe. Il faudra qu’il puisse entrer dans le repaire du Numéro Un avec une sécurité absolue.

— Nous venons de demander à Andy de travailler sur la localisation du Numéro Un et sur les protocoles des mots de passe. Nous n’enverrons pas Rachid avant de les avoir, ça, je peux te l’assurer.

— Cette assurance n’est pas suffisante. Est-ce là une promesse sacrée ?

— Une promesse sacrée, oui.

— Ce n’est pas tout. Vous veillerez à ce qu’il puisse repartir sans danger. Il y aura des voitures pour l’attendre – plusieurs voitures – et il faudra prendre soin de créer une confusion afin que la police ne puisse pas savoir dans laquelle il se trouve et qu’il puisse rentrer au ranch sans encombre.

— C’est promis.

— Tu promets très vite, Anson. Mais il faut me convaincre de ta sincérité, sinon je ferai en sorte que Rachid ne parte pas. Je sais comment fabriquer un instrument, mais je sais aussi comment en émousser le tranchant.

— J’ai déjà perdu mon frère dans cette aventure. Je n’ai pas oublié ce que j’ai ressenti alors. Je n’ai pas l’intention de laisser mourir ton fils.

— Très bien. Fais en sorte que cela n’arrive pas, Anson. » II ne répondit pas immédiatement. Il aurait bien voulu disposer d’un moyen quelconque de transmettre télépathiquement à Khalid son intime conviction que tout serait fait correctement cette fois-ci, qu’Andy allait trouver dans les archives Borgmann toutes les informations dont ils auraient besoin pour envoyer Rachid à l’endroit exact où se terrait le Numéro Un et pour lui ouvrir toutes les portes secrètes afin qu’il puisse accomplir l’assassinat et réussir à s’enfuir. Mais Anson n’avait pas ce pouvoir. Il ne pouvait que demander l’aide de Khalid et espérer que tout irait pour le mieux.

Khalid l’observait tranquillement.

Ce regard froid lui faisait perdre ses moyens. Khalid était vraiment d’un autre monde. C’était ainsi qu’il était apparu au jeune Anson, seize ans, lorsque, des décennies plus tôt, il avait débarqué de nulle part dans la voiture de Cindy ; et il était encore un extraterrestre au bout de tout ce temps. Même en ayant vécu avec eux depuis tant d’années, épousé une femme de leur famille, partagé la splendeur et l’isolement de leur vie au sommet de leur montagne comme s’il était lui-même un authentique Carmichael. Anson le trouvait toujours aussi mystérieux, différent. Pas vraiment parce qu’il était né à l’étranger, avait cette beauté physique insolite et quasi divine, ou adorait un dieu du nom d’Allah et réglait sa vie sur le livre de Mahomet, un prince du désert de quelque contrée inimaginablement exotique des milliers d’années auparavant. Ces éléments contribuaient à cette image, certes, mais seulement en partie. Ils ne pouvaient rendre compte de la redoutable discipline intérieure de Khalid, de son calme de granit, du détachement altier de son âme. Non, deux fois non, l’explication de ce mystère devait résider quelque part dans l’enfance de Khalid, dans la formation de son caractère, tenir au fait qu’il était né dans les premières années de la Conquête – les plus dures – et avait grandi dans une ville infestée par les Entités, soumis à des épreuves et à des tensions dont Anson ne pouvait même pas soupçonner la nature. C’étaient ces épreuves et ces tensions qui avaient dû faire de lui ce qu’il était devenu. Mais Khalid s’était toujours refusé à parler de son enfance.

« II y a une chose que j’aimerais savoir, dit Anson. Si tu es si peu disposé à faire courir des risques à Rachid, pourquoi lui avoir donné la même formation de tueur qu’à Tony ? Je me rappelle très clairement la fois où tu as dit devant moi et les autres que tu étais indifférent à la destruction du Numéro Un et que tu te désintéressais complètement du projet. Tu n’avais donc pas l’intention de former Rachid pour qu’il reprenne le flambeau au cas où Tony échouerait.

— Non. Mon intention était tout autre. Je formais Tony pour qu’il soit votre tueur. Je formais Rachid pour qu’il soit Rachid. Il se trouve que c’était le même type d’entraînement ; les objectifs étaient différents. Tony est devenu une machine parfaite. Rachid est devenu parfait lui aussi, mais il est bien plus qu’une machine. Il est une ouvre d’art.

— Que tu es disposé à mettre à notre service pour une mission très dangereuse, en sachant que nous allons faire notre possible pour le protéger, mais qu’il y aura quand même un minimum de risque. Pourquoi ? Nous n’aurions jamais su ce qu’était devenu Rachid si tu n’avais pas laissé entendre à Cindy que tu avais l’impression qu’il serait à la hauteur de la tâche. Qu’est-ce qui t’as poussé à dire ça ?

— C’est parce que j’ai construit ma vie au milieu de vous, dit Khalid sans hésiter. Je n’étais personne, sinon un homme sans patrie, sans famille, sans existence, même. Tout cela m’a été arraché quand j’étais enfant. Je n’étais qu’un prisonnier ; mais Cindy m’a trouvé, m’a amené ici et tout a changé pour moi. Je vous dois quelque chose en échange. Je vous donne Rachid ; mais je veux que vous vous serviez de lui sagement, ou pas du tout. Telles sont mes conditions, Anson. Soit vous le protégez, soit vous vous passez de lui.

— Il sera protégé. Nous n’allons pas reproduire l’épisode Tony. Je le jure, Khalid. »

« Tu avances ? s’enquit Frank lorsqu’Andy leva ses yeux fatigués de son écran.

— Ça dépend de ce que t’entends par là. Je trouve des trucs nouveaux tout le temps. Et dans le tas, y en a deux ou trois qui sont vraiment utiles… Ça te ferait rien d’aller me chercher une autre bière, Frank ? Et t’en prends une pour toi.

— Entendu. » Frank se dirigea vers la porte d’un pas hésitant. « T’inquiète pas. Je vais pas sauter par la fenêtre et me barrer dès tu seras sorti de la pièce.

— Je sais. Mais suis censé te surveiller, non ?

— Tu crois vraiment que je vais essayer de m’échapper ? Maintenant que je suis à deux doigts de percer le plus secret des codes des Entités ?

— Je suis censé te surveiller, réitéra patiemment Frank. Et non penser à ce que tu pourrais ou ne pourrais pas faire. Mon père me grillerait tout vif si je te laissais partir.

— Je bosserais mieux en ayant moins soif, Frank. Va me chercher une bière. Je vais aller nulle part. Fais-moi confiance. » II le regarda avec un sourire matois et ajouta : « Tu crois pas qu’on puisse me faire confiance, hein, Frank ?

— Si tu te barres effectivement quelque part et que mon père ne me grille pas tout vif à cause de toi, je partirai en personne à ta recherche pour te ramener et te griller tout vif moi-même. Je le jure par les os du Colonel, Andy. »

II passa dans le couloir. Lorsqu’il revint, une minute et demie plus tard, Andy était à nouveau penché sur son écran.

« Tu vois, je me suis échappé. Et puis j’ai pensé à un nouveau truc que je voulais essayer et j’ai décidé de revenir. Donne-moi cette putain de bière.

— Andy…, commença Frank en lui tendant la bouteille.

— Oui ?

— Écoute, il y a quelque chose que je n’ai pas encore eu le temps de te dire. Je veux m’excuser pour tout ce cirque avec le flingue, le jour où tu as débarqué ici. C’était pas très sympa. Mais je savais ce que mon père et Steve diraient s’ils s’apercevaient que tu étais là et que je t’avais laissé partir. Je ne pouvais pas prendre ce risque.

— Laisse tomber, Frank. Tu crois que je comprends pas pourquoi tu m’as fourré ce flingue sous le nez ? Je peux pas t’en vouloir.

— J’aimerais te croire.

— Alors, te gêne pas.

— Au fait, pourquoi tu es revenu ici ?

— Bonne question. Mais je sais pas si j’ai une bonne réponse. D’un côté, c’était sur un coup de tête, je crois. Mais en plus… hum… écoute, Frank, je te tuerai si t’en parles à qui que ce soit, mais il y avait autre chose qui me trottait dans la tête. J’ai fait deux ou trois trucs pas très nets pendant que j’étais en cavale. Et puis, quand je suis reparti de Los Angeles et que je suis remonté vers le nord, je me suis dit que je devrais peut-être m’arrêter ici et me rendre utile à ma famille, si je pouvais, au lieu de me conduire tout le temps comme un trouduc qui ne pense qu’à lui. Quelque chose dans ce goût-là.

— N’empêche que tu as bien failli tourner bride. Avant même d’avoir franchi la grille. »

Andy grimaça un sourire. « C’est pas facile pour moi de pas me conduire comme un trouduc qui ne pense qu’à lui. Tu l’as déjà oublié, Frank ? »

Onze heures du soir. Pas de lune, pas de nuages, et plein d’étoiles. Frank n’était plus de service ; Martin avait pris la relève pour garder Andy. Debout devant la porte du centre de communications, Frank levait les yeux vers le ciel obscur et pensait à beaucoup trop de choses à la fois.

À son père. À cette mission et aux chances qu’elle avait de produire un résultat quelconque. À Andy, sur qui on avait raconté tant d’horreurs et qui, soudain repenti, trimait derrière cette porte pour découvrir le secret qui leur permettrait de renverser les Entités. Et puis il se disait que ce serait fantastique si par miracle ils arrivaient effectivement à renverser les Entités et à reconquérir leur liberté.

Il ferma les yeux un instant ; quand il les rouvrit, les étoiles étincelantes déployées sur l’immense voûte au-dessus de lui semblèrent l’engloutir, l’aspirer en leur sein.

Cindy connaissait tous leurs noms. Elle les lui avait appris il y avait bien longtemps et il en savait encore beaucoup. Là-haut, c’était Orion, facile à trouver à cause des trois étoiles de sa ceinture : Mintaka, Alnilam et Alnitak. Drôles de noms. Qui les avait baptisées ainsi, et pourquoi ? Sur l’épaule droite, c’était Bétel-geuse. Et là, sur le genou du chasseur géant, c’était Rigel.

Frank se demanda de quelle étoile étaient venues les Entités. Nous ne le saurons probablement jamais, pensa-t-il. Y avait-il plusieurs sortes d’Entités, différentes selon les étoiles ? Y aurait-il quelque part une planète d’Entités plus gigantesques que nos Entités à nous, des êtres qui vaincraient les nôtres un jour ou l’autre, dévoreraient leur civilisation et libéreraient leurs esclaves ? Ce serait si bien si ça se passait comme ça ! Il haïssait les Entités pour ce qu’Elles avaient fait à la Terre. Les méprisait. Il enviait Rachid parce qu’il avait été choisi pour tuer l’Entité Numéro Un, tâche qu’il aurait désespérément voulu accomplir lui-même.

