PREMIÈRE PARTIE

1

Des dalles de rocher pelées, d’une blancheur d’os, des amoncellements de pierres, un ciel bleu jusqu’au vertige et, deux cents mètres plus bas, au pied de la falaise, le miroir brisé des vagues, aveuglant, parsemé de flaques de lumière insoutenable, là où la mer, refusant la brûlure du soleil, renvoyait ses rayons avec la puissance concentrée d’une loupe et la violence d’une explosion. La Rolls était arrêtée sur le terre-plein d’une corniche accrochée dans l’espace, incongrue dans ce paysage accablant de mouvement suspendu et de temps liquéfié. Il devait bien faire plus de quarante degrés. Vautré sur les coussins de la voiture, Niki frissonna et diminua l’intensité de l’air conditionné. Machinalement, il reboutonna l’un des pans de sa vareuse gris fer marquée, sur le revers, du chiffre « S.S. ». Le sigle lui avait déjà valu bien des quolibets de la part des autres chauffeurs qui lui reprochaient, en plaisantant, d’arborer ces initiales. Niki s’en moquait. Il savait parfaitement que la plupart le jalousaient, car les gens de maison, comme les chiens, s’évaluent entre eux à l’importance de leur maître. Quant aux passants qui dans les villes se retournaient sur la voiture, ils étaient trop impressionnés par sa splendeur pour manifester quoi que ce fût, sinon une admiration résignée qui renforçait le mépris profond que leur vouait Niki. Au-dehors, la chaleur crépitait, si forte qu’elle en devenait visible, arrivant à donner à ce décor brutal, mangé par la lumière trop vive, des nuances adoucies par des vibrations tremblotantes de beige et de gris. Niki se demanda s’il aurait le temps d’allumer une nouvelle cigarette avant l’arrivée de S.S. Son patron fumait beaucoup, mais il ne tolérait que l’odeur des havanes, estimant que l’arôme des cuirs de la Rolls s’accommodait mal du parfum commun des tabacs blonds. Il ébaucha un geste vers sa poche, le suspendit. Son regard accrocha sa montre : midi juste. À deux reprises, il avait essayé de faire quelques pas au-dehors, mais, très vite, avait dû y renoncer, abasourdi par le poids de la chaleur qui lui avait écrasé les épaules. Il se demanda comment un pays aussi pauvre avait pu donner le jour à un homme aussi riche.

Maintenant, il n’allait plus tarder. Niki scruta le ciel. Il le vit. Un point noir jailli d’on ne sait où, surgi de rien, qui déjà se rapprochait. Niki reboutonna sa vareuse, tapota le nœud de sa cravate, ouvrit la portière et, bondit de son siège. L’appareil se mit à glisser lentement vers le bas, le long d’une verticale imaginaire et parfaite, dans un fracassant bruit de pales qui aspirèrent l’air torride. Il toucha terre à vingt mètres de la voiture. La porte fut déverrouillée, laissant passage à un homme en combinaison, Jeff probablement, qui tendit la main. Apparut alors un petit homme en noir, vêtu comme pour un conseil d’administration : alpaga noir, cravate noire et chemise blanche. Au-dessus des énormes lunettes d’écaille cachant le regard, ses cheveux très drus, couleur de fer rouillé, jetaient des éclats sourds. Niki se demanda si S.S. allait le saluer, lui faire un signe, un geste, quelque chose lui prouvant qu’il ne le considérait pas comme l’un des rouages de la voiture. Mais rien de tel ne se passa. Socrate Satrapoulos, perdu dans ses pensées, s’engouffra dans la Rolls sans même voir Niki. Lorsque le chauffeur, eut réintégré son siège, S.S. laissa tomber seulement : « Au village, là-haut. » Niki, qui n’avait pourtant vu aucune maison, embraya doucement et s’engagea dans les premiers lacets d’une vague piste empierrée. Ça montait dur et la voiture avait le plus grand mal à se maintenir en seconde. Au bout de trois kilomètres, S.S. dit : « Tournez à gauche. » Niki obéit. Maintenant, il voyait. En haut de la montagne, perchées littéralement sur son sommet, des espèces de maisons blanchies à la chaux, se confondant, vues du bas, avec les reliefs de la roche. Où prenaient-ils donc l’eau ? On approchait. S.S. dit : « Stop. » Et ce fut tout. Il était déjà dehors, gravissant la pente qui le séparait des premières masures. Un éboulis le cacha bientôt à Niki.

En s’engageant dans le passage qui s’allongeait entre les murs, Socrate Satrapoulos ne pouvait se défendre d’une sourde inquiétude. C’est sur ce terrain misérable qu’il allait devoir jouer sa partie, alors que ses atouts, si chèrement acquis, restaient au vestiaire et que chacun de ses pas le plongeait dans un malaise indéfinissable ou, plutôt, qu’il aurait très bien pu définir si une force incontrôlable ne s’y était opposée. Il se sentit nu, vulnérable et fragile. Ses chaussures noires, des chaussures à trois cents dollars, s’écorchaient aux petits silex éblouissants du sentier.


Quand il était gosse, il se trouvait un jour dans la banlieue d’Athènes, sur le terrain d’élection — une décharge à ordures — que les autres garçons avaient choisi comme haut lieu de leurs jeux. Tony proposa un concours, destiné à établir, d’une façon irrévocable, lequel d’entre eux urinerait le plus loin.

« Avec élan ? » avait demandé Socrate. « Sans élan », lui répondit-on. Il y eut de longues palabres pour préciser les règles permettant de contrôler la joute. Socrate, à juste titre, estimait que si Tony avait proposé la compétition, c’est qu’il était assez sûr de ses talents pour pouvoir la remporter. Et Socrate ne supportait pas que qui que ce fût pût remporter, en sa présence, quoi que ce soit. Pendant que la discussion s’envenimait, il réfléchissait intensément au moyen de ne pas être battu. Il le trouva : « Je n’ai pas envie de pisser tout de suite, j’ai déjà pissé il y a dix minutes. » On lui objecta qu’il se dérobait. Il riposta que l’idée du concours ne venait pas de lui, mais bel et bien de Tony. « D’ailleurs, ajouta-t-il, je ne demande qu’à participer. Accordez-moi quelques instants, le temps d’aller boire de l’eau à la maison, et je reviens. » Magnanimes, les autres acquiescèrent.

Socrate se précipita sur la place qui jouxtait le terrain vague, la traversa, s’engouffra dans la chambre de sa tante qui cria, de la cour intérieure où elle était en train d’étendre du linge : « Qu’est-ce que c’est ? » Socrate fourragea dans une boîte à couture, fit tomber des écheveaux de fils, des épingles et un métrage de dentelles, et mit la main sur ce qu’il cherchait. « C’est moi ! » répondit-il. Il entendit seulement « Peux-tu me dire… » et le reste de la phrase se perdit, car il s’était enfermé dans les cabinets, si l’on peut appeler ainsi un trou dans une plaque de ciment. Là, il se livra à une besogne mystérieuse, qui lui arracha des tics d’énervement.

Lorsqu’il revint sur l’aire de la décharge, il apprit qu’il avait été convenu que les concurrents se mettraient le dos contre la palissade, et qu’ils urineraient chacun à leur tour. La longueur du jet serait établie rigoureusement à l’aide d’un jeu de ficelles par tous les autres participants faisant office de commissaires. Socrate se déclara d’accord. Et le tournoi commença. En son absence, les autres avaient fabriqué de petits drapeaux formés de bouts de bois et d’un morceau de papier. Bientôt, les pavillons, plantés dans le sol, se déployèrent autour de flaques. Vint le tour de Socrate.

« Tu la caches ou quoi ? » interrogèrent ses amis, étonnés par un excès de pudeur qui ne leur semblait pas de mise dans un enjeu d’une telle importance. Adossé aux vieilles planches, Socrate ne dit mot, se concentrant, supputant ses chances en dépit de la prodigieuse arabesque du jet de Tony. Il donna l’impression de se gonfler littéralement, sous l’effet de deux actions contraires, rétention et évacuation, l’une et l’autre simultanées et violentes. Il resta quelques secondes encore en équilibre, puis se relâcha : Tony était battu. Plus tard, piégé par sa victoire, Socrate ne savait plus comment se débarrasser de ses copains pour s’isoler une minute et enlever ce tortillon de caoutchouc qui lui enserrait la verge et le blessait. Il n’avait jamais raconté cette histoire à personne. Mais pourquoi, en cet instant, lui revenait-elle en mémoire alors que, si souvent, pour ses triomphes, il avait suppléé par la ruse aux forces qui lui manquaient ?

Dans laquelle de ces cabanes à lapins pouvait-elle bien habiter ? À un homme, qu’il pressentit plutôt qu’il ne le vit, derrière la toile de sac protégeant l’entrée de sa maison, il demanda : « Athina ? » L’homme écarta son rideau, contempla S.S. et indiqua le haut du chemin : « La dernière. » D’un geste vague, Satrapoulos remercia.

Quelques mètres encore et tout, peut-être, allait se dénouer. Ou se compliquer, se durcir, il ne savait pas. Nul ne peut choisir son terrain quand la vie propose ses moments clés. Satrapoulos était sans doute l’un des hommes les plus riches du monde, mais dans la masure, ses milliards ne lui serviraient à rien, ni ses dizaines de milliers d’employés, et pas davantage ses flottes de pétroliers, ses mines d’étain ou ses exploitations aurifères, ni ses banques ni ses hommes de loi, ses hommes d’État ou ses hommes de main. Maintenant, il était devant la porte, petit cep noir dans les éclaboussures du soleil, et il ne pouvait pas se décider à entrer, indécis, malheureux, incertain, privé de ses moyens, dépouillé de sa superbe. Comme dans la maison où il avait demandé son chemin, l’ouverture était masquée par une toile de jute déchirée, s’il y avait quelqu’un à l’intérieur, on devait l’observer. Un bruit lui parvint, celui des brindilles de bois qu’on casse. Il hésita une dernière seconde et articula, d’une voix qu’il ne reconnut pas : « Il y a quelqu’un ? »… Pas de réponse. Toujours le craquement des branches rompues.

D’une voix plus haute et mieux assurée, il répéta : « Il y a quelqu’un ? » La voix d’une vieille femme lui répondit : « Qui est là ? » D’un geste, S.S. écarta le rideau. En un instant, son visage s’était métamorphosé. De soucieux, il était devenu affable, d’angoissé, détendu. « On peut entrer ? » demanda-t-il avec un grand sourire. Ses yeux essayaient de percevoir des détails, alors qu’ils ne captaient que de grandes formes sombres, une cheminée peut-être, et une silhouette devant. Il ôta ses lunettes, ce qui rendit à son visage ses dimensions originales : un nez, mais un nez surprenant, ne semblant pas faire corps avec les autres parties de la figure, comme si le visage tout entier avait choisi de s’ordonner autour de lui — ainsi que, dans les villages, les maisons autour de l’église — les muscles peauciers s’y rattachant, le creux des orbites y prenant naissance, le dôme du front s’y appuyant. Bien entendu, le nez de S.S. était célèbre dans le monde entier. Ses relations y voyaient pour corollaire un phallus hors mesure, ce qui n’était pas, à proprement parler, une contrevérité, mais n’était pas tout à fait exact non plus. Simplement, nul ne pouvait s’empêcher, même et surtout à contrecœur, de faire l’association nez-phallus. À quelques intimes, assez familiers pour pouvoir se permettre de lui poser des questions gênantes, mais qui secrètement le ravissaient, Satrapoulos répondait d’un geste plein de confusion, un geste et des battements de tête qui disaient non, alors que son sourire et son expression entière criaient oui. Pour rétablir dans le bas l’équilibre de ce visage fuyant trop vers le haut, deux sillons très marqués encadraient la bouche, large et charnue, aux lèvres volontiers scellées en affaires, gourmandes, enfantines et gloutonnes en amour.

Il voyait maintenant la vieille ; elle s’était arrêtée de casser du bois. Elle dit :

« Qui êtes-vous ? »

Socrate susurra :

« Vous ne me reconnaissez pas ?

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Voyons…

— Je vous ai déjà tout dit.

— À moi ?

— Vous et les autres, vous venez pour la même chose.

— Pas moi. Je suis Socrate.

— Qui ça ?

— Socrate.

— Socrate ?… Socrate qui ?

— Enfin, maman, tu me reconnais… »

Elle resta interdite, dépassée, ne comprenant pas.

« C’est toi, Socrate ?

— Puisque je te le dis. »

La voix de S.S., malgré lui, s’était adoucie. Et il s’en voulait. Pourtant, cette créature usée, semblant faite de même bois noir qu’elle brisait, c’était sa mère. Il lui semblait inconcevable qu’elle ne l’eût pas reconnu du premier coup, que la voix du sang — quel bobard ! — n’eût point joué en sa faveur. Il est vrai qu’en ce jour d’août 1952, il y avait très exactement trente-trois ans qu’il ne l’avait pas revue. On change… Il revoyait la maison minuscule où il avait été élevé, dans le village de Moutalaski, perdu dans l’ancien pays de Cappadoce, en Turquie. Et une autre, plus tard, du côté de Salonique. Il se rappelait aussi l’appartement au pied du Pirée, derrière Nikéa, au bout de la rue Ikonioy, ses deux sœurs, son frère, sa mère qui les laissait seuls dans la journée pour aller travailler comme tricoteuse dans une boutique de lainages, son père, Alexandre, rêvant d’impossibles combinaisons pour devenir armateur, alors qu’il vivotait en employant quelques plongeurs qui allaient pêcher l’éponge. Et un autre village, en Turquie, alors qu’il était presque un bébé, et où des choses atroces avaient dû se passer, qui le tourmentaient parfois sourdement, sans qu’il puisse bien les préciser. En cette seconde, ne lui revenaient pas seulement des images, mais des odeurs, jalonnant l’espace où s’étaient situés les grands axes de sa vie, celle surtout du salon d’un coiffeur, à une autre époque, dans une autre bourgade, du côté de Smyrne, un mélange de violette, de transpiration, de vapeur d’eau et de crème à raser bon marché, au moment où l’homme vous enveloppait le cou des serviettes que sa femme mettait à bouillir une fois par semaine, le lundi, jour de fermeture.

« Ils sont venus, dit la vieille.

— Je sais, maman, c’est pour ça que je suis là.

— Qu’est-ce qu’on me veut ?

— On veut me nuire, à travers toi.

— Je ne peux pas te nuire. Je ne peux pas t’aider. Je ne te connais pas.

— Moi, je peux t’aider.

— Alors, casse du bois. »

S.S. s’empara de quelques branches. Maladroitement, il essaya de les casser. Athina les lui arracha des mains, avec une force insoupçonnable chez une femme de cet âge.

« Laisse ça ! J’ai eu un fils, peut-être, un jour, mais il est mort il y a plus de trente ans. Et si tu étais ce fils, je ne voudrais rien de toi, rien, pas même te voir !

— Maman…

— Maman !… Tu as attendu trente ans pour savoir si j’étais en vie ! Qu’est-ce que tu as fait encore comme bêtises ?

— Qu’est-ce que tu leur as dit ?

— Pourquoi ça t’intéresse ? As-tu réussi à te faire une situation ? (Malgré lui, S.S. ne put s’empêcher d’esquisser l’ombre d’un sourire)… Je le savais, que tu tournerais mal, je te l’avais assez répété !

— Tu me l’avais peut-être trop dit…

— Et ton frère, tu l’as aidé ? Et ton père ? Tu n’es même pas venu aux obsèques ! Et moi, regarde comme je vis !

— J’ai voulu l’aider ! C’est toi qui as refusé… maman. »

Malgré lui le mot lui écorchait la bouche. Un mot qui l’étouffait au point que sa propre épouse, dès qu’elle était devenue mère, ne lui inspirait plus le moindre désir. Même plus question de lui faire l’amour. Impossible. Le cri de la vieille lui vrilla les tympans :

« J’attends rien de toi ! Personne attend rien de toi ! Garde-la ton aide, j’en ai pas besoin. Je me suis débrouillée sans toi, je continuerai !

— Tu leur as parlé ?

— J’ai pas de comptes à te rendre ! Tu as voulu vivre sans tes parents, eh bien, continue !

— Tu peux pas comprendre…

— Ton père le disait, que tu avais des idées de fou ! Il avait raison ! Tu as rendu fou tout le monde autour de toi. »

Socrate serrait les doigts de toutes ses forces sur un morceau de bois qui résistait à sa pression et refusait de rompre. Comme à sept ans, il ne put que balbutier :

« Maman… je t’en prie… »

Et malgré lui, il hurla le reste de sa phrase :

« Tu ne t’es jamais occupée de moi ! Tu préférais mon frère ! »

Maintenant, la vieille pleurait, des sanglots secs, métalliques, insolites dans une gorge aussi usée.

« Va-t’en ! dit-elle… Va-t’en ! Ne reviens plus jamais !

— Écoute…

— Va-t’en ! »

D’un geste, elle montrait la porte. Elle chercha ce qu’elle pourrait dire de définitif…

« Tu es… un démoralisé ! »

D’instinct, elle avait retrouvé son expression favorite : « démoralisé ». Cela ne voulait rien dire en soi, mais dans sa bouche, avec le recul du souvenir, les cinq syllabes se métamorphosaient pour Socrate en mot-cauchemar, celui de la discorde et de toutes ses révoltes.

Quand il avait quitté la maison, il avait seize ans. Pendant quatre années, il s’était enivré de cette liberté toute neuve et avait joui de supplanter son père, en jouant son rôle, en vivant ses rêves, en réussissant là où il avait échoué. Ce qui n’avait pas eu l’air d’épater sa mère, ni de l’émouvoir. Déçu et vaguement mal à l’aise devant l’indifférence du seul public qu’il souhaitait étonner, ne sachant plus très bien pour qui il devait prouver quoi, désireux de ne pas perdre son prestige tout en gardant ses distances, il s’était offert le luxe de leur envoyer de l’argent pendant quelques années. En y repensant, il se rendait compte que c’était beaucoup plus pour leur prouver qu’il en avait et leur faire sentir le poids de sa jeune puissance que par devoir filial.

Et puis ç’avait été le tourbillon, sa première affaire, son premier bateau, son premier milliard, sa première épouse. Que pouvait-elle comprendre à ce triomphe, cette étrangère en noir qui le traitait en petit garçon ? Il ne l’avait pas choisie pour mère, lui. Et qu’y pouvait-il, si au lieu de le baptiser Machiavel, elle l’avait prénommé Socrate ? À son niveau, comment pouvait-elle concevoir, même pas concevoir mais imaginer, son exceptionnelle ascension ? Dès le début de sa réussite, frêle encore, mais qui ne demandait qu’à s’épanouir, il avait considéré sa famille comme un poids, un morceau de fonte qui le tirait par le bas les jours de doute, quand il se demandait si, tel Icare, il n’était pas monté trop haut. Et voilà qu’aujourd’hui, à la suite d’un mauvais tour, son sort était lié à l’humeur de cette vieille paysanne dont il avait tant voulu rayer, férocement, le souvenir de sa vie. Pourquoi, comme tant d’autres, n’était-il pas né orphelin ?

Qu’avait-elle dit à ces types ? Et si elle leur avait parlé, combien de temps faudrait-il à Kallenberg pour exploiter ses propos ?

« Va-t’en !

— Une dernière fois…

— File, ou alors… »

Incroyable : Athina avait saisi un bâton et l’en menaçait !

« Ne reviens jamais plus ! Et si je meurs avant toi, je t’interdis de suivre mon convoi funèbre ! Je te maudis ! »

S.S. était devenu blême, ne sachant pas très bien si le goût métallique qu’il avait dans la bouche provenait des mille injures qui se pressaient et tournoyaient sans qu’il pût les articuler. Cela l’aurait tant soulagé, de les lui jeter à la face, mais rien ne sortit. Il tourna les talons et franchit le seuil de la porte. Furieusement, il essayait de broyer le morceau de bois entre ses mains. Il allait lui falloir attendre des heures encore, la soirée de Londres, chez Kallenberg, pour savoir à quoi s’en tenir.


On pouvait tout dire de Raphaël Dun, sauf qu’il n’était pas beau. Immense, svelte, les cheveux légèrement argentés, il avait une façon animale de bouger qui faisait se retourner les femmes sur lui. À trente-deux ans, il avait encore les séductions de l’adolescence, son désarroi feint et ses incertitudes, ses volte-face et sa fantaisie. Parfois, il se demandait combien de temps encore durerait la grâce. Debout et complètement nu, il s’étira devant le miroir immense qui couvrait un panneau entier de sa chambre du Ritz. Il avait toujours été fasciné par les palaces, celui surtout de la place Vendôme, à tel point que pour ne pas en être trop éloigné lorsque ses pertes au jeu ne lui laissaient pas les moyens d’y résider, il avait loué le petit studio d’un quatrième étage de la rue Cambon, juste en face du dais du Bar-Bleu. Les jours fastes, il n’avait qu’à téléphoner à la réception qui lui envoyait un chasseur pour prendre ses valises. Et lui-même, en changeant de trottoir, changeait d’univers.

Sa carte d’identité portait la mention « journaliste ». En fait, il n’était ni reporter ni photographe, bien qu’il eût tâté des deux avec des fortunes diverses. C’est peut-être pour cela qu’on le définissait comme il se définissait lui-même : grand reporter. Statut polyvalent, inodore, vaguement flatteur et passe-partout, dont l’absence de spécialisation l’avait rendu indispensable dans un milieu social hautement polyvalent lui aussi. Un milieu où le flou est de rigueur et dans lequel ne pas avouer ce qu’on sait faire, ou plutôt avouer en riant qu’on ne sait rien faire, signifie qu’on peut faire n’importe quoi.

Raph avait bâti sa vie sur cette ambiguïté. Ses parents étaient quincailliers — il n’y a pas de sot métier, certes, mais il cachait ses origines comme une tare, par délicatesse envers ses amis, qu’une telle ascendance aurait pu choquer. Quand il se demandait lui-même comment il s’y était pris pour sortir de ce guêpier, franchement et en toute humilité, il ne trouvait pas de réponse. La chance, peut-être, et un flair infaillible pour s’accrocher à qui il fallait, quand il le fallait, tout en ne rencontrant plus ceux qui auraient pu le gêner dans ses positions acquises de fraîche date. Sa spontanéité relevait de la mathématique : chaque sourire, chaque clin d’œil ou poignée de main était dosé et soupesé avec la précision d’une balance électronique. Raph divisait le monde en deux catégories : ceux qui pouvaient le servir, et les autres. Systématiquement, il ne fréquentait que les premiers. Comme il n’était affligé d’aucun talent, en dehors de son habileté pour le poker, il s’était taillé une réputation d’arbitre très flatteuse. On disait, à propos d’un film : « Et Dun, qu’est-ce qu’il en pense ? »

Et d’un peintre : « Il faudra que j’emmène Raph voir ses tableaux. »

Son port d’attache était New York, son lieu de villégiature, Acapulco, la ville de son cœur, Rome. Il était né à Paris, rue de la Folie-Regnault, dans le quartier de Charonne.

Un jour, il allait sur ses seize ans et, après avoir péniblement passé son certificat d’études, avait endossé, comme papa, la blouse grise des droguistes, un jour donc, une voiture de luxe s’était écrasée juste devant la boutique. Pendant qu’on appelait Police secours, il était sorti pour voir l’accident de plus près. L’avant de la calandre s’était encastré sous une camionnette de légumes en livraison. Au volant, il y avait une jeune femme superbe qu’il avait reconnue tout de suite, malgré le sang qui tachait son visage : Clara Marlowe, son actrice préférée. Bouleversé, il avait voulu s’approcher davantage, mais s’était fait rudement rabrouer par un agent de la circulation qui protégeait la voiture de la foule en attendant ses collègues. Le car était arrivé, et presque simultanément, une immense ambulance, dans laquelle des infirmiers en blanc, aidés par les agents, avaient chargé le corps. D’après ce qu’on disait autour de lui, Clara Marlowe n’était que blessée, et soûle comme une grive.

Raph ne le savait pas encore à ce moment précis, mais l’accident allait décider de son avenir. Une heure plus tard, deux garçons, jeunes, nonchalants et beaux, poussaient la porte de la boutique. Ils se présentèrent comme reporters à Paris-Soir. À Raph, qui ne s’appelait pas encore Raphaël Dun, mais Paul Gueffier, ils demandèrent des détails sur la collision. « Venez prendre un verre avec nous, vous nous raconterez ça au bistrot. » Son père n’avait rien osé dire. Il avait ôté sa blouse et les avait suivis. On venait juste de déclarer la guerre, la vie n’était pas marrante, la droguerie non plus, son père était sinistre. Quand ils furent attablés, Paul fut ébloui par l’aisance des garçons qui étaient à peine ses aînés. Lui qui n’avait jamais osé pousser la porte de ce bar. Et eux, qui s’y comportaient, sans même y avoir jamais pénétré, il en était certain, comme s’ils l’avaient toujours connu. Quand ils eurent tiré de lui tous les tuyaux qu’ils souhaitaient, ils le remercièrent : « Dis donc, tu as l’œil ! Tu feras un bon journaliste. On te laisse, car on nous attend à Cannes ce soir. » Voilà. Il n’en avait pas fallu davantage pour lui enfiévrer l’esprit et lui faire jeter au visage de ses parents, qui lui reprochaient son air absent lorsqu’il servait les clients, le grand mot de « vocation ».

« Tu as fini de t’admirer ? »

Raph redescendit sur terre. Il l’avait oubliée, celle-là. Sans se retourner, il lui jeta un regard, dans le miroir. Nue elle aussi, à demi allongée sur les draps froissés dans la pose étudiée d’une odalisque. Blonde, vingt-cinq ans, une chaîne d’or autour de la taille, une autre, plus fine, autour de la cheville gauche, des yeux battus, violets, sur lesquels le rimmel avait coulé, un corps cuivré, presque trop parfait pour être parfaitement sensuel. Au pied du lit, gisant dans le mouvement même de leur chute, des vêtements, des chaussures, talons plats et tweed brun, cachemire beige. Elle et lui, ça durait depuis trois jours, sans que l’un d’eux eût vraiment réussi à prendre l’avantage, chacun fou de lui-même.

« Tu devrais t’habiller, mon chou.

— Je m’appelle Ingeborg. Pas mon chou. »

C’était le moment pénible, celui où l’on doit se quitter, sans vraiment bien savoir comment prendre congé. Il avait été flatté qu’elle se jette à sa tête, car le compagnon qu’elle avait quitté pour lui — « mon mari » —, disait-elle — était un personnage en vue de la grande tribu du Tout-Paris, cinq cents pique-assiette se détestant cordialement sans pouvoir se passer les uns des autres. Raph tenta d’esquiver en douceur, en entrant dans son système :

« Ton mari va s’inquiéter… »

Elle ironisa :

« Pourquoi ? Il sait très bien que je suis avec toi !

— Tout de même… Voilà trois jours que tu n’as pas quitté l’hôtel.

— Et tu as trouvé le moyen de t’absenter vingt-quatre heures.

— Le travail…

— Quel travail ?

— En Grèce, je te l’ai dit.

— Tu te figures que je t’ai cru ? »

Raph haussa les épaules. Elles sont toutes les mêmes, songea-t-il. Et celle-là devait être pire que les autres. Mais il devait se contenir, prisonnier du personnage drôle et empressé qu’il jouait, lorsqu’il voulait les emmener dans son lit.

« Montre-moi ton passeport.

— Si tu veux. »

Il alla le chercher dans le soufflet de sa valise. Peut-être aurait-il mieux fait de ne pas la laisser seule dans sa chambre pendant son absence.

« Tiens, regarde. »

Avec un demi-sourire, mais l’œil acéré, elle examina soigneusement les cachets de la douane. Il ne lui mentait donc pas.

« Alors, tu me crois ?

— Elle était jolie ?

— Pourquoi dis-tu « elle » ?

— Je me trompe ?

— Ni oui ni non. »

Il ne put retenir un sourire à l’idée de la vieille femme qu’il aurait dû rencontrer la veille, dans un endroit impossible, un village perdu de sauvages — genre de tourisme pour lequel Dun éprouvait une insurmontable aversion. Fidèle à l’une de ses multiples devises, « la cambrousse aux campagnards », il avait préféré ne pas bouger d’Athènes où de bons copains avaient organisé en son honneur un fantastique strip-poker, pendant qu’un obscur « confrère » local se chargeait à sa place de la besogne, trop heureux d’être promu au rang de collaborateur du grand Dun. Le sans-gloire s’était parfaitement acquitté de son travail, rapportant une information de première grandeur dont il ne pouvait soupçonner le prix. Dun l’avait royalement payé de sa poche : tout le monde était content. Après tout, les frais étaient pratiquement illimités, bien que la note pour la location d’un hélicoptère ait eu de quoi faire dresser les cheveux sur la tête. La fille se méprit sur le sens de son sourire :

« Ça t’amuse ? Tu m’enlèves la nuit à mon mari, tu me cloîtres au Ritz et tu t’en vas en Grèce dès le lendemain pour y rejoindre une femme ! Tu te fous de moi ? »

Cette fois le rire de Raph éclata sans contrainte :

« Ingeborg ! C’est ridicule ! Vous êtes extraordinaires, les femmes ! Dès qu’on vous quitte, c’est pour aller en retrouver une autre !

— Tu viens de le dire toi-même.

— Mais c’était une vieille, pour le travail. Et je ne l’ai même pas vue !

— Tu me plaques six heures après notre rencontre pour aller rejoindre une vieille ? Et je vais avaler ça ? Tu me prends pour qui ? »

Il hésita entre la colère et le fou rire. Son humeur badine prit le dessus. Il la rejoignit sur le lit et l’enlaça :

« Je te jure sur ta tête qu’elle avait plus de quatre-vingts ans.

— Non, jure-le sur la tienne. Une tante à héritage ?

— Si tu veux, oui. Quelque chose comme ça. Mieux que ça.

— C’est toi l’héritier ?

— Hélas ! non. Mais j’aurai peut-être une bonne pincée au moment du pactole.

— Tu le sauras quand ?

— Déjà, ce soir, j’y verrai plus clair.

— Elle va mourir ce soir ?

— Tu es folle ? Qui dit ça ?

— Tu es difficile à suivre, tu sais. Allez, raconte.

— Je ne peux pas t’en dire plus. Non, sérieusement mon chou, c’est secret.

— Me voilà condamnée à vivre avec un homme-mystère. »

Il eut un frisson de panique : « condamnée à vivre » ? Où allait-elle chercher ça ? Dans moins de quatre heures, il serait dans l’avion de Londres. Par courtoisie, Kallenberg avait même proposé de mettre à sa disposition son jet privé. Raph avait eu le bon goût de ne pas accepter. À neuf heures très précises, coulé dans son smoking de chez Cardin — trois essayages sous l’œil du maître en personne — il ferait son entrée, sans elle évidemment, dans le fabuleux hôtel de Kallenberg, en comparaison duquel Buckingham Palace avait l’air d’une vieille et sinistre baraque, clinquante et sans charme. La soirée promettait d’être l’une des plus étonnantes qu’il ait vécues, et pourtant, il était payé depuis des années pour vivre ce genre de soirées. Comment allait-il se débarrasser d’Ingeborg ? Il lui avait tellement juré qu’il allait l’emmener dîner chez Maxim’s. Elle dut flairer sa pensée :

« Comment veux-tu que je m’habille, ce soir ? »

Il biaisa : « Ma foi… » Elle insista : « Long ou court ? » Cette fois, on y était. « Ingeborg… », commença-t-il. Elle riva sur lui ses yeux bleus, presque violets : « Oui ?… » Il se jeta à l’eau :

« On ira dîner demain. Ce soir, ça m’est impossible. Il faut que je parte pour Londres. Dans deux heures.

— Pour Londres ?

— Hé oui ! Pour Londres !

— Une autre vieille dame ?

— Écoute… C’est en rapport avec l’affaire dont je viens de te parler. La soirée chez Kallenberg…

— Emmène-moi. »

L’emmener ? Elle était complètement folle ! Les plus belles femmes du monde seraient là, les plus riches, les plus titrées, et d’emblée, sans avoir rien mérité, elle voulait faire partie de cet aréopage où il avait eu tant de mal à se faire admettre… La plaisanterie avait assez duré, il n’avait pas de comptes à lui rendre :

« Tu vas t’habiller bien gentiment, mon chou… »

Elle se rebiffa avec une sauvagerie dont il ne la croyait pas capable :

« Mon petit Raph, on va voir qui de nous deux est un chou. Si tu m’as trouvée assez bonne pour partager ton lit, je veux l’être aussi pour partager ta soirée. Et ne discute pas, ma décision est prise : j’irai. »

Affolé par son aplomb, il lui jeta avec méchanceté :

« Maintenant, ça suffit. On a été très copains tous les deux, mais je vois que j’ai eu tort d’être gentil. Alors tu vas me faire le plaisir de filer. Et tout de suite !

— C’est ton dernier mot ?

— Je ne te dirai pas le dernier, tu trouverais que je suis mufle.

— Très bien. »

Elle se leva du lit, alla à la coiffeuse et rajusta machinalement quelques-unes de ses mèches. Raph respira : ç’avait été plus facile qu’il ne pensait. Bien sûr, il allait se fâcher avec elle, ce dont il avait horreur, car il adorait conserver ses anciennes maîtresses, les revoir de temps en temps, entre deux voyages. Mais franchement, elle ne l’avait pas aidé ! Il la regarda distraitement faire quelques pas dans la chambre, superbe et nue. Elle se dirigeait vers la porte. Raph se sentit brusquement pétrifié. Incertaine, incrédule, sa voix croassa :

« Où vas-tu ?

— Je file. C’est bien ce que tu m’as demandé ? »

Et sans un mot de plus, elle ouvrit la porte et disparut dans le couloir. Une décharge d’adrénaline submergea Raph et le fit se jeter à sa poursuite. Il entrouvrit la porte et l’aperçut, sur sa gauche, marchant tranquillement dans le couloir du Ritz, avec la même aisance que si elle avait été vêtue de pied en cap : un désastre. Il était connu dans le palace et l’administration fermait volontiers les yeux sur les notes qu’il payait souvent avec des semaines de retard. Il fallait surtout éviter le scandale. Il se lança derrière elle, criant son nom d’une voix étouffée : « Ingeborg… Ingeborg !… » Comme en un rêve, il la voyait s’éloigner, ses petites fessés roulant sur ses longues jambes, au rythme de sa marche tranquille et souveraine. Et soudain, le cauchemar : à l’autre bout du couloir, Marcel, le garçon d’étage, un plateau sur les bras, venait d’apparaître. Quant à Ingeborg, elle allait atteindre le palier de l’ascenseur, et là, plus personne ne pouvait dire ce qui se passerait. Marcel fut magnifique : il ne se retourna même pas sur elle, se contentant de saluer Raph comme si la situation avait été parfaitement normale. Devant l’air égaré de Raph, qui semblait lui demander secours, il laissa tomber d’un air très déférent :

« Avez-vous un problème, monsieur Dun ? Puis-je vous aider ? »

Raph s’aperçut alors que lui-même était en slip. D’une mimique désespérée, il désigna la jeune femme qui, maintenant, avait appuyé sur le bouton d’appel de l’ascenseur. Marcel posa son plateau sur la moquette :

« N’ayez crainte, monsieur. Je m’en occupe. »

Mais c’était déjà trop tard : là-bas, Ingeborg, sans même un regard derrière elle, entrait dans l’ascenseur. Le valet se précipita : « Madame ! Madame ! » La porte coulissa sans bruit. Marcel se précipita dans la cage de l’escalier, lançant à la volée :

« Je vais essayer de la récupérer en bas ! »

Pour lui-même beaucoup plus que pour le garçon qui ne pouvait l’entendre, Raph murmura :

« Il faudrait une couverture !… Une couverture… »

Affolé soudain à l’idée des explications à donner, il se rua dans sa chambre, enfila un pantalon, un chandail à col roulé de soie blanche, une veste légère, saisit l’une de ses valises et fonça dans l’escalier de service pour se réfugier au plus vite dans son havre de la rue Cambon. Il ne fallait à aucun prix que le délire de cette folle lui fasse rater sa nuit chez Kallenberg.


Le petit Spiro cassait des amandes. Il était assis par terre, sur une plaque de lichen que contournaient des armées de fourmis rouges en marche. Sur ses genoux, un petit pot de miel, à sa droite, à même le sol, les amandes, à sa gauche, les noyaux. Quand les amandes seraient en nombre suffisant, il les mélangerait au miel à l’aide d’un bâton. De temps en temps, il devait repousser trois de ses quatre chèvres, venues assister à l’opération, leur envoyant des tapes sur le museau lorsqu’elles s’approchaient trop de son butin. Du coin de l’œil, Spiro guettait un gros lézard vert, écartelé de chaleur sur le blanc de la roche, à trois mètres de lui. Le jeu consistait à ne pas bouger, et pour l’un, et pour l’autre. Au moindre mouvement du garçon, le lézard filerait comme une flèche. Pour arriver assez près de lui et le prendre, il allait falloir se déplacer sur les fesses, sans se déployer, en une reptation insensible. Ce qu’il y a d’agréable avec les lézards, c’est qu’on peut leur empaler dans le corps, sur toute sa longueur, de longs bâtonnets rigides qui leur donnent, lorsqu’ils s’enfuient, une raideur de mille-pattes du plus haut comique. Spiro envisagea aussi, par paresse, de l’atteindre avec une pierre, ce qui aurait l’inconvénient, s’il ne ratait pas sa cible, de le priver du plaisir de l’empalement. Il hésitait sur ce choix épineux lorsqu’une colonne de fourmis, changeant sa trajectoire, se dirigea en rangs serrés vers ses amandes. À cet instant précis, Spiro enregistra simultanément trois choses : la marche des fourmis sur son déjeuner, la fuite du lézard et le bruit d’une voiture. Il était resté plus de trois mois sans en voir une et voilà que, en moins de vingt-quatre heures, c’était la troisième qui brisait le silence de sa montagne, sans parler des hélicoptères — son oncle, qui avait été dans la marine, lui avait donné le nom de ces étranges avions — qui par deux fois, la veille également, avaient atterri sur l’éperon rocheux dominant la falaise, très haut au-dessus de la mer. Dans son émotion, Spiro jeta précipitamment ses amandes dans son pot de miel, le posa au pied de l’olivier et se rua vers un éperon de pierres sèches sur lequel il s’aplatit.

Cent mètres plus bas, il voyait la voiture gravir la pente, en épouser les lacets avec une constance d’insecte affairé. Malheureusement, il ne pouvait pas voir qui était à son bord, alors que le jour précédent, il avait assisté, sans en perdre une miette, à l’arrivée d’inconnus, venus du ciel à deux reprises pour s’engouffrer dans des voitures, partir vers son village, revenir à leur point de départ et s’évanouir dans le ciel. Son oncle, à qui il avait demandé des explications, s’était borné à lui indiquer qu’il s’agissait d’un hélicoptère, se refusant à lui donner les clés de cet atterrissage et insistant même pour que Spiro oubliât ce qu’il avait vu. Maintenant, la voiture disparaissait en haut de la côte, au-delà de laquelle se juchait, nichée au milieu des autres, sa maison à lui. Pensivement, le petit berger abandonna son poste d’observation pour retourner sous son olivier : malédiction ! Les chèvres avaient mangé toutes les amandes, léché le miel et laissé le pot aux fourmis qui grouillaient sur ses parois intérieures. Avec un cri de rage, Spiro fracassa le pot contre la roche, prit un long bâton et se lança à la poursuite de ses chèvres, égaillées sur une pente molle couverte de gentianes, et qui semblaient le narguer.


Lena Satrapoulos regardait Marc à la dérobée. Voilà dix minutes qu’ils ne s’adressaient plus la parole, chacun feignant d’être absorbé par ses pensées et grignotant distraitement ce qui se trouvait dans son assiette — poussin pané pour elle, steack tartare pour lui. Sous la table, Lena, par habitude, avait déchaussé son pied droit, mais celui de Marc n’était pas venu le rejoindre. Par la trouée de la terrasse grande ouverte, on voyait, au-delà de la Seine, l’hôtel de la Monnaie, haché dans sa perspective lointaine et dorée par le flot continu des voitures glissant en premier plan sur le quai du Louvre. Parfois, le jeu des feux rouges rendait quelques secondes les rives du fleuve silencieuses. On entendait alors le pépiement des oiseaux exotiques, en cage dans la boutique jouxtant le restaurant, répondre à celui des moineaux, invisibles dans les platanes dont les feuilles étaient si drues qu’on avait peine à croire qu’elles pourraient tomber un jour.

Lena cherchait désespérément le moyen de rompre ce rideau d’hostilité qui s’était abattu entre eux, là, presque visible, avec pour frontière, la ligne imaginaire passant par le pot de moutarde, se faufilant jusqu’à la base de la bouteille de Château-Lafite pour venir mourir à l’angle supérieur du briquet de Marc. C’était curieux, comme les mêmes choses, placées dans un contexte différent, pouvaient prendre un sens opposé. Autant le silence de son mari lui permettait de ne plus être présente à ses côtés, autant celui de son amant la rendait pleine de lui. Il faut dire que S.S., sous ses dehors de potentat, était un angoissé chronique, se précipitant dans les phrases, comme s’il y cherchait refuge. Il lui arrivait, de peur qu’on lui coupe la parole, de boire précipitamment tout en faisant de grands gestes de sa main libre pour signifier à son auditeur qu’il n’avait pas encore tout dit.

Lena se souvenait parfaitement du jour où elle avait vu Satrapoulos pour la première fois. C’était près de quatre ans après la mort de son père. Elle était une petite fille de treize ans. Le Grec en avait près de quarante. Elle était entrée dans le bureau de sa mère pour y reprendre un de ses cahiers de classe qu’elle avait voulu examiner. De l’un des immenses fauteuils réservés aux visiteurs, elle avait vu dépasser la pointe d’un cigare et deux chaussures noires, incroyablement brillantes. Puis un petit homme noir, aux bizarres cheveux rouille, s’était dressé, et elle avait aperçu un nez, pas ridicule, non, mais qui sortait vraiment de l’ordinaire. Comme la fillette n’était pas portée sur les quadragénaires au grand nez, elle avait fait une brève révérence, saisi le cahier que lui tendait sa mère et regagné sa chambre où l’attendait sa gouvernante anglaise — en Grèce, elles sont traditionnellement britanniques, car l’anglais est la langue, dans laquelle on compte le mieux. Si on avait dit à Lena qu’un jour, elle épouserait le petit homme… Et pourtant…

La suite, elle en avait reconstitué une partie par les confidences que lui avait faites S.S., une autre en confrontant la version du Grec à celle de sa mère. Elle avait deviné le reste. Au moment où elle sortait de la pièce, Satrapoulos était resté debout, immobile, silencieux, hors du temps. Puis, redescendant sur terre, et gêné de sentir le regard de Médée Mikolofides peser sur lui, il avait demandé avec une brutalité trahissant l’excès de son trouble : « Quel âge a votre fille ? — Treize ans », avait-elle répondu « Pourquoi ? » Le Grec avait balbutié : « Elle est… elle est… je la trouve ravissante. » La mère de Lena, qui était au moins aussi fine que son interlocuteur, s’était empressée de changer de sujet. Le lendemain, Satrapoulos acceptait, ce qui n’était pas dans ses habitudes de jeune loup, de signer un contrat qui lui était défavorable. À l’intention de Médée qui pourtant ne lui demandait rien, il avait précisé : « Vous savez, ne vous imaginez pas que j’ignore où sont mes intérêts. » Médée, que la phrase de Satrapoulos venait de priver de la joie de sa victoire, devint brusquement glaciale. « Expliquez-vous ! » avait-elle exigé d’un ton de commandement. Après tout, elle était l’armateur le plus riche du monde et ne tolérait pas qu’un nouveau venu, aussi doué fût-il, lui parlât avec cette ambiguïté insolente : le solliciteur, c’était l’autre, pas elle. Curieusement, Satrapoulos, sans transition, était devenu humble, sans défense, presque enfantin. Il avait expliqué en bredouillant qu’il avait eu le coup de foudre pour la petite Helena ce qui avait eu le don de choquer Médée. « Vous ne semblez pas vous rendre compte qu’elle a treize ans et que vous… vous…

— Je sais, s’était exclamé le Grec, moi j’en ai trente-huit. Mais dans quatre ans, elle en aura dix-sept, et moi quarante-deux seulement, ce qui n’est pas si terrible comme différence. Je vous demande une seule chose, permettez-moi de l’attendre. » La veuve de Mikolofides se rendait bien compte qu’il était sincère. Très doucement, elle essaya de lui faire comprendre que cette union, dans l’état actuel des choses, était impossible, qu’elle ne dépendait même pas d’elle et qu’Helena, devenue jeune fille, aurait son mot à dire, ses choix à assumer. Mais Satrapoulos resta inébranlable, à tel point que Médée touchée alla même jusqu’à lui dire : « Écoutez, je vais vous parler franchement. J’ai trois filles, et les deux autres sont aussi jolies que Lena. Si vous avez l’idée d’entrer un jour dans la famille, pourquoi ne choisissez-vous pas l’une de ses sœurs ? Pas Melina, non, elle n’a que quinze ans, mais Irène qui en a dix-neuf ? » Le Grec secoua doucement la tête. « Madame Mikolofides, j’attendrai tout le temps qu’il faudra, mais j’attendrai, pour qu’un jour Helena puisse devenir ma femme. »

Il attendit quatre ans. Et ce fut le mariage. Lena était presque d’une beauté surnaturelle, mais elle était la dernière à sembler s’en apercevoir. Un mince visage fin, une peau transparente, des yeux immenses embusqués derrière une lourde frange de cheveux blond cendré, un petit nez fin et rectiligne, elle était l’incarnation de cette perfection esthétique, gravée cinq siècles avant Jésus-Christ par des génies anonymes sur la terre cuite des poteries. Pendant un an, le Grec, conscient d’avoir réussi à s’offrir le plus beau jouet de sa vie, fut le mari le plus fou qu’on puisse rêver, imprévisible, à la fois père et amant.

Puis sa nature reprit le dessus. Entre Lena et lui, il y eut désormais un téléphone, posé devant eux sur la table, pendant le petit déjeuner, au chevet du lit, en vacances. Et les voyages en coup de vent, qui l’emmenaient aux quatre coins du monde, pour deux jours ou une semaine, c’était selon, au gré des affaires, sans cesse plus exigeantes, plus énormes, plus cannibales. Lena, qui avait fini par s’habituer à ces excès de tendresse, se sentit soudain nue, froide, délaissée. Elle n’avait pas eu le temps de faire la transition entre l’affection de son père et la sensualité de Socrate. Elle était passée, sans heurts, sans rupture, des bras de ce père dans le lit de son mari, considérant ce dernier comme un père en second qui lui aurait fait l’amour. Et elle se retrouvait orpheline, malgré une grossesse survenue deux ans après son mariage, alors qu’elle ne voyait déjà plus Socrate qu’entre une étude de marché à Cuba ou la réunion de ses directeurs sur une côte d’Arabie Saoudite. À sa grande stupéfaction, elle avait donné le jour à des jumeaux, Achille et Maria, ce qui lui avait valu la désagréable impression de se sentir non seulement orpheline, mais fille mère. Elle s’était refermée sur elle-même, vaguement intéressée par ces deux petites choses vagissantes, retrouvant machinalement les gestes de son enfance, s’enfermant des heures entières dans sa chambre pour y écouter des disques, aussi isolée par sa fortune, le nom de sa mère et la célébrité croissante de son mari, que si elle s’était trouvée sur une île déserté.

Comme lorsqu’elle était jeune fille, elle rêvait d’un prince charmant, à l’époque où ses sœurs, en riant, lui parlaient de son « fiancé » en se touchant le nez d’un geste significatif qui les faisait toujours éclater de rire. Ce n’était qu’un jeu, son union n’était qu’un jeu et, ses enfants, une mauvaise farce. Elle avait rencontré Marc au cours d’une croisière, juste après que sa sœur Irène eut épousé Kallenberg, ce qui avait enchanté Médée Mikolofides craignant de voir son aînée rester vieille fille. Pour Lena, Marc Saurel n’était pas un inconnu. À plusieurs reprises, elle avait rêvé sur son visage dans la pénombre du salon où sa mère faisait de temps en temps projeter les derniers films américains. Marc, qui était long, mince, musclé et fuselé, avait mieux fait sentir à Lena, par contraste, à quel point Socrate était court, lourd, trapu.

Malheureusement, Belle veillait. À lui seul, ce diminutif d’Isabelle était grotesque, car Belle, loin d’être belle, accusait facilement dix ans de plus que son mari — Lena était certaine qu’elle les avait — bien qu’elle affirmât, avec des mines sucrées de petite fille, en avoir trente-cinq comme lui. Passionnée de bridge, elle avait la particularité de jouer pour ainsi dire d’un œil, l’autre restant posé sur Marc en permanence. Quand elle parlait d’elle-même, elle ne disait jamais « je », mais « nous », pour mieux marquer ses droits de propriétaire exclusive, lançant par exemple : « Nous sommes rentrés parce que nous avions la migraine », « Nous détestons Modigliani mais nous adorons Cranach ». Comme si ce « nous » n’était pas suffisant, et afin que nul n’en ignore, elle truffait ses propos à tout bout de champ, pour un oui, pour un non, du mot « mari », précédé du possessif « mon » : « Mon mari a tenu à m’accompagner dans la salle de bain », ou : « Mon mari est resté à mon chevet pour me faire la lecture », ou encore : « Mon mari et moi, lorsque nous avons des aigreurs d’estomac », ou alors : « Mon mari est un enfant. Dès qu’il tourne, où qu’il soit, mon mari me téléphone plusieurs fois par jour, si par extraordinaire je n’ai pu le suivre. » — En appuyant lourdement sur « extraordinaire ».

Lena plaignait Marc sincèrement. Elle le sentait perdu, captif entre les mains de cette ogresse qui utilisait contre lui, pour mieux l’engluer, toutes ses séductions : son horreur des détails matériels justifiait la gouvernante — elle l’était —, son horreur des chiffres, des plans et des calculs, l’administrateur — elle faisait les comptes du ménage —, sa phobie de la précision et des rendez-vous, la secrétaire — elle minutait toutes ses entrevues —, son indifférence avouée pour le déroulement de sa carrière, l’imprésario — elle signait ses contrats. Il y avait pire : dans sa certitude de ne jamais être détrônée, elle se payait même le luxe de désigner à Marc, avec des commentaires appropriés, les femmes qui lui semblaient séduisantes. Et l’autre adorable idiot qui marchait dans son système, ne comprenant pas que cette sollicitude maternelle, ces soins constants, le châtraient beaucoup plus sûrement que ne l’eût fait un coup de rasoir !

Sans bien analyser cette impulsion, Lena éprouvait parfois un tel besoin physique de toucher Marc qu’il lui arrivait, lorsqu’elle se trouvait près de lui, de ponctuer les discours qu’elle lui adressait de petites tapes sur sa main à lui, ou sur sa cuisse ; gestes inoffensifs en apparence, mais très révélateurs pour un œil exercé — celui de Belle, entre autres — et qui lui faisaient passer dans tout le corps une espèce de délicieux frisson électrique. Belle n’était pas dupe, habituée à déceler chez les admiratrices de son mari, avant même qu’elles en aient eu conscience, la moindre convoitise. Dès le début de la croisière, elle avait flairé le vent, sans pouvoir se décider toutefois à considérer cette petite-bourgeoise non révélée, mais ravissante, comme une rivale de poids : elle trouvait Lena trop insignifiante, trop bête. Bien sûr, c’était agaçant de devoir rester toute la journée en pantalon et tunique — la cellulite — alors que cette petite dinde paradait sur le pont dans un minuscule deux-pièces, sachant très bien que son corps était sans défaut. Quant à Satrapoulos, fat comme tous les maris, il ne voyait rien, trop sûr des hiérarchies établies pour remettre en question les choses acquises, femme comprise.

Le premier matin, Lena sortait de sa cabine lorsque Marc avait jailli sur le yacht, d’un seul rétablissement, sortant de l’eau comme une apparition, ruisselant, bronzé, magnifique. Lena n’oublierait jamais le sourire étincelant qu’il lui avait adressé — en dehors du regard de Belle, accaparée par un raseur de marque, béni soit-il ! qu’elle avait plumé la veille au gin-rummy. Mieux qu’une promesse, ce sourire était une certitude. Il signifiait qu’un jour, elle et lui…

Lena, élevée d’une façon très stricte et quasi orientale, n’avait jamais connu l’étreinte d’un autre homme que son mari. En revanche, avant et après le mariage, elle en avait imaginé mille, dont les fantasmes, lorsqu’elle était seule dans sa chambre et qu’elle se caressait, la compensaient de ce que la réalité lui refusait. Il avait fallu une circonstance exceptionnelle, le cinquième jour de la traversée, au large des îles grecques, pour que la chose arrivât.

Belle, qui jouait une grosse somme contre un homme d’État, était sur le pont arrière, absorbée mais tranquille, car un instant plus tôt, elle avait vu Marc, seul dans la mer, nager autour d’une épave formée de quelques planches recouvertes d’une mousse verdâtre. En déplaçant sa tête d’une trentaine de degrés, elle pouvait l’apercevoir, passant et repassant sous le radeau d’un mouvement coulé et souple. Au même moment, Lena, se laissant glisser à l’eau côté tribord, contournait le yacht à la nage. Arrivée à la hauteur de la poupe, elle fit un grand geste de la main en direction de Marc, qui, lui rendant son salut, l’invita à le rejoindre par une mimique silencieuse. Satrapoulos était dans son bureau, son téléphone à l’oreille, ses dossiers contre son cœur. Lena se dirigea vers Marc d’une brasse nonchalante, parut changer d’avis, fit demi-tour, longea la coque jusqu’à la proue et attendit dans son ombre, se maintenant sur le dos par une paresseuse ondulation des hanches. De son côté, Marc faisait dériver son radeau, afin de ne plus se trouver dans l’angle de vision de Belle. La scène avait été parfaitement silencieuse. La suite aussi. Quand Marc, toujours poussant son radeau, arriva assez près de Lena pour la toucher, elle plongea, d’un coup de bascule vif, les jambes jointes et raides, formant un angle droit parfait avec la surface de l’eau, sans un remous. Six mètres plus bas, elle se retourna sur le dos et vit, très haut au-dessus d’elle, dans un chatoiement de violet et d’indigo, le corps de Marc, minuscule et délié, d’un rouge orangé très violent, bien que translucide. Autour du soleil de ce corps, rendu plus mystérieux encore par la réfraction, une réverbération de lumière blanche, mille fois brisée par le rythme lent de la houle et de l’écume. D’un coup de talon, Lena remonta de ses profondeurs vers cette féerie lumineuse, oubliant au cours de son ascension qui elle était, comment elle s’appelait, où elle se trouvait, le jour, l’année, et son mari au-dessus de sa tête, petit personnage écrasé dans les entrailles de son propre bateau, peuplé de marins sournois, d’invités ennuyeux et d’épouses légitimes. Plus rien ni personne n’existait, sauf ce corps couleur de feu vers lequel la propulsait l’ample battement de ses jambes.

Elle fit surface et s’accrocha au radeau. Les jambes de Marc frôlèrent les siennes. Ils étaient maintenant sous le pont avant du Pégase, dans une ombre bleutée, libérés de toute pesanteur, flottant mollement dans l’eau presque tiède, le cœur battant au rythme même de la mer et de la houle. Onze heures du matin… Sans que Lena eût songé à réfléchir, ou à protester, ou à s’expliquer, sans que Marc se fût départi de son sourire un peu trouble, elle sentit sa main se poser sur ses épaules, glisser le long de son dos, passer sur la surface plus rêche de son slip de bain, en écarter l’élastique. Tout de suite, ses doigts furent en elle. Suffoquée, elle saisit l’épave à pleins bras, comme pour mieux y prendre appui. Elle sentit le sexe de Marc, qui avait calé son ventre contre son dos, remonter le long de ses cuisses, très haut. Éclata alors un prodigieux feu d’artifice dont elle n’aurait jamais osé soupçonner qu’il pût être aussi inouï. Une minute à peine, mais si intense, si totale, hors du temps et hors de tout, qu’elle concentrait dans sa violence la dilatation explosive de toutes les parcelles de temps déjà vécues, de toutes les années de vie à vivre. Maintenant, elle en était sûre, Dieu existait et, pour elle, il aurait toujours le visage de Marc. Désormais, elle pouvait mourir sans regret : elle savait tout, elle avait tout vécu, elle connaissait toutes les vérités. Anéantie, épave elle-même, Lena, accrochée à ses planches comme une algue informe et molle, entendit dans un brouillard Marc lui chuchoter à l’oreille : « Je vous ferai signe. » D’un coup de reins, il avait plongé pour disparaître sous la quille du Vagabond.

Il était sur le pont depuis longtemps, se frottant le corps avec une serviette sous l’œil approbateur de Belle que Lena, toujours entre ciel et terre, entre la vie et la mort, n’avait fait encore aucun mouvement, la joue toujours collée contre le bois spongieux, le corps ondulant et bercé par le clapotis de l’eau salée. Quand elle reprit conscience, elle se hissa péniblement par l’échelle de coupée, comme une noyée et, en titubant, alla s’effondrer sur son lit, après avoir fermé la porte de sa chambre à clé, de peur que cette trop grande joie ne lui échappe.

Plus tard, il y avait eu d’autres éblouissements de ce genre — que Marc faisait naître avec une révoltante facilité — mais jamais aussi violents, purs et inattendus qu’en ce premier jour. On aurait dit qu’il se montrait avare, aussi bien de sa personne que de ses rendez-vous, ce qui décuplait le plaisir de Lena lorsqu’elle avait enfin droit à l’une de ces rencontres qu’il semblait se faire une joie de remettre à plus tard, toujours plus tard.

Hier soir encore, ayant pris pour prétexte la soirée de Kallenberg, elle avait débarqué à Paris, toute au bonheur de lui faire la surprise de sa venue, se promettant mille félicités de la nuit qu’elle allait passer avec lui : rien n’avait marché. Marc avait été introuvable. Par deux fois, elle s’était même enhardie à téléphoner à sa résidence de Saint-Cloud, où elle avait eu la malchance de tomber sur Belle. Elle avait raccroché aussitôt, et sa nuit au Plazza avait été épouvantable, malgré les gerbes de roses miraculeusement arrivées dans sa suite, alors que nul n’était censé soupçonner son passage. À l’aube, après avoir vainement appelé plusieurs boîtes de nuit où il aurait pu se trouver, elle avait avalé trois comprimés de somnifère et s’était engloutie dans un méchant sommeil dont elle était sortie trois heures plus tard, éreintée, la mine chiffonnée. À midi seulement, elle avait pu le joindre, dans un studio où il synchronisait un film tourné l’année précédente aux États-Unis. Apparemment, il n’avait pas eu l’air enchanté de l’entendre, encore moins de la savoir à Paris. Presque à contrecœur, il avait accepté de déjeuner avec elle, précisant que son temps était limité, son travail reprenant à trois heures. Lena avait masqué sa déception sous un ton badin — n’importe quoi plutôt que ne pas le voir — mais le repas avait commencé en catastrophe. Marc semblait agacé, distant, froid, malgré les efforts qu’elle faisait pour le séduire. Peut-être était-il furieux des deux coups de téléphone anonymes que Belle lui avait sans doute reprochés ? Lena se décida à prendre un risque. Elle rompit le silence :

« Tu es fâché ? »

De la pointe de son couteau, il faisait des ronds sur la nappe, ne semblant pas vouloir répondre. Finalement, sans lever les yeux — ce qui allongeait encore l’ombre de ses sourcils — il laissa tomber, d’une voix sourde :

« Non.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Rien.

— Tu n’es pas content de me voir ?

— Mais si… mais si !…

— Alors ? »

Il leva les yeux sur elle, agressif :

« Alors, quoi ?

— Je ne sais pas, moi… Je viens à Paris exprès pour toi, je passe une partie de la nuit à te chercher, et quand je te trouve, tu me fais la gueule. Tu as quelque chose à me reprocher ?

— Quand tu viens, j’aimerais que tu préviennes.

— J’ai pu me libérer à la dernière minute. Je n’étais même pas sûre de pouvoir y arriver. J’espérais te faire une surprise.

— Tu as réussi. Et tu pourrais éviter de me chercher la nuit, comme tu dis.

— Ah ! c’est ça ?

— Oui, c’est ça ! Je travaille, moi, j’ai besoin de me concentrer sur ce que je vais faire, j’ai besoin de me reposer.

— Elle t’a fait des remarques ?

— Mais non. Tu penses ! On lui raccroche deux fois au nez ; et elle va laisser passer ça !

— Tu as peur d’elle, hein ?

— Je m’en fous, d’elle ! J’essaie simplement de ne lui donner aucun prétexte pour me casser les pieds ! Et toi, tu les lui apportes sur un plateau !

— Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? Il fallait bien que je te joigne ?

— Pour quoi faire ? Comment veux-tu que je m’organise, si tu ne me tiens pas au courant de tes caprices ? »

Lena espérait pouvoir conserver son calme. Finalement, les choses ne se passent jamais comme on l’imagine. Le soin qu’elle avait apporté à sa toilette, à son maquillage, le choix de son parfum, celui dont elle n’était pas folle mais qu’elle avait utilisé parce qu’il l’adorait, tous ces petits détails qui l’avaient occupée pendant des heures étaient maintenant balayés. Tant pis : elle n’avait qu’une idée en tête, se faire faire l’amour, tenir Marc dans ses bras, l’avoir à elle, tout cet après-midi. Le chauffeur de son appartement parisien ne viendrait la prendre au Plazza qu’à six heures pour la conduire à l’aéroport. Il était 2 h 10, cela lui laissait trois heures entières avant son départ pour Londres. Il fallait qu’elle les passe à tout prix avec lui, en tête-à-tête. Elle rusa, se fit humble :

« Marc, c’est vrai, j’ai eu tort. Tort de ne pas te prévenir, tort d’avoir appelé chez toi. Ne m’en veux pas, j’avais tellement envie de te voir.

— Ça va, ça va…

— J’étais persuadée que Belle serait restée à Eden Roc.

— Tu vois. Elle est venue. »

Devant cette hostilité, Lena fit un dernier effort :

« Excuse-moi, Marc, je ne recommencerai pas. Vois-tu, ce qui compte, c’est que nous soyons là, tous les deux, avec un après-midi entier devant nous, pour nous parler… »

Il la regarda, presque étonné :

« Comment ça ? Il faut que je retourne au studio, moi.

— Voyons, Marc, ils pourront bien t’attendre. Tu n’as qu’à y aller demain.

— Enfin Lena… Tu n’y penses pas ? On dirait que tu ne sais pas ce qu’est le cinéma. Je ne suis pas seul. Il s’agit d’une équipe. Si l’un de nous prend des vacances, les autres sont bloqués.

— Téléphone-leur…

— Tu plaisantes ?

— Dis que tu es fatigué… »

Il lui parla avec la douceur que prennent certains médecins avec leurs grands malades :

« Écoute-moi, Lena… Non, ne dis rien, écoute… Parfois, j’ai l’impression que tu as douze ans, que je dois tout t’expliquer, me donner un mal fou pour qu’en définitive tu n’y comprennes rien. Je n’ai pas épousé Satrapoulos, moi. Je ne suis pas milliardaire, moi, mais simplement riche. Et mon argent, je le gagne ! Est-ce que tu comprends ça ?

— Non. Je ne comprends pas.

— Ma chérie, je t’adore. Mais comment as-tu pu penser un instant que je sois un objet à ta disposition ?

— Et pour elle, tu n’es pas un objet ? »

Elle avait presque crié sa phrase, penchée vers lui, tendue vers son visage. Un garçon, qui se tenait devant la table, une carte à la main, préféra s’esquiver : étant donné la tournure des événements, le fromage pourrait attendre. Cette fois, ce fut Marc qui fit un effort pour se dominer.

« Sois gentille, Helena — il l’appelait Helena les jours de drame — rentre à ton hôtel, fais-toi belle, amuse-toi bien chez ton beau-frère, et quand tu seras revenue de Londres, téléphone-moi. Je t’assure, on y verra beaucoup plus clair dans deux jours. »

Lena sentit que la partie était perdue. La rage l’envahit devant ce désir de lui qu’elle ne pourrait pas assouvir. Elle se révolta :

« Dans deux jours ? Ajoutés à tous les autres que je passe à t’attendre, à poireauter pour un signe de toi et accourir au premier appel, ça en fait combien, de jours ? Tu crois que ça va pouvoir durer, dis, tu le crois ? »

Il regarda sa montre et laissa tomber froidement :

« Je crains d’avoir à partir tout de suite. On m’attend.

— On t’attend toujours, hein ? Tout le monde t’attend ! »

Le visage de Marc, sa silhouette étaient connus de la terre entière, mais encore plus à Paris : qu’un loufiat téléphone à un journaliste, que la moindre photo paraisse, que le moindre article soit imprimé sur cette scène ridicule, et il était foutu. Belle le terrifiait, lui menait la vie dure, le menaçait d’un ton sarcastique de le laisser tomber. Déchaînée maintenant, Lena hurlait de plus belle :

« Eh bien, rentre chez toi ! Va la retrouver, ta maman ! Puisque tu ès marié avec elle ! »

La phrase toucha si bien sa cible que Marc commit l’imprudence d’y répondre :

« Va plutôt retrouver ton papa ! »

Lena devint livide, se leva d’un bond, s’accrocha à la nappe sur laquelle se répandit le bordeaux, et, jaillissant sur le trottoir bondé de touristes, fila droit sur le quai. Cent mètres plus loin, le feu venait de passer au vert. Il y eut des hurlements de pneus. Marc serra les poings, se dressa à son tour, priant le Ciel pour que Lena n’ait pas roulé sous la marée métallique des voitures libérées. D’instinct, Lena, frôlée par un camion, était revenue sur le trottoir, saine et sauve, dans un fracassant concert d’avertisseurs et d’injures. Marc fut horrifié par son expression égarée. Il se précipita vers elle, elle le vit et cria : « Ne m’approche pas ! » Hagarde, elle chercha des yeux un refuge possible, pour lui échapper. Marc était sur elle, la saisissait, tentant de la maintenir de force dans ses bras, psalmodiant des « je t’en prie, je t’en prie » à n’en plus finir, auxquels elle répondait par des « laisse-moi » farouches, essayant de toutes ses forces de se dégager.

Ils étaient maintenant coincés entre des cages d’animaux. D’une violente secousse, Lena fit lâcher prise à Marc et se rua à l’intérieur de la boutique, emplie d’aboiements, de sifflements, de jappements, de grognements, sous l’œil inquiet du patron et de son aide. Lena arracha du mur une longue canne en bois munie d’un crochet, probablement pour fermer la devanture, et se mit à la faire tournoyer. Dans son mouvement pour la lui enlever, Marc provoqua un moulinet qui vint fracasser un énorme aquarium bourré de poissons exotiques. Une trombe d’eau se répandit sur le sol, glissant en flaque vers le trottoir, charriant des éclats de verre, des barbus de Sumatra, rouges, noirs et jaunes, des combattants de Chine, diaprés, arrosant les chevilles des cinq ou six clients se trouvant à l’intérieur, médusés, figés par le spectacle de cette violence soudaine. Et Lena, emportée par une colère qui la dépassait, osant enfin aller jusqu’au bout de ses actes, frappant à coups redoublés sur tout ce qui se trouvait à sa portée. Marc réussit à lui arracher son bâton. Alors, elle se précipita sur les cages d’animaux, les ouvrit, piétinant sans les voir les scalaires de l’Amazone, que le propriétaire et son aide tentaient de saisir, à quatre pattes, et qui leur glissaient entre les doigts. Déjà, une myriade de bengalis voletaient en aveugles dans la boutique, se heurtant aux perruches avec des piaillements fous, alors que des perroquets gris, lourdement, allaient se poser près du trottoir, sur les cages de la devanture.

Prestement, Lena faisait sauter les verrous des autres prisons avec de grands gestes de la main pour en faire sortir plus vite les occupants. Des chiots partirent en gambadant, suivis de deux renards gris, d’une multitude de petits singes de Malaisie et de saïmiris qui disparurent, en deux bonds, dans les platanes, pendant que les couleuvres s’insinuaient dans les angles du magasin rempli d’eau, dans un grand tournoiement neigeux de colombes dont certaines prirent leur élan en direction du fleuve, survolant une troupe de hamsters, couinant de peur avant de passer sous les voitures qui les écrasaient, luttant de vitesse pour traverser la route avec des lapins, des rats, des volailles, zigzaguant dans tous les sens, se faisant broyer par des véhicules dont les conducteurs s’affolaient devant les bêtes de cette arche déserte. Les animaux qui n’avaient pas été déchiquetés se faufilaient entre les jambes des passants dont la troupe stupéfaite s’était grossie d’une façon incroyable, alors que tournoyaient au-dessus de leurs têtes des vols concentriques de tourterelles, étourdies par leur liberté, n’en voulant pas, cherchant maladroitement un refuge.