Les étoiles sont des soleils, se dit-il. Et les soleils ont des planètes, et les planètes sont habitées.

Il se demanda ce qui empêchait les étoiles de se détacher du ciel. Cela arrivait parfois. Il en avait déjà vu tomber. Souvent, les nuits d’août, elle traversaient le ciel comme des flèches, dégringolant vers leur funeste destin quelque part très loin de là. Mais pourquoi certaines tombaient, et pas d’autres ? Il y avait tellement de choses qu’il ne savait pas. Il faudrait qu’il pose des questions à Andy, un de ces jours.

Peut-être que l’étoile des Entités était l’une de celles qui étaient tombées. Était-ce pour cela qu’Elles allaient vers d’autres étoiles pour s’emparer des planètes des gens qui habitaient là ? Oui, ça devait être ça. L’étoile des Entités était tombée. Et les Entités aussi, pour ainsi dire : Elles nous étaient tombées dessus. Renversé en arrière pour scruter la sombre et scintillante beauté du ciel nocturne, Frank sentit de nouveau monter en lui une féroce poussée de haine envers les conquérants de la Terre, venus du ciel pour voler la planète à ses légitimes propriétaires.

Un jour, nous nous soulèverons et les tuerons tous.

Ça faisait du bien rien que d’y penser, même s’il avait du mal à se persuader que ça arriverait un jour.

Frank jeta un coup d’œil vers le centre de communications et se demanda comment Andy se débrouillait là-dedans. Puis il regarda les étoiles une dernière fois et s’en alla dormir un peu.

Andy travailla toute la nuit sans interruption – sa manière favorite de procéder – et rassembla les dernières pièces du puzzle au moment précis où le soleil se levait. C’était également l’heure de la relève de la garde. James finissait son service et Martin prenait le sien.

À moins que ce soit l’inverse – Martin partait et James le relevait. Andy n’avait jamais très bien réussi à les distinguer. Frank sortait du rang dans une certaine mesure – il y avait chez lui, croyait Andy, une étincelle supplémentaire d’intelligence ou d’intuition –, mais tous les autres enfants d’Anson semblaient interchangeables, une vraie série d’androïdes, tous sortis du même moule : ce redoutable moule Carmichael qui ne relâchait apparemment jamais son étreinte sur le protoplasme familial. Cheveux blonds lustrés, regard bleu glacial, traits lisses et réguliers, longues jambes, ventre plat – toute la population du ranch était comme ça, garçons et filles, depuis des décennies. Martin, James, Frank, Maggie et Cheryl dans la présente génération ; La-La, Jane, Ansonia, ce trio aussi ; Anson et Tony dans la génération d’avant, ainsi que Heather, Leslyn, Cassandra, Julie et Mark ; et dans un passé encore plus lointain, les trois enfants du Colonel, Ron, Anse et Rosalie. Puis le quasi mythique Colonel lui-même. Et ainsi de suite, en remontant les générations, jusqu’au Carmichael primitif à l’origine des temps. Il pouvait y avoir des apports extérieurs – Peggy, Eloise, Carole, Raven – mais les gènes de la plupart étaient absorbés pour ne jamais réapparaître. Seul l’apport Gannett – les gènes des yeux marrons, de l’obésité et des cheveux bruns prématurément clairsemés – avait plus ou moins résisté. Et bien sûr, celui de Khalid, et comment ! Sa nombreuse progéniture ne portait que trop clairement sa marque. Mais Khalid était véritablement un étranger, si totalement non Carmichael que son patrimoine génétique avait réussi à dominer même celui de l’indomptable Colonel.

Andy savait qu’il était injuste : en réalité, ils devaient être très différents à l’intérieur, Martin, James, Maggie et les autres membres de la tribu ; c’étaient des individus distincts ayant chacun son identité. Ils s’indigneraient sans aucun doute d’être mis ainsi dans le même sac. Qu’ils s’indignent, et qu’ils aillent se faire voir. Andy s’était toujours senti opprimé par eux, mis en état d’infériorité numérique par plus blond que lui. Tout comme son père, il en était sûr. Et son grand-père Doug, probablement, dont il ne gardait qu’un vague souvenir.

« Dis à ton père que j’ai terminé et que j’ai les renseignements qu’il voulait, annonça-t-il à Martin, ou peut-être à James, quand le jeune homme eut terminé son tour de garde. Tout le tralala, tous les paramètres en rangs d’oignons. Ça fait pas un pli. S’il se déplace jusqu’ici, je vais tout lui montrer.

— Oui », dit James ou Martin sans aucune inflexion dans la voix. Il n’aurait apparemment pas été plus avancé si Andy l’avait informé qu’il avait découvert une méthode pour transformer la latitude en longitude. Il s’en alla porter la nouvelle à Anson.

« Bonjour, Andy, dit le nouvel arrivant en prenant son poste.

— Bonjour, Martin.

— Moi, c’est James.

— Ah. Oui. James. » Andy prit acte de la rectification en hochant la tête et se concentra de nouveau sur l’écran.

Les lignes jaunes qui tranchaient le champ rosé, les éclaboussures de bleu, le cercle écarlate incandescent. Tout y était. Andy n’éprouvait aucun sentiment de triomphe particulier ; un peu de l’émotion contraire, plutôt. Après avoir fouillé des jours et des jours dans le cloaque des archives Borgmann et investi lentement mais sûrement la zone des fichiers essentiels couvrant les relations avec les Entités pour forer enfin dix heures d’affilée dans le vif du sujet, il avait mis au jour tout ce qu’on lui avait demandé de trouver. Anson pouvait maintenant aller porter le coup décisif dans sa guerre contre les Entités, et hourra pour Anson. En cet instant de glorieuse réussite, Andy pensait surtout qu’on allait désormais le laisser vivre sa vie.

« On me dit que tu as de grandes nouvelles pour nous », dit quelqu’un depuis la porte.

C’était Frank, rayonnant comme le soleil matinal.

« Je m’attendais à voir ton père.

— Il dort encore. Tu sais, il ne se sent pas dans son assiette ces derniers temps. Voyons ce que tu as trouvé. »

Au diable le protocole, songea Andy. S’ils avaient pas envie d’envoyer Anson, il expliquerait le topo à Frank, et basta. De toute façon, pendant la recherche, Frank avait donné l’impression d’en comprendre plus que son père.

« C’est ici, commença Andy en désignant le cercle écarlate, qu’Elles gardent le Numéro Un. Au centre-ville de Los Angeles, dans le couloir entre Santa Anna Freeway et le lit à sec de la vieille Los Angeles River. C’est à trois ou quatre kilomètres à l’est de l’endroit où mon père croyait l’avoir repéré à l’époque de l’épisode Tony. J’ai retrouvé un vieux plan de la ville qui dit que ce quartier est une zone d’entrepôts, mais bien sûr, c’était au vingtième siècle et les choses ont dû pas mal changer. Le code numérique des Entités pour le Numéro Un signifie littéralement “Unicité”, c’est dire qu’on était pas tombés loin. »

Frank souriait maintenant de toutes ses dents. « Formidable, dit-il. Qu’est-ce qu’Elles ont comme dispositif de sécurité pour le Numéro Un ?

— Un système à trois portes. Elles fonctionnent exactement comme celles du Mur, avec des contrôleurs d’accès à biogiciel. » Andy cliqua deux fois sur la ligne symbolisant la connexion à l’ordinateur central et une séquence de code apparut brusquement dans une fenêtre de l’écran auxiliaire. « Ça, c’est des protocoles d’accès que j’ai reconstitués à partir des données que Borgmann avait accumulées et planquées à Prague. Ils fonctionnaient à l’époque où les Entités gardaient le Numéro Un dans ce château, là-bas, et je crois qu’ils sont encore bons. Pour autant que je puisse m’en rendre compte, Elles n’ont pas changé un seul chiffre après le transfert à L.A. Les protocoles vont permettre à votre homme de passer les portes une à une, plus où moins jusqu’où il voudra aller, et sa mission devrait sembler parfaitement légitime sur les écrans de surveillance.

« Qu’en est-il de la centralité du Numéro Un dans la structure neurale des Entités ? s’enquit Frank. Tu vois le moindre signe d’une liaison communautaire ? »

Ça, c’était du jargon ! Andy lui lança un regard en coin teinté d’un respect tout neuf. « Là-dessus, je peux pas te donner plus que des hypothèses raisonnables.

— Vas-y.

— À l’époque de Borgmann, toutes les lignes de communication, partout dans le monde, aboutissaient au repaire du Numéro Un à Prague. Je parle d’accès informatique. Aujourd’hui, il y a une forte convergence similaire sur la planque de Los Angeles. Ce qui tendrait à prouver la centralité du Numéro Un dans leur système informatique, mais ça ne prouve rien de la prétendue liaison télépathique entre le Numéro Un et les autres Entités à laquelle croit Anson, et qui, à mon avis, est critique pour la réussite de toute l’opération. D’un autre côté, si cette liaison télépathique n’existe pas, je crois qu’il devrait y avoir bien plus de lignes de communication télématique que ce que j’ai pu trouver. Ce qui m’incite à penser qu’une partie ou peut-être la majeure partie des communications entre le Numéro Un et les Entités subalternes doivent s’effectuer au moyen d’une forme quelconque de télépathie. Que nous sommes évidemment incapables de détecter.

— Tout ça, c’est hypothétique, si je t’ai bien suivi.

— Hypothétique, ouais.

— Montre moi encore le repaire du Numéro Un. »

Andy fît apparaître sur l’écran le cercle écarlate qui flamboyait sur le quadrillage en grisé des rues de L.A.

« On va l’envoyer valdinguer jusqu’à la stratosphère », dit Frank.

Rachid ne possédait pas d’implant, et Khalid ne voulait pas qu’on lui en installe un. Les implants, soutenait-il, étaient des inventions de Satan. Et comme Andy ne voyait pas d’autre manière de mener à bien l’opération Numéro Un qu’en téléguidant Rachid par impulsions en ligne dans le périmètre de sécurité des Entités, cela créa un problème dont la solution demanda des semaines de négociation. Khalid finit par céder après qu’Anson l’eut convaincu que le téléguidage par implant interposé était le seul moyen de ramener Rachid vivant de cette aventure. Faute d’implant, c’était une mission suicide ou pas de mission du tout. Mis au pied du mur, Khalid accepta que le dispositif diabolique soit inséré dans l’avant-bras de son fils aîné, moyennant la garantie que ce corps étranger serait retiré une fois la mission terminée. Mais quand on se fut mis d’accord sur tous ces points, on était déjà en juin.