Dégrisée, aussi sereine qu’au réveil après une longue nuit, Lena se perdit dans la foule sans que personne songe à la retenir. Une petite vieille s’approcha timidement de Marc, hébété, comme si rien ne venait de se passer. Comme il ne la voyait pas, elle le tira par la manche, discrètement : « Monsieur Costa… Vous êtes Marc Costa, je vous ai reconnu. J’ai vu tous vos films… »

Marc resta sans réaction. Elle lui tendit un vieux carnet défraîchi, un stylo à bille ; et ajouta, d’une voix coquette de vieille gamine enjôleuse :

« Si vous pouviez me signer un autographe… »

Et comme Marc la regardait, elle précisa, sur un ton gourmand et nostalgique :

« Vous pensez bien que ce n’est pas pour moi… Je suis trop vieille… C’est pour Camille, ma petite fille. »

2

Tout en pédalant, le garçon effleurait de sa main les cuisses bronzées de la fille. Elle n’était pas dupe et, de temps en temps, elle lui disait en riant : « Arrête ! »

L’extraordinaire yacht blanc n’était plus qu’à une centaine de mètres. À mesure que les détails s’en précisaient, le garçon criait d’admiration :

« Jamais vu ça !

— Arrête, je te dis ! Les marins nous regardent !

— Et alors ? Si j’ai envie de les rendre jaloux ? »

Néanmoins, il retira sa main.

« Ah ! dis donc ! Si j’avais un truc comme ça à moi !

— Qu’est-ce que tu ferais ?

— Je vivrais dessus sans jamais toucher terre. Je ferais le tour du monde sans arrêt !

— Tu me quitterais, oui ! »

Il passa le bras autour de ses épaules :

« Idiote… »

Ils avaient loué leur pédalo une demi-heure plus tôt. À un kilomètre de la minuscule plage où ils s’étaient embarqués, ils avaient contemplé le navire qui se balançait au large, presque irréel à force d’être parfait.

« On y va ?

— Chiche ?

— Chiche ! »

Ils étaient partis…

« Qu’est-ce que tu crois qu’ils font, les propriétaires ?

— Là-dessus ? Rien. Ils se font servir. Ils bouffent du caviar au petit déjeuner, boivent du champagne et donnent des ordres aux quarante hommes d’équipage.

— Quarante ? Tant que ça ?

— Si tu crois que ça marche tout seul ! Quand je serai riche…

— Toi ?

— Et alors ? Si ça se trouve, le type à qui il appartient a commencé comme moi, coiffeur. »

Maintenant, ils distinguaient parfaitement le pont. Quelques marins en blanc, appuyés à la rambarde, les regardaient approcher.

« Dis… Tu crois qu’on peut aller plus loin ?

— On est libres, non ? Je veux voir comment il s’appelle. »

Ils apercevaient l’inscription peinte à la proue mais étaient encore trop loin pour la déchiffrer, bien qu’ils fussent déjà écrasés par la masse du yacht, blanche et bleutée.

« Qu’est-ce que vous voulez ? »

D’instinct, ils arrêtèrent de pédaler. La voix venue du pont, très haut au-dessus de leur tête, les avait cloués sur place. Voulant crâner devant sa petite amie, le garçon lança avec superbe :

« Qu’est-ce que ça peut vous faire ? »

Le marin répondit :

« Foutez le camp !

— Rentrons ! » dit la fille.

Le garçon hurla :

« La mer est à tout le monde, non ! »

Sur le pont, il y eut un rapide conciliabule. Trois marins se détachèrent, dévalèrent l’échelle de coupée et sautèrent dans un chris-craft amarré contre la coque. Il y eut le bruit du moteur qu’on lançait. Le hors-bord se détacha de l’ombre et se dirigea à petite vitesse vers le pédalo. La fille répéta :

« Viens ! Allons-nous-en ! »

Le garçon eut un rire forcé :

« Tu t’imagines qu’ils vont nous couler, peut-être !

— Rentrons, viens ! »

Quand le hors-bord fut à cinq mètres d’eux, un des marins qui était à l’arrière leur jeta avec une expression amusée :

« Tu as raison, mon gars ! La mer est à tout le monde. »

À l’instant même, l’avant de la coque effilée jaillit de l’eau sous l’effet d’une accélération prodigieuse, la proue laissant échapper un énorme sillage d’écume qui labourait la mer. Le chris-craft vira à toute allure et fonça droit sur l’engin ridicule. Le garçon saisit la fille, qui hurlait, à bras-le-corps et se jeta à l’eau avec elle en un réflexe désespéré. Avec légèreté, le hors-bord fit un écart à la dernière seconde, repartit vers le large, fit un virage et piqua à nouveau sur les naufragés, qui entendirent les hurlements de joie des marins auxquels se joignaient ceux de l’équipage resté à bord. Pendant une minute, le hors-bord traça autour du pédalo des cercles concentriques. Accroché aux flotteurs, le garçon serrait les dents, impuissant, soutenant toujours sa compagne en larmes. Une fois encore, il entendit, crié d’un ton moqueur :

« Tu vois, la-mer est à tout le monde ! »

La vedette s’éloigna. Le garçon tendit le poing :

« Salauds ! »

D’autres rires lui répondirent. À bord du chris-craft, l’un des hommes dit à celui qui tenait la barre :

« Remontons ! Si ce cornichon allait porter le pet et que S.S. l’apprenne, ça chaufferait pour nous ! »

Philosophe, l’autre lui répliqua :

« Qu’il aille se faire voir ! On s’emmerde tellement sur ce rafiot !… »


Wanda jouait à ne pas se voir dans l’unique miroir de l’appartement qu’elle n’avait pas encore cassé, celui de la salle de bain. C’était un jeu étrange : Wanda passait devant le miroir en sautillant, de profil, essayant d’accrocher son image sans détourner la tête, en un dixième de seconde, fermant précipitamment les yeux quand la vision d’elle-même qu’ils captaient risquait de devenir trop précise. Parfois, elle l’abordait de dos, exécutant une pirouette rapide pour se retrouver face à lui, mais si brièvement qu’elle ne pouvait voir qu’une vague forme blanche, rendue plus floue encore par la vitesse de son mouvement.

Après plusieurs tours de cet épuisant manège, elle serra les poings, se mordit les lèvres et voulut s’obliger à s’immobiliser pour oser se regarder une bonne fois : impossible, c’était plus fort qu’elle, elle ne pouvait pas.

À pas lourds, elle retourna dans la chambre et s’affaissa sur le lit en sanglotant, frappant de ses deux poings fermés le matelas et les oreillers, dans une rage mêlée de larmes, de gémissements, d’injures et de phrases sans suite. Elle n’avait sur elle qu’un grand peignoir blanc, frappé sur le devant de la lettre « P », initiale du nom du bateau, le Pégase. Une heure plus tôt, elle avait renvoyé sa femme de chambre personnelle, pressentant depuis le matin la crise qui allait la secouer. Socrate l’avait laissée seule à bord. Elle était perdue. Cela la prenait de temps en temps, depuis son enfance, et ni le succès, ni la richesse, ni les perpétuels hommages auxquels elle était en butte n’avaient jamais eu la moindre influence sur ces états morbides et dépressifs qui la laissaient vidée, ravagée, étrangère à tout et absente à elle-même. Son physique sans égal avait beau lui avoir valu l’idolâtrie à vie de tous ceux qui l’avaient vu danser une seule fois, cela ne lui enlevait pas la panique qu’elle éprouvait devant sa propre image : elle ne se plaisait pas, elle ne s’aimait pas.

Pire : elle se détestait et, avec elle, tous ceux qui ne la détestaient pas. Plus on lui répétait qu’elle était belle, plus elle avait envie de se cacher, ou de mourir, comme sous le poids d’une intolérable insulte. Sur la vingtaine de films qui avaient été tournés pour immortaliser la perfection de son art, elle avait consenti à n’en voir qu’un seul, le premier et le dernier : épouvantée par la vision de cet insupportable double qui semblait la narguer sur l’écran, refusant de le reconnaître pour le reflet évadé d’elle-même — et dont son corps et son visage avaient pourtant fourni le modèle — elle s’était enfuie de la salle de projection, s’arrachant à un danger qu’elle n’arrivait pas à définir mais qu’elle percevait comme la menace d’un coup de couteau.

Depuis cette expérience atroce, elle n’avait plus jamais voulu se voir, pas davantage qu’on la voie en dehors d’une scène. Elle fuyait les lieux publics, qui lui causaient une angoisse viscérale, refusait de traverser une rue, était incapable de mettre les pieds dans un magasin. Pendant des années, les reporters avaient vainement tenté de la piéger, faisant le guet des nuits entières devant les différents palaces où elle élisait périodiquement domicile selon son caprice, son humeur ou les saisons, un jour ici, plus loin le lendemain, perpétuelle nomade, partout et toujours. Pourtant, elle ne dansait plus depuis des années, mais sa légende, tenace, lui collait à la peau et la poursuivait probablement jusqu’à la mort. Ses pleurs redoublèrent. Aux approches de la cinquantaine — en tout cas, c’est l’âge qui était inscrit sur son passeport — elle craignait paradoxalement que cette perfection physique, source de tous ses malheurs, ne l’abandonnât.

Bien qu’elle eût passé sa vie à la renier, elle ne comprenait pas pourquoi elle tremblait à l’idée de la perdre. Pourquoi, au moment où l’âge s’apprêtait à lui sculpter une apparence inconnue — mais qu’elle redoutait secrètement — voulait-elle, désespérément, s’accrocher à l’ancienne, malgré les tourments qu’elle lui avait valus ?

Elle sauta brutalement du lit, se mit debout, ôta son peignoir et retourna avec résolution dans la salle de bain, décidée à savoir où elle en était réellement. Elle s’approcha du miroir. À l’instant où son image allait s’y réfléchir, elle sembla se ratatiner et en détourna promptement les yeux, n’en percevant qu’un contour mou et imprécis dans une vision marginale.

À pas lents, elle revint dans la chambre et prit sur l’unique commode l’objet dont elle ne se séparait jamais, une énorme paire de lunettes noires qu’elle chaussa, faisant passer l’extrémité des lourdes branches d’écaille sous sa chevelure dont elle corrigea le désordre par un tapotement de la main à la hauteur des tempes. Elle faillit retourner dans la salle de bain, hésita et vint se rasseoir sur le lit. Elle avait tâté de toutes les ascèses, espérant que des disciplines fumeuses et ésotériques viendraient à bout de ses angoisses. Sur un plan d’hygiène, jamais d’alcool, pas de viande, des légumes cuits à l’eau. Pas de maquillage non plus. En guise de robes, des draperies amples qu’elle faisait acheter par sa gouvernante dans des décrochez-moi-ça de banlieue, toujours assez bonnes pourvu qu’elles masquent cette silhouette abhorrée qui continuait pourtant à faire rêver trois générations d’imbéciles. Son luxe à elle, c’était de s’isoler en toutes saisons sur une plage déserte et de se jeter à l’eau toute nue, que la mer soit glacée ou pas, pour y nager avec volupté pendant des heures, défiant le froid et la fatigue, orgueilleuse jusqu’à la folie de ses ascendances russes.

Elle fut saisie d’un nouvel accès de rage et se tordit sur le sol, essayant de le mordre, roulant sur elle-même, se contorsionnant. Puis, elle se mit à quatre pattes, la tête pendant entre les épaules comme un poids mort au bout du cou, et elle la secoua dans tous les sens, poussant des gémissements, lèvres closes, les cheveux balayant les tapis précieux recouvrant la marqueterie du parquet. Enfin elle roula sur le dos, éleva ses jambes à la verticale, cambra les reins et ramena doucement le bout de ses pieds en direction de ses épaules, jusqu’à ce que ses genoux se trouvent placés de part et d’autre de son visage, qu’ils encadrèrent en touchant le sol. Elle se figea dans cette position, longtemps, statue immobile et minérale.

Au bout de plusieurs minutes, son corps, parcouru d’imperceptibles frémissements, sembla reprendre vie. À nouveau, ses jambes se dressèrent à la verticale pour revenir, en souplesse, à leur point de départ. Elle se remit enfin debout et amorça une troisième expédition vers la salle de bain. Cette fois, elle aborda le miroir de face, les yeux fermés. Elle fit glisser son peignoir mais garda ses lunettes sur le nez.

Mentalement, de toutes ses forces, elle se donna l’ordre de rouvrir les yeux, imaginant avec malaise ce qu’ils allaient voir : une grande femme presque maigre, un peu osseuse, le corps très blanc centré sur le pubis d’un noir absolu, le regard camouflé sous les énormes verres fumés. Au moment où elle allait oser se regarder, on sonna à la porte. À la fois furieuse et intensément soulagée, elle s’éloigna d’un pas de la zone dangereuse et rouvrit les yeux, sans que la blancheur du mur ait pu lui renvoyer quoi que ce soit d’elle-même.

Au-dehors, dans la coursive, on insistait. Elle s’approcha à pas de loup du hall d’entrée et ne bougea plus. Le timbre continua à grésiller, insupportable. Elle se mordit les lèvres et se boucha les oreilles un long moment. Progressivement, elle ôta les mains de ses oreilles. Le silence…

Furieusement, la sonnerie se remit en branle. Excédée, elle hurla :

« Qu’est-ce que c’est ?… »

Une voix lui parvint :

« Ce sont vos œufs, madame… »

C’était Céyx, un maître d’hôtel qu’elle redoutait et détestait sans bien savoir pourquoi. Peut-être une allure équivoque, quelque chose de chafouin dans le regard. Il la dévisageait tout le temps quand il la servait. Insupportable. En riant, Socrate lui avait un jour raconté que, dans la mythologie grecque, Céyx était un type qui, par amour pour Alcyoné, son épouse, avait été métamorphosé en oiseau de mer. Si cela pouvait lui arriver, à elle ! Si elle pouvait s’envoler ! Elle bredouilla :

« Posez-les devant la porte… »

Et d’abord avait-elle même commandé des œufs ? Elle n’en avait aucun souvenir. Elle attendit, figée, espérant que l’intrus allait renoncer à forcer sa porte sous prétexte d’être aux petits soins, et partir. Mais la voix abominable ne se tut pas pour autant. Sur un ton de reproche affectueux et respectueux :

« Madame… Ils vont refroidir… »

Lorsque Socrate n’était pas à bord — elle en avait la certitude maintenant — on se donnait le mot pour la torturer. À bout de nerfs, affolée, Wanda Deemount — la Deemount — cria d’une voix aiguë :

« Entrez alors ! Mais vite !… »

Nerveusement, elle rabattit les pans de son peignoir. Céyx entra et s’inclina, tenant le plateau à bout de bras. Elle guetta une lueur d’ironie sur son visage, une ombre de moquerie qui lui aurait fourni l’occasion de le rabrouer, de se plaindre de lui… Mais non, il n’y en avait pas. L’autre était simplement impassible et la fixait d’un œil neutre. C’était horrible de le voir debout, son plateau à la main, et d’imaginer qu’il la jugeait. Sa fureur et son angoisse redoublèrent :

« Montrez-les-moi, ces œufs ! »

Céyx souleva le couvercle en argent massif qui recouvrait le plat. Méfiante, Wanda s’approcha et le flaira :

« Regardez ! On voit le jaune !… Vous savez bien que ça me dégoûte !

— Madame, c’est le chef… »

Elle cria :

« Remportez-les ! Je ne veux pas voir le jaune ! »

Dans le dos du maître d’hôtel, la porte s’ouvrit et Satrapoulos entra dans la cabine. Wanda lui trouva l’air abattu. Mais quand il s’adressa au stewart, elle comprit au ton de sa voix qu’il était sur le point d’exploser de fureur :

« Que se passe-t-il ? »

Céyx, sentant nettement la menace, balbutia :

« Je ne sais pas, monsieur… C’est Madame… Les œufs…

— Qu’est-ce qu’ils ont ces œufs ? »

Avec désespoir, Wanda lui dit précipitamment :

« On voit le jaune. »

Après les rebuffades que sa mère venait de lui infliger, le Grec avait une envie féroce de s’en prendre à n’importe qui. À Céyx, par exemple.

« Faites voir ! »

À son tour, il examina le plat et rugit, bégayant de toute cette colère impuissante qu’il contenait depuis une heure : « Qu’est-ce que vous foutez donc ? Pourquoi est-ce que je vous paie ?… Vous les avez vus, ces œufs !…

— Mais monsieur… C’est le chef…

— Quel chef ?… Il y a un chef ici ?… Vous n’êtes même pas fichu de faire cuire un œuf !… »

Wanda intervint :

« Je vous en prie, Socrate… C’est sans importance. Je n’en ai plus envie. »

Satrapoulos hurla dans le nez du maître d’hôtel :

« Vous entendez !… Mes invités ne veulent même pas de la nourriture que vous leur présentez !… Où est-ce que vous vous croyez, dans une gargote ?… »

Écumant, les mots étant trop faibles pour le soulager, il plongea la main dans les œufs et les écrasa. Le jaune et de l’huile glissèrent entre ses doigts, maculant les manchettes de sa chemise, ce qui eut le don de faire redoubler sa violence :

« Vous appelez ça des œufs, vous !… »

Il brandissait sa main souillée et dégoulinante à deux centimètres du visage de Céyx, qui était persuadé que le patron allait lui en barbouiller la figure. Il faillit le faire, mais, se ravisant, se contenta d’essuyer sa main sur le plastron de la vareuse immaculée du maître d’hôtel au garde-à-vous, la recouvrant avec volupté de graisse et de jaune d’œuf. Dans son désarroi, Céyx jetait un regard implorant à la Deemount, la prenant à témoin de cette navrante injustice. Le Grec aboya :

« À la cuisine ! »

Il prit Wanda, toujours en peignoir, par la main et l’entraîna sans qu’elle ait le temps de protester ou de résister. Ils traversèrent la coursive au pas de course et en jaillirent, Céyx sur leurs talons. Parvenus sur le pont, ils filèrent comme des flèches sous le regard étonné de quelques officiers et marins qui se rangèrent sur leur passage, claquant presque les talons. Le Grec entra dans la cuisine comme une bombe :

« Qui a préparé les œufs de Mme Deemount ? »

Le chef, qui avait une certaine idée de la grandeur, écarta bravement ses aides et alla au massacre :

« C’est moi, monsieur. Quelque chose qui ne va pas ?

— Rien ne va ! Il faut que ce soit moi qui vous apprenne votre métier, ou quoi ? »

Le chef hochait la tête d’un air surpris, sans répondre.

S.S., sur un ton sarcastique :

« Alors, allez-y ! Expliquez-moi la recette des œufs sur le plat. Je vous écoute ! »

L’autre se gratta la tête :

« Ben… c’est simple…

— Non, monsieur, ce n’est pas simple ! Ce sont les plats les plus simples qui sont difficiles ! Allez-y !

— Eh bien, je prends un plat rond, je verse deux gouttes d’huile !… Je fais chauffer…

— Comment ?

— À feu moyen.

— Continuez !

— Je casse mes œufs… Je rabats d’un coup de fourchette le blanc sur le jaune…

— En effet, c’était, parfait ! Quelle réussite !

— … Je laisse au feu une minute, je retire, je sale et je poivre. »

Il y eut un long silence. Tous les yeux étaient braqués sur le Grec. Il eut un petit sourire supérieur et amer :

« Non, monsieur ! Je suis désolé de vous le dire, mais vous n’avez raconté que des âneries ! Pour réussir des œufs… »

Il regarda son costume d’alpaga noir, se tourna vers l’un des marmitons :

« Donne-moi un tablier, toi ! »

Le marmiton en prit un dans une pile, le Grec s’en ceignit les reins et l’attacha dans son dos. Sur le devant du tablier, on pouvait lire : I’m a sweet baby… Mais personne ne songea à rire. Au milieu d’une batterie de cuisine, S.S. s’empara d’un petit plat, régla à leur plus faible intensité les feux d’un réchaud à gaz, jusqu’à ce que la flamme devienne pratiquement invisible :

« Donnez-moi deux œufs. »

On les lui donna.

« Du beurre ! »

On le lui tendit. Pour l’assistance, il se mit à commenter sa démonstration à voix haute :

« D’abord, jamais d’huile ! Une noix de beurré… »

Il la mit dans le plat et posa le plat sur le réchaud où elle mit plusieurs secondes à grésiller…

« Quand le feu est très doux, le beurre ne flambe pas, ne se calcine pas, mais fond très doucement. Pourquoi ? Parce qu’il gardera le goût du beurre frais. »

Tout le monde restait muet, fasciné…

« Il faut laisser à peine le temps au beurre de fondre. Ensuite, je retire mon plat du feu… Je casse mes œufs… Un… Deux… Je sale et je poivre (il coula au chef un regard qui en disait long)… pas après, mais avant !… Enfin, je recouvre le plat d’un couvercle. Et je remets au feu très doux… »

Il se retourna vers le chef qui avait des crampes dans le cou à force de garder la tête rivée à ses gestes :

« Eh bien, monsieur, quand je les retirerai, le blanc aura complètement recouvert le jaune ! »

Deux minutes se passèrent, dans un silence de mort, Satrapoulos saisit le plat, en retira le couvercle. Tout le monde se pencha : les œufs, dont on ne voyait pas le jaune, étaient recouverts d’une fine pellicule blanche translucide.

« Sentez ! » ordonna le Grec… On se pencha. Du plat émanait une délicate et appétissante odeur de beurre.

« Voilà, messieurs, comment on fait les œufs au plat. C’est Curnonski lui-même qui m’a donné la recette. »

À Wanda :

« J’espère qu’ils vous plairont. »

Il ôta son tablier I’m a sweet baby, posa les œufs sur un plateau et écarta d’un geste Céyx qui voulait le prendre…

« Laissez ça ! Je le porterai moi-même ! »

Il sortit, très digne, la Deemount à son bras gauche, le plateau sur la droite, les laissant tous sidérés.


Peggy Nash-Belmont était aux anges : dans une heure, son chauffeur la conduirait à l’aéroport de La Guardia. Enfin, le chauffeur de son beau-père, car elle voulait éviter d’étaler tout signe extérieur de richesse. En dehors de quelques intimes, nul ne savait qu’elle occupait ce fastueux penthouse de Park Avenue, dont elle avait transformé le toit en un jardin suspendu, formant serre l’hiver, terrasse l’été. Elle ne tenait pas à ce que ses confrères la voient d’un œil jaloux, ce qui est toujours nuisible à de bonnes relations de travail. Elle s’efforçait de conserver avec eux des relations strictement professionnelles, remettant sèchement à leur place ceux qui insistaient pour sortir avec elle ou la raccompagner.

Bien sûr, on savait qu’elle était riche. À New York, le nom de Nash-Belmont était la meilleure rime au mot « dollar ». Une dynastie de banquiers qui, avec les Pierpon-Morgan et les Rockefeller, tenaient l’Amérique dans le creux de leurs mains. Et quand, douze ans plus tôt, sa mère, qu’elle appelait familièrement Janet, avait divorcé de son père, ç’avait été pour épouser un Beckintosh, Arthur Erwin pour le situer avec exactitude dans cette autre dynastie, au moins aussi riche que celle des Nash-Belmont, mais dont les seuls membres occupaient presque deux pages du Social Register de New York : quarante-six branches distinctes contre quarante-deux pour les Rockefeller, huit pour les Vanderbilt, deux seulement pour les Astor. En outre, chacun des rejetons de ce clan illustre descendait à part entière de la matrice originelle du Mayflower, et était indissolublement lié à l’histoire même des États-Unis. Un Beckintosh, Soames, avait été le grand héros de l’Indépendance, un autre, Williams, deux fois réélu comme président du pays, un troisième, Anthony, économiste de génie, avait établi un nouveau contrat social toujours en vigueur, à croire que, dans cette famille, la haute finance, mamelle nourricière, ne constituait en fait qu’un aimable passe-temps pratiqué à des moments perdus.

Une fois par an, Charles Beckintosh, le patriarche de la tribu, baptisé « Lobster » par ses ennemis, à cause de son teint prodigieusement rouge homard, battait le rappel de tous les Beckintosh épars dans tous les États. Ce jour-là, le 17 janvier, date anniversaire de la fondation de la banque mère, la Save Beckintosh Trust, on se réunissait dans la propriété de Charles, entre Boston et Cape Cod, trois cents hectares plantés d’essences rares, de fleurs sélectionnées et de bois précieux. La rencontré tournait rapidement à l’assemblée d’actionnaires, plutôt qu’à un meeting familial, chacun faisant le point sur ses avoirs, ses projets, son expansion, la chute de ses concurrents. Le vieux Lobster offrait traditionnellement une cravate aux mâles, une écharpe aux dames, et pour chaque enfant de moins de quinze ans, deux actions prélevées directement sur la banque. Après quoi, les limousines d’apparat emportaient leur cargaison de millionnaires dans leur propre résidence. Auparavant, chacun avait admiré la démarche gracieuse et légèrement « en dehors » de Janet Beckintosh, cavalière émérite ayant assimilé le « style Beckintosh » au point d’être prise pour modèle et de donner le ton au reste de la tribu, bien que n’étant pas née Beckintosh.

Quant au père de Peggy, Christopher Nash-Belmont, il était fou, mais le fou le plus adorable, le plus beau, le plus séduisant que l’on eût connu, de mémoire d’Américain. Beau comme un dieu, rappelant, en plus raffiné, l’acteur Gary Cooper, il avait toujours été enseveli sous les hommages féminins. La mère de Peggy avait enlevé de haute lutte ce bourreau des cœurs, terreur délicieuse des jeunes filles de la haute société, à une cohorte d’héritières en folie, exaspérées et décontenancées par la résistance d’un séducteur assez fort pour avoir su, à plus de trente-sept ans, préserver son célibat. Bronzé à longueur d’année, excellant à tous les sports, charmeur, plein d’humour, un éternel sourire au coin des lèvres, Christopher, que ses amis avait surnommé « le Christ », avait brusquement capitulé devant la grâce et le mystère de Janet, assez fine pour lui avoir tenu la dragée haute, refusant obstinément de devenir sa maîtresse pour mieux savourer la certitude d’être un jour sa femme, ou rien du tout. En ce temps-là, Janet et Christopher, tous deux citoyens britanniques, vivaient à Londres. Janet, elle non plus, n’était pas n’importe qui. Fille d’un puissant banquier, elle formait deux ans plut tôt, avec ses deux sœurs, Doris et Juliet, le trio le plus extraordinaire de la jeunesse dorée de Londres. Leur père leur avait offert à chacune une Bentley rigoureusement identique aux deux autres, sauf pour les avertisseurs qui se caractérisaient par un hurlement particulier, une note de la gamme : do pour Doris, pour Janet, mi pour Juliet, ce qui permettait de les identifier lorsqu’elles faisaient la course autour de Trafalgar Square ou sévissaient dans le voisinage de leur hôtel du Mail. Le mariage avait été l’événement de l’année. Le jour de la cérémonie, Janet avait douze demoiselles d’honneur. Elle était rayonnante dans une robe de chez Molyneux dont la traîne avait huit mètres de long. Deux pièces entières n’avaient pas suffi pour entasser les cadeaux parvenus du monde entier, sans parler de ceux des mille invités assistant à la réception. Le voyage de noces, commencé à Paris, promena le jeune couple dans toutes les capitales d’Europe, pour l’amener enfin, via les Bahamas et Nassau, à New York où il fut d’emblée choyé, jalousé, indispensable. Aucune maîtresse de maison n’aurait voulu donner une party sans être sûre que Janet et Christopher y assisteraient.

Quand, fut venu le moment de repartir pour Londres, Janet, qui avait eu le coup de foudre pour New York, dit à Christopher :

« Pourquoi ne pas vivre ici ? Tu ouvrirais une nouvelle banque !

— Chérie, tu es fantastique ! Je n’osais pas te le proposer ! »

Ce fut aussi simple. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et achetèrent, le jour même, un splendide hôtel sur Park Lane. Deux ans plus tard naissait Peggy. En se réveillant à la clinique, sa mère, qui l’avait prise dans ses bras, s’écria avec horreur :

« Quelle affreuse chose ! Elle n’a pas l’air d’un bébé, mais d’une petite vieille ! C’est épouvantable, je l’ai eue trop tard ! »

Comme Janet venait d’entrer dans sa vingt et unième année, sa phrase eut le don de provoquer un immense éclat de rire parmi les infirmières et les médecins. Née dans une Rolls empaquetée dans un matelas de dollars, Peggy, de toute éternité, était destinée à être ritzy, selon la célèbre expression bostonienne désignant ainsi l’élite digne de faire du Ritz une espèce de résidence secondaire naturelle et à vie. Peggy n’allait pas tarder à justifier les espoirs placés sur sa tête. À deux ans déjà, elle avait son nom cité dans la chronique de Charlie Knickerbocker :

Peggy Nash-Belmont, écrivait-il, est une blondinette adorable aux immenses yeux verts qui ne cillent pas sous le regard d’un homme. Elle m’a pourtant autorisé à la prendre dans mes bras, le temps de lui donner un peu de bouillie car Peggy, aurais-je oublié de vous le dire, fêtait hier son deuxième anniversaire.

À cinq ans, Peggy, prise en main par sa mère, emportait son premier concours hippique. À huit ans, elle achevait un livre de poèmes dont la première partie, en vers libres, était un péan à la nature, et la seconde, en alexandrins, une déclaration d’amour à son poney favori, Jolly Beaver. À dix ans, elle avait son premier vrai chagrin d’amour, pour les yeux bleus d’un aviateur ayant osé, malgré les promesses qu’il lui avait faites, épouser une horrible fille brune de douze ans son aînée. Malgré cette déception, la vie s’était écoulée comme un conte de fées, dans des résidences somptueuses aux façades rappelant les hôtels français du XVIIIe siècle, des parcs sublimes, des parterres de fleurs peuplés de jardiniers souriants, et des longues voitures noires d’apparat, conduites par des chauffeurs assortis, à la casquette galonnée. Ou alors, pendant, la période des vacances, sur d’immenses plages désertes, parce que privées, dans l’ambiance raffinée et irréelle de goûters d’enfants, de nurses autrichiennes aux longues jupes amidonnées, blondes, angéliques, sereines. Peggy avait eu dès sa naissance une nurse française, Anne-Marie, et nul n’aurait su dire si ses premiers balbutiements avaient été émis en anglais ou en français, en quelque sorte, ses deux langues maternelles. Ce qui était remarquable chez cette petite poupée blonde extrêmement douée, c’était le sérieux presque effrayant qu’elle apportait à toutes ses activités. Cela amusait fort son père, qui l’escortait régulièrement aux concours hippiques. Il disait d’elle avec fierté : « Elle est née sur une selle. » Et en fait, Peggy, à l’âge de six ans, damait facilement le pion, sur un parcours de jumping, à des enfants qui en avaient douze. On ne pouvait s’empêcher de la montrer du doigt avec admiration et attendrissement lorsque, sanglée dans sa veste de tweed cintrée, minuscules culottes de cheval et petit chapeau rond, elle traînait son poney avec les gestes chevronnés d’un jockey professionnel.

Un drame était survenu lors de sa quatrième année. Un jour d’avril, sa mère, qui s’était absentée pendant trois semaines, était revenue à la maison avec un bébé sur les bras. En souriant, elle avait dit à Peggy : « Regarde ta petite sœur. Elle s’appelle Patricia. » Peggy, que personne n’avait cru devoir prévenir de l’événement, avait fixé sa mère d’un air dur, incrédule, accusateur. Puis, elle avait éclaté en sanglots, tourné les talons et était partie en courant dans sa chambre, pour se jeter dans les bras de Coody, son ours en peluche. Son père l’y avait suivie, assez inquiet, tentant de lui expliquer qu’avoir une petite sœur était la chose la plus merveilleuse qui pouvait arriver à une petite fille. Mais, devant son air buté, il avait dû battre en retraite, après avoir promis de lui offrir un chien.

Dès le lendemain, « l’équipe » de Peggy, comportant déjà Jolly Beaver, l’ours Coody et Pamela, une immonde poupée en haillons, s’était enrichie de Sammy, un scoth-terrier noir de trois mois. Seul changement au train-train quotidien, Pamela fut rebaptisée Patricia et, très souvent, rouée de coups. En dehors de ce transfert passionnel, l’incident Patricia, en apparence, semblait oublié. Pourtant, deux mois plus tard, Peggy faisait une fugue. Dans la résidence familiale, le téléphone avait sonné. Une grosse voix d’homme avait expliqué à Janet Nash-Belmont : « Ici, le poste de police de Central Park. On a trouvé une petite fille. On ne comprend pas bien son nom, mais elle a donné ce numéro de téléphone. Est-ce qu’elle est à vous ? » Janet était arrivée au commissariat à la vitesse du vent, toute pâle. Un type en uniforme lui avait raconté : « Elle s’est tranquillement arrêtée près de moi, et elle m’a dit que sa nurse s’était perdue. » Le soir même, Anne-Marie était renvoyée dans ses foyers. Dès que Peggy avait su écrire, elle avait commencé la rédaction d’un journal personnel où voisinaient ses impressions, ainsi que des caricatures de ses gouvernantes et de ses précepteurs. À peine savait-elle lire, qu’elle dévorait Le Petit Lord Fauntleroy et Les Aventures de Tom Sawyer. À huit ans, elle raconta à sa mère qu’elle avait beaucoup aimé l’histoire du monsieur qui voulait se jeter du haut d’une falaise pour une dame.

« De quelle falaise parles-tu ? »

Plus tard, l’ayant pressée de questions, Janet, abasourdie par une telle précocité, avait compris que Peggy venait de lire Le Joueur de Dostoïevski. « Mais, lui demanda-t-elle, as-tu bien compris tous les mots ? — Oui, répondit la fillette, tous, sauf roulette. »

À douze ans, elle avait lu quatre fois Autant en emporte le vent, lorsque éclata le coup de tonnerre : ses parents divorçaient. Désemparée, Peggy ne comprit pas très bien, ou plutôt, refusa de comprendre. Pourtant, deux ans plus tard, lorsque sa mère épousa Arthur Erwin Beckintosh, elle eu le cran de lui offrir un bouquet de fleurs, juste après la cérémonie. Ensuite, elle s’enferma dans sa chambre et pleura vingt-quatre heures d’affilée. Lorsqu’elle eut enfin les yeux secs, ce fut pour aller vivre avec sa mère à Merrywood, en Virginie, où son beau-père possédait la plus belle propriété des rives du Potomac. À la fin de l’hiver, on quittait Merrywood pour la résidence d’été de Greenwood, en Nouvelle-Angleterre, pour faire de la voile et nager des journées entières sur les plages d’Arthur Erwin Beckintosh.

Mais chaque dimanche, et durant la moitié des congés scolaires, c’était la magie : Peggy et Patricia couraient se jeter dans les bras de leur père, qu’elles idolâtraient. À leurs yeux éblouis, Christopher Nash-Belmont était le dieu possédant le don de créer le plaisir à longueur de temps. Il aimait par principe tout ce que les deux fillettes adoraient, et se faisait un devoir de leur apprendre à apprécier tout ce qui le passionnait. Avant tout, il appliquait la règle d’or de Rabelais dans l’abbaye de Thélème : « Fais ce que voudras. » Mieux, il les encourageait à oser tout ce qui était habituellement interdit, grimper aux arbres, livrer des batailles de tartes à la crème, monter à vélo sans toucher au guidon. Dans son délire de père gâté et amoureux, il lui arrivait même de les emmener à Wall Street et de les faire asseoir à la place du caissier de sa banque. Quant aux gouvernantes, elles ne pouvaient que prendre un air pincé devant Pat et Peggy engloutissant régulièrement d’énormes ice-creams cinq minutes avant le dîner. Les années n’avaient pas entamé la passion de Christopher pour Peggy. Aujourd’hui encore, les cadeaux somptueux qu’il lui faisait étaient célèbres à New York, à tel point qu’Arthur Erwin, pour ne pas être en reste, avait dû se piquer au jeu et rivaliser, par prodigalités interposées, avec les folies du père. Peggy recevait ces présents avec la sérénité de l’habitude, sans les désirer vraiment, bien qu’ils lui fussent, avec le temps, devenus indispensables. À force de recevoir sans rien avoir à demander, elle avait éprouvé le désir de se situer en faisant abstraction de son nom et de sa fortune, car on évalue sa puissance par ce qu’on prend, non par ce qu’on vous donne.

Sous le pseudonyme de « Scarlett », en hommage à son héroïne favorite, elle s’était présentée à un concours organisé par le Harper’s Bazaar, créé, disait la publicité, « pour favoriser l’éclosion de jeunes talents », en réalité, pour faire monter le tirage en intéressant les lectrices à la rédaction même du magazine. Sur un thème imposé : « La journée d’un routier », elle avait gagné le premier prix. Mais, pour être première une fois de plus, elle avait mis tous les atouts dans son jeu : elle avait réellement passé une semaine de camion en camion, faisant du stop sur les nationales, dormant dans des cageots de légumes, un sac de marin sur l’épaule et des blue-jeans sur les fesses. Alors que les autres concurrentes s’étaient échinées à voir de la poésie où il n’y en avait pas, elle avait tout raconté, crûment. Les serveuses « montantes », les cuites au bord de la route, quand l’extrême fatigue vous empêche de dormir, les compteurs kilométriques que l’on trafique, le tonnage du fret sur lequel on triche, pour arrondir les fins de semaine, la sueur. Comme prix de sa victoire, elle avait été engagée. La directrice du journal s’apprêtait à recevoir une petite provinciale culottée. En son honneur, elle avait préparé tous les clichés d’usage à débiter sur un ton condescendant et protecteur, du style « Voyez-vous ma petite, le journalisme… » Et Peggy était entrée dans son bureau. La dame avait rengainé ses fleurs de rhétorique, car elle avait immédiatement reconnu la jeune fille. Avec étonnement, elle lui avait demandé pourquoi elle n’était pas venue la voir directement, puisqu’elle connaissait sa famille et qu’elle-même, en personne, se serait fait un plaisir, etc. Peggy avait répondu que les choses étaient très bien ainsi, qu’elle était ravie d’être engagée sur sa valeur et non pas sur sa bonne mine ou ses relations. Et elle s’était mise au travail.

On ne lui avait pas fait de cadeaux. Toutes les corvées rebutantes y étaient passées, de l’interview de la ménagère (« Quel lait vous mettez-vous sur le visage pour la nuit ? ») aux chiens écrasés, ou plutôt, puisqu’elle était la collaboratrice d’un journal snob, ce qu’il fallait faire et les précautions à prendre pour que « l’adorable petit compagnon de vos jours » ne fût pas écrasé. Et s’il l’était malgré tout, quel était le recours contre l’écraseur, et à l’aide de quelles compagnies d’assurances. Deux ans plus tard, elle était la vedette du journal, comme elle avait toujours été la vedette en tout, et sa rubrique, « Je sais », était celle qu’on dévorait en premier. Ce qu’il y avait de plus piquant à ses yeux, c’est qu’elle gagnait réellement sa vie.

Elle jeta un coup d’œil à sa montre et se dit que Julien, le chauffeur dominicain de son beau-père, était en retard. Mentalement, elle passa en revue la liste des robes qu’elle emportait. Elle sourit, en évoquant les trois énormes valises, les deux bagages à main et la mallette de maquillage, le tout pour une seule et unique soirée. Mais quelle soirée ! Fêter Noël un 13 août, une idée épatante ! Jennifer Cabott, la directrice du Bazaar’s, avait paru courroucée et lui avait bien recommander de ne ménager personne dans son article. Il faut dire qu’elle n’était pas invitée. « Vous comprenez — avait ajouté Jennifer — ces gens-là ne sont que des métèques sans éducation, qui se croient tout permis parce qu’ils ont de l’argent en guise de bonnes manières. Ne les ratez pas ! Allez-y ! Allez-y !… »

Peggy ne connaissait Kallenberg que de réputation, mais ce qu’elle savait de lui était déplaisant : nouveau riche, parvenu à la puissance à force de coups de poker et de bluff, Grec de vocation, armateur de naissance, coureur de jupons et grand amateur de dots. Il semblait qu’il tirât sa force de son obsession : dépasser son propre beau-frère, Socrate Satrapoulos, « le Grec », sur tous les terrains possibles, la mer, la finance, les femmes. Des amis lui avaient décrit l’hôtel de Londres, où elle serait reçue dans quelques heures, pour lui en vanter les richesses, Titien et Rubens dans les vestiaires, Tintoret ou Cranach dans les vestibules des salles de bain. On verrait bien. De toute façon, il en fallait beaucoup plus pour l’impressionner. On sonna à la porte, Maria alla ouvrir, c’était Julien. Aidé par la femme de chambre, le chauffeur chargea les bagages dans l’ascenseur de service. À son tour, Peggy sortit, trop sûre d’elle pour se regarder une dernière fois dans la glace. Elle dut descendre un étage pour gagner l’ascenseur du hall principal, car son appartement, un cube de verre juché sur un dôme de trente étages, n’avait aucun moyen d’accès en dehors d’un petit escalier intérieur, bourré comme une serre de plantes vertes. Dix minutes plus tard, elle était calée à l’arrière de la Lincoln noire, priant Julien de se hâter. Il était près de quatre heures de l’après-midi, et à Londres, environ onze heures du matin. Elle s’était levée tard, pour être en beauté le soir même sur l’autre continent. Bon Dieu, cette voiture se traînait ! Une fois de plus, craignant d’être en retard, elle demanda à Julien d’accélérer. La Lincoln fit un bond en avant. Au moment où Peggy allait se rencogner sur ses coussins, il y eut une espèce de choc sourd, presque simultanément suivi d’un craquement. La lourde huit cylindres se mit à zigzaguer, sans que Julien semble pouvoir la maintenir sur la route. Puis, la Lincoln se remit en ligne. Peggy, les yeux rivés sur les épaules de Julien accroché à son volant, eut l’impression que le coup de frein désespéré lui entrait dans la chair. Mais les deux tonnes de la voiture étaient maintenant arrêtées sur le bas-côté de la route :

« C’est pas moi ! cria Julien, il a ouvert sa portière au moment où j’allais le doubler ! »

Peggy se retourna presque machinalement. À travers la vitre arrière, elle vit, deux cents mètres plus loin, une silhouette étendue sur le sol, immobile. Déjà, des automobilistes s’arrêtaient. Rapidement, un attroupement se forma. La voix de Julien éclata à nouveau, perchée deux tons au-dessus de sa tessiture normale :

« C’est pas moi ! C’est pas de ma faute !

— Qui a dit que c’était de votre faute ? articula pensivement Peggy.

— Madame, ne bougez pas… Il faut que j’y aille… »

La voix de Peggy claqua, sèche :

« Restez à votre volant !

— Madame…

— Taisez-vous ! Est-ce que vous pouvez rouler ?

— Oui, madame, mais…

— Roulez !

— Mais, madame… je l’ai peut-être tué…

— Roulez !

— Monsieur Beckintosh…

— Ce n’est pas M. Beckintosh qui est dans la voiture. C’est moi. Et je vous dis de démarrer ! »

Déjà, Peggy décrochait le téléphone, camouflé dans un coffret d’acajou, entre le bar et le téléviseur. Elle composa un numéro. Médusé, Julien, qui venait d’embrayer, risqua un coup d’œil derrière son épaule. D’une voix chevrotante, il demanda :

« La police ?

— Conduisez. Allô ? Je viens d’avoir un accident. À trois miles de La Guardia, direction New York-John’s Beach. Un type au milieu de la route. Mon chauffeur n’a pu l’éviter… Ça m’étonnerait, j’ai un avion à prendre… une Lincoln… ne quittez pas… »

Elle se pencha vers Julien :

« Le numéro de la voiture ?

— 72 87 NY 11… »

Peggy répéta dans l’appareil :

« 72 87 NY 11… Peggy Nash-Belmont… Non, elle est à mon beau-père… Arthur Erwin Beckintosh… Oui… Vous avez quelque chose contre ?… Non ! Je vous répète que j’ai un avion à prendre ! Oui, c’est ça… Vous n’avez qu’à envoyer quelqu’un chez moi après-demain, 326 Park Avenue. Au revoir. »

Elle coupa la communication en posant son doigt sur le combiné. Elle refit un autre numéro :

« Le patron s’il vous plaît, pour Peggy… »

Julien venait de se ranger sur le bord du trottoir, dans l’aire des départs « International Lines ».

« Arthur ? On a eu un pépin sur l’autoroute… Un type qui s’est jeté sous les roues de Julien… Non, pas le temps. Il vous expliquera. Occupez-vous de tout, je compte sur vous. À mardi ! Je vous embrasse !

— Julien ! »

Le chauffeur se figea, une valise à la main, dans l’attitude enfantine des gosses qui jouent aux statues de sel…

« Vous allez immédiatement faire demi-tour et vous rendre sur les lieux de l’accident. Les policiers vous attendent. Ne vous inquiétez pas, M. Beckintosh est prévenu et s’occupera de tout. Appelez-moi un porteur. »

Après tout, elle avait bien fait de ne pas rater son avion parce qu’un imbécile se trouvait sur sa route, et qu’un autre maladroit n’avait pas eu assez de réflexes pour l’éviter. Maintenant, si le type était mort, tant pis pour lui, ce n’était pas son affaire.

Des anonymes, il en mourait tous les jours par milliers dans le monde. Mais Kallenberg, tout métèque qu’il fût, ne fêtait Noël qu’une fois par an, la nuit du 13 août.


La pièce aurait pu être une salle d’école, un bureau de conférences, mais elle faisait irrésistiblement penser à une chapelle, bien qu’elle n’en fût pas une non plus. Devant une table recouverte d’une longue pièce de tissu orange, il y avait cinq rangées de chaises occupées par les vingt privilégiés qui avaient eu la chance insigne d’approcher « le Prophète », d’être reçus par lui, dames d’un certain âge et messieurs raisonnablement mûrs, tous vêtus avec une certaine recherche et visiblement soignés de leur personne. De temps en temps, l’un d’eux se levait sur un geste du maître un homme remarquable à force de ressembler à n’importe qui, de taille moyenne, sec et nerveux, chauve, la soixantaine parfaitement conservée :

« Je vous écoute. »

Invariablement, les discours du Prophète commençaient et s’achevaient par cette formule qui, chez lui, n’était pas un vain mot : à partir du moment où il avait dit « je vous écoute », il n’ouvrait absolument plus la bouche, se contentant effectivement d’écouter ce qu’on avait à lui dire sans jamais faire le moindre commentaire. Pourtant, malgré son apparence insignifiante, son pouvoir charismatique était tel que ses interlocuteurs oubliaient instantanément la présence environnante des autres témoins à l’affût de leur histoire, stupéfaits de s’entendre dévoiler à voix haute et en public des secrets si intimes qu’ils ne se les étaient jamais avoués à eux-mêmes. Puis, abasourdi d’avoir osé accomplir un acte aussi énorme, on retournait s’asseoir à sa place, redevenant auditeur anonyme après avoir été orateur.

C’était un mardi, que le Prophète avait baptisé le « jour de ses pauvres ». Chaque semaine, il consacrait un après-midi à recevoir collectivement et gratuitement ceux qui n’étaient pas assez riches ou importants pour le consulter en privé. Ainsi avait-il l’impression de se dédouaner vis-à-vis de la chance qui l’accompagnait depuis six ans. Ce jour-là, il laissait au vestiaire ses tarots, ses cartes du ciel et sa boule de cristal, ouvrant les portes de sa maison à « ses pauvres ». Rituellement, la séance durait de quatorze à dix-huit heures. Apparemment, au nombre de fidèles qui attendaient leur tour depuis des mois pour être admis dans le saint des saints, le mutisme total du Prophète avait du bon : ses visiteurs le quittaient en état de grâce pour répandre la bonne parole dans tout le Portugal, cette parole que précisément il n’avait pas dite. Les autres jours de la semaine étaient consacrés aux affaires sérieuses, à sa clientèle privée prête à lâcher n’importe quelle somme pour passer une heure en tête-à-tête avec lui. Déjà célèbre pour le nombre de ses têtes couronnées à l’hectare, la station d’Estoril tirait un renom supplémentaire de la présence dans ses parages du « Prophète de Cascais ».

Un homme d’une soixantaine d’années, grand et distingué, vint se placer devant la table où officiait le mage… « Je vous écoute… », dit le Prophète.

L’homme réfléchit longuement, chercha ses mots et démarra d’une façon déconcertante. Il dit :

« Je suis un con. »

D’un signe de tête, le Prophète manifesta qu’il prenait bonne note. Libéré par cet aveu qu’il contenait sans doute depuis des années, l’homme en exposa les raisons en détail, invoquant sa vie qu’il avait ratée, sa femme qui l’avait abandonné, ses enfants qui ne l’aimaient plus, malgré les sacrifices consentis à leur égard pendant toute son existence. Il était cinq heures juste. Par-dessus les têtes fascinées de ses consultants, le Prophète vit le visage habituellement impassible de Mario, son maître d’hôtel, s’encadrer dans le battant de la porte et lui grimacer des signes…

« Et pourquoi donc, continuait l’homme distingué, ai-je fait tout cela au lieu de m’amuser comme les autres ? Au nom de quoi ? »

Le Prophète le coupa d’un geste et invita Mario à venir lui parler. Pour que son domestique interrompît la séance, il fallait que son « motif fût sérieux. Le Prophète craignait toujours que, malgré ses précautions, un journaliste plus acharné que les autres ne parvînt à déterminer son passé. Avec malaise, il écouta ce que lui chuchotait Mario. Son visage se rasséréna et, à son tour, il lui glissa une phrase dans le creux de l’oreille. Mario acquiesça. Il se retourna vers les fidèles :

« Le Prophète vous prie de vous retirer. »

Il n’y eut pas la moindre protestation. Les uns et les autres se levèrent, dans un bruit discret de chaises raclant le sol, et se dirigèrent vers la sortie, le sexagénaire distingué fermant la marche, décontenancé d’en avoir trop dit, ou pas assez. Quand il fut certain que tout le monde était parti, il quitta la « chapelle » située dans un coin isolé, en dehors des bâtiments principaux. Il traversa un patio bordé de colonnades en céramique d’où la vue s’étendait jusqu’aux limites de sa résidence, la mer tout simplement, giflant éternellement les rochers déchiquetés en bas des collines souples parsemées de gazon, de mimosas, d’eucalyptus et de glycines. Presque à regret, il s’arracha à ce spectacle dont il ne se lassait jamais et qui lui permettait de mieux savourer le chemin parcouru depuis son arrivée en terre portugaise. Aujourd’hui, la roulotte minable de ses débuts était loin. Sa clientèle se composait de rois de tous bords, monarques authentiques, grandes-duchesses en exil permanent, géants de la finance, ténors de la politique mondiale dont aucun ne signait un seul décret sans l’avoir consulté. Il pénétra dans la maison, construite sur ses propres plans, gravit un escalier intérieur et poussa la porte de son bureau où l’attendait son visiteur. À peine était-il entré que le Grec se précipitait sur lui, bras tendus pour l’accolade et visiblement très excité :

« Mon cher ami, j’ai un épouvantable problème ! »

Le Prophète se dégagea en souriant de son étreinte :

« Je le sais.

— Il a trouvé ma mère ! Il veut me faire chanter !

— Asseyez-vous.

— S’il réussit, je suis coulé !

— Mes tarots m’ont déjà averti de tout cela. Calmez-vous.

— Il a envoyé des journalistes. Ils ont réussi à la découvrir dans le village le plus perdu de la Grèce !

— Voulez-vous boire quelque chose ?

— Qu’est-ce que je vais faire ?

— Ne vous tourmentez pas. La conjoncture nous est très favorable. Nous allons retourner à l’envoyeur la bombe qu’il nous destine. »

Satrapoulos cessa de s’agiter et d’arpenter le bureau de long en large. Ce « nous » le rassurait. Il se sentait déjà moins seul.

« Vous êtes sûr qu’il n’est pas trop tard ?

— Certain. »

Le Grec eut un soupir qui le libéra de la pression de cette journée. Il se laissa tomber dans un fauteuil, jetant au passage un regard bref et avide sur les cartes abandonnées près d’un vase de roses.

« Comment dois-je m’y prendre ?

— Vous allez tout me raconter dans le détail, tranquillement. Ensuite, je commencerai à vous faire le grand jeu. Dès qu’elles auront parlé, je vous dirai de quelle façon vous devez procéder. »

Satrapoulos se détendit totalement : le Prophète lui coûtait sans doute des millions, mais il lui avait déjà rapporté des milliards. Quel type ! Il ne se trompait jamais !

3

« Tu as ton flash, Robert ?

— Oh ! écrase ! Ça fait quatre fois que tu me le demandes ! »

Jean-Michel se tut et se concentra sur la conduite. Derrière les deux Français, l’interprète souriait. Avec ce qu’on lui avait offert pour cette journée de travail, il allait pouvoir vivre sans rien faire pendant un mois. Lorsqu’il est dans son pays, le Grec pratique volontiers une espèce de bohème sédentaire, surtout dans les îles où chaque jour est un tout en soi et où la nourriture elle-même est fonction des saisons, des récoltes ou de la pêche. À trente kilomètres de là, sur le port, on l’avait tiré de son syndicat d’initiative, qui fonctionnait à mi-temps deux mois par an, parce qu’il parlait correctement le français. Il allait s’agir de traduire une conversation qu’ils désiraient avoir avec une paysanne d’un village perdu dont Skopelos, à ce jour, ne soupçonnait même pas l’existence. Les deux garçons, qui étaient journalistes, faisaient un reportage à propos d’un héritage, enfin, ils n’avaient pas été très clairs, mais Skopelos s’en moquait comme de son premier verre de raisiné — il avait eu un jour l’idée de calculer la quantité de raisiné absorbée dans sa vie, et était arrivé à l’impressionnant total de 14 600 litres. Qu’un corps humain pût engloutir autant de liquide le fascinait, et, à ce sentiment, se mêlait une sorte de fierté, celle d’avoir trouvé les ressources nécessaires pour pouvoir en boire autant.

Le photographe fit fonctionner son flash électronique, et l’éclair qui en jaillit fut ridicule dans l’énorme lumière du soleil, une allumette craquée au cœur d’un feu d’artifice. L’autre, celui qui conduisait, avait vérifié à plusieurs reprises le fonctionnement d’un magnétophone, sur lequel Skopelos avait pu lire Nagra. Il lui avait demandé de parler devant le micro de façon à régler le volume. Avec surprise, Skopelos avait entendu sa propre voix, ne la reconnaissant pas et ayant peine à croire qu’elle lui appartînt. Les deux Français avaient l’air nerveux, surexcités. La chaleur peut-être…

« Alors tu as bien compris, Skopelos ! Tu te bornes à traduire nos questions. De temps en temps, tu m’indiques ce que la vieille répond. Quand on retournera au port, tu traduiras en totalité tout ce qu’elle a raconté. D’accord ?

— D’accord.

— Parfait. Bon, on y est presque. Voilà les maisons. Je vais laisser la charrette ici. Allez, mec ! Tout le monde descend ! »

Les trois hommes s’avancèrent entre deux rangées de bicoques crépies à la chaux, aveuglantes. À un homme qui était sorti devant le porche de sa maison, Skopelos demanda où habitait la vieille dame nommée Athina. Sans mot dire, l’homme désigna la dernière maison de la rue, tourna les talons et rentra chez lui.

« Pas bavard, le vieux ! »

Skopelos sourit :

« Ils sont complètement arriérés dans ce coin ! Pas d’eau, pas de journaux, pas de radio. Il n’y a qu’une chose qui compte pour eux : leurs chèvres.

— Et leurs femmes ? s’esclaffa Robert.

— On les voit une fois le jour de leur mariage. Auparavant, elles ont payé la valeur d’un demi-million de vos francs pour avoir le droit d’épouser l’homme que leur père a choisi pour elles. Après la cérémonie, bouclées ! Elles font des enfants, soignent les chèvres et s’occupent de la maison.

— La belle vie. Faudrait qu’on amène les nôtres, pour les dresser. Ah ! on y est ! »

Maladroitement, Robert chercha une porte qui n’existait pas. Il n’y avait qu’un vieux rideau, fait de toile de sac déchirée. Robert l’écarta et distingua vaguement une vieille femme qui fourrageait dans un sac dont elle tirait des fèves.

« Demande-lui si elle est bien Athina Satrapoulos », lança Jean-Michel à Skopelos.

Ce dernier traduisit, la vieille opina du bonnet.

« Parfait, reprit Jean-Michel, on va pouvoir travailler. Allez, Robert, vas-y, mitraille ! Toi, traduis-lui ce que je vais lui dire. »

Il s’adressa à elle, lui parlant sous le nez, haussant le ton d’instinct, comme si une personne aussi âgée ne pouvait être que sourde. C’était donc ça, la mère du grand Satrapoulos, ce vieux débris ! Quel scoop on allait faire ! Un scandale mondial !

« Madame Satrapoulos, on vient vous voir à propos de Socrate… Socrate, votre fils… »

Avant même que Skopelos ait pu traduire, la vieille lâcha en grec, très rapidement, huit à dix mots.

« Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Jean-Michel.

— Elle dit qu’elle n’est pas sourde, qu’il ne faut pas lui crier dans les oreilles. »

Vexé, Jean-Michel se recula de deux pas tandis que Robert, sans se presser mais à une cadence régulière, fixait sur la pellicule le sol en terre battue, les fagots de bois, le chaudron de cuivre où bouillait l’eau pour les fèves, la cheminée noircie, la table bancale et la croix de bois noir, fixée sur le mur. La vieille parla à nouveau. Skopelos prit la parole :

« Elle dit…

— Arrête de dire « elle dit », le coupa Jean-Miche, ça simplifiera les choses.

— Elle dit : « Qu’est-ce qu’il a encore fait ? »

— Qui ça, il ?

— Ben… son fils…

— Demande-lui depuis combien de temps elle ne l’a pas vu ?

— Depuis plus de trente ans.

— Ils sont fâchés ?

— Elle dit que c’est un salaud. »

La bande du magnétophone s’enroulait doucement sur sa bobine : les écrits s’envolent, les paroles restent.

« Est-ce qu’elle sait qu’il est riche ?

— Non, elle dit qu’elle n’en sait rien.

— Est-ce qu’il lui envoie de l’argent ?

— Jamais, non. Elle dit qu’il lui en a pris, au contraire. »

La vieille ponctua vigoureusement de la tête les propos du traducteur.

« Comment était-il, quand il était gosse ?

— Sale. Et voleur.

— Est-ce qu’il aimait son père ?

— Il n’a jamais aimé que lui-même.

— Et à l’école, il avait de bons résultats ?

— On l’a renvoyé de partout. Aucune école n’en a voulu plus de huit jours.

— Pourquoi ?

— Il avait déjà le mal dans le corps.

— À-t-il jamais essayé de vous aider ?

— Jamais !

— Est-ce qu’il a des raisons précises de vous détester ?

— Il ne peut pas supporter les gens qui l’ont vu faible, sa mère comprise. Un jour, il m’a frappée.

— Vous êtes sûre ? Quand ça ? Pourquoi ?

— Il s’est jeté sur moi et m’a frappée. Son père est arrivé et m’a enlevée de ses mains.

— Il avait quel âge ?

— Treize ans. »

Jean-Michel ne put s’empêcher de jeter un regard triomphant vers Robert : ce que disait la vieille, c’était quelque chose d’énorme. Décidément, Dun avait le flair pour découvrir des sujets fantastiques. Il ne fichait rien la plupart du temps, mais quand il mettait la main sur une histoire, c’était une vraie bombe ! Il était snob, bien sûr, au point même d’en être puant, mais est-ce que cela comptait en regard de ses capacités professionnelles ? Robert demanda à Skopelos si la vieille accepterait de lui laisser faire des photos dans sa chambre ? Oui, elle acceptait volontiers, mais dans sa chambre, il y était déjà, la maison ne se composant que d’une seule pièce d’habitation qu’elle partageait avec les chèvres : c’était trop beau ! Jean-Michel envisagea les profits qu’il allait pouvoir tirer d’un tel reportage sur la mère inconnue et cachée du plus célèbre milliardaire des temps modernes. Grisé, il arrêta le magnétophone et lança pour les témoins, d’un air autoritaire :

« Bon ! On arrête tout pour l’instant. Fais-la sortir et tire quelques rouleaux de couleur devant sa baraque. Avec les chèvres, si tu peux, enfin, quelque chose de dégueulasse, qui fasse pauvre. »

Et à Skopelos :

« Toi, dis-lui qu’on a tout notre temps. On va tout refaire, en reprenant les choses par le commencement. Demande-lui d’abord la date de naissance exacte de Socrate. Je veux tout savoir de sa vie, jour par jour ! »

Il le tenait, son scoop !


Dans la famille Mikolofides, on était si pathologiquement avare de père en fils qu’Ulysse Mikolofides avait décidé de ne pas avoir d’héritier. Il voulait être certain que nul ne lui survivrait pour jouir, sans lui, de sa fortune. Par ailleurs, il ne lui déplaisait pas d’être le dernier bourgeon de sa lignée glorieuse.

Malheureusement, sa femme ne l’entendait pas de cette oreille. Bien que soumise en apparence aux décisions de son époux, Médée insistait souvent, avec un entêtement douloureux, pour qu’il veuille bien lui faire un enfant. Avec le temps, son désir virait à la dépression maniaque. Elle rusait avec les périodes fatales, affirmant qu’il n’y avait aucun risque. Ulysse n’en croyait pas un mot. Méfiant, il continuait, les rares fois où il lui rendait hommage, à s’entourer d’un luxe de précautions inouïes.

Après trois ans de ce manège, il se trouva acculé à un choix : ou Médée devenait mère, ou elle devenait folle. Il la surprenait parfois, tricotant mélancoliquement de la layette devant une table encombrée d’ouvrages de puériculture et de revues sur les nurseries. Elle jetait sur lui un regard soumis mais chargé de reproches, et se remettait avec un profond soupir, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, à ses chaussons bleu ciel et à ses barboteuses rose pâle. Un soir, incapable de supporter plus longtemps ses mines alanguies, il lui lança avec hargne :

« Monte dans ta chambre ! Je vais te le faire, ton enfant ! Et gare à toi si tu ne me donnes pas un garçon ! »

Elle le regarda avec un air d’adoration et gravit l’escalier si vite qu’elle manqua se rompre les os. Elle balbutiait avec reconnaissance :

« Oh ! Ulysse, merci ! Mon Dieu ! Tout de suite Ulysse !… »

Un mois plus tard, rien. Plutôt vexé, bien qu’il ne voulût pas se l’avouer, Mikolofides se remit avec frénésie, dans les semaines qui suivirent, à ses devoirs conjugaux : en vain. Discrètement, il alla passer un examen qui le rassura : non, il n’était pas stérile. Il pria Médée de se soumettre à son tour à des analyses. Les spécialistes ne décelèrent aucune anomalie pouvant s’opposer à une maternité. Furieux, Ulysse se transforma alors en amant insatiable, maudissant les dieux de lui refuser ce qu’ils accordaient à n’importe qui : un enfant.

Pourtant, le ventre de Médée continuait à rester désespérément plat. Elle traversait les saisons dans une torpeur inquiétante, ne s’intéressant à rien, mangeant à peine, couvrant de cadeaux les rejetons de ses domestiques, faisant des dons somptueux à des orphelinats.

Deux nouvelles années passèrent avant qu’elle ne prononce le mot « adoption ». Elle se heurta à un refus formel d’Ulysse dont les vieilles craintes furent réactivées : il était déjà réticent pour un enfant de son sang, ce n’était pas pour aller léguer sa fortune à un bâtard né de père et de mère inconnus !

C’est alors que Nina mourut en couches. Nina était la sœur de Médée. À sa famille horrifiée, elle avait avoué que son futur enfant n’avait pas de père mais que, de toute façon, elle assumerait seule sa grossesse et ses responsabilités.

Le bébé était de sexe féminin. Médée se roula aux pieds d’Ulysse pour qu’il consente à l’adopter. Il répondit qu’il n’en était pas question :

« Si ç’avait été un garçon, à la rigueur… »

Et il partit en voyage pour couper court aux jérémiades. Quand il revint à la maison, ce fut pour trouver un berceau installé dans la chambre de sa femme. Elle lui sauta au cou :

« Regarde notre enfant ! Je l’ai baptisée Irène ! »

Il ne put faire autrement que garder chez lui cette fille calamiteuse dont il était certain qu’elle serait pour lui une source de ruine plutôt que de profits. Résigné à jouer les papas aux yeux de tous, il apprit un jour avec stupéfaction que Médée était enceinte ! Cette fois, elle allait se racheter et lui donner ce fils qui le continuerait, en quelque sorte, et qu’il appellerait Ulysse, comme lui. Melina vint au monde. La rage impuissante de la première fois fit place au désespoir : il n’avait pas vu le pire !

Pour son deuxième essai réussi, Médée eut le mauvais goût d’accoucher d’une autre fille, Helena ! À l’idée d’affronter son mari après cette faillite dont elle se sentait obscurément responsable, Médée, l’espace d’un instant, avait songé à s’enfuir, sa nouveau-née dans les bras. Elle eut raison de ne pas le faire : frappé par ce dernier coup du sort, Ulysse, accablé, se montra presque compatissant. Puisque Dieu l’avait voulu, son devoir serait de veiller à ce que le patrimoine familial ne se volatilise pas entre les mains de ces « châtrées », comme il les désignait mentalement dans ses moments de colère.

Irène avait très mal passé le cap de la puberté, ayant, chose étonnante, des poils aux bras avant que d’en avoir sur le pubis — c’est ce qu’affirmait sa mère en tout cas. Comme on lui répétait sans cesse ce qu’elle devait faire ou ne pas faire, de timide, elle devint renfermée, de sournoise, mystique. Le soir, en cachette, elle s’enduisait les bras de crème dépilatoire, décidée à faire face à sa féminité. Bien entendu, personne ne lui avait révélé le secret de sa naissance et elle était réellement, socialement et psychiquement, la fille aînée des Mikolofides. Pourtant, comme on ne s’était pas privé de lui faire sentir à quel point on la tolérait, dans un cénacle que l’on eût souhaité voir s’enrichir de mâles, elle s’était sentie vaguement coupable de n’avoir pas comblé les espoirs fondés sur sa venue au monde. Plus tard, sous l’action conjuguée de la prière et de l’embrocation, les poils qui floconnaient ses bras avaient consenti à disparaître ; mais, par une espèce de compensation biologique, ils s’étaient anormalement développés dans la région pubienne et sur les cuisses, allant même jusqu’à ombrer l’ourlet pulpeux de sa lèvre supérieure. Avec horreur, elle avait entendu la cuisinière prononcer à ce propos le mot « moustache ». Ses yeux la consolaient un peu, d’un bleu-noir opaque, superbes, veloutés de cils presque trop longs.

Quand Melina était née, on avait recommandé à Irène, qui avait quatre ans, de se réjouir. Elle n’avait pas bien compris pourquoi, et, soupçonneuse de nature, avait pressenti confusément qu’elle allait devoir désormais partager la maigre tendresse que lui dispensait son père avec cette inconnue. Un soir, deux ans après cette naissance, elle avait éprouvé une joie énorme. Il était près de minuit et elle s’était brusquement éveillée dans la chambre qu’elle partageait avec sa sœur. Les yeux grands ouverts dans le noir, elle avait ruminé une idée qui la tenaillait depuis des jours. Elle avait allumé la veilleuse — ce qui lui était interdit — et à pas de loup, s’était approchée du berceau : Melina dormait, la bouche ouverte, sereine. Irène l’avait contemplée, longuement, puis, toute tremblante, comme on tremble lorsqu’on s’apprête à recevoir la réponse d’un mystère, elle avait soulevé les couvertures et débarrassé le bébé de ses langes, jusqu’à ce que ses minuscules jambes fussent à nu. Alors, elle les avait écartées précautionneusement, le cœur battant, pour apprendre enfin ce qui se trouvait entre elles : il n’y avait RIEN ! Ainsi, ses parents n’avaient aucune raison de lui préférer la nouvelle venue : rien, c’est le cas de le dire, ne la différenciait d’elle ! De soulagement et de bonheur, elle se mit à manger Melina de baisers et à la cajoler furieusement. L’enfant se mit à crier. Alertée par les pleurs, sa mère, flanquée de la nurse dont l’appartement était contigu, entra dans la chambre : « Regardez, s’écria-t-elle, regardez comme elle aime sa petite sœur ! » Le lendemain, l’histoire faisait le tour de la maison : à six ans, Irène se comportait déjà comme une vraie petite maman !