Il fallait maintenant insérer l’implant, tâche confiée à l’homme de San Francisco qui avait construit celui de Tony. Celui de Rachid était similaire mais d’une conception améliorée ; en plus des dispositifs de repérage de son prédécesseur, il disposait d’une gamme plus étendue et plus diversifiée de signaux auditifs grâce auxquels l’opérateur de téléguidage – qui serait Andy – pourrait indiquer à Rachid ses diverses tâches par modem radio ou, si nécessaire, par instructions vocales directes. Il s’écoula encore trois mois, le temps qu’on construise l’implant, qu’on l’installe et que Rachid passe par les stades inévitables de la guérison et de l’entraînement.

Andy fut impressionné par la rapidité avec laquelle Rachid apprit comment interpréter les signaux issus de son implant et à leur donner suite. À vingt ans, mince, d’aspect fragile, encore plus grand que son père, Rachid avait l’air timide et alerte de quelque délicate créature de la forêt toujours prête à s’enfuir à la moindre brindille qui craque. Pour Andy, Rachid – insaisissable, distant, pratiquement inaccessible – était une énigme de première grandeur. Quelqu’un qui aurait pu débarquer de l’espace avec les Entités. Il ne parlait quasiment jamais, sauf pour répondre à une question précise – et encore, pas toujours ; et quand il répondait, c’était par une ou deux brèves syllabes prononcées juste au seuil de l’audibilité, rarement plus. Sa grâce et sa beauté extraordinaires, à la limite de l’angélique, contribuaient à l’aura extraterrestre qui l’enveloppait en permanence : les grands yeux noirs liquides, les traits finement ciselés, l’éclat lumineux de sa peau, le tourbillonnant halo de cheveux cuivrés. Il écoutait gravement tout ce qu’Andy avait à lui dire, l’enfournait dans quelque recoin de son âme insondable et le ressortait à la perfection chaque fois qu’Andy l’interrogeait dessus. Très impressionnant. Rachid avait l’efficacité d’un ordinateur ; et Andy comprenait très bien les ordinateurs. Toutefois, il se doutait que Rachid était plus qu’un simple mécanisme. Il y avait apparemment une personne là-dedans, un être humain véritable, timide, sensible, attentif, hautement intelligent. S’il y avait un truc qu’Andy comprenait par-dessus tout dans les ordinateurs, c’était bien leur absence totale d’intelligence. Fin novembre, Andy déclara Rachid prêt à passer à l’action.

« Tu sais, au début, j’ai pensé que c’était un projet absolument délirant », confia-t-il à Frank. Une certaine amitié avait fini par naître entre eux. Andy n’était plus surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; mais Frank ne le quittait pratiquement plus, rien que pour lui tenir compagnie. Ils s’y étaient l’un et l’autre habitués. « La première fois qu’Anson et ton père m’ont expliqué le topo, je me suis demandé comment ça pouvait avoir la moindre chance de réussir. Envoyer un assassin dans le repaire d’une bande de télépathes extraterrestres et espérer qu’il va passer inaperçu ? C’est de la folie, voilà ce que j’ai pensé. L’esprit de Rachid va diffuser ses mortelles pensées tout au long du chemin, les Entités vont les capter avant même qu’il arrive à dix bornes du Numéro Un. Et dès qu’Elles auront conclu que c’est du sérieux et pas un canular de barjo, Elles lui mettront la Pression dessus – merde, Elles lui flanqueront un méchant coup de bambou – et adieu, Rachid. »

Mais ça, poursuivit Andy, c’était avant sa première rencontre avec Rachid. Depuis, il avait eu le temps de changer d’avis. Les mois passés avec Rachid lui avaient fait prendre conscience du talent particulier du jeune homme, de la sublime leçon qu’il avait apprise d’un père non moins énigmatique que lui : l’art de Ne Pas Être Là. Rachid était capable de disparaître complètement derrière la muraille de son front. Son entraînement lui avait enseigné comment faire le vide parfait dans son esprit. Les Entités n’y trouveraient rien à lire si Elles y jetaient un coup d’œil. C’était Andy lui-même, du haut de sa montagne, qui serait le véritable assassin. Fais ceci, fais cela, tourne à droite, tourne à gauche. Rachid obéirait à tous ces ordres sans réfléchir. Les Entités n’auraient aucun moyen de capter télépathiquement les ordres télématiques envoyés à distance par Andy.

Anson, qui ne s’était plus montré de tout l’été, sortit alors de son isolement pour émettre les directives finales. « Quatre voitures, annonça-t-il sèchement lorsque toute l’équipe se fut rassemblée dans la chambre des cartes, seront envoyées à Los Angeles à intervalles de dix à quinze minutes. Les conducteurs en seront Frank, Mark, Charlie et Cheryl. Rachid sera d’abord dans la voiture de Cheryl, mais elle le déposera quelque part aux alentours de Camarillo, où Mark viendra le prendre, avant de le remettre à Frank à Northridge… »

II jeta un coup d’œil à Andy qui, penché sur son clavier, affichait languissamment ces instructions en trois dimensions sur le grand écran de la chambre des cartes à mesure qu’Anson les exposait.

« Tu enregistres tout ça, Andy ? » lui demanda-t-il du ton sec et impérieux que tout le monde au ranch attribuait à la voix du Colonel, même si celui-ci aurait été surpris de l’apprendre.

« Je vous reçois 5 sur 5, commandant, confirma Andy. Allez, balance le reste du baratin. »

Anson se hérissa quelque peu. L’air hagard, les yeux cernés, il serrait dans la main gauche une canne torsadée qu’il avait naguère sculptée dans le bois rouge luisant d’une branche de manzanita, et ne cessait d’en tapoter sa botte gauche, comme pour empêcher ses orteils de s’endormir.

« Bon. Je reprends. À Glendale Park, Frank le passe à Charlie, Charlie continue avec lui plein est puis descend via Pasadena et le redonne à Cheryl près du terrain de golf de Monterey Park. C’est Cheryl qui lui fera passer le Mur, par la porte d’Alhambra, comme nous allons le voir dans un instant. Quant à l’engin explosif, qui a été fabriqué dans l’usine de la Résistance située à Vista, dans le nord du comté de San Diego, il sera acheminé jusqu’à Los Angeles dans un camion de pépiniériste chargé de plants de poinsettias destinés à être vendus comme décorations de Noël… »

Le grand jour, donc. En Californie du sud, cette deuxième semaine de décembre se caractérisa par un temps ensoleillé et doux, un ciel limpide hormis quelques petits nuages de haute altitude, et pas de pluie à l’horizon. Au centre de communications, entouré d’une batterie d’ordinateurs et portant un combiné casque laryngophone, Andy était prêt à se mettre au travail. Aujourd’hui, il allait devenir un grand héros de la Résistance, s’il n’en était pas déjà un. Aujourd’hui, il allait tuer l’Entité Numéro Un par procuration, à quelque deux cents kilomètres de distance, en tirant les ficelles de sa marionnette Rachid.

En fait, Andy allait contrôler tous les acteurs de cette mission, les guider étape par étape. Ce serait son heure de gloire, sa meilleure prestation de pirate informatique.

Assis à côté de lui, Steve était prêt à le relever en cas de coup de fatigue. Andy ne s’attendait pas à un coup de fatigue. Il ne croyait pas non plus que Steve, ou qui que ce soit à part lui, soit capable de gérer une opération impliquant de maintenir un contact permanent et simultané avec quatre véhicules plus un assassin ambulant, et de traiter des données de radiolocalisation par-dessus le marché. Mais Steve pouvait rester si ça lui chantait. Il verrait de près quel petit génie de l’informatique il avait engendré. Eloise était là aussi, et quelques autres, en roulement constant. La-La durant un temps, avec le petit Andy Junior en remorque qui dévisageait ce papa qu’il ne connaissait pas encore. Leslyn. Peggy. Jane. Un va-et-vient constant. Il ne se passait pas encore grand-chose, de toute façon. Anson, bien que théoriquement responsable de la mission, venait aux nouvelles toutes les demi-heures, très agité, incapable de tenir en place. Cindy s’attarda un moment pour regarder, mais ne resta pas non plus.

La première des quatre voitures, celle de Charlie, était partie à huit heures du matin, suivie peu après par les trois autres. Deux avaient pris la route de la côte et deux la route de l’intérieur, suivant un itinéraire en zigzags, aussi tortueux que la canne d’Anson, afin d’éviter les divers barrages et chausse-trappes que les capricieuses Entités avaient installés au fil des ans sur les autoroutes reliant Santa Barbara à Los Angeles. Chaque conducteur était symbolisé sur l’écran d’Andy. La ligne écarlate était Frank ; la bleue, Mark ; la violet sombre, Cheryl ; la vert vif, Charlie. Le véhicule qui transportait Rachid était auréolé de rouge cramoisi. Rachid se trouvait à présent avec Frank dans la vallée de San Fernando ; ils contournaient la section nord du Mur de Los Angeles pour rejoindre Charlie à Glendale, tout à l’est.

Rien n’indiquait une activité inhabituelle de la part des Entités ou de la police du LACON. Normal. À n’importe quel moment, il pouvait y avoir un demi-million de voitures en circulation dans la région de Los Angeles et ses environs. Il n’y avait aucune raison de penser qu’une conspiration infâme était en marche, visant à ôter la vie à l’Entité suprême elle-même. Mais Andy avait des observateurs – des Résistants d’organisations affiliées basées à L.A. – postés un peu partout dans la périphérie du Mur. Ils le tiendraient au courant en cas d’imprévu.

« Nous nous acheminons maintenant vers le deuxième rendez-vous de Rachid, annonça Andy avec emphase. Frank et Charlie, intersection de West Colorado Street avec Pacific Street. »

Ces noms de rue signifiaient-ils quelque chose pour les membres du clan présents ? Probablement pas, sauf peut-être pour Cindy, si à son âge elle pouvait encore se rappeler quoi que ce soit de la vie à Los Angeles. Ou Peggy, peut-être, bien que les années lui aient pas mal embrumé l’esprit à elle aussi. Mais Andy avait bel et bien séjourné à Glendale au cours des cinq dernières années. Il y avait connu quelque temps une femme raisonnablement amusante, à l’époque où il était rectifieur. Il avait même mis les pieds une ou deux fois à Colorado Street. Tandis que les autres avaient vécu tranquillement planqués ici, au ranch, dans une somptueuse ignorance du monde extérieur.

Anson recommençait à s’énerver. Il sortit faire une nouvelle promenade.