Quand Ulysse la prit dans ses bras pour lui caresser les cheveux affectueusement, Irène, pas dupe, comprit que cette faveur spéciale ne lui était adressée que par rapport à l’« autre ». Pour mériter de nouvelles marques d’attention, il allait donc falloir ruser et simuler un amour exagéré pour tout ce que son père aimait lui-même.

Elle s’était à peine remise du choc de Melina que naissait Helena. Par une grâce injuste, Lena, dès la première minute de sa vie, avait été belle. On s’extasiait sur le bleu profond de ses yeux, la perfection de son nez minuscule, le modelé délicat de ses mains, la finesse de ses cheveux, et Irène dut admettre que la vraie rivale, c’était elle. Aussi, cria-t-elle au miracle plus fort que les autres, affichant une idolâtrie qui lui provoquait des nausées, tant elle devait prendre sur elle pour étouffer ses sentiments réels. Elle participait volontiers aux opérations d’hygiène, lavant le bébé, guettant l’instant où chacun aurait le dos tourné pour lui pincer les cuisses, sauvagement. Pour justifier les cris de Lena, elle poussait la mise en scène jusqu’à refermer les petits poings de sa sœur sur une touffe de ses propres cheveux, comme si la victime, c’était elle. Elle avait alors un prétexte physique de souffrir pour avoir fait souffrir, et à ses pleurs authentiques, qui la libéraient, se mêlait le remords d’avoir accompli cet acte cruel dont les motifs profonds la dépassaient.

Irène devait se retrouver marquée pour la vie par cette ambivalence psychique, prenant radicalement le contre-pied de ses désirs, ne les dévoilant jamais, étouffant de les garder secrets, cultivant une exaltation dangereuse à ce point de bascule crucial où s’affrontent pulsion et culture dans le champ clos du cœur ; la guerre ne finissait jamais, entretenue par ses soins avec une ténacité d’autant plus perverse que le combat était sans raison, gratuit. Exemple de ce phénomène culpabilité-autopunition, il lui arrivait de se gaver d’un mets dont la seule vue lui soulevait l’estomac — les concombres entre autres — pour se châtier d’avoir eu envie de poisson grillé, qu’elle adorait, qui était là, devant elle, sur la table, et qu’elle refusait de manger. Quand une personne lui déplaisait, ce qui était fréquent, elle lui prodiguait mille attentions, feignant systématiquement d’apprécier ce qu’elle haïssait et, inversement, de mépriser ce qui l’attirait.

À cet épuisant régime, elle eut la satisfaction de faire sa première dépression nerveuse à seize ans, se réfugiant avec volupté dans cet état morbide, qui avait l’avantage inouï de lui redonner le premier rôle, celui que ses sœurs, tour à tour, lui avaient volé. C’était délicieux de voir défiler la famille à son chevet, inquiète, prévenante, et de la sentir à la merci de son humeur, quand elle souriait faiblement, pour mieux montrer le courage avec lequel elle acceptait son mal : désormais, elle connaissait le moyen infaillible de ramener à elle les sympathies défaillantes, les affections égarées. Elle n’allait jamais l’oublier : chaque fois qu’elle était en manque d’amour, elle se précipitait dans cette délicieuse forteresse, la maladie, d’où tentaient distraitement de la sortir des médecins opiniâtres et bornés, la bourrant, selon sa mine, de calmants, de fortifiants ou d’excitants.

Trois jours avant l’anniversaire de ses quatorze ans, Ulysse Mikolofides mourut d’un infarctus. Irène assista à l’arrivée du corps de son père qu’on avait ramené dans une ambulance après avoir vainement tenté de lui prodiguer des soins à l’hôpital. L’armateur était mort à son bureau, « frappé en plein travail », comme le précisait la version officielle — démentie par quelques mauvaises langues prétendant qu’il avait succombé à une absorption massive d’aphrodisiaques destinés à maintenir dans l’illusion une secrétaire particulière de dix-neuf ans. Alors qu’on s’interrogeait sur le sort des immenses richesses qu’il avait amassées, Médée réagit d’une façon foudroyante : se sentant investie d’une mission, elle réunit plusieurs conseils d’administration et annonça qu’elle continuait l’œuvre de son mari. Elle eut tôt fait de faire disparaître les quelques sourires polis égarés sur des visages sceptiques. Quelques licenciements et une autorité pleine de morgue vinrent à bout des collaborateurs récalcitrants. Les concurrents eux-mêmes s’aperçurent très vite qu’ils ne gagnaient pas au change. Médée, qui avait toujours vécu dans l’ombre de son mari, s’affirmait comme une femme d’affaires hors pair, capable de prendre des décisions instantanées, soutenue par un flair redoutable. Trois ans lui suffirent pour doubler le capital pourtant fabuleux légué par Ulysse. Pendant ce temps, les trois filles de la « Veuve », comme on l’avait surnommée, poursuivaient leurs études avec des fortunes diverses.

À vingt ans, Irène n’avait toujours pas reçu une demande en mariage digne d’être prise en considération. Craignant de rester vieille fille, elle se découvrit une passion furieuse pour le célibat alors que Lena, quatorze ans à peine, faisait déjà jaser : on chuchotait qu’elle avait ravagé le cœur d’un homme mûr, celui du célèbre Satrapoulos. Quant à Melina, seize ans, elle affolait les garçons du voisinage qui n’hésitaient pas, malgré les chiens, à franchir le mur de la propriété, pour apercevoir vaguement sa silhouette, entre les cyprès.

Néanmoins, Irène connut son jour de gloire à l’aube de sa vingt-deuxième année, perdant son pucelage d’une façon qu’elle était loin d’avoir imaginée avec un evzone dont elle dut soulever la jupe pour lui étreindre le sexe. Le militaire avait été requis par sa mère pour faire les cent pas devant la grille d’entrée, lors d’une réception. Il était assez bête pour méconnaître les usages, assez ignorant pour ne pas savoir qui elle était, assez fat pour se croire irrésistible. Irène, qui attendait sur le perron une tante haïe, avait remarqué son regard intéressé, qui pesait sur elle. Avec dédain et insolence, elle lui avait demandé pourquoi il la dévisageait ainsi. Très naturellement, avec un grand rire, il lui avait répondu : « Ce n’est pas ton visage que je regarde. C’est ton cul. Je le trouve superbe. » Irène en était restée muette de saisissement, n’arrivant pas à improviser une attitude appropriée à la situation : on ne lui avait jamais dit une chose pareille, et, secrètement, elle en était flattée. On lui parlait toujours de ses yeux, de son intelligence, de son sens du devoir, mais de son cul, jamais. C’était une découverte. À tout hasard, elle avait ri gauchement. Au cours de la soirée, elle répondit à peine aux compliments qu’on lui faisait — il n’était question que de ses yeux — s’enflammant au souvenir de cet animal brun, beau et ignare, dont elle avait déjà décidé que ce serait lui.

À onze heures du soir, elle le rejoignit. Il l’entraîna derrière le mur, dans un angle, laissa tomber sans façon sa pétoire antique, et lui fit l’amour debout, comme un soldat, à la hussarde. Suffoquée, Irène lui rendit maladroitement son étreinte, ne sachant pas si ce qu’elle éprouvait était bon ou mauvais, un peu comme lorsqu’elle avait mangé des huîtres, la première fois. En tout cas, c’était quelque chose de parfaitement déconcertant, sans rapport aucun avec les situations qu’elle avait pu imaginer en rêve, du haut de son inexpérience.

La chose à peine terminée, l’evzone, sans reprendre son souffle, la fit pivoter prestement et, toujours debout, lui fit l’amour une seconde fois, à la grecque. Puis, rajustant sa fustanelle avec l’air canaille d’un travesti, il éclata de rire. Timidement, elle lui demanda pourquoi, se sentant déjà ridicule. Il lui répondit : « C’est parce que je suis heureux. » À tout hasard, elle décida de se sentir insultée par ce bonheur avoué. Elle le gifla et s’enfuit dans les buissons, entre les arbres, pendant que le soldat, interloqué, tâtonnait à quatre pattes pour retrouver sa carabine.

Plus tard, en essayant d’analyser les détails de cette scène, pour mieux lui conserver sa force, elle avait voulu comprendre les causes de sa persistance en sa mémoire, au-delà de la magie de la « première fois ». Une image lui revenait toujours, dont le sens lui échappait, bien qu’elle s’imposât à elle avec une obstination irritante. Elle concernait les vêtements : elle portait cette nuit-là un pantalon du soir en soie noire, largement évasé du bas. Et cet homme, qui l’avait prise, une jupe blanche : il avait soulevé sa jupe, elle avait baissé son pantalon. Pourquoi était-elle tourmentée par ce détail ?

Un an après cette aventure, elle faisait la connaissance de Kallenberg, invité au mariage de Lena et de S.S. L’armateur allemand, qui avait une solide réputation d’homme à femmes — les héritières de la bonne société internationale l’appelaient « Barbe-Bleue » — avait alors un an de moins que Satrapoulos, bien qu’il en fût à son quatrième mariage. Sa plus récente épouse, une Américaine, était la veuve d’un magnat de l’acier dont il avait investi les capitaux flottants dans ses propres affaires de transports maritimes. Juste après la cérémonie, il avait eu une altercation très vive avec cette femme terne, plus âgée que lui et victime d’un embonpoint rebelle à tous les massages. Il faut dire qu’il était exaspéré par sa présence à ses côtés, estimant qu’elle le diminuait aux yeux de Satrapoulos, son rival et sa bête noire : non content d’épouser une beauté de dix-sept ans, le Grec se posait dorénavant en futur associé, voire même en légataire universel du colossal Mikolofides.

C’en était trop : quand sa femme quitta la réception, abreuvée de sarcasmes et blanche d’humiliation, Barbe-Bleue fit semblant de ne pas la voir. Elle avait été longue à comprendre qu’elle devait le laisser seul, mais maintenant, il se sentait redevenir lui-même. Il huma l’air dans une attitude de défi, les mains enfin libres, parcourant l’assistance d’un coup d’œil dominateur, cherchant sur quelle femme jeter son dévolu. Il lorgna sans vergogne en direction de Melina, demoiselle d’honneur en rupture de collège britannique, mais la horde fade de jeunes gens boutonneux qui l’entouraient le fit battre en retraite, avant même d’avoir attaqué. Irène, qui observait son manège, pouvait lire comme sur un écran le cheminement de ses pensées, et leur prolongement logique : elle attendit. Elle s’était réfugiée dans le coin le plus déserté de la salle, derrière le buffet, et prodiguait des grâces molles à deux popes crasseux et trois employés fidèles trop propres, invités là par charité. Kallenberg, l’ayant enfin repérée, s’approcha d’elle en souriant — comme s’il la découvrait —, l’invita à danser et la prit par la main, sous le regard inquiet de Médée Mikolofides qui, elle non plus, n’avait rien perdu de la scène. Irène ne trouvait pas grande séduction à ce colosse blond, trop sûr de lui, parlant haut, sur un ton de commandement, mais elle avait été distinguée par lui, en public, et lui en était reconnaissante. Elle fut stupéfaite de vibrer dès qu’il la prit dans ses bras, avec une autorité et une brutalité telles qu’elle en eut le plexus envahi par une vague chaude. Elle sentait ses immenses doigts durs s’enfoncer dans la chair élastique de ses hanches, s’y attarder, en une espèce de rotation lente, sauvage et douloureuse.

À la fin de la danse, tout était joué : elle avait trouvé son maître, souhaitait qu’il le restât pour mieux lui faire payer l’émoi qu’elle venait d’éprouver. Kallenberg, de son côté, ne demandait pas mieux : comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? S’il entrait dans la famille, il aurait le double avantage de pouvoir contrôler les manigances de S.S. et les mouvements de fonds de la grosse Médée, sa belle-mère.

Les choses ne traînèrent pas. Un mois plus tard, il engageait une procédure en divorce pour la quatrième fois de sa vie. Motif : cruauté mentale. Pas la sienne, celle de l’Américaine.

Entre-temps, la « Veuve » réfléchissait sombrement à la tournure des événements. D’un côté, elle était ravie de caser sa fille aînée. D’un autre, elle craignait que ces deux loups accueillis sous son toit ne se fissent des idées sur la façon dont ils pourraient disposer de son entregent et de sa flotte. Par ailleurs, et bien qu’elle se sentît invulnérable, il n’était peut-être pas mauvais d’avoir sous la main ces fous de la génération montante, qui deviendraient un jour — elle n’en croyait pas un mot — ses concurrents. Finalement, elle opta pour cette solution politique, se promettant de ne jamais quitter de l’œil ses deux gendres, et accepta de donner Irène à Kallenberg lorsqu’elle jugea bon de lui accorder sa main. Auparavant, elle avait fait faire une enquête sévère sur Barbe-Bleue, par les mêmes limiers qui lui avaient tout révélé sur Satrapoulos, fortune, tics et manies, vices, antécédents judiciaires, origines ; elle avait eu des surprises que, tout compte fait, elle saurait bien utiliser un jour à son profit. Irène, en spectatrice attentive, assistait en coulisses à ces tractations officielles, à ces virevoltes intérieures, désireuse d’affronter et de mater son futur mari dans les plus brefs délais. Elle avait dû déchanter : Kallenberg était lisse comme un œuf d’acier, sans faille, invulnérable et insensible à tout élément extérieur à lui-même. Le soir de sa nuit de noces, alors qu’elle s’apprêtait à minauder et à lui faire tirer la langue pour obtenir ce qu’il attendait, il quitta la maison et ne rentra qu’à cinq heures du matin. Entre-temps, le savant maquillage d’Irène avait tourné, sa chemise de nuit transparente avait l’air d’un vieux chiffon, et elle avait dû prendre des tranquillisants à la chaîne pour ne pas exploser de fureur.

Quand Barbe-Bleue apparut enfin, l’air triomphant et défait, elle était allongée dans une espèce de semi-inconscience. D’instinct, elle lui avait tourné le dos. Il s’était dévêtu, ne gardant que son slip, s’était laissé tomber à côté d’elle qui, maintenant, faisait semblant de dormir, et l’avait retournée d’un seul jet, en la tirant violemment par les cheveux. Irène feignit de s’éveiller et de prendre cette brutalité pour une caresse. Elle lui sourit dans la pénombre, malgré la douleur de sa chevelure crochetée par sa main d’homme des cavernes, qui lui arrachait des larmes. « Tiens, fit-elle, vous voilà… Je m’étais endormie. » Il réagit d’une façon surprenante : « Réveille-toi, salope, et montre-moi ce que tu sais faire avec ton cul. »

Ce mot, qu’un homme prononçait devant elle pour la deuxième fois, avait eu le don de la libérer de ses inhibitions. Avait alors commencé une fantastique course au plaisir, elle, concentrée sur le souvenir de l’evzone, lui grondant et rugissant à la poursuite de ses chimères personnelles, chacun faisant l’amour avec soi-même, dans une masturbation farouche par personnes interposées.

Aux grognements de son mari, s’ajoutèrent bientôt des coups, qu’elle reçut comme une offrande et qui eurent le don de redoubler son excitation. Quand il la pénétra enfin, elle sut tout, comprenant les ressorts de cette hargne, les motivations de ce désir de puissance : Kallenberg n’avait été doté que d’un phallus dérisoire, rendu plus ridicule encore par l’énormité de la carcasse à laquelle il était rattaché. Elle vit dans ce contraste une excellente occasion d’avoir sur lui un avantage : là encore, elle se trompait. Kallenberg, conscient de ce manque, le compensait avec férocité par une agressivité constante, qu’elle prît le visage de ses grands rires vainqueurs, de ses rages subites, de sa soif de conquérir et de dominer, du désir de frapper et d’humilier pour aller jusqu’au bout de ses limites.

Leurs rapports s’étaient donc établis sous le double signe de la haine et de la soumission, de la destruction et du sarcasme. Très vite, Irène s’était organisée dans cette guerre de chaque instant, dont l’enjeu était la survie de l’un et la mort de l’autre. Parfois, elle feignait de rompre, pour mieux le laisser s’engager, le contrant sèchement et sans pitié lorsqu’il était à découvert. À d’autres moments, quand elle se sentait du vague à l’âme, elle acceptait de subir sa loi sans réticence, et de cette soumission momentanée, tirait son plaisir. En fait, elle haïssait Herman. Cette idée qu’il avait eue de célébrer Noël un 13 août était tout simplement grotesque et blasphématoire. Elle n’avait, pour y faire face, que deux solutions : soit partir en voyage, ce qui était prendre le risque de faire jaser — « Kallenberg a répudié sa cinquième femme ! » — ou participer à la mascarade en faisant semblant de l’avoir organisée. De toute façon, les pillards qui envahiraient son hôtel historique du Mail laisseraient peu de choses intactes. Elle était sur son lit, perplexe, et avait étalé sur un plateau en or massif, cadeau de son deuxième anniversaire de mariage, des pilules multicolores à usages variés dont elle ne se séparait jamais, leur absence créant en elle une panique obsessionnelle. Le téléphone intérieur ronfla doucement, elle décrocha : « Écoute-moi bien, grosse vache ! Je veux que demain tu aies une robe très sexy. J’en ai marre de tes tenues de mémère. Puisque tu ne peux faire rire personne, essaie au moins d’en faire bander quelques-uns ! »

Elle traduisit immédiatement le sens caché de ces paroles délicates : Herman devait se trouver dans son bureau, très probablement accompagné d’une putain, sa grande passion, et désirait s’assurer qu’elle était bien dans sa chambre. Elle eut une pensée ironique pour la fille : elle allait s’amuser ! Avec un sourire ambigu, Irène se versa un verre de lait, avala ses pilules dans un ordre rituel, les bleues d’abord, les roses, les jaunes, les vertes et les blanches ensuite. Elle s’allongea complètement sur le dos, s’étira et se mit à rêver qu’elle était belle, prostituée, et qu’elle faisait souffrir Herman.


Kallenberg ne l’avait jamais avoué en confidence, mais, parfois, son vœu le plus cher était d’être bourreau. Pouvoir tuer les gens légalement, sans encourir soi-même le moindre risque lui paraissait le comble de l’épanouissement. Mais les hommes étaient hypocrites. Qui donc, parmi eux, aurait osé affronter le poids d’un tel désir ? La morale les avait affadis, la religion, amollis. Il versa une énorme rasade de whisky dans son propre verre et le tendit à la blonde :

« Tiens, cochonne, bois ! »

Elle refusa d’une moue et le contempla d’un air bizarre. Encore une qui savait.

« Tu n’aimes pas l’alcool ?

— Cela dépend quand, et avec qui.

— Qu’est-ce que tu aimes alors ?

— L’argent.

— Je t’ai payée.

— Qui vous dit le contraire ?

— Et si tu en avais, qu’est-ce que tu en ferais ?

— Je ferais marcher à quatre pattes des types comme vous.

— Tu es marrante, toi ! Tu aimes voir les gens ramper ?

— Oui.

— Les types comme moi ?

— Oui.

— Pourquoi ? Tu me trouves moche ?

— Non. Vous êtes même plutôt beau.

— Alors ?

— Vous êtes dégueulasse. »

Il la gifla, d’un aller et retour foudroyant qui lui marqua immédiatement la pommette d’une tache bleuâtre.

« Et ça, c’est dégueulasse ? Qu’est-ce que tu en penses ? »

Crânement, elle fit face, faisant appel à sa volonté pour empêcher ses larmes de couler, rester impassible. Kallenberg continua sur le même ton calme, comme si rien ne s’était passé :

« Tu irais jusqu’à faire quoi, pour de l’argent ? »

Elle ne répondit pas, le toisant d’un regard qui ne cillait pas sous le sien — la souris qui prend la pose avant d’être déchiquetée par le chat.

« Eh bien, je vais te le dire, tu ferais n’importe quoi ! Tiens, regarde… »

Il sortit de la poche de son pantalon une énorme liasse de billets, peut-être cinq mille livres.

« Tu vois… Il suffit que j’en détache quelques-uns, et, à mon commandement, tu danseras, tu ramperas, tu me montreras ton cul ou tu lécheras mes bottes. Par quoi veux-tu commencer ?

— Je voudrais mon sac.

— Réponds ! Par quoi commence-t-on ?

— Je vous prie de me donner mon sac. »

Elle avait peur maintenant, ne songeant même plus à lui tenir tête, à tirer son épingle du jeu avant de lui fausser compagnie. Après tout, elle avait encaissé ses honoraires, et lui, à sa façon, avait réussi à lui faire l’amour, puisqu’il l’avait giflée : ils étaient quittes. Tout ce qu’elle voulait à présent, c’était s’en aller, partir vite.

« Tiens, connasse, prends-le, ton sac ! »

Il le jeta sur le merveilleux tapis de Chine, d’un rouge unique, acheté à prix d’or à des receleurs qui le tenaient probablement de voleurs de musées. Le petit objet hideux en plastique blanc et or, incongru, eut l’air de souiller l’œuvre d’art, jurant avec elle mieux que ne l’aurait fait un crachat ou un excrément de chien. La fille se courba, ramassa son sac, le serra contre elle et attendit, hors de la, portée de Kallenberg.

« Allez, file ! Et ne fais pas cette tête. Je t’enverrai chercher un de ces jours. »

D’une pression du doigt, il fit pivoter l’un des panneaux de la bibliothèque. Apparut une porte blindée qu’il ouvrit en formant une combinaison chiffrée sur un cadran. Il se tenait debout dans l’embrasure, colossal, énorme, attendant qu’elle sorte.

« Alors, qu’est-ce que tu attends ? »

Elle n’osait pas passer devant lui et sa peur, perçue par Kallenberg, était un supplément de plaisir qui n’avait pas été prévu dans leur marché.

« Dépêche-toi maintenant, j’ai à faire. Quand tu seras au bas de l’escalier, dis au garde que tu viens de chez moi, il te laissera passer. »

Elle le regardait, hésitante, comme on regarde une falaise dont on est sûr qu’elle va s’écrouler sur vous. Elle se décida brusquement, rassembla ce qui lui restait de courage et, d’un seul élan, passa devant lui. En éclatant de rire, il lui envoya une monstrueuse bourrade sur les fesses, qui lui fit dégringoler les marches sur ses hauts talons de bois. Elle entendit encore :

« Et tu as de la chance que le dégueulasse soit de bonne humeur ! »

Derrière elle, Herman reboucla la porte blindée. Dans son seul bureau, il y avait environ pour quatre millions de livres de tableaux. Un pullulement d’impressionnistes, raflés par ses agents dans le monde entier à grands coups de surenchères, Sisley, Renoir, Pissarro, plusieurs esquisses de Monet sur la cathédrale de Chartres et les nymphéas, et deux études de Degas sur la danse, et trois Lautrec, quatre Van Gogh, un nu magnifique et pourpre de Modigliani, immense, hiératique, mystérieux, un chef-d’œuvre de Gauguin de la période tahitienne, d’une matité sourde, trois figures debout sur une plage jaune cadmium, au loin, un cheval en liberté, blanc bleuté, et la mer violente, d’un cobalt brutal, et le ciel ocré, presque rouge. Pour faire pendant à ces modernes, trois ancêtres, une pietà de Raphaël, un dessin de Vinci, torse d’éphèbe beau à couper le souffle, un autoportrait de Rembrandt, réplique de L’Homme au casque d’or de la pinacothèque de Munich. Le tout, disposé dans un savant désordre, avec une négligence étudiée, sur les murs recouverts de boiseries précieuses, dont deux d’entre eux formaient cimaise.

Sur les deux autres, Kallenberg avait exposé des gravures représentant les premiers navires de commerce, à l’époque où la marine à voile s’apprêtait à rendre les armes devant la machine : le Washington, paquebot en fer gréé en brick, propulsion à roues, lancé en 1865 et transformé, trois ans plus tard, en bateau à deux hélices et trois mâts. Le Lafayette, sorti des chantiers la même année, à roues lui aussi, et le Pereire, trois-mâts barque prévu à roues mais réalisé, sur cale, à une hélice, rebaptisé Lancing par les Anglais qui l’avaient acheté en 1888. Kallenberg connaissait par cœur l’histoire de chacun de ces glorieux aïeuls, leur date de naissance, leur jeunesse, leurs voyages, leur mort, vingt-cinq ou quarante ans plus tard. La gravure du Ville de Paris ne signifiait rien pour ses visiteurs, tout illustres qu’ils fussent, mais Kallenberg, lui, le voyait cingler dans le Pacifique, au rythme haletant de ses huit cents chevaux, imaginant parfaitement les tractations qui avaient présidé à sa vente, à Brème, en 1888, avant qu’il ne devienne le quatre-mâts Bischoff et ne s’échoue dans l’Elbe. Un bateau, ce n’était pas une carcasse de métal, de toile et de bois, mais quelque chose de vivant, destiné à labourer la mer éternellement, et à assurer la fortune de ceux qui l’avaient armé. Dans le fond, les navires, plus encore que les œuvres d’art, lui procuraient sa vraie jouissance, la seule en tout cas qui soit purement esthétique. Viking dans l’âme, il considérait longuement les modèles réduits de ses pétroliers, avant que les chantiers ne les construisent grandeur nature, les palpant, les caressant amoureusement, les imaginant, une fois lancés, traverser le monde et faisant flotter ses couleurs.

Un jour, en Égypte, le gros Farouk lui avait dit :

« Je suis prêt à vous racheter toute votre flotte. Mais dites-moi, que ferez-vous de l’argent ? »

L’argent, oui, mais pour quoi faire ? Finalement, tout tournait autour de la même question. Elle restait posée pour lui, qui pouvait tout acheter, ou pour la putain de Soho, qui n’avait qu’elle à vendre. Barbe-Bleue avait répondu d’un trait, sans réfléchir :

« J’achèterai une nouvelle flotte pour vous faire concurrence. »

Maintenant, si on lui avait demandé pourquoi il voulait toujours faire concurrence à tout le monde, il aurait été bien embarrassé. Et après ? L’essentiel n’était pas de chercher à savoir « pourquoi » on courait, mais de courir, de sentir « comment » on courait. Dans sa famille, à Hambourg, on était pirate de père en fils depuis des siècles. Aussi loin qu’on remontait, on trouvait un Kallenberg debout sur un navire, à la poursuite d’une proie. Pour rompre la tradition, son père, qui sur le tard s’était piqué d’honorabilité, avait souhaité qu’il devînt diplomate ; n’épargnant aucun effort pour qu’il y arrivât. Alors qu’il ne pensait qu’à la mer, Herman s’était vu exilé en Suisse, dérision dont il était le seul à goûter l’amertume. Il se lia surtout avec des fils d’émirs, des fils de banquiers, ne perdant jamais de vue son but unique, régner un jour sur les océans.

Lorsque, ses humanités terminées, son père l’envoya en Angleterre pour y poursuivre ses études à Oxford, il ne rechigna pas trop. Au moins, là, il était dans une île, et bien qu’il ne vît pas la mer, il en imaginait la masse autour de lui, au-delà de ces déprimants pâturages, aux horizons limités par des collines molles, peuplées de vaches. Ses lectures favorites étaient les journaux de bourse dont les cours, aux fluctuations qu’il apprenait à prévoir, lui faisaient battre le cœur. Il se fit enseigner l’arabe, pressentant que cette arme lui serait utile plus encore que l’allemand, le grec, le français, l’anglais, l’espagnol et le portugais, qu’il parlait couramment, pour édifier son futur empire. Il y tenait. Il s’était résigné depuis longtemps à subir les désagréments de la petite déficience physique qui le gênait beaucoup lorsque, dans les vestiaires d’un terrain de sport, il était obligé de se dévêtir devant ses camarades. Il s’arrangeait pour toujours tenir une serviette enroulée autour de ses reins, attendant pour s’en dessaisir que l’eau fumante de la douche vienne l’asperger. Même avec ces précautions, il n’avait pu éviter une ou deux remarques ironiques qui l’avaient fait rougir, lui, le colossal Herman, jusqu’aux oreilles. D’un air méprisant, il avait répondu à ces trouble-fête qu’ils n’y connaissaient rien, que le volume au repos n’avait aucune signification puisqu’il s’agissait d’une espèce d’éponge qui se gonflait prodigieusement sous l’afflux du sang et que lui, Kallenberg, les mettait au défi de l’égaler lorsqu’il était en érection. Évidemment, il lui avait été impossible de tenir le même raisonnement aux premières filles qu’il avait honorées, et dont le mutisme à ce sujet l’avait plongé dans un malaise plus profond que des remarques précises. Une seule avait osé y faire allusion, une petite rousse qu’il avait draguée lors d’un bal à l’université. Elle lui avait dit en riant :

« Mais dis donc ! Tu es monté comme un ouistiti ! »

Il ne lui en avait pas voulu, préférant cette franchise tendre et sans malice aux silences pleins de sous-entendus. Et il s’était employé pour que ce détail fût oublié au cours de leurs ébats.

D’ailleurs, il faisait tout pour l’oublier lui-même, coléreux, agressif, fascinant son entourage par son aplomb, son culot imperturbable, premier en tout, prenant le pas sur autrui grâce à sa force physique, sa ruse, ses feintes et son charme, jouant les attendris pour mieux poignarder, les enfants perdus, ce qui attirait les femmes, trichant d’une façon éhontée à tous les jeux, sans peur et sans remords.

À la fin de ses études, son père lui demanda de quelle manière il allait aborder la « carrière » : le vieux Kallenberg, ivre d’orgueil, le voyait déjà troisième secrétaire d’ambassade dans une lointaine république sud-américaine. Froidement, Herman lui annonça qu’il ne serait pas diplomate, qu’il allait se lancer dans les affaires mais que, pour le consoler, il était sur le point d’épouser la femme d’un ambassadeur. Il l’avait rencontrée à un thé, elle avait trente ans, lui, vingt-deux. Elle avait été éblouie par son physique, il avait été subjugué par ses relations.

Immédiatement, il plaça les capitaux qu’elle avait de disponibles dans l’achat à Athènes de vieux rafiots destinés à la casse. Avec l’argent qui lui restait, il paya une équipe d’ouvriers, chargés de leur faire perdre leur allure d’épaves et de leur redonner une apparence de navires. Sur les carcasses pourries, on passa des couches de peinture si épaisses que les coques, aux joints disloqués, s’en retrouvèrent pratiquement soudées. Il ne lui restait plus qu’à créer une société de transports maritimes, à faire assurer sa flotte et à aller chercher le client. Évidemment, les hommes d’équipage couraient des risques, mais Herman n’avait pas cédé à la mode en usage chez certains professionnels véreux : dans un premier temps, faire maquiller d’abominables rafiots par des équipes de truands, spécialistes du camouflage et du naufrage en tout genre. Ensuite, mystifier les experts des compagnies qui assuraient ces carcasses retapées et pimpantes à un taux cent fois supérieur à leur valeur réelle. Après quoi, il n’y avait plus qu’à faire couler cette flotte fantôme. Des marins, complices de la combine, remorquaient les épaves au large, faisaient un trou dans la coque, lançaient un S.O.S., se faisaient sauver par les autorités maritimes et recommençaient un mois plus tard l’opération naufrage. Un bon truc consistait à se placer sur la route des navires de ligne et à se faire éperonner, ce qui conférait un cachet d’authenticité à la manœuvre.

Avec les gains de ces premiers frets, dont les tarifs étaient bien plus bas que ceux de la concurrence, Kallenberg acheta des navires solides, réservant une partie de ses capitaux à l’acquisition de chalutiers à la retraite dont les capitaines avaient reçu l’ordre de pousser les chaudières jusqu’à l’agonie. À vingt-quatre ans, alors que ses condisciples hésitaient toujours sur le choix d’une profession, Herman était riche. Sa réussite s’annonçait bien…

Au sommet de la hiérarchie dans laquelle il se hissait, se trouvait l’intouchable Mikolofides. Sur sa route, essayait également de lui mettre des bâtons dans les roues un garçon de son âge dont on faisait déjà grand cas, Socrate Satrapoulos. Kallenberg était bien placé pour savoir que le Grec usait, pour s’enrichir, de méthodes similaires, naufrageur de vocation et tout aussi dénué de scrupules. La compétition excitait Herman, qui la prévoyait à couteaux tirés, sans entraves d’aucune sorte, tapissée allègrement de peaux de banane par leurs soins réciproques. Ce qui l’agaçait, c’était l’avance imperceptible que Satrapoulos prenait constamment sur lui, comme s’il avait pu avoir les mêmes idées que les siennes, mais quelques heures plus tôt. Pourtant, S.S. n’avait ni sa séduction ni sa culture. Il était de manières frustes, petit, pas beau, plutôt roux et myope de surcroît. Simplement, il avait une espèce de génie pour détecter la bonne affaire, de préférence en marge de la légalité.

Barbe-Bleue s’en aperçut au moment de la guerre d’Espagne, manne de tous les armateurs, Mikolofides en tête, qui avaient transformé leur flottille de pêche en transport d’armes, leur faisant remonter de nuit les côtes d’Espagne pour livrer, indifféremment, aux franquistes ou aux républicains. Chaque fois que Kallenberg avait vent d’un marché à conclure, il se trouvait que Satrapoulos l’avait déjà enlevé la veille. Heureusement, les commandes ne manquaient pas et les livraisons lui rapportaient d’effarants bénéfices, immédiatement investis dans d’autres achats. Kallenberg jouait également en bourse, avec des méthodes qui faisaient frémir les observateurs, car elles auraient provoqué la ruine de n’importe qui. Ses rivaux attribuaient à la chance des succès obtenus par des systèmes de placement parfaitement illogiques en apparence. En réalité, ils obéissaient à une rigueur absolue. Barbe-Bleue s’était rendu compte qu’en matière de finances, les mêmes causes n’engendraient pas forcément les mêmes effets. Non à cause des incidences économiques, prévisibles parce que s’étant déjà répétées dans le passé, mais à cause des hommes qui, précisément, les avaient prévues. Si, dans une course de chevaux, trois personnes, et trois seulement, pouvaient connaître le nom du gagnant, elles se partageraient la totalité des mises de tous les autres parieurs. Si, par contre, un million de parieurs sont au courant de ces prévisions, chacun d’eux, bien qu’ayant misé le bon cheval, n’aura droit qu’à une somme dérisoire.

Aussi, Barbe-Bleue se méfiait-il des valeurs « sûres », sachant très bien qu’elles ne le seraient bientôt plus, condamnées à la baisse par le trop grand nombre de leurs supporters. C’est dans cet esprit qu’il avait misé sur l’émir de Baran. L’émirat de Baran, dans le golfe Persique, n’était qu’une langue de terre sans ombre ni eau, torride, peuplée de dix mille fanatiques en haillons, crevant de faim et d’un excès de religion. L’émir, Hadj Thami el-Sadek, qui passait pour un prophète, était un politique intransigeant, prêchant la pureté et la guerre sainte — il n’y avait pas de pétrole chez lui. Quand Kallenberg lui avait livré un bateau d’armes, six mois plus tôt, il avait été étonné d’apprendre que Satrapoulos, avant lui, avait pratiqué la même manœuvre à fonds bloqués, d’ordre purement tactique. Apparemment, son beau-frère n’avait perdu ni son temps ni son argent.

Appuyé par sa poignée de soldats fous, l’émir de Baran s’était rapidement imposé par ses perpétuelles références au Coran, invoquant Allah comme moteur de toutes ses actions, pratiquant une ascèse scrupuleuse, imposant par son verbe et la force de ses convictions. Elles allaient toutes dans le même sens : tous les cheiks ou émirs du golfe Persique devaient le prendre comme chef religieux et accepter son autorité morale, lui que nul ne pouvait suspecter de bas mobiles matériels. Les uns après les autres, ses confrères, qui lui devaient bien ça en raison de sa pauvreté, avaient accepté de se ranger sous sa bannière, ne sachant pas à quoi ils venaient de s’engager. Bientôt, l’influence de Hadj Thami el-Sadek grandit. En cas de litige, on le priait de trancher le débat. Avant même d’aller voir ses pairs, les ambassadeurs des pays étrangers venaient le consulter respectueusement, sachant bien que toute signature d’accord passerait par son caprice. En très peu de temps, il était devenu, à la grande rage de ceux qu’il représentait, leur porte-parole officiel. Conscient de la réalité de son pouvoir, il redoubla de ferveur religieuse, se posant en exemple aux sujets mêmes des autres souverains : une espèce de Gandhi, à sec sur un radeau dans une mer de pétrole.

Au niveau de ses affaires, Kallenberg était en concurrence directe avec plusieurs gouvernements, ceux des États-Unis, de l’Allemagne, de la France et de la Grande-Bretagne. Après de multiples contacts secrets, il réussit à se faufiler jusqu’à l’émir et lui joua une comédie humble et dévote, dont l’enjeu était d’obtenir un fantastique marché : le transport des millions de tonnes de pétrole brut en provenance de tous les émirats du golfe Persique. L’émir fut séduit par un homme qui parlait sa langue, était parfaitement au courant de ses travaux, de ses ambitions, et, en outre, pouvait citer des versets entiers du Coran. Néanmoins, il resta inébranlable à ses arguments, se réservant de prendre plus tard une décision qu’il jugerait conforme à la conjoncture politique — sa politique à lui. Lorsqu’il cita le nom de Satrapoulos, Kallenberg lui fit discrètement remarquer que c’était un homme sans religion, un athée, un agnostique, ce qui était bien dommage, étant donné les vastes qualités commerciales de son honorable concurrent. Sans avoir l’air d’y toucher, Barbe-Bleue chercha à savoir si les prix proposés par S.S. étaient tels qu’il n’y avait aucune surenchère possible. Son hôte s’indigna d’une préoccupation aussi bassement terre à terre : pour des raisons humanitaires, il avait écarté de l’affaire les plus grands pays du monde, se réservant d’en laisser le privilège à une entreprise privée, afin de rester neutre et de ne favoriser aucun gouvernement au détriment d’un autre. Son acquiescement n’était donc pas déterminé par une question d’argent, mais par un souci de convenances morales. Kallenberg se demanda jusqu’à quel point l’émir ne le prenait pas pour un imbécile : affolé par l’idée de cet énorme marché qui allait peut-être lui passer sous le nez, il décida de savoir jusqu’où il pouvait aller trop loin, et plaça sa botte, fleurie et venimeuse :

« Prince, les raisons que vous invoquez sont si nobles, si rares et si inattendues, que je me sentirais coupable de ne pas vous éclairer. Voyez-vous, l’homme avec qui vous me mettez en balance a épousé la sœur de ma propre femme. C’est dire que je le connais bien. Je crains, si vous lui donnez la préférence, que vos partisans apprennent des choses déplaisantes sur lui, qui risqueraient de discréditer votre choix.

— Quelles choses ? »

Barbe-Bleue fut pris de court. Jusqu’à cet instant, la conversation avait plané sur les purs sommets de la rhétorique ; et voilà que le vieux forban le poussait à des cancans.

« Eh bien… les femmes… »

En souriant, Hadj Thami el-Sadek lui lança, le regardant droit dans les yeux :

« Si l’amour des femmes était un péché pour les Occidentaux, alors, vous seriez aussi un pécheur. »

Kallenberg fut désarçonné : il ne s’attendait pas à ce que cet Arabe illuminé ait fait prendre des renseignements sur lui, et soit au courant de ses petites manies. Il fallait trouver autre chose, de plus musclé. Il eut une illumination : comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Il prit un air songeur et dit :

« Ce n’est pas aux femmes que je fais allusion, mais à la femme. Je m’explique. À Londres, des journalistes sont venus me voir. Ils souhaitaient publier un reportage sur la seule femme qui soit vraiment digne de respect : une mère. Or, Satrapoulos laisse la sienne mourir de faim. Il ne l’a pas vue depuis trente ans, refusant de lui verser la plus petite obole. Si la nouvelle se répand, si le scandale éclate, il y aura, même dans les milieux financiers, des braves gens qui s’en indigneront. Les journaux du monde entier reprendront la nouvelle. Satrapoulos n’a pas que des amis (là, il allait peut-être un peu trop loin ?). Ses coups de bluff déplaisent à beaucoup de gens sur la planète. Il suffit d’un rien pour qu’une campagne se déclenche contre lui. Si elle a lieu, il sera discrédité. Et avec lui, ses proches.

— Vous dites que ce reportage est déjà fait, ou qu’on a l’intention de le faire ?

— Il est déjà fait : j’ai vu les photos de cette malheureuse créature.

— Pourriez-vous me les faire tenir ?

— Il faudrait que je retrouve ceux qui me les ont apportées.

— Pour un homme ayant votre abattage, ce doit être un jeu. Montrez-les-moi simplement. Ensuite, nous aurons une nouvelle conversation. »

Quand Kallenberg se jeta dans son avion, il avait la tête bourdonnante. Il avait vaguement entendu parler, comme tout le monde, de cette mère invisible mais toujours vivante, menant quelque part dans les montagnes grecques une existence d’indigente. Mais était-ce bien vrai ? L’histoire n’appartenait-elle pas à la légende de S.S. ? Et si elle était authentique ?

Pour s’en assurer, Barbe-Bleue pensa immédiatement à Raph Dun, un pique-assiette insignifiant de la jet society, vivant au-dessus de ses moyens, mais parvenant à être partout, à se glisser dans tous les coups. Il se souvenait de lui parce que, au cours d’un cocktail, il avait eu le culot de prier Kallenberg de le rejoindre chez lui, au Ritz, pour y vider quelques verres avec des amis. Herman aurait refusé, bien sûr, n’eût-ce été la fabuleuse créature que Dun avait à ses côtés ce soir-là. Il était allé à la soirée et avait eu la fille, complaisamment fourrée dans son lit par les soins de ce petit name dropper. À trois ou quatre reprises, dans des endroits étonnants et qu’il aurait cru mieux protégés, il l’avait rencontré de nouveau, et ce petit minable s’était comporté envers lui d’une manière horripilante, comme s’ils étaient complices. Arrivé au Hilton de Djibouti, Kallenberg téléphona immédiatement à son bureau de Paris pour qu’on mette la main sur Dun et qu’on le lui amène. Le lendemain, les deux hommes se retrouvaient à Londres. Kallenberg, affichant une amitié débordante, avait demandé au journaliste s’il était capable de se montrer discret sur l’origine de ses informations. L’autre avait eu un joli mouvement de bras sur son cœur.

« Voilà, avait précisé Barbe-Bleue en baissant le ton, confidentiel, je peux vous donner un scoop mondial… »

Il avait expliqué l’histoire, justifiant son comportement — après tout, le Grec était son beau-frère — par une horrible vacherie que ce dernier aurait commise à son égard, et dont il voulait tirer revanche. Dun avait marché comme un seul homme, grisé par cette entourloupette commise avec un allié aussi considérable.

« Bien entendu, avait ajouté Barbe-Bleue d’un air négligent, je prends tous vos frais à ma charge. Sachez d’abord si Mme Satrapoulos est toujours en vie. Si oui, je veux tout savoir sur elle. Vous pensez bien que j’aurais pu confier ce travail à mes détectives, n’était-ce la discrétion absolue nécessitée par l’entreprise, et la confiance totale que je place en vous (fermez le ban !). Quand vous serez en possession de ces documents, apportez-les-moi. Je vous dirai ce qu’il convient d’en faire. Peut-être ne vous permettrai-je pas de les publier tout de suite, mais soyez certain que vous ne perdrez pas le fruit de votre travail. »

Trois jours après l’entrevue, Dun avait la réponse : oui, la veille était en vie, dans un village perdue, oui, il l’avait vue, de ses yeux vue. Après cette mission de reconnaissance, il suffisait de lâcher les spécialistes. C’était chose faite depuis la veille. Dun, très excité, lui avait téléphoné pour lui apprendre la nouvelle. Il avait en sa possession un fantastique dossier de photos, et des révélations inouïes, enregistrées sur une bande qu’il avait immédiatement déposée dans le coffre de sa banque, ainsi que les clichés. L’événement était grandiose et, en y pensant, en évoquant ces documents que son secrétaire privé, dépêché à Paris, lui apporterait le lendemain matin en main propre, dans une serviette scellée, Kallenberg ne put s’empêcher de saliver littéralement. Certes, sa femme était une conne ; certes, la nature lui avait joué un tour sous un rapport précis, mais cette victoire en vue, ce triomphe, allait compenser bien des humiliations. Il y avait trop longtemps que S.S. méritait une leçon : il la recevrait demain soir, 13 août. Quel Noël ! En tout cas, pour Barbe-Bleue, le plus beau de sa vie. La tête du Grec, lorsque Herman déposerait les photos de sa clocharde de mère dans ses sabots ! De joie, Kallenberg décrocha du mur son petit préféré, une Lucrèce de Cranach se perçant le sein d’un poignard, et l’embrassa, promenant le bout de sa langue sur le minuscule téton sanglant.

Quoi qu’il puisse faire, Satrapoulos était coincé : s’il osait maintenir ses prétentions à l’affaire, malgré la menace de publication des documents, le scandale lui fermerait la porte de Hadj Thami el-Sadek. Il avait donc tout avantage à l’étouffer et, par voie de conséquence, à le laisser, lui, son beau-frère, traiter à sa place avec l’émir. Il n’y avait pour Satrapoulos aucune alternative : le marché lui échappait, il était coulé. Par ailleurs, Kallenberg n’ignorait pas que, en vue de ce pactole, il avait passé commande de trois pétroliers géants à des chantiers norvégiens : comment allait-il se relever d’un coup pareil ? À moins de les charger de bananes, ses bateaux étaient condamnés à rester à quai. L’idée fit hurler de rire Barbe-Bleue. Il se figea soudain car un éclair prémonitoire le frappa avec la force de l’évidence : désormais il ne lui restait plus qu’à éliminer sa propre belle-mère, la grosse Médée, pour être le premier, pour régner sans partage sur toutes les mers du monde. Le souvenir de la putain l’envahit, chaud encore. Il décrocha le téléphone et sonna dans la chambre d’Irène : elle ne répondit pas. Parfait, libre à elle ! Il allait lui montrer comment un seigneur réveille une épouse rétive !

Machinalement, il caressa sa ceinture et sortit de son bureau.

4

Traditionnellement, les habitants de Londres passent pour être blasés. Pourtant, depuis onze heures du matin, les passants s’agglutinaient sur le Mail, devant le n° 71, où se dressait un magnifique hôtel, dont certains savaient qu’il était la résidence britannique de l’armateur Kallenberg. Les plus anglais d’entre eux, ne voulant pas être pris en flagrant délit de curiosité, s’appliquaient à regarder sans tourner la tête, quitte à faire plusieurs passages d’un air innocent pour capter par bribes ce que leur œil ne pouvait percevoir d’un seul coup.

Il faut dire que le spectacle était étonnant : en plein mois d’août, par une chaleur lourde et suffocante, une nuée d’ouvriers s’affairaient à dresser devant le perron deux sapins de Noël, dont chacun mesurait plus de dix mètres de haut. Un détachement de cinq bobbies, transpirant autant que les travailleurs, demanda à la foule de s’écarter au moment où les arbres immenses, retenus par des cordages jaillissant des fenêtres de l’immeuble, se dressèrent enfin à la verticale : l’effet était saisissant. Un gosse demanda, avec un accent cockney à couper au couteau : « Eh ! les gars ! Est-ce que je pourrai apporter mes godasses ce soir ? » Des éclats de rire fusèrent. Une dame, son cabas sous le bras — probablement une femme de ménage — ajouta : « Si c’est pas malheureux ! Les riches, quand ils ont chaud, ils pensent qu’à faire semblant d’avoir froid. Et quand on se les gèle vraiment, ils vont se dorer au soleil, et à poil ! » Il y eut de nouveaux rires. Encouragée, la matrone reprit, s’adressant à un ouvrier : « Tu auras beau y faire, tu feras pas neiger ! » L’homme s’épongea le front et laissa tomber : « C’est ce qui vous trompe, ma petite mère. Y va y en avoir, de la neige ! »

À six heures du soir, un camion de la B.B.C. arriva et se rangea sur le trottoir. Des techniciens en descendirent déroulant des câbles, choisissant les emplacements des caméras, faisant des marques à la craie sur le sol. À huit heures, la nuit tomba et des ingénieurs firent des essais d’éclairage, vérifiant les projecteurs. La foule, qui s’était encore grossie de plusieurs centaines de personnes, poussa des « Oh ! » et des « Ah ! » On déroula un tapis pourpre, qui masqua bientôt une grande partie du trottoir et, au-dessus de la porte d’entrée, on déploya un dais. Alors, trois camions frigorifiques arrivèrent, suivis de peu par dix géants de la garde royale, à cheval, en grande tenue, qui prirent place au pied des marches de l’entrée. Des camions, on se mit à extraire des blocs de neige que des hommes en salopette bleue étalèrent dans un rayon de vingt mètres autour de l’escalier d’honneur. D’autres, grimpés dans les étages, mirent en batterie deux ventilateurs géants qui soufflèrent de la neige sur les sapins. Les badauds s’épongeaient le front, ravis lorsqu’un flocon glacé venait leur caresser le visage. Deux pères Noël barbus vinrent se planter au pied du perron, probablement nus sous leur houppelande.

À dix heures du soir très précises, la première Rolls, immatriculée « corps diplomatique » et arborant un fanion aux armes du Koweit, vint se ranger devant l’hôtel. Deux hommes basanés, djellaba et lunettes noires, en franchirent les portières, tenues respectueusement par le chauffeur qui avait ôté sa casquette. Ils gravirent les marches, escortés par deux valets à la française, en perruque, porteurs de flambeaux grésillant sous la neige qui tombait drue. Un rêve, dans la nuit de la ville encore embrasée par la chaleur du jour : d’enthousiasme, les badauds applaudirent. Ils se détournèrent immédiatement en reconnaissant Betty Winckle, jaillie d’une Bentley, déshabillée par une robe du soir en paillettes blanches et diamants, au bras d’un cavalier inconnu, immense et bronzé, en smoking blanc. Les photographes crièrent « Betty ! Betty ! » et la star fut mitraillée sous tous les angles. En riant, elle retroussa sa robe pour que la traîne ne balaie pas la neige, et aux gens qui clamaient son nom, elle lança un percutant « Joyeux Noël ! » Une houle de rires secoua ses admirateurs.

Mais déjà, l’avenue était engorgée par les voitures qui faisaient la queue pour déverser leur chargement rare devant le 71. Il y eut des bousculades, et ce petit ballet comique et saccadé des chauffeurs se précipitant, des hommes aidant leurs compagnes. Une grosse dame couverte de bijoux glissa sur la neige, au moment où une voix anonyme criait : « Eh ! Maman ! C’est des faux ! » Elle chuta lourdement, pendant que plusieurs invités s’efforçaient de la redresser. Des valets arrivèrent à la rescousse, réussirent à la remettre sur pied et l’emportèrent, malgré son indignation. « Joyeux Noël ! » hurla la foule qui entrait dans le jeu. Illuminé de mille feux, l’hôtel rutilait, scintillant sous les éclairs de magnésium dont la lumière froide éclaboussait les branches basses des sapins, rendant à leurs cimes, restées dans l’ombre, une parcelle de leur mystère originel. La ronde des invités continuait. Les femmes, bravement, entraient dans le périmètre où tombait la neige, leurs coiffures protégées par des domestiques brandissant haut des parapluies. Les hommes riaient, s’interpellaient à haute voix, se reconnaissaient, faisant de grands gestes de la main, étonnés que certains soient de la fête, essuyant la neige sur un plastron. Un passant en chemise — un aigri probablement — se toucha le front de l’index et murmura pour lui-même :

« Ben merde alors !… »

Puis, il tourna les talons et se fondit dans l’obscurité moite et tiède de cette surprenante nuit d’août.


« Dis donc, ça te plairait de te faire un peu de fric ? »

Le garçon d’une vingtaine d’années qu’on venait d’interpeller se retourna lentement, son verre d’Alton Bitter dans les mains. Il avait un petit visage pâle et fermé, des yeux sournois et méfiants. Malgré son jeune âge, son teint plombé trahissait le type qui sort de prison. Il jaugea les deux hommes qui se tenaient devant lui, des costauds qui, visiblement, n’étaient pas des flics. Il hésita un instant et décida de faire une réponse aussi stupide que la question :

« Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai besoin d’argent ?

— On te demande pas si tu en as besoin, mais si tu veux en gagner une pincée.

— Vous êtes dans quoi, au juste ?

— Eh ! Marre ! Arrête de jouer les duchesses. Tu veux ou tu veux pas ?

— C’te connerie ! Bien sûr que je veux. Mais attention hein !… Ça dépend de ce qu’il faut faire. »

Ses deux interlocuteurs échangèrent un regard bref. L’un, le plus grand, se nommait Percy. L’autre, plus large et trapu, s’appelait Wise. Ils avaient l’air de ce qu’ils étaient de rôdeurs de quai, c’est-à-dire qu’ils ne détonaient nullement parmi les autres clients de l’Anchor Tavern, l’un des pubs les plus connus des docks, sur le Bankside. Ce fut Percy qui répondit :

« On veut faire une blague à des bourgeois. On veut chahuter un peu leur soirée, entre copains. Pour se marrer quoi !…

— Fallait le dire que c’était pour une blague ! J’aime rigoler, moi ! Combien !

— Dix livres.

— Qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Tu viens avec nous. On te donnera des détails dans le camion. »

Le garçon frappa le comptoir d’une pièce de monnaie pour attirer le barman. Wise, d’un geste large, l’arrêta ; jeta cinq shillings sur le zinc et lui dit d’un air amical :

« Laisse ! C’est nous qu’on régale ! »

Ils sortirent, dans le décor lugubre des docks, hérissé de grues, de proues, de carcasses métalliques. Non loin du pub, une camionnette de livraison attendait, anonyme. Le hayon arrière s’ouvrit :

« Allez, monte ! Tu vas faire connaissance avec des amis comme toi. »

À l’intérieur, ils étaient déjà une dizaine, tassés sur deux banquettes, fumant et faisant circuler entre eux une bouteille de Seagram’s, dont ils essuyaient le goulot d’un revers de manche, après y avoir bu. Au même instant, les premiers invités de Kallenberg commençaient à arriver sur le Mail. Depuis deux heures déjà, Percy et Wise faisaient la tournée des pubs. Ils avaient commencé par le Waterman’s Arms, dans Glengarnock Avenue, pour écumer ensuite le Round House de la Wardour Street, et l’Iron Bridge, sur l’East India Dock. Partout, ils avaient choisi des hommes jeunes, qui pouvaient, à la rigueur, n’eût-ce été leur air dur et soupçonneux, passer pour des étudiants.

Percy et Wise étaient les hommes de main de Bill Mockridge, l’homme à tout faire de l’International Shipping Limited, une filiale britannique d’une compagnie panaméenne de transports pétroliers. Wise, qui n’était pas sot — il avait été expert en écritures avant de se retrouver en prison pour faux et escroquerie — se doutait que Mockridge travaillait pour le Grec, l’un des plus puissants armateurs du moment. Mais, comme il n’était ni curieux ni bavard, que Mockridge l’avait sorti du placard en payant pour lui une forte caution, il n’avait jamais fait part de son idée à quiconque, même pas à Percy, qui était pourtant son meilleur copain. Avec Percy, il accomplissait les boulots les plus bizarres, tour à tour agent électoral, briseur de grèves, mettant parfois la main à la pâte pour corriger des gens qu’il ne connaissait pas, mais dont Mockridge lui avait affirmé qu’ils « n’étaient pas réguliers ». Aujourd’hui, Percy et lui avaient été chargés de recruter une centaine de voyous au sujet desquels il avait reçu des instructions très précises. Sur la base de dix livres chacun, ils devaient le suivre sur le Mail, au 71, et mettre un peu d’animation dans une soirée de richards. Pas grand-chose : en bousculer quelques-uns et semer la merde. Instructions du commando : en faire assez pour que la police se dérange, mais décrocher avant qu’elle soit en vue. Wise se demanda si ses demi-sels se montreraient à la hauteur, s’il pourrait les tenir bien en main. On verrait sur place. En attendant, il allait leur faire un petit speech pour leur expliquer ce qu’il attendait d’eux. Après quoi, il leur distribuerait leur argent. La camionnette freina et vint se ranger devant un immense hangar désert, lugubre, dans lequel Percy et lui avaient planqué leurs autres recrues. Wise consulta sa montre : dans une heure, l’heure H.


Raph Dun demanda au chauffeur de sa Cadillac de location d’accélérer. Il venait de passer devant la résidence de Kallenberg et c’était de la folie furieuse, quelque chose de délirant : il y avait des grappes de gens qui se battaient sur le perron pour mieux voir les invités, leur demander des autographes, les toucher, les contempler de près, en chair et en os. Les voitures stationnaient sur trois files, ce qui l’avait fait hésiter. Il ne voulait à aucun prix faire une entrée anonyme. Il souhaitait que la Cadillac s’arrête devant l’entrée, là où tombait la neige, que son chauffeur lui en ouvre la portière et qu’on l’applaudisse, comme les autres, au moment où il sortirait de la limousine, les deux filles à son bras. L’une d’elles demanda :

« Raph… Tu crois que c’est de la vraie neige ?

— Oui, ma poule, tu vas voir, ici tout est vrai, les bijoux, les tableaux…

— Gina, fait la blonde l’interrogeant, dis-moi si mes cheveux sont bien, en bas de la nuque.

— Parfaits, ils sont parfaits. Passe-moi ton rimmel… »

Kallenberg lui avait dit : « Amenez qui vous voulez. Tous vos amis sont les bienvenus chez moi. » L’armateur rayonnait de chaleur humaine. Les documents qu’on avait déposés à son domicile le matin même l’avaient enchanté. Au téléphone, il avait ajouté : « À ce soir, mon cher ami, nous trouverons bien le moyen de nous isoler pour parler de tout cela. » Raph s’en était rengorgé. Il avait donné rendez-vous à Londres à deux actrices, Gina, qui était arrivée de Rome deux heures plus tôt, et Nancy, une Française qui tournait précisément en Angleterre : elles s’étaient surpassées, la brune en blanc, la blonde en noir, évoquant les deux moitiés d’un domino. Peut-être qu’avant la fin de la nuit, elles se transformeraient en chair fraîche, pour l’ogre. Fraîche… enfin… Raph, qui avait une longue habitude de ce genre de soirées, savait par expérience qu’à un certain moment d’une trop longue nuit, les peaux les plus jeunes se flétrissent, les moins jeunes tournent comme de vieux soufflés et les plus anciennes, sous les craquelures du maquillage, laissent apparaître le parchemin ridé de la façade. La Cadillac, qui avait terminé son deuxième tour du bloc, faisait un troisième passage. Raph jugea que son entrée n’était pas encore assez assurée.

« Faites un autre tour ! dit-il au chauffeur.

— Il est aussi riche qu’on le dit ? demanda Nancy.

— Encore plus que ça.

— Plus riche que Satrapoulos ? » lança Gina.

Dun ne put s’empêcher de sourire :

« Disons qu’ils se valent. Mais vous savez, mes biches, dans les affaires, une foule de catastrophes peuvent survenir. Ça départage…

— Dis, Nancy, tu le connais toi ?

— Qui ça ?

— Kallenberg.

— Non. Et toi ?

— Non. Il est marié ? »

Raph y alla de son grain de sel, les interrompant :

« Oui. Il est marié. Et t’imagine pas qu’il va t’épouser. Il baise, mais il n’épouse pas. »

Il éclata de rire. Il enchaîna :

« Vous y êtes mes cocottes ? Prêtes pour l’entrée ? Alors on y va ! »

Il cria au chauffeur : « Stop ! »

L’autre réussit à se faufiler en deuxième position, ce qui n’était pas si mal. Il y eut un cri dans la foule : « Écartez-vous ! » On entendait la sirène d’une ambulance. Elle fut bientôt derrière la Cadillac, lui faisant des appels de phares autoritaires pour prendre sa place. Le chauffeur de Dun dut se déplacer, avant que Raph et ses compagnes puissent mettre pied à terre. Il s’arrêta cinq mètres plus loin, bloqué par le trottoir sur sa droite, et à gauche, à l’avant et à l’arrière par la marée de voitures. « Ne bougez pas ! cria le reporter… Je vais voir ce qui se passe ! » Il claqua la portière et vit deux infirmiers escalader au sprint les marches du perron, une civière sous les bras. Cinq secondes s’étaient à peine écoulées que les infirmiers, entourés d’une nuée d’hommes en smoking, gesticulant, réapparaissaient, ployant sous le poids d’une énorme bonne femme endiamantée, allongée sur la civière, son visage gélatineux et tressautant crispé de douleur. Malgré le tragique du spectacle, quelqu’un cria :

« C’est la mémère qui a glissé sur la neige ! Elle s’est cassé la jambe ! »

La foule éclata de rire. En se hâtant les infirmiers enfournaient la civière dans l’ambulance, pendant qu’une voix lançait :

« La prochaine fois, maman, faudra apporter tes skis ! »

« Très drôle, pensa Dun qui enrageait d’avoir raté son entrée. Seulement, la mémère, elle vous emmerde. Et quand la fête battra son plein, vous serez déjà en train de ronfler dans vos clapiers ! »

Il se dirigea avec colère vers la Cadillac pour aller chercher les deux filles.


Amore Dodino faisait mentir la légende : il était chanteur et il n’était pas bête. Il faut dire aussi que sa voix était très médiocre. Il ressemblait à un cheval, un beau cheval. Il en avait la tête osseuse, allongée, les méplats du maxillaire, la crinière superbe, le torse raide du centaure vissé dans la cambrure des fesses, hémisphériques, semi-lunaires. Quand il esquissait le départ d’un léger galop pour aller serrer un ami sur sa poitrine, et l’embrasser rituellement trois fois sur les deux joues, droite, gauche, droite, on s’attendait toujours à ce qu’il hennisse. Et au lieu de cela jaillissait immanquablement de ses lèvres une phrase désopilante, inattendue, foudroyante, dont l’ami en question faisait les frais, ce qui la rendait plus drôle encore pour les personnes présentes. Ou alors, il balançait à Pierre une méchanceté sur Paul, courait embrasser Paul, — droite, gauche, droite — et lui murmurait une atrocité sur Pierre. Moralité : les deux victimes riaient, sachant bien que chacune était l’objet du rire de l’autre, mais par cela même, se sentaient quittes réciproquement. Paradoxalement, les têtes de turc de Dodino vouaient à leur tourmenteur une passion farouche, reconnaissantes qu’il les ait prises pour cible. Amore, en effet, ne se moquait pas de n’importe qui. Plus encore que ses mots cruels — répétés, déformés et souvent embellis par ses admirateurs — son silence équivalait à une condamnation à mort dans le cercle fermé de la « café-society » internationale, où la mise au ban du groupe est plus assassine qu’un exil sous la monarchie. Dodino, sans l’avoir cherché réellement, s’était vu ériger en juge de cette caste, en grand maître ayant le pouvoir discrétionnaire d’agréer ou de rejeter. Malheur à qui lui déplaisait ! D’un mot, il faisait mouche, allant d’instinct rouvrir les vieilles blessures que les rires des témoins, ses complices, envenimaient jusqu’à la gangrène. Il était adorable, sans pitié, homosexuel comme l’enfer et si imprévisible que nul n’était certain de rester longtemps dans ses bonnes grâces.

Pour l’instant, il venait de jeter son dévolu sur une jeune femme éclatante qui croulait de rire en entendant ses saillies — à ce propos, il venait de lui dire : « Ma chérie, ce sont les seules qui, de ma part, soient capables de vous provoquer des spasmes ! » Peggy Nash-Belmont en hoquetait d’aise et trouvait Dodino « absolument fantastique ». Dès qu’un nouvel invité arrivait dans l’immense salon de Kallenberg, il l’épinglait avec art en trois flèches acérées et irrésistibles. Bien entendu, il connaissait son Gotha sur le bout des ongles et savait parfaitement qui était Peggy, son nom, son ascendance, sa fortune, les relations de sa famille, les mariages de son père, les prénoms de ses deux grand-mères, les diminutifs de ses sœurs, la situation de son compte en banque, le nom de son couturier, de son coiffeur, de son parfum. Pourtant, Dodino s’était comporté à son égard comme s’il n’avait jamais entendu parler d’elle. Peggy s’y était laissé prendre, qui s’imaginait avoir été « découverte ».

« Excusez-moi un instant », dit Amore à Peggy.

Il se précipita à la rencontre d’une énorme femme, vêtue de bijoux à travers le feu desquels on apercevait le hideux tissu vert pomme d’une robe de grand faiseur — « mais, sur elle… », songea Dodino. Elle avait des épaisseurs de chair là où on eût attendu des creux, et malgré la fabuleuse avancée de sa poitrine, réussissait à être encore plus large du bas que du haut. « Comtesse ! » gloussa Dodino. Elle glapit : « Dodo ! Mon petit Dodo à moi ! » Courbé sur ses mamelles comme l’alpiniste en dérive sur un roc, Dodino tentait d’atteindre son visage, frémissant de multiples bajoues — selon ses mouvements, le nombre de ses mentons décuplait. Un, deux, trois, ce fut l’embrassade. Le mari du dinosaure, le comte Manfred Lupus, souriait à l’arrière, d’un air niais, esquif frêle à la remorque d’un navire de guerre. En Allemagne, il dirigeait des milliers d’ouvriers et était propriétaire d’une grande partie du complexe de la Ruhr. Quand sa femme parlait, il se taisait. Quand il voulait parler, elle lui coupait la parole, la dernière chose qu’elle puisse encore couper, le reste ayant été symboliquement sectionné depuis longtemps. Déjà, Amore les abandonnait en pleine mer, caracolant vers Raph Dun :

« Tu es ici, toi ? On invite n’importe qui ! Présente-moi à ces créatures de rêve, oui, là (baissant la voix)… On t’a laissé entrer avec ces boudins ?

— Voici Gina… et voici Nancy.

— Adorables ! (à Dun, entre les lèvres)… Elles puent ! Vous voyez l’éléphant, là-bas ? La mère Lupus… Eh bien, j’ai peur qu’elle mette bas ce soir même ! Pourtant, on la dit androgyne. Il faudra que j’en parle à Jean… Jeannot ? Vous connaissez ? Rostand !… »

Tout en parlant, Dodino passait une main insistante sur les fesses de Dun qui sourit :

« Retour d’affection ?

— Non mon chéri, retour d’âge. Je suis en pleine ménopause. Et ne me regarde pas comme ça ! On dirait que, toi aussi, tu es enceinte ! (aux deux filles) Ma parole, regardez-le ! Il a le masque ! »

Gina et Nancy s’esclaffèrent. Elles connaissaient Dodino de réputation et étaient prêtes à rire de n’importe quoi, pourvu qu’il ne pense pas qu’elles n’aient pas compris. Des valets passèrent, porteurs de toasts au caviar blanc, suivis d’enfants en perruque chargés de verres et de champagne.

Dans un coin de la salle, Satrapoulos se moquait de sa femme :

« Alors, il paraît que tu aimes les oiseaux au point de leur rendre la liberté ? »

D’un air excédé, Lena feignit de se perdre dans la contemplation du Rubens accroché au-dessus de sa tête. Non loin de là, sous une madone de Giotto, Belle Costa enfonçait cruellement ses ongles dans la main de Marc :

« Tu ne t’en tireras pas comme ça ! Je veux savoir ce que tu faisais chez les singes avec cette guenon !

— Écoute, Belle… »

Au pied de l’estrade recouverte de velours grenat où se produisait un orchestre de chambre, Irène recevait les hommages de ses invités, leurs baisemains empressés, leurs compliments, sans cesser de lorgner rêveusement du côté d’un jeune lord écossais dont elle caressait de l’œil, entre le haut des chaussettes et le bas du kilt, les jambes solides et velues. Que n’aurait-elle pas donné pour soulever ce kilt… Elle soupira, lascive, calmée le matin à coups de tranquillisants — elle n’avait pas dormi de la nuit, Herman l’avait fouettée à coups de ceinture sans parvenir à ses fins — et dopée depuis six heures de l’après-midi aux amphétamines et au café noir. En dehors de cette bande de chair qui l’hypnotisait, elle voyait tout à travers un brouillard bleuâtre, pas désagréable, qui effaçait les rides de ses interlocuteurs, laissant leur visage dans le flou, en dehors de leurs dents, qu’elle percevait avec une netteté surprenante et que, machinalement, elle comptait. Un changement brusque de l’atmosphère la tira de sa léthargie : l’orchestre, soudain, avait cessé de jouer. Elle vit Kallenberg se dresser sur l’estrade. Il se mit à parler, les bras levés, mobilisant l’attention :

« Mes amis… »

On l’applaudit. Debout contre Lena, S.S. eut une petite moue sarcastique. Barbe-Bleue continuait :

« En ce jour de Noël (rires)… j’ai tenu à vous faire une surprise. Eh bien… Mon cadeau, ce soir, le voici… »

Avec des gestes de prestidigitateur, il ôta l’étoffe recouvrant une surface plane posée debout contre un piano, pour en extraire une extraordinaire toile de Degas, « quarante figures » environ, deux danseuses à la barre. Il y eut un long cri d’admiration.