« Nous approchons du transfert de Rachid », commenta Andy lorsque le halo cramoisi abandonna la voiture de Frank pour celle de Charlie.

Andy, qui était en contact à la fois vocal et télématique avec tout le monde, envoya deux impulsions rapides à Frank pour lui signifier d’aller à la porte de Glendale et d’y attendre de nouvelles instructions maintenant qu’il avait déposé son passager. Mark, qui venait lui aussi de s’acquitter de sa tâche du matin, était déjà garé devant la porte de Burbank. Cheryl était encore en route, très à l’est de la position de Charlie, et contournait la métropole par le sud, via Arcadia et Temple City, pour remonter vers le lieu de son rendez-vous avec Charlie à Monterey Park. L’opération allait entrer dans sa cinquième heure.

Il était intéressant, songea Andy, qu’Anson ait confié la mission clé à Cheryl. Andy se rappelait très bien certains réjouissants ébats en sa compagnie quand il avait dans les quinze ans, et elle, un ou deux de plus ; mais il se rappelait surtout qu’elle gardait tout le temps les yeux ouverts, même quand elle jouissait. Ces grands yeux bleus Carmichael avec pas grand-chose derrière. Andy ne lui avait jamais trouvé le moindre intérêt, à part un corps mince aux agréables rondeurs dont elle s’était servie habilement mais sans grande imagination lors de leurs rencontres sporadiques sur l’oreiller. Et voilà qu’elle était chargée d’emmener Rachid à Los Angeles, de le déposer à l’intérieur même de la Zone de Tir et de l’en faire ressortir après l’attentat. Comme quoi, les apparences étaient trompeuses. Peut-être qu’elle était plus intelligente qu’il ne l’avait supposé. C’était la fille de Mike et de Cassandra, après tout, et Mike était un mec compétent, à sa manière ; quant à Cassandra, c’était pratiquement le médecin attitré du ranch.

« Nous approchons de l’acquisition de l’engin explosif », énonça Andy haut et clair puisque personne dans la pièce, sauf peut-être Steve, n’était capable de déchiffrer l’enchevêtrement de spaghetti sur l’écran sans son commentaire verbal.

À ce moment précis, son public, ainsi qu’il le constata en regardant rapidement par-dessus son épaule, se composait de sa sœur Sabrina en compagnie de son mari Tad, de Mike, de sa belle-sœur Julie et d’Heather, la sœur d’Anson. Cindy était revenue elle aussi, mais elle semblait déjà prête à repartir de cette démarche douloureusement lente mais farouchement décidée qui était la sienne.

Une ligne pointillée jaune signalait la progression du camion de pépiniériste qui transportait la bombe depuis l’usine de Vista. Nichée au milieu des poinsettias, bien à l’abri au milieu de tout ce feuillage festif d’un rouge criard. L’idée plaisait à Andy. Un petit cadeau de Noël prématuré pour le Numéro Un.

Le camion se trouvait à Norwalk à présent ; il remontait tranquillement Santa Ana Freeway en direction de Santa Fe Springs. Andy contacta le chauffeur par liaison vocale et lui ordonna d’accélérer.

« Votre client se dirige vers le dépôt. Nous ne voulons pas le faire attendre. »

Charlie, avec Rachid à son bord, avait atteint Pasadena et roulait plein sud sur San Gabriel Boulevard, en direction de Monterey Park. C’était là que devait avoir lieu le transfert de l’engin explosif sur la personne de Rachid, juste avant que Charlie confie le jeune homme à Cheryl.

La ligne pointillée jaune avançait plus vite.

La ligne verte auréolée de rouge se dirigeait vers le lieu du rendez-vous.

La ligne violet foncé aussi, mais dans l’autre sens.

Les pointillés jaune et vert convergèrent. Charlie envoya le signal : acquisition réussie.

« Maintenant, Rachid a la bombe, annonça Andy. Il va au rendez-vous avec Cheryl. »

Tout ça, c’est facile, songea-t-il. Et marrant, même.

Des trucs comme ça, on devrait en faire tous les jours.

Une demi-heure plus tard. La ligne violet foncé porteuse du halo cramoisi s’approche maintenant du gros trait noir qui représente le Mur de Los Angeles sur l’écran principal d’Andy. Des chevrons vermillon chatoyants indiquent la porte d’Alhambra. Andy demande en audio à Cheryl la confirmation de sa position et l’obtient. Tout baigne. Cheryl est sur le point d’entrer dans la ville avec Rachid assis tranquillement à côté d’elle, la bombe calée dans son sac à dos.

Andy écoute. Le contrôle d’accès fait son numéro. La demande habituelle d’identification.

Cheryl doit être en train de répondre, présentant son implant pour le faire lire par le contrôleur. On lui a donné un code de libre accès. En fait, c’est celui d’un des types du LAGON qui ont si peu aimablement passé la camisole de force à Andy en ce jour mémorable à Figueroa Street. Marchera, marchera pas ? Oui, ça marche. La barrière d’Alhambra s’ouvre. Cheryl franchit le Mur sans être inquiétée.

Rayonnant de satisfaction, Andy se détourne de son écran et a vite fait le tour du groupe actuel de ses spectateurs : Steve, Cindy, Cassandra, La-La et le petit garçon aux yeux écarquillés. Pourquoi les autres – tous les autres – ne sont pas là, maintenant qu’on est à deux doigts de l’heure H ? Ça ne les intéresse pas, peut-être ? Surtout Anson. Qu’est-ce qu’il branle ? Il est parti jouer au golf ? C’est trop de suspense pour lui ? Rien à foutre d’Anson.

« Rachid est à présent à l’intérieur du Mur », commente Andy d’une voix sonore et majestueuse.

Le cercle rouge cramoisi s’est séparé de la ligne violet foncé et progresse à allure régulière par les rues sinistres du quartier des entrepôts de Los Angeles. Andy augmente la résolution du plan des rues en fond d’écran et constate que Cheryl est garée juste à l’est de Santa Fe Avenue, près de la vieille voie ferrée rouillée ; la rue que le longiligne Rachid remonte actuellement à grandes et rapides enjambées est la Deuxième, direction Alameda Street.

Andy laisse encore passer cinq minutes. D’après l’écran, Rachid est pratiquement sur le seuil de la confortable petite planque du Numéro Un. C’est l’heure de la dernière confirmation vocale.

« Rachid ? demande Andy via le canal audio.

— Je suis là, Andy.

— C’est-à-dire ?

— Périmètre de la Zone de Tir. »

La voix de Rachid, métallique dans les écouteurs d’Andy, ne tremble pas le moins du monde. À l’entendre, il est prodigieusement relax, calme, totalement serein. Son rythme cardiaque doit être normal, sans aucune accélération. C’est le silence complet chez Rachid, le silence du tombeau. Ce gamin est un phénomène, songe Andy. Un surhomme. Il va jusqu’à l’immeuble avec une bombe sur le dos et il ne transpire même pas.

« C’est notre dernier contact audio, Rachid. Après, c’est du tout numérique. Confirme par voie numérique. »

Un trio d’impulsions illuminent l’écran d’Andy. Donc l’implant de Rachid fonctionne correctement. Rachid aussi.

Steve tend le bras juste à ce moment et laisse sa main reposer légèrement sur l’avant-bras d’Andy, rien qu’un instant. Pour le rassurer ? Faire une démonstration de sa confiance dans les compétences de son fils ? Ou de Rachid ? Les trois à la fois, si ça se trouve. Andy sourit brièvement à son père et retourne à ses écrans. La main se retire.

Le cercle rouge cramoisi avance sans être inquiété. Rachid doit être presque arrivé au premier contrôle. S’il se déplace avec une tranquillité de somnambule, sans être le moins du monde troublé par la pensée de ce qu’il est venu faire ici, c’est parce qu’il y a été spécialement formé. Andy prend soin de respirer lentement et régulièrement, de garder un pouls normal. Il ne parviendra jamais au degré surnaturel de maîtrise corporelle atteint par Rachid, mais il veut quand même rester aussi calme que possible. Ce n’est pas le moment de s’exciter.

Contrôle.

Rachid s’est arrêté. Il donne accès à son implant. Le protocole codé du mot de passe qu’Andy a extrait des fichiers poussiéreux de Borgmann et qu’il a rafraîchi en l’essayant, pas plus tard que la veille, via l’interface menant au coeur du logiciel sécuritaire des Entités, va maintenant être mis à l’épreuve.

Un long moment s’écoule. Puis le cercle rouge cramoisi se remet à avancer. Le mot de passe a été accepté !

« Comme une fleur », remarque Andy sans se préoccuper si on l’écoute.

Il se demande d’où vient cette expression. Mais il trouve qu’elle sonne bien. « Comme une fleur. »

Contrôle numéro deux.

Merde ! Où est Rachid maintenant ? Andy n’arrive même pas à imaginer dans quelle sorte de tanière les Entités planquent le Numéro Un. Dommage qu’il n’y ait pas la vidéo dans cette liaison. Bon, Rachid pourra nous raconter tout ça après. S’il s’en sort.

Avance-t-il entre deux rangées d’altières murailles en marbre étincelant ? Ou bien contourne-t-il quelque redoutable cercle de feu derrière lequel le suzerain des suzerains se vautre dans sa splendeur ? Y a-t-il des Entités subalternes qui, négligemment perchées sur des maxi tabourets, sirotent des boissons exotiques, jouent à la belote et agitent aimablement leurs tentacules à l’adresse de Rachid tandis que l’inébranlable intrus humain, solide comme le roc dans la sérénité de son âme, muni de tous les mots de passe qu’il faut et ne diffusant pas la moindre miette télépathique de ses sinistres intentions, s’enfonce de plus en plus profond dans le sanctuaire suprême ? Et, suppose Andy, il y a aussi quelques humains là-dedans, des esclaves des Entités, d’humbles serviteurs du grand monarque, ainsi que le laissaient entendre les archives de Borgmann. Ils ne prêteraient aucune attention à Rachid, évidemment, parce qu’il ne serait pas là s’il n’en avait pas le droit et qu’il en a donc le droit puisqu’il y est. La mentalité d’esclave, c’est ça.

On demande le mot de passe pour le contrôle numéro deux. Rachid s’exécute, donne accès à son implant.

Un flux de données numériques fournies par Andy se déverse en direction du dispositif quelconque qui garde la porte.

Mot de passe accepté.

Le cercle rouge cramoisi se remet à avancer.

Soixante secondes s’écoulent. Plus de nouvelles de Rachid. Mais il progresse toujours. Quatre-vingts secondes. Cent. Andy attend, les yeux dans le vague. Des ombres bleues entourent l’écran principal. Le léger bourdonnement du matériel commence à devenir un air de musique, un extrait d’opéra célèbre – Mozart, Wagner, Verdi.

Pas de nouvelles de Rachid. Rien. Peau de balle. Ta-tam, tatam, ta-tam, ta.-toum.

Andy se demande combien de temps il faut aux messages codés de Rachid pour parcourir les deux cents kilomètres qui séparent Los Angeles du ranch Carmichael. La vitesse de la lumière est élevée, mais pas infinie. Il divise 300 000 km/seconde par 200 km – facile ! – ce qui donne 1 500, mais lorsqu’il essaie de convertir ce résultat pour obtenir la fraction de seconde exacte correspondant au décalage réel, il s’emmêle les pinceaux. Il doit se tromper complètement. Peut-être qu’il aurait dû diviser 200 par 300 000. Normalement, il est bon en calcul mental. Mais il a du mal à se concentrer. Où est passé ce con de Racbid ? Quelqu’un s’est il aperçu que ce jeune humain longiligne aux grands yeux n’a rien à faire là où il est ?

Une impulsion. Rachid. Dieu merci.

Contrôle numéro trois.

Bien. C’est l’étape décisive et seul Rachid peut prendre la décision. Peut-être qu’il est maintenant suffisamment à l’intérieur de la Zone de Tir pour pouvoir poser la bombe là où il est. Ou peut-être qu’il est obligé de passer encore un contrôle. Andy ne peut pas dire à Rachid ce qu’il doit faire ; il n’a aucun moyen de voir ce qu’il y a là en réalité, aucune idée des distances impliquées, et Rachid ne peut rien lui décrire sauf par liaison audio, ce qui est à présent trop dangereux. Rachid va être obligé de se fier à son propre jugement pour décider s’il doit continuer jusqu’au contrôle numéro trois. Le hic, c’est que ces protocoles de mots de passe ne sont pas garantis. Deux ont fonctionné, mais le troisième ? Si Rachid l’essaie et qu’il est rejeté, les Entités vont le choper avec leurs vilaines langues élastiques, le fourrer dans un sac et l’emmener pour l’interroger… et on n’aura plus que nos yeux pour pleurer.

Andy dispose d’un ultime et unique recours si les choses en arrivent là. Il peut faire exploser la bombe alors qu’elle est encore dans le sac à dos de Rachid, ce qui ne serait pas très sympa pour Rachid mais probablement fatal pour le Numéro Un, quand bien même les autres embarqueraient Rachid pour l’interroger. Rachid est au courant de cette option. Il est censé envoyer à Andy le signal correspondant s’il devenait nécessaire de la mettre à exécution.

Mais c’est vraiment en tout dernier recours.

Andy attend. Il respire. Compte ses battements de coeur. Essaie de diviser 200 par 300 000 de tête.

Rachid est en train de proposer le mot de passe au contrôle numéro trois. Il a manifestement décidé qu’il n’est pas encore assez près de la planque personnelle du Numéro Un pour poser la bombe.

Andy se rend compte qu’il a cessé de respirer. Il n’entend pas battre son coeur non plus. Il est suspendu entre une seconde et la suivante. Dans son esprit tournent follement les combinaisons qui déclencheront l’explosion prématurée. Un simple tressaillement de ses doigts suffira à les composer. Rachid n’a qu’à lui envoyer le signal de détresse signifiant qu’il a été pris, et…

Le cercle rouge cramoisi se remet en marche.

Rachid a franchi le contrôle numéro trois.

Andy recommence à respirer normalement. Le temps s’écoule à nouveau.

Mais les secondes s’égrènent et Rachid ne lui dit rien. Andy ne dispose que du cercle rouge qui glisse sur l’écran – de ce symbole qui lui vient par télémétrie. Tic. Tac. Quatre-vingt-dix secondes.

Rien.

Qu’est-ce qui se passe ? Un quatrième contrôle dont on ignorait l’existence ? Un dispositif de sécurité d’une redoutable efficacité qui a instantanément et fatalement rayé Rachid de la carte avant même qu’il puisse émettre un signal de détresse ? Ou alors – surprise ! – Rachid a découvert que le Numéro Un était parti en vacances à Puerta Vallarta.

Signal de Rachid.

Andy, ses sens phénoménalement hyper-aiguisés, perçoit un intervalle d’environ six ans entre chaque chiffre.

Rachid est-il en train de lui dire qu’il vient de se faire prendre ? Qu’il s’est perdu ? Qu’on s’est complètement trompé d’immeuble ?

Non.

Il est en train de lui dire qu’il a atteint l’Objectif.

Qu’il a extrait la bombe de son sac à dos et qu’il est en train de la fixer au mur de l’immeuble cible, bien proprement, à un endroit ad hoc qui n’attire pas l’attention.

Maintenant, tout se déroule à l’envers. Rachid se dirige vers le contrôle numéro trois. Oui. Le voilà, il passe. Tout va bien.

Contrôle numéro deux. Le cercle rouge cramoisi avance sans encombre.

Contrôle numéro un. Est-ce qu’Elles vont le coincer ici ? « Désolé, jeune homme, mais nous ne pouvons vous autoriser à poser des bombes dans cette zone. » Couic !

Pas de couic. Il a réussi. Il est à l’extérieur du contrôle numéro un. Complètement en dehors du sanctuaire. Il se dépêche de quitter la Zone de Tir, mais sans courir, bien sûr, oh non ! pas lui ! Le calme Rachid remonte froidement les rues de sa longue foulée habituelle.

Andy s’occupe à présent de quatre personnes à la fois et les bombarde de messages codés. Sur son ordre, Cheryl a quitté son stationnement et se rapproche pour prendre Rachid qui se dirige vers elle en venant de l’ouest. Elle va essayer de ressortir par la porte d’Alhambra, celle par laquelle elle est entrée. Charlie, garé devant cette porte, prendra Rachid – à supposer que Cheryl ait réussi à passer. Frank, à la porte de Glendale, et Mark, à Burbank, attendent en renfort au cas où la porte d’Alhambra serait fermée à la circulation automobile pour une raison ou une autre ; dans ce cas, l’un ou l’autre entrera en ville, s’il le peut, rencontrera Cheryl en un lieu qu’Andy devra déterminer, si l’opération est réalisable, prendra Rachid à son bord et le fera discrètement ressortir par une autre porte, n’importe laquelle. Ce qui fait beaucoup de si.

Andy à envie de poser toutes sortes de questions mais n’ose pas recourir au canal audio. Trop facile à intercepter ; tout doit se faire par impulsions codées, bips cryptés qui se poursuivent sur l’autoroute électronique entre le ranch et la métropole. Les couleurs dansent sur l’écran et on croirait voir des étincelles. Andy se penche jusqu’à ce que son nez touche pratiquement l’écran. Ses doigts en caressent la surface plastique comme s’il venait brusquement de décider de terminer l’opération en braille.

Le cercle rouge cramoisi est maintenant un halo posé sur la ligne violet foncé. Cheryl a pris Rachid à son bord. Elle roule vers la porte d’Alhambra.

L’heure est arrivée de jouer le plus gros coup de cette série. La mise à feu devra attendre que Rachid ait franchi la porte sans encombre. Les Entités vont certainement boucler toutes les issues dès que la bombe sautera. Il faut avant toute chose que Rachid soit à l’extérieur du Mur ; impossible de faire autrement. Mais si Andy attend trop longtemps pour envoyer le signal de mise à feu et que les valets du Numéro Un repèrent la bombe ? Elle est certes discrète mais pas invisible. Si la porte d’Alhambra est fermée et qu’Andy doit improviser un nouveau rendez-vous qui fasse sortir Rachid par Burbank ou Glendale, et qu’entre-temps les autres trouvent la bombe et réussissent à la désamorcer…

Encore des si.

Mais Alhambra est en service. L’auréole cramoisie vient coiffer la ligne verte. Rachid est à l’extérieur du Mur, sain et sauf, dans la voiture de Charlie. Déployant cinq mains et au moins quatre-vingt-dix doigts, Andy envoie simultanément des signaux à toutes les parties concernées.

Frank… Mark… rentrez au ranch immédiatement.

Charlie… magne-toi le cul pour prendre la 210 et roule sans forcer vers Sylmar, ou tu rejoindras Cheryl pour lui repasser Rachid.

Et toi, Cheryl.. tu suis Charlie sur l’autoroute, au cas où il tomberait sur un barrage… auquel cas tu peux récupérer Rachid et foncer dans l’autre direction avec lui.

Et un message de plus.

Hé… Numéro Un ! Un cadeau pour toi !

Andy grimace un sourire et compose le code de mise à feu.

Pas possible de sentir l’explosion à deux cents bornes de distance, non m’sieur. Sauf en imagination. Et dans l’imagination d’Andy, le monde entier fut ébranlé par une secousse d’amplitude 10 sur l’échelle de Richter, le ciel vira au noir rayé de rouge, les étoiles se mirent à partir en arrière. Il était bien sûr impossible de savoir véritablement, du moins pas en temps réel, ce qui s’était passé à Los Angeles. La bombe était certes puissante, mais Anson n’avait pas eu l’intention de faire sauter toute la ville avec. Selon toute vraisemblance, l’explosion était passée inaperçue même dans des quartiers aussi proches du point zéro que Hollywood.

C’est alors qu’Andy entendit une voix dans ses écouteurs.

« Je suis à côté de Sunset Boulevard, pas loin du stade des Dodgers. Deux Entités viennent de passer dans un chariot et elles hurlaient. Poussaient des cris, quoi. Comme si, euh., elles souffraient terriblement, quoi. L’explosion a dû les rendre folles. C’est la mort du Numéro Un, hein ?

— Identifiez-vous, s’il vous plaît, demanda Andy.

— S’cuse moi. Ici Faucon. » L’un des observateurs, donc.

« Tu vois le Q.G. de Figueroa Street de là où tu es ? demanda Andy. Qu’est ce qui se passe là-bas ?

— Les lumières clignotent partout aux étages supérieurs. Ça a l’air de drôlement s’agiter. C’est tout ce que je peux voir, les étages supérieurs. J’ai entendu des sirènes, aussi.

— Tu as senti l’explosion ?

— Ça oui, alors ! Ouais. Absolument. En plus, bon… » Mais un autre observateur posté à L.A. sollicitait l’attention d’Andy. Qui se brancha sur lui. Celui-là, c’était Séquoia, qui appelait du croisement de Wilshire Boulevard avec Alvarado Avenue, sur le côté est de MacArthur Park.

« Y a une Entité les pattes en l’air, là-bas, au coin du lac, dit Séquoia. Elle s’est écroulée sur place dans la minute qui a suivi l’explosion.

— Elle est encore en vie ?