« Il est pour vous ! cria Kallenberg.

— Des enchères ! », lança un plaisantin.

Herman eut un bon sourire :

« Non, il n’y aura pas d’enchères, mais une tombola. C’est l’un de vous qui va l’emporter. Au dos de votre carton d’invitation, il y a un numéro… »

Des remous se firent dans la salle : on recherchait fiévreusement les cartons.

« J’ai gagné, hurla la comtesse Lupus, mais j’ai perdu mon carton ! »

Rires dans tous les coins, le comte se tassa un peu plus dans l’ombre de sa terrifiante épouse.

« Et maintenant, poursuivit Kallenberg, j’ai besoin d’une main innocente… »

Personne ne bougea. « Eh bien… Eh bien… », ironisa Herman. Il descendit les trois marches de l’estrade et, d’autorité, alla prendre Lena par la main. Remontant avec elle sur son podium, il clama :

« Certes, Lena Satrapoulos est ma belle-sœur. Mais la femme de César est au-dessus de tout soupçon ! »

La plupart des invités étaient au courant de la passion vouée par Lena à Marc Costa et de nombreux regards, vivement détournés, se braquèrent sur le Grec, apparemment impassible.

« Lena, veux-tu tirer un numéro, un seul ? »

Il lui tendait une urne d’argent ciselé. Lena y puisa quelques morceaux, de papier pliés en quatre, en garda un, laissa tomber les autres. Kallenberg déplia celui qu’elle avait choisi, et lut, à voix très haute : « 93. » Pendant quelques secondes, il ne se passa rien, puis il y eut des murmures déçus, et un cri : « C’est moi ! »

« Par ici ! », ordonna Kallenberg. Peggy escalada les marches, Barbe-Bleue la prit par la main, lui baisa galamment le bout des doigts et lui dit, en l’embrassant : « Le Degas est à vous. »

On applaudit, pendant que Kallenberg essayait de placer son dernier mot au-dessus du tumulte :

« À tous et à toutes, je souhaite un joyeux Noël ! Et maintenant, la vraie fête va commencer ! Tous à table ! »

Dans le fond du salon, un immense panneau en palissandre coulissa, dévoilant une salle aussi vaste que la première où se situa une espèce de miracle : du sol, toutes dressées, recouvertes de nourritures précieuses, jaillirent des petites tables décorées de fleurs et éclairées de lampes à abat-jour rose.

« C’est « les Mille et Une Nuits, s’exclama Gina, qui avait des lettres.

— Non, rétorqua Dodino qui avait entendu sa réflexion, c’est le Châtelet… Fantasia chez les ploucs. »

L’orchestre de chambre, jouant des cantates de Noël, ouvrit la marche pendant que des domestiques s’affairaient à placer les invités. Épanoui, Dun, qui en avait pourtant vu d’autres, pensa que c’était réellement une belle fête.


Entre deux compliments à ses hôtes, Irène s’esquiva furtivement jusqu’à son appartement privé. Elle venait de faire une gaffe qu’il lui fallait réparer à tout prix : son honneur était en jeu. Innocemment et sans malice spéciale, sa sœur venait de lui demander ce que son mari lui avait offert pour son « petit Noël ».

« Monte chez moi dans dix minutes, et tu verras ! », lui avait-elle répondu dans la foulée, sans réfléchir.

Or, précisément, Herman ne lui avait rien offert du tout. Pourtant, il ne ratait jamais une occasion de la couvrir de présents extraordinaires : bijoux fabuleux, tableaux de maîtres, robes de grand prix. Non pas qu’il voulût, par ces attentions royales, lui manifester une tendresse quelconque, mais parce qu’il considérait qu’elle était un objet lui appartenant et, comme tel, devant servir la plus grande gloire de son prestige. En outre, il menait depuis son mariage et par cadeaux interposés une lutte sourde contre Satrapoulos. Cette rivalité aboutissait à des situations cocasses, aucun des deux rivaux ne souffrant de voir la femme de l’autre mieux parée que la sienne propre. Il suffisait que Lena informe Irène de la dernière folie commise par Socrate pour que Herman fasse immédiatement une surenchère, ou vice versa. En revanche, Kallenberg infligeait à Irène des scènes violentes pour des détails sordides, l’injuriant par exemple lorsqu’elle oubliait d’éteindre une lumière sous prétexte qu’elle allait le ruiner.

Quant aux bijoux, aussitôt offerts, ils réintégraient les chambres fortes des banques pour ne revoir le jour qu’à l’instant des réceptions. Herman, avec une monstrueuse mauvaise foi, prétendait que les Lloyd’s refusaient de les assurer s’ils n’étaient pas à l’abri.

Toutefois, pour l’usage courant, Irène avait réussi à rafler quelques babioles d’une valeur globale de deux millions de dollars. Elle les gardait jalousement dans un coffre-fort camouflé au-dessus de son lit par la copie d’époque d’un Titien, Vénus et Adonis. Elle forma la combinaison et ouvrit le coffre après avoir déplacé le tableau. Nerveusement, elle en sortit quelques pièces : un pendentif en forme de poire, plusieurs bagues serties de diamants, des boucles d’oreilles en topaze, une parure de rubis. Sa main s’arrêta sur un superbe bracelet formé de turquoises et de diamants. Dans la lumière du coffre, le bracelet jetait des éclats bleutés et sourds. Il s’harmonisait à merveille avec la robe de chez Chanel qu’elle portait, un nuage de mousseline céruléen. Elle chercha désespérément à se rappeler si sa sœur n’avait jamais vu le bracelet sur elle auparavant. Mais déjà, après deux coups discrets, la porte s’ouvrait, laissant passage à Lena. Irène n’avait plus le temps, il fallait qu’elle prenne le risque…

« Tiens, regarde…

— Une seconde… Tu as un peu de blush-on ? J’ai l’impression que j’ai une mine épouvantable…

— Mais non, tu es très bien… Viens voir…

— Irène, je t’en prie, une seconde, je suis affreuse. »

Lena disparut dans la salle de bain pendant qu’Irène piaffait. Elle reparut au bout de trois mortelles minutes :

« Montre… »

Irène jeta le bracelet sur le lit. Sa sœur demanda :

« Cartier ?

— Non. Zolotas.

— Joli… J’en ai deux à peu près semblables, mais de chez Tiffany’s.

— Tiens… Je ne te les ai jamais vus ?

— Pas le temps de les mettre. Les bracelets, c’est la manie de Socrate. Tous les huit jours, j’en ai un au petit déjeuner.

— Il manque d’imagination.

— Tu penses ! Il y a trois jours, pour le premier anniversaire de la naissance des jumeaux… tu vas voir, c’est amusant… Ma femme de chambre ouvre mes fenêtres vers neuf heures du matin. Je vois un énorme paquet entouré de faveurs qui me bouche le paysage. Je lui demande : « Qu’est-ce que c’est ? » mais elle s’en va sans répondre, en riant sous cape… Un truc énorme, peut-être six mètres de long, suspendu dans le vide. Tu penses, ma chambre est au troisième ! Je vais à la fenêtre, en bas, je vois un orchestre qui se met à jouer des sirtakis. Le truc qui était pendu à une grue se met à descendre, moi aussi. J’arrive dans la cour, j’arrache les papiers, je coupe les rubans… Une Rolls !

— Attends ! Une Rolls blanche…

— Boph…

— Laisse-moi parler ! C’est là que ça devient marrant… Dans la voiture, à moitié étouffé, un chauffeur en grande livrée, un Philippin authentique que Socrate m’offrait avec la voiture ! »

Agacée, Irène la coupa :

« À propos… Et Marc ? »

Lena la dévisagea avec des yeux ronds…

« Qui ça ?

— Marc Costa, l’acteur, il est en bas…

— Ah ! Marc ?

— Lena, pourquoi fais-tu l’idiote ?

— Montre-moi tes derniers bijoux… »

La vanité l’emporta sur le désir d’égratigner. Irène se dirigea vers le coffre qui était resté ouvert :

« Viens voir ma bague. »

C’était un énorme diamant blanc bleuté, pesant au moins trente carats, monté sur un simple anneau d’or.

« Il est superbe. Pourquoi tu ne le portes pas ?

— Crois-le ou non, mais il est tellement lourd qu’au bout d’une heure, je ne peux plus lever le bras. »

Lena lança en riant :

« C’est terrible ! »

Et elle ajouta :

« Allez, viens, il faut qu’on redescende ! »

Se retournant :

« Dis donc… Tu peux me passer ton blush-on ? J’ai oublié le mien. »

Irène hésita :

« C’est embêtant, je n’en ai presque plus, il faut que j’en achète demain. Attends, je vais t’en mettre un peu dans un morceau de papier… »


La scène se jouait à huis clos. Malgré l’insonorisation du bureau, des éclats de voix, des rires de femmes, des bribes de musique et une rumeur confuse parvenaient aux deux hommes. Kallenberg, qui s’était composé un visage anxieux, marchait de long en large, s’arrêtant parfois pour jeter un coup d’œil à un tableau. Immobile, le regard masqué par ses éternelles lunettes, Satrapoulos ne perdait pas un seul de ses mouvements. Par où allait-il attaquer ? Barbe-Bleue biaisa :

« Je ne comprends pas que tu ne te sois pas encore constitué une collection. »

Le Grec ne broncha pas et resta muet. Kallenberg reprit :

« Même si tu n’aimes pas la peinture sur un plan esthétique, c’est un remarquable placement de capitaux.

— C’est pour me faire un cours d’histoire de l’art que tu m’as fait monter ici ? s’étonna S.S.

— Non. C’est plus compliqué. Et très désagréable.

— Tu as des ennuis ? Irène ?

— Irène va très bien, merci. Il s’agit de toi.

— Je t’écoute. Je peux t’aider ? »

L’ironie fit bouillir le sang de Kallenberg :

« Je crois que c’est plutôt toi qui as besoin d’aide.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je vais jouer franc jeu. Je sais que tu t’intéresses de près à l’émir de Baran.

— Je ne devrais pas ?

— C’est ton droit le plus strict. D’ailleurs, moi aussi, je m’y intéresse.

— Non ? »

Exaspéré par cette attitude persifleuse, alors qu’il avait tous les atouts en main et que l’issue du combat lui était connue, Kallenberg fit un effort violent pour se dominer, optant pour la tactique de la franchise bourrue, de la complicité brutale :

« Je ne vois pas pourquoi tu te défends alors que je ne cherche qu’à t’informer. C’est très embarrassant à dire…

— Dis-le.

— Je suis très embêté. Il ne s’agit pas seulement d’une question d’argent, mais d’une affaire d’honneur. Une affaire qui peut éclabousser la famille.

— Quelle famille ?

— Au cas où tu l’aurais oublié, je te rappelle que nous avons épousé les deux sœurs et que nous sommes beaux-frères.

— Est-ce que cela a quelque chose à voir avec l’émir de Baran ?

— Oui. Tu n’as pas que des amis, Socrate. Moi non plus, d’ailleurs. Notre puissance, nos flottes…

— Quel rapport ?

— J’y arrive. Pour des raisons que j’ignore mais que tu dois connaître mieux que moi, il y a un groupe de presse français qui veut te couler.

— Ah ! oui. Comment ?

— Ta mère.

— Quoi, ma mère ?

— Ils l’ont retrouvée. Elle a parlé. Je n’ai pas à te juger, remarque bien, mais elle leur a dit que tu la laissais dans la misère, que tu ne lui avais jamais donné un sou. Ils ont fait un reportage complet, des bandes enregistrées, des photos.

— Alors ?

— Alors, ils ont l’intention de le publier.

— Comment sais-tu cela ?

— Ils ont cru que nous étions rivaux et que ces documents me feraient plaisir.

— Combien ?

— Combien quoi ?

— Combien les as-tu payés ? »

Barbe-Bleue prit un air navré :

« Je te mets au courant et tu m’insultes. Tu sais parfaitement que la moindre ligne sur l’un de nous est reproduite dans le monde entier. Chacun de nous risque de souffrir dans ses affaires du scandale provoqué par l’autre.

— Où est le scandale ?

— Enfin ! Tu es fou ou quoi ? Penses-tu que, dans ta position, on puisse impunément laisser sa mère crever de faim ?

— Pourquoi ? Elle est morte ? »

Kallenberg s’emporta. Il alla rageusement à son bureau sur lequel Talleyrand avait conclu le congrès de Vienne — et en sortit une enveloppe qu’il jeta sur les genoux du Grec :

« Tiens, jette un coup d’œil ! »

Dans le même élan, il alla brancher un magnétophone sur lequel se trouvait la confession de la vieille Tina — c’était une erreur, il le savait, car ce geste trahissait la préméditation, mais il ne pouvait plus résister au désir d’abattre ses cartes. Dans le silence de la pièce, la voix d’Athina s’éleva :

« … renvoyé de partout. Aucune école n’en a voulu plus de huit jours.

« — Pourquoi ?

« — Il avait déjà le mal dans le corps.

« — À-t-il jamais essayé de vous aider ?

« — Jamais !

« — Est-ce qu’il a des raisons précises de vous détester ?

« — Il ne peut supporter les gens qui l’ont vu faible, sa mère comprise. Un jour, il m’a frappée.

« — Vous êtes sûre ? Quand… »

D’un geste sec, Herman coupa le son :

« Ça te suffit ? La bande dure un peu plus de deux heures ! Et les photos, tu les as vues ? Tu la reconnais ? »

S.S., qui les feuilletait en les tenant à la manière du joueur de poker sachant que son adversaire possède un full royal, hésita et laissa tomber :

« Pas très bien, non.

— Ça t’étonne ? Tu ne l’as pas vue depuis combien de temps ? »

Socrate ne répondit pas. Kallenberg reprit :

« Je vais te le dire, moi : trente ans ! Ça aussi, elle le raconte. On change, en trente ans, surtout quand on vit dans une porcherie ! »

Le Grec posa un regard pensif sur Barbe-Bleue :

« Même lorsqu’on ne vit pas dans une porcherie. Tu veux quoi, au juste ?

— Te prévenir de la menace qui pèse sur toi. C’est tout.

— C’est tout ? Et Hadj Thami el-Sadek ?

— Ne joue pas au plus fin. Tu sais très bien que, pour des raisons politiques, il ne pourra jamais passer un marché avec un armateur dont la moralité n’est pas stricte… enfin… je veux dire, avec un homme compromis dans une affaire de la sacro-sainte famille. »

Satrapoulos ne put s’empêcher de rire. Kallenberg le rabroua :

« Ça te fait rire ?

— Où est ta mère ?

— Pardon ?

— Je te demande où est ta mère ?

— Enfin… Tu sais bien qu’elle est morte !

— C’est vrai, excuse-moi, j’avais oublié. Tu as de la chance.

— En tout cas, sans vouloir te jeter la pierre, je peux te dire qu’elle n’a jamais été dans le besoin.

— Venons-en au fait. Si je comprends bien, tu me fais du chantage pour m’écarter d’un contrat ?

— C’est toi qui le dis. Je t’ai simplement informé. Maintenant, les décisions t’appartiennent.

— À qui profite le crime ? »

Des hurlements de joie leur parvinrent des salles du bas : l’alcool aidant, on devait s’amuser !

« S’il y a eu crime, ce n’est pas moi qui l’ai commis. Je te répète que ma mère n’a jamais manqué de rien.

— Oui, je sais. Tu l’as déjà dit. Ces… journalistes… Tu les connais ?

— Non. J’ai simplement reçu une photo de ta mère, au courrier, avec un petit mot me dévoilant son identité.

— Combien crois-tu qu’à leurs yeux vaille ce reportage ?

— Je n’ai pas l’impression qu’on puisse les acheter.

— En y mettant le prix ? Ils voulaient bien te le vendre, à toi ? Dis-moi… Qu’est-ce que tu proposes ?

— Je ne sais pas. Je ne suis pas dans ta peau. Tu y tiens beaucoup, à ce marché ?

— Et toi ?

— Rien ne dit que c’est moi qui l’obtiendrai !

— Qui d’autre ?

— Dix autres ! Livanos, Niarchos, Onassis, Goulandris, les Norvégiens, n’importe qui, pourvu que l’Arabe soit payé ce qu’il demande. Nous ne sommes pas les seuls sur les rangs. Notre belle-mère elle-même peut enlever l’affaire. Et les États-Unis, les Français, l’Angleterre. Tu vois, ce n’est pas si simple.

— Eh non, ce n’est pas simple ! Qu’est-ce que tu ferais, toi, à ma place ?

— À ta place, d’abord, je n’y suis pas. Mais il me semble que je réfléchirais. Si le reportage paraît, tu rates l’affaire, et ça, tu le sais.

— Et s’il ne paraît pas ?

— Comment veux-tu les empêcher de le publier ?

— Oui, c’est vrai, tu as raison. J’ai bien peur d’être foutu.

— Je le crains.

— Eh bien, tant pis !

— Je crois que c’est la solution la plus raisonnable. Tu as raison de renoncer.

— Qui parle de renoncer ? Au contraire ! Foutu pour foutu, je n’ai plus rien à perdre. En ce moment, je ne sais pas comment tu te débrouilles, mais j’ai une partie de ma flotte qui reste à quai, sans chargement. Il faut que je trouve du fret. Et j’ai trois pétroliers géants en construction à Oslo.

— Tu vas laisser éclater ce scandale ? »

Kallenberg s’en étranglait. S.S. devait bluffer, certes, pour le pousser à bout, mais quel aplomb ! D’une voix douce et résignée, ponctuée d’un geste d’impuissance, le Grec lui dit :

« Tu m’as juré toi-même que ces types ne se laisseraient pas acheter. Autant les laisser mettre leur menace à exécution, plutôt que la savoir en permanence au-dessus de ma tête. Qu’ils publient ! J’essaierai malgré tout de jouer ma chance avec l’émir. »

Sous l’effet de la colère et du désappointement, Kallenberg se sentit virer au violet :

« Tu n’y penses pas ! C’est pour faire pression sur toi qu’ils veulent étaler ces documents ! Il y a quelqu’un derrière eux, ils n’oseraient pas !

— Qui ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Mais je peux essayer de négocier, je peux chercher à savoir ! »

Satrapoulos se leva de son siège, épousseta des cendres imaginaires sur son pantalon :

« Au cas où tu rencontrerais ces types — c’est bien improbable, je le sais — dis-leur que je les emmerde, que je mène mes affaires comme je l’entends. Et que je n’aime pas être menacé.

— Tu as tort, S.S., tu as tort ! Tu ne te rends pas compte ! Pense à moi…, pense à Irène, à Lena…

— J’y pense, j’y pense. J’ai tout prévu. Si un jour j’étais dans le besoin, comme ma mère, ou s’il m’arrivait un malheur, je me suis arrangé pour que vous touchiez une pension jusqu’à la fin de vos jours.

— C’est idiot ce que tu fais là, c’est un désastre.

— On verra bien. Excuse-moi, il faut que j’aille retrouver Lena. Je n’oublierai jamais ce que tu viens de faire pour moi. Encore merci et joyeux Noël. »

Avant que Kallenberg ait pu trouver d’autres mots pour le retenir, le Grec avait ouvert la porte et était sorti, dans une rafale de chansons, de bouffées de rires et de cris excités montant du rez-de-chaussée. Kallenberg alla s’asseoir un instant, jeta un œil déconcerté sur son Cranach, n’y trouva aucun apaisement, se releva, mit le magnétophone en marche : la voix de Tina le rassura. Elle disait :

« — Il s’est jeté sur moi et m’a frappée.

« — Il avait quel âge ? demandait le reporter.

« — Treize ans. »

Barbe-Bleue, qui avait été ébranlé par l’assurance de Satrapoulos, en fut tout ragaillardi. Il voulait jouer à la guerre ? Parfait ! Il allait lui faire le coup de Pearl Harbor. Bien sûr, il aurait préféré que le Grec acquiesçât en douceur, mais puisqu’il feignait de ne pas comprendre… Peut-être s’imaginait-il qu’il n’oserait pas aller au bout de ses menaces ? Tant pis pour lui. Kallenberg se dirigea vers la porte : il allait donner sur-le-champ le feu vert à Raph Dun.


Après l’ambiance glaciale de son entretien, Satrapoulos reçut en plein visage, avec la force d’une gifle, la chaleur et le bruit de la salle du bas. Le dîner était fini, le Dom Pérignon et le Cliquot rosé 1928 avaient fait leur œuvre, mélangés imprudemment au whisky et à la vodka qui arrivaient, comme par magie, entre les mains des invités. Tout le monde se trémoussait sur les rythmes d’une formation de jazz qui avait chassé l’orchestre de chambre. Du regard, le Grec chercha sa femme et ne la vit pas. Il écartait des couples sur son passage, presque anonyme dans cette foule qu’il considérait comme une troupe de figurants, une espèce de décor à la partie qui venait de se jouer en coulisses. Seul, Dodino, à qui rien n’échappait, remarqua Socrate qui paraissait avoir perdu quelque chose :

« Le prolétariat est de retour parmi nous ! lança-t-il à l’éphèbe qu’il essayait d’hypnotiser.

— Qui est-ce ? demanda l’autre.

— Mais mon chou, tu débarques ! Il faut tout te dire ! Je vais t’expliquer… »

Il pressa la main du jeune homme entre les siennes et entreprit de faire son éducation mondaine avant d’aborder le domaine de son éducation sentimentale.

Où pouvait donc être Lena ? Derrière l’estrade de la tombola, S.S. ouvrit une porte, découvrant un couloir desservant plusieurs pièces dont la plupart étaient fermées. Dans l’une d’elles, il entendit des bruits de voix. Avec précaution, il tourna la poignée : il perçut aussitôt l’odeur fade de la marihuana. Dans une chambre tendue de tissu bleu, trois garçons et deux jeunes filles, très jeunes, tiraient sur leur cigarette comme le font les écoliers dans les cabinets. L’une des filles, les jupes retroussées haut, était étendue sur le lit, se laissant tripoter par deux des garçons. Il referma la porte sans que personne eût proféré un mot, en ouvrit une seconde. Plongée dans une obscurité totale, la chambre retentissait de bruits divers dont l’origine ne laissa aucun doute dans l’esprit de S.S. sur le nombre des participants.

Au moment où il allait retourner dans le salon, il se trouva nez à nez avec Irène, jaillissant d’une porte au fond du couloir, qui débouchait probablement sur un escalier de service. Il voulut lui adresser la parole, elle ne lui en laissa pas le temps. Elle passa devant lui, rapide, n’eut pas l’air de le reconnaître ou plutôt, se comporta d’une façon bizarre, lui adressant un petit sourire mécanique ponctué d’un gloussement perlé. Éberlué, Satrapoulos se demanda ce qu’elle fichait là et d’où elle venait. Déjà, Irène avait disparu, happée par le bruit et la fureur de la salle de fête. Pensivement, il alla jusqu’au bout du couloir, entrebâilla la porte et jeta un coup d’œil : il n’y avait rien, sinon un Écossais en grande tenue folklorique qui descendait l’escalier en se recoiffant. Le Grec s’effaça pour le laisser passer. L’Écossais le toisa d’un air hautain, comme si S.S. eût été un employé, fit un signe de tête bref et courtois, dit « Sorry… » et disparut à son tour. Perplexe, Satrapoulos haussa les épaules et reprit le chemin de la rumeur, pour trouver Lena. Il la vit enfin, tout près, en grande conversation avec la fille brune qui avait gagné le Degas, et un grand type séduisant aux tempes argentées, qu’il ne connaissait pas. Il s’approcha du groupe, frôla du dos de la main les épaules nues de sa femme et s’excusa :

« Lena, je crois que nous allons prendre congé. »

Elle se retourna et, s’adressant à ses compagnons :

« Voulez-vous me permettre de vous présenter mon mari. Monsieur Raph Dun, Miss Peggy Nash-Belmont. »

Ce nom était familier au Grec.

« Êtes-vous une parente de Christopher Nash-Belmont ?

— C’est mon père.

— C’est aussi l’un de mes bons amis. Je vais vous faire une révélation : vous et moi avons dû flirter ensemble. En tout bien tout honneur. Je vous avais rencontrée à un concours hippique où m’avait emmené votre père. Vous deviez avoir dans les six ou sept ans. »

Dun y alla de son petit couplet. Se penchant vers Peggy : « Décidément, chère consœur, vous laissez des traces profondes de vos passages ! »

Discrètement, Socrate pressa à plusieurs reprises la main de Lena. Ils prirent congé de Raph et de Peggy et longèrent le mur pour tenter de gagner la sortie.

« Et Irène ? demanda Lena, je ne lui ai même pas dit au revoir (elle se moquait parfaitement des convenances vis-à-vis de sa sœur, mais espérait faire un dernier tour pour apercevoir Marc qui, en présence de Belle, n’avait pas osé lever les yeux sur elle lorsqu’elle était passée à plusieurs reprises près de lui).

— Ta sœur a la migraine.

— Qui te l’a dit ?

— Son mari. J’ai bavardé longuement avec lui, dans son bureau.

— Vous avez parlé de quoi ?

— De peinture. Il veut me persuader de commencer une collection. »

Ils parvenaient dans le hall, devant la porte monumentale que leur ouvrirent deux laquais.

« Tant pis, dit Lena, je la verrai à New York mardi prochain.

— Tu pars pour New York ?

— Trois jours seulement, les collections. »

Le Grec ne l’écoutait même plus. Il n’avait qu’une idée en tête, quitter cette maison le plus vite possible. Kallenberg avait peut-être réussi à faire tomber de la neige en début de soirée mais lui, Socrate Satrapoulos, allait lui offrir un sacré feu d’artifice ! Les feux d’artifice, il adorait : c’était le plus beau cadeau qu’il pût faire à ce salaud de Barbe-Bleue pour illuminer sa nuit de Noël.


Bill Mockridge avait bien recommandé à Percy et à Wise de donner à l’opération l’apparence d’un chahut naturel et improvisé, quelque chose de jeune et de gai, style étudiant. Dans le hangar, sur les docks, Wise avait communiqué à ses casseurs ses ultimes instructions. Puis, par petits groupes de huit ou dix, ils s’étaient mêlés aux flâneurs qui guettaient, dans la nuit tiède, l’arrivée de retardataires ou le départ des premiers venus. Devant le perron du 71, la neige avait fondu, pas tout à fait cependant sur les sapins d’où s’écoulait l’eau, en filets minces. Devant l’hôtel, toujours le même brouhaha, la même ronde des chauffeurs essayant de retrouver leurs maîtres dans la cohue. Brusquement, sans que rien l’eût laissé prévoir, une ronde de jeunes gens se forma, avec la soudaineté imprévisible des mouvements de foule spontanés. Les deux agents qui étaient encore de faction, ainsi que les valets préposés à l’entrée, virent une bande de garçons escalader les marches en riant et en chantant, et s’engouffrer en tornade dans la résidence. Les badauds les encouragèrent de la voix.

« Allez-y ! cria l’un d’eux, avec un peu de chance, vous allez pouvoir bouffer du caviar ! »

Seul, l’un des flics eut une prescience du danger. Il essaya de barrer le chemin à la horde, exaspéré par la placidité de son collègue qui souriait devant cette blague.

« Les laisse pas entrer, John ! Ils vont foutre la merde ! »

Le nommé John haussa les épaules, agacé lui aussi par le côté service-service de son alter ego : quelle importance ? La soirée touchait à sa fin et avait certainement besoin d’un regain d’animation. Des dizaines de mômes — vingt ans à peine — se précipitaient maintenant dans l’hôtel, en rigolant, bousculant tout sur leur passage, domestiques compris. À l’intérieur, il y eut d’abord un moment de stupeur, puis la voix perçante de la comtesse Lupus se fit entendre :

« Ah ! qu’est-ce qu’ils sont marrants ! Dodino, invites-en un à danser ! »

Aux rires des malfrats, se joignirent les gloussements de joie des femmes du monde. Plusieurs garçons les plaquèrent contre eux, d’autorité, pour les entraîner dans une danse folle : l’orchestre redoubla d’énergie. Les couples se formaient, se défaisaient, tourbillonnaient et les maris, les légitimes ou les autres, plutôt mal à l’aise, feignaient d’opter pour le rire et la bonne humeur bruyante.

Soudain, tout se dégrada avec la rapidité d’une déchirure, comme lorsqu’on fend une étoffe d’un coup de rasoir et qu’on tire dessus, dans les deux sens. La comtesse Lupus, qu’un demi-sel maigre et pâle avait enlacée pour une gigue effrénée, voulut s’arrêter de « danser ». Son cavalier s’y opposa, la faisant tournoyer de plus belle. Le mammouth réussit à se dégager et gifla le voyou machinalement, comme elle aurait giflé son mari. Tout se passa très vite : le garçon blêmit, envoya un violent coup de tête dans les mamelles de sa cavalière et s’accrocha à ses cheveux, à pleines mains. La scène était si inattendue que personne n’avait réagi : on n’avait encore rien vu. La chevelure de la matrone se détacha soudain de sa tête, laissant à nu un crâne presque chauve, parsemé de rares plaques de cheveux ternes. La vision était suffocante. La comtesse, à bout de souffle, le cœur battant à un rythme fou, n’esquissa pas un geste de défense lorsque son partenaire, pris d’hystérie, lacéra sa robe d’un geste brutal, la crochant au niveau de l’épaule et tirant un lambeau d’étoffe jusqu’en bas. Il y eut un silence horrifié — les musiciens eux-mêmes s’étaient arrêtés de jouer — devant cette grosse femme molle, pitoyable sans sa perruque, sans sa morgue, dépouillée du bouclier dés apparences.

« Tiens, salope ! », siffla la gouape.

D’un revers de main, il la frappa en travers de la bouche. La comtesse Lupus se laissa choir au sol avec le bruit mat d’un sac de farine. Le comte se précipita à son secours, comprit qu’il ne pouvait pas faire grand-chose, sinon laver l’affront. Avec le courage des faibles, il se rua sur l’agresseur, essayant de l’atteindre au visage dans un maladroit et inoffensif tourniquet de ses bras.

Mais déjà, l’Écossais s’était avancé et, d’un seul coup de poing, étendait raide le jeune homme. Tout de suite, il eut deux autres garçons sur le dos. On avait compris maintenant qu’il y avait danger, que chacun devait se défendre pour éviter le pire. Partout, des grappes de combattants se formaient, pendant qu’un petit clan, entraîné par Percy, prenait les étages d’assaut, fracassant le mobilier, crevant les toiles de maîtres, brisant tous les objets à sa portée. Kallenberg, qui se trouvait avec Dun au moment où les événements avaient débuté, entrouvrit la porte de son bureau : ce fut suffisant pour que deux hommes happent son bras. Il se sentit tiré dans le couloir, plongea en avant, roula sur lui-même et, dans un même mouvement, décocha un terrible coup de pied à son adversaire le plus proche. Le type poussa un hurlement et pivota sur sa jambe cassée avant de s’écrouler. Déjà debout, Barbe-Bleue, sans prendre le temps d’évaluer les dégâts provoqués, lançait à la volée une manchette qui atteignit le deuxième homme en plein visage, lui fracassant simultanément la cloison nasale et l’arcade sourcilière gauche. Pétrifié, Dun vit Kallenberg se ruer à son bureau, en renverser un tiroir pour en extraire un automatique Beretta.

« Vous n’allez pas faire ça…, chevrota-t-il en bégayant…

— Je vais me gêner ! », répondit Barbe-Bleue en se précipitant vers la porte.

Il y eut deux détonations et Kallenberg hurla à Dun :

« Appelez les flics, crétin ! Qu’est-ce que vous attendez ? »

En tremblant, Dun composa le 999 sur le cadran et, d’une voix égale, dont il était sûr qu’elle ne pouvait pas venir de lui, s’entendit dire :

« Ici, la résidence de M. Kallenberg, sur le Mail, au 71… »

Pendant ce temps, la horde continuait son saccage. Après son acte irraisonné, le comte s’était vu assailli par trois envahisseurs. Sur sa lancée, il avait essayé de faire front. Mais, vidé de toute énergie par sa décharge première, il avait fui de toute la vitesse de ses petites jambes dans un escalier qui l’avait mené tout droit à une terrasse, cul-de-sac où se terraient déjà plusieurs couples et quelques musiciens. À sa suite, les malfrats firent leur apparition, décidés à se venger sur cette proie facile qui ne pouvait plus leur échapper. Les yeux fous, von Lupus cherchait une issue, des secours, suppliant les témoins de lui venir en aide. Les femmes crièrent, les hommes les rassurèrent, mais personne ne broncha. Ses trois poursuivants avançaient sur lui en demi-cercle, l’acculant de plus en plus contre le parapet de la terrasse. Bientôt, le comte sentit la pierre du garde-fou contre son dos : il ne pouvait pas aller plus loin. Avec terreur, il entendit :

« Prenez-le par les jambes et foutez-le en bas ! »

Il voulut crier, gigoter, faire quelque chose, prier Dieu, appeler sa femme, n’importe quoi pour éviter la chute. Au lieu de cela, il restait debout, le corps secoué de longs tremblements, pétrifié par la peur. Il sentit que des mains s’abattaient sur lui, le soulevaient. Ses jambes quittèrent le sol et il s’accrocha, dans un réflexe ultime, aux cheveux de l’un de ses tortionnaires. L’autre se dégagea d’une secousse. De sa main libérée, il empoigna l’angle du parapet. Il avait maintenant les deux jambes au-dessus du vide, les fesses aussi, et le tronc. Dans un brouillard, il entendit une voix de femme hurler : « Ne faites pas ça ! Ne le lâchez pas ! Remontez-le ! »

Le « remontez-le » lui parvint decrescendo, car il avait déjà basculé de l’autre côté. Il sentit son corps heurter quelque chose, s’y agrippa de tous ses muscles, lâcha prise et glissa, inerte, sur les branches du sapin qui ployèrent sous son poids, libérant dans leur mouvement élastique les derniers paquets de neige.

À l’instant où il s’écrasait sur le trottoir, Wise, qui avait entendu les coups de feu, sifflait dans ses doigts pour donner le signal de la retraite. À quelques secondes près se passa alors une chose horrible. Le lord écossais, qui ne voulut pas s’avouer vaincu, gisait sur le sol, maintenu par deux adversaires. Sa résistance même, et son acharnement à se battre, firent se déchaîner ses adversaires, meurtris par ses coups et exaspérés par sa force physique. L’un d’eux sortit de sa poche un couteau à cran d’arrêt. L’Écossais roula sur lui-même pour parer le coup qu’il sentait venir, n’offrant qu’une cible mouvante.

« Tiens-le bien ! », jura entre ses dents celui qui tenait la lame.

Le deuxième homme s’arc-bouta, pesant de tout son poids sur le sternum de l’Écossais. L’autre, d’un geste vif, releva le kilt au-dessus des cuisses, et, à travers le slip, lui trancha le sexe. Le châtré eut un cri abominable et se tordit. Percy, qui passait par-là, balança un méchant coup de pied à son homme de main, l’empoigna aux épaules, groggy, le releva et cria : « Calte ! »

Au moment où ils sortaient, Kallenberg tira sur eux à trois reprises et les manqua. Les invités, toujours dans le salon, pétrifiés, écoutèrent décroître le bruit de la cavalcade alors que s’élevaient les mugissements des sirènes de Police secours. Dodino était penché sur la comtesse, lui tapotant les joues, circonspect comme un pêcheur de crevettes tâtant la peau d’une baleine morte. Les premiers agents firent irruption dans le salon dévasté, jonché de bouteilles brisées, d’éclats de bois. Au pied de l’estrade, quelqu’un avait vomi. Des femmes sanglotaient. Les hommes, hébétés, leur bredouillaient des mots de réconfort, qui ne voulaient rien dire. Un groupe s’était formé autour de l’Écossais, que des agents fendirent pour charger la victime sur une civière et l’emporter vers un hôpital. Sur la moquette, l’emplacement libéré apparut, rouge de sang. Blême, défait, les yeux brillants, son arme toujours à la main, Kallenberg, debout au milieu de la pièce, dit à un brigadier qui s’était approché de lui :

« Là-haut… Dans le couloir… J’en ai tué un. »

5

Le petit Spiro venait de rentrer ses chèvres dans l’étable. La nuit tombait. En général, il retournait chez lui plus tôt, mais la noire s’était blessée au sabot de la patte antérieure gauche. Il avait dû la porter, impatienté de la voir traîner lorsqu’il la reposait sur le sol. Il s’était aussi attardé sur la colline, couché sur le dos, un brin de paille entre les dents, regardant le ciel bleu et dur pendant des heures, jusqu’au vertige, comme si sa contemplation avait pu lui fournir des réponses aux questions qu’il se posait. La vie d’un jeune berger est toute simple : les bêtes, la nourriture, le sommeil. Encore faut-il que rien ne vienne troubler cet ordre immuable et séculaire. Et Spiro était troublé. Il se demandait le sens des événements dont il avait été le témoin, cherchant dans sa mémoire d’enfant des signes qui auraient pu lui servir de références : il n’en trouvait pas. Ce va-et-vient de voitures dans un village où il n’en passait jamais, ces hélicoptères venus il ne savait d’où pour repartir sans laisser de traces l’intriguaient et le plongeaient dans une sorte de sourde inquiétude. L’inconnu fait peur.

Il avait bien essayé, à deux ou trois reprises, de poser des questions à son oncle, mais apparemment, ce dernier ne voulait pas lui répondre. Pourquoi ? L’esprit ailleurs, il donna un tour au loquet de la porte de l’enclos aux chèvres, et entra dans la pièce aux murs crépis où son oncle et lui prenaient leurs repas. Parfois, l’oncle faisait une soupe chaude, mais la plupart du temps, ils se nourrissaient de quelques olives, d’un morceau de fromage blanc et d’oignons crus. Deux fois par an, on tuait un chevreau dont on faisait rôtir des quartiers entiers dans l’âtre. Sur la grosse table de bois, deux gobelets, l’un, pour l’homme, plein d’un vin épais au goût de résine, l’autre, pour l’enfant, de lait. Spiro, encouragé par son oncle, avait tenté de tremper les lèvres dans le vin : malgré son désir de se montrer viril, il avait dû recracher la mixture, sa gorge refusant de la laisser passer. Peut-être, quand il serait grand, arriverait-il à la boire ? Il s’assit à la gauche de son oncle. La phrase sortit de sa bouche malgré lui, sans que sa volonté y soit pour quoi que ce soit :

« Pourquoi Tina est-elle partie ? »

L’homme, le nez dans son assiette, ne releva même pas les yeux sur lui. Ne sachant s’il avait entendu, Spiro répéta la question :

« Où est-ce qu’on l’a emmenée ?

— Mange. »

Ce fut tout ce que le jeune berger put tirer de lui.


Au même moment, en Angleterre et dans la plupart des capitales européennes, les journaux du soir faisaient leur manchette sur la soirée de Kallenberg. Le matin même, l’armateur avait fait donner quelques coups de téléphone pour tenter d’étouffer l’affaire, estimant que l’étalage d’une nuit aussi tragique ne pouvait être, dans ses affaires, qu’une contre-publicité. Il avait été surpris de la réaction des interlocuteurs qu’il avait eus lui-même au bout du fil :

« Vous êtes trop modeste, lui avaient-ils répondu, vous vous êtes comporté en héros et il n’y a aucune raison de le cacher ! »

Il n’en avait pas été de même pour sa belle-mère, qui l’avait appelé à l’aube, folle de rage (informée par qui ?), lui ordonnant de renvoyer Irène à Athènes, le temps que le scandale soit apaisé. Barbe-Bleue avait filé doux : il s’en mordait les doigts maintenant. S’il avait pu savoir que la presse s’apprêtait à glorifier son meurtre, il aurait envoyé paître la vieille : de quoi se mêlait-elle ? En fait, il ne s’agissait pas d’une glorification à proprement parler, mais en tout cas, les propos le concernant étaient flatteurs pour son courage et ses réflexes. Il relut le titre du Daily Express : « Boucherie pour une nuit de Noël. » Évidemment, le mot boucherie…

Cela avait été une sensation délicieuse de tirer sur ce type. Il avait appuyé sur la détente, comme il l’avait fait des milliers de fois au stand, ou à la chasse, son sport favori. Le garçon avait fait une culbute, en une tension désespérée de tous ses muscles, fauché en plein mouvement. C’était autre chose que de tirer un canard ! À plusieurs reprises, avec des femmes surtout, Kallenberg avait dû se retenir de toutes ses forces pour ne pas aller jusqu’au bout, lorsqu’il serrait ses mains autour de leur cou, ou quand il les avait à sa merci, à ses pieds, dominant mal son envie de leur écraser le visage à coups de talon. Au lieu de cela, il faisait mine de plaisanter, les aidant à se relever, crispant ses doigts sur leurs cheveux, se demandant parfois si elles avaient pressenti que la mort les avait frôlées. Le Sun était plus nuancé : « Massacre chez un milliardaire. » L’article était rédigé d’une façon impersonnelle. Il y manquait les cris, le sang, l’odeur de poudre, la fumée bleue qui était sortie du canon de son arme, à deux reprises. Qui aurait pensé que Satrapoulos, en lui envoyant ses casseurs, lui fournirait l’occasion d’assouvir cette envie de tuer qu’il avait tant de mal à maîtriser ?

Le nom de son beau-frère lui était venu aux lèvres tout naturellement : mais était-ce bien lui qui avait monté le coup ? Kallenberg en ressentait la certitude dans chacune des fibres de son corps. Ce qui l’épatait, c’est que le Grec eût pu se venger avant d’avoir été touché, avant même d’avoir été informé. Jusqu’à la veille, il ne pouvait pas savoir que Herman disposait d’armes contre lui. Alors, comment avait-il eu l’idée de transformer la soirée en carnage ? Il y avait là quelque chose qui ne collait pas. Il relut l’article du Sun :


Au cours d’une nuit strictement privée destinée à fêter Noël le 13 août, une bande de voyous a envahi l’appartement londonien de l’armateur Kallenberg, terrorisant ses invités dont certains furent blessés en leur résistant. Avec un grand courage, M. Kallenberg, qui avait au préalable réussi à avertir la police, fit face aux agresseurs armés qui menaçaient son épouse, tuant l’un d’eux sur lequel on ne put découvrir aucune pièce d’identité. L’enquête devait prouver qu’il s’agissait de Bedel Moore, navigateur en chômage et repris de justice recherché par les autorités. L’arrivée des malfaiteurs, agencée comme un monôme d’étudiants, n’avait pas éveillé la méfiance des invités de M. Kallenberg…

Et plus loin : Le comte Lupus, magnat de la Ruhr, a été sérieusement commotionné au cours de l’échauffourée : ses agresseurs l’ont défenestré du troisième étage. Autre drame à déplorer, la très grave blessure de Lord Intire sur lequel se sont acharnés avec sauvagerie trois hommes probablement drogués.


Kallenberg, qui avait cru naïvement qu’il avait le monopole de la violence, était confondu que le Grec en ait fait usage à son tour, fût-ce par personnes interposées. De toute façon, il allait le payer très cher, et tout de suite.

Couché à six heures du matin, Barbe-Bleue s’était réveillé deux heures plus tard, rédigeant immédiatement un long mémoire pour l’émir, afin de l’informer par quels procédés on avait essayé de le compromettre. Wolf, son homme de confiance, s’était envolé quelques minutes plus tard vers l’émirat de Baran, à bord d’un appareil privé spécialement affrété par Kallenberg. Dans la serviette qu’il lui avait remise, il avait enfermé des doubles des photos prises chez Tina, ainsi qu’une copie de la bande magnétique ayant servi à enregistrer ses déclarations.

Barbe-Bleue avait précisé dans son mémoire :

« Malheureusement, il n’est plus en mon pouvoir — d’ailleurs, il n’a jamais été en mon pouvoir — d’arrêter le scandale. Je sais, de source sûre, que les documents concernant la mauvaise action de mon beau-frère sont sur le point d’être publiés. Dieu m’est témoin que j’ai fait ce que j’ai pu pour éviter cette épreuve à notre famille. Socrate Satrapoulos, lui-même, a été prévenu par mes soins de ce qui se tramait ; à mon grand étonnement, il n’en a pas paru affecté outre mesure. »

À huit heures du matin, Kallenberg, après être resté plusieurs minutes sous une douche glacée, avait convoqué Dun. Raph, qui avait pris un appartement au Westbury dans New Bond Street, allait se mettre au lit quand le téléphone avait sonné. Il était vanné. Après la fantasia, il avait dû se rendre au commissariat où l’on souhaitait entendre son témoignage. Il y avait confirmé la version de l’armateur : Kallenberg avait été tiré hors de son bureau par deux hommes le menaçant d’un poignard. Il avait fait face à ses agresseurs, s’était dégagé, avait saisi son Beretta et s’en était servi. Oui, Dun avait tout vu, car il était sorti dans le couloir pour se porter au secours de l’armateur, après avoir appelé la police. On l’avait remercié pour son concours et, en rentrant à l’hôtel, il avait trouvé Gina et Nancy qui l’attendaient, anxieuses.

Crevé, tremblant encore, il s’était précipité dans la salle de bain, avait fait couler de l’eau chaude et s’était laissé frotter le dos, longuement, par les deux comédiennes, maternelles en diable. À peine s’était-il étonné de les trouver en peignoir, dans sa propre chambre. Distraitement, il les avait caressées à son tour jusqu’à ce que la sensation de plaisir qu’il tirait de ces gestes lui fasse oublier l’horreur à laquelle il avait été mêlé. Au moment de s’allonger entre elles, sur le lit, il avait entendu la déplaisante sonnerie du téléphone.

« Est-ce que cela ne pourrait pas attendre quatre ou cinq heures ? Je voudrais dormir un peu. »

Kallenberg avait simplement répondu :

« Je vous attends tout de suite. Est-ce que je dors, moi ? »

Il avait dû se rhabiller, malgré les protestations de ses deux amies dont il n’aurait jamais cru que, même sur ce plan-là, elles pussent s’entendre et être complices.

« Dormez un peu en m’attendant, mes biches. Je serai de retour dans une heure. »

Il avait fait arrêter son taxi dans un bistrot, le temps de boire deux cafés très forts. Barbe-Bleue l’attendait, frais comme l’œil, éclatant d’énergie, rasé de frais et en costume gris clair, comme un homme qui vient de se faire masser après un parcours de golf. Il était immédiatement entré dans le vif du sujet :

« Ce qui s’est passé cette nuit m’incite à hâter notre projet. Quand, et où, avez-vous l’intention de faire publier les documents ? »

Abruti de fatigue, Dun avait tenté d’être précis dans ses réponses :

« Il faut d’abord que les quotidiens soient informés. Je connais une agence de presse qui se chargera de ventiler les informations simultanément aux journaux du soir et du matin. Ensuite, les hebdomadaires. Il faut un certain délai pour l’impression de la couleur…

— Avez-vous des clichés en noir et blanc ?

— Oui, bien sûr…

— Alors, donnez-les ! Et la radio ?

— J’y arrive. Je vais contacter un ami de la B.B.C. pour qu’il passe une partie de la bande sonore ce soir même.

— Et les autres stations ?

— Si je ne donne pas l’exclusivité à la B.B.C., ils ne voudront peut-être rien passer.

— Foutaises ! C’est un sujet trop juteux pour qu’on ne l’exploite pas. Je veux que tout le monde sache ce qui se passe, en même temps.

— Je vais essayer de faire pour le mieux.

— C’est cela, faites pour le mieux.

— Je ne voudrais pas risquer, en me pressant trop, de négocier les documents à perte…

— Ne vous occupez pas de cela ! Si vous avez le moindre manque à gagner, vous me le signalez, et je vous verserai la somme en question multipliée par dix. Sans parler des nombreux frais que vous avez dû avoir. »

Raph en était resté rêveur. Bien vendu, ce reportage valait une trentaine de millions. De quoi foncer à Monte-Carlo ou à Cannes, et y prendre sa revanche des pertes qu’il avait subies ces derniers mois. Il avait répondu :

« Je vais me reposer quelques heures et je mets tout cela en branle. »

Kallenberg avait réprimé un mouvement d’exaspération : quand des affaires d’État étaient en jeu, ce petit connard pensait à aller dormir ! Il lui avait susurré, d’une voix trop douce qui jurait avec son exaltation :

« Monsieur Dun, si j’occupe aujourd’hui la situation que vous savez, c’est parce que j’ai su passer outre, lorsque c’était nécessaire, à mes instincts élémentaires. Pour des raisons que vous ignorez, je tiens à ce que ces documents soient publiés dans les plus brefs délais. Voulez-vous vous en charger immédiatement ou préférez-vous que je le fasse faire par quelqu’un d’autre ? »

En une seconde, Dun vit défiler sous ses yeux le spectre de ses multiples créanciers, les traites impayées qui s’accumulaient, la Ferrari qu’on allait lui saisir. Il réagit dans le bon sens :

« Vous avez parfaitement raison. En sortant de chez vous, je fais le nécessaire.

— C’est très aimable de votre part. J’insiste pour que vous me teniez au courant, heure par heure, de vos démarches. Dans une heure, vous devrez me renseigner sur la réaction des quotidiens.

— C’est que… Je crains que les rédacteurs en chef ne soient encore au lit, et que mon agence ne puisse les joindre. »

Dun sentit qu’il était peut-être allé trop loin.

La réponse de Kallenberg le lui prouva :

« Monsieur Dun, qu’on les réveille ! Il y a des moments où j’ai la pénible impression que vous n’êtes pas très bien réveillé vous-même… »

Raph avait essayé de rectifier le tir par une pauvre boutade :

« Quoi d’étonnant ? Je ne suis pas encore couché. »

Et il avait ajouté précipitamment, car Kallenberg n’avait pas l’air d’apprécier :

« J’y vais. Je vous appellerai d’heure en heure. »

En arrivant au Westbury, il se souvint que sa chambre était investie par les deux starlettes : il allait les virer sur-le-champ. Il entra dans son appartement, les filles dormaient. Il secoua Nancy :

« Allez, ouste ! C’est l’heure !

— L’heure de quoi ? parvint à articuler la blonde.

— L’heure de vous tailler ! J’ai du travail. »

Gina fut secouée à son tour, poussa plusieurs gémissements et enfouit sa tête sous les couvertures.

« Quelle heure est-il ? demanda Nancy en se grattant les épaules.

— Six heures de l’après-midi, mentit Raph.

— Mince ! J’ai l’impression de n’avoir dormi que dix minutes.

— Réveille ta copine, ou je vais chercher de la flotte dans la salle de bain !

— Raph, sérieusement, il est six heures ? »

Elle saisit sa montre sur la table de chevet.

« Salaud, il n’est même pas dix heures du matin ! »

Hargneusement, Dun, ivre de fatigue et d’énervement, lui mit les points sur les « i » :

« Marre ! Je vous dis de foutre le camp ! J’ai besoin de travailler, de me servir du téléphone. C’est confidentiel ! Tu comprends ? »

Gina, qui s’était réveillée complètement, fit remarquer avec aigreur :

« On ne m’a encore jamais traitée de la sorte. Quel gentleman !

— Il faut un commencement à tout, aboya le reporter, hors de lui.

— Où veux-tu qu’on aille, demanda Nancy, à dix heures du matin, en robe du soir ? »

Déjà, Dun sonnait la réception :

« Raph Dun, au 429. Avez-vous un appartement libre à l’étage ?

— Ne quittez pas… dit l’employé, je vais voir… »

Au bout de cinq secondes, il revint en ligne :

« Oui, monsieur, le 427 est libre. À quelle heure arriveront les personnes que vous attendez ?

— Elles sont déjà là.

— Ah ! Combien de temps séjourneront-elles ?

— C’est pour la journée. Envoyez-moi une femme de chambre. Mes amies vont se rendre tout de suite à l’appartement. »

Et il raccrocha, ajoutant pour les deux autres :

« Vous avez entendu ? Vous avez une immense chambre pour vous toutes seules. Même pas besoin de vous habiller. Vous n’avez qu’à traverser le couloir à poil. »

Le souvenir d’Ingeborg, nue dans les corridors du Ritz, amena un sourire sur ses lèvres.

« Il se fout de nous, en plus ! », maugréa Gina.

Dun se laissa tomber sur le lit, au-dessus de Nancy, et baisa Gina au coin de la bouche :

« Non, mon chou, je ne me fous pas de toi. J’ai un coup exceptionnel, fantastique, qui me tombe du ciel. C’est une question de minutes. Ce soir, je vous invite toutes les deux à dîner, avec Zanuck. Non, je ne blague pas. C’est pour me faire pardonner. Maintenant, vous allez faire dodo, et je viendrai moi-même vous réveiller dès que j’aurai fini mon travail.

— C’est vrai, cette histoire de Zanuck ? demanda Nancy, méfiante.

— Je te le jure sur la tête de Gina. On a rendez-vous avec lui au Mirabelle, à neuf heures. »

On frappait à la porte. La femme de chambre passa la tête :

« L’appartement est prêt. »

Quand Nancy et Gina furent debout, Raph leur claqua les fesses. Du bout de la langue, il effleura la pointe des seins de Gina, tâtant des mains le ventre de Nancy.

« Vous ne perdez rien pour attendre ! On va fêter ensemble le pognon que va me rapporter mon reportage.

— Sur quoi tu écris ?

— Tu verras ça dans les journaux. »

En bâillant, les deux filles enfilèrent les peignoirs en tissu-éponge de la salle de bain. Impatient, Dun leur tenait la porte de la chambre ouverte. Elles sortirent. Il leur lança :

« À tout à l’heure ! Dormez bien pour être en beauté ce soir ! »

Avec un profond soupir de satisfaction, il s’étira, décrocha le téléphone et dit à la fille du standard :

« Raph Dun à l’appareil. Vous allez d’abord me faire monter du café, des œufs, de la marmelade, le complet, quoi, ce que vous voudrez… Ensuite, ne me lâchez plus. J’ai cinquante coups de fil à donner. Appelez d’abord Victoria 25–03. Puis… »

Il demanda toute une liste de numéros, tandis qu’il échafaudait son plan d’attaque. Quand il eut fini, il ne put s’empêcher, par habitude, de demander à la standardiste :

« Au fait, vous êtes blonde ou brune ? Non, non ! Laissez-moi deviner… Rien qu’à la voix, je peux le savoir… Parlez encore… Ça y est… j’y suis ! Vous êtes blond cendré !

— Vous avez perdu ! répondit l’employée en pouffant de rire. Je suis chauve.

— Fantastique ! C’est ça que je préfère ! À quelle heure quittez-vous votre travail ?

— À dix heures, ce soir.

— Douze heures de présence ? Mais ce sont des négriers dans cet hôtel ! Vous avez une chambre ici ? »

Elle le coupa :

« Je vous passe votre premier numéro. »

Le visage de Dun devint attentif. Il défit le nœud de sa cravate. S’il jouait assez serré, les trente millions étaient dans sa poche. Au bout de cinq sonneries, il eut son correspondant :

« Allô ? Mike ? C’est Raph Dun… Écoute bien et réveille-toi !

— …

— Je m’en fous ! Est-ce que je dors, moi ? »

Voilà qu’il parlait comme Kallenberg, maintenant ! Il observa un silence, pour être certain que Mike avait bien repris ses esprits, et enchaîna :

« J’ai un truc… fantastique ! Incroyable… Le scoop du siècle… Dis-moi d’abord merci de t’appeler… Tu vas pouvoir te payer deux ans de vacances ! »


Édouard Fouillet était directeur du Ritz de Paris depuis près de six mois, après avoir veillé pendant huit ans aux destinées de celui de Londres. En quittant l’Angleterre, il avait poussé un soupir de soulagement, heureux d’abandonner le vieux palace trop calme, ses salons immenses et ennuyeux, sa clientèle de vieillards distingués. À Paris, enfin, il allait vivre ! Durant son séjour à Londres, il s’était toujours arrangé pour venir passer ses week-ends à Enghien, où il était né, et où vivaient sa mère et son beau-père. Effectivement, l’hôtel de la place Vendôme était infiniment plus animé que celui de Picadilly : beaucoup plus de passages, des hôtes vraiment royaux, un restaurant excellent et, avant le dîner, très souvent, des cocktails brillants.

Seulement, cette incessante activité n’allait pas sans un certain laisser-aller, un certain coulage. L’argenterie fichait le camp dans les poubelles, où venaient la récupérer des extras indélicats, le linge disparaissait et il avait dû mettre à la porte un sommelier fameux, trop porté, sur ses vieux jours, à goûter, avant les clients, les nectars qu’il devait leur servir, bourgognes rares de la Romanée-Conti, bordeaux précieux à cinquante mille anciens francs la bouteille. Ces petits riens additionnés au fil des jours, finissaient par s’accumuler en pertes sèches considérables. Il y avait aussi les clients trop puissants pour qu’on exige d’eux qu’ils règlent leur note comptant — ce qui ne se serait jamais passé à Londres — et qui, d’un séjour à l’autre, oubliaient purement leur dette, choqués que l’on puisse leur réclamer de s’en acquitter. Il y avait surtout les exigences de plus en plus grandes de la nouvelle vague de fils, à papa internationaux. Les uns rentraient froidement chez eux en emmenant six filles dans leur chambre, ce qui avait un effet déplorable sur le personnel. Les autres organisaient des surprises-parties qui se prolongeaient jusqu’à l’aube. Il avait même surpris l’existence d’un tripot clandestin dans l’un des appartements les plus luxueux. Évidemment, tous ces gens, fous ou pas, laissaient beaucoup d’argent dans la caisse, mais qu’il était loin le temps des grands-ducs ! Fouillet était évidemment trop jeune pour l’avoir connu, mais il en avait abondamment entendu parler par ses confrères. Désormais, et surtout depuis la guerre, n’importe qui pouvait avoir de l’argent. On voyait arriver des types ahurissants, marchands de bœufs enrichis, vulgaires et sans manières, s’empiffrant de caviar à l’heure où les gens civilisés boivent du thé. Fouillet, qui avait gravi un par un les échelons de l’école hôtelière, savait de toute éternité que le client a toujours raison. Tout de même, il y avait un certain seuil à ne pas franchir, au-delà duquel tout sombrait dans la démence. Il se tourna vers son chef de réception qui attendait, sans mot dire, que son supérieur hiérarchique ait pris une décision.

« Franchement, Albert, quel est votre avis ?

— Je vous l’ai déjà donné, monsieur. Il me semble difficile d’aller contre les désirs de M. Satrapoulos, qui est l’un de nos meilleurs clients, et dont tout le personnel n’a qu’à se féliciter.

— Combien nous laisse-t-il ?

— Il loue à l’année le grand appartement du haut, y séjourne deux ou trois fois par an et inonde les employés de pourboires.

— Tout de même, la réputation de la maison…

— Qui le saura ?

— Il suffit qu’un liftier quelconque en avertisse la presse pour que nous devenions la risée de Paris.

— Aucun liftier n’entre dans les appartements, monsieur.

— Et les femmes de chambre, et les valets, ils n’entrent pas dans les chambres, peut-être ?

— Je pense qu’en leur faisant personnellement des recommandations, j’obtiendrai d’eux une discrétion totale. Certains sont dans la maison depuis vingt ans et aucun d’eux ne tient à perdre sa place.

— Vous me garantissez le silence ?

— Je pense pouvoir le faire, oui.

— Parfait. Je place donc l’opération sous votre responsabilité.

— Je vous remercie, monsieur. Je vais donner des ordres pour qu’on libère le 504.

— Le 504 ? Pourquoi ? Je croyais que Mme Satrapoulos résidait au 503 ?

— Certainement, monsieur, mais son… disons son invitée, occupera le 504.

— C’est inouï ! Vous le connaissez, vous, ce Satrapoulos ? Quand il est à Londres, il ne descend pas chez nous, mais au Connaught. Comment est-il ? »

Albert réfléchit un instant. Comment définir le Grec ? Il fit un effort :

« C’est un petit bonhomme rouge et noir, entre quarante et cinquante ans, très généreux. Comment dire ?… C’est un type qu’on ne remarquerait jamais, et pourtant on ne voit que lui là où il se trouve. Même les gens qui ne savent pas qui il est… Comme si l’exceptionnelle banalité de sa personne le désignait à l’attention.

— Il a des manies ? Enfin, je veux dire, il boit, il amène des filles, il aime les petits garçons… vous voyez ?

— Quand il passe, il est toujours entre deux avions. Non, je n’ai jamais rien entendu dire de tel sur lui.

— Pourtant, cette demande…

— Je vous ferai remarquer qu’il n’y est pour rien. Il a simplement exigé qu’on procure à sa mère tout ce qu’elle désirait, qu’il ne fallait la contrecarrer en rien. Il a bien précisé : ses moindres caprices.

— Je vous remercie, Albert. Je m’incline, vous m’avez convaincu. Simplement, je vous demanderai d’être discret et de faire monter… l’invitée de Mme Satrapoulos par l’ascenseur de service.

— Très bien, monsieur. Je vais m’en occuper. »

Albert sortit du bureau d’Édouard Fouillet, laissant son directeur accablé, torturé par la décision qu’il venait de prendre : elle allait à l’encontre de tous ses principes personnels. Pis : à contre-courant de la déontologie hôtelière.


Pour avoir résisté à ce qui lui était arrivé, il fallait que Tina Satrapoulos, malgré ses soixante-quinze ans, eût une constitution solide et le cœur bien accroché. De si longues années vécues au rythme des jours et des nuits, sans repère général du temps sinon les saisons, sans autre anxiété que l’immédiat dans ses détails les plus humbles et les plus quotidiens, le repas, les chèvres, la cheminée qui tirait mal, les fagots à rentrer, le linge à rapiécer, l’herbe pour les lapins, et soudain, en un rien de temps, l’irruption du monde extérieur dans cette vie végétative, un monde qu’elle avait fui et dont les échos furieux et saccadés ne lui parvenaient même pas, un monde de menaces, d’imprévus, d’actions ahurissantes dont elle ne pouvait deviner les buts ni les mobiles.

Elle buvait du lait dans sa cabane lorsque les deux hommes avaient fait irruption. Visiblement, c’étaient des étrangers, elle aurait pu s’en apercevoir à vue de nez, même s’ils n’avaient pas porté leurs blouses-blanches : qu’est-ce qu’ils voulaient ? En grec, ils lui avaient dit que tout était prêt, qu’elle n’avait plus qu’à les suivre. Les suivre ? Où cela ? Il y avait plus de trente ans qu’elle n’avait quitté sa montagne. Sans ménagements, elle les avait priés de sortir, arguant que c’était l’heure de son dîner et que, justement, elle était en train de boire un bol de lait. Ce discours n’avait pas eu l’air de les convaincre. Ils l’avaient écoutée, gravement, immobiles comme des statues, hochant la tête d’un air compréhensif et bienveillant. Devant ce mutisme souriant, Tina s’était emportée et les avait menacés d’un tisonnier. Depuis longtemps déjà, sa pensée consciente ne fonctionnait que par à-coups, petite étincelle suffisante pour éclairer ses problèmes journaliers, mais pas assez vivace pour comprendre l’incompréhensible. Parfois, son esprit se fixait des journées entières sur un minuscule sujet, par exemple, une écharpe, que son mari lui avait offerte et dont le souvenir lui permettait de ruminer pendant des heures, fermée à tout ce qui n’était pas ce souvenir, plus puissant, riche et coloré dans sa réminiscence que la réalité banale dont il était nourri. Quand, par extraordinaire, une voisine engageait la conversation avec elle, Tina suivant sans peine le déroulement de son propos, jusqu’à ce qu’elle décroche, l’espace de quelques secondes suffisantes pour que son interlocutrice s’en aperçoive :

« Hein ? Qu’est-ce que vous dites ? »

La voisine répétait et Tina reprenait sans peine le fil de son discours. Avec le temps, ces absences s’étaient allongées, laissant place à la rumination permanente ou à de longs moments de vide, sans notion de durée, d’où elle ne sortait que pour accomplir les gestes nécessaires à sa survie : manger, dormir, froid ou chaud, les bêtes. Des signaux, beaucoup plus que des images, des mots ou des idées. Elle ne voyait absolument pas où ces hommes voulaient l’emmener, ni pourquoi : elle était bien dans sa maison et n’avait nulle envie d’en bouger. D’ailleurs, existait-il quoi que ce soit en dehors de cette maison ?

Elle s’était mise en colère, leur ordonnant de partir. En réponse à sa rage, ils avaient échangé un signe et s’étaient avancés, un à droite, l’autre à gauche. Ne sachant sur qui frapper en premier, elle avait eu une seconde d’inattention dont ils avaient profité pour la désarmer et la saisir sous les deux bras. Elle avait hurlé :

« Mes chèvres ! Je ne leur ai encore rien donné à manger ! »

Ils l’avaient rassurée, lui jurant qu’« on » allait s’en occuper, et l’avaient entraînée au-dehors. Le soir tombait, il faisait doux, l’horizon était rose et on voyait déjà les premières étoiles. Chose curieuse, aucun de ses voisins n’avait passé la tête, malgré ses cris. Impuissante, pratiquement soulevée par les deux hommes, elle avait longé la douzaine de maisons sans qu’aucun secours ne lui vienne. Quand la dernière masure fut dépassée, elle vit une grande voiture blanche sur les flancs de laquelle était peinte une immense croix rouge. Bien entendu, elle savait ce qu’était une ambulance et sa fureur avait redoublé :

« Lâchez-moi ! Vous êtes fous ! Je ne suis pas malade ! Lâchez-moi ! »

Une grande jeune femme blonde, à l’air très doux, en blouse blanche elle aussi, lui avait fait un large sourire amical, comme si elle avait été heureuse de la voir. Elle lui avait dit :

« Nous ne vous voulons pas de mal, madame Satrapoulos… au contraire ! Simplement vous offrir un beau voyage et quelques jours de vacances… Nous savons que vous en avez besoin. »

Tina s’en était étranglée. Son esprit fonctionnait au summum de sa puissance, comme si les interminables heures de vacuité l’avaient préparé à se défendre mieux, le moment venu. Elle hurla :

« Des vacances ! En ambulance ! Lâchez-moi ! »

Elle avait crié le nom d’Alexandre, son mari, auquel elle n’avait pourtant pas pensé depuis des années. Comme s’il avait pu la protéger… De force, les deux hommes l’avaient hissée à l’intérieur de la fourgonnette, faisant la moue devant son odeur de vieille femme sale. Seule, la blonde n’avait pas paru s’en soucier, la cajolant, lui murmurant des mots rassurants. Puis, pendant qu’un troisième larron faisait démarrer la voiture, elle lui avait tendu un verre rempli d’alcool :

« Buvez… Cela vous détendra. »

Tina avait feint d’obéir, avait avalé une gorgée et craché le tout au visage de la femme. Elle n’avait pas semblé s’en offusquer, lui disant simplement :

« Oh ! Madame Satrapoulos ! Comme c’est vilain ! »

Ce qui avait eu le don de ranimer la rogne de Tina. Toutefois, dans le regard de cette blonde, quelque chose l’alerta. Derrière elle, dans son dos, elle sentait que les types en blouse blanche se livraient à une action mystérieuse, qui la concernait. Le temps de détourner la tête, l’un d’eux l’avait entravée, sans perdre pour autant son exaspérant sourire. L’autre lui attrapait les jambes, malgré son dégoût visible. La femme lui retroussa la manche du haillon qu’elle portait et lui enfonça une seringue dans le bras. « Salope ! » eut le temps de crier Tina. Puis, les visages de ces gens s’estompèrent, elle les voyait flous, ils se démultipliaient, voilà maintenant qu’ils étaient six. Six, comment était-ce possible, dans une ambulance aussi petite ? Engourdie, Tina se laissa aller…


« Qu’est-ce qu’elle pue, la vieille ! C’est dégueulasse !

— On voit bien que vous ne vous êtes jamais occupé de vieillards. Laissez-moi seule avec elle maintenant. Je vais me débrouiller…

— Si vous avez besoin de nous, on est à côté. Vous n’avez qu’à appeler.

— C’est ça. D’accord… »

L’infirmière attendit que les deux employés soient sortis de la pièce. Puis elle commença la besogne la moins ragoûtante, surmontant sa nausée : déshabiller Tina.

Par la porte entrouverte de la chambre, elle entendait couler l’eau dans la salle de bain. Elle avait forcé sur les sels odorants, aux senteurs de pin et de lavande, sans grand espoir toutefois qu’un seul nettoyage put suffire à débarrasser Tina de cette odeur violente, agressive et animale qu’elle devait dégager depuis des années. La chair de ses jambes, une fois dépouillée des vieux bas rapiécés, apparut, douce, étonnamment blanche, sauf aux endroits où la crasse formait des plaques presque solides à force d’être épaisses. La vieille grogna quelque chose, ouvrit les yeux, n’eut pas l’air de comprendre où elle était. Elle articula le mot « soif ». Maria, avec un grand sourire, lui tendit un verre plein d’un liquide glacé, au goût sucré :

« Buvez, madame Satrapoulos. Après, nous irons faire vôtre toilette. »

Tina engloutit le contenu de son verre et, machinalement, fit un mouvement destiné à aider la blonde qui lui ôtait sa robe.