— Tu parles, si elle est en vie ! Je la vois se tortiller sur l’herbe en train de gueuler comme un putois. Faut presque se boucher les oreilles.

— Merci. »

Andy sentit un frisson de joie le parcourir brutalement, comme une secousse électrique. En train de se tortiller., de gueuler comme un putois. Quelle douce musique à ses oreilles à lui ! Souriant de toutes ses dents, il se brancha sur un autre canal. C’était Frégate, qui appelait de Santa Monica, où devait régner une grande confusion. Juste après lui, Chaloupe signalait la même chose à Pasadena. Quelqu’un avait vu une Entité gisant apparemment inconsciente dans la rue, et quelqu’un d’autre avait vu quatre extraterrestres du type Globule, extrêmement agités, qui tournaient en rond comme des détraqués.

Andy sentit Steve le pousser du coude. « Hé ! Tu nous dis ce qui se passe ? »

II se rendit compte que depuis deux minutes il s’était transporté à Los Angeles. Avec ses Entités hurlantes et tressautantes, Los Angeles avait plus de présence pour lui que le ranch. Il lui fallut accomplir un sérieux effort pour refaire surface dans le centre de communications. Des visages scrutaient le sien. Anson était maintenant à ses côtés, avec Mike, Cassandra et une demi-douzaine d’autres. Même Jill s’était déplacée, mais pas Khalid. Des traits tirés. Des yeux écarquillés. Ils avaient une petite idée de ce qui s’était passé après avoir entendu ses échanges audio avec les observateurs dispersés dans la ville, mais une petite idée seulement ; à présent ils voulaient tout savoir et lui hurlaient des questions tous en même temps.

Andy commença à leur répondre sur le même ton. Oui, Rachid avait réussi, oui, la bombe avait explosé, oui, le Numéro Un était mort ! Les Entités ? Traumatisées, Elles s’écroulaient dans les rues en gémissant – non, en hurlant – en hurlant comme des fous furieux, Elles étaient toutes détraquées et ça devait probablement être pareil dans le reste du monde : un gigantesque hurlement unique poussé par toutes les Entités en même temps, partout, un son effroyable, un ululement de sirène, uuuUUUuuuUUUuuu…

« Quoi ? Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que t’essaies de nous dire là, Andy ? »

II était cerné par des visages stupéfaits. Il supposa qu’il ne leur transmettait pas l’information tout à fait dans le bon ordre, qu’il mettait la charrue avant les boufs, qu’il délirait peut-être un brin. Il n’en avait cure. Il avait passé toute la matinée en six endroits à la fois, six au bas mot, et tout ce qu’il voulait maintenant c’était trouver un petit coin tranquille pour s’y allonger un moment.

Il aurait quand même bien voulu entendre ce monstrueux hurlement. Les étoiles elles-mêmes devaient pousser des cris. Les galaxies aussi.

« Ça y est ! lâcha-t-il. On a gagné ! Le Numéro Un est mort et les Entités sont en train de péter les plombs ! » Message reçu.

Steve commença par tambouriner joyeusement sur la table. Mike dansait avec Cassandra. Cindy dansait toute seule.

Mais Anson ne dansait pas. Planté tout seul au milieu de la pièce, il avait l’air un peu paumé. « Je n’arrive pas à croire que ça ait marché, dit-il en secouant lentement la tête. C’est presque trop beau pour être vrai. »

D’une oreille, Andy entendit son père dire à Anson de mettre pour une fois son fichu pessimisme en veilleuse, de l’autre, celle qui portait l’écouteur, il entendit l’observateur Séquoia, celui de MacArthur Park, demander avec insistance son attention, le supplier de l’écouter. Lui dire qu’il se passait maintenant quelque chose de très bizarre, que l’Entité qui s’était effondrée au coin du lac s’était relevée et commençait à bouger très vigoureusement ; puis Faucon essaya d’intervenir pour placer un bulletin sur son quartier – encore une nouvelle inquiétante en provenance de cette zone : des Entités commençaient apparemment à se ressaisir après la petite crise qu’Elles venaient de traverser. Deux ou trois autres observateurs essayaient eux aussi d’obtenir Andy et son standard clignotait tous azimuts.

« Les LAGON, disait quelqu’un. Y a des types du LAGON partout ! »

II se passait donc quelque chose de louche. Andy agita furieusement les mains dans le vide. « Silence, tout le monde ! Silence ! J’entends rien. »

Plus un bruit dans la pièce.

Andy écouta Faucon, écouta Frégate, écouta Chaloupe et les autres observateurs en place à Los Angeles. Il zappa de canal en canal sans dire grand-chose, se contentant d’écouter. De se forcer à écouter. Autour de lui, plus personne n’osait ouvrir la bouche. Puis il leva les yeux et fixa à tour de rôle Anson, Steve, Cindy, Jill, La-La. Leurs regards pénétrants, avides de savoir, étaient braqués sur lui et tentaient de lire sur son visage. Si une épingle était alors tombée, elle aurait fait autant de bruit qu’un coup de tonnerre. À voir son expression, ils comprenaient certainement que les nouvelles n’étaient pas bonnes. Qu’un facteur inattendu – une donnée qu’on n’avait pas prise en compte – était entré dans l’éguation, que la situation était loin d’être aussi satisfaisante qu’on l’avait cru. Qu’en fait elle risquait de devenir tout à coup totalement désastreuse.

« Alors ? » demanda Steve.

Andy secoua lentement la tête. « Oh, merde. Merde ! Merde ! Merde ! Merde ! »

C’était tout ce qu’il arrivait à dire.

Frank avait quitté l’autoroute pour un itinéraire qui lui ferait contourner l’endroit où l’avancée la plus septentrionale du Mur coupait Topanga Canyon Boulevard. Traversant à bonne allure la ville de Réséda dans la vallée de San Fernando, il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et vit une grande colonne de fumée qui s’élevait dans le ciel derrière lui.

Il fut d’abord intrigué. Puis il comprit quelle devait en être l’origine et l’excitation qu’il ressentait depuis qu’Andy lui avait confirmé l’explosion, l’euphorie délirante qui l’animait depuis les quarante dernières minutes s’évaporèrent plus vite que neige en juillet.

« Andy ? demanda-t-il sur le canal audio du ranch. Andy, écoute, il y a un grand incendie ou quelque chose dans ce genre dans les parages de Beverly Hills ou de Bel Air. Je vois monter la fumée derrière le sommet des collines, un énorme panache, de l’autre côté de Mulholland Drive. »

Pas de réaction immédiate de la part du ranch.

« Andy ? Andy, tu me reçois ? Ici Frank, intersection de Réséda Boulevard et Sherman Way. »

II ne capta que de la friture en retour. Ce silence prolongé était inquiétant. La colonne de fumée continuait de s’élever derrière lui. Elle devait avoir presque un kilomètre de hauteur. Frank crut alors entendre le bruit de lointaines explosions.

« Andy ? »

Encore une bonne minute, et toujours pas d’Andy.

Puis : « Excuse-moi. C’est toi, Frank ? » Enfin ! « J’étais occupé. Tu es où, déjà ?

— Je remonte la Vallée vers le nord via Réséda Boulevard. Il y a un gigantesque incendie derrière moi.

— Je sais. Il y a beaucoup d’incendies. Les Entités ripostent, en représailles pour la mort du Numéro Un.

— Des représailles ? » Le mot ricocha douloureusement dans la tête de Frank.

« Ouais. Les avions du LAGON sont en train de bombarder à droite et à gauche dans tout la ville.

— Mais la mission est réussie, s’étonna Frank. Le Numéro Un est mort.

— Oui. Apparemment.

— Il y a environ une demi-heure, tu m’as dit que les Entités du monde entier perdaient la boule sous le choc. Qu’Elles titubaient, folles de douleur, s’écroulaient de tous les côtés. Elles étaient foutues, d’après toi.

— J’ai bien dit ça, oui.

— Alors qui a ordonné ces représailles ? » demanda Frank en expulsant lentement ses mots, comme s’il se forçait à parler à travers des rouleaux de coton.

« Les Entités, articula Andy d’une voix lasse, terriblement lasse. On dirait qu’Elles sont réussi d’une manière ou d’une autre à se ressaisir. Ensuite, elles ont envoyé toute une armada de gens du LAGON et autres quislings variés mener des attaques aériennes, plus ou moins à l’aveuglette, on dirait, histoire de nous montrer à quel point on les agace. »

Frank se pencha sur le volant et respira lentement. Il avait beaucoup de mal à assimiler ces informations. « Alors, tout ça, tout ce qu’on vient de faire, c’était du temps perdu ? Liquider le Numéro Un n’a eu aucun effet ?

— Pendant environ dix minutes, si. Mais on dirait qu’Elles ont des Numéro Un de rechange. Un truc que les archives de Borgmann ne mentionnaient pas.

— Non ! Mon Dieu, c’est pas vrai, Andy ? Mon Dieu !

— Une fois que j’ai compris ce qui se passait à L.A., je suis reparti fouiller dans leur système et j’ai découvert qu’il y a manifestement un autre Numéro Un à Londres et un à Istanbul, et que l’original est toujours à Prague. Peut-être qu’il y en a encore d’autres. Ils sont tous interchangeables et branchés en série. S’il y en a un qui meurt, le suivant est aussitôt activé.

— Seigneur ! s’écria Frank. Et Rachid ? Et les autres ? » Il y avait de l’angoisse dans sa voix.

« Tous tirés d’affaire. Rachid est actuellement dans la voiture de Charlie ; ils roulent vers l’ouest sur Foothill Freeway, quelque part du côté de La Canada. Cheryl les suit de près. Mark est sur Golden State Freeway à la hauteur de Mission Hills et il remonte vers le nord.

— Bon, c’est déjà ça. Mais je croyais qu’on les avait battues…

— Moi aussi, concéda Andy. Pendant environ cinq minutes.

— Qu’on les avait liquidées une fois pour toutes avec un Big Bang final.

— Ça aurait été chouette, pas vrai ? N’empêche qu’on leur en a mis un bon coup dans les gencives. Maintenant, Elles nous tapent dessus. Normal. Et ensuite, à mon avis, tout va redevenir plus ou moins comme avant. » Un bruit syncopé parvint aux oreilles de Frank, qu’il interpréta plus ou moins comme un rire. « Ça fait vraiment chier, pas vrai, cousin ?

— Je croyais qu’on les avait eues, dit Frank. Vraiment. »

Une sensation entièrement nouvelle pour lui, une impression d’impuissance totale et accablante le traversa comme un vent froid et âpre. Ils s’étaient absorbés dans la préparation du projet pendant si longtemps, convaincus qu’il allait leur apporter la victoire attendue. Ils avaient fait de leur mieux, y avaient mis toute leur intelligence, tout leur travail, tout leur courage. Rachid était allé tout droit dans la gueule du lion et avait collé sa bombe sur le mur. Et tout ça pour rien. Pour rien. Un petit détail leur avait échappé et avait tout foutu par terre.

De quoi devenir dingue. Frank aurait voulu crier, ruer dans les brancards, casser la baraque. Mais ce n’était pas ça qui allait arranger les choses. Il inspira à fond, une fois, deux fois, trois fois. En vain. Il aurait respiré des cendres, c’était pareil.

« Nom de Dieu, Andy. T’avais tellement bossé.

— On a tous bossé comme des bêtes. L’ennui, c’est que la théorie sous-jacente était fausse… Écoute, mon petit, tu rentres au ranch et on va essayer d’imaginer autre chose, d’ac ? J’ai d’autres appels à faire. À dans une heure, Frank, plus ou moins. Terminé. »

Terminé. Ouais. Rideau.

Essaie de ne pas y penser, se dit Frank. Ça fait trop mal quand on y réfléchit. Imagine que tu es Rachid. Fais le vide dans ton esprit. Ne pense qu’à un seul truc : rentrer au ranch.

Cela marcha, mais un moment seulement.

Environ une heure plus tard, il eut un nouveau sujet de préoccupation. Il était déjà bien au nord, juste après Carpinteria, pratiquement dans les faubourgs de Santa Barbara, lorsqu’il remarqua d’insolites traits de lumière dans le ciel devant lui, phénomène qui aurait pu être une comète dorée se désintégrant dans une pluie d’étincelles vertes et violettes. Des feux d’artifice ? Il entendit comme des explosions étouffées. Un instant plus tard, les formes sombres et élancées de trois avions passèrent rapidement au-dessus de lui, volant vers le sud, rentrant à Los Angeles.

Une mission de bombardement ? Si loin de leur base ?

Il alluma la radio par commande vocale.

« Andy ? Andy ? »

Le crépitement des parasites. À part ça, le silence.

Andy ?

Il insista. Pas de réponse du ranch.

Il avait déjà dépassé Summerland et Montecito et se dirigeait vers le centre-ville de Santa Barbara. Les hauteurs familières se dressèrent derrière la ville. Encore trois ou quatre kilomètres d’autoroute et il pourrait apercevoir le ranch lui-même, niché bien haut sur sa montagne au milieu des plis et replis des canyons qui le protégeaient.

Et Frank le vit. Ou plutôt l’endroit où il savait qu’il se trouvait. De la fumée en sortait – pas un gigantesque panache noir comme celui qu’il avait vu en quittant Los Angeles, rien qu’une petite traînée en spirale qui s’effilochait à son extrémité supérieure et se perdait dans le ciel assombri de cette fin d’après-midi.

Assommé, il traversa la ville et prit la route de montagne, gardant les yeux fixés sur la fumée et essayant de se persuader qu’elle venait de quelque autre sommet. La route zigzaguait tellement en montant que les perspectives étaient trompeuses, et Frank crut effectivement un instant que l’incendie était sur une tout autre colline ; mais lorsqu’il parvint à la dernière section, là où la route décrivait une épingle à cheveux et redevenait horizontale en approchant de la grille du ranch, aucun doute ne fut plus possible. Le ranch avait été bombardé. Il était resté inviolé depuis toujours, comme exempté par quelque privilège particulier du contact direct avec les conquérants. Mais cette exemption avait pris fin.

Il donna le signal pour ouvrir la grille et les barreaux se rétractèrent.

En descendant la petite route, Frank constata que le bâtiment principal brûlait. Des flammes dansaient sur l’arrière de la maison. La façade semblait avoir intégralement disparu et le toit de tuiles qui couvrait la section centrale s’était effondré. Il y avait un cratère peu profond derrière la maison, à l’emplacement du chemin menant au centre de communications. Celui-ci était encore debout, mais il avait subi quelques dégâts et semblait avoir été arraché de ses fondations. La plupart des autres constructions et dépendances accessoires avaient l’air plus ou moins intactes. De petits foyers brûlaient ça et là dans les arbres derrière les bâtiments.

À travers la brume et la fumée, Frank aperçut une petite silhouette qui errait dehors, hébétée. Cindy. Vieille et chancelante. Le visage maculé, noirci. Frank sortit de la voiture et se précipita vers elle. Il la prit dans ses bras. C’était comme s’il étreignait un fagot.

« Frank, dit-elle. Oh, regarde-moi ça, Frank ! Regarde-moi ça !

— J’ai vu les avions partir. J’en ai vu trois.

— Trois, oui. Ils sont passés juste au-dessus. Ils ont tiré des missiles mais beaucoup ont manqué leur cible. Pas tous. Le coup au but, là, c’en était un bon.

— Je vois. La maison principale. Il y a d’autres survivants ?

— Oui. Quelques-uns. C’est sérieux, Frank. »

II acquiesça. Il aperçut alors Andy sur le seuil du centre de communications, debout dans l’encadrement déformé de la porte. Il avait l’air prêt à tomber d’épuisement. Il réussit cependant à sourire, de son sourire grimaçant et déjeté que Frank trouvait toujours aussi faux et sournois. Mais ce sourire était un signe rassurant, vu les circonstances.

Frank le rejoignit en quelques enjambées.

« Rien de cassé ? »

Le sourire devint une grimace de lassitude. « Ça va, ouais. Très bien. Un peu choqué, c’est tout. Rien de trop grave. Légère dislocation du cerveau, rien de plus. Mais le système de communications a été intégralement bousillé. Si tu te demandais pourquoi je te répondais pas, maintenant tu sais. » II montra du doigt le cratère sur le sentier. « Ils sont pas passés très loin. La maison, elle…

— Je vois.

— On a vécu ici au paradis pendant un putain de bail, mon petit. Mais je crois qu’on en a fait un tout petit peu trop. Ça s’est passé très vite, le bombardement. Vouf, vouf, vouf, boum, boum, boum, et les voilà repartis. Bien sûr, ils peuvent revenir terminer le boulot dans une demi-heure.

— Tu crois ?

— Va savoir. Tout est possible.

— Où sont les autres ? demanda Frank en regardant autour de lui. Et mon père ? »

Andy hésita une seconde de trop. « Désolé d’être obligé de te dire ça, Frank. Anson était dans la maison quand la bombe est tombée dessus… Je suis vraiment désolé, Frank. Vraiment. »

Une sourde palpitation – Frank ne ressentit rien d’autre. Il se doutait que le vrai choc serait pour plus tard.

« Mon père était à l’intérieur avec lui, ajouta Andy. Ma mère aussi.

— Oh, Andy. Andy.

— Et la sœur de ton père aussi… » Andy trébucha sur le prénom. « … Les… Leh… Lesl… »

Frank se rendit compte qu’il était à la limite de la syncope. « Leslyn, compléta-t-il. Tu devrais rentrer à l’intérieur et te coucher, Andy.

— Oui. C’est ce que je devrais faire, hein ? » Mais il resta là où il était, se retenant au chambranle. Il parlait d’une voix très lointaine. « Mike a rien. Cassandra non plus. Pareil pour La-La. Lorraine, je veux dire. Peggy a été salement amochée. Peut-être qu’elle va pas s’en tirer. Je sais pas trop ce qui est arrivé à Julie. Tout le quartier des journaliers a été bousillé. Mais le chalet de Khalid a même pas été touchée. À présent, il sert d’infirmerie pour les survivants. Mike et Khalid sont entrés dans le bâtiment principal et en ont sorti tous les gens qui étaient encore en vie, juste avant que le toit s’écroule. Cassandra s’occupe d’eux. »

Frank prit note de ces informations avec un vague grognement. Tournant un instant le dos à Andy, il scruta l’espace qui le séparait de l’édifice en flammes. Une pensée traversa son esprit paralysé par le choc : les livres du Colonel, les atlas et les plans de la chambre des cartes – toute cette histoire de l’humanité, du monde libre disparu était partie en fumée. Il se demanda pourquoi il songeait à quelque chose d’aussi futile à ce moment précis. « Mes frères et mes sœurs ? demanda-t-il.

— La plupart, ça va, juste un peu secoués. Mais un de tes frères est mort. Je sais pas si c’est Martin ou James. » Andy prit un air penaud. « Excuse-moi, Frank : j’ai jamais réussi à les distinguer. » II poursuivit comme une machine, maintenant que Frank l’avait remis en marche. « Ma sœur Sabrina, ça va. Pas Irène. Quant à Jane… Ansonia…

— Ça va, dit Frank. Je n’ai pas besoin d’entendre toute la liste maintenant. Tu devrais aller jusqu’à la maison de Khalid et t’allonger, Andy. Tu m’entends ? Tu y vas et tu te couches.

— Ouais. Ça m’a tout l’air d’une bonne idée. » II s’éloigna cahin-caha.

Frank leva les yeux vers la gauche, là où l’on voyait la route de la ville serpenter à flanc de montagne. Les autres voitures n’allaient pas tarder à arriver : Cheryl, Mark, Charlie. La belle surprise qui les attendait eux aussi, après l’excitation de la grandiose et glorieuse expédition à Los Angeles ! Peut-être savaient-ils déjà que la mission avait échoué. Mais quand ils apprendraient que le ranch avait été bombardé, quand ils verraient les dégâts et sauraient qu’il y avait des morts…

De tous ceux qui étaient allés à Los Angeles, Rachid serait le seul à encaisser le coup sans faiblir. Frank en était presque certain. Rachid, étrangement surhumain, qui avait été élaboré et construit par son père, le tout aussi étrange Khalid, pour encaisser sans ciller n’importe quel choc. Son détachement surnaturel, le calme extraterrestre qui lui avait permis de s’aventurer jusque dans la tanière de l’Entité Numéro Un et de fixer une bombe au mur, voilà qui lui permettrait de supporter sans difficulté aucune le traumatisant retour au ranch dévasté. Bien sûr, ni le père ni la mère de Rachid, ni ses frères ni sœurs n’avaient été touchés. Et d’ailleurs, il se fichait peut-être éperdument du succès ou de l’échec de la mission. Rachid s’intéressait-il à quoi que ce soit ? À rien, probablement.

Et c’était très vraisemblablement l’état d’esprit qu’ils auraient tous besoin de cultiver désormais : le détachement, l’indifférence, la résignation. Il n’y avait plus d’espoir, n’est-ce pas ? Plus de fantasmes auxquels s’accrocher.

Il retourna au parking, lentement.