« Vous allez me laver ? lui demanda-t-elle.

— Oui, répondit Maria, vous laver d’abord, pour que vous soyez belle et parfumée. Ensuite, nous ferons bien d’autres choses. Des choses agréables, que vous aimez. Vous allez voir…

— Des choses que j’aime ? Qu’est-ce que j’aime ?

— Quand vous les ferez, vous les aimerez. Relevez-vous maintenant… Marchez… Je vous aide… Votre bain est prêt. »

Maria avait passé ses bras sous les aisselles de Tina, la soutenant, sans cesser de lui sourire ou de lui parler, malgré l’insupportable odeur qui émanait d’elle. Après tout, la vieillesse était peut-être un naufrage, mais pourquoi serait-elle un péché ? Elle-même, un jour, si Dieu le voulait, serait vieille. Qui la laverait ? Les deux femmes s’arrêtèrent sur le seuil de la salle de bain. Tina jeta à Maria un regard interrogateur. L’infirmière hocha la tête d’un air rassurant :

« Vous allez voir comme c’est bon. »

On ne voyait pas l’eau, mais une montagne de mousse dont l’odeur luttait avec celle de Tina. La vieille femme, complètement nue, se sentait sans défense aucune. D’ailleurs, elle n’avait pas envie de se défendre. Elle flottait, douce, moelleuse, soumise, comme un enfant qui s’abandonne parce qu’il sait qu’on va le gâter. Cette blonde avait l’air si gentil… Elle s’assit sur le rebord de la baignoire, soutenue par Maria qui la fit glisser dans l’océan de mousse. Tina se souvint qu’il lui était arrivé de se laver, autrefois. Encore faut-il savoir pour qui on a envie d’être propre : quand on vit seule, ça sert à quoi, d’être propre ? Une fois dans l’eau, elle se détendit, retrouvant en une sensation fugitive la jouissance d’un bain de mer qu’elle avait pris, à l’âge de vingt ans, dans une Méditerranée tiède… Brusquement, la densité de l’eau lui enlevait le poids de son corps, lourd et douloureux. C’était quelque chose d’ineffable. Maria, doucement, lui savonnait le dos, luttant contre sa répugnance, se donnant une foule de raisons pour ne pas s’enfuir.

« Les cheveux maintenant.

— Aussi ? »

Sur les touffes grises, sèches et cassantes, Maria étendit du shampooing.

« Ça pique ! dit la vieille.

— Fermez les yeux. Laissez-vous aller. C’est bon… »

C’est vrai, que c’était bon. Tina sentait les doigts légers de l’infirmière lui masser habilement le cuir chevelu. C’était comme une caresse.

« Où sommes-nous ? demanda-t-elle.

— À Athènes.

— Pour quoi faire ?

— Nous allons repartir pour Paris. Vous allez voir… Vous avez des robes splendides qui vous attendent. Et des bijoux.

— Des bijoux ? Où ça ?

— Ici, dans cette maison.

— J’aimerais avoir des bijoux. Mais je ne me souviens plus à quoi ça sert…

— À être belle.

— Je ne suis pas belle. Je suis vieille. Comment vous appelez-vous ?

— Maria. »

Maria eut un sentiment de triomphe. En une heure à peine, elle avait presque apprivoisé la bête sauvage. Cette victoire lui donnait raison. Elle prétendait que la douceur peut obtenir des miracles, aussi bien sur les animaux que sur les humains.

« Moi, je m’appelle Tina, dit la vieille. Athina.

— Je sais, madame Satrapoulos, je le sais.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Relevez votre jambe… là… encore un peu…

— Qu’est-ce que vous me voulez ? »

Plus tard, drapée dans un peignoir éponge d’un blanc immaculé, Tina avait regardé les robes que Maria avait sorties d’une armoire :

« Voulez-vous les essayer ?

— Moi ?

— Mais oui, vous ! Elles sont pour vous. »

L’infirmière en avait étalé quelques-unes sur le lit. La vieille s’en approcha, méfiante — une belette flairant un piège. Elle s’enhardit à les toucher. Sa main, sèche et maigre, saisit le tissu, le froissa, l’abandonna. Elle fit une seconde tentative, le caressant cette fois. Puis elle souleva une robe et la porta à hauteur de ses yeux, marmonnant une litanie muette. Et vint le triomphe de Maria : sans qu’elle ait proféré le moindre mot d’encouragement pour l’inciter à faire ce geste qu’elle espérait, la paysanne usée, magiquement, retrouva l’obscur réflexe de toute femme devant une parure. Elle se drapa de la robe, s’approcha de l’armoire à glace et se regarda longuement, étonnée que le miroir veuille bien lui renvoyer cette image oubliée, déchue, cette image qui se prononçait au passé mais qui s’écrivait toujours Athina Satrapoulos. Doucement, Maria s’approcha, lui saisit la main :

« Je vais vous aider à la passer. »

La vieille se laissa ôter son peignoir, sans réagir, mais quand elle fut nue, elle détourna la tête du miroir. Habilement, Maria lui passa la robe. Tina restait rigide comme un mannequin.

« Ne bougez pas ! », dit Maria. Elle courut à un tiroir, en sortit quelques bibelots et lui enroula un collier de perles autour du cou.

« Asseyez-vous sur le lit maintenant… Les chaussures… »

Elle en prit une paire, au hasard, les lui enfila sans difficulté et déclara :

« Allez vous regarder… Allez-y ! Vous êtes superbe ! »

Elle la guida devant l’armoire. Tina resta muette, les yeux rivés sur ce reflet qui ne lui disait rien. Après s’être longuement contemplée sans que son visage eût la moindre expression, elle eut une réaction qui déconcerta Maria : elle éclata de rire, un rire qui la plia en deux et lui fit venir les larmes aux yeux. L’infirmière, inquiète, lui demanda :

« Elle ne vous plaît pas ? »

La vieille rit de plus belle. Elle s’arrêta net, dévisagea Maria d’un air sévère et lui dit, l’index tendu, accusateur :

« Où sont mes vêtements ?

— Mais… madame Satrapoulos… Ils étaient si usés… Je les ai jetés. »

Tina éructa :

« Vous les avez jetés ! » Et elle marcha droit sur elle, menaçante.

Figée, mal à l’aise, Maria ne trouva rien d’autre à dire ou à faire qu’étendre les bras devant elle en un geste apaisant. Elle reçut immédiatement un coup de griffe qui lui brûla la joue. Machinalement, elle porta la main au-dessous de sa pommette, la retira et regarda ses doigts pleins de sang, avec stupeur. Dépassée, elle éleva la voix en direction de la pièce mitoyenne :

« Pouvez-vous venir une minute… Vite ! »

Elle ne voulait pas montrer à Tina à quel point l’avait affolée la brutalité de son attaque, et en même temps, elle n’avait pu s’empêcher de crier le dernier mot : « Vite ! » La porte s’ouvrit. Apparurent les deux hommes, probablement restés aux aguets. Ils se saisirent de Tina, lançant à l’infirmière, avec une pointe de moquerie :

« Alors ? Qu’est-ce qu’on en fait maintenant ? »

Interdite, Maria, se tenant toujours la joue, jeta un regard étonné à la vieille qui essayait furieusement de briser l’étreinte de ceux qui la maintenaient :

« Ce n’est pas bien ce que vous avez fait là, madame Satrapoulos… Non… Ce n’est vraiment pas bien… »


« Pourquoi me laissez-vous seule si longtemps ? »

Le Grec réprima un mouvement d’impatience. Il était vanné et se demandait avec inquiétude comment tournerait la vilaine affaire déclenchée par Kallenberg. S’il venait passer deux heures sur son bateau, ce n’était pas pour subir des reproches alors qu’en temps ordinaire il ne pouvait déjà pas tolérer la moindre question.

« Pourquoi ne m’avez-vous pas accompagné à Londres ? Je vous l’avais proposé.

— Vous savez bien que j’ai horreur de ce genre de soirée. Vous semblez soucieux ? Avez-vous des ennuis ? »

Il posa les yeux sur Wanda. Elle avait l’air sincère :

« Des masses. »

Il lui prit la main et la baisa doucement :

« Vous avez bien fait de ne pas venir. Tout s’est terminé d’une façon épouvantable. Vous lirez les journaux… Parlez-moi plutôt de vous. Qu’avez-vous fait ?

— Oh !… Moi… Je me suis ennuyée… J’ai lu… J’ai regardé la mer… »

Il gardait sa main dans la sienne. Elle était avec lui comme un enfant et, pourtant, elle était et resterait jusqu’à la fin des temps, tant que les hommes auraient une mémoire, la plus belle femme du monde. Il la connaissait depuis cinq ans déjà et faisait tout pour qu’elle ne lui échappe pas, la comblant de cadeaux qui la laissaient indifférente, envoyant un avion la chercher au bout de la terre, pour qu’elle revienne à bord. Au début, Lena avait manifesté de l’humeur. Puis elle s’était habituée, considérant à son tour la Deemount non plus comme une personne vivante, mais comme une légende prisonnière d’un argonaute. Pas une rivale, un mythe. Il est vrai que les relations de Socrate et de la Deemount se situaient à un niveau que n’aurait pu comprendre l’homme de la rue. Il l’avait aperçue à New York, à la fin de la guerre, alors qu’elle sortait de son hôtel pour s’engouffrer dans une voiture. Ce jour-là, il s’était juré de l’approcher, de la conquérir et de la garder captive. Il avait appris qu’elle gardait un appartement à l’année au Waldorf, où elle séjournait entre deux vagabondages. À prix d’or, il avait loué la résidence contiguë à la sienne, au dernier étage de la plus haute tour du palace. Fiévreusement, il avait consulté le Prophète pour savoir à quel moment il avait le plus de chances de ne pas se faire éconduire en l’abordant.

Un jour, l’heure H était arrivée. Par le concierge dont il avait acheté la complicité, il savait qu’elle allait sortir d’un moment à l’autre. C’était maintenant ou jamais. Il allait et venait dans sa chambre, bouleversé à l’idée de faire trois pas sur le palier, le cœur étreint par une émotion qui lui rappelait le premier rendez-vous de son enfance : Marpessa, quatorze ans, maigre, sale, insolente, superbe. Sauf qu’aujourd’hui, il n’avait pas rendez-vous. Comment allait-elle réagir quand il lui adresserait la parole ? Il préféra ne pas y penser, estimant qu’il improviserait… s’il en était capable. Il fonça dans la salle de bain et, bien qu’il eût été fin prêt pour cet instant attendu depuis des mois, il rectifia le nœud de sa cravate noire, vérifia soigneusement si nul débris de tabac ne souillait ses dents, courut jusqu’à la porte d’entrée et l’entrouvrit. La porte en face était toujours close. Il hésita, sortit dans le couloir, fit quelques pas indécis, se dirigea mollement vers l’ascenseur, ne sachant pas s’il devait faire mine, quand la Deemount apparaîtrait, d’y monter ou d’en descendre. S’il avait l’air d’en descendre, il lui serait pratiquement impossible d’amorcer une conversation. En revanche, s’il feignait d’y monter, il pourrait dévaler une cascade d’étages à ses côtés, dans la petite cabine tendue de velours bleu nuit, respirer son parfum, se repaître de sa présence, la frôler peut-être. Mais lui dire quoi ? Quels mots ? Il ne savait plus ! Il en avait tellement préparé depuis si longtemps qu’ils lui faisaient défaut au moment crucial. Il enragea de posséder tant de pouvoirs dans autant de domaines, sauf le plus minable d’entre tous, celui de dire à une femme qu’elle lui plaisait, précisément parce qu’elle lui plaisait ! Pourquoi était-il donc si audacieux pour conquérir ce qui le laissait de marbre — l’argent par exemple, ou d’autres femmes, parfois — et si timide dès qu’il avait vraiment un désir précis ? Pourtant, il avait la certitude que, s’il franchissait ce premier pas, il réussirait là où les autres avaient échoué, dans ce domaine précis où ceux qui étaient jaloux d’elle affirmaient méchamment que la divine créature n’avait jamais été gâtée.

Quel âge pouvait-elle avoir ? Sacrilège ! Il s’en voulut de s’être posé la question : est-ce que les rêves ont un âge ? Il était encore un jeune homme quand il l’avait vue dans un de ses premiers films. Comme des millions d’hommes en même temps que lui, il avait été frappé au cœur par l’intensité de sa beauté, douloureuse à force d’être parfaite. Il s’était juré de l’approcher, de lui parler, de la connaître et, à l’époque, de la vénérer. Par la suite, alors que lui-même se hissait aux sommets de la puissance, il avait envisagé de vivre son rêve d’une façon plus réaliste : après tout, cette femme n’était qu’une femme, et ceux qu’elle avait supportés à ses côtés n’étaient pas des dieux, mais des hommes, comme tous les hommes qui se pliaient à sa loi à lui, jour après jour.

Il s’était fait tenir au courant de ses moindres déplacements, tissant autour d’elle un invisible réseau d’informations qui lui étaient transmises du monde entier par des hommes à sa solde, mais reculant toujours l’instant de l’aborder. Il avait longuement hésité à lui faire des cadeaux somptueux, dignes de lui et dignes d’elle, pour finalement choisir la banale solution des fleurs à jet continu, qui ne risquait pas de la froisser. Il n’avait pas osé se faire connaître, imaginant mal que son pouvoir et son nom aillent jusqu’à la faire fléchir comme la première venue. Maladivement timide quand il s’agissait d’elle, ne pouvant se résigner, malgré tous ses raisonnements, à la considérer autrement que l’inaccessible symbole de ses jeunes années.

Sentant fondre son courage, il tenta farouchement de se persuader qu’elle mangeait, que ses pieds touchaient terre, qu’il lui arrivait de dormir. Était-ce possible ?

Le bruit de la porte qui claquait le tira de ses songes : elle était là, alors qu’il se trouvait à mi-chemin de l’ascenseur et de son appartement. Saisi de panique, oubliant totalement s’il avait décidé de partir ou de faire semblant d’arriver, il resta planté stupidement au milieu du couloir, figé ; pendant qu’elle arrivait droit sur lui, vêtue d’un très simple et léger manteau de toile beige, ses éternelles lunettes de soleil sur les yeux. Elle passa tout près de lui, comme un étincelant navire de haut bord passe à côté d’un naufragé : sans le voir. Sans un regard, elle s’engouffra dans l’ascenseur, ne vérifiant même pas s’il était à l’étage. Il y était, visiblement destiné, de toute éternité, à se trouver là à l’instant précis où elle daignait apparaître. À nouveau, il se retrouva seul, battu de vitesse par les événements. Il remarqua alors que les roses qu’il lui avait envoyées étaient toujours devant sa porte et que, pas plus que lui, elle n’avait semblé les voir. Il se sentit vulnérable et fragile : c’était raté… À ce moment, il l’ignorait encore, mais il n’allait plus la voir pendant un an.

« À quoi pensez-vous ?

— À vous. À la façon dont j’avais essayé de vous approcher avant de vous connaître. »

Wanda eut un petit rire :

« Existiez-vous seulement avant de me connaître ? »

Il l’observa avec gravité :

« Parfois, je me le demande. »

Lâchant sa main, il ajouta :

« Je suis fourbu. Je prends un bain et je me change. À tout de suite. »

Il rejoignit son appartement, la tête pleine d’elle, plus du tout dans le présent. Un peu plus tard, alors qu’il se savonnait distraitement, lui revinrent en mémoire les détails de la deuxième rencontre. À Rome, cette fois, chez des amis communs qui connaissaient sa passion pour elle. À toutes les craintes dues à son premier échec s’ajoutait une autre hantise : sa petite taille. La Deemount avait une bonne tête de plus que lui. Pendant que la maîtresse de maison les présentait l’un à l’autre avec une insupportable ironie, il essayait désespérément, tout en bafouillant de vagues formules de politesse, de gagner à reculons les premières marches d’un escalier intérieur : s’il y arrivait, il était sauvé !

S’éloignant en crabe tout en tenant un grand discours dont la Deemount feignait de ne vouloir rien perdre, il la contraignit à le suivre jusqu’à ce que sa main pût enfin empoigner dans son dos la rampe de l’escalier. Discrètement, de la pointe du pied, il tâta derrière lui : cette sacrée marche était bien là où elle devait se trouver ! Quand il la sentit sous sa semelle, il porta tout le poids de son corps sur son pied droit et garda un impossible équilibre, n’osant pas encore placer son autre jambe au même niveau. Un invité vint à son secours en le poussant involontairement : il en profita pour gravir deux marches d’un coup. Wanda n’avait toujours pas bougé de place. Il respira mieux. Maintenant, c’est elle qui devait lever la tête pour l’observer. Le voyait-elle ? À l’abri derrière l’écran de ses immenses lunettes noires, les yeux de Wanda restaient invisibles. Elle n’avait rien perdu du puéril manège de Satrapoulos et, paradoxalement, était attendrie qu’un homme aussi puissant se comporte avec une telle gaucherie. Elle voulut l’aider. Se haussant sur la pointe des pieds, elle lui dit à l’oreille :

« Voulez-vous que nous allions sur la terrasse ? Avec tous ces gens, j’entends à peine ce que vous me dites… »

Cinq minutes plus tard, ils parvenaient à l’atteindre. La nuit venait de tomber et, de tous côtés, dans l’espace, s’allumaient des points de lumière, comme pour une immense fête sans objet. Le Grec invita la Deemount à s’asseoir sur une balancelle, s’arrangeant pour qu’elle se trouve face à l’un des projecteurs. Mais à peine assise, elle lui demanda gentiment de changer de place, gênée par la lumière trop vive. À son tour, il se trouva brutalement éclairé en plein visage, ne percevant plus de sa silhouette qu’un délicieux contour. Embarrassé, il se tortilla, sentant qu’il devait parler mais ne trouvant rien à dire, anéanti par la réalité de ce désir exaucé : l’approcher.

« Parlez-moi de vous, monsieur Satrapoulos… »

Il se trouva tout bête de lui avoir laissé prendre le contrôle des opérations. Il répondit platement :

« Que voulez-vous que je vous dise ?

— Ce que vous ne dites pas aux autres. Je ne sais de vous que ce que j’ai lu dans les journaux et par expérience, je sais que les journaux mentent. Qui êtes-vous ? »

Il resta muet. Elle reprit :

« Je sais que vous êtes armateur, que vous êtes marié…, très occupé… Quelle vie menez-vous ? »

Il faillit répondre : « Une vie de con. » Pourtant, cette définition ne reflétait pas exactement sa pensée. Alors, quoi ? En général, on lui demandait plutôt combien il gagnait, mais qui il était… Des mots lui vinrent aux lèvres, inattendus, mais qu’il ne prononça pas, des phrases qui expliquaient tout en bloc, ses voyages, ses combats, sa perpétuelle et inexplicable course en avant, sa solitude morale, son génie de la finance, ses angoisses, son désir éperdu de trouver quelqu’un à qui parler, et qui le comprenne, sans faire semblant comme l’avait fait Lena. Au lieu de tout cela, il s’entendit simplement répondre :

« Je suis souvent très seul. »

Du fond de sa névrose, Wanda avait été bouleversée par l’humilité de cet aveu derrière lequel elle percevait tant de choses qui lui étaient communes et la concernaient. Elle aussi était seule, abominablement seule parmi des myriades d’hommages dont aucun n’était jamais parvenu à la réchauffer. D’une voix douce, elle avait murmuré :

« Je vous comprends très bien, monsieur Satrapoulos… Vous croyez aux astres ?

— Hein ?

— Je vous demande si vous croyez aux astres. »

Le Grec ne voulait pas dévoiler trop vite ses batteries. L’expérience lui avait appris qu’en amour, comme dans les affaires, il fallait toujours garder une arme au cas où l’adversaire, semblant terrassé, ferait volte-face pour mordre. Il n’osa donc pas avouer qu’il ne croyait qu’au Destin et que le Prophète jouait dans sa vie le rôle du conseiller le plus intime.

« Et vous, vous y croyez ? »

Elle eut l’air surprise :

« Comment ne pas y croire ? Les plus grands y ont cru, tous ceux qui de tout temps ont fait le monde. Nous sommes si peu de chose… »

Il écoutait, stupéfait qu’une créature aussi fameuse fût aussi vulnérable. Wanda avait pris son silence pour une mise en doute :

« Tout est écrit. Vous ne me croyez pas ?

— Je crois tout ce qui vient de vous.

— Vous avez raison. Je ne sais pas mentir.

— Vous n’avez jamais menti ?

— J’en suis incapable.

— Même par vos silences ?

— Un silence n’a jamais été un mensonge. »

Elle prononçait l’anglais avec un accent assez rauque et dur qui faisait battre le sang dans les tempes du Grec.

« Quel est votre prénom ?

— Socrate. Dans mon dos, mes employés m’appellent S.S., mes deux initiales. Et mes concurrents, le Grec.

— Vous êtes réellement grec ? »

Il eut un sourire :

« Évidemment, puisque je suis armateur. »

Maladroitement, il ajouta :

« J’ai vu tous les films qui ont été tournés sur vous… quand vous dansiez. »

Elle se raidit imperceptiblement. Trop tard pour reculer, il se jeta à l’eau :

« Vous n’aimez pas qu’on vous en parle ? »

À cette époque, il ne pouvait pas savoir. Pourtant, au lieu de se lever et de fuir comme elle l’eût fait avec n’importe qui, elle avait répondu, après une hésitation :

« Non. »

Il y eut un silence qu’aucun des deux ne pouvait rompre. Il se maudissait d’avoir prononcé cette phrase stupide de collégien maladroit. Elle parla la première :

« Aimeriez-vous que je vous parle de vos bateaux, de vos bilans ?

— Non, excusez-moi. Bien que…

— Bien que quoi ?

— Ce n’est pas tout à fait pareil.

— Ah non ?

— Mes bilans n’ont jamais bouleversé personne.

— Mes films non plus.

— Je croyais que vous ne mentiez jamais ? »

Elle eut un mouvement pour se redresser, il la retint :

« Non, je vous en prie ! Ne m’en veuillez pas si je vous ai blessée. »

Il retenait sa main dans la sienne, bouleversé par ce contact qui le faisait trembler. Elle la retira :

« Vous n’avez rien pu ressentir parce que je n’ai jamais rien donné. Ce qui vous a touché, c’était une image, ce n’était pas moi. »

Soudain, entre le projecteur et lui, il y avait eu plusieurs ombres :

« Socrate, je voudrais absolument vous présenter… »

L’instant très rare était brisé. Quand les pitreries mondaines avaient pris fin, il s’était précipité à la recherche de Wanda : elle avait disparu ! Il suivit son premier mouvement et, sans pudeur, planta là tout le monde pour courir derrière elle. Il l’avait rattrapée devant son hôtel, mais elle était déjà lointaine et semblait ne plus le connaître. Pourtant, il allait passer, quelques heures plus tard en sa compagnie, la nuit la plus insolite de son existence. En général, il se vantait de ses conquêtes, comme tout Grec viril qui se respecte, et les racontait en détail à quelques rares amis de confiance qui lui rendaient la pareille. Mais cette fois, qui l’aurait cru s’il avait dit la vérité ? Et comment aurait-il pu oser la dire ?…

Il était en peignoir de bain quand on frappa à la porte :

« Mme Deemount demande si vous êtes prêt ? »

Curieusement, il fut agacé de voir à quel point les états d’âme de Wanda dépendaient de sa présence. C’était une responsabilité qu’il n’avait précisément pas envie d’assumer ce soir-là. Il cria :

« Dites-lui que je viendrai dès que je serai prêt. »

Et, illico, il décida d’aller se soûler chez Epaphos, un ancien marin qui tenait une boîte interlope dans une ruelle perpendiculaire aux quais du Pirée. Le Grec y avait ses aises, aucun journaliste n’avait jamais réussi à y mettre les pieds et, quand l’orchestre se déchaînait, ça chauffait ! Il décida de filer à l’anglaise sans donner la moindre explication. Il enfila dans l’ordre une chemise, une veste et un pantalon dont il bourra les poches de liasses pour distribuer aux musiciens et payer la casse de la vaisselle, quand la fête serait finie. Et merde pour Kallenberg ! Il sortit à la dérobée, mit un doigt sur ses lèvres en croisant ses marins — ni vu ni connu ! — , gagna l’échelle de coupée sur la pointe des pieds et sauta comme un jeune homme dans le canot où l’attendait déjà son second. Et merde pour tout le monde !


Il était sept heures du matin. Jack Robertson, secrétaire particulier du secrétaire général de la Tate Gallery s’adressa à sa femme, entre ses dents, sans cesser de tourner sa cuillère dans sa tasse de thé :

« Eve, voulez-vous, je vous prie, regarder dans la boîte aux lettres si le journal est arrivé ? »

En haussant les épaules, son épouse, en peignoir douteux, se dirigea vers la porte, l’ouvrit et parcourut l’allée dallée de trois mètres de long qui la séparait de la barrière d’entrée de son pavillon. Elle prit dans la boîte un exemplaire du Daily Express, ne lui jeta pas un regard et revint dans le living-room, l’air maussade. Elle ne pouvait pas supporter que son mari soit égoïste au point de faire du bruit en se levant, alors que sa propre mère à elle dormait toujours dans sa chambre du premier. Ce n’était pas la première fois qu’elle avait des accrochages avec Jack à ce sujet, mais on aurait juré qu’il faisait exprès de faire le plus de bruit possible pour lui déplaire, pour la provoquer. Après tout, elle était chez elle. Même lorsqu’on est marié depuis trente ans, ce genre de précision a son importance. Si ce n’est dans la maison de leur mère, où iraient-ils donc habiter ? Est-ce que Jack avait été capable d’économiser suffisamment pour acheter quoi que ce soit ? Non ? Alors ? Pourquoi ne comprenait-il pas qu’il était toléré, et que le fait d’être hébergé comporte en revanche quelques devoirs ?

Elle jeta le quotidien sur la table. Jack feignit de ne pas voir la façon agressive dont elle le lui avait lancé. Il arracha la bande postale et parcourut la une d’un air suprêmement détaché, sa tasse de thé dans la main droite. Il s’attarda sur une photo qui occupait trois colonnes : on y voyait une vieille femme, debout sur le perron d’une maison en ruine, mangeant on ne sait quoi dans une gamelle que lui disputaient des chèvres. La légende précisait : « C’est sa mère ! » La mère de qui ? Jack s’énervait régulièrement sur les titres racoleurs des journalistes, misant sur la curiosité de leurs clients obligés de pousser plus avant leur lecture pour se faire une idée de la chose annoncée. Il trouvait le procédé déloyal, d’autant plus ce jour-là que, en fait d’explication, la mention : « Voir notre article en page 8 », en lettres minuscules, suivait l’embryon de légende. Jack, maugréant, fut obligé de reposer sa tasse pour utiliser ses deux mains. Quand il eut trouvé la page 8, il hocha la tête et fit :

« Hum… Hum…

— Quoi ? », aboya Eve.

Le secrétaire du secrétaire général laissa tomber :

« Ce n’est pas convenable.

— Quoi donc ? »

Il la regarda, avec dans l’œil une lueur féroce.

« C’est ce milliardaire, ce Grec, Satrapoulos…

— Eh bien ?

— Il laisse sa mère mourir de faim.

— En effet, ce n’est pas convenable. C’est même criminel. »

Jack Robertson toisa son épouse et lança sa flèche, le dernier petit plaisir qu’il pouvait s’offrir, avec la bière brune :

« Ce n’est pas à cela que je fais allusion. Chacun est libre de faire ce qu’il lui plaît avec sa mère. Je pense simplement qu’il n’est pas convenable d’étaler la vie privée des gens dans un journal. »


Midi, rue de Lourmel, Paris XVe. France-Soir ! Une dame s’approche du vendeur. Elle tend ses pièces de monnaie et s’empare de l’édition toute fraîche. Elle l’enfouit dans son cabas, entre des bottes de poireaux et deux salades. Elle entre dans un bistrot, s’accoude au comptoir et commande un café. La serveuse le lui apporte.

« Bonjour, madame Thibault !

— Ça va, petite ? »

Elle met trois sucres dans sa tasse — une manie contractée pendant la guerre, provoquée par la panique d’en manquer —, touille le mélange soigneusement et avale le café d’un trait, d’un mouvement sec en renversant la tête, comme un verre d’alcool. Elle repose la tasse dans sa soucoupe, allume une gauloise, sort son journal de son sac à provisions, le déplie et commence à en tourner les feuilles sans les regarder vraiment, jusqu’à ce qu’elle arrive à la page hippique. Elle la déchire en prenant bien garde de ne pas l’abîmer, froissé distraitement le reste du quotidien qui choit à ses pieds, dans la sciure du bar. Elle extrait de ses cheveux un crayon noir, bloqué entre sa nuque et l’angle externe de son oreille gauche, caché jusqu’à présent par les mèches raides. Avec attention, elle pointe les partants de la sixième course de l’après-midi, à Auteuil. Elle est indécise, ne sachant sur quel champion porter son pari. Puis elle marmonne :

« Et merde ! Boule-de-suif ! »

Elle traverse la salle du café, salue un type en gilet de flanelle assis derrière un guéridon de marbré :

« Ça roule, Émile ? Tiens, voilà ! Tu me les mets sur Boule-de-suif dans la sixième. »

Elle lui jette un billet, il écrit quelques mots et lui rend un carton qu’elle empoche. Elle revient au zinc et dit :

« Donne-m’en une autre. »

La serveuse lui apporte un second café dans lequel elle laisse tomber quatre sucres, qu’elle fait fondre pensivement. Sous sa semelle, elle sent un relief. Elle retourne le pied et aperçoit un mégot rivé au cuir par du chewing-gum. Elle dit : « Saloperie ! » et s’essuie sur la une du journal qui se déchire.

Son regard est arrêté par un cliché sur cinq colonnes représentant une vieille clocharde bouffant à la même gamelle que des chèvres. À cet instant, Mme Thibault voit le journal à l’envers. Du bout du pied, elle le fait pivoter et lit le titre de la photo : « Son fils est milliardaire, elle vit de charité. » Elle se baisse péniblement, car elle a un lumbago chronique, jure parce que le chewing-gum s’est accroché à ses doigts, s’en dépêtre enfin, en hypocrite, en l’écrasant sous le rebord du comptoir, et lit la légende : « Cette pauvresse en haillons a pourtant donné le jour à l’un des hommes les plus riches du monde : le milliardaire armateur Socrate Satrapoulos. Nos reporters ont découvert l’indigente sur une colline, dans un hameau de soixante habitants du nord de la Grèce. Pour toute ressource, elle n’a que le lait de ses chèvres et quelques lapins. Son fils, qu’elle n’a pas vu depuis plus de trente ans, ne lui a jamais versé aucun subside (suite en page 4). » Mme Thibault hoche la tête, allume sa seconde gauloise au mégot de la première et déclare à la serveuse qui ne l’entend même pas, car le bruit de l’eau giclant sur les verres qu’elle lave l’en empêche :

« C’est dégueulasse, les riches ! On se crève à leur torcher le cul quand ils sont mômes, et quand ils ont du pognon, ils se le gardent comme des salauds, sans même en filer un peu de temps en temps à leur vieille ! »


Huit heures du matin. Médée Mikolofides est allongée toute nue sur la table que son masseur a placée dans un angle de la chambre. Le masseur vient régulièrement tous les jours œuvrer sur ce corps énorme. Il ne tarit pas d’éloges sur la forme physique de sa cliente bien que la vieille ressemble à un gros poisson mort et huileux. Elle a des poils plus qu’il n’en faut, qu’on devine prêts à partir à l’assaut du ventre, de la poitrine et des bras, comme tout le monde, mais aussi du dos, des vertèbres lombaires aux vertèbres cervicales. Sous ce duvet brun, la peau est molle, malsaine. Les doigts du masseur s’y enfoncent sans qu’aucune élasticité se manifeste. De la viande restée trop longtemps sans voir la lumière du jour : comme beaucoup de Méridionaux, Médée déteste le soleil. Arc-bouté au-dessus d’elle, le masseur geint et souffle :

« Moins fort, Michael, moins fort…

— Fatiguée ?

— Embêtée. »

Médée pense au scandale auquel elle a été mêlée : quel besoin son gendre a-t-il de donner des fêtes ? À quoi bon vouloir éblouir ? Et éblouir qui ? Est-ce qu’elle a cherché à en installer, elle ? Et pourtant, n’est-elle pas l’une des femmes les plus riches du monde ?

« Soyez gentil, Michael, branchez la radio. Je veux entendre les cours de la Bourse. »

Une vieille habitude. Pourtant, ce matin, l’esprit de « la veuve » est ailleurs. Elle a encore en mémoire les éclats de sa conversation avec Kallenberg.

Elle ne l’a pas ménagé. Elle lui a dit tout ce qu’elle rêvait de lui dire depuis longtemps. L’autre l’a laissé faire, acceptant d’être tancé comme un petit garçon. Il n’a eu qu’un moment de révolte, lorsque sa belle-mère lui a donné l’ordre de renvoyer Irène à la maison. Il a répondu : « Avec plaisir ! Et qu’elle y reste ! » Médée a demandé à parler à sa fille. Irène est venue, bien longtemps après — elle était soi-disant dans son bain — alors que les aiguilles tournaient, et que la note du téléphone s’allongeait : pourquoi les enfants gaspillent-ils l’argent que leurs parents ont eu tant de mal à gagner ?

« Non, maman, il n’est pas question que je vienne en Grèce. Mon mari a des ennuis et je ne veux pas déserter le navire ! »

Son mari… Un bellâtre ambitieux et grande gueule, incapable d’agir avec méthode, forçant la chance jusqu’au jour où il se casserait la figure… Entre-temps, le masseur a mis le poste en marche, et pendant qu’elle se faisait triturer l’épine dorsale, « la veuve » entend :

« … découverte dans le Nord de la Grèce. Elle vit de lait de chèvre et de racines, et accuse son fils de ne lui avoir jamais porté assistance… »

Qui ça ? Médée prête l’oreille tout en étouffant un gémissement :

« Moins fort, Michael ! Moins fort, quoi ! »

Le speaker enchaîne :

« Nous n’avons pu encore joindre Socrate Satrapoulos, mais vous allez entendre les accusations portées contre lui par sa mère… »

La vieille s’est dressée comme si elle venait d’apercevoir une vipère glissant entre les mains de Michael qui lui aussi a entendu. Tous deux se figent, attendant la suite. Elle vient. C’est une litanie d’insultes, soigneusement provoquée par le journaliste :

« Comment était-il quand il était gosse ?

— Sale. Et voleur.

— Est-ce qu’il aimait son père ?

— Il n’a jamais aimé que lui-même.

— Et à l’école, il avait de bons résultats ?

— On l’a renvoyé de partout. Aucune école n’en a voulu plus de huit jours.

— Pourquoi ?

— Il avait déjà le mal dans le corps. »

Médée se retourne vers Michael qui écoute avec avidité. Elle rugit :

« Alors ? Qu’est-ce que vous attendez pour me masser ? Je vous paie pour quoi ? »

Michael fait un geste vers elle. Elle le repousse avec rage. Elle saute de la table et part au galop vers la sortie :

« Nom de Dieu ! Je vais savoir ce que c’est que cette nouvelle connerie ! »

Au moment où elle s’apprête à sortir, Michael intervient : « Madame Mikolofides… Prenez au moins cette serviette… Vous êtes nue ! »

6

Lorsque l’avion atterrit à Baran, le Grec précisa à son pilote :

« Ne vous éloignez pas de l’appareil. Restez à votre poste avec le radio. Ils seraient capables de faucher l’avion ou de le démonter pour le revendre en pièces détachées. »

Sur la piste, Satrapoulos aperçut une voiture qui venait dans sa direction, une Rolls, bien entendu, portant un fanion aux armes de Baran. Il se pinça violemment les narines et souffla très fort, pour déboucher ses oreilles. Il entendit alors le chuintement des pneus de la voiture sur le goudron en ébullition. Un homme en sortit, ouvrit la portière arrière et s’effaça pour laisser passer S.S. Socrate, dès qu’il avait lu les journaux du matin, avait appelé Hadj Thami el-Sadek, le priant de le recevoir de toute urgence. Il se trouvait à Rome où il avait vendu onze pétroliers fatigués à un consortium d’hommes d’affaires italiens. Lena, après la soirée de Londres, avait tenu à se rendre en France, invitée pour un long week-end à Saint-Jean-Cap-Ferrat par des amis français. Quels amis ? Elle ne le lui avait même pas dit. Il n’allait pas la revoir de quelques jours, car elle lui avait annoncé qu’elle partirait pour New York aussitôt après.

« Avez-vous fait un bon voyage ? »

Satrapoulos jeta les yeux sur son compagnon, dont il savait qu’il était le conseiller très écouté de l’émir de Baran. L’homme était jeune, vêtu à l’orientale, et parlait un anglais sans accent : études de droit international à Londres, probablement, avant de retourner faire la loi chez lui.

« Excellent, je vous remercie. J’ai eu le prince ce matin, et il m’a annoncé qu’il était en parfaite santé.

— Oui, parfaite, bien qu’il ne néglige pas sa peine.

— C’est un homme remarquable et un souverain très avisé. Puissions-nous avoir les mêmes en Europe. »

L’Arabe sourit :

« Vous ne manquez pas de grands hommes.

— Oui, tant qu’ils ne sont pas au pouvoir. Ensuite, ils sombrent dans la démagogie pour être réélus. Quelle grandeur peut résister à ce régime ?

— Vous semblez regretter la monarchie ?

— Je déplore simplement que le système démocratique pousse tout pouvoir vers la démagogie. »

Le conseiller lança avec humour :

« Ma foi, ce n’est qu’une situation inversée. Jadis, vos monarques poussaient le peuple à la courtisanerie. La bassesse a changé de camp, c’est tout. Il s’agit d’une affaire de nombres. »

À son tour, le Grec sourit. La voiture filait sur une route plate, dans un paysage parfaitement plat où il n’y avait rien, strictement rien. Le sol, le ciel, le soleil. Et en dessous, peut-être, le pétrole, bien que les forages n’aient jamais rien donné jusqu’à présent. Avaient-ils eu l’idée d’en faire effectuer dans la mer, au large ? La route semblait se dérouler dans du vide, droite dans un espace sans limite, semblant partie de rien pour arriver nulle part. Baran, c’était à dix kilomètres. À l’inverse des agglomérations européennes, rien n’indiquait que la ville existât, aucune approche, aucun faubourg. Simplement, elle était là, on y entrait comme dans un mur, par une avenue large bordée de buildings modernes, une douzaine. Au bout de l’avenue, la route s’arrêtait tout net après deux kilomètres rectilignes dans le sable. Et là encore, il n’y avait plus rien, qu’une vague piste qu’on devinait aux traces laissées par les caravanes au long des siècles.

« Le prince m’a prié de vous déposer à votre résidence. Il se tient à votre disposition pour avoir l’entretien que vous souhaitez quand il vous plaira.

— Malheureusement, il me sera impossible de profiter de son hospitalité. Des tâches très importantes m’attendent. Je dois être à Athènes ce soir même.

— Comme il vous plaira. »

L’Arabe aboya un mot au chauffeur, puis, se tournant vers Satrapoulos :

« Nous allons donc nous rendre immédiatement dans la maison du prince. »

Satrapoulos ne put s’empêcher de penser que Thami el-Sadek avait du génie. Pour entretenir sa légende d’ascète, il recevait ses sujets dans une cabane toute nue, sans meubles, sans lit, sinon une natte posée à même le sol. Il lui arrivait même très souvent de résider là des semaines entières, piégé par son personnage, se nourrissant de quelques dattes, buvant du thé et de l’eau. À tel point que, en le voyant si frêle, ses relations brûlaient d’envie de lui apporter un colis de charcuterie et quelques bouteilles de bon vin. En revanche, les hôtes d’honneur — qui passaient obligatoirement par la cabane avant d’être hébergés — étaient soumis au régime du chaud et froid psychique. Après l’impression voulue de misère volontaire que leur avait laissée el-Sadek, ils se retrouvaient transportés dans un palais féerique, tout en marbre rose, dont le patio était une piscine parsemée de nénuphars et de pétales d’orchidées dans laquelle se déversaient en murmurant des jets d’eau limpide. Autour de la piscine, dès fleurs et des orangers, des citronniers et des palmiers-dattiers croulant sous les fruits, des oiseaux exotiques enfermés dans des cages d’or. Quant aux appartements, ils auraient pu servir de cadre aux Mille et Une Nuits.

Haute laine et mosaïques, fenêtres ogivales, tapisseries sublimes, objets d’art chryséléphantins, marbres rares et accessoires en or massif dans les immenses salles de bain. Les hôtes de l’émir avaient à leur disposition des esclaves nubiens, torse nu et pantalon mauresque bouffant, sans parler de leur masseur privé qui, dès le matin, venait les mettre en condition. Satrapoulos se doutait bien des efforts consentis pour faire sortir ce palais hors du sable, et cette eau, dans un désert aride où la moindre goutte valait dix fois son pesant de pétrole. La voiture ralentissait :

« Nous sommes arrivés. »

Le Grec descendit dans une minuscule ruelle, coupée en deux par l’ombre et le soleil, puits d’un côté, fournaise de l’autre. Il pénétra dans une maison quelconque, aux murs crépis, suivit un long couloir où stationnaient des indigènes, absolument immobiles dans leurs djellabas : la garde personnelle d’Hadj Thami el-Sadek. On ne voyait sur eux aucune arme, mais S.S. n’ignorait pas que, dans cette partie du golfe Persique, on avait sacrifié le folklore à l’efficacité. Quelque part, camouflées sous les plis des robes, se dissimulaient sans doute les armes automatiques dernier cri — peut-être même livrées par l’un de ses propres cargos. Devant une petite porte en bois clouté, deux hommes s’inclinèrent et lui livrèrent passage. Pour la deuxième fois de sa vie, Satrapoulos était admis dans le saint des saints, pièce monacale et exiguë, rigoureusement nue hormis une natte et quelques coussins jetés ça et là sur le sol. L’émir l’attendait debout, les bras tendus pour l’accolade. En anglais, d’une voix chuintante ; il lança au Grec :

« J’espère que mon frère a fait un bon voyage. Je me sens très honoré qu’il l’ait fait spécialement pour venir saluer le vieil homme que je suis. »

Toujours le langage fleuri, qui déconcertait tant les Occidentaux et les assassinait ou les dépouillait plus sûrement avec ses fleurs de rhétorique qu’une agression sur un grand chemin, à la mitrailleuse lourde. Ce n’était plus « dites-le avec des fleurs », mais « tuez-le avec des fleurs ». El-Sadek avait un accent bizarre, séparant les diphtongues en deux sons au lieu de les prononcer d’un seul jet.

« Altesse, c’est moi qui me sens infiniment honoré d’avoir eu la faveur d’une audience. Je ne me serais pas permis de la solliciter, connaissant le prix de chaque minute de votre existence, si ce que j’ai de plus cher au monde, après l’amitié dont vous voulez bien m’honorer, n’avait été menacé. »

L’émir sourit et écarta les bras, dans un geste d’apaisement :

« De quoi s’agit-il ?

— De mon honneur. »

Cette fois, les palabres préliminaires étaient terminées : on entrait dans le vif du sujet. Comme un potache qui révise un examen, Satrapoulos avait consulté ses dossiers pendant le voyage, cherchant de quelle façon il aurait le plus de chances de ranger son interlocuteur dans son camp. Il avait trouvé, se réservant de placer sa botte à bon escient. Il estimait que la fin vaut les moyens, et ces moyens, il ne les négligeait jamais. Il allait d’abord falloir s’expliquer sur un point, ensuite, retourner à son avantage une situation que le Prophète de Cascais et lui-même avaient jugé bon de laisser s’envenimer. Le Grec toussota, ouvrit sa serviette et en sortit une pile d’articles de journaux fraîchement découpés. El-Sadek l’arrêta d’un geste :

« J’ai déjà pris connaissance de ces documents ce matin. »

Satrapoulos en fut tout déconcerté. Il n’aurait jamais cru que le service d’information de l’émir fût aussi efficace. Désarçonné, il ne put que balbutier :

« Tous ? »

El-Sadek sourit de plus belle…

« Mais oui. Tous.

— Je suppose que Votre Altesse ne s’est pas laissé abuser un seul instant par ces révélations mensongères et diffamatoires. »

Geste vague de l’émir qui pouvait vouloir tout dire, mais que Socrate interpréta immédiatement par : « Cause toujours, tu m’intéresses, je t’attends au tournant. »

« Voyez-vous, continua-t-il, c’est souvent dans notre propre famille que se cachent nos ennemis. Il ne fait aucun doute qu’on ait cherché à me compromettre et à me faire déconsidérer aux yeux de Votre Altesse par le biais de cette machination. »

L’émir eut une repartie admirable de vice :

« Je ne savais pas que vous teniez en aussi haute estime l’opinion que j’ai de vous. »

Satrapoulos, qui n’avait rien à envier à el-Sadek sur le plan de la comédie, avait pourtant sur lui un avantage : il vivait ses mensonges. Dans des affaires délicates, il lui arrivait de se brancher sur une ligne supérieure, à très haute tension, ce qui lui permettait, momentanément, d’être profondément imprégné de ce qu’il avançait, vivant réellement, de toutes ses fibres, la situation inventée, oubliant le postulat de départ. Et souvent, l’ombre d’un doute se glissait dans l’esprit de ses partenaires, un doute qui les forçait à baisser leur garde, ce dont il profitait avec génie. Il prit une longue inspiration, regarda el-Sadek droit dans les yeux, sentit que ce courant qu’il appelait à la rescousse l’envahissait, et sa réponse fut prête :

« Altesse, nous vivons dans un monde dur, un monde où chacun de nous oublie qu’il a été enfant. Nos intérêts guident notre vie, pendant qu’on laisse en friche ce que nous avons de plus précieux en nous, notre sens de la dignité. Les relations que j’ai nouées avec vous sont des relations d’affaires, soit. Et quand je vous ai connu, les affaires passaient au premier plan, c’est la vérité. »

L’émir l’écoutait sans mot dire, le fixant de ses petits yeux noirs et rusés. S.S. reprit son souffle :

« Puis, j’ai eu le bonheur de vous approcher, et j’ai appris par la rumeur publique de quelle admirable façon vous viviez, ce que vous prépariez, vos buts politiques, votre sagesse. Alors, j’ai compris une chose : des affaires, j’en fais tous les jours. Mais des hommes comme vous, je n’en ai jamais rencontrés. L’intérêt que j’ai à rester votre ami s’efface devant l’admiration que je vous porte. Si vous pensez que je vous flatte, tant pis. Je ne suis pas un orateur, je n’ai pas une grande culture, je m’exprime très mal. Mais je m’y connais en hommes. Je vous ouvre mon cœur simplement, avec maladresse, mais avec sincérité. »

Satrapoulos se tut, bouleversé par son propre discours. Sans le quitter du regard, l’émir demanda d’un ton feutré :

« De quelle famille voulez-vous parler ?

— Une famille ?

— Vous m’avez dit : « C’est souvent dans notre propre « famille que se cachent nos ennemis. »

— Altesse, il m’est très difficile de vous en parler. »

El-Sadek eut une moue amusée :

« Vous êtes pourtant venu pour cela. »

Et il ajouta, d’une voix très douce :

« Alors ? Quelle famille ? »

Décidément, il ne l’aidait pas ! Le Grec se jeta à eau.

« La mienne, prince.

— Voulez-vous me dire qu’un membre de votre famille a cherché à vous nuire ?

— Effectivement, c’est ce que je dis.

— Et qui donc ? »

Satrapoulos se demanda jusqu’à quel point l’autre allait le prendre pour un imbécile. Néanmoins, il entra dans son jeu :

« Herman Kallenberg.

— J’ignorais que vous fussiez du même clan. »

Le Grec estima qu’el-Sadek forçait un peu la note. Il ne put s’empêcher de laisser tomber le masque une seconde, précisant d’une voix plus sèche (mais à quoi bon, n’avait-il pas tous les atouts à la portée de la main, dans sa serviette ?) :

« Votre Altesse est trop bien informée pour ne l’avoir pas su, elle a dû l’oublier. Kallenberg est mon beau-frère. Son épouse est la sœur aînée de ma femme.

— En effet, je l’avais peut-être oublié… Et… en quoi votre beau-frère est-il votre ennemi ?

— C’est lui qui a fait éclater contre moi cette ridicule et déshonorante campagne de presse.

— C’est très fâcheux… Bien entendu, je suppose que vous en avez la preuve.

— Bien entendu. C’est par lui que j’ai appris ce qui se tramait contre moi.

— Peut-être voulait-il vous rendre service, afin que vous empêchiez ce scandale qui allait l’éclabousser lui-même ?

— Absolument pas. S’il m’en a informé, c’était pour mieux me faire comprendre que lui seul avait les moyens de l’arrêter.

— Si je comprends bien, vous affirmez que M. Kallenberg, dans un premier temps, a allumé la mèche d’une bombe destinée à vous perdre. Et dans un second, vous a proposé d’éteindre lui-même ce qu’il venait d’allumer ?

— C’est bien cela, prince.

— Mais dites-moi… Pourquoi ?

— Pour que je me retire d’un marché à son profit.

— Vraiment ? Et lequel ?

— Le transport du pétrole brut des différents émirats du golfe Persique qui sont précisément placés sous votre haute autorité morale.

— Je crains que M. Kallenberg et vous-même ne m’accordiez des pouvoirs que je n’ai pas. »

Il prit un long temps, et poursuivit :

« Où a eu lieu cette conversation que vous avez eue avec M. Kallenberg ?

— À Londres, le soir même où il a donné la fête qui s’est terminée dans les conditions que vous savez.

— Oui… J’en ai entendu parler. Et mes conseillers aussi, dont j’ai peur qu’ils soient, comme vous le dites en Europe, « plus royalistes que le roi ». Effectivement, cette fête, ajoutée à la campagne de presse déclenchée contre vous, ne fait pas une très bonne publicité à votre famille. Vous me disiez que cette conversation avec votre beau-frère s’était déroulée à Londres. Y avait-il des témoins ?

— Altesse, je ne pense pas qu’une tentative de chantage puisse avoir lieu devant témoins.

— Vous avez parfaitement raison. Mais je ne puis m’empêcher de le regretter. C’est très fâcheux, vraiment.

— Dois-je comprendre que Votre Altesse met ma parole en doute ?

— Qu’allez-vous chercher là ! Je ne l’ai jamais mise en doute. Personnellement, jamais. Mais je ne suis pas le seul. Les autres ? »

Le Grec avait-il sous-estimé les capacités du vieux ? Toujours est-il que les choses ne se passaient pas du tout comme il l’avait souhaité. Peut-être avait-il déjà signé avec Barbe-Bleue ? Mais que lui avait donc proposé l’autre, qu’il ne puisse lui proposer lui-même ? Sur le plan du scandale S.S. s’était arrangé pour que Kallenberg et lui soient à égalité. Quel jeu jouait l’émir ? Et s’il n’avait pas encore signé, voulait-il simplement faire monter les enchères ? Ce fut el-Sadek qui enchaîna :

« Ah ! Monsieur Satrapoulos !… Comme il est triste de voir des familles désunies… »

Il avait dit cela d’un air patelin et navré. Le Grec, voulant se rebiffer, tomba dans son piège :

« Le hasard des mariages, la loterie des caprices des femmes n’ont jamais réellement formé ce que l’on appelle une famille. La famille, ce sont des gens qui appartiennent à votre sang. »

El-Sadek le contra en beauté, suave :

« Mais je n’ai jamais dit autre chose ! En parlant de familles désunies, je ne faisais allusion qu’à vos rapports avec Madame votre mère. Et croyez bien que je ne cherche ni à m’y immiscer ni à connaître les motifs de ce qu’on vous reproche. »

Le Grec se retint de bondir, mieux valait rester calme. Il hocha la tête avec compréhension :

« Altesse, j’ai lu, comme vous dites, ce qu’on me reproche. Si cette chose était vraie, je serais un monstre. Tout homme n’a qu’une mère dans sa vie. Tout homme qui abandonne sa mère dans le besoin n’est pas digne de vivre. »

Voilà que lui aussi, gagné par l’ambiance, tombait dans le lieu commun et la fleur de rhétorique ! Il poursuivit, d’une voix posée et amère :

« Toutes les informations que vous ayez lues sont fausses. Elles sont la preuve que l’amour de la possession et de la puissance peuvent dégrader un être humain. Au moment où ces photos truquées ont été prises en Grèce, ma mère, la vraie, se trouvait à Paris, à l’hôtel Ritz, avec deux valets de chambre et sa gouvernante. D’ailleurs, regardez… »

Fébrilement, il sortit une liasse de documents de sa serviette :

« Regardez cette vieille paysanne, là, sur la photo… Comparez maintenant avec le vrai visage de ma mère… »

Il montrait un cliché représentant une dame âgée, élégamment vêtue, parée de bijoux, l’air très fatiguée — pour tirer le portrait de l’irascible Tina, les deux sbires de Satrapoulos avaient dû la bourrer de tranquillisants.

« Altesse, ces deux personnes ont-elles quelque chose de commun ? »

L’émir se pencha sur les clichés, flairant l’entourloupette, ne sachant très exactement d’où elle venait mais appréciant le sel de la situation, deux hommes richissimes venant à lui pour lui faire des grâces et dont le sort, en grande partie, dépendait de son bon plaisir et aussi, évidemment, des sommes ou autres avantages qu’ils seraient prêts à lui verser pour emporter le contrat. Il feignit de se concentrer longuement sur les photos :

« Effectivement… il ne s’agit visiblement pas de la même personne.

— Demain, prince, le monde entier le saura. Chacun apprendra par quels procédés on a voulu me perdre, chacun pourra apprécier.

— Quelles sont vos intentions ?

— Attaquer en diffamation tous les journaux, je dis bien tous, qui se seront faits l’écho de cette fausse nouvelle. Et bien entendu, les contraindre à passer un rectificatif égal en surface à ce bobard. Mes avocats s’en occupent déjà.

— Et M. Kallenberg ?

— La justice immanente l’a déjà puni.

— Quand passeront vos rectificatifs ?

— Les premiers, demain, dans les quotidiens. Quant aux magazines internationaux, lors de leur prochaine parution. Ce soir, les stations de radio européennes diffuseront la conférence de presse que va faire ma mère à Paris.

— Voilà qui est une belle vengeance.

— Pas une vengeance, Altesse, une simple justice. J’ai tenu à ce que vous en soyez le premier averti pour que cette traîtrise ne puisse ternir, à travers l’amitié dont vous m’honorez, l’admiration que vous portent vos fidèles.

— Je vous sais gré d’avoir pensé à cet aspect du problème. Et je vous suis reconnaissant que vous puissiez me fournir l’occasion de vous justifier aux yeux des miens. Voyez-vous, nous avons gardé chez nous une moralité intransigeante… médiévale. Il m’aurait été très difficile, voire impossible, de poursuivre nos relations si les accusations qui étaient portées contre vous n’avaient été fausses. Aucun de mes sujets n’aurait pu tolérer sans malaise que je reçoive un homme n’accomplissant pas son devoir envers la personne sacrée de sa mère. Le fait que vous soyez là témoigne de la confiance que je vous porte.

— Je voudrais que vous m’accordiez une autre faveur insigne, demanda le Grec d’une voix humble.

— Parlez.

— Tous mes navires ne tournent pas à plein. Je voudrais que vous m’autorisiez à faire une navette permanente avec des cargos-citernes qui apporteraient à Baran des milliers de tonnes d’eau douce. Il n’est pas juste que les arbres ne poussent pas dans un pays aussi attachant.

— Ah ! Monsieur Satrapoulos… c’est un gros problème !…

— Bien entendu, pendant que ces bateaux tourneraient, je ferais, avec votre autorisation, effectuer de nouveaux forages. »

L’émir ironisa :

« Pour trouver du pétrole, merci bien !

— Non, Altesse. Pour trouver de l’eau. Si vous me le permettez, dans huit jours, cinquante de mes ingénieurs seront sur place. »

Voilà un langage qu’entendait el-Sadek. En souriant, il rétorqua, ouvrant la voie à tous les espoirs du Grec :

« Mais dites-moi, si votre flotte transporte de l’eau, comment pourra-t-elle, dans le cas où nous conclurions un marché, acheminer le pétrole des différents émirats que je contrôle ? »

Le cœur de Satrapoulos cogna très fort dans sa poitrine : allait-il enlever le morceau ? En tout cas, il semblait tenir le bon bout. Sur un ton badin et indifférent, l’émir continuait :

« À propos, savez-vous que M. Kallenberg m’a fait des offres supérieures à celles que vous m’aviez proposées ? »

On abordait enfin les choses intéressantes…

« De combien ?

— Dix pour cent.

— C’est beaucoup d’argent.

— Certes. Mais ce sont beaucoup de bénéfices. D’ailleurs, après ce qui s’est passé à Londres, il m’est désormais difficile de traiter avec votre beau-frère. J’ai eu également des offres américaines…

— Au même tarif que Kallenberg ?

— Dix pour cent en plus.

— Je vous propose dix pour cent en plus de ces dix pour cent.

— Pouvez-vous faire un effort supplémentaire ?

— Pas dans le sens que vous pensez, non. Mais avant que cette déplorable affaire n’éclate, je voulais vous faire une surprise… Si vous l’acceptez, bien entendu. Et si c’était oui, vous me porteriez chance.

— Je vous écoute.

— Voilà. Je pense que, dans dix ans, toutes les conceptions que nous avons sur la marine marchande seront périmées. Pour un tonnage égal, le nombre de navires sera moindre. Plus les cargos sont grands, moins ils occasionnent des coûts de fret. Jusqu’à présent, leur tonnage le plus grand n’a jamais dépassé dix mille tonnes. J’ai l’intention de faire construire des pétroliers de plus en plus énormes. Trois sont actuellement en chantier en Norvège, dont l’un est un géant. En port en lourd, il atteindra dix-huit mille tonnes et sera le plus grand du monde. Je voudrais le baptiser de votre nom : Hadj Thami el-Sadek. »

L’émir s’attendait à une discussion très serrée de marchands de tapis, mais pas à ce genre de proposition. Elle le flattait et l’éblouissait, allant au-devant de ses ambitions les plus secrètes.

« Je suis très honoré que vous ayez songé à me confier ce parrainage. J’accepte de grand cœur.

— Merci, Altesse. Mais ce n’est pas tout… »

Le Grec avait gardé son offre la plus juteuse pour l’« allegro vivace » final, une offre à laquelle même un gouvernement n’aurait pu résister. Il distilla ces paroles que but el-Sadek, de plus en plus fasciné :

« Si notre collaboration prend forme, je souhaiterais placer les trois quarts de ma flotte sous pavillon de Baran. »

Cette fois, malgré toute la ruse et le contrôle du vieillard, Satrapoulos lut dans ses yeux qu’il était estoqué. Pour cacher son trouble, el-Sadek feignit de réfléchir avant de laisser tomber :

« Noble ami, votre offre flatteuse comporte des avantages et des inconvénients. Je ne peux prendre seul une pareille décision. Il faut que j’en réfère à mon conseil. »

Le Grec se retint pour ne pas rire : son conseil ! Quelques types en guenilles qu’il manœuvrait comme il le voulait, qui exécutaient ses ordres avec adoration. Il regarda l’émir : il rêvait. Et S.S. était bien trop fin pour ne pas savoir de quoi. El-Sadek faisait des calculs vertigineux… Dix pour cent plus dix pour cent plus dix pour cent, cela faisait trente pour cent… Le plus grand pétrolier du monde à son nom, le Hadj Thami el-Sadek… Et des dizaines de navires faisant flotter l’étendard de Baran sur toutes les mers du monde, son étendard…

C’était le début de perspectives fabuleuses, peut-être même la reconnaissance à l’O.N.U. de l’État de Baran, ce qui lui permettrait de tirer un maximum des gouvernements auxquels il accorderait sa voix, lors des votes décisifs. Actuellement, il lui était impossible d’exercer ce genre de chantage ; tout au plus pouvait-il se permettre de flirter avec les uns et les autres sans accorder de préférence à aucun. Il ne tenait pas à se faire bouder par les Américains pour avoir favorisé les Russes, ou être mis en quarantaine par les Européens pour un marché passé avec les Japonais. Son seul recours était de traiter avec des armateurs privés, assez puissants pour l’alimenter en armes, assez riches pour assurer son indépendance financière. Dès le début, Kallenberg ne lui avait pas paru faire le poids. Trop vaniteux, trop préoccupé par sa propre personne, de l’effet qu’il produisait sur autrui. Satrapoulos lui semblait plus rusé, plus mûr, plus efficace. Ne venait-il pas de le prouver en retournant en sa faveur une situation qui lui était contraire ? C’est sur lui qu’il fallait miser et prendre appui, jusqu’au jour où il siérait assez fort pour se passer de ses services et jouer sa propre carte sur le plan de la politique mondiale. Ils verraient alors ce qu’était un vrai cheik, et ce que pourrait donner l’union — sous la bannière de Hadj Thami el-Sadek — de tous les émirats de l’Arabie Saoudite ! Il revint sur terre, oubliant les fausses réticences qu’il avait manifestées et l’état d’attente dans lequel il voulait maintenir l’armateur :

« Bien entendu, vous me paierez en dollars à un compte suisse numéroté dont je vous donnerai le chiffre.

— Altesse, jubila Satrapoulos, bien entendu. Il sera fait comme il vous plaira.

— Tout est donc parfait… Et maintenant, mon frère, si vous voulez vous reposer, vos appartements vous attendent. »

S.S. fut contrarié par cette invitation qui n’était pas prévue au programme. Il avait projeté de rentrer en Europe le soir même, à Genève plus précisément, où il avait pris rendez-vous avec ses banquiers pour le lendemain. El-Sadek dut sentir sa réticence secrète. Pour une raison inconnue, mystérieusement, il insista :

« Vous me feriez un immense honneur en acceptant mon hospitalité. »

Engagée de cette façon l’affaire était mal partie : Socrate ne pouvait refuser sans risquer de le blesser. Au diable les banquiers ! Un marché pareil valait bien quelques sacrifices. Il s’inclina :

« Altesse, vous répondez à mes vœux les plus intenses. Votre invitation est un immense honneur pour moi. Je l’accepte avec bonheur, puisque vous ne m’en jugez pas indigne. »

Quand le Grec sortit de la ridicule petite maison, ébloui de joie par la victoire qu’il venait de remporter, il faillit esquisser un pas de sirtaki devant le conseiller qui lui tenait grande ouverte la porte de la Rolls : c’était plus fort que lui, mais chaque fois qu’il gagnait une partie, il lui fallait se retenir pour ne pas danser !


Vu de près, c’était une petite planète brune, hérissée de cratères dont certains suintaient l’humidité. Vu d’un peu plus loin, on constatait qu’il s’agissait du mamelon d’un sein, énorme, cerné d’une île violacée qui faisait sur la peau, malgré son hâle, une violente tache foncée. Selon que le sein s’avançait ou s’éloignait, le Grec en percevait de multiples visions différentes qui ouvraient les portes à des délires variés. Parfois, la pointe lui frôlait le visage, les lèvres et il se retenait de toutes ses forces pour ne pas le prendre à pleine bouche, le sucer, en sentir le goût.

En fait, il était affreusement gêné par la situation tout à fait imprévue dans laquelle il se trouvait. Ce n’était pas désagréable, non, mais il n’osait pas se laisser aller à un plaisir qu’on le forçait presque à prendre. Il refusait confusément d’entrer dans la peau du personnage qu’on voulait lui faire jouer.

Les filles, pourtant, avaient l’air de trouver sa position naturelle. Il était allongé dans l’eau fumante d’un bassin, creusé à même le sol d’une gigantesque salle de bain et des dizaines de mains le savonnaient doucement, insistant sur les zones sensibles de son corps, juste assez pour l’énerver, pas assez pour le détendre. En restant l’hôte de l’émir pour la nuit, il n’aurait jamais imaginé qu’il se retrouverait livré pieds et poings aux pensionnaires d’un harem.

Il voulait prendre, non qu’on le prît, et il se sentait idiot, frustré de n’avoir pas l’initiative, mal à l’aise d’être passé à côté de ce qui, à ses yeux, était le propre de l’homme : conquérir. Là, il n’y avait rien à conquérir, il n’y avait qu’à se laisser faire, être l’objet, redevenir enfant, ce qu’il avait en horreur et ce à quoi, dans le plus secret de son âme, il aspirait avec révolte. Il avait beau refouler cette idée, elle l’envahissait malgré lui, assiégeant sans pitié sa mémoire : il avait trois ans et sa mère le lavait. Il percevait par bouffées la force de ce sentiment ambivalent qui le poussait à s’abandonner au plaisir de cette caresse, en même temps qu’il était saisi par une terrible envie de fuir. Il avait l’impression que les filles pouvaient lire ces pensées sur son visage, et il en avait honte.

Et encore, le plus dur était fait. Quand il était entré dans sa chambre, il avait réellement pénétré dans un tableau d’Ingres, peuplé d’odalisques aux gorges gonflées, anachroniques et souriantes, dont certaines faisaient de la musique, d’autres, des bouquets de fleurs : comment une telle scène pouvait-elle être réelle, à l’ère des jumbo-jets ? Quelques-unes s’étaient approchées de lui et, en transparence, sous les voiles qui les recouvraient, il avait vu la tache sombre du pubis, là où le tissu collait au corps, au hasard des mouvements. Certaines s’étaient agenouillées devant lui, délaçant délicatement ses chaussures. Il avait horreur de cela, mais n’avait pas osé les repousser. Chacun de leurs gestes était une caresse qui lui faisait passer un frisson de la pointe des orteils à la racine des cheveux. Puis, elles l’avaient étendu sur une couche immense, recouverte de peaux de bêtes souples et fraîches et avaient entrepris de le dévêtir.

Le Grec n’en menait pas large. Il puisait la plus grande partie de son assurance et de sa force à contraindre les autres, par le charme, la persuasion, la colère ou la douceur, promenant autour de sa personne une aura de luxe et de puissance à laquelle il était difficile de résister. Et il y avait les mots, dont il avait appris depuis longtemps l’art de leur faire dire ce que ses interlocuteurs souhaitaient entendre, même si c’était le contraire de ce qu’il pensait. Or, depuis qu’il était entré dans cette chambre, aucune parole n’avait été échangée, aucune phrase, réduisant la scène dont il était le héros involontaire à la dimension souveraine d’un acte pur.

Les rares fois où il avait ouvert la bouche, pour accompagner un geste timide de protestation, elles l’avaient regardé en souriant, sans répondre, comme si elles avaient été muettes ou n’avaient pas compris. Pourtant, certaines étaient des Européennes et devaient connaître l’une des langues que Socrate avait parlées. Comment avaient-elles pu être dressées au point de se comporter réellement en esclaves ? S.S. ignorait à laquelle de celles qui étaient penchées sur lui appartenaient les mains qui lui dégrafaient son pantalon.

Par saccades, il éprouvait une irrésistible envie de fuir : il n’aimait pas son corps, le trouvait non accordé à son intelligence, en retard sur les élans de son cœur, enveloppe ratée et indigne de ses aspirations esthétiques. Il était souvent furieux de penser que n’importe quel connard anonyme, bellâtre de quartier ou ravageur de plages, possédait, sans l’avoir acheté ni mérité, ce que son argent lui-même n’aurait pu lui obtenir, vingt centimètres de plus. Bien sûr, il affectait de mépriser les « grands cons », comme il le disait parfois à propos de Kallenberg, mais secrètement, il les jalousait, même lorsqu’ils rampaient devant lui et qu’il leur donnait des ordres. Il savait parfaitement qu’une fois allongé auprès d’une femme, il pouvait leur rendre des points, mais la plupart du temps, il fallait vivre debout. Quand on lui ôta son slip, il était si contracté que, malgré ce harem chauffé à blanc, il n’était pas en état de turgescence, ce qui le gêna encore plus. Des mains le prirent sous le dos, sous les aisselles, il fut redressé et littéralement porté jusqu’au trou d’eau bleue et parfumée où on l’allongea avec délicatesse, le soutenant à mesure qu’étaient immergées certaines parties de son corps. Maintenant, les doigts qui le palpaient dans un océan de mousse s’attardaient avec une précision diabolique sur tous les endroits sensibles. Sans bien savoir pourquoi, désespérément, il essaya de résister à la sensation voluptueuse qui l’envahissait, comme si y succomber eût été la plus horrible des défaites. En vain, il essaya, pour lui barrer le chemin, d’évoquer la trogne des banquiers suisses, puis le scandale dont il avait failli être la victime, puis le visage haineux de sa mère lorsqu’elle l’avait maudit, puis… puis rien.

Un sentiment de fureur le submergea : puisqu’elles le traitaient comme un bébé, il allait leur montrer, à ces salopes, qu’il n’en était pas un, qu’il n’avait pas peur d’elles. Avec un grognement, il saisit à pleine bouche le bout de ce sein obsédant, pendant que ses deux mains, filant droit entre des cuisses vers des sexes inconnus, cherchaient à s’enfoncer, plus loin, toujours plus loin. Avec un gémissement, deux des odalisques basculèrent au-dessus de lui dans le bassin et l’étreignirent passionnément, dans un nuage de mousse.


À son réveil, une idée le tarauda : les ai-je toutes honorées ? Depuis longtemps, il n’avait connu un assouvissement aussi total. Les putains le laissaient toujours un peu sur sa faim. Il n’était jamais certain qu’elles ne simulaient pas le plaisir que, dans sa rage, il voulait leur faire prendre à tout prix. Mais les filles de ce harem n’étaient pas des putains. Il s’agissait davantage de femelles sevrées, dressées pour l’amour comme des chiens pour la chasse. Il ne chercha même pas à savoir l’heure. Il allongea le bras. Dédaignant le plateau de victuailles posé près de lui, il saisit un cigare et l’alluma. D’un œil rêveur, il en suivit les volutes de fumée, tentant de chasser un souvenir qui lui était déplaisant. Pourquoi en avait-il honte ?… N’était-il pas resté le meilleur ami de Wanda ? Aux yeux du monde entier, il était son amant. Pourtant, ils étaient deux au moins à savoir qu’il ne lui avait jamais fait l’amour : elle et lui.

Il ne s’en était vanté à personne, elle non plus, car en se découvrant, chacun d’eux avait mis le doigt sur la faille de l’autre, passagère — unique même — chez le Grec, permanente chez Wanda…

Ils étaient dans un lit, dans le plus grand hôtel de Rome, après cette soirée imbécile où il l’avait laissé filer. En la rattrapant dans le hall d’entrée, alors qu’elle prenait ses clefs chez le concierge, il avait feint l’étonnement de la voir résider sous le même toit que lui. Leurs appartements étaient contigus — il avait payé assez cher pour ça ! Platement, jouant le tout pour le tout, il lui proposa de prendre un verre. À sa grande surprise, elle accepta :

« Volontiers. Venez donc me rejoindre dans une demi-heure. J’ai envie de me changer. »

Quand il sonna chez elle, elle lui ouvrit la porte en peignoir :

« Allons dans ma chambre. Si cela ne vous choque pas que je vous reçoive couchée… »

Il la suivit, le cœur battant. Elle s’allongea sur son lit sans plus de manières…

« Alors ?… »

Elle le regardait d’un petit air ironique, comme si elle lui imposait un examen. Comme il ne répondait pas, abasourdi de vivre en direct cet instant qu’il attendait depuis si longtemps, elle lui dit simplement :

« Voulez-vous vous étendre auprès de moi ? »

Il en fut sidéré. Il avait amoncelé une multitude de tactiques, répertorié les mille ruses dont il était capable et voilà qu’en trois mots, elle le dépossédait de ces armes :

« Vous préférez peut-être rester assis ? »

Il se sentait dans l’état d’esprit du type qui va au bordel pour la première fois et qui ne sait ce qu’il doit faire. Autant entrer dans son jeu : il s’allongea.

« Voulez-vous quitter vos chaussures ? »

De la pointe de son escarpin droit, il appuya sur le contrefort de la chaussure de gauche qui tomba sur la moquette. Même opération pour celle de droite. Il s’aperçut qu’il retenait son souffle, crispé, ayant totalement perdu l’avantage de l’offensive.

« Vous pouvez vous mettre à l’aise si vous voulez. Regardez, moi, je n’ai rien là-dessous. »

Elle écarta les pans de son peignoir et il cru que les yeux allaient lui tomber de la tête : effectivement, elle n’avait rien. Il apercevait la pointe de ses seins sans oser permettre à son regard de descendre plus bas, vers le triangle sombre du pubis.

« Enlevez donc votre chemise… »

Du bout des doigts, elle la déboutonna avec lenteur. Le Grec la laissait faire, épouvanté brusquement de se sentir aussi paralysé, incapable de proférer un mot ou de prendre une initiative quelconque. En un éclair, il saisit l’abîme qui existe entre les deux formes verbales, « prendre » ou « être pris ».

« Vous savez, vous pouvez vous mettre nu aussi. Cela ne me gêne pas… »

Horrible… Voilà qu’il découvrait la pudeur ! Lui qui était si fier de ses attributs ne pensait plus qu’à les cacher, comme s’il eût été anormal qu’il les exhibât. C’était trop bête ! La vierge, c’était lui !… Avec des gestes précautionneux, rabattant le drap sur son corps, il acheva de se dévêtir, terriblement mal à l’aise.

« C’est si difficile ?

— Avec vous, oui… »

Tiens, il retrouvait l’usage de la parole…

« Qu’est-ce que j’ai de spécial ?…

— Je ne sais pas… C’est bizarre… »

Même le contact de sa peau provoquait en lui une sensation de panique.

« J’avais cru comprendre que vous me désiriez… Me suis-je trompée ? »

Il eut le courage d’affronter son regard : elle ne se moquait pas de lui. Au contraire, elle était presque trop grave.

« Oui, je vous désire. Peut-être trop.

— Alors prenez-moi. »

Il referma ses bras sur elle, sentit son ventre coller au sien, fit tous les gestes qu’on accomplit habituellement dans un cas semblable : rien. Dix minutes encore, il la caressa mécaniquement, en proie à une terreur violente. Ses réflexes ne jouaient plus, il était frappé d’impuissance. Pour se libérer, il aurait fallu qu’il la secoue, qu’il l’insulte ou qu’elle le morde, mais rien de tout cela n’arrivait. Elle se laissait faire, sans rien manifester, et il fuyait ses yeux honteux, misérable, catastrophé par cette épouvantable chose qui lui arrivait pour la première fois.

« Socrate… »

Il se détacha d’elle, définitivement vaincu :

« … Vous voyez… C’est difficile… Pourtant…

— Pourtant quoi ?

— J’aurais tant voulu !… »

Il s’entendit avouer, dans un souffle :

« Moi aussi.

— Vous, c’est différent… »

Elle avait une voix sourde, profondément triste, poignante.

« Différent en quoi… demanda-t-il.

— Oh ! ça ne fait rien, je suis maudite. J’espérais qu’avec vous…

— Je ne sais pas ce que j’ai… C’est la première fois que ça m’arrive… Je ne comprends pas…

— Ce n’est pas grave… Demain, vous pourrez. Avec quelqu’un d’autre…

— Avec vous !

— Non, pas moi. C’est moi qui ne peux pas. N’ayez pas de regret. Si vous aviez pu, c’est moi qui me serais dérobée. Je n’ai jamais fait l’amour, vous comprenez…

— Jamais ? s’étonna-t-il.

— Non. Jamais avec un homme. »

Il y eut un long silence. En certaines occasions, les mots, entre eux, exigent un silence qui leur rendra leur poids. Elle ajouta :

« Je ne peux pas supporter qu’ils m’approchent… Vous… vous êtes le premier. »

Timidement, il la reprit dans ses bras. Elle ne l’en empêcha pas et vint nicher sa tête contre son épaule. Elle lui chuchota à l’oreille :

« J’ai honte de vous l’avouer, mais je n’ai connu, je ne peux connaître… que des femmes. »

Au moins, il était fixé : quinze partout.

« Est-ce que ça nous empêche d’être des amis ?

— Non. Je voudrais tant être votre amie. »

Depuis ce jour, si lointain déjà, il ne l’avait même plus effleurée, fût-ce du bout des doigts. Mais leurs liens, dominés par cette idée sous-jacente d’un acte interdit, étaient d’une solidité à toute épreuve. C’est peut-être pour cette raison que les amours meurent, pas les amitiés : en amitié, on ne va jamais jusqu’au bout de son attirance, on ne peut en faire le tour complet. On a toujours faim de l’autre. En amour, on se rassasie trop vite. Vérité qu’il avait payée cher pour l’apprendre : elle avait écorné sa vanité. Heureusement qu’une nuit comme celle qu’il venait de passer le dédommageait de cet agaçant épisode : on ne fait pas tous les jours l’amour à un harem au grand complet. Il s’ébroua. Avant de prendre-congé de l’émir, il tenait à lui manifesté sa gratitude.


En descendant de l’avion, Peggy était d’une humeur de chien. Elle avait espéré pouvoir débarquer à New York avec son Degas sous le bras. Ses nouveaux amis européens l’en avaient dissuadée avec force, lui jurant que les droits de douane étaient si exorbitants qu’ils défiaient l’imagination. La mort dans l’âme, elle avait dû se résigner à le laisser en dépôt à la Chase Manhattan de Londres, décidée à le passer en fraude à la première occasion, dès qu’on lui aurait indiqué la combine.

Elle n’avait pratiquement pas fermé l’œil depuis quarante-huit heures, mais l’excitation de la soirée chez Kallenberg avait chassé d’elle toute idée de sommeil. Elle avait profité du vol pour mettre au clair les notes dont elle allait tirer son reportage, un angle original, quelque chose de fameux qui n’aurait rien à voir avec le fait divers sinistre dont les quotidiens allaient abreuver leurs lecteurs. Elle chercha Julien des yeux au contrôle des passeports, ne le vit pas mais le retrouva un peu plus tard, montant la garde à la réception des bagages. Catastrophe : à ses côtés, il y avait deux types qu’elle ne pouvait pas encaisser parce qu’ils lui avaient fait des avances à plusieurs reprises. Un nommé Heath, rédacteur en chef adjoint du Bazaar, bellâtre imbu de son importance, et un petit photographe pâle dont le culot monstrueux lui faisait horreur. Heath s’avança, un sourire qu’il devait juger irrésistible sur les lèvres :

« Hello !

— Hello !… rétorqua Peggy d’une voix sans timbre et sans chaleur. Puis, au chauffeur :

— Julien ! Voici mes tickets. Portez les bagages à la voiture.

— Peggy… », intervint Heath.

Elle détestait qu’il l’appelle par son prénom.

« Oui ?

— Jennifer Cabott m’a chargé de vous dire…

— Plus tard ! Vous voyez bien que je débarque !

— C’est une question de minutes !

— Ne me faites pas rire… »

Le photographe pâle s’était rapproché, espérant bien que son patron allait perdre la face devant cette débutante snobinarde.

« Peggy !… Le type à interviewer repart de New York dans trois heures.

— Quelle importance ? J’irai le voir demain, où qu’il se trouve.

— Peggy !… On boucle dans deux jours ! On a tout essayé, rien à faire, il ne reçoit personne… Il n’y a que vous qui…

— Pas de pommade ! Je suis fatiguée.

— Jennifer ne compte plus que sur vous ! C’est un scoop !

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Politique.

— Comment il s’appelle ?

— Baltimore.

— Connais pas. Dans ce foutu pays, il y a des milliers de Baltimore.

— Scott Baltimore ! C’est le propre fils d’Alfred Baltimore II ! » cria presque Heath d’un ton de reproche.

Peggy étouffa un sourire : pour la prendre en défaut sur le Gotha américain, il aurait fallu que ce prétentieux se lève tôt ! Elle connaissait parfaitement les tenants et les aboutissants du clan Baltimore. Elle prit un air étonné :

« Quel intérêt, ce… Scott ?… détachant la dernière syllabe comme on se débarrasse d’une mucosité gênante.

— Il n’a que vingt-deux ans et il se présente à la députation ! Il vient de fonder un parti politique, les « Novateurs » !

Peggy se retourna vers le chauffeur :

« Julien, amenez mes bagages à la maison. »

Et à Heath :

« Allons-y. Je vous accorde une heure, pas une minute de plus. J’ai envie de prendre un bain.

— Merci Peggy ! Merci ! »

En rencontrant le regard de son photographe, Heath regretta d’avoir prononcé ces mots : le petit crevard avait l’air de se foutre de lui ! Il aurait voulu pouvoir lui dire merde, mais, aux États-Unis, les Nash-Belmont n’étaient pas de la crotte, et on ne trouvait pas des Peggy à la pelle sous le sabot d’un cheval. Il se contenta de bougonner :

« Allons-y… »


Maria était nerveuse. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, mais son contrat précisait formellement qu’elle ne devait pas quitter Athina Satrapoulos d’une semelle, ni jour ni nuit. Elle avait donc été contrainte de partager la chambre de la vieille dame. Toutes les fois où elle s’était sentie gagnée par la somnolence, elle avait fait un énorme effort pour en émerger. L’estafilade qui barrait sa joue était là pour lui rappeler que sa cliente était dangereuse.

Dans le courant de la matinée, Tina avait manifesté le désir de tricoter et des valets lui avaient apporté ce qu’il fallait.

Maria ne l’avait pas quittée de l’œil, sachant très bien que, dans ses mains fripées, les terrifiantes aiguilles seraient des armes redoutables. Sans la perdre de vue, elle était restée vissée au téléphone, donnant ses ordres pour qu’on active la venue de l’invitée de Mme Satrapoulos. L’idée lui paraissait à la fois cocasse et absurde, parce qu’elle créait un précédent dans un palace et mettait dans une position fausse les larbins fielleux : à mourir de rire.

Enfin tout était réglé. L’invitée serait là dans moins d’une heure. On était allé la chercher en Grèce par avion spécial, hélicoptère spécial et personnel spécialisé. Des hommes en bleu étaient venus dans l’appartement voisin, le 504, afin de tout préparer. Maria sentait rejaillir sur elle des miettes de la puissance de Satrapoulos. Elle n’avait qu’à parler pour être obéie, interprète docile des plus subtils désirs de la mère de l’armateur. Le Ritz semblait lui appartenir, et son personnel, et son directeur dépassé par les événements. Pour cacher le désarroi dans lequel le plongeaient les fantaisies de la vieille, il avait fait inonder l’appartement de fleurs, les dédiant à Maria avec un grand sourire hypocrite. L’infirmière savait très bien qu’Édouard Fouillet était coincé : ou il en passait par les caprices de Tina, ou il encourait les foudres du Grec. À tout hasard, il avait essayé de la flatter, lui faisant des compliments sur l’efficacité de sa thérapeutique, alors qu’on s’apprêtait à nager en pleine folie. Maria n’avait pas répondu à ses avances désespérées, se retranchant froidement derrière la phrase :

« Mme Satrapoulos est une femme remarquable et extrêmement originale. »

Après tout, Maria n’était qu’un instrument dans cette mise en scène à grand spectacle sur laquelle le rideau allait bientôt se lever. Elle soupçonnait que, au-delà de la farce, devait se situer des intérêts dont elle devinait l’importance sans bien en saisir les arcanes. Elle était payée, elle jouerait le jeu, espérant en tirer ultérieurement des avantages, rester par exemple au service permanent de Mme Satrapoulos.

Il y eut un remue-ménage dans l’appartement voisin, des éclats de voix. Sans doute, la décoration qui était imposée pour l’arrivée de l’invitée avait-elle déplu à l’un des artistes maison. Tina croisa ses aiguilles d’un mouvement vif qui les firent cliqueter et, d’instinct, Maria fut sur ses gardes. Mais non, tout allait bien, la vieille était tranquille. C’était stupéfiant, ce changement : quarante-huit heures plus tôt, elle avait vu apparaître une clocharde dépenaillée et puante, et maintenant, elle avait pour vis-à-vis une gentille dame aux cheveux gris, coquette dans sa robe noire, tricotant paisiblement et la regardant avec un bon sourire. Quelle métamorphose ! Tout de même, il ne fallait pas trop s’y fier, les volte-face risquant d’être foudroyantes. Maria l’avait appris à ses dépens.

Pourvu que Tina ne pique pas une crise au moment de la conférence de presse… Elle aurait lieu à dix-huit heures. D’ici là, on aurait le temps de la calmer. Pendant que l’interprète lui traduirait les questions des journalistes, il faudrait que Maria se tienne derrière elle, prête à tout. Dans la tasse de café, ce matin, elle avait fait dissoudre deux comprimés de tranquillisants. Elle lui en donnerait deux autres vers quinze heures. Il convenait que Tina soit juste assez éveillée pour répondre aux questions, mais pas trop, afin de ne provoquer aucun scandale. Il y eut un nouveau choc sourd au 504, et un bruit de dispute. Maria décida d’aller voir ce qui se passait. Elle jeta un coup d’œil sur Tina, presque charmante dans sa bergère, ses pelotes de laine à ses pieds. L’infirmière lui adressa un sourire très doux et lui expliqua :

« J’ouvre la porte pour voir ce qui se passe. Ils sont en train de préparer l’appartement… Ne bougez pas…

— Elle arrive quand ?

— Elle sera là dans moins d’une heure.

— Elle aura faim. Il faudra la faire manger.

— Ne vous inquiétez pas. Tout est prévu. »

La promesse de cette arrivée imminente semblait avoir calmé Tina. Elle hocha la tête, satisfaite, et se remit à son tricot. Maria ouvrit la porte mitoyenne et passa le bout de son nez dans l’entrebâillement : ce qu’elle vit était si énorme qu’elle ne put retenir un éclat de rire. Elle repoussa doucement le battant pour ne pas être aperçue et épia à nouveau ce qui se passait. Un type se révoltait :

« Faut pas me prendre pour un imbécile ! Y a des choses que je peux pas faire ! », disait-il en français avec un accent très drôle et haut perché.

Maria faillit s’esclaffer. De peur d’être surprise, elle referma complètement la porte, sans bruit, et se retourna. Tina était juste derrière elle, à moins d’un mètre. La vieille venait d’uriner debout, à travers sa robe ; sur le tapis d’Orient. À la main, elle tenait l’une de ses longues aiguilles d’acier et fixait le cou de Maria, d’un air absent.


La Pontiac s’arrêta devant le Metropolitan Museum, à l’angle de la 5e Avenue et de la 81e Rue. De l’autre côté du trottoir se dressait l’hôtel Stanhope. Peggy jeta a Heath :

« Vous pouvez filer. »

Elle claqua la portière. Au photographe :

« Vous, suivez-moi ! »

Résolument, elle pénétra dans le hall de l’hôtel, le minus pâle sur les talons — en cours de route, elle avait appris son nom, Benny. Heath lui avait dressé un tableau si sombre de la situation qu’il avait réussi à la piquer au jeu : là où les autres avaient échoué, comme d’habitude, elle se devait de réussir. Des grappes de journalistes venaient de se casser le nez sur la porte de Baltimore gardée par deux gorilles. Elle venait de trouver le moyen imparable d’être reçue sur-le-champ et n’était pas fâchée d’avoir un témoin qui ne manquerait pas d’aller répéter sa prouesse.

« Une minute ! »

Elle s’appuya sur un comptoir de marbre et, sans se cacher de Benny, tira de son sac un carnet de chèques sur lequel elle tira cent mille dollars à l’ordre de Scott Baltimore.

« Pas bête…, ricana le photographe. Vous croyez que ça va marcher ? »

Peggy lui jeta un regard hautain et haussa les épaules. Sur un bloc, elle inscrivit de son écriture enfantine : « Pour les Novateurs, de la part d’une admiratrice passionnée qui est actuellement devant votre porte et qui aimerait vous féliciter. » Dans une enveloppe adressée à « Scott Baltimore », elle plaça le billet et le chèque.

« Allons-y, montons ! »

L’ascenseur les emmena au huitième. Peggy dit à Benny, qui commençait à être impressionné :

« Restez camouflé dans le couloir. Comptez dix minutes et venez me rejoindre chez lui. »

Elle vira dans le hall et aperçut aussitôt les deux gorilles devant une porte, tentant de repousser l’assaut de ses nombreux confrères. Elle marcha droit sur eux. Quand elle fut près des gorilles à les toucher, elle tendit l’enveloppe, le visage dénué de toute expression :

« Veuillez remettre ce pli à Scott Baltimore. J’attends la réponse.

— Je vais le laisser à sa secrétaire.

— Non. Tout de suite. Et en main propre. »

À son tour, le gros type fut snobé par l’autorité des yeux verts de Peggy. Il eut une vague moue, consulta son collègue et se glissa dans l’appartement. Une minute plus tard, il était de retour, l’air surpris :

« Mademoiselle, vous pouvez entrer… »

Il y eut un concert de protestations dans les rangs des journalistes :

« Et nous alors ! »

Souverain, le gorille les toisa :

« Faudrait pas confondre la presse et les membres du Parti ! »

Au bout du couloir, Benny, chargé de ses appareils, constata avec stupéfaction que la petite garce avait réussi la première partie de son programme. Il consulta sa montre et se mit à compter les minutes.


Peggy regardait Scott et le trouvait si jeune que c’en était presque un péché de le jeter en pâture aux requins de la politique : qu’avait donc à voir cet adolescent avec des histoires d’élection ? Il était long et mince, beau garçon, des yeux bleus superbes, un petit sourire railleur, un air de franchise déconcertant. Son chèque à la main, il interrogea gentiment :

« Qui êtes-vous ? »

Trois mots à peine, mais suffisants pour accrocher l’attention ; une voix chaude et prenante, merveilleuse.

« Je m’appelle Peggy Nash-Belmont. »

Aucun des deux ne lâchait les yeux de l’autre… Derrière la porte du salon, on entendait les éclats d’une discussion très vive…

« Je vous ai vu monter à cheval.

— J’ai entendu parler de votre père. »

Il y eut un nouveau silence. Puis Scott, désignant le chèque qu’il tenait toujours à la main :

« C’est une blague ?

— Pas du tout. C’est pour payer dix minutes de votre temps. »

Il fit la grimace :

« Je vois. Vous travaillez pour quel canard ?

— Le Bazaar. Ça vous choque ?

— Cent mille dollars n’ont jamais choqué personne ! »

Il se mit à rire et Peggy ne résista pas à sa séduction.

« Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Tout ! Votre âge, votre signe astral, ce que vous mangez au petit déjeuner, la marque de votre eau de toilette, la couleur de votre pyjama…

— Non, sérieusement ?

— Je suis très sérieuse. Cinq millions de femmes lisent ma chronique chaque mois. Elles votent. »

Il sourit :

« Et vous, votre eau de toilette ?

— « Heure Bleue ». Guerlain.

— Pyjama ?

— Ça, c’est mon affaire !

— Tiens, tiens… Vous voyez que ce n’est pas si facile de répondre aux questions ! Mariée ?

— Ça se saurait. »

Derrière la porte, de nouvelles rumeurs leur parvinrent :

« Il faut que j’y aille… J’ai un train dans deux heures et on n’a encore rien fait. Écoutez… »

Il réfléchit un instant :

« Je pars tout à l’heure dans le Missouri. Demain soir, je repasse par New York, incognito. Est-ce trop tard pour votre article ?

— Non, c’est bon.

— Voulez-vous qu’on soupe ?

— D’accord.

— Voulez-vous au Barbetta, vers onze heures ?

— Parfait.

— La nourriture y est dégueulasse, mais le décor est sympathique.

— Tant mieux. Je n’aime pas manger.

— Encore bravo pour le coup du chèque ! Tenez… Reprenez-le… »

Peggy s’en saisit.

« Et si je ne vous l’avais pas rendu ? »

Elle eut un sourire :

« En sortant d’ici, j’aurais fait opposition. »

Tous deux éclatèrent de rire :

« Je ne sais pas si vous êtes bonne journaliste, mais vous auriez fait un fameux politicien !… À demain ?…

— À demain. »

Il lui fit un signe de la main et lui lança joyeusement :

« Je retourne chez les fauves ! »

Il fut happé par un tourbillon de cris et de fumée lorsqu’il ouvrit la porte du salon. Peggy dut se frayer un passage pour rompre le barrage des reporters. Elle dit à Benny :

« Nous avons rendez-vous demain. Je vous téléphonerai de l’endroit où nous serons vers les minuit, vous n’aurez qu’à venir. »

Elle ne tenait pas à ce que le petit photographe pâle aille prévenir des copains dans son dos. En le regardant s’éloigner, elle essaya de trouver l’adjectif qui convenait pour qualifier les yeux de Scott… Elle n’en trouva qu’un, qu’elle rumina dans l’ascenseur :

« Épatants ! Il a des yeux épatants… »

7

En trente ans d’hôtellerie, Édouard Fouillet n’avait jamais vu une chose pareille ! La scène se passait dans l’entrée de service du Ritz. Devant le monte-charge, il y avait une cage assez vaste. Dans la cage, une chèvre toute noire, avec un peu de blanc au-dessus des sabots. Autour de la cage, deux hommes en salopette, le directeur du palace lui-même et Albert, le chef de réception. L’un des hommes en bleu insistait :

« Je vous dis qu’elle est nerveuse ! Elle veut sortir. Si on la libère pas, elle va ameuter tout votre sacré hôtel.

— Vous êtes fou ou quoi ? Croyez-vous que le Ritz soit un endroit où le bétail se promène en liberté ?

— Je vous répète que je lui passerai un licol ! »

Albert eut la mauvaise idée de faire de l’esprit :

« Si vous voulez bien m’excuser, monsieur, je vais regagner mon bureau ! Après tout, je ne suis que le chef de réception… »

Fouillet retourna sa colère contre son employé :

« Justement ! Recevez cette chèvre avec les mêmes égards que pour n’importe quel client ! »

Et il ajouta, amer et pincé :

« Des hôtes à 60 000 F par jour, on les soigne !

— Comme vous voudrez, monsieur. »

La chèvre se mit à donner des coups de corne contre les parois de sa prison. Un des livreurs s’énerva :

« Alors, décidez-vous ! Je la fais sortir ou pas ? »

Dépassé, Fouillet jeta un regard presque implorant vers Albert, qui accepta le S.O.S. et prit les rênes en main :

« Vous me garantissez qu’elle ne va pas s’échapper dans les couloirs de l’hôtel ?

— Je garantis rien du tout ! Nous deux, Marcel, on est payés pour l’amener ici, au rez-de-chaussée. Syndicalement, on aurait même pas dû franchir le hall de votre baraque. Alors, hein ? On veut bien rendre service, mais faudrait savoir ! »

Le directeur eut le geste des vaincus : il baissa les bras, résigné. Puis, à Albert :

« Accompagnez ces messieurs, je vous prie, jusqu’à l’appartement 504. »

À l’aide de tenailles, l’un des livreurs arracha les clous qui maintenaient fixée la partie supérieure de la cage. Immédiatement, la chèvre essaya de bondir, mais l’autre veillait. Prestement, il lui passa une corde autour du cou et donna du mou. La Poilue — tel était le nom de baptême que lui avait octroyé Tina — en un seul jet de ses pattes arrière, se libéra, allant droit sur Fouillet pour lui flairer les mains avec méfiance. Le directeur allait tourner les talons, dégoûté, lorsqu’il se figea : par l’escalier de service venait d’apparaître Lord Seymour, l’un de ses plus gros clients. Derrière lui, une petite môme de vingt ans, l’air timide. Le vieux gentleman ne devait pas tenir à traverser le hall d’honneur en offrant le bras à ses conquêtes, d’autant plus que son épouse, partie pour Londres depuis huit jours, allait revenir à Paris le lendemain. Il y eut un silence embarrassé de part et d’autre, tandis que Fouillet s’inclinait. Le lord le rompit. Se retournant vers sa compagne :

« Voyez-vous, chère, le Ritz, outre ses qualités, exploite un remarquable restaurant. »

Et désignant la chèvre à Fouillet :

« Cher ami, veuillez m’en réserver un cuissot pour mon dîner de demain. »

Il y eut alors ce qu’on appelle un certain flottement, tandis que Lord Seymour s’esquivait et que sa petite amie lui glissait à l’oreille :

« Oh ! John chéri ! Comment pouvez-vous être aussi cruel ! »


Lena avait lu les journaux, comme tout le monde. Elle était allongée sur les rochers, au-dessous de la piscine d’Eden Roc. Un gros monsieur, avachi non loin d’elle, avait déployé le Herald Tribune de la veille et elle avait lu son propre nom en grosses lettres à la une. Quand le type était parti pour piquer une tête, elle s’était emparée des feuilles toutes poisseuses : « La mère abandonnée de Satrapoulos. » Ainsi, Socrate avait une mère… Elle se trouva idiote d’avoir cette pensée, mais elle ne pouvait se résigner à imaginer son mari enfant. Il ne lui avait jamais parlé de lui-même. Avait-il eu un père ? L’homme sans passé… Socrate ne vivait qu’au présent et au futur, négligeant toutes les formes d’imparfait et de passé composé, comme s’il avait eu le pouvoir de renaître et de se réinventer chaque jour, tout neuf.

Elle regarda la photo de la vieille femme et se demanda quel âge elle pouvait bien avoir… Soixante-quinze ? Quatre-vingts ? Le cliché n’était pas très net, et à l’endroit du visage s’étalait une goutte d’eau. Elle se rendit compte avec stupeur qu’elle ne savait presque rien de Socrate, ni où il était né, ni quand, ni comment. Si l’histoire était vraie, comment était-il possible qu’il laissât sa mère mourir de faim, abandonnée, alors qu’ils avaient des propriétés partout, qu’ils n’habitaient jamais, et où elle aurait pu couler des jours heureux ? S’il lui avait dit quoi que ce soit, Lena aurait compris. Peut-être avait-il eu honte de lui parler de ses débuts ? Pourtant, il savait qu’elle n’était pas attachée à l’argent, qu’elle ne demandait qu’à se dévouer. Elle aurait aimé connaître cette femme, s’en faire une seconde mère, la faire parler de son fils. Socrate était si mystérieux…

À Londres, chez Kallenberg, il lui avait fait quelques allusions à peine voilées sur la scène qu’elle avait eue à Paris avec Marc. Était-il au courant, ou avait-il voulu tâter le terrain pour en savoir davantage ? Après cinq ans de mariage, Lena s’était lassée de S.S. Au début, elle l’avait aimé avec ferveur, comme un dieu. Il représentait pour elle la levée de tous les interdits, la porte qui vous conduit hors de l’enfance et de ses devoirs, pour vous faire entrer dans le monde des adultes, et de ses pouvoirs.

Sa lune de miel avait été fabuleuse. Socrate lui avait tout appris, avec patience, avec douceur, et elle s’était montrée une élève docile et passionnée. Elle ignorait alors que S.S. avait pris des dispositions pour ne rien faire pendant six mois, n’imaginant pas que ces voyages, ce farniente, ces croisières et ces fêtes auraient un jour une fin. Puis, un matin, alors qu’ils prenaient leur petit déjeuner à Portofino, il lui avait dit en plaisantant que ses vacances étaient terminées, qu’il allait devoir reprendre le collier pour « gagner la vie de sa femme ». Oui, c’est cela qu’il avait dit : « Il faut bien que je gagne la vie de ma femme. »

Dès le lendemain, elle ne le voyait plus qu’entre deux avions, entre deux continents. Elle avait posé des questions, cherché à savoir, mais rien : comme à une petite fille, Socrate lui avait expliqué qu’un homme avait des obligations et des tâches à accomplir. Il avait ajouté :

« Regarde ton père. Est-ce que tu l’as vu souvent ? »

Non, elle ne l’avait pas vu souvent, mais elle ne faisait pas l’amour avec son père. Pour se faire pardonner, son mari l’avait couverte de cadeaux, dont elle ne savait que faire, et qu’elle gardait dans un coffre. L’expérience lui avait appris un peu plus tard que tout ce qui fait la valeur de la vie, tout ce qui est beau — bijoux, œuvres d’art — est destiné à être enfermé dans des coffres, ces cercueils des objets. Et à son propre sujet, c’est l’impression qu’elle avait eue, un an après la naissance des jumeaux : elle était une parure de luxe enfermée dans un coffre, pour le plus grand plaisir d’un nommé Satrapoulos. Il n’avait jamais exigé d’elle quoi que ce soit sur le plan de la vie conjugale, ni d’être fidèle ni même de se méfier. Il ne lui avait pas appris que les autres existaient. À ses yeux, les liens du mariage suffisaient à la protéger contre toute tentation, tout écart. Elle pouvait aller et venir où bon lui semblait, partir pour la Californie ou la Jamaïque sans prévenir personne : il ne lui demandait jamais rien. Puis, elle avait fait la connaissance de Marc, et voilà…

Maintenant elle se trouvait nantie d’une belle-mère mystérieuse. Elle voulut appeler Socrate pour lui demander des éclaircissements, mais se souvint qu’elle ignorait où il se trouvait. En quittant Londres, il lui avait vaguement parlé d’un voyage éclair à Rome et au Proche-Orient. Il fallait qu’elle trouve un moyen de le joindre, qu’elle sache. Elle posa le journal au moment où son propriétaire retournait vers sa serviette, ventre arrogant et poil humide. Il lui dit :

« Gardez-le, je vous en prie. Je m’appelle Smith et j’ai des usines de papier, en Oregon… »

Lena le toisa d’un œil dur. L’ennui, avec ces plages en commun, c’est que n’importe qui pouvait s’arroger le droit de vous adresser la parole. Elle regagna sa cabine, passa un pantalon de toile verte, un chemisier blanc et remonta l’allée qui menait à l’hôtel du Cap. Elle demanda à un groom de lui ouvrir l’appartement de ses amis, s’empara du téléphone.

Elle eut d’abord Rome, où le directeur de la compagnie de transports de son mari lui dit que M. Satrapoulos avait assisté à une conférence la veille au matin, mais qu’il était ensuite reparti pour le golfe Persique à bord de son avion privé.

« Où ça ? demanda-t-elle.

— À Baran », lui répondit-on.

À la fille du standard, elle demanda de lui obtenir la communication avec l’aéroport de Baran — s’il y en avait un… Vingt minutes plus tard, elle l’eut en ligne. On lui répondit dans un mauvais anglais que l’avion de M. Satrapoulos avait décollé la veille au soir.

« Pour où ? » cria-t-elle presque, énervée par la chaleur et la longue attente.

Très loin, au bout du fil, au bout du monde, l’homme lui dit qu’il n’en savait rien. Découragée, elle raccrocha. Où pouvait-il bien être ? Un instant, elle eut l’idée de partir immédiatement pour la Grèce, afin de vérifier si sa prétendue belle-mère existait vraiment. Elle y renonça, craignant que Socrate ne lui reprochât d’avoir agi sans l’avoir averti. Mentalement, elle essaya de se mettre à sa place, de reconstituer le trajet qu’il avait accompli ainsi que ses points de chute éventuels. Elle demanda Athènes, l’obtint. Le valet de chambre de Socrate ne l’avait pas vu, non, mais Monsieur lui avait précisé « qu’il lui rapporterait ses cigarettes favorites de Genève ».

« Êtes-vous bien sûr qu’il vous a dit cela ? interrogea Lena dont les jointures se crispaient sur l’appareil.

— Oui, madame. Je suis formel. Monsieur me l’a dit. »

Par les volets entrebâillés, elle apercevait un couple enlacé, en tenue de bain, qui descendait lentement l’allée menant à la plage.

« Merci, Niko… Merci beaucoup. »

Marc, où es-tu ? Elle appuya plusieurs fois sur la fourche du téléphone. Elle eut la standardiste et la pria de lui passer un numéro à Genève, celui de son appartement. Quelques minutes après, elle parlait à Socrate. Il eut l’air très étonné de l’entendre :

« Où es-tu, à Saint-Jean-Cap-Ferrat ?

— Non. À Eden Roc, à Cap d’Antibes.

— Tes amis sont là-bas ?

— Socrate, j’ai lu les journaux.

— Moi aussi. »

Un long silence. Puis, Lena :

« C’est vrai ?

— Qu’est-ce que tu crois ?

— Est-ce que c’est vrai ?

— Pas un mot de vrai.

— Alors, tu n’as pas de mère ? »

Elle entendit éclater, à Genève, le rire de son mari :

« Je ne t’ai jamais dit que j’étais orphelin !

— Tu ne m’as jamais dit non plus que tu avais eu des parents.

— Tu connais quelqu’un qui peut venir au monde sans la collaboration de ses parents ? »

Elle était déconcertée par ce ton badin et joyeux, alors que, sur tous les journaux, la nouvelle s’étalait, qu’il aurait dû prendre au tragique. Comme elle restait muette, il lui demanda :

« Lena, je suis très pressé. Je viens tout juste d’arriver et il faut que je reparte. Dis-moi… Que veux-tu savoir ? Parle… Je te répondrai… »

Elle eut conscience d’être stupide, à mesure que les questions montaient à ses lèvres et qu’elle les refoulait. C’était si énorme, ce qu’elle avait à demander à un homme dont elle était l’épouse depuis plus de cinq ans. Néanmoins, elle avala sa salive, frotta ses yeux qu’elle sentait brouillés de larmes, et se décida :

« Ta mère est-elle toujours en vie ?

— Oui.

— Est-ce la dame dont parlent les journaux ?

— Non.

— Tu en es sûr ?

— Oui.

— Sais-tu où se trouve ta mère, maintenant, tout de suite ?

Très loin, elle entendit sa respiration, perçut son hésitation. Finalement, il articula :

« Un peu… oui…

— Qu’est-ce que tu vas faire pour éviter le scandale ?

— Il est trop tard pour l’éviter. Mais pour le faire oublier, je vais en faire éclater un autre.

— Donc… la dame, sur la photo… ce n’est pas ta mère ?

— Non.

— Tu me le jures ?

— Je te le jure.

— Alors… Pourquoi ?… cette histoire ?

— Demande-le à Kallenberg.

— Herman ?

— Écoute, Lena, puisque tu aimes bien lire les journaux, ne manque pas d’acheter ceux de demain. Et écoute aussi la radio ce soir… Maintenant, il faut que je te quitte. »

Elle eut peur qu’il raccroche. Elle ne savait plus que lui dire mais, pour une raison obscure, avait envie de le garder au bout du fil :

« Quand nous verrons-nous ?

— Je ne sais pas. Tu m’as dit que tu devais partir pour New York…

— Je n’ai plus envie d’y aller.

— Viens me rejoindre à Rotterdam, j’y serai ce soir. Tu veux ?

— Je ne sais pas. Ou puis-je te joindre ?

— À l’appartement.

— Socrate…

— Oui ?

— Est-ce que tu aimes ta mère ? »

Il eut un petit rire triste, curieux, et lui dit :

« Je l’adore… Et toi aussi je t’adore. Au revoir. »

Il y eut un déclic. Lena garda l’appareil en main, sans bouger. Sur l’allée, le couple avait disparu depuis longtemps. Ils devaient se baigner. La voix de la standardiste la tira de sa rêverie :

« Avez-vous été coupée ? Désirez-vous une autre communication ?

— Passez-moi le concierge… »

Elle l’eut :

« Oui, madame Satrapoulos, à votre service.

— Pouvez-vous me louer un avion qui soit prêt à décoller dans deux heures de Nice, destination Paris ?

— Mais bien entendu, madame !

— Parfait. Trouvez mon chauffeur et dites-lui de venir me prendre dans une demi-heure au bar de la piscine.

— Je m’en occupe immédiatement. Merci, madame. »

La décision de Lena était prise : elle allait vérifier sur-le-champ ce que Socrate venait de lui dire. Puisque sa mère était au Ritz, il n’y avait aucune raison pour qu’elle ne fasse pas sa connaissance.


Raph Dun était assez vaniteux pour répéter tout ce qui pouvait augmenter son prestige mais pas assez fou pour aller révéler qu’il était à l’origine de cette fantastique histoire dont les journaux étaient envahis. Il souffrait de ce silence forcé, de cette modestie obligatoire. Il aurait voulu pouvoir prévenir ses relations, devenir lui-même l’objet d’un article ou bien, organiser un cocktail dont le carton aurait porté la mention : « Raph Dun vous invite à célébrer l’un des plus beaux coups de sa carrière : la découverte de la mère de Satrapoulos. » Au lieu de cela, il avait été contraint de demander à ses correspondants de garder le secret : « Oubliez-moi, je ne vous ai jamais donné cette information. »

Lorsque le scandale se serait tassé, il envisageait de prendre sa revanche. Dans les conversations, il orienterait subtilement ses interlocuteurs sur le sujet roi. Lorsqu’on lui poserait des questions, il prendrait le sourire mystérieux et lointain de ceux qui savent, mais qui ne peuvent rien dire, afin que chacun se doute de sa participation à l’affaire, sans qu’il l’ait lui-même précisée formellement. Un prix Nobel de physique qu’il interviewait un jour avait eu cette formule : « Celui qui ne sait rien affirme. Celui qui doute parle. Celui qui sait ne dit rien. » Ainsi va le monde, gouverné par ceux qui se taisent, parce qu’ils savent. Raph se tairait donc. La mort dans l’âme…

Il écarta d’un geste l’édition du matin des grands quotidiens européens qui jonchaient son lit.

Le téléphone sonna : c’était Bill, le directeur de la rédaction de Flash :

« Qu’est-ce que tu fous ce soir à six heures ?

— Je suis pris. Et les autres jours aussi. Et même toute l’année. Je me suis mis en congé. Qu’est-ce qu’il y a ?

— L’affaire Satrapoulos.

— Fantastique, hein ?

— Ouais… Fantastique. Tellement fantastique qu’on est obligés de foutre en l’air toute l’édition de samedi. »

Dun glissa brutalement de son nuage :

« Répète !

— Toute l’histoire est bidon. Zéro. Satrapoulos attaque tous les journaux qui l’ont passée. Les photos qu’on a eues, c’est pas sa vieille. Un coup monté…

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— C’est comme ça. Nous, dans le fond, on s’en fout. On va faire notre numéro sur sa vraie mère.

— Quelle vraie mère ?

— Tu es soûl ou quoi ? Je te dis qu’il y a maldonne ! On va se retourner nous-mêmes contre l’agence qui nous a refilé le tuyau. Étant donné le prix qu’on avait payé l’information, ça va leur coûter cher !

— Tu n’es pas bien, non ? Qu’est-ce qui te fait croire…

— Oh ! écrase ! Si tu veux voir la vraie vieille, va ce soir au Ritz, elle donne une conférence de presse. Tu veux couvrir le sujet, oui ou merde ?

— Tu es sûr de ce que tu dis ?

— Oui, coco. Et si je te demande le boulot, c’est pas pour tes talents, mais parce que tu vis presque sur les lieux du crime. Il me faut tout ce soir à minuit. Je t’envoie Bob pour les photos. Et secoue-le pour qu’il shoote ! Allez, salut, et sois à l’heure ! »

Dun était devenu livide. Il jaillit hors de son lit et sauta dans un pantalon.


Lena ne s’était pas fait annoncer. Elle avait traversé le hall du Ritz jusqu’à l’ascenseur, sans que nul ne songe à lui demander quoi que ce soit. À elle seule, son allure valait tous les passeports. Elle appartenait à cette race de femmes qu’on peut rouler dans la boue d’un ruisseau ; abandonner toute nue sur le trottoir : d’instinct, le premier flic qui la retrouvera ne l’emmènera pas au poste, ne lui demandera pas son adresse, mais la conduira jusqu’au palace le plus proche car, de toute éternité, c’est là qu’elle doit résider. Elle le savait. Arrivée au 5e étage, elle enfila le long corridor et demanda à une femme de chambre qui passait, les bras chargés de fleurs :

« Madame Satrapoulos ? »

L’employée la dévisagea, jeta un regard d’envie au bracelet en brillants et répondit :

« 504, madame. »

Distraite, elle se trompait d’un numéro, confusion excusable, puisque Tina Satrapoulos occupait avec sa suite et ses invités, deux appartements voisins, le 504 et le 503. Lena remercia d’un sourire et poursuivit sa marche. Arrivée devant la porte, elle eut une légère hésitation : avait-elle raison d’entrer de plain-pied dans les secrets de Socrate ? Elle sonna. Un valet en livrée entrebâilla l’huis d’un air soupçonneux :

« Madame ?

— Madame Satrapoulos ? »

L’autre voulut refermer la porte précipitamment. Craignant que son mari ait donné des consignes pour ne laisser entrer personne jusqu’à la conférence de presse, Lena, avec volubilité, déclina son identité :

« Je suis Mme Satrapoulos et je dois voir ma belle-mère tout de suite. »

Le valet voulut expliquer que la vieille habitait l’appartement d’à côté, mais Lena ne lui en laissa pas le temps : elle poussa la porte. Elle eut sous les yeux un spectacle incroyable. De l’ameublement de la chambre, il ne restait que les lambris, la moquette, des fleurs et quelques tableaux de la fin du XVIIIe siècle, représentant des monuments romains délabrés, œuvres de ruinistes attardés, suiveurs nostalgiques et lézardés de Hubert Robert. Sur une dizaine de mètres carrés, la moquette disparaissait sous une litière de vingt centimètres d’épaisseur, foin frais coupé et herbes sèches. Au centre de ce gazon artificiel, une espèce de parc à bébé immense. Appuyée à ce parc, une grande jeune femme blonde en blouse blanche d’infirmière. Entre les parois du parc, une chèvre toute noire, avec un peu de blanc au-dessus des sabots, et une vieille dame, en noir également, avec du blanc sur le jabot et quelques bijoux en or, sobres et d’assez bon ton. La dame, agenouillée, trayait la chèvre, tirant alternativement sur les pis de l’animal, à une cadence souple et rythmée que seule peut donner l’habitude. Tous ces éléments épars, Lena ne les avait pas saisis l’un après l’autre, mais globalement, dans un lourd silence scandé par le bruit du lait giclant en jets durs dans un récipient de métal. L’infirmière fut la première à réagir :

« Madame… »

Lena la repoussa d’un geste :

« Je suis la femme de Socrate Satrapoulos. »

Et elle s’avança en direction de la scène bucolique, une émotion sincère ayant remplacé son étonnement premier. Tina continuait à traire, concentrée sur son action. Elle n’avait pas encore retourné la tête. Lena lui dit d’une voix douce, en grec :

« Madame… Je suis Helena, votre belle-fille… »

Comme elle ne bronchait pas, Lena ajouta :

« La femme de Socrate… Votre fils… »

Alors, la vieille, toujours penchée sur sa besogne, laissa tomber à l’intention de l’infirmière :

« Faites-moi sortir cette saleté. »


Dun regardait la vieille dame, consterné : comment était-ce possible ? Satrapoulos avait dû avoir vent du coup fourré, d’une façon ou d’une autre, et il y avait de très fortes chances pour que cette Tina-là ne soit pas la bonne.

Au début de la conférence, l’infirmière avait demandé aux journalistes présents d’avoir la courtoisie de bien vouloir ne pas fumer. Au début… Puis, un type avait sorti sa pipe, mine de rien, et l’avait allumée. Un autre avait camouflé sa cigarette entre ses doigts, dans le creux de sa paume, comme au collège, en tirant en cachette de voluptueuses bouffées. Les autres avaient suivi et maintenant, dans l’appartement rapetissé par les quarante personnes qui s’y pressaient, il y avait une fumée à couper au couteau. Chacun avait abusé de l’invitation de l’infirmière qui leur avait demandé s’ils « désiraient prendre un rafraîchissement ». Le scotch, le gin, la bière et la vodka coulaient à flots, dans un va-et-vient de garçons d’étage débordés et traités pardessus la jambe.

Assise dans une bergère, légèrement pâteuse à cause des tranquillisants qu’on lui avait administrés à haute dose, Tina regardait d’un œil morne la horde qui lui faisait face, clignant des yeux comme un vieux hibou lorsqu’elle était aveuglée par un flash. L’encadrant solidement, Maria à sa gauche, l’interprète à sa droite. Derrière le fauteuil, les deux hommes de main de Satrapoulos qui avaient fait spécialement le déplacement d’Athènes. Consigne pour tous : au moindre écart de Tina, renvoyer tout le monde en prétextant qu’elle était fatiguée. D’ailleurs, l’interprète avait précisé dès le début de l’entretien que Mme Satrapoulos relevait de maladie, qu’elle était fragile et que le choc reçu, s’ajoutant à la lassitude naturelle de son âge, avaient émoussé ses qualités de résistance. L’interprète était un petit bonhomme jeune, à lunettes cerclées d’acier, l’air très convenable, le cheveu court, l’œil rond et indifférent. En fait, il ne l’était pas, n’en montrait rien mais jubilait intérieurement car sa fortune était faite. Si tout se passait bien, c’est-à-dire comme on lui avait demandé que cela devait se passer, il encaisserait, dès la sortie de la conférence, un magot susceptible de le faire vivre trente ans sans rien faire, uniquement en touchant les intérêts de son capital.

Il avait été choisi par le Prophète de Cascais lui-même, qui avait jugé indispensable de le mettre dans le coup si l’on voulait qu’il joue son rôle à la perfection. Le Prophète l’avait sermonné pendant deux heures avant qu’un avion vienne le prendre pour l’emmener à Paris sur les lieux de ses futurs exploits. Pour l’instant, il s’en tirait bien, aidé dans son travail par la passivité de Tina, gavée depuis plusieurs jours de tranquillisants et de calmants. Sous l’avalanche de questions qui lui étaient posées, il restait impassible, se bornant à les traduire à l’usage de Tina et à en fournir la réponse aux journalistes. Seulement, entre ces demandes et ces réponses, il accomplissait son travail, menant le jeu qui lui convenait, affirmant d’un air neutre le contraire de ce que Tina venait de lui dire ou prenant à contre-pied les phrases des reporters. Si une autre personne que lui avait parlé grec dans l’appartement 503, voici ce qu’elle aurait entendu :

Journaliste. — Aime-t-elle son fils ?

Interprète à Tina. — Pourquoi détestez-vous Socrate ?

Tina à l’interprète. — C’est un démoralisé.

Interprète au journaliste. — Mme Satrapoulos adore son fils.

Un dialogue de sourds s’échelonnait depuis deux heures en des centaines de questions, allant toutes dans le sens souhaité par S.S. Mais, en dehors de Maria et des deux gorilles, nul ne pouvait apprécier le superbe travail d’intoxication du petit interprète.

Vaguement, Dun flairait anguille sous roche, ne se résignant pas à accepter cette réalité qui le privait de son triomphe, du prix de ses efforts, et allait sans doute le brouiller avec Kallenberg. Il était resté au fond de la pièce, guettant l’instant où se présenterait la faille : il n’y en avait pas. Par ailleurs, il lui était difficile d’intervenir directement. Il ne voulait pas prendre sur lui le risque de se faire remarquer par des questions intempestives et trop précises qui lui brûlaient pourtant les lèvres.

N’y tenant plus, il glissa à son photographe :

« Demande à l’interprète qu’il nous montre le passeport de la vieille. »

Bob, avec arrogance et une certaine ironie dans l’œil, transmit sa demande. L’interprète sembla choqué, mais se pencha vers Maria pour lui demander d’aller chercher le document. Maria sortit du salon, se rendit dans la chambre et en revint, tenant l’objet. Elle donna le passeport à l’interprète, qui le transmit à Bob, qui le fit circuler de main en main, jusqu’à ce qu’il arrive à Raph. Dun l’examina longuement. Indiscutablement, il était authentique, portant les cachets de plusieurs pays.

Bien entendu, il ignorait qu’il avait été fabriqué à Londres deux jours plus tôt, par des faussaires qui avaient demandé le prix fort pour cette véritable œuvre d’art. La mort dans l’âme, il le tendit à son voisin qui le fit circuler à nouveau, en sens inverse, le circuit s’achevant à son point de départ, Maria. Se produisit alors, dans le silence qui suivit cette scène, un événement insolite : on entendit un bêlement. Il y eut un énorme éclat de rire parmi les personnes présentes, chacun cherchant dans l’œil de son voisin la confirmation de ce qu’il avait entendu. Les têtes se tournèrent d’abord vers la cloison d’où le bruit semblait être provenu, puis vers l’interprète, qui se permit de sourire pour la première fois depuis le début de la séance. Il eut un geste impuissant de la main et avoua :

« Messieurs, c’est à la direction du Ritz qu’il faut demander des explications. Pas à Mme Satrapoulos : elle vous en a assez fourni ! »

Les rires reprirent de plus belle et les journalistes se précipitèrent vers la sortie, sans même prendre congé : ils avaient tiré de la vieille tout ce qu’ils voulaient, la sauterie était terminée, bonsoir ! Maria se mordit les lèvres pour ne pas pouffer à l’idée de La Poilue, évadée de son enclos et broutant la moquette…


« Qui sème le vent récolte la tempête. »

Ayant dit, le Prophète de Cascais jeta un clin d’œil complice à Satrapoulos. Le Grec, surtout lorsqu’il était victorieux et de bonne humeur, n’était pas imperméable à l’humour. Mais son vis-à-vis avait-il réellement de l’humour ? S.S. n’avait encore jamais réussi à déceler si son « gourou » débitait ses aphorismes et sentences au premier degré ou au huitième. Parfois, il lui semblait que le Prophète baissait le masque, l’espace d’un instant fugitif, d’un trait, d’une repartie un peu vive ou drôle, mais c’était si rapide que Satrapoulos n’était jamais sûr de n’avoir pas rêvé.

De son côté, le Prophète avait appris par expérience qu’il ne faut pas descendre de son piédestal. Ne jamais rien livrer de sa vie privée, ne jamais manifester de doutes, ne laisser aucune prise au client sous peine de perdre l’ascendant qu’on a sur lui. Avant tout, afficher à son égard une bienveillante sollicitude, sans tomber dans le piège toujours tendu de l’amitié offerte. Hilaire, qui était un tendre, souffrait souvent de cette attitude qui lui était imposée par l’éthique de sa profession. Certains jours, il aurait souhaité ne pas tirer les cartes à sa pratique, mais aller vider une bouteille en sa compagnie, parler littérature, philosophie, théologie, n’importe quoi, sauf cartes du ciel ou maisons zodiacales. En dehors des énormes avantages matériels que lui dispensait son art, sa position présentait bien des désavantages, à commencer par tous les discours sur lui-même qu’il était obligé de refouler malgré l’envie abominable de s’en libérer. Le commerce du désarroi ne lui donnait pour autant aucune certitude : qui le rassurait, lui, lorsqu’il était inquiet ou angoissé ?

« Mon cher ami, votre tactique a été magistrale, du début à la fin. Je suppose que vous avez lu les journaux ? »

Le Grec brandissait la une du Tribune : « Les dessous de la guerre de l’or noir. » Pour se tirer du mauvais pas où ils s’étaient mis en publiant une information fausse, les quotidiens occidentaux avaient forcé la note dans le style « nous avons été abusés ». Abusés par qui ? Ils ne le précisaient pas, mais laissaient supposer qu’à travers la personne de l’innocent Satrapoulos, ils avaient été victimes de la guerre des cartels du pétrole. Commencée en fait divers sordide, l’histoire prenait maintenant une dimension internationale : on se plaisait à rendre hommage à la probité professionnelle du Grec. Des « groupes rivaux » s’étaient abaissés, pour le déshonorer, à inventer et à monter de toutes pièces ce pauvre roman de la mère délaissée et du fils indigne. Des excuses suivaient, et des photos de Tina, séjournant au Ritz de Paris pour faire du shopping, parée des beaux bijoux que lui avait offerts son fils pour son récent anniversaire. Non seulement S.S. était lavé, mais on le félicitait pour la manière digne et courageuse dont il avait fait face à cette involontaire diffamation : il ne fallait pas l’imputer aux journalistes. Leur bonne foi avait été « surprise ».

En réalité, les avocats du Grec avaient dû montrer les dents pour que paraissent immédiatement les rectificatifs, menaçant les uns et les autres de représailles terribles. Les responsables des grands quotidiens avaient tenu des conférences houleuses et prolongées pour décider ce qu’il convenait de faire. La rage au cœur, ils avaient dû s’incliner et rédiger ces foutus démentis qui les faisaient passer pour des imbéciles : le fait d’être tous logés à la même enseigne ne les consolait pas du tout de l’affront subi. De Rome à Amsterdam, de Paris à Munich, les téléphones avaient crépité pour que l’on sache enfin qui était l’instigateur réel de ce gigantesque pétrin. Mais à la S.I.A. de Londres — Scoop International Agency — où avaient abouti les doléances exaspérées, Mike avait fait un barrage, refusant de révéler le nom de son informateur. La maigre estime qu’il vouait à Dun n’en était pas la cause, mais plutôt un fabuleux désir de vengeance qu’il ne voulait laisser à quiconque le soin de partager avec lui. Bien entendu, la S.I.A. allait devoir rembourser les sommes perçues et tirer une croix sur cette affaire juteuse, sans parler du préjudice moral, de la confiance perdue pour longtemps. Tout se paierait…

« Et maintenant ? »

Satrapoulos eut un sourire affectueux :

« Et maintenant quoi ?

— Qu’allez-vous faire ? À quoi allez-vous vous attaquer ?

— Le monde est grand, la mer est vaste.

— Avez-vous confiance dans cet émir ?

— Aucune. C’est un illuminé, un fanatique. Mais j’ai confiance en son amour de l’argent et de la puissance. Tant qu’il aura le premier et espérera la seconde, il se tiendra tranquille et respectera son contrat.

— Ce n’est pas suffisant.

— Que voulez-vous dire ?

— Il faut vous l’attacher davantage, de façon qu’il ne puisse pas rompre le lien quand il en aura envie. Croyez-vous que Kallenberg va laisser tomber la partie comme ça ?

— Non.

— Il nous faut donc agir très vite pour qu’il ne nous prenne pas de vitesse.

— Que peut-il faire ? Il est hors du coup.

— C’est vous qui le dites. Ce qu’il n’a pas pu obtenir par la persuasion, il peut l’avoir par d’autres moyens.

— Lesquels ?

— L’émir doit avoir des points faibles. Votre beau-frère peut s’y attaquer.

— J’ai un contrat.

— Pour les Arabes, ce n’est que du papier, zéro.

— Alors, quoi ?

— Comment règne-t-il, votre type ?

— Il a une espèce de pouvoir religieux et un ascendant certain sur tous ses pairs.

— Basé sur quoi ? »

Satrapoulos commençait à voir où le Prophète voulait en venir. C’était adroit. Il répondit :

« Sur une vie ascétique, un soi-disant désintéressement, une marque de fabrique de prétendue pureté.

— Vous y êtes ?

— Presque.

— Vous voyez bien qu’il y a toujours un moyen…

— Oui, mais… comment ?

— Il faut d’abord que je consulte mes tarots et votre carte du ciel pour savoir quel est le moment le plus favorable. Ensuite, nous réglerons les détails de l’opération. Et je vous garantis que, cette fois, vous le tiendrez solidement !

— Croyez-vous que Kallenberg ait pu avoir la même idée ?

— Pas encore, non. Mais dans huit ou dix jours. Autant être les premiers. Voyons cela… »

D’un geste coulé, le Prophète étala les cartes sur la feutrine rouge de sa table de voyance. Le Grec le regardait, fasciné, avide de savoir à quelle sauce il allait devoir accommoder son destin.


Après cette incroyable conférence de presse, Raph Dun avait préféré se mettre au vert et disparaître pendant quelque temps. On était dans la deuxième partie du mois d’août, période paradoxale où les passions s’accroissent à mesure que le soleil perd de sa force, jusqu’à ce que l’automne fasse rentrer tout le monde dans le rang. Il n’avait même pas pris la peine de téléphoner à Orly pour avoir l’horaire des avions en partance pour Nice. Il avait empilé quelques affaires d’été dans un sac de cuir de chez Vuitton, afin que nul n’en ignore, et s’était fait conduire en taxi à l’aéroport. Une heure plus tard, il survolait les monts du Lyonnais, tâchant de résoudre un délicat problème : chez qui débarquer ?

La difficulté consistait à ne froisser personne. Il connaissait trop de monde, sa silhouette était célèbre sur la Côte d’Azur et il risquait de fâcher dix personnes pour avoir choisi de résider chez la onzième. Il se fia donc au hasard, son grand maître, à peu près certain qu’une rencontre fortuite le tirerait de son embarras. Il avait jugé plus prudent de ne pas téléphoner à Mike, sachant bien que le rédacteur en chef de la S.I.A. exigerait la restitution immédiate des sommes qu’il lui avait avancées. Malheureusement, cet argent était déjà parti dans la poche du directeur d’un garage où sa Ferrari était tenue en gage pour cause de traites impayées.

La vie était difficile… Il y avait pourtant un moyen de rétablir l’équilibre, un moyen miraculeux, incomparable : le Palm-Beach de Cannes où il lui était arrivé très souvent de pénétrer sans un sou et sans espoir de crédit et d’en ressortir, toutes dettes payées, avec un très joli paquet. Évidemment, ça ne marchait pas à tous les coups, mais où était le risque ? Il ne pouvait pas perdre, puisqu’il n’avait rien. Par conséquent, il ne pouvait que gagner. Lancinante, une petite voix essayait de placer son couplet démoralisant : « Et si tu t’endettes encore plus ? » Mais Dun refusait de l’entendre. Il avait déjà assez d’ennuis pour accepter la marche funèbre d’un sermon et laisser détruire le peu d’enthousiasme qui lui restait. Il verrait bien s’il était en forme.

À trois reprises, il avait eu l’homme de confiance de Kallenberg à l’appareil, mais s’en était tiré en contrefaisant sa voix, prétendant qu’il « était le secrétaire de M. Dun, mais que M. Dun était parti en reportage ». L’autre lui avait demandé, d’un ton sec, d’avoir la bonté de prévenir son patron qu’il devait joindre Herman Kallenberg par tous les moyens et de toute urgence : qu’ils aillent au diable ! Après tout, il n’était pas responsable de ce fiasco. Derrière ce micmac, une main innocente avait tiré les ficelles, et Kallenberg était mieux placé que lui pour savoir à qui elle appartenait. Naturellement, s’il s’était rendu en personne dans le village de la vieille, il aurait pu vérifier si les clichés rapportés par ses reporters représentaient vraiment la mère de Satrapoulos. Mais Dun n’était pas égoïste. Il aimait que chacun participe à ses entreprises. Son rêve aurait été de donner des ordres, de faire réaliser ses idées sans mettre lui-même la main à la pâte. Il concevait parfaitement un univers forgé à son caprice, dans lequel son verbe aurait été générateur de grandes actions accomplies par des milliers d’exécutants. Les basses besognes le rebutaient, et l’assommaient les contacts avec des gens de condition médiocre que les nécessités de sa profession plaçaient parfois sur sa route, entre lui-même et ses fins de mois. Pourquoi devait-il justifier son existence par un travail, au lieu d’être nourri par ces millionnaires qui le trouvaient si drôle, ou ces femmes ennuyeuses, désœuvrées et ennuyées qui lui juraient ne pas pouvoir se passer de lui ? En dehors de leur argent, qu’est-ce qu’ils avaient donc, tous ces gens-là ? Et sans lui, qui les amusait, que feraient-ils de leurs soirées ?

« Voulez-vous un jus de fruits ?

— Champagne. »

Il regarda l’hôtesse qui l’avait immédiatement repéré parmi les autres passagers, mais ne lui trouva rien qui puisse l’exalter. À tout hasard, pour voir, il la rappela :

« Mademoiselle !

— Monsieur ? »

Il l’obligea à se pencher vers lui et lui glissa à l’oreille :

« Vous descendez à quel hôtel ? »

Sur le même ton de confidence, elle lui glissa :

« Je retourne à Paris tout à l’heure et repars pour Londres ce soir…

— Ah !… »

Dun était dépité. Ce mot Londres avait provoqué une crispation de son estomac. Il répondit :

« Dommage… On se reverra peut-être sur une autre ligne…

— Peut-être. Voulez-vous que je vous donne mon téléphone à Paris ?

— Oui, oui… Si vous voulez… »

Sur un ton distrait. Il n’en avait rien à faire, de son téléphone à Paris : c’était exactement comme s’il avait déjà couché avec elle. Dans un bouquin de Huysmans qu’il avait lu — il était resté enfermé pendant trois jours dans une chambre du Quartier latin avec une étudiante américaine qui faisait des études en Sorbonne sur la littérature française au XIXe et, entre deux étreintes, avait dû l’aider à s’imprégner de l’ouvrage qui était titré À rebours — dans ce bouquin, donc, il y avait un type qui s’appelait Des Esseintes, un personnage épatant, bien que le livre soit plutôt rasoir. Ce Des Esseintes, c’était un cas : pas d’ennuis d’argent, un valet de chambre, une cuisinière, un hôtel bourré d’objets rares, inutiles et raffinés parmi lesquels une tortue vivante dont la carapace était enchâssée de pierres précieuses de telle façon que la lumière, lorsque l’animal se déplaçait pour aller bouffer ses feuilles de salade, s’accrochait aux joyaux et en renvoyait le reflet dans l’appartement, comme ces boules de faux cristal tournoyant, le temps d’un tango ou d’une valse musette, dans les bals nègres du XVe arrondissement. Un jour, Des Esseintes doit partir pour Londres — merde ! encore Londres ! Ses bagages sont prêts, à ses pieds. Il est en avance, assis dans un fauteuil. Son larbin lui apporte un xérès et, pendant qu’il le sirote, il imagine son voyage, la gare Saint-Lazare, le ferry-boat, le train, la gare Victoria, ses amis qui l’attendent sur le quai, leur voiture, ce qu’il mangera le soir, de quoi ils parleront, la journée suivante, qu’il passera d’une certaine façon, dans tel musée et tel salon de thé, tel restaurant, et le retour, dans l’ordre inversé de ces futilités déprimantes, la voiture des amis, l’adieu des amis à Victoria Station, le ferry-boat, la gare Saint-Lazare, son salon enfin. Quand son maître d’hôtel vient le prévenir qu’il est l’heure de s’en aller, il lui répond :

« Non merci, je ne pars plus. Je suis déjà de retour. »

C’était exactement le sentiment que Raph éprouvait souvent : il était déjà de retour, revenu de tout sans y être forcément allé. Quand il était las, les femmes lui devenaient insupportables, mijaurées, mièvres en mal de mots et dont il pouvait supputer, à certains détails du visage, grain de la peau, forme et couleur des yeux, dessin de la bouche, plantation des cheveux, tout le plaisir qu’il en pourrait tirer. Parfois, son imagination allait si loin qu’il les avait possédées avant même de les avoir étreintes. Dans ces conditions, à quoi bon faire un effort ?

« Nous allons atterrir dans quelques instants… Nous vous prions d’attacher vos ceintures. »

Par le hublot, Dun voyait la mer et la longue langue de plage, serpent ocre-jaune ondulant contre le cobalt de l’eau… À peine arrivé dans le hall de l’aéroport, il tomba sur Lise, grande famille et petite cervelle — les Loeb, pipelines en tout genre.

« Qu’est-ce que tu fais là ?

— J’arrive, tu vois.

— Tu restes longtemps ?

— Sais pas encore.

— Tu vas à Cannes ?

— Peut-être. Je ne sais pas.

— Formidable ! Viens avec moi !

— Où ça ?

— Chez Danielle. On s’emmerde, on est cinq filles.

— Danielle qui ?

— Dis donc, tu as la mémoire courte ! Danielle !… »

Danielle Valberger, la plus belle propriété de la Côte. Elle avait voulu mourir pour Raph. Enfin, elle s’en était vantée. Et même, paraît-il, avait vraiment essayé de le faire. Dun, qui la considérait comme une tragique, genre qu’il vomissait entre tous, avait jugé plus sage de partir en voyage, le temps que la crise se tasse.

« Elle va bien ?

— En pleine forme !

— Qui sont les autres ?

— Il y a Mimsy… Eliane… Marina… Ça fait trois… Danielle et moi, cinq. C’est marrant de te rencontrer, ce matin encore on a parlé de toi. Il était terrible, ton reportage. »

Raph sentit la petite araignée lui mordre l’estomac une fois de plus :

« — Quel reportage ?

— Sur Harlem. »

Il l’avait oublié, celui-là… Il avait la sensation que tout le monde était au courant de son ratage. Il poussa un soupir, à demi rassuré :

« Qu’est-ce que tu viens faire ici ? »

Lise ouvrit de grands yeux et s’exclama :

« Zut ! J’allais oublier ! T’as pas vu Nicole dans l’avion ?

— Nicole qui ?

— D’Almerida.

— Pas vue, non. Tu es marrante, toi, avec tes prénoms. Comment veux-tu que je m’y retrouve ?

— Salaud, tu les connais toutes. Elle a dû rater l’avion. Allez, viens, je t’embarque !

— Qui t’a dit que je venais ?

— Tu as déjà vu un homme refusant une invitation dans un harem ?

— Pourquoi êtes-vous seules ?