Toujours debout à côté de la voiture, Cindy passait les mains sur les flancs élancés du véhicule comme pour le caresser. Bizarre. Il vint à l’esprit de Frank que la frêle vieille dame avait dû perdre la tête, que le bruit et la fureur du bombardement l’avaient rendue folle ; mais elle se tourna vers lui quand il s’approcha et il vit dans ses yeux l’éclat indubitable, froid et limpide de la raison.

« II t’a dit qui sont les morts ? demanda-t-elle.

— La plupart, oui. Steve, Lisa, Leslyn, et d’autres aussi. Un de mes frères. Et mon père aussi.

— Pauvre Anson, oui. Seulement laisse-moi te dire une chose. C’est aussi bien comme ça qu’il soit mort à ce moment-là. »

La brutalité tranquille de cette remarque le fit sursauter. Mais Frank avait vu en d’autres occasions à quel point les gens très âgés peuvent se montrer impitoyables.

« Aussi bien ? Pourquoi tu dis ça ? »

Cindy désigna d’une main crochue comme une serre le site du carnage. « II n’aurait pas pu se supporter après avoir vu ça, Frank.

Le ranch de son grand-père est en ruines. La moitié de la famille est morte. Et avec ça les Entités continuent de dominer le monde comme si de rien n’était. C’était un homme très fier, ton père. Comme tous les Carmichael. » Sa main pivota, vint reposer sur l’avant-bras de Frank et le serra étroitement. Ses yeux brillaient comme ceux d’une sorcière. « C’était déjà un coup dur pour lui quand Tony a été tué. Mais Anson serait mort mille fois par jour s’il avait survécu à. ça. En sachant que son deuxième plan grandiose pour libérer le monde des Entités avait été un échec encore plus massif que le premier… avec la destruction du ranch en prime ! Il est bien mieux là où il est. Bien mieux, »

Bien mieux ? Etait-ce possible ? Frank avait besoin de réfléchir à la question.

Il dégagea son bras, s’éloigna de quelques pas, puis se dirigea vers l’amas de granit et de dalles noircies qu’était la maison encore fumante, enfonçant la pointe de sa botte dans les monceaux de bois calciné dispersés sur le chemin.

L’odeur acre de brûlé lui piqua les narines. Les paroles impitoyables de Cindy lui résonnaient encore aux oreilles, lugubre litanie qui n’en finissait pas.

Anson serait mort mille fois par jour… mille fois… mille fois… Son plan grandiose mis en échec… En échec… En échec…

Échec… échec, échec… échec…

Au bout de quelques instants, il lui sembla qu’il pouvait presque être d’accord avec Cindy. Anson n’aurait jamais pu supporter l’énormité d’un fiasco aussi complet. Ça l’aurait détruit. Non que cela rende sa mort plus facile à accepter. Ou le reste. C’était dur à encaisser de bout en bout. Ça privait de sens tout ce à quoi Frank croyait depuis toujours. Ils avaient frappé un grand coup pour rien, point final. La partie était terminée et ils avaient perdu. Pas vrai ? Et maintenant ?

Maintenant, le calme plat, sans doute. Plus de projets grandioses. Plus de plans sublimes pour secouer le joug des Entités et les éliminer une fois pour toutes en une opération unique et spectaculaire. Ils devraient renoncer à de tels projets.

Sombre perspective, quand on y réfléchissait. Cela faisait maintenant plusieurs générations que toute la famille canalisait ses énergies dans un rêve de libération. Toute la vie de Frank avait été dirigée vers ce but dès qu’il avait été en âge de comprendre que la Terre avait connu la liberté avant d’être réduite en esclavage par des êtres venus des étoiles, qu’il était un Carmichael et que le trait distinctif des Carmichael était un furieux désir de débarrasser le monde de ses maîtres extraterrestres. Et voilà qu’il lui faudrait tourner le dos à tout ça. C’était triste. Mais, se demanda-t-il, debout devant les décombres de ce qui avait été le ranch, quelle autre attitude était possible une fois que le malheur avait frappé ? Quel intérêt y avait-il à continuer de faire comme si on pouvait encore trouver un moyen de chasser les Entités ?

Son plan grandiose mis en échec…

Échec… échec… échec…

Mille fois par jour… Mille morts par jour… Anson serait mort mille fois par jour.

« À quoi tu penses ? » demanda Cindy.

II réussit à se fendre d’un pâle sourire. « Tu veux vraiment savoir ? »

Elle ne prit même pas la peine de répondre. Elle réitéra sa question de son seul regard impitoyable. Inutile de se dérober une fois de plus. « Je pense que tout est fini maintenant que la mission a échoué. Qu’on a fini de fantasmer sur les grandioses projets de libération, il me semble. Que nous serons obligés de nous résigner, d’accepter le fait que les Entités vont posséder le monde jusqu’à la fin des temps.

— Oh, non, dit-elle, le surprenant pour la deuxième fois en deux minutes. Erreur, Frank. Ne t’avise pas de penser une chose pareille.

— Et pourquoi donc ?

— Ton père n’est pas encore enterré, mais il se retournerait dans sa tombe s’il l’était. Et Ron, Anse et le Colonel dans les leurs. Tu sais ce que tu viens de dire ? “Nous serons obligés de nous résigner”. »

L’âpreté du sarcasme et sa véhémence prirent Frank au dépourvu. Le rouge lui monta aux joues. Il s’efforça de clarifier le débat. « Je ne veux pas passer pour un lâcheur, Cindy. Mais qu’est-ce qu’on peut faire au juste ? Tu viens de dire toi-même que le plan de mon père avait échoué. Ça signifie qu’on ne le reprendra pas, non ? Est-ce bien réaliste de persister à croire qu’on pourra battre les Entités d’une matière ou d’une autre ? Ça ne l’a peut-être jamais été, d’ailleurs.

— Ecoute-moi bien. » Elle le transperça d’un regard imparable auquel nul n’aurait pu se soustraire. « Tu as raison de dire que nous venons de prouver que nous ne pouvons pas les battre. Mais tu te trompes complètement quand tu dis que nous devons abandonner tout espoir d’être libres sous prétexte que nous ne pouvons pas les battre.

— Je ne comp… »

Elle continua sur sa lancée. « Frank, je sais mieux que quiconque à quel point les Entités nous sont supérieures à tous égards. J’étais au premier rang le jour où Elles ont débarqué. J’ai passé des semaines à bord d’un de leurs vaisseaux spatiaux. J’étais juste devant Elles, pas plus loin que je le suis de toi, et j’ai senti le pouvoir de leur esprit. Elles sont pareilles à des dieux, Frank. Je l’ai compris dès l’instant où Elles sont arrivées. Nous pouvons les faire souffrir – nous venons d’en faire la preuve – mais nous ne pouvons pas les blesser sérieusement et nous ne pouvons surtout pas les renverser.

— Justement. Et par conséquent il me semble qu’il est inutile d’investir la moindre énergie dans le vain espoir de…

— Tu m’écoutes, oui ou non ? J’étais avec le Colonel juste avant qu’il meure. Tu ne l’as jamais connu, n’est-ce pas ?… Non, je ne crois pas. C’était un grand homme, Frank, plein de sagesse. Il comprenait le pouvoir des Entités. Il aimait les comparer à des dieux, lui aussi. C’était le terme qu’il employait, et il avait raison. Mais il disait ensuite qu’il nous fallait quand même continuer de rêver d’un jour où Elles ne seraient plus là. De garder en vie l’idée de la résistance en dépit de tout. Voilà ce qu’il disait. De se rappeler ce que c’était de vivre dans un monde libre.

— Comment pouvons-nous nous souvenir de quelque chose que nous n’avons jamais connu ? Certes, le Colonel s’en souvenait. Tu t’en souviens aussi. Mais les Entités sont là depuis presque cinquante ans. Elles étaient déjà là avant la naissance de mon père. Il y a dans le monde deux bonnes générations qui n’ont jamais… » Nouveau regard noir. Frank en resta sans voix. « Bien sûr que je comprends ça, dit Cindy avec mépris. Il y a dans le vaste monde des millions, des milliards de gens qui ne savent pas ce que c’était de vivre dans un monde où on avait la liberté de choix. Ça ne les gêne pas d’avoir les Entités sur Terre. Peut-être même qu’ils sont contents, pour la plupart. Peut-être que la vie est plus facile pour eux qu’elle ne l’aurait été cinquante ans plus tôt. Ils ne sont pas obligés de penser. Ils n’ont pas à se former à quoi que ce soit. Ils n’ont qu’à faire ce que les ordinateurs des Entités et les contremaîtres quislings leur disent de faire. Mais ici, sur cette montagne, nous sommes sur le territoire des Carmichael, ou ce qu’il en reste. Nous pensons différemment. Et nous pensons ceci : les Entités nous ont réduits à néant mais nous pourrons redevenir quelque chose un jour. D’une façon ou d’une autre. À condition qu’on ne se laisse pas aller à oublier ce que nous étions jadis. Le moment viendra, je ne sais ni quand ni comment, où nous pourrons nous affranchir du joug des Entités et travailler à la reconstruction d’un monde libre. Et il nous faut sauvegarder cette idée jusqu’à ce que ce jour arrive. Tu me suis, Frank ? »

Elle était frêle, chancelante, et elle tremblait. Mais sa voix, grave, âpre et pleine, avait la force d’une barre de fer.

Frank chercha désespérément une réponse logique. Bien sûr qu’il voulait maintenir les traditions de ses ancêtres. Bien sûr qu’il sentait le poids de tous les Carmichael – ceux qu’il connaissait et ceux qu’il n’avait jamais connus – s’exercer sur son âme, le pressant de mener une glorieuse croisade contre les ennemis de l’humanité. Mais il revenait tout juste de pareille croisade et les ruines de sa maison fumaient tout autour de lui. Ce qui comptait à présent, c’était d’ensevelir les morts et de reconstruire le ranch, et non pas de songer à une future et futile croisade.

Il ne pouvait donc rien répliquer. Il ne voulait pas renier son héritage, mais il lui semblait stupide de prononcer un vou solennel l’engageant à tenter encore une fois d’atteindre l’impossible.

L’expression de Cindy se radoucit brusquement. « Très bien. Réfléchis à ce que je viens de te dire. Réfléchis-y. »

Trois coups de klaxon résonnèrent au loin. C’était Cheryl qui revenait, ou Mark, ou Charlie.

« Tu ferais bien d’aller là-haut pour les accueillir. C’est toi qui commandes maintenant, mon petit. Explique-leur ce qui s’est passé ici. Allez, vas-y ! Dépêche-toi. Va voir qui c’est. » Et tandis qu’il commençait à remonter le chemin qui menait à la grille, il entendit derrière lui la voix de la vieille femme, nettement plus affectueuse à présent. « Vas-y doucement pour leur annoncer la nouvelle, Frank. Si possible. »

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