— C’est le père de Danielle. Il a dû rentrer à Paris. Il a accepté de laisser sa descendante dans son domaine, à condition que ses gentilles petites camarades lui servent de duègnes. Leur tête, quand elles vont te voir ! »

Dun hésitait, perplexe. Lise insista :

« Viens d’abord te baigner et prendre un verre. Si tu nous trouves trop moches, tu pourras toujours aller voir ailleurs. Tu as une bagnole, non ? J’ai la mienne. Pas de bagages ? Parfait ! Tu comprends, c’est moi qui suis de corvée. On a tiré au sort entre nous pour savoir qui viendrait attendre Nicole. Chouette ! Un homme au pensionnat ! »


Il y a tout de même de bons moments dans l’existence. Raph était en maillot, couché sur un matelas pneumatique, un verre de scotch à la main. Son radeau dérivait lentement dans la piscine, poussé par des mains bronzées, fines, délicates, aux ongles soignés et effilés. Sur le patio, un électrophone moulait de la musique de jazz. Droit devant lui, la tête tournée vers le ciel, il apercevait la pointe d’un cyprès et les ovales minuscules et argentés des feuilles de la plus haute branche d’un olivier d’âge canonique — il paraît que l’architecte qui avait construit la villa l’avait ordonnée autour de cet arbre vénérable. Les deux jambes de Raph pendaient mollement dans l’eau tiède, le whisky coulait glacé dans sa bouche et lui explosait ensuite dans la gorge en petites boules de feu. L’instant était si rare qu’il en oubliait presque Kallenberg, l’humiliation subie et les ennuis qui tôt ou tard allaient s’abattre sur lui. Après tout, il s’en fichait ! Qu’on continue à le pousser ainsi, au bout du monde sur son matelas flottant, son verre à la main, les pieds dans la flotte et ces menottes délicates dans ses cheveux, que pouvait-il souhaiter de mieux ?

Maintenant, les cinq filles l’entouraient, jouant avec perversion les mères de famille attentionnées envers un beau bébé, feignant de se prendre à leur simulacre pour mieux jouir du trouble provoqué par ce corps long et musclé, ce corps d’homme. Même Danielle s’y était mise, appuyant sans rancune sa tête brune sur son épaule, afin que ses amies, qu’elle surveillait du coin de l’œil, ne lui volent pas ce creux.

« Là… Il est beau, disait Marina, c’est mon gros poupon. »

Et doucement, du dos de la main, elle lui frôlait la poitrine en un va-et-vient lent et agaçant. Même les doigts de Mimsy, qui lui passaient et repassaient sur les orteils, causaient à Dun un profond changement de son métabolisme. La tête toujours tournée vers le ciel, il palpait de la main une épaule, une cuisse, sans bien savoir à qui elles appartenaient. Sensation divine… Pourquoi était-il né à Paris fils de droguiste, au lieu de voir le jour au pays des harems ? Dans le fond, l’Occident aussi pouvait offrir des instants de grâce. Il aurait voulu les épouser collectivement :

« Voulez-vous vous marier avec moi ?

— Laquelle de nous ? répondirent les filles en riant…

— Toutes les cinq !

— Oh ! Il est affreux ! On le flanque à la mer ? »

Au-delà de la piscine, il y avait une pelouse sur laquelle s’échinaient à longueur d’année des jardiniers. Elle descendait en pente douce jusqu’au rivage, bordée de lauriers-roses et de sauge. Sur la plage privée, on avait construit un minuscule embarcadère contre lequel se blottissait un hors-bord.

« Tu es bien, salaud ? demanda Lise.

— Ça me rappelle un reportage que j’ai fait dans les mines, du côté d’Hénin-Liétard. En moins douillet.

— Tu sais qu’il y en a beaucoup qui voudraient être à ta place ?

— Il faut les faire venir, mon chou… Il faut les faire venir… »

Après tout, entre un « milliardaire authentique et lui, quelle différence ? Il vivait dans les mêmes endroits, fréquentait les mêmes personnes, savourait les mêmes mets, tutoyait les mêmes gens, s’habillait chez le même tailleur et roulait dans les mêmes voitures. Bien sûr, les autres payaient pour cela. Ils avaient les milliards. Et alors ? Il se dédommageait en se laissant faire la cour par leurs filles et l’amour par leurs femmes, ou leurs maîtresses. Qui était le mieux nanti, eux ou lui ? Il se rendit compte brusquement que ces mains caressantes taquinant son corps des pieds à la tête commençaient à produire leur effet. Ces petites garces le faisaient-elles exprès ? Une ultime vague chaude dans tout le ventre le prévint que la cote d’alerte était dépassée. À l’instant où il commençait à braver la décence, il poussa un cri d’Indien et hurla, en se laissant basculer dans l’eau :

« Vous ne m’aurez pas ! Je ne serai pas l’objet d’un viol collectif ! »

Les jeunes femmes éclatèrent d’un rire un peu faux, un peu trop bruyant, tandis qu’il s’éloignait d’elles en se laissant glisser au fond de la piscine.

8

Depuis quarante-huit heures, tout était prétexte à Kallenberg pour piquer de terrifiantes colères, qui le laissaient épuisé, violet de rage, au bord de l’apoplexie. Son entourage, pourtant habitué à ses déchaînements de violence, ne l’avait jamais vu dans cet état. Chacun filait doux, rasait les murs et faisait l’impossible pour ne pas avoir affaire à lui. Il se trouvait toujours à Londres quand il avait lu la presse, écho de son désastre personnel. Le choc avait été si profond qu’il l’en avait traumatisé, provoquant un énorme silence là où, logiquement, on eût attendu une explosion. Herman s’était enfermé dans son bureau, drogué par sa défaite, incapable d’en connaître les causes ni d’en tirer la leçon. Momentanément…

Une heure plus tard, il émergeait de son anesthésie, faisait chercher Dun, ne le trouvait pas et, à défaut, pour passer sa hargne sur quelqu’un, fonçait comme un taureau dans l’appartement d’Irène qu’il trouvait nue dans son lit non défait, couchée sur le dos, le visage masqué par une épaisse couche de boue de beauté. Rien de répréhensible à cela, mais il n’allait pas perdre du temps à chercher un prétexte valable. Il lui hurla à l’oreille :

« Je cours à ma ruine, on me harcèle de tout côté, on se ligue contre moi, et tout ce que tu trouves à faire pour m’aider c’est de t’enfouir le groin sous du purin ! »

Irène eut une frémissement de plaisir à l’énoncé de la nouvelle : Herman avait des ennuis, quelqu’un s’était montré son maître, lui avait rabattu son insupportable caquet, l’avait maté ! Elle répondit :

« Qui te harcèle, mon chéri, qui te ruine ? Dis-moi tout ! »

Tout en parlant, elle se levait, tâtonnait autour d’elle pour trouver une serviette-éponge, crut la tenir alors qu’elle venait de mettre la main sur la robe blanche de Dior qu’elle avait ôtée quelques instants auparavant et s’en essuya le visage, distinguant petit à petit, à travers le masque qui s’était collé à ses cils, la silhouette d’Herman. Elle reçut un lourd coup de poing dans les côtes, qui lui coupa le souffle. Kallenberg écumait :

« Grosse vache ! Tu as vu à quoi tu t’essuyais ! »

Irène saisit l’occasion de le mettre encore plus hors de lui, de marquer des points. Grimaçant de douleur sous la boue, elle prit un air qui se voulait mutin et gourmanda Herman :

« Mon chéri, si tu as vraiment des ennuis, ce n’est pas le moment de flirter. Raconte-moi ! »

Herman, perdant le peu de contrôle qui lui restait, la frappa à nouveau, dans la région de l’estomac :

« Ah ! tu crois que je flirte ! Tiens ! Vieille bouse ! »

Simultanément, cette situation de violence attisée par l’attitude d’Irène l’excitait, comme toutes les fois où il sentait un être à sa merci, fût-ce sa propre femme. Il lui empoigna un sein à pleine main, le tordit. Irène poussa un cri déchirant et fit une dernière tentative, un suprême effort sur elle-même :

« J’aime quand tu as envie de moi… »

Et brusquement, ne pouvant plus résister à la douleur d’un nouveau coup, elle se mit à crier d’une voix aiguë :

« Salaud ! Crapule ! Sale brute ! Je voudrais qu’on te casse la gueule, je voudrais qu’on te fauche jusqu’à ton dernier sou, qu’on te troue le ventre ! »

Le sourire revint sur les lèvres de Barbe-Bleue :

« Parfait… Là, au moins, je te retrouve. Enfin te voilà naturelle ! »

Et il sortit de la pièce pendant qu’Irène sanglotait et déchirait de rage la robe qu’elle venait de souiller. Il retourna dans son bureau, passa plusieurs coups de téléphone pour lancer son enquête le plus discrètement possible.


À propos de l’« affaire », l’un des journaux avait tiré un entrefilet : À QUI PROFITE LE CRIME ? En aucun cas, il n’y était fait mention de Kallenberg, sauf pour rappeler qu’il avait été lui-même, quelques jours plus tôt, victime involontaire d’un scandale provoqué par d’autres. Mouvement d’extrême gauche destiné à saper le prestige d’hommes qui étaient des pivots importants de l’économie internationale ? Manœuvre politique ? Guerre des armateurs ? Le signataire des lignes s’interrogeait, envisageant plusieurs hypothèses dont aucune n’était la bonne puisqu’il mettait dans le même panier, sous l’étiquette de « victimes », les responsables réels de la démolition réciproque : Satrapoulos et Kallenberg. Au moins, sur ce plan-là, Barbe-Bleue était tranquille : on ne soupçonnait pas davantage Satrapoulos d’avoir saboté son petit Noël que Kallenberg d’avoir exhumé la mère du Grec. Pour l’instant, tout se passait donc en famille.

Le soir, Barbe-Bleue décida qu’il partirait le lendemain pour la Côte d’Azur. Avec Irène. Dans la Baie des milliardaires, derrière Eden Roc, entre Cannes et Antibes, il possédait une propriété magnifique où il ne mettait pratiquement jamais les pieds. Il estimait que s’y rendre en cette période où les « congés payés » y achevaient leurs vacances mornes détournerait utilement l’attention des plans de revanche qu’il mijotait. Il aurait à jouer les maris fidèles le temps de fignoler sa contre-attaque. Irène fut priée de partir le matin, Herman préférant régler quelques détails avant de prendre un avion l’après-midi.

À son arrivée à Nice, il lui advint une chose bizarre, qu’il mit plus tard sur le compte de sa fantastique colère rentrée. Son chauffeur l’attendait dans le hall et s’excusa d’être venu le chercher dans une voiture de louage : il avait entendu un bruit bizarre dans le moteur de la Cadillac et l’avait donnée à réviser.

Kallenberg demanda :

« Quand sera-t-elle prête ? »

Le chauffeur fut surpris d’une telle question, son patron ne mettant jamais le nez dans les babioles de l’intendance :

« Elle l’est déjà, monsieur, je viens de leur téléphoner. J’irai la prendre dès que je vous aurai déposé.

— Allons-y tout de suite. »

Étonné, le chauffeur ne fit aucun commentaire et mit le cap sur Nice. Arrivé dans le garage, il pria Barbe-Bleue de l’attendre et se rua dans les étages supérieurs pour récupérer la Cadillac. Kallenberg se dégourdit les jambes et contempla vaguement des employés qui astiquaient une Bentley. Au bout de cinq minutes, il commença à s’impatienter, agacé de se trouver là. Dix minutes… Exaspéré subitement, il galopa jusqu’au quatrième et découvrit son chauffeur coincé dans un virage de la rampe d’accès.

D’un geste, Herman lui intima l’ordre de lui laisser la place. Se glissant au volant, il entreprit de dégager la Cadillac, braquant à droite, à gauche, avançant et reculant sans grand succès. Pour lui venir en aide, le chauffeur voulut le diriger dans ses manœuvres, ce qui vexa Kallenberg, dépité d’échouer là où un autre n’avait pu réussir. Il lui hurla quelque chose à travers la portière, que le chauffeur n’entendit pas car le moteur, brusquement, s’emballait. Explosant de fureur, Barbe-Bleue arracha l’aile avant de la Jaguar qui le maintenait prisonnier. Pour se dégager définitivement, il voulut remettre en prise le levier de vitesse de la boîte automatique, fit rugir à nouveau les 350 ch, se trompa d’un cran et enclencha la marche arrière : comme une fusée, la Cadillac bondit dans le garage, dans un hurlement de pneus, traversa tout l’étage en moins de deux secondes et percuta la paroi de verre formant mur après avoir défoncé la lourde barre de protection. Sur sa lancée, la voiture folle jaillit de la façade de l’immeuble, à vingt mètres au-dessus de la rue, son arrière s’inclinant de plus en plus vers le vide, dans un effrayant et lent mouvement de bascule provoquant la panique des passants.

À l’instant précis où elle allait plonger, elle resta accrochée, pendante, à la poutre d’acier tordue du garde-fou. Sortant d’un cauchemar, le chauffeur, qui n’avait pas eu le temps d’esquisser un geste, se précipita pour porter secours à Kallenberg. Il se pencha au-dessus de l’énorme brèche et aperçut, à travers le pare-brise pulvérisé, son patron, blême, le visage plein de sang, osant à peine respirer de peur de décrocher la Cadillac. Barbe-Bleue tourna vers lui un regard morne et interrogateur :

« Vous pouvez y aller, monsieur… Doucement… Elle ne peut pas tomber… »

Kallenberg amorça un mouvement de reptation, incertain.

« Allez-y, monsieur… Prenez ma main… »

Il s’y accrocha, parvint à surgir des débris du véhicule et reprit pied sur la terre ferme. Muets, des employés du garage l’entouraient : il ne les vit même pas, lançant simplement à son chauffeur, l’œil fixe et vide :

« Réglez les détails avec ces messieurs, Hubert. Payez. »

Il s’ébroua, s’essuya le visage à l’aide d’un mouchoir et s’éloigna dans un immense silence, sans que nul ne fasse un geste pour le retenir.


Trois quarts d’heure plus tard, il arrivait à la villa, le sang coulant toujours d’une entaille à l’arcade sourcilière. Il tendit un gros billet au chauffeur de taxi qui n’avait pas osé lui poser de questions :

« Ça va… Gardez. »

Irène, qui était en train d’essayer des maillots de bain dans le salon, le regarda passer, interdite :

« Herman ! »

Il ne lui répondit pas et se dirigea vers la salle de bain. Elle y pénétra sur ses talons :

« Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu as fait ? Qu’est-ce qui t’arrive ? »

Il avait l’air sonné, hébété. Il ne réagit pas quand elle s’empara d’une serviette pour lui essuyer sa plaie :

« Tiens-la plaquée sur ton front… Attends… Ne bouge pas… »

Elle ouvrit une petite armoire murale, en tira du coton, de l’alcool à 90°, du mercurochrome, examina la blessure, la nettoya :

« Ce n’est pas profond… »

Enfant enfin, le gigantesque Herman se laissait faire docilement, ce qui faisait monter au visage d’Irène des bouffées de tendresse réelle. S’il avait toujours été comme cela, dépendant d’elle, acceptant ses secours, au lieu de vouloir lui imposer sa volonté ! Barbe-Bleue ouvrit la bouche :

« J’ai eu un petit accident… Je suis passé avec la Cadillac à travers la paroi du quatrième étage du garage… Ce n’est rien…

— Non, mon chéri, ce n’est rien… Laisse-moi te soigner. »

Du coup, elle oubliait la raclée de la veille, les injures, leur guerre permanente, rendue subitement à sa dimension de femme, d’épouse de guerrier qui panse, apaise, caresse, endort et console…

« Tu vas aller t’étendre dans notre chambre… »

« Notre chambre » ! Alors qu’ils faisaient chambre à part depuis la première semaine de leur mariage ! Ce possessif commun lui était naturellement venu aux lèvres, comme si cet événement l’avait rendue solidaire de son mâle blessé. Sans protester, Herman déplia son immense carcasse et, à pas lents, se rendit où on l’avait prié de se rendre. Lorsqu’il fut sur le lit, Irène l’abandonna pendant quelques instants pour demander du thé et du whisky à sa femme de chambre. Elle revint au chevet de Herman, passa ses doigts dans sa chevelure et lui gratta la tête doucement. Elle se trouvait un peu ridicule, car c’était la première fois qu’elle risquait un tel geste, ni érotique ni hostile, ces deux versants inversés de la passion. C’était affectueux, tout simplement. Dans la mesure où elle sentait avoir une chance d’exister pour lui, elle était prête à se ranger à ses côtés, contre les autres, et fut interdite d’éprouver un sentiment pareil pour un homme dont la règle du jeu exigeait que chacun d’eux essayât de détruire l’autre. Peut-être y avait-il sur terre des couples ayant un but commun, des intérêts identiques ?

Irène se mit à réfléchir et constata que, depuis son enfance, elle n’avait jamais subi (et pratiqué) que la duplicité. Depuis son plus jeune âge, elle savait que son père trompait sa mère d’une façon éhontée. Pourquoi se comportait-il d’une certaine façon lorsqu’il était avec des étrangers, et d’une autre parmi les siens ? À quel moment avait-il joué son véritable personnage, en famille ou à l’extérieur ? Elle s’aperçut qu’elle ne savait presque rien de Mikolofides et, pour la première fois, l’imagina autrement qu’avec les yeux d’une gosse craintive, hostile et terrifiée par son père.

Elle entendait la respiration régulière de Kallenberg, profonde comme en état de sommeil. Pourtant, il ne dormait pas. Il avait des yeux grands ouverts, fixés sur le plafond. Elle observa ces yeux. Au centre de la pupille, épinglées dans le bleu, il y avait de minuscules taches vertes :

« Tu as du vert dans les yeux. »

Herman ne répondit rien. Irène, tout naturellement, s’allongea à ses côtés, lui souleva la tête et passa le bras dessous. Elle s’enhardit même à se blottir contre lui, protectrice de son propre protecteur, mère de son tourmenteur. À quoi pensait-il ?

« À quoi penses-tu ? »

Il soupira profondément :

« Je suis emmerdé. »

C’était la première fois qu’il lui communiquait l’un de ses états d’âme. Elle le serra encore plus fort dans ses bras. Elle avait lu les journaux, bien sûr, mais n’arrivait pas à comprendre en quoi Herman était lié aux histoires de Satrapoulos et de sa mère.

« C’est grave ?

— Assez, oui… »

Il lui répondait ! Elle en fut parcourue par une espèce de frisson électrique, en ressentant comme de la fierté. Malgré elle, elle laissa échapper une stupidité qui allait sans doute briser cet instant rare :

« Tu es de quel signe ? »

Il ne hurla pas, ne haussa pas les épaules, ne quitta pas la pièce en l’injuriant. Simplement :

« Bélier… Pourquoi ?

— Comme ça… Ça m’est venu à l’esprit.

— Tu y crois ?

— Je ne sais pas. Mais Satrapoulos, oui. Lena m’a raconté que Socrate ne faisait jamais rien sans aller consulter son astrologue. »

Elle le sentit se raidir :

« Un astrologue ?

— Un voyant, quelque chose comme ça. Un type qui vit au Portugal, à côté d’Estoril… Attends… il s’appelle… Le prophète ! Le Prophète de Cascais !

— Tu es sûre de ça !

— Socrate a même avoué à Tina qu’il ne l’aurait pas épousée si son type le lui avait déconseillé… »

Herman se redressa à demi, l’œil brillant :

« Tu le crois assez idiot pour faire des choses pareilles ?

— Puisque je te le dis ! Il n’a jamais signé le moindre contrat sans l’avoir consulté. »

En une seconde, Kallenberg fut sur pied, une expression batailleuse sur le visage d’où un peu de sang coulait encore. Irène fut immédiatement sur ses gardes : apparemment, la fête était finie. Mais non… Herman se pencha gentiment sur elle, l’embrassa sur le front et lui dit :

« Merci ! Tu ne peux pas savoir comme c’est précieux, ce que tu viens de m’apprendre. »

Irène se demanda si elle ne rêvait pas, s’il était sérieux : le choc peut-être ? Pourtant, Herman était calme et souriant. Elle en resta tout interdite.


Tina était agenouillée auprès de La Poilue lorsque son infirmière dut la quitter pour aller voir qui frappait à la porte de l’appartement contigu. À peine Maria avait-elle disparu dans l’embrasure de la porte communicante que la vieille, aux aguets, se précipitait vers la sortie. Maria avait commis l’erreur de tirer le verrou intérieur de la chambre, alors qu’elle aurait dû la faire fermer à clef de l’extérieur. Un coup d’œil à droite, un autre à gauche, déjà, Tina fonçait dans le couloir, le suivait jusqu’à son extrémité, prenait une entrée de service, descendait un étage et s’arrêtait sur le palier. Elle était vêtue d’une robe noire et chaussée de pantoufles. Elle ouvrit la porte d’une resserre où les domestiques rangeaient leurs affaires, palpa de la main les objets qui s’y trouvaient, balais, chiffons, un cabas rempli de bouteilles d’encaustique, un manteau de femme bleu marine, râpeux et léger. Elle l’endossa, débarrassa le sac de ses bouteilles.

Quelques minutes plus tard, alors que Maria, affolée par la disparition de Tina, donnait l’alerte, Athina Satrapoulos trottinait dans la rue de Rivoli, tournant le dos à la Concorde. En plein mois d’août à Paris, une vieille femme en noir faisant son marché en pantoufles n’a rien de surprenant, même dans le Ier arrondissement.

Hormis s’éloigner le plus vite possible de l’endroit où on l’avait séquestrée, elle n’avait aucun but, marchant rapidement à l’ombre des arcades, droit devant elle, ne tournant même pas la tête pour observer les vitrines tentantes dont elle avait perdu le souvenir. Elle passa devant la place des Pyramides, la place du Palais-Royal et continua sa course du même pas régulier et vif. Arrivée à la hauteur de la tour Saint-Jacques, elle vira à droite, sans raison, d’instinct, longea le théâtre Sarah-Bernhardt et s’engagea sur la gauche, cette fois, quai de Gesvres. Elle eut soudain plus de mal à avancer car les devantures des bouquinistes étaient envahies de touristes formant bouchon. L’air était sec, saturé de poussière, de chaleur, de relents de goudron et d’essence. Elle ne fit qu’une brève halte, à la hauteur du pont d’Arcole, pour regarder un vieil homme qui distribuait du grain à des pigeons. Maladroitement, elle essaya d’en caresser un qui picorait à ses pieds, mais le pigeon s’éloigna d’elle. L’homme qui les nourrissait lui sourit et lui dit quelques mots dans sa langue, qu’elle ne comprit pas.

Elle reprit sa course, soucieuse de n’être pas rattrapée. Quai de l’Hôtel-de-Ville, pont Louis-Philippe, quai des Célestins. Arrivée au début du quai Henri IV, elle hésita, rebroussa chemin pour s’engager sur le pont Sully, qu’elle traversa, Notre-Dame à sa droite, la fuite du fleuve sur la gauche, des voitures partout, et cette puanteur de gas-oil. La Seine franchie, elle se retrouva à l’angle où la rue des Fossés-Saint-Bernard et le boulevard Saint-Germain viennent mourir de conserve, à la pointe de la Halle aux Vins, dont elle longea les grilles. Il était près de quatre heures de l’après-midi. Elle dépassa la rue Cuvier et jeta un coup d’œil curieux à travers d’autres grilles derrière lesquelles elle apercevait, à sa grande stupeur, des animaux ressemblant à des chèvres, à des chiens, ou des loups, en cage. Elle voulut entrer dans cet endroit où elle ne serait pas dépaysée, chercha la porte, ne la trouva pas, revint sur ses pas et eut le nez sur l’entrée principale. Elle s’y engagea. Un homme en bleu, coiffé d’une casquette, l’arrêta d’un geste :

« Madame, votre ticket… »

Elle le regarda sans comprendre.

« Un franc », ajouta l’homme en brandissant un doigt levé, pour mieux signifier le prix et l’unité.

Tina hocha la tête. Voyant son embarras, le gardien frotta le pouce et l’index de sa main droite l’un contre l’autre, geste international s’il en fut. Tina hocha la tête une fois de plus. Le gardien dit :

« Des sous… Un franc l’entrée. Vous les avez pas ? »

Ce disant, il tapotait les poches latérales du manteau volé par Tina. Il entendit un cliquetis de pièces de monnaie. La vieille plongea une main dans la poche et ramena dans sa paume, qu’elle ouvrit, trois pièces de un franc et deux de vingt centimes. Le gardien en préleva une et lança à Tina qui s’éloignait dans l’allée centrale :

« Et on ferme à dix-sept heures ! »

La vieille se joignit à un groupe de touristes en contemplation devant une volière. Plus loin, elle entra dans un pavillon puant le fauve et empli de serpents absolument énormes. Elle n’en avait jamais vu d’aussi gros et se demanda combien de bêtes leur étaient nécessaires pour se nourrir chaque jour. À un étalage, elle donna une autre pièce de monnaie et s’empara d’un paquet de cacahuètes qu’elle commença à éplucher distraitement, fascinée par ce qu’elle voyait, ayant totalement oublié Maria, le Ritz, ses pompes et ses œuvres.

Devant l’enclos des singes, elle s’arrêta longuement au milieu d’une troupe d’enfants qui leur jetaient des friandises. Plus loin, elle observa les ours, qu’elle trouvait beaux, alors que les promeneurs les entourant et leur criant des phrases lui semblaient blêmes, fragiles et de santé précaire. Pourquoi enfermait-on les animaux ? Elle contempla également les daims, les éléphants, les chamois et les immenses volières dans lesquelles voltigeaient des oiseaux qu’elle n’avait jamais vus, et dont elle ignorait qu’ils pussent exister, tant leurs couleurs lui paraissaient irréelles.

Elle se trouvait devant la cage aux fauves lorsque retentit un coup de sifflet. D’instinct, elle voulut fuir, pensant que cet appel ne pouvait être lancé que pour elle, par ceux qui devaient la chercher. D’autres coups de sifflet suivirent, et elle vit les gens qui l’entouraient faire un mouvement de repli nonchalant en direction de la sortie. Elle partit immédiatement dans une direction contraire, ne voulant pas retourner dans les rues dangereuses, pleines d’inconnu, hostiles. Elle savait que, dans ce jardin, qui allait fermer, elle serait à l’abri, que nul ne pourrait la retrouver pour peu qu’elle y découvre une bonne cachette.

Elle croisa les derniers visiteurs du Jardin des plantes, une mère, qui rameutait sa marmaille, des amoureux. Quand elle aperçut un gardien en uniforme, elle se glissa derrière un pavillon en brique, pivotant autour de lui à mesure que l’homme s’éloignait. Bientôt il n’y eut plus personne. Elle demeura immobile, épiant les environs pour être certaine qu’elle était la dernière dans ce paradis. Des bruits de voix la firent se tasser un peu plus : deux gardiens passaient à quelques mètres d’elle, sans la voir, en direction des grilles. Le silence s’abattait sur le parc, troublé de loin en loin par des cris d’animaux excités, qui devaient s’ébrouer pour trouver leur place pour la nuit. La rumeur de la ville lui parvint, halètement continu d’un cœur qui ne semblait jamais cesser de battre. Le ciel vira au rose, vers l’ouest, tandis que s’allumaient ça et là les néons.

La nuit tomba. Il devait y avoir trois heures que Tina était acagnardée derrière son observatoire de brique. Avec précaution, elle s’en éloigna, se repérant facilement dans les allées éclairées par une vague lueur. Elle s’aventura sur une pelouse, s’adossa au tronc d’un arbre et respira profondément : elle était seule, régnant sans partage sur un univers de bêtes fabuleuses dont elle ne connaissait même pas les noms. Elle eut faim. Elle quitta son arbre pour explorer le jardin, se demandant si elle allait trouver quelque nourriture. L’obscurité était totale maintenant. Près d’elle, elle sentait la présence magnétique des animaux, percevait leur odeur, essayait de les définir.

À un moment, elle se retrouva presque devant l’entrée principale dont elle s’éloigna vite, agacée par le flot de voitures qui passaient devant. Elle buta sur un petit édifice branlant, sentit une espèce de bâche sous ses doigts, passa la main dessous et reconnut l’éventaire de la marchande de bonbons. Avec une joie indicible, elle y puisa plusieurs paquets dont elle goûta le contenu : des nougats, des caramels, encore des cacahuètes. Après s’en être régalée, elle tenta de se rappeler l’endroit où elle avait remarqué un robinet, sortant directement de la terre. Il devait se trouver près de la cage aux lions. Elle se repéra, se trompa une première fois, aboutit près de l’enclos des singes, se souvint que la cage des fauves était plus loin, derrière elle. Elle revint sur ses pas en tâtonnant, reconnut le pavillon à sa lourde masse en rotonde et rôda autour en frôlant les grilles de sa main. Il y eut soudain un rugissement profond qui la fit se figer, puis rire, entre ses dents : elle ne risque rien. On avait enfermé ces bêtes pour la nuit, mais pas elle. Elles se trouvaient au-delà du rempart des grilles, mais elle était libre, sans personne pour la surveiller, lui faire boire ces saloperies qui la faisaient flotter dans le vague, l’empêchant de prendre ses décisions tant que durait leur emprise.

Cette Maria avait l’air bien douce, mais Tina n’aurait pas hésité à lui enfoncer une aiguille à tricoter dans la gorge si elle avait essayé de l’empêcher de quitter sa prison. Elle ruminait sur les raisons de tous les malheurs qui s’étaient abattus sur elle depuis que ces hommes en blanc étaient venus l’arracher à sa propre maison, à ses chèvres, à ses lapins. Elle devinait que ce Socrate, qui avait prétendu être son fils, n’était pas étranger aux tortures qu’on lui avait fait subir. Que lui voulait-il, celui-là ? Pourquoi ne l’avait-il pas laissée en paix ? Que lui avait-elle fait pour qu’il la tourmente de cette façon ? Elle pensa à La Poilue, se souvint que sa litière était fraîche et qu’elle avait de l’herbe en abondance, et de l’eau : l’eau !… Sa main venait de rencontrer le robinet. Elle le tourna, en faisant jaillir un jet puissant qui inonda ses pantoufles. Elle le régla de façon à ce qu’un mince filet s’en échappe. De ses mains en coupe, elle recueillit l’eau fraîche et but longuement, à en perdre haleine. Elle s’essuya la bouche de la manche de son manteau, en releva le col car l’atmosphère devenait moins tiède, et reprit la direction de son arbre. Elle s’allongea à ses pieds, écoutant les cris des singes et les hurlements des hyènes. Elle tourna la tête vers le ciel, qui aurait dû être noir, mais qui avait une couleur rougeâtre, comme si l’on avait placé une cloison devant l’infini. Pas d’étoiles : elle s’endormit.


Maria avait reçu des instructions très vagues : en cas de malheur, si Mme Satrapoulos avait un accident, s’il lui arrivait quoi que ce soit d’imprévu, il ne fallait pas alerter la police, mais le directeur de l’hôtel, qui saurait alors ce qu’il conviendrait de faire. Aussi, après avoir jeté un coup d’œil dans le couloir, descendu d’un étage, elle avait jugé plus raisonnable d’exécuter les instructions reçues.

Elle retourna dans l’appartement, décrocha le téléphone et demanda à la standardiste de lui passer Édouard Fouillet de toute urgence. Elle croyait avoir gardé son sang-froid, mais s’aperçut au tremblement de ses mains qu’elle se laissait gagner par la panique. Ses jambes aussi flageolaient, elle dut s’asseoir. Fouillet était en ligne. En anglais, elle lui dit qu’Athina Satrapoulos avait disparu. Au bout du fil, l’autre s’étrangla. Il imaginait avec terreur un autre scandale, les journalistes envahissant à nouveau son établissement, les mégots partout, laissant de cruelles blessures à ses moquettes, la mine pincée des vieux habitués. Il n’aurait jamais dû accepter de recevoir la vieille folle ! Comment aurait-il pu imaginer qu’elle lui imposerait, entre autres tracas, la présence d’une chèvre ? Il se fixa sur ce mot :

« La chèvre est toujours là ? »

Maria resta interloquée devant une telle question : Tina Satrapoulos, dont ils avaient la charge, disparaissait, ils en étaient responsables, et il lui demandait si la chèvre était là ! Sèchement elle répondit :

« Je me moque de la chèvre !

— Vous ne comprenez pas que Mme Satrapoulos est un peu… comment dirais-je… pas dérangée, non… mais originale… Si elle a pris la peine de faire venir son animal favori d’Athènes, il y a de fortes chances pour qu’elle ne l’abandonne pas… qu’elle revienne… Il ne s’agit peut-être que d’une fugue… »

Ce n’était pas si bête. Maria, à son tour, se raccrocha à cet espoir : il avait raison, Tina ne pouvait être loin, elle ne pouvait laisser La Poilue dans une chambre, elle allait réapparaître. Fouillet enchaînait :

« En attendant son retour probable, voulez-vous que je prévienne la police de la disparition de Mme Satrapoulos ?

— N’en faites rien ! »

Il y eut un silence au bout du fil, puis :

« Tout de même… C’est une responsabilité… Ne bougez pas de chez vous, j’arrive. »

Une minute plus tard, il était là, vêtu de noir, l’air préoccupé. Il lui posa des questions pour savoir comment elle avait constaté le désastre. Maria lui raconta le peu qu’elle savait : la vieille dame était là, et brusquement, elle n’était plus là. C’est tout.

« Elle est peut-être toujours dans l’hôtel ?

— Certainement pas.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela, mademoiselle ?

— Elle détestait cet endroit. »

Malgré la gravité de la situation, Fouillet ne put s’empêcher de faire la moue : nul au monde n’était assez blasé ou inconscient pour détester son palace.

« Mademoiselle, je vous en prie… Vous parlez du Ritz. »

Comme il aurait dit : « Vous fumez dans la maison de Dieu. » Il ajouta, vexé :

« Je vais donner des ordres pour qu’on fouille tout de même l’établissement. On ne sait jamais.

— Ne prévenez pas la police !

— Et si elle ne revient pas ? »

Maria était à la torture, ne sachant ce qu’elle devait décider. Qui pouvait-elle prévenir ? Tout cela était tellement imprévisible… Elle regarda le directeur d’un air embarrassé. Il lui dit :

« Avez-vous des instructions en cas de disparition ? Savez-vous où l’on peut joindre M. Satrapoulos ? »

Non, elle ne le savait pas. Elle se sentit écrasée par sa faute. Si Tina ne retournait pas au bercail d’ici peu, tous ses beaux projets seraient à l’eau. Elle serait renvoyée, déshonorée. Elle détourna son regard de Fouillet, qui la toisait sans aménité, une expression sévère sur le visage.

« Eh bien, mademoiselle, c’est très simple. Si Mme Satrapoulos ne se trouve pas dans l’hôtel et qu’elle ne soit pas rentrée… disons… d’ici deux heures… je me verrai dans l’obligation d’alerter le commissariat du quartier. À moins que vous n’ayez une autre solution à me suggérer ? »

Maria se taisait, accablée, démolie, angoissée. Il en profita pour gagner la porte, lui lançant auparavant la flèche du parthe :

« Quoi qu’il arrive à cette charmante vieille dame, je crains que l’on vous en tienne pour responsable. »

Il réfléchit une seconde, et ajouta :

« D’ailleurs, je pense que vous êtes réellement responsable. »

Et il sortit, la laissant plantée au milieu de la pièce. Maria sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle s’abattit sur le lit, se cacha la tête dans les bras et se mit à sangloter.


Tina s’éveilla en sursaut. Elle ouvrit les yeux et se demanda pendant quelques secondes ce qu’elle faisait là, couchée à la belle étoile au lieu de dormir dans le lit de sa maison. Puis, elle se souvint et jeta un regard craintif autour d’elle, pour voir si on ne l’avait pas rattrapée. Le jardin était aussi vide que lorsqu’elle s’était endormie. Machinalement, elle se frictionna vigoureusement les flancs et les bras. Elle était transie de froid. Le petit manteau râpeux était aussi mince qu’une feuille de papier, et pas plus chaud. Ses pieds, qu’elle avait arrosés en prenant de l’eau au robinet, étaient trempés. Elle se leva, s’ébroua et, toute cassée par un vieux rhumatisme, essaya de se diriger vers l’éventaire de bonbons, dont elle espérait pouvoir enlever la bâche pour s’en couvrir.

Sur son passage, des animaux grognaient, des oiseaux s’agitaient. Elle sentait autour d’elle une vie non identifiée mais palpable, devinant des présences qui l’épiaient, mais sans les voir. À plusieurs reprises, dans les zones d’ombre intense, là où ne parvenait pas la sourde lueur du ciel, elle dut se repérer en palpant ce qui se trouvait devant elle. Elle parvint enfin devant la petite charrette. Elle passa d’abord la main sous la toile rugueuse et rafla un paquet de bonbons. Elle déchira l’emballage de cellophane et mâchonna avec satisfaction quelques boules sucrées. Elle entreprit ensuite de tirer sur la bâche, après en avoir relevé l’un des côtés. Elle s’arc-bouta, hala de toutes ses forces, mais rien ne bougea. Elle abandonna momentanément, s’assit par terre et se réconforta de deux autres bonbons. Elle essaya à nouveau, y mettant cette fois une énergie désespérée, car elle commençait à trembler de froid : peine perdue. La bâche avait dû s’accrocher aux montants de l’éventaire. Impossible de la faire glisser, impossible de la déchirer. Elle renonça et partit à la recherche d’un endroit où s’abriter.

Elle erra au hasard pendant une dizaine de minutes, tentant de retrouver certaines petites cages qu’elle avait repérées dans l’après-midi, et où devaient être enfermés des oiseaux. Puisqu’ils étaient vivants, c’est qu’ils étaient abrités. Tina se ferait une petite place parmi eux, dans la paille, et au lever du jour, elle se mêlerait à nouveau aux promeneurs. Elle ruminait une idée qui lui fit rebrousser chemin : si elle voulait séjourner dans cet endroit idyllique, il ne fallait pas qu’elle laissât trace de son passage. Or, l’éventaire de friandises avait été dérangé, il fallait tout remettre en ordre. Elle trottina, eut devant elle la masse légère de la bâche, tira dessus pour en recouvrir l’étalage. Elle y réussit tant bien que mal, poussant le scrupule jusqu’à ratisser la terre de ses mains afin de récupérer les emballages vides. Toutefois, elle se munit de deux paquets d’amandes et repartit en direction des cabanes à oiseaux. Elle s’orienta grâce à un immense néon rouge qui brillait au-dessus de la Halle aux Vins. Devant elle, l’allée se déroulait, juste un peu plus claire que l’obscurité environnante, suffisamment en tout cas pour qu’elle pût la suivre en veillant bien à ne pas s’écarter de son milieu.

Elle arriva devant les cabanes, les toucha du bout des doigts. Il y en avait une vingtaine, alignées tout au long de l’allée sur une cinquantaine de mètres. Chacune d’elles comportait une espèce de petite cour munie d’abreuvoirs, grillagée en façade. Au bout de la cour, un minuscule bâtiment en ciment armé, de quatre mètres carrés à peu près, dont le mur faisant face à l’allée était percé d’une ouverture assez grande pour qu’un être humain pût s’y faufiler. À son grand désespoir, Tina s’aperçut que les portes grillagées étaient fermées au verrou. Elle en essaya plusieurs, sans succès, et entreprit de vérifier systématiquement toutes les ouvertures. En marmonnant, elle allait de cage en cage, avalant des amandes, palpant les serrures de la main. Il ne restait plus que trois cabanes et, déjà, elle envisageait de trouver une autre solution pour passer le reste de la nuit au chaud, quand un loquet joua entre son pouce et son index. Elle le libéra complètement, le referma derrière elle comme elle put, traversa la cour en trois pas et s’arrêta devant l’orifice.

À l’intérieur, les ténèbres étaient totales. Elle perçut quelques mouvements, les bruissements de plumes des oiseaux dérangés dans leur sommeil. Les mains en avant, elle entra avec précaution dans la cabane. Tout de suite, elle sentit la différence de température : il faisait doux et chaud là-dedans. Ses narines flairèrent une odeur animale à laquelle se mêlaient des effluves bizarres, douceâtres et âcres à la fois, lui rappelant l’odeur des morts qu’elle avait veillés en Grèce, dans son village, au cours de nuits funèbres où le parfum de l’encens luttait avec l’odeur caractéristique, inoubliable et sucrée, des dépouilles de ses voisins. Elle se baissa, ramassa dans sa main quelques brins de paille. Les oiseaux ne bougeaient plus, immobiles comme le béton de leur prison. Ils devaient se trouver au-dessus de la tête de Tina, sur leurs perchoirs.

Tina aimait les oiseaux. Chez elle, elle arrivait souvent à en apprivoiser, leur jetant du grain sur le seuil de sa maison. Une fois, elle avait même réussi à garder un corbeau pendant deux étés consécutifs, puis, sans qu’elle eût compris pourquoi, le corbeau avait disparu un jour et n’était plus revenu.

Elle s’adossa au fond de la cabane. L’obscurité en était telle que le rectangle de l’ouverture lui paraissait presque lumineux, comme s’il y avait eu un degré dans la densité des ténèbres. Le papier fit un bruit épouvantable dans le silence profond lorsqu’elle le froissa pour en extraire quelques amandes. Au-dessus de sa tête, il y eut un certain frémissement. Elle aurait voulu pouvoir offrir une partie de son repas à ses hôtes inconnus. Elle le ferait au lever du jour, quand elle pourrait les distinguer et voir à quoi elle avait affaire, juste avant de prendre congé d’eux sur ce dernier remerciement.

Elle chercha une position confortable, ramena une poignée de paille sous sa tête et s’allongea complètement. Ses pieds mouillés lui causaient une sensation désagréable. Elle se redressa à nouveau et commença à se débarrasser de ses pantoufles. Puis, elle ôta ses bas, qu’elle roula en boule dont elle s’essuya les chevilles et les orteils. Une fois encore, il y eut un frémissement d’ailes dans le haut de la cabane. Un instant, elle pensa à allonger la main pour caresser le plumage de ses colocataires. Mais pour cela, il eût fallu qu’elle se relevât, et elle était si bien dans la paille, dans cet abri dont elle ressentait, après les allées et venues de cette journée agitée, la sécurité.

Elle n’aurait jamais imaginé pouvoir trouver loin de chez elle tout ce qu’elle aimait, qui faisait sa joie de vivre : de l’herbe, des arbres, de la nourriture — elle se promettait de dévaliser le stand le lendemain —, de l’eau et des animaux. Peut-être aussi qu’une de ces personnes fréquentant le jardin pourrait comprendre sa langue ? Elle lui raconterait alors tout ce qu’on lui avait fait, lui demanderait de la faire retourner dans sa maison.

Depuis combien de jours l’avait-on enlevée ? Elle ne savait pas. Les drogues qu’ils mettaient dans son verre, chaque fois qu’elle avait soif, lui avaient fait perdre la notion du temps. Ses actions, au lieu de se dérouler suivant une ligne chronologique, lui paraissaient soit se grouper, concentrées dans un temps réduit, soit se dilater, et emplir une éternité dont elle savait très bien qu’elle ne l’avait pas vécue. Elle avait accompli pourtant plus de choses au cours de ces dernières heures qu’au long de plusieurs années dans son pays. Des choses différentes, dans des endroits différents peuplés de visages différents. Des choses importantes. Elle essaya de se rappeler les choses importantes ayant émaillé sa vie, mais n’en trouva pas. Tout au plus, se souvint-elle de détails inattendus, comme cette lapine qu’elle avait soignée. Et d’un foulard que lui avait offert son mari, rouge, avec des dessins vert et or. Son mari était-il mort ? Oui, sûrement, parce que, sinon, il ne les aurait pas laissés faire. Et ses enfants ? Elle tenta de compter sur ses doigts combien elle en avait eus. C’était curieux, elle n’arrivait pas à revoir leurs visages ni à se remettre en mémoire le nom qu’elle leur avait donné. Filles ou garçons ? Elle ne savait plus, peut-être les deux… Quelle importance ? Ils partaient, à peine sortis de l’enfance, et on ne les revoyait plus, ils ne donnaient pas de nouvelles, ils n’envoyaient pas d’argent. Socrate ! Socrate ne lui avait jamais fait parvenir une seule drachme. Si elle avait su où il se trouvait, elle l’aurait appelé à son secours pour qu’il vienne la chercher et la reconduire à la maison. Lentement, la pensée de Tina sombrait, incapable de mettre un lien entre les images qui se présentaient à elle, pas tout à fait le sommeil, mais déjà le premier envahissement du rêve.

Il y eut un bruit au-dessus d’elle, qui la tira de sa torpeur. Un choc sourd, qui ne pouvait pas provenir de l’intérieur de la cabane, car ses occupants étaient bien trop légers pour l’avoir provoqué. Elle ouvrit à demi les yeux et prêta l’oreille. Son regard ne rencontra qu’une chape opaque, d’un noir absolu, d’une épaisseur totale. Le bruit revint, comme si l’on avait raclé l’un contre l’autre deux morceaux de métal. Elle sentit alors un déplacement d’air prodigieux et quelque chose de lourd qui se posait près d’elle. Elle se redressa et se rencogna contre le mur, le cœur battant la chamade. Malgré la terreur qui maintenant l’envahissait, elle osa un geste. Elle avança la main, lentement. Rien… La chose devait être plus loin.

Elle allongea le bras un peu plus, et elle toucha. Des plumes, mais accrochées à une masse compacte, énorme, une masse impossible pour aucun oiseau. Elle retira la main vivement, à l’instant où un second déplacement d’air, suivi du bruit d’une chute lourde et souple, la faisait se dresser comme un ressort sur sa litière. Elle sentit son bras happé par quelque chose de métallique, une pince puissante qui s’enfonça dans sa chair.

Elle hurla, reçut une bouffée de puanteur en plein visage, eut la perception abominable d’un objet dur frôlant le bas de son menton, remontant le long de son nez, tout contre l’arcade sourcilière, et un poignard pénétra jusqu’au fond de son œil. Battant des bras, elle voulut se précipiter vers l’ouverture qu’elle ne voyait même plus, l’œil valide aveuglé par un halo de sang. Elle se cogna la tête, voulut hurler à nouveau mais retomba, assommée. Elle eut l’énergie ultime de se rouler en boule, dans un geste dérisoire de défense et de protection. Malgré ses mains dont elle s’était couvert le visage, le poignard fouilla ses joues, cherchant son autre orbite, pendant qu’un linceul immense, vivant et fétide, d’un poids à la fois mou et monstrueux, s’abattait sur elle dans un vaste battement d’ailes et l’ensevelissait. Des crochets d’acier lui labourèrent le corps, arrachant des lambeaux de sa chair.

9

Maria eut une hésitation devant le seuil de la morgue. On a beau être infirmière, on ne s’en trouve pas immunisée pour autant devant certaines visions. Elle avait passé une nuit blanche, assise dans son lit, sursautant au moindre bruit, guettant la sonnerie du téléphone qui lui fournirait la réponse à la question qu’elle se posait : où est Tina ? Fouillet, sur ses prières, n’avait lancé la chasse qu’à dix heures du soir. Une heure après que la police eut été informée de la disparition, Maria recevait dans son appartement la visite d’un homme qu’elle n’avait jamais vu, qui ne déclinait même pas son nom et lui disait :

« Je suis l’un des proches collaborateurs de M. Satrapoulos. Je l’ai informé de ce qui vient d’arriver. Il m’a prié de vous transmettre ceci : à partir de tout de suite, je prends cette affaire en main. Ne vous occupez plus de rien. »

Maria avait éclaté en sanglots, ne mettant pas en doute une seconde ce que venait de lui affirmer, en grec, son interlocuteur. Comme elle continuait à pleurer, il avait ajouté :

« M. Satrapoulos m’a également chargé de vous dire que vous n’avez absolument rien à vous reprocher. Il ne vous tient pas pour responsable de la disparition de sa mère. Toutefois, il exige de vous une discrétion absolue. Tant que Mme Satrapoulos ne sera pas retrouvée, personne ne doit être au courant de sa fugue. Vous m’avez bien compris ? »

Maria hocha la tête. Entre deux spasmes, elle ne put que bredouiller :

« C’est épouvantable… C’est épouvantable… »

L’autre avait hoché la tête, s’était incliné et lui avait lancé, en prenant congé :

« Ne bougez pas d’ici et attendez mes instructions. »

La longue veillée avait commencé. À huit heures du matin, comme elle allait s’assoupir, le téléphone avait sonné. C’était Fouillet :

« Deux messieurs de la police montent chez vous. Voulez-vous les recevoir, je vous prie ? »

Avaient débarqué deux types, qui la priaient de les suivre. Maria avait crié :

« Vous l’avez retrouvée ? »

Les visiteurs avaient échangé un bref regard et l’un d’eux avait expliqué :

« Nous ne sommes pas sûrs qu’il s’agisse de Mme Satrapoulos. Mais nous devons tout vérifier, vous comprenez… On a retrouvé, il y a une heure, une dame âgée au Jardin des plantes. Morte. Il faudrait que vous veniez l’identifier. »

Maria leur demanda une minute pour s’habiller. Elle était en robe de chambre et passa dans la salle de bain. Elle se vit dans une glace et se trouva hideuse, les yeux rouges et cernés, le visage creusé, les cheveux ternes. Machinalement, elle enfila une robe, se peigna vaguement et renonça à se maquiller :

« Voilà. Je suis prête. »

Sur la place Vendôme, une voiture attendait, sans signe distinctif. Elle démarra. Maria hasarda timidement.

« C’est un accident ? »

Celui qui lui avait adressé la parole en premier, probablement parce qu’il était le seul des deux à parler l’anglais, lui répondit :

« Oui… Un accident. Un horrible accident. Je crains que vous n’ayez beaucoup de mal pour l’identifier… si c’est d’elle qu’il s’agit. »

Ils n’avaient plus dit un mot pendant le parcours. Maria s’attendait à quelque chose d’horrible, et maintenant, devant la porte, elle ne pouvait plus faire un pas. L’un des policiers la prit par le bras. Arrivés au bout d’un couloir, ils pénétrèrent dans un ascenseur qui s’enfonça de plusieurs étages au-dessous du rez-de-chaussée. La porte coulissa, un homme vêtu de blanc était là, qui semblait les attendre. Il les précéda dans un autre couloir, ouvrit une porte et les laissa passer devant lui dans une pièce nue où ils s’immobilisèrent. L’homme dégagea du mur une espèce de long plumier, dont le contenu était caché par un drap.

« Si vous voulez bien approcher…, c’est ici.

— Du courage… », dit le flic.

L’infirmier ajoutait :

« Autant vous dire que c’est pas beau à voir… Ah ! les salauds, qu’est-ce qu’ils l’ont arrangée ! »

Un goût de bile dans la bouche, Maria, toujours au bras du policier, s’avança vers le plumier-cercueil. D’un geste brusque, l’employé découvrit ce qui avait dû être un visage : de la peau cireuse, déformée, comme arrachée avec des pinces, pendant n’importe comment autour des orbites creuses, dépouillées de leurs yeux. Le corps n’était pas moins épargné, couvert de plaies, de bleus, d’ecchymoses, là où il y avait encore de la chair, car Maria constatait, au bord de l’évanouissement, que des morceaux entiers de muscles avaient disparu. Ni compressés ni arrachés. Non. Simplement disparus, laissant les os à nu. Et pourtant, elle savait que ce corps mutilé était celui de Tina : elle avait coiffé ces cheveux, savonné ces épaules, essuyé ces bras, fardé ce visage en bouillie dont la seule ossature lui permettait de le reconnaître. Elle avait retardé ce moment ignoble tant qu’elle avait pu, prévenue de l’horreur qui l’attendait, et maintenant, elle ne pouvait plus en détacher les yeux. Elle sentit une pression contre sa main :

« C’est elle ?

— Je crois, oui… »

Et elle hochait la tête, stupidement, de haut en bas.

« Venez, nous allons vous montrer les vêtements qu’elle portait quand on l’a retrouvée. »

L’infirmier, sans même rabattre le drap, alla chercher dans un casier un paquet de lainages :

« Sa jupe… Ses pantoufles… ses bas… sa robe… et ce collier. »

Maria le lui avait offert trois jours plus tôt. Elle en caressa les perles entre ses doigts, hocha à nouveau la tête sans pouvoir proférer un mot.

Un policier fit un signe à l’infirmier :

« À tout à l’heure. »

Avec son collègue, il entraîna Maria qui se laissait conduire comme une algue à la dérive. Au moment de franchir la porte, elle se retourna vers l’employé :

« Qui lui a fait ça ? »

Elle avait lancé sa phrase en grec, il ne comprit pas ce qu’elle demandait. En anglais cette fois, Maria interrogea le policier :

« Qui lui a fait ça ? »

L’autre répondit :

« Des vautours. »


Malgré sa réussite éclatante, le Prophète était amer. Il était assez pervers pour se payer le luxe de sentiments élevés, purs, nobles, malgré la façon dont lui-même avait fait fortune. Trop intelligent pour ne pas voir qu’elle était suspecte, il n’était pas assez fort pour admettre les moyens auxquels il avait eu recours. En résultaient des états pénibles, des questions sans réponses, des ruminations à n’en plus finir qui le laissaient brisé et mal dans sa peau.

Ce qui le dégoûtait surtout, alors qu’il voguait personnellement dans les eaux du système, c’est que pas une fois, pas une seule, il n’avait rencontré un consultant préoccupé par autre chose que lui-même. On ne venait jamais le voir pour qu’il étende les bienfaits de ses voyances à autrui. Quand cela arrivait, c’était encore à leur petit « moi » que ses clients faisaient référence : « Est-ce qu’il m’aime ? Est-ce qu’il pense à moi ? À-t-il quelqu’un d’autre que moi dans sa vie ?… » Moi, moi, toujours moi ! Parfois, il avait envie de leur crier : « Et moi alors ? » mais, simultanément, il comprenait que cette revendication rentrée le mettait au même niveau que les autres. Ils venaient lui parler d’eux, il aurait souhaité les entretenir de lui. Il était comme tout le monde, et cela le faisait souffrir. Si au moins il avait pu posséder le dixième des certitudes qu’on lui prêtait ! Il vivait, bien sûr, mais cela ne lui suffisait pas. Encore fallait-il qu’il sache pourquoi. Il avait un pouvoir sur une foule de gens qui lui étaient étrangers, sans pour autant en retirer le moindre confort intellectuel. On l’appréciait pour ce qu’il refusait de reconnaître, on ne le laissait jamais parler des sujets sur lesquels il aurait aimé être entendu. De cette équivoque naissait son désarroi.

Mario, l’homme qui lui servait de chauffeur et de valet de chambre, entra dans son bureau. Dans ses bras, il tenait une espèce de coffre clouté, ressemblant à ces fameux coffres de pirates qui l’avaient fait rêver au cours de son enfance :

« Qu’est-ce que c’est ?

— C’est pour monsieur.

— Qu’est-ce qu’il y a dedans ?

— Je ne sais pas, monsieur.

— Qui vous a donné ça ?

— Un monsieur.

— Quand ça ?

— Tout de suite, monsieur. Le monsieur est dans l’entrée.

— Mais… je n’ai pas de rendez-vous… Enfin, quoi, Mario ! Explique-toi !

— Le monsieur m’a dit : « Je n’ai pas de rendez-vous « avec monsieur, mais donnez-lui ceci, qu’il l’examine et « demandez-lui de me recevoir. »

Le Prophète resta perplexe. Méfiant, il se demanda un instant si le coffre ne contenait pas une machine infernale. Les gens sont fous… Il avait peut-être mal orienté une épouse délaissée et allait devoir subir les foudres du mari ? Qui pouvait donc souhaiter sa mort ? Mario déposa l’objet sur le sol. Il tendit une petite clef au Prophète. L’autre la prit, hésita à la glisser dans la serrure, fut tenté de prier son domestique de le faire pour lui, y renonça et, pas tranquille du tout, le fit lui-même : il n’y eut pas d’explosion. Mais la vision qui s’offrit à lui lui causa un choc peut-être aussi violent. Il referma précipitamment le couvercle du coffre et dit à Mario, qui n’avait pu en voir le contenu, de le laisser seul. Il ajouta :

« Faites patienter ce monsieur. Je vais le recevoir. »

Quand il fut certain que son factotum était sorti, il ouvrit le coffre à nouveau : jusqu’à ras bord, il était plein de pièces d’or. C’était sans doute une façon bien romanesque de s’annoncer, mais indéniablement, elle était efficace ! Ce qui l’étonna le plus, ce fut de voir la carte qui accompagnait l’irrésistible envoi : il attendait une femme, il s’agissait d’un homme. Le carton portait simplement un nom : « Herman Kallenberg. » La première réaction du Prophète fut la panique : Kallenberg venait pour se venger du tour que lui avait joué Satrapoulos. Et ce tour, c’était lui, Hilaire Kalwozyac, qui le lui avait soufflé.

Pourtant, son visiteur devait avoir des intentions pacifiques. Lorsqu’on veut casser la figure à quelqu’un, on ne lui apporte pas une caisse d’or à domicile.

Le Prophète connaissait trop les hommes pour ne pas savoir qu’un cadeau de cette envergure appelait en contre-partie un service futur en échange. Lequel ? Un mouvement d’humour le fit s’imaginer se tirant les cartes pour l’apprendre. C’était plus simple : il n’y avait qu’à le faire entrer, le laisser exposer lui-même sa demande. Le Prophète sonna Mario :

« Voulez-vous conduire ce monsieur jusqu’à moi… »

Trente secondes plus tard, Mario introduisait l’armateur dans le bureau. Le premier contact fut bizarre. Le Prophète avait décidé d’attendre que Kallenberg ouvre la bouche le premier. Quant à Herman, il s’était juré de ne rien dire tant que l’autre n’aurait pas parlé. Cela donna deux hommes debout, muets, autour d’un coffre. Comme la durée de ce silence oppressait le Prophète, il céda. Comme il était furieux d’avoir dû céder, il fut assez agressif :

« Monsieur, soyez le bienvenu chez moi… (désignant le coffre)… mais vraiment… je ne vois pas… je ne comprends pas… Je ne suis pas une banque. »

Kallenberg lui fit un grand sourire et s’avança la main tendue :

« J’ai tellement entendu parler de vous que j’ai voulu vous connaître. Je m’appelle Kallenberg. Je suis armateur. »

À son tour, le Prophète ne put s’empêcher de sourire : quel numéro lui servait-on ? Dans n’importe quel pays du monde, le dernier des bouseux connaissait le nom de Kallenberg, devenu, avec celui de Satrapoulos, synonyme de richesse. Kalwozyac attendit la suite, interloqué. Toujours souriant, Herman lui demanda :

« Puis-je m’asseoir ? »

Il s’assit. Il y eut à nouveau un long silence.

Le Prophète commença :

« Puis-je savoir ?… »

Kallenberg l’observait, le visage empreint de loyauté, rayonnant de sympathie, de malice. Il désigna le coffre :

« C’est de cela que vous parlez ? Ce n’est pas grand-chose. Mettez ça sur mon côté roi mage…

— Je ne suis pas l’Enfant Jésus.

— Certes pas, non, mais disons que ce petit cadeau… enfin ça me fait plaisir.

— Excusez-moi, mais je ne vois pas très bien la raison. »

La raison, le Prophète commençait à la saisir, mais il s’était repris et avait l’intention de passer un bon moment : quel dommage qu’il ne puisse garder cet or ! Il reprit :

« Bien entendu, il n’est pas question que je l’accepte.

— Alors, distribuez-le à vos pauvres. Ce qui est donné est donné.

— Désolé, mais quand j’accepte un présent, j’aime savoir pour quels motifs on me l’offre.

— Présent ? Vous avez dit présent ? Vous n’y êtes pas du tout !

— C’est vous-même qui avez employé ce mot.

— Eh bien, c’est une erreur ! C’est paiement, que j’aurais dû dire.

— Un paiement contre quoi ?

— Je voudrais que vous me tiriez les cartes.

— Cela ne coûte pas aussi cher…

— Permettez-moi de juger par moi-même le prix du service que j’attends de vous.

— Quel service ?

— Que vous me tiriez les cartes.

— Que voulez-vous savoir ?

— Justement, c’est vous qui allez me le dire.

— Monsieur Kallenberg, votre visite m’honore, mais j’avoue que j’ai du mal à vous suivre. Vous vous faites annoncer par une caisse d’or, ce qui est bien inutile car j’aurais eu grand plaisir, de toute façon, à vous recevoir. Voyez-vous, dans mon… métier, je vois quotidiennement des gens venus pour m’exposer leurs problèmes. Je fais de mon mieux pour les aider. Alors, s’il vous plaît de m’y répondre, je vous pose la question : quel est votre problème ?

— Un problème de famille.

— Je vous écoute.

— Vous pouvez en parler comme cela… sans les tarots ?

— Monsieur Kallenberg, les tarots ne sont qu’un des nombreux supports de mes voyances. Mais ils ne peuvent pas parler à vide.

— Je vais vous expliquer. Mes affaires prennent une extension qui, parfois, me dépasse. Je suis un homme très entouré, mais je suis un homme seul. De tout côté, j’ai eu la preuve que vos conseils psychologiques font merveille. J’aimerais en bénéficier. M’accorderez-vous la faveur de me compter parmi votre clientèle ?

— Qui vous a parlé de moi ?

— La rumeur. Tout le monde vous connaît.

— Mais encore ?

— Quelqu’un qui m’est très proche.

— Qui ?

— Ma femme.

— Et qui lui a parlé de moi ?

— Sa sœur. Lena Satrapoulos.

— Je ne me rappelle pourtant pas l’avoir jamais eue comme cliente.

— Lena, non, mais son mari, oui.

— Vraiment ? »

Kallenberg eut une moue mi-amusée, mi-navrée, et tendit les bras en un geste d’apaisement :

« Monsieur Kalwozyac… Et si vous déposiez un peu les armes ? »

Le Prophète eut la sensation pénible que son sang refluait de toutes les parties de son corps en direction de sa tête, et s’apprêtait à le quitter, par son nez, ses oreilles, sa bouche, ou même son cerveau : comment ce type avait-il pu apprendre son identité réelle ? Il déglutit et fit un effort pour se ressaisir. Maladroitement :

« Quel nom avez-vous dit ?

— Kalwozyac. Hilaire Kalwozyac. Pourquoi, ce n’est pas le vôtre ? Quoi d’étonnant à ce que je me sois renseigné sur l’homme à qui je désire confier tellement de secrets ? Vous comprenez sans doute que je ne peux pas communiquer des affaires strictement personnelles à n’importe qui.

— Je comprends… », dit le Prophète avec aigreur.

Il était furieux d’avoir été découvert, de voir ressusciter un personnage miteux et embarrassant qu’il croyait avoir enterré une fois pour toutes. Il se sentit dépouillé de sa carapace d’extralucide pour entrer dans l’univers froid et sans poésie de l’état civil : l’avenir, ce n’est rien, cela n’existe pas. Mais le passé… Il décida de rejoindre au plus vite le terrain où il pourrait reprendre avantage :

« Eh bien, puisque vous le souhaitez, nous allons commencer par faire un petit tour d’horizon ! Je vous écoute, monsieur Kallenberg…

— Je vous ai dit que j’étais un homme seul. J’ai besoin d’un allié à qui me confier, dont j’attends, en retour, des conseils.

— Des conseils, dans quel domaine ?

— Les affaires. »

Le Prophète eut un sourire ambigu :

« Toujours d’après cette rumeur dont vous me parliez tout à l’heure, j’avais cru comprendre que les vôtres étaient florissantes…

— Ah ! si vous saviez ! Aucune déontologie ne nous protège. Toute réussite est en butte à la jalousie et à la mesquinerie des concurrents. Tous les coups sont permis.

— Expliquez-vous, monsieur Kallenberg. Faites-vous allusion à quelque chose de précis ?

— Oui et non. Mais la haine peut se manifester sous tant de formes…

— Que vous a-t-on fait ?

— On essaie de saboter mes entreprises, de me discréditer.

— Qui ça, « on » ?

— Mes concurrents.

— Monsieur Kallenberg, je suppose que vous usez de votre droit de réciprocité ?

— Pour être franc, cela m’est déjà arrivé, bien sûr. Mais voyez-vous, ce sont des procédés qui me déplaisent, et qui me fatiguent. Si on ne devait pas mobiliser autant de forces simplement pour se défendre et se protéger, quelles grandes choses on pourrait faire !

— Pouvez-vous entrer davantage dans les détails ?

— Ça m’est difficile. À dire vrai, en venant vous consulter, je pensais que vous pourriez le faire pour moi.

— Vous êtes du signe du Bélier ? »

Kallenberg marqua un temps d’arrêt, visiblement très étonné :

« Comment le savez-vous ?

— Si je n’étais pas capable de percer à jour une chose aussi évidente, je serais en droit de me demander ce que vous êtes venu chercher chez moi. Voulez-vous que nous passions à ma table de consultation ? »

Kalwozyac se leva, invitant son hôte à en faire autant. Tous deux s’assirent, face à face. Le Prophète leva les yeux sur Barbe-Bleue :

« Par quoi voulez-vous commencer ? »

Kallenberg eut un geste évasif…

« Parfait. Laissez-moi faire. En arrivant ici, vous m’avez parlé d’une affaire de famille. Votre épouse peut-être ? »

Kallenberg lança à son vis-à-vis un regard aigu :

« Vous êtes certain que je vous ai dit cela ?

— Je m’en souviens très bien. Je vous ai demandé quel était votre problème, vous m’avez répondu : « un problème de famille ».

Pour Herman, le moment crucial était arrivé. Il devait soit battre en retraite, soit faire confiance à ce charlatan qui allait immédiatement prévenir le Grec de sa visite. Combien allait donc lui coûter la certitude de n’être pas trahi ? Et si l’autre lui jouait un double jeu ? S’il prenait son argent et profitait de ses confidences pour aller les répéter à S.S. ? Comment savoir jusqu’à quel point il avait envie d’être riche, à partir de quelle somme pouvait-on compter sur lui ? Kallenberg n’osa pas aller trop loin ni trop vite. Il n’eut même pas à se forcer pour prendre un air embarrassé :

« C’est très délicat. Je me suis aperçu, à ma grande peine, que les sentiments familiaux s’effaçaient lorsque de gros intérêts étaient en jeu.

— Continuez…

— Voyez-vous, j’imaginais que mon beau-frère et moi-même pourrions faire alliance…

— Oui ?…

— J’espérais que l’esprit de clan l’emporterait sur la vanité personnelle.

— Je vous écoute…

— J’ai été déçu. »

Un lourd silence s’installa. Le Prophète caressait distraitement la tranche dorée de ses tarots. Kallenberg avait fixé son regard sur le paysage extérieur, les collines molles, d’un vert tendre piqué du noir des cyprès, la bande émeraude de la baie, là où l’eau était peu profonde, le bleu intense des lointains adouci par le bleu plus voilé du ciel qui venait s’y noyer. Barbe-Bleue reprit, l’œil toujours sur l’infini :

« Comment puis-je vous parler de mes soucis ? La plupart sont provoqués par un homme que vous conseillez déjà… »

Le Prophète continuait à jouer avec ses cartes, attendant la suite. Elle vint :

« Je me mets à votre place. Je me rends très bien compte que vous ne pouvez donner vos avis qu’à l’une ou l’autre des parties en présence. Dans le fond, je n’ai pas assez réfléchi avant de venir vous voir. Je n’avais pas pensé que ma requête impliquerait pour vous un choix que je ne peux vous forcer à faire, puisque vous l’avez déjà fait. Et je suppose que vous êtes assez détaché des biens matériels pour ne pas céder à leur attrait. »

Furtivement, malgré lui, son regard erra l’espace d’une seconde sur le coffre toujours posé au milieu du bureau.

« Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’un homme de votre valeur n’a pas de prix. En ce qui me concerne, je ferais n’importe quoi pour m’attacher vos services.

— Qu’appelez-vous n’importe quoi ?

— Eh bien, par exemple, au lieu de vous rétribuer pour vos conseils, comme je le ferais pour un coiffeur, un garagiste, ou le directeur de l’une de mes sociétés, je vous intéresserais aux affaires que je pourrais traiter grâce à vous !

— Je crois que vous m’accordez beaucoup trop de pouvoirs.

— Non, non… Les marchés que je conclus jouent sur des millions de dollars. J’estime qu’une participation de… disons un pour cent sur ces sommes, serait une équivalence justifiée. »

Le Prophète resta de bois.

« Deux pour cent ?…

— Monsieur Kallenberg, je ne suis pas un marchand de tapis, mais une espèce de conseiller psychologique. Un voyant, mais pas un indicateur. Dans la mesure où je n’ai pas à enfreindre le secret professionnel qui est pour moi une règle d’or, je suis prêt à vous recevoir quand il vous plaira, et à accepter les trois pour cent dont vous venez de me parler sur les affaires que je vous ferai conclure.

— J’ai dit trois pour cent ?

— Il me semble bien que c’est effectivement ce que vous avez dit. En tout cas, je suis certain de l’avoir entendu. »

Kallenberg apprécia en connaisseur. Il ne croyait pas aux astres, mais il croyait aux hommes, et celui-là était visiblement retors et malin. Il sourit :

« Eh bien, puisque vous l’avez entendu, j’aurais mauvaise grâce à ne pas l’avoir dit. Soit… trois pour cent.

— Nous sommes donc d’accord. Naturellement, vous remporterez votre or…

— Il n’en est pas question. Vous m’obligeriez en considérant ces quelques pièces comme une avance sur nos premiers bénéfices.

— Vu sous cet angle… Comme il vous plaira. »

Le Prophète sentit une onde de jubilation l’envahir :

« Si nous passions aux choses sérieuses ? Que voulez-vous savoir ? »

Kallenberg se pencha, l’air avide :

« Il y a un homme… peu importe qu’il soit de mes relations, ou même de ma famille… je ne veux pas vous gêner dans vos voyances. Enfin, je voudrais que vous me disiez… que les cartes me disent… de quelle façon il s’y est pris pour me faire rater le plus beau marché de ma vie… »

Cette fois, la pieuse comédie jouée de part et d’autre était bel et bien terminée. Barbe-Bleue, tendu, plein d’un espoir fou, savait parfaitement que si Kalwozyac acceptait de marcher dans son camp, Satrapoulos était foutu : on n’est jamais trahi que par les siens. Par pudeur sans doute, le Prophète continua quelque peu à faire l’idiot :

« En général, on me demande surtout de prédire l’avenir, pas de lire dans le passé. Je vais essayer toutefois de faire un effort, pour fêter notre rencontre. Voyons, cet homme dont vous me parlez, ce… concurrent… Comment est-il ? Décrivez-le-moi et donnez-moi des détails… »

Et il étala ses cartes. À cet instant, Kallenberg sut qu’il avait partie gagnée.


Malgré sa puissance, le Grec était tenu, par les autorités des pays où atterrissaient ses appareils, à quelques formalités irritantes mais inévitables. Par exemple, ses pilotes devaient, en cours de vol, signaler par radio le nombre et l’identité des passagers qu’ils transportaient à leur bord. Au Bourget, par routine, un fonctionnaire transmit aux Renseignements généraux qu’un certain Hadj Thami el-Sadek, en provenance de l’émirat de Baran, allait poser pied à Paris. Un commissaire alerta immédiatement le Quai d’Orsay qui répondit sur-le-champ qu’il devait y avoir confusion d’identité : malgré les multiples invitations officielles dont il était l’objet depuis longtemps, l’émir de Baran avait toujours refusé. S’il n’avait jamais daigné se déranger malgré les insistances diplomatiques et gouvernementales, ce n’était certes pas pour déférer aux désirs d’un particulier, fût-il milliardaire comme Satrapoulos.

Pourtant, on vérifia. Après de multiples coups de téléphone, on acquit la certitude que cet Arabe volant était bel et bien l’émir de Baran : le premier sentiment d’aigreur passé, ce fut la panique. Pendant que des seconds secrétaires essayaient de mettre la main sur le Grec pour un complément d’information, on prévenait le Premier ministre en visite de courtoisie au Liban. Il fut bref et violent :

« Faites ce que vous voulez, mais faites quelque chose ! Ne laissez pas passer cette occasion ! N’oubliez pas que le Proche-Orient est le pivot de notre politique actuelle ! »

On s’agita dans tous les sens, dépassé par ce problème de protocole : comment marquer de la sympathie à un chef d’État qui n’a pas annoncé sa visite sans paraître pour autant s’immiscer dans ses affaires privées ? Le ministre des Affaires étrangères, dont l’arbitrage et la décision avaient été sollicités, trancha la question avec un aplomb au moins aussi grand que la perplexité dans laquelle il était plongé : à tout hasard, on enverrait au Bourget un détachement de la Garde républicaine, ainsi que le ministre de la Culture, qui serait là, lui aussi, comme par hasard et « à titre privé ».

Ainsi serait-on paré. Entre-temps, on avait réussi à joindre Satrapoulos par téléphone. L’armateur roulait vers l’aéroport dans sa voiture lorsqu’il avait eu le chef de cabinet du Premier ministre au téléphone : le Grec, qui avait des projets très précis et très confidentiels pour son hôte, avait été consterné que la nouvelle de sa venue se fût divulguée aussi vite. Étouffant sa rage, il prit sa voix la plus douce pour répondre à ce trouble-fête de malheur que la visite de l’émir était strictement personnelle, et que s’il avait souhaité qu’il n’en fût pas ainsi, lui-même, Socrate Satrapoulos, eût été le premier à en informer le gouvernement. Incapable de se contenir plus longtemps, sentant qu’il allait dire des choses irréparables sous l’emprise de la colère, il raccrocha avec hargne.

Il faillit avoir un haut-le-cœur en voyant des crétins, devant la porte d’honneur de l’aéroport, dérouler un tapis rouge tandis que des guignols à cheval et en uniforme prenaient place en une double haie. Il sauta de la Rolls, s’engouffra par une entrée de service que pouvaient librement emprunter certains propriétaires d’avions privés et demanda par téléphone, dans un petit salon prévu à l’usage de ces privilégiés, qu’on lui précisât l’heure d’arrivée de son appareil. On lui répondit qu’il était annoncé, cette urgence signifiant que, à la moindre fausse manœuvre de sa part, ses projets tomberaient à l’eau. Au comble de l’énervement, il sectionna à demi d’un coup de dents le cigare qu’il s’apprêtait à allumer, et arpenta en tous sens le petit salon, jetant des regards fréquents à sa montre et à la piste d’atterrissage. De quoi se mêlaient-ils ? Pourquoi ne lui foutait-on pas la paix ?

N’y tenant plus, il sortit de la pièce et s’engagea sur l’aire d’arrivée. Sa voiture l’attendait devant la porte. Il y grimpa et, dans le mouvement qu’il faisait pour s’asseoir, il aperçut son avion qui atterrissait.

« Filez là-bas ! », dit-il à son chauffeur.

Niki embraya et se dirigea vers l’extrémité de la piste. L’appareil venait de s’immobiliser. En descendirent deux géants basanés vêtus à l’européenne qui posèrent un regard soupçonneux sur les environs, comme si un attentat allait être commis sur la personne de leur maître. Puis l’émir apparut, enveloppé dans une immense djellaba, un turban sur la tête, d’énormes lunettes noires masquant ses yeux. Le Grec se précipita à sa rencontre pour l’accolade. En peu de mots, pendant qu’il le guidait vers la Rolls, il l’informa que le gouvernement français avait prévu, en son honneur, une petite réception. L’émir eut l’air très contrarié, ce dont le Grec n’avait jamais douté. El-Sadek lui glissa à l’oreille :

« Je me serais bien passé de ce comité d’accueil. Mes sujets ni mes pairs ne doivent savoir que je suis venu en France. Comment l’indiscrétion a-t-elle été commise ?

— Les services de sécurité, Altesse. Le Quai d’Orsay a voulu vous honorer.

— C’est d’une rare maladresse. »

S.S. eut un geste d’impuissance navrée, prit un air complice et lança :

« Nous allons essayer de les semer. »

Malheureusement, il fallait que la voiture passe devant la porte d’arrivée, seul accès à la sortie de l’aéroport. Le Grec dit à son chauffeur :

« Vous allez rouler très lentement, comme si nous étions sur le point de nous arrêter. Quand vous arriverez devant les militaires à cheval, allez-y ! Écrasez l’accélérateur ! »

Niki hocha la tête pour montrer qu’il avait parfaitement compris. Lorsqu’il dépassa l’angle du mur, il vit les gardes républicains et leur chef, un peu à l’écart sur son cheval, l’air indécis. En groupe devant la porte, des hommes en civil, assez tristes et compassés pour être des officiels. L’officier qui commandait les cavaliers aperçut la voiture au même moment.

« Sabre au clair ! », cria-t-il.

Les hommes exécutèrent la manœuvre. L’émir se rencogna sur ses coussins et détourna le visage. Niki, comme son patron le lui avait demandé, écrasa l’accélérateur, trop heureux d’obéir à un ordre contraire à tous les principes de Satrapoulos : S.S. détestait les changements de régime et, d’une façon générale, les mouvements qui n’étaient pas coulés. La voiture s’arracha littéralement. Quand elle sortit de la cour sur les chapeaux de roues, le Grec risqua un regard par la lunette arrière : il vit les pantins en noir s’agiter et s’interpeller, avec de grands gestes, pendant que l’officier faisait dégager ses hommes. Les chevaux, empêtrés dans les bagages qui ne cessaient de s’entasser dans leurs pattes, donnaient beaucoup de mal aux hommes qui les tenaient en main. Satrapoulos ne put s’empêcher de rire : ce qu’ils pouvaient avoir l’air con !


Hadj Thami el-Sadek développait une théorie qui lui était personnelle :

« Dans la catégorie des rosés, c’est le Cliquot 1929 qui a le plus de corps. En revanche, je donnerais tous vos Calon-Ségur pour une seule bouteille de Romanée-Conti de la grande année. »

Satrapoulos était ébahi que son hôte fît montre d’autant de connaissances œnologiques :

« Altesse, je ne m’attendais vraiment pas à ce que vous connaissiez les vins français mieux que moi.

— C’est parce que vous êtes grec… », lui rétorqua l’émir avec malice. Il ajouta :

« Je sais quelle est la question qui vous brûle les lèvres : comment un musulman peut-il enfreindre les lois du Coran en buvant de l’alcool ? »

S.S. leva les mains pour montrer qu’il ne se serait pas permis d’avoir une idée pareille.

« Tsst tsst tsst ! fit el-Sadek d’un air espiègle. Eh bien, je peux vous répondre, même si vous vous défendez de vous être posé le problème ! Le Coran est beaucoup plus subtil que la Bible. Nous pouvons nous permettre de nous passer bien des fantaisies sans être pour cela en état de péché mortel. Ce qui nous permet de rester vertueux le reste du temps. Le Prophète connaissait trop la nature humaine pour lui imposer des lois en opposition avec ses penchants innés. Aussi est-il écrit dans le texte sacré que « nul ne boira de l’alcool entre le lever et le coucher du soleil ». Vous conviendrez que cet horaire nous laisse une certaine marge de sécurité. »

Ayant dit, il siffla une nouvelle coupe de champagne. Le Grec n’aurait jamais pu imaginer qu’on puisse boire autant sans rouler ivre mort sous la table. Il était totalement déconcerté par l’attitude de son invité. À Baran, il avait rencontré un vieillard méfiant, ascétique, presque hostile. Et chez lui, à Paris, il dînait avec un homme gai, disert et cultivé. Heureusement. Car il avait eu un épouvantable choc, en début de soirée, en voyant apparaître el-Sadek en méchants vêtements civils qui puaient la confection, flottant autour de la taille, faisant des creux sous les épaules. Il avait eu l’impression d’avoir convié un ouvrier nord-africain maigre et endimanché. Puis l’émir avait parlé et le miracle s’était produit.

On en était au canard au sang et S.S. ne pouvait s’empêcher de songer qu’il se trouvait non pas en son hôtel de l’avenue Foch, mais au cœur d’une revue de troisième ordre dans une boîte faisandée de Pigalle. En dehors des maîtres d’hôtel qui servaient le dîner, et qui eux seuls semblaient à leur place, les autres convives juraient avec le mobilier précieux, les toiles de maîtres, les paravents de Coromandel et les collections d’ivoire et d’opaline : des femmes, jeunes, toutes blondes et déjà éméchées. Par les soins de son secrétaire parisien, le Grec les avait louées à une agence spécialisée dans la prostitution à domicile. À Paris, tout le monde avait recours aux bons offices de Mme Julienne, selon qu’il s’agissait de divertir dans son domestique un roi nègre en visite, des industriels flamands venus signer des contrats, des hommes politiques excédés par d’interminables conférences internationales, voire des amis qui n’y voyaient que du feu dans l’opération : l’inviteur recevait, chez lui l’invité, qui rencontrait là de jolies femmes présentées comme des relations mondaines — Birgitta est la fille du consul de Finlande, le père de Nadia est un gros importateur de coton, etc. — de telle sorte qu’il était certain, après avoir emballé les mignonnes, de ne devoir ses triomphes qu’à son charme irrésistible, alors qu’en réalité il n’avait fait l’amour qu’à une putain de haut vol, payée par son hôte pour se plier à ses fantaisies.

Le Grec avait été perplexe quant au choix de ses pouliches. Ne connaissant pas les goûts de l’émir en la matière, il avait misé sur la loi des contrastes — les Orientaux préfèrent les blondes, les Suédois raffolent des Méditerranéennes — et sur le nombre. Il avait cru deviner qu’el-Sadek était cruel, et avait prévenu Mme Julienne que ses pensionnaires seraient peut-être soumises à rude épreuve au cours de la nuit qui les attendait. Un peu hautaine et persifleuse, la maquerelle avait rétorqué que les filles qu’elle lui enverrait pouvaient se prêter à n’importe quoi — elle avait appuyé sur le « n’importe quoi » — pourvu qu’elles soient rétribuées à leur juste valeur. Elle avait ajouté sur un ton de défi : « Les six jeunes femmes en question viendraient facilement à bout d’un régiment de légionnaires privés de femmes depuis des mois. »

Pour l’instant, lés filles gloussaient, ne sachant pas encore si leur client était le petit homme à lunettes ou le manœuvre arabe, ou les deux à la fois. De toute façon, ni l’un ni l’autre n’avaient l’air bien redoutable. Leur expérience leur avait appris qu’on ne peut impunément ingurgiter autant d’alcool et faire des prouesses en chambre. Il était fort probable qu’on les renverrait se coucher bientôt, et qu’elles pourraient rentrer chez elles tranquillement. Mme Julienne leur avait bien recommandé la soumission absolue, précisant qu’elles seraient récompensées selon les efforts qu’elles auraient fournis pour « égayer » la soirée. Laquelle d’entre elles serait choisie, et par lequel des deux ? Elles s’étaient vite passé le mot, car plusieurs d’entre elles avaient reconnu le célèbre Satrapoulos, ce qui ne les impressionnait nullement, leur pratique comptant énormément d’altesses, de ministres, de chefs d’État, de milliardaires et d’autres phénomènes encore, qui font le monde, et qui, dans un lit, sont désemparés comme des enfants, ou vicieux d’une façon incroyable, ce qui provient de la même cause : une terreur profonde de la femme.

Les perversions ne les étonnaient plus et Mme Julienne, maternelle et attendrie, leur évoquait parfois le bon vieux temps, au cours de séminaires mi-amicaux, mi-pédagogiques, citant le cas de cet énorme potentat connu de la terre entière dont le jeu favori consistait à parsemer sur un tapis rare, recouvert de ses propres excréments, des pierres précieuses que ses courtisanes, pour les posséder, devaient ramasser, mains liées au dos, entre leurs dents. Et Mme Julienne, qui avait un sens aigu de la parabole et de ses responsabilités, ne manquait jamais de conclure :

« La fin vaut les moyens. Si vous voulez réellement de l’argent, il ne faut pas hésiter à aller le chercher là où il se trouve, et de la façon qu’on vous a indiquée. »

Elles ne comptaient plus les monarques qu’elles avaient dû flageller, les généraux qui les priaient de les fouetter alors qu’ils se tenaient nus et au garde-à-vous devant elles, les chefs d’industrie, redoutables et redoutés, sur le visage desquels elles devaient cracher après s’être longuement raclé la gorge, sans parler des financiers réputés, dont les clins d’œil faisaient trembler la Bourse, qu’elles devaient compisser pour parvenir à les émouvoir : routine… Parfois, un avion spécial venait chercher l’une d’entre elles pour une seule nuit dans un palais du Proche-Orient : l’élue en revenait fière, couverte de bijoux, d’hématomes et de présents. Elles savaient qu’ils avaient l’argent facile pour leurs plaisirs, ceux qui le recevaient de naissance sans avoir jamais dû faire aucun effort pour le mériter ou le gagner. Et là-bas, il arrivait que leurs corps blasés pussent s’émouvoir devant des spectacles impensables en Occident. Nadia leur avait raconté qu’un prince musulman lui avait fait l’amour debout, par-derrière, devant une fenêtre donnant sur une cour où avaient lieu, par fusillades et pendaisons, plusieurs exécutions capitales d’opposants au régime.

Satrapoulos remarqua que la main de son invité errait sous la nappe, probablement en quête d’un genou ou d’une cuisse : l’affaire s’amorçait bien. Il avait prévu une espèce de crescendo pour amener son hôte là où il le voulait. Le plus dur était fait. La suite découlait dorénavant de pures lois naturelles. Le Grec pensa qu’il était temps de tâter le terrain en vue de divertissements moins innocents. Il se pencha vers el-Sadek :

« Altesse, j’avais souhaité vous réserver une surprise, mais à la réflexion, je crains qu’elle ne soit un peu osée pour nos jeunes invitées. Et peut-être même pour votre Altesse… »

L’émir, l’œil enflammé, lui lança un regard ironique et interrogateur. Satrapoulos enchaîna :

« Oh ! rassurez-vous, rien de très choquant… Disons plutôt quelque chose d’amusant… d’inattendu…

— Qu’est-ce que c’est ? piailla le chœur des filles.

— Mesdames, je voudrais dégager ma responsabilité… Je ne tiens pas à ce que vous me reprochiez le spectacle par la suite, eut le culot de répondre le Grec.

— Et si nous commencions ? », dit l’émir d’un air impatient.

S.S. leva les bras en un geste résigné, comme vaincu par l’insistance de ses invités. En souriant, il frappa dans ses mains à trois reprises. Il y eut plusieurs secondes de silence absolu. Toutes les têtes étaient tournées vers la porte d’entrée dont les battants s’ouvrirent soudain pour laisser le passage à quatre hommes vêtus comme des esclaves orientaux, porteurs d’un immense plateau de métal, long de plus de deux mètres. Les Nubiens d’opérette déposèrent leur chargement sur le sol, aux pieds des convives. Chacun écarquilla les yeux : sur le plateau, il n’y avait qu’une énorme quantité de grains de mil, rien d’autre. Les regards se tournèrent vers Satrapoulos, toujours souriant. Un cinquième homme entra dans le salon, charriant un sac d’où s’élevaient des pépiements assourdissants. L’homme s’approcha du plateau et ouvrit son sac, libérant une nuée de poussins affamés qui se jetèrent sur les grains. Dans la pièce, tout le monde retenait son souffle. Les filles semblaient fascinées par le vorace appétit des poussins qui se grimpaient les uns sur les autres, se bousculant, faisant dégringoler le grain en rigoles soyeuses.

Brusquement, quelqu’un fit « Oh ! », et l’on vit apparaître un bout de chair, le mamelon d’un sein. À peine dérangés l’espace d’une seconde par le cri, les poussins continuèrent, goulûment, à avaler leur provende. Un second fragment de sein fut mis au jour, puis la courbe d’une épaule : sous le sarcophage de graines, il y avait un corps humain, un corps de femme. Furent dénudés la ligne fuselée d’une cuisse, un fragment de nombril. Alors, le silo vivant fut secoué d’un long frémissement, quelque chose bougea, les poussins inquiets se débandèrent et une superbe brune s’étira, passant sa main dans sa chevelure et sur son visage, où des graines s’accrochaient. Elle se redressa complètement dans un silence stupéfait, et le premier bravo éclata. La beauté anonyme était complètement nue, très à l’aise, sûre de ses formes qu’elle étalait aux regards sans provocation mais sans modestie. Elle salua, un sourire ambigu sur les lèvres, ôta machinalement de son nombril quelques graines qui y étaient restées prisonnières et disparut, légère, sous les applaudissements.

L’émir se tourna vers le Grec :

« Très intéressant. »

Maintenant, ses deux mains ne quittaient plus le dessous de la table, et Satrapoulos se doutait qu’elles s’y livraient à des besognes, confirmé dans son idée par le visage figé et tendu de ses deux voisines immédiates. On apporta des liqueurs, des alcools, vieil armagnac et fine champagne « hors d’âge ». En toute simplicité, el-Sadek dégagea l’une de ses mains, saisit le verre qu’un maître d’hôtel lui tendait, le passa à la blonde assise à sa droite, la pria de le faire boire et enfouit à nouveau sa main sous la nappe. Agacé et comblé à la fois, le Grec ne pouvait s’empêcher d’admirer sa vitalité. Jusqu’à présent, il avait feint de boire, connaissant parfaitement ses limites, désireux de rester maître de lui-même pour demeurer maître de la situation. Ce type semblait phénoménal, résistant à l’ivresse comme d’autres, par les caprices de l’implantation de leurs terminaisons nerveuses, résistaient à la douleur. Les Arabes avaient-ils un foie, et où ?

De toute manière, Satrapoulos en serait le premier informé. Il avait prévu un plan pour quitter ces Mille et Une Nuits de pacotille. À la fin du repas, l’un de ses hommes de main feindrait de venir le chercher pour une affaire de famille très urgente et importante. Depuis deux jours, il avait donné des ordres stricts pour que l’on croie qu’il n’était pas en France. Il ne tenait pas à ce que l’on sache qu’il recevait l’émir, et Hadj Thami el-Sadek, de son côté, y tenait encore moins que lui. Les intimes du Grec eux-mêmes pensaient qu’il était en voyage et S.S. avait précisé que, au cours de ces heures, personne, sous quelque prétexte que ce soit, ne devait être au courant de sa présence à Paris. Aussi, les multiples coups de téléphone qu’il avait reçus s’étaient-ils heurtés au barrage de ses secrétaires affirmant, de bonne foi, que M. Satrapoulos était aux États-Unis. Pourquoi avait-il fallu, trois heures plus tôt, que ces crétins de fonctionnaires fassent du zèle et découvrent le pot aux roses ?

« Mesdames ! dit l’émir… (Les « dames », qui papotaient, firent silence et le regardèrent…) Je vous trouve si gracieuses que j’aimerais vous offrir un petit souvenir de cette soirée… si notre hôte le permet. »

Le Grec hocha la tête et sourit.

« Ahmed ! », cria el-Sadek.

L’un des deux géants gardes du corps apparut si vite qu’on se demanda s’il ne s’était pas mis en branle avant l’appel de son maître. L’émir lui fit un signe et le colosse sortit de sa poche une petite bourse en cuir. El-Sadek délaça les cordonnets qui la maintenaient fermée et en renversa le contenu sur la table. Les filles étaient stupéfaites : une cascade de pierres précieuses avait coulé sur la nappe dans un bouleversant cliquetis de billes d’agate. Ce type n’était pas un ouvrier âgé et desséché : c’était un seigneur, il était beau, distingué, et avait une classe folle. D’ailleurs, Satrapoulos l’avait appelé Altesse pendant tout le dîner, elles comprenaient maintenant pourquoi.

« C’est un bien modeste présent pour autant de beauté… »

L’émir rafla les pierres dans le creux de sa main et, une à une, les fit rouler dans la direction de chacune des invitées. À cet instant, un maître d’hôtel se pencha vers l’armateur, lui glissa quelques mots à l’oreille, ce qui eut l’air de le contrarier vivement. Entre ses dents, il cracha au larbin :

« Dites-lui que c’est un con. J’avais dit pas avant minuit, et il est onze heures.

— Monsieur, fit le domestique désolé, il dit que cela ne peut pas attendre.

— Qu’il attende ! Plus tard ! »

Le Grec connaissait trop bien son secrétaire pour ne pas savoir que, s’il l’avait dérangé malgré ses consignes, c’était pour une raison grave.

« Vous avez des ennuis, mon frère ? s’enquit l’émir.

— Rien de sérieux, Altesse, enfin, je l’espère. »

Rien ne lui échappait, à celui-là ! Satrapoulos se secoua et décida de brusquer les choses en passant à la deuxième partie de son scénario.

« Mes amis, j’aimerais vous faire visiter ma demeure. Prince, si vous le voulez bien, nous commencerons par votre appartement. Mesdames, je serais heureux d’avoir votre avis. »

Il se leva, les autres à sa suite, franchit un couloir tendu de velours rouge et ouvrit une porte. Dans une immense pièce tapissée de miroirs, murs et plafond — on les avait posés deux jours plus tôt — on ne voyait d’abord qu’un lit, mais un lit comme les putes elles-mêmes n’en avaient jamais vu de semblable : rond, et de trois mètres environ de diamètre. L’une des filles poussa un cri de ravissement et demanda :

« Est-ce que je peux l’essayer ? »

Sans attendre la réponse, elle se jeta dessus comme on plonge dans la mer, rebondissant sur la mousse souple. Dans le mouvement, la fente longitudinale de sa robe du soir dévoila ses jambes jusqu’aux cuisses, moulant la forme de ses fesses, suggérées avec une précision absolue tout en gardant le mystère de la chair voilée.

« Cathia ! Viens, c’est formidable ! »

Cathia jeta un regard à ses compagnes et ne résista pas. À son tour, elle piqua une tête sur l’étoffe noire. En riant, sa compagne lui sauta dessus et il y eut une brève bataille, avec des rires étouffés, des « Laisse-moi ! » des protestations et des gémissements essoufflés. En douce, le Grec regarda sournoisement el-Sadek. Il lui vit une expression qui le rassura sur les projets qu’il avait faits. Le visage de l’émir, d’enflammé et réjoui qu’il était quelques instants plus tôt, s’était figé, devenu lointain brusquement, ses petits yeux noirs fixant avec intensité le spectacle que lui offraient les deux filles, toute sa personne comme sculptée par la tension violente qui, intérieurement, l’agitait.

Cathia l’invita :

« Altesse ! (voilà qu’elle aussi, les pierres précieuses aidant, se piquait au jeu des titres !…) Aidez-moi ! Venez me défendre ! Elle est plus forte que moi ! »

El-Sadek consulta le Grec d’un regard. L’autre le prit à part :

« Altesse, cette maison et tout ce qu’elle contient vous appartient, elle est à vous, vous êtes chez vous, usez et abusez, vous ne le ferez jamais assez. Mais ne m’en veuillez pas… Une affaire de famille délicate exige ma présence en dehors de Paris. Me pardonnerez-vous si je vous abandonne en compagnie de mes amies ?

— Voulez-vous que je vous accompagne, mon frère ?

— Vous n’y pensez pas, Altesse ! Les démarches que j’ai à faire sont ennuyeuses et je voudrais que cette nuit soit consacrée à votre repos, ou à votre bon plaisir… »

Les derniers mots du Grec se perdirent dans le vide, car, maintenant, les six filles gisaient sur le lit, riant comme des folles, soûles, ôtant leurs chaussures, se bagarrant, multipliées par les reflets infinis des miroirs, chair blanche et cheveux blonds sur le noir des draps et du dessus de lit, tourbillon palpitant de corps anonymes, interchangeables. Les lèvres de l’émir s’étaient pincées davantage et il fixait la scène, fasciné. Il fit un énorme effort pour s’en détourner, s’inclina profondément devant Satrapoulos et lui dit :

« Faites comme il vous plaira, mon frère. Et qu’Allah soit avec vous… »

Socrate répéta, s’inclinant à son tour :

« Cette maison est la vôtre. »

C’était idiot, mais le Grec était plus ému qu’il aurait cru pouvoir l’être. Il avait monté cette mise en scène ridicule, pleinement conscient qu’elle était de mauvais goût, et voici qu’il se sentait piégé par elle. Il aurait voulu rester, s’offrir en compagnie de el-Sadek ce qu’il n’osait pas prendre tout seul : après tout, qu’est-ce qui l’empêchait d’organiser à son usage personnel de pareilles fêtes ? Il en avait toujours rêvé mais une raison obscure l’empêchait de transférer sur le plan de la réalité ce à quoi il pensait secrètement, et qu’il repoussait avec hargne. Pourquoi ?

Il chassa ces idées. Il allait traverser l’antichambre lorsqu’il se heurta à Ali et Ahmed, les deux chiens de garde de son invité. Chose curieuse, ils avaient sur les lèvres un léger sourire. Ils s’inclinèrent profondément devant le Grec. Quand ils se redressèrent, leur expression était devenue impassible. Intrigué, S.S. s’arrêta à leur hauteur, les considérant avec bienveillance et curiosité :

« Parlez-vous l’anglais ? »

Ali inclina la tête.

« Je vous ai fait réserver deux appartements… Voulez-vous qu’on vous les montre ?

— Nous dormirons ici, à la porte de notre maître.

— Ici ? Par terre ? »

Nouvelle inclination affirmative : drôle de mœurs…

« Votre maître ne risque rien sous mon toit. »

Réponse : un sourire.

« Avez-vous besoin de quelque chose ? »

Dénégation de la tête. Ils étaient fantastiques, ces types ! Ils couchaient à même le sol, n’importe où, pour les nourrir, on leur fournissait un paquet de dattes et quelques figues, et vogue la galère, ils étaient rechargés pour un mois !

« Dites-moi… Vous qui vivez dans l’intimité de votre maître… vous le connaissez bien… »

Il baissa la voix, un air complice et amical sur le visage : « Pensez-vous qu’il ait tout ce qu’il lui faut ?… Enfin, je veux dire… Croyez-vous qu’il soit content des amies que je lui ai présentées ? »

Bref regard des deux hommes et, à nouveau, visage de bois. En alerte, Satrapoulos insista :

« N’hésitez pas à me parler. J’ai trop de respect et d’affection pour lui, je ne veux pas prendre le risque de le décevoir… »

Ali et Ahmed restèrent immobiles, figés et silencieux.

« Je vous en prie, c’est très important… Je voudrais tant qu’il garde un bon souvenir de cette soirée… En me parlant, vous rendez service à tout le monde. Ayez confiance en moi, je serai discret… Il n’aime pas les blondes, peut-être ? »

Les deux hommes se regardèrent à la dérobée ; hésitant visiblement à répondre. Ali se décida. Il se pencha vers l’armateur, qu’il dominait de plus d’une tête, et lui glissa deux mots à l’oreille, deux mots seulement.

Satrapoulos ouvrit des yeux ronds et eut l’air gêné. Pendant un instant, il demeura indécis, puis :

« Je vais voir ce que je peux faire. »

Il s’éloigna à pas pressés et pénétra dans le bureau où l’attendait, debout, son secrétaire. En rafale, il lui lâcha :

« Vous allez téléphoner de toute urgence à votre Mme Julienne ! Dépêchez-vous ou tout est foutu ! Et d’abord, qu’est-ce que c’est que cette nouvelle idiotie ! Je vous avais dit de venir me chercher à minuit, pas à onze heures !

— Je sais, monsieur, mais…

— Accouchez ! »

L’autre se racla la gorge, chercha des mots, n’eut pas l’air de les trouver. Alors, simplement, il lui dit la chose :

« Votre mère est morte. »

Satrapoulos eut une réaction extraordinaire. Comme s’il n’avait pas entendu, il aboya :

« Je vous dis de téléphoner à Mme Julienne ! Qu’est-ce que vous attendez ? »


« Vous allez rester longtemps à Paris ?

— Non…, deux jours seulement.

— Vous êtes venu pour affaires ?

— Non. J’ai été invité par mon ami.

— Vous fêtez quelque chose ?

— Oui, un pacte. »

Les questions fusaient… Les filles auraient aimé percer à jour l’identité d’un type qui avait l’air d’un vieil ermite fauché, squelettique, et qui leur offrait un diamant avec la même aisance que d’autres une cigarette. El-Sadek se doutait bien que les six blondes faisaient partie de la réception, comme le dîner, ou cet hôtel fastueux qui ne l’impressionnait nullement. Il aurait voulu que ces femelles ferment leur gueule et fassent leur travail en se prêtant à ses fantaisies, au lieu de chercher à savoir le pourquoi et le comment. Une dernière hésitation le retenait toutefois : il n’était pas dans son harem, mais à Paris, et certaines lubies sexuelles souffrent difficilement l’exportation. Patience…

« Je veux que chacune d’entre vous me rappelle son nom. »

Elles se nommèrent :

« Brigitte.

— Annette.

— Marie-Laurence.

— Joëlle.

— Cathia.

— Ghislaine. »

Il était assis sur le lit. Celle qui avait dit se prénommer Ghislaine avait appuyé sa tête sur ses genoux. Les autres l’entouraient, si proches que chacune avait une partie de son corps, genou, main, cuisse ou épaule, en contact avec celui d’el-Sadek. Et ce contact faisait monter en lui une violence contenue, mi-désir, mi-fureur de l’éprouver, car il sentait que ces chiennes à vendre avaient un pouvoir sur lui. Il se contint :

« Et qu’est-ce qu’ils veulent dire, ces prénoms ?

— Mais rien. Ils se suffisent à eux-mêmes. Pourquoi ?

— En Orient, le prénom qu’on donne à un enfant a une signification précise qui aura une grande influence sur son avenir. Il vaut mieux s’appeler Lion que Chacal.

— Chez nous, on s’en fiche !

— Ah ! oui. Connaissez-vous parmi vos relations quelqu’un qui ait été baptisé Judas ? »

Les filles se regardèrent, sans comprendre. L’émir enchaîna :

« Tout est écrit.

— Vous croyez au destin ?

— À quoi d’autre peut-on croire ?

— Vous pouvez lire l’avenir ? », demanda la plus potelée de toutes.

Une autre s’exclama :

« Oh ! oui. Les lignes de la main ! Faites-les-moi ! »

Celle qui avait posé sa tête sur les genoux d’el-Sadek, peut-être un peu plus ivre que les autres, peut-être plus pressée d’aller au but, grattait de ses ongles immenses, dans un lent va-et-vient qui semblait presque machinal, la cuisse du vilain mâle, remontant imperceptiblement vers l’aine et l’intérieur de la jambe. L’émir se força pour que sa voix ait l’air posée lorsqu’il répondit :

« Nous avons d’autres moyens de voyance beaucoup plus efficaces en Arabie Saoudite.

— Quoi ? Dites-nous !

— Les lignés de la main, ce n’est pas sérieux. La main n’a rien de secret. Elle est toujours nue, elle est en contact avec des choses impures. Si le destin est écrit sur le corps d’un être humain, le Prophète a voulu que ce soit dans un endroit secret.

— Où ça ?

— Vous allez être choquées si je vous le dis.

— Dites ! Dites !

— Pour vous, les femmes, c’est à l’endroit que vous gardez le plus souvent caché. Là où le dos finit et les jambes commencent.

— Sur les fesses ?

— Exactement. Et aussi entre les seins.

— Vous êtes sérieux ?

— Je vous le garantis. Voulez-vous vous livrer à une expérience ? Y en a-t-il une d’entre vous qui souhaite savoir ce que la vie lui réserve ?

— Moi ! dit la tête sur les genoux. Le haut ou le bas ?

— Où vous voudrez. »

Elle ne prononça plus un mot, se dégagea de sa position et s’allongea sur le ventre. Sans se presser, elle releva doucement le bas de sa robe. Elle portait des bas fumés dont l’attache, sur la cuisse, formait un léger bourrelet de chair encore plus blanc que le blanc de la robe. Son slip apparut :

« Allez-y, dites-moi tout, je vous écoute.

— Baissez votre slip, sinon, je ne peux rien voir. »

Elle s’exécuta, toujours avec lenteur. Elle avait des jambes superbes, des attaches diaphanes à force d’être fines qui, mystérieusement, se gonflaient progressivement le long des mollets, s’étranglaient doucement, en col d’amphore, à l’articulation du genou, pour reprendre leur volume en remontant vers les cuisses et s’épanouir en une courbe explosive, violente et douce, qui allait mourir dans la prodigieuse minceur de la taille. El-Sadek en avait la bouche toute sèche. D’un doigt qu’il voulait distrait, il caressa les fossettes formant deux creux souples à la hauteur des vertèbres lombaires, descendit, suivant de l’index des lignes imaginaires. Les autres candidates à la voyance s’étaient tues, troublées :

« Je vois une carrière formidable ! dit el-Sadek.

— Dans quoi ? pouffa l’une des blondes.

— Argent. »

Il plongea la main dans sa poche, en retira la bourse pour en extraire un diamant qu’il inséra entre les dents de la fille troussée :

« Vous voyez que je ne mens pas. Voici le début de votre fortune.

— À moi ! dit Joëlle d’une voix rauque, c’est mon tour… »

Nerveusement, elle dégrafa les trois boutons qui ornaient le haut de son corsage. Elle prit ses seins à pleines mains et les fit jaillir par-dessus son soutien-gorge. Presque agressive, elle ajouta :

« C’est bien là, n’est-ce pas, que vous pouvez voir si l’on peut devenir riche ? »

El-Sadek se pencha vers elle, frôla les seins du dos de la main, dont les bouts devinrent durs comme par magie :

« Laissez-moi voir… Vous aussi, vous avez beaucoup de chance… La fortune… Tenez… Voilà pour vous porter bonheur. »

Joëlle porta la pierre à ses lèvres, la baisa et la fit tenir en équilibre entre ses seins, coincée. De ses mains redevenues libres, elle déboutonna la chemise du vieil homme et caressa son torse osseux, sans se presser : elle avait vu que la bourse de cuir était encore bourrée de diamants, et peu lui importait d’où il les sortait, pourvu qu’elle lui en soutire le plus possible.

« Et nous ? interrogèrent les autres…

— Vous voulez savoir aussi si vous serez riches ?

— Oui, dites-nous !

— Attendez ! Nous allons nous organiser… Trois d’entre vous me montreront le haut, les trois autres, le bas. Allongez-vous. »

Docilement, Cathia, Brigitte et Marie-Laurence se couchèrent sur le ventre, relevant leurs jupes ; Annette, Joëlle et Ghislaine roulèrent sur le dos, les seins à l’air :

« Maintenant, ne bougez plus… »

El-Sadek se recula d’un pas et contempla le spectacle : c’était superbe. Il se rapprocha, examinant de plus près, bouleversé d’apercevoir sur les cuisses de Cathia, très haut, l’ombre qui laissait présager la naissance d’un duvet blond. Les filles étaient immobiles comme des statues, entrant dans le jeu du vieux salaud plus qu’elles ne l’auraient souhaité. Mme Julienne leur répétait souvent qu’elles devaient garder la tête froide. Ce n’était pas toujours facile, les circonstances, l’alcool ou la vue de la richesse agissant parfois sur elles comme un aphrodisiaque puissant les conduisant, malgré leur désir de rester objets, à un plaisir qu’il n’était plus en leur pouvoir de dominer.

« Fermez les yeux ! »

Elles s’exécutèrent, essayant de deviner à l’oreille les gestes de l’émir. Elles entendirent le cliquetis caractéristique des brillants et sentirent qu’il les déposait, froids et merveilleux, au creux d’un nombril, à l’articulation de la cuisse et de la fesse, sur la pointe d’un sein.

El-Sadek était debout au-dessus d’elles, qui gisaient en demi-corolle sur la circonférence parfaite du lit, pétales vivants d’une fleur dont le cœur aurait été noir, et qu’on aurait mutilée.

Entre les peaux des six filles, il y avait des nuances de ton qui le surprenaient, s’étendant du blanc dur et absolu des jambes de Cathia à l’ocre orangé de la poitrine de Ghislaine, en passant par les valeurs délicates, en camaïeu, nacre pâle et bistre clair, de cette marqueterie de chair souple. Là où il avait posé ses diamants, fulgurait parfois un éclat, quand changeait l’angle d’une de leurs facettes, au gré d’un muscle qui palpitait, d’un sein qui frémissait, renvoyant la lumière dans l’espace, en une épingle rectiligne et brève.

« Vous serez toutes riches ! »

El-Sadek avait prononcé cette phrase comme un exorcisme, pour sortir de l’espèce de stupeur qui le rivait au spectacle.

« Allongez-vous près de nous… demanda Marie-Laurence.

— Non… pas tout de suite…

— Si, venez ! », implora Cathia en faisant basculer l’émir au milieu d’elles.

Il fut obligé de se laisser aller en arrière, ne pouvant utiliser ses mains accrochées toutes deux, en un réflexe soudain, sur sa bourse maintenue fermement contre son plexus. En un instant, elles furent sur lui et il sentit des mains anonymes le palper, courir sur l’étoffe rêche de son pantalon, d’autres s’égarer sous sa chemise dont les boutons sautaient, sans qu’il sût comment. Il allait succomber et ne plus bouger lorsqu’un sursaut le fit se redresser sur ses jambes : elles eurent l’air peiné.

« Pourquoi ? », reprocha Brigitte…

Il se secoua, désireux d’échapper au vertige :

« Pas comme ça… Pas tout de suite… Attendez… »

Il promena sur elles un regard cruel et sournois, levant haut le petit sachet de cuir :

« Vous serez toutes riches… Mais il faut faire ce que je vous dis…

— Tout ce que vous voudrez…, dit Brigitte.

— Vraiment ?

— Laissez-nous faire ! supplia Annette.

— Non. C’est moi qui vais vous faire. Tout ce qui est dans cette bourse est pour vous… »

Il la vida dans le creux de sa main et compta les pierres :

« Le partage sera équitable. Il en reste vingt-cinq, soit quatre pour chacune.

— Et la vingt-cinquième ? demandèrent simultanément deux des mathématiciennes en chambre.

— Comme pour les autres : il faudra la mériter.

— Comment ? »

L’émir hésita : iraient-elles jusque là ? L’appât de son cadeau fabuleux serait-il assez fort ? Il enchaîna, d’une voix qui cherchait ses mots :

« Vous êtes blondes toutes les six… Il m’est difficile de vous identifier, malgré vos noms… Il faudrait que vous ayez un signe distinctif me permettant de vous reconnaître… »

Malgré leur avidité, elles se regardèrent, un peu inquiètes : qu’est-ce qu’il avait dans la tête ?

« Précisez, dit Ghislaine.

— Voilà… », se lança l’émir.

Tout en parlant, il sortit de sa poche un rasoir, dont le manche en or était incrusté de rubis :

« N’ayez pas peur… Je voudrais faire à chacune une légère entaille à un endroit différent…

— Vous êtes fou, non ? cria Marie-Laurence. Si vous voulez nous reconnaître, il y a d’autres moyens ! Je ne veux pas être défigurée, moi ! Vous n’avez qu’à nous faire une marque avec un crayon !

— Qui vous parle de votre visage ? Il s’agit seulement d’une minuscule incision, juste pour faire venir une goutte de sang… »

Joëlle se redressa, le charme était rompu :

« Moi, je m’en vais !

— Attends ! dit Ghislaine, laisse-le s’expliquer. (Se tournant vers l’émir :) Quel genre d’entaille ?

— Je vais vous montrer… »

El-Sadek retroussa la manche de sa chemise :

« Regardez. »

Aucune n’eut l’impression que le fil du rasoir avait été en contact avec sa peau. Pendant une seconde, il ne se passa rien, puis, le sang goutta.

« Vous voyez, c’est tout. Vraiment peu de chose…

— Moi, je ne peux pas tolérer la vue d’un rasoir ! s’écria Cathia. Je ne pourrais pas supporter que vous m’approchiez avec ça dans la main.

— Alors, qui commence ? Qui veut la première pierre ? Vous hésitez ? Pour une si petite incision ? ».

Machinalement, les regards se portaient sur le sexe de l’émir, pointé à angle droit par rapport à la verticale de son corps. De là, ils revenaient vers le rasoir.

« Et si ça me laisse une cicatrice ? demanda Annette.

— En aucun cas. Demain, il n’y aura plus aucune trace. Pour une pierre ?

— Exactement.

— Bon, allez-y… Et attention ! Si vous me faites mal, je crie et je m’en vais. Où voulez-vous ?

— Quel est votre nom ?

— Annette.

— Sur la fesse gauche.

— Il y a un rapport ? demanda Joëlle avec aigreur.

— Une seconde ! ajouta Ghislaine. Vous avez dit qu’il y aurait quatre pierres pour chacune de nous. Une pour l’entaille, soit. Et pour les autres ?

— Rien qui ne soit tout à fait naturel.

— Vous voulez qu’on vous fouette ? interrogea Brigitte avec candeur.

— Non. L’amour, rien que l’amour.

— Toutes les six ?

— Évidemment.

— Vous êtes quand même un curieux personnage, reprit Marie-Laurence. Au lieu de nous faire les lignes de la main, vous nous faites les lignes du cul… parce que… tout de même… il faut bien appeler les choses par leur nom !… Vous voulez m’entailler au rasoir pour ne pas avoir à me dire Marie-Laurence, comme n’importe qui… vous… »

L’émir la coupa avec colère :

« Je ne suis pas n’importe qui !

— On s’en doutait, plaida Brigitte… Un homme qui croit pouvoir faire l’amour à six femmes…

— Il ne s’agit pas que de moi.

— Hein ?

— Pour obtenir la deuxième pierre, vous devrez d’abord coucher avec mes deux gardes du corps. Vous verrez… vous ne serez pas déçues… je doute que vous arriviez à les rassasier… Ne bougez plus, ma mignonne petite fille… »

Annette, pas rassurée du tout, se révolta mollement :

« Vous me jurez que ce n’est pas douloureux ?… Au lieu de ce truc barbare, tout juste bon à marquer le bétail, pourquoi ne pas nous attribuer des numéros ?

— Ma chère enfant, j’ai la mémoire du bétail, beaucoup plus que celle des noms ou des chiffres… Voulez-vous ne plus remuer je vous prie… »

Annette s’immobilisa complètement, le visage convulsé par la peur. La lame s’approcha de ses reins… Elle eut la sensation de l’acier froid sur sa peau, qui l’effleurait et la caressait sans que le tranchant l’entame. À tout hasard, elle poussa un petit cri, pour la forme…

« Aïe !

— Voilà, c’est tout… Maintenant, je n’oublierai plus que vous vous appelez Annette. Tenez… Pour vous consoler de cette affreuse blessure… »

Il saisit une pierre entre son pouce et son index, la fit miroiter et la jeta sur le tapis où elle roula, pour aller se perdre sous un fauteuil.

« Allez la chercher maintenant… Non, pas comme cela… À quatre pattes… »

Annette s’agenouilla et fit ce qu’on lui demandait. Maladroitement, elle se dirigea vers le fauteuil. Pourtant, elle avait déjà marché à quatre pattes, enfant d’abord pour des jeux stupides et gratuits, adulte ensuite, afin de satisfaire l’une des mille manies des piqués que sa profession lui donnait l’occasion de rencontrer. Ses copines la suivaient des yeux, le regard rivé sur la tache rouge dont la surface augmentait au plus léger de ses mouvements. Pourtant, le rasoir ne semblait même pas l’avoir touchée et, apparemment, l’incision avait été indolore. Les unes et les autres eurent un petit pincement au cœur en songeant qu’à leur tour elles allaient avoir à la subir. L’émir dut deviner leur pensée :

« Bah !… qu’est-ce que cela peut faire ? Demain, vous ne penserez plus qu’aux joyaux que je vous aurai offerts ce soir, alors que cette minuscule égratignure sera oubliée… »

Se tournant du côté de Cathia :

« Que préférez-vous ? Le ventre, les fesses ou les seins ?

— Ce qui se voit le moins… Les seins, si vous voulez. »

Ce qu’el-Sadek aurait préféré, c’était la gorge, mais il lui était difficile d’en faire état. Cathia, qui s’était avancée en offrant sa poitrine, eut un soubresaut et recula :

« Non, je ne peux pas ! »

L’émir fut suave, ce qui l’excitait le plus, c’était la peur des autres :

« Allons, ma douce fleur, vous n’avez rien à craindre… Regardez Annette… Regardez son diamant… Vous ne voulez pas avoir le même ? Vous n’avez pas envie que je vous reconnaisse, que je ne vous confonde avec personne ? »

Soûles, Ghislaine et Marie-Laurence s’étaient affalées sur le lit, cuisses ouvertes, l’une contre l’autre, enlacées, se caressant les bras, le visage, les cheveux, admirant le reflet d’elles-mêmes que leur renvoyaient, sous tous les angles, les miroirs qui tapissaient la pièce. Elles voyaient d’un œil hébété mille Joëlle caresser les mille sexes d’une infinité d’Arabes brandissant des rasoirs sous le nez de millions de Cathia, pâles de terreur.

Simultanément derrière les miroirs, quatre caméras automatiques balayant la totalité de la chambre dans ses moindres recoins, enregistraient la même scène, y compris ce que ni Ghislaine ni Marie-Laurence ne pouvaient voir : leurs propres yeux. Les machines ronronnaient doucement, depuis l’instant où l’homme et les six femmes avaient pénétré dans ce piège de glaces, de velours et de fourrures. En ouvrant la porte à son invité, Satrapoulos en avait lui-même déclenché la mise en route. Apparemment, il n’avait pas installé pour rien ce studio miniature : avec ce prologue seulement, il y avait de quoi faire un sacré film ! Le film le plus cher du monde, celui que l’émir souhaiterait ne jamais voir projeté du côté du Koweït.

On frappa à la porte. La tête d’Ali se glissa dans l’entrebâillement, presque hilare. Sans un regard pour le spectacle, il riva ses yeux à ceux d’el-Sadek et prononça une phrase en arabe. À son tour, l’émir sourit de contentement. Il répondit d’un mot et, s’adressant aux blondes :

« Rhabillez-vous. »

Elles le regardèrent, hésitant à comprendre.

Il répéta, chuintant de plus en plus les voyelles sous le coup d’un soudain énervement :

« Je vous dis de vous rhabiller ! Vous m’avez fait passer une divine soirée, mais je dois me consacrer maintenant à des choses très sérieuses. »

Ghislaine fut la première à reprendre ses esprits :

« Mais… Vous n’avez plus envie de nous faire l’amour ?

— Filez !

— Et les diamants que vous nous aviez promis ? s’indigna Joëlle…

— Faites l’amour avec mes hommes, vous aurez droit à un de plus.

— Appelez-les ! », dit Marie-Laurence.

Elle était venue dans un but très précis, qui ne l’enthousiasmait ni ne la révoltait, avec peut-être le secret espoir qu’il ne se passerait rien. Et maintenant que cela lui arrivait, ou, plutôt, que rien ne lui arrivait, elle se sentait frustrée, dupée et, ce qui n’arrangeait pas les choses, vraiment très ivre. Elle ajouta :

« Qui va me baiser, moi ? Je veux qu’on me baise ! »

Elle s’était accroupie sur le lit et Ghislaine, avec une tendresse insistante, qu’elle osait pour la première fois, lui caressait doucement les cheveux.

« Allez vous faire baiser ailleurs ! », siffla l’émir dans un dernier effort pour se contenir. Il fouilla une fois de plus dans sa bourse, tous les regards rivés à ce geste enchanteur, en sortit six pierres qu’il jeta par terre avec colère :

« Prenez-les et sortez ! Ahmed et Ali vous attendent. »

Il les appela. Les deux géants pénétrèrent instantanément dans la chambre.

El-Sadek leur dit quelques mots, désignant les filles d’un geste large qui signifiait : « Du balai ! »

Elles étaient déjà à genoux, ou à plat ventre, essayant avec difficulté de concilier, dans un dérisoire effort de dignité, leur position humiliante, leur avidité pour les bijoux, leur désir de ne pas perdre la face. Gentiment, Ahmed et Ali les aidaient à ramasser leurs affaires, lorgnant à la dérobée, au hasard de postures révélatrices, ces chairs pâles et soyeuses. Certaines d’entre elles se saisirent de leurs vêtements sans même songer à les enfiler. À quoi bon ? Pour les quitter à nouveau dans cinq minutes ? Tapotant avec agacement dans ses mains, l’émir pressait le mouvement, berger nerveux d’un troupeau de call-girls. Lorsque Cathia, qui était la dernière, franchit le seuil de la porte sans un regard pour lui, afin de mieux montrer à quel point elle était mécontente, el-Sadek glissa une phrase dans l’oreille d’Ali, qui acquiesça. Il entrevit Ahmed faisant monter ces morues dans les étages, laissa la porte entrebâillée, retourna s’asseoir sur le lit et attendit. On frappa très légèrement.

Le cœur de l’émir cogna dans sa poitrine :

« Entre ! »

La porte s’ouvrit toute grande, livrant passage à Ali, encadré par deux petits garçons d’une douzaine d’années, de race blanche, souriant d’un air faussement timide. El-Sadek leur sourit en retour :

« Entrez donc, mes chers enfants… »

Discrètement, Ali disparut comme il était venu, d’autant plus vite qu’il ne voulait pas laisser Ahmed prendre de l’avance sur lui dans la petite fête qui allait suivre.

« Comment vous appelez-vous ? », dit l’émir aux enfants. Et il s’approcha d’eux, l’air patelin…

Le scénario en cours de tournage allait s’enrichir d’une nouvelle scène inédite, rigoureusement interdite aux moins de dix-huit ans.

10

Spiro leva la tête et scruta le ciel d’un bleu insoutenable. Depuis quelques secondes, ses oreilles percevaient un bourdonnement aux limites de l’audible mais ses yeux ne distinguaient encore rien. Soudain, il vit l’espèce de minuscule mouche sombre qui se mit à augmenter de volume en approchant de l’endroit favori où paissaient ses chèvres, l’éperon rocheux dominant le terre-plein qui formait corniche au-dessus des falaises enracinées dans la mer.

Pour en avoir vu plusieurs les jours précédents, il reconnut immédiatement un hélicoptère. Mais, contrairement à ceux qui avaient déjà atterri, celui-ci n’était pas gris fer, mais noir. L’appareil survola la plate-forme, sembla hésiter un instant et toucha terre délicatement. Les pales s’immobilisèrent dans un frémissement. Le silence…

Puis, malgré la distance, Spiro entendit nettement les pentures tourner autour des gonds. La porte de la carlingue s’ouvrit et une silhouette en combinaison noire sauta au sol, inspecta les alentours, regarda sa montre et fit quelques pas. L’homme revint vers l’appareil, tendit la main et aida à descendre trois personnages vêtus de longues robes blanches comme des bachi-bouzouks, ces tueurs turcs que son oncle lui avait montrés sur une gravure. Sauf que les trois types n’avaient pas de sabre — ils les dissimulaient sans doute sous les plis de leur robe. Maintenant, ils étaient tous en plein soleil, debout, pierres blanches et noires dans la craie aveuglante du paysage…

Pendant une éternité, rien ne se passa. Et à nouveau, ce fut ce bruit. Surgi d’un point invisible de l’horizon, un essaim vrombissant prit brutalement possession de l’espace. Effaré, Spiro compta six appareils noirs qui fonçaient droit sur son repaire. Quand ils passèrent au-dessus de lui, d’instinct, il rentra la tête dans les épaules et s’aplatit autant qu’il le put sur la mousse sèche du talus, faisant corps avec elle. Quand il osa risquer un regard, les hélicoptères se laissaient glisser mollement jusqu’à la corniche, semblant, vus d’en haut, se poser avec la douceur de feuilles mortes. Des passagers descendirent, hommes ou femmes tous en noir, araignées insolites sur champ de neige. Il y eut des mains serrées, des conciliabules mystérieux et un mouvement collectif des têtes quand sortit du ciel un septième appareil qui fit un tour complet sur lui-même avant d’atterrir près des autres. Ses occupants se rangèrent aux côtés des premiers venus.

Commença une nouvelle attente immobile dans un silence redevenu absolu. Avec désespoir, Spiro s’aperçut que ses chèvres avaient dévalé le talus, mais il n’eut pas la force de s’arracher au spectacle pour aller les récupérer… Plus tard… En bas, soudain, les têtes se tournèrent en bloc vers un point invisible situé au-delà des éboulis. Spiro y porta vivement le regard : deux énormes voitures noires roulant au pas, l’une derrière l’autre, sur le sentier empierré, cahotaient vers le terre-plein. Comment étaient-elles arrivées là sans qu’il ait pu les voir ? Peut-être au moment où il gravissait avec son troupeau l’autre versant de la colline ? Huit personnes en descendirent — trois d’entre elles étaient des popes. Le plus petit des hommes qui venait d’arriver, après avoir serré plusieurs mains, prononça deux mots qui eurent le pouvoir de faire éclater les groupes. Tout le monde grimpa dans les hélicoptères. Il y eut le bruit des portes qui claquaient et le premier sifflement d’un rotor auquel se mêlèrent bientôt les miaulements des autres hélicoptères dont on lançait le moteur. Presque simultanément, tous s’élevèrent lentement dans un bruit terrifiant. Arrivés à la hauteur de Spiro, ils prirent de la vitesse et piquèrent droit vers le sud. Sur la corniche, il ne resta plus que les deux voitures dont les chauffeurs, figés, regardaient disparaître la flottille volante. À leur tour, ils montèrent dans leurs véhicules et démarrèrent, s’évanouissant aux yeux de l’enfant derrière un éboulis de la pente.

Alors, tout le paysage blanc de roches et bleu de ciel se retrouva abandonné à lui-même, déserté, comme si rien jamais ne s’y était passé. Abasourdi, Spiro se demanda à qui il pourrait bien raconter ce qu’il venait de voir. Qui d’autre en dehors de son oncle ? Pourtant, ces jours derniers, quand il lui avait posé timidement quelques questions, l’oncle n’avait pas daigné lui répondre, se contentant de faire peser sur lui un regard qui ne signifiait rien.


Depuis vingt minutes environ, les sept hélicoptères volaient en formation serrée à cent mètres au-dessus des vagues. Avant le départ, S.S. avait dit à Jeff que les autres devaient suivre.

« Allez droit devant vous, pas trop haut, pas trop vite. C’est tout. »

Le pilote commençait à se demander si son patron le prenait pour un clown. Ce vol sans objet et sans destination le plongeait dans un vague malaise. La certitude que les autres pilotes en savaient encore moins que lui ne le consolait pas. En outre, par une étrange lubie, Satrapoulos avait exigé que le poste de commandes soit coupé de l’arrière de la carlingue. À contrecœur, Jeff avait dû tendre, dans le « vaisseau amiral », une espèce de store opaque dont la présence dans son dos le faisait grincer des dents. En principe, Mme Lena aurait dû monter elle aussi à son bord. Mais, à l’instant du décollage, le Grec avait changé d’avis et l’avait priée de le laisser seul. Mme Lena avait donc été recueillie dans l’appareil où s’étaient entassés les popes. Machinalement, Jeff jeta un regard de côté pour voir si les copains suivaient. Il fut un peu rassuré de les apercevoir sur sa droite, déployés dans son sillage en formation triangulaire. Qu’est-ce que ça voulait dire, tout ça ? C’était un pique-nique, une messe en mer, une surprise-partie, ou quoi ? Et les autres, les invités du patron, étaient-ils au courant ? Savaient-ils au moins ce qu’on allait foutre au large.


« Dis-lui, toi, maman ! Dis-lui ! »

Médée Mikolofides ne répondit pas à sa fille mais fronça légèrement le sourcil. D’une voix aiguë, Irène insista :

« Vas-y maman ! Il a peur de toi ! Dis-lui ce que tu penses ! »

Dans son coin, plutôt gêné, Kallenberg poussa un grognement :

« Tu vas ficher la paix à ta mère, non ! »

La grosse Médée s’agita sur son siège. Presque autant que l’argent, elle respectait la mort et les cérémonies funèbres. Le moment lui semblait très mal choisi pour se mêler à une querelle de ménage. Elle ne vouait pas une très grande estime à son gendre, mais elle appréciait sa dureté en affaires, qualité qu’elle avait appris à respecter depuis son plus jeune âge.

Elle glissa un coup d’œil au pilote qui ne devait pas en perdre une miette malgré le bruit des moteurs. Quand on appartenait à une famille aussi riche que la leur, on avait pour premier devoir de garder sa dignité devant les inférieurs. En tout cas, c’est ce que Médée s’était efforcée d’enseigner à ses trois filles et ce que son défunt mari lui avait toujours répété. Malheureusement, Irène n’avait pas l’air de comprendre et ne désarmait pas :

« Rien pour la Noël, rien ! Tu as vu ce que Socrate a offert à ma sœur pour l’anniversaire des jumeaux ? »

Médée la toisa d’un air sévère :

« Irène ! Et le pétrolier qu’Herman t’a donné ?

— C’était l’an dernier ! Et qu’il les garde, ses pétroliers ! Je n’en veux pas ! Pour ce à quoi ils me servent ! »

Tendu à craquer dans sa colère, Kallenberg fit un ultime effort pour se contenir. Saisissant la cuisse d’Irène dans son battoir de lutteur, il en pinça un large morceau de chair qu’il écrasa et tordit en un mouvement circulaire. Pour étouffer le gémissement sourd que poussait Irène, il adressa un gros rire à sa belle-mère et, sur un ton badin :

« Ne faites pas attention, madame… Notre Irène est bouleversée par les événements… Elle plaisante… »

Les lèvres de Médée esquissèrent un sourire mince. Elfe contempla distraitement, minuscule et dérisoire sur le miroir brisé de la mer, un voilier blanc qui se dirigeait vers la terre. Tout près d’elle, volant sur sa gauche, elle apercevait le visage impassible des trois Arabes que son autre gendre, Socrate, avait conviés.


Steve porta la main à la poche de sa combinaison pour y prendre une cigarette. Au moment de saisir le paquet, il eut l’intuition qu’il ne fallait peut-être pas. Il se retourna brièvement, la main droite toujours dans sa poche, la gauche tenant fermement le manche. Les trois autres braquaient leurs yeux sur lui, des yeux noirs et vigilants. Un homme, deux femmes, des paysans endimanchés, au visage de granit. Avant le départ, Jeff, qui était le pilote personnel du patron, lui avait glissé :

« C’est pire que d’habitude. Je ne sais rien, ni où, ni pourquoi, ni comment. Tu n’as qu’à suivre. »

Il suivait donc. Tout ce qu’il demandait, c’était d’être rentré à Athènes pour l’heure du dîner. Il avait rendez-vous avec une fille beaucoup plus jeune que lui mais à qui il ne semblait pas déplaire. D’ailleurs, l’autonomie des appareils était de trois heures. En mettant les choses au pire, le vol en avant ne durerait jamais qu’une heure au plus. Après quoi, il faudrait bien rebrousser chemin sous peine de boire la tasse. Elle s’appelait Jane et n’avait même pas dix-huit ans. Il se retourna encore, franchement cette fois, pour esquisser un sourire à ses passagers : il en fut pour ses frais, pas un ne broncha. Trente mètres devant lui, il voyait dans l’appareil d’Edward ces bizarres curés grecs avec ces chapeaux marrants sur la tête. En Amérique, ils n’en avaient pas de comme ça.


Depuis bientôt une heure, le Grec avait la rigidité d’une statue. Emprisonné dans le harnais de sa ceinture de sécurité, vissé à son siège, il gardait le nez sur le store qui le séparait de son pilote, le contemplant comme si sa surface lisse et noire avait été couverte d’enluminures visibles de lui seul. De temps en temps, à sa droite ou à sa gauche, il jetait un coup d’œil sur l’espace, sentant à proximité la présence des autres appareils. Ou alors, il se penchait au-dessus du vide et regardait la mer, fixement. Auparavant, quand ils étaient encore en vue des côtes, il avait aperçu un bateau se dirigeant vers la terre. Les passagers avaient fait de grands gestes amicaux en direction de l’insolite caravane aérienne.

S.S. était furieux de n’avoir pas le ciel pour lui tout seul. Dans les six appareils qui collaient au sien, il avait dû répartir ceux qu’il lui avait été impossible d’écarter du voyage. Irène, sa stupide belle-sœur, ce salaud de Kallenberg et la vieille Médée, leur belle-mère commune. Il y avait aussi quelques popes, relations personnelles de la famille, les trois paysans qu’il avait consultés deux jours plus tôt et Melina, sœur d’Irène et de Lena. Dans deux autres appareils avaient pris place trois armateurs richissimes, cousins affectueux et ennemis implacables, puis, Hadj Thami el-Sadek flanqué de ses deux gorilles. L’émir avait longuement insisté pour retarder son retour à Baran afin de participer. Au point d’intimité où ils en étaient…

Malgré ses épaisses lunettes noires, le Grec était aveuglé par la réverbération, quand un éclat de soleil, rebondissant sur une vague au gré d’une inclinaison de l’hélicoptère, venait le frapper dans les yeux. Par la porte grande ouverte de l’appareil, il tendit la main pour éprouver le choc de l’air tiède, la laissant s’abandonner à cette pression comme si elle eût été indépendante du reste de son corps. Il la laissa flotter ainsi une minute puis la ramena sur un petit coffret de bois posé sur ses genoux.

En cet instant, il se demanda avec anxiété s’il n’allait pas craquer. Pourtant, c’est elle qui l’avait voulu, c’était son désir formel, son rêve impossible, le vœu si souvent formulé devant les témoins de sa vie quotidienne. Ce vœu, c’était à lui que revenait l’horreur de l’accomplir. Tout de suite. Ses mains, qu’une manucure attachée à sa personne lui soignait chaque matin, caressèrent le coffret, boîte rectangulaire de trente centimètres de long, quinze de large, quinze de haut. À peu de chose près, les dimensions d’une boîte à couture. Il fallait qu’il se décide à l’ouvrir. Déjà, ils étaient bien trop loin… C’était maintenant ou jamais. Il fit jouer un minuscule loquet, hésita à soulever le couvercle, le souleva, le rabattit, le souleva à nouveau en prenant bien soin de ne pas regarder à l’intérieur. Il dut faire appel à toute sa volonté pour forcer ses yeux à se baisser sur le contenu de la boîte : de la poussière.

Alors se passa une chose tout à fait inattendue : sans qu’il eût conscience qu’elles aient pu jaillir de lui, de grosses larmes roulèrent sur ses joues. Il sentit la rage l’envahir de les voir couler sans son consentement. Elles l’humiliaient, le replongeant malgré lui à une époque qu’il croyait révolue et dont il s’était cru protégé, pour toujours, le temps abhorré de son enfance. Il serra les lèvres, reporta les yeux sur l’immensité de l’eau au-dessus de laquelle explosait infiniment cet insoutenable soleil blanc.

Il essaya de refouler le premier sanglot qui lui montait dans la gorge, le refusant, crispant désespérément les muscles de son larynx, mains nouées l’une à l’autre, tout son être accroché à cette unique volonté, ne pas pleurer. Puis, quelque chose creva, une espèce de hoquet géant qui le secoua tout entier. Il se laissa aller… Il ouvrit entièrement le coffret, enfouit ses deux mains dans ce sable si fin qui, hier encore, avait été amalgamé d’une autre façon, selon d’autres volumes, éléments formés d’os et de chair, de cheveux et de sang. Cendres qui avaient été des yeux, des lèvres, cendres de sa mère. Avec rage, toujours secoué de longs sanglots, il en prit une poignée dans sa paume, la referma, sortit le bras du fuselage, relâcha la pression de ses doigts, présenta la main à plat sous le vent qui en chassa la poussière, le libérant des cendres et de ses souvenirs insupportables. Sa main revint au coffret, se remplit à nouveau de cendres qui se dispersèrent dans l’espace.

Quand la boîte fut presque vide, il resta un long moment étranger à tout. Puis, il lança dans l’interphone :

« Arrêtez-vous. Que les autres forment le cercle. »

Au changement de régime du moteur, il perçut que Jeff avait exécuté l’ordre.

Immobile maintenant, point fixe suspendu dans l’espace, l’hélicoptère brassait l’air en un long chuintement. Autour de lui, les autres appareils se rangèrent en cercle, se cabrant à leur tour en plein ciel, très haut au-dessus de la mer. D’un œil froid, en un long regard circulaire, Socrate examina avec attention les visages tendus vers lui. Il distinguait chacun d’eux très nettement. Les voisins de sa mère, paysans fermés, farouches, qui lui avaient révélé deux jours plus tôt de quelle façon elle aurait souhaité être ensevelie. Médée Mikolofides et Melina, l’émir et ses gorilles, les cousins rivaux, les popes de circonstance, tous figés et l’observant, comme Lena, sa propre femme dont il était certain qu’elle pleurait bien qu’il fût trop loin pour voir ses larmes, et Irène, et Kallenberg, qu’il dévisagea intensément, pensant en un éclair qu’il allait payer avec usure. Levant les bras, il montra le coffret, le maintint un instant dans cette position et, lentement, le renversa. Les dernières cendres s’en échappèrent, voltigèrent dans le vent et disparurent. Le Grec crut entendre, devina plutôt malgré la rumeur des moteurs, que les popes psalmodiaient un chant funèbre. Il referma le coffret, le posa sur ses genoux. Tout devint immobile, suspendu, comme si le temps se liquéfiait. Finalement, il articula :

« On rentre. »

Ni lui ni les autres n’avaient plus rien à faire ici. Le mouvement des pales s’intensifia, son hélicoptère vibra, bascula et repartit vers le nord en direction de la terre. En une vision brève, il enregistra que la limite entre le ciel et la mer, d’horizontale, était devenue verticale. Puis, tout se stabilisa. Derrière lui, dociles, les autres appareils vinrent former cortège.

Le passé était mort.

Загрузка...