CINQUIÈME PARTIE

34

Au large de Mykonos, perdue dans la mer des Cyclades, il y a une petite île belle à couper le souffle. Elle s’appelle Ixion. Kallenberg l’a payée deux millions de dollars dix ans plus tôt au gouvernement grec. Pour l’aménager à son goût, il en a dépensé quatre autres. Vue d’avion, l’île a vaguement la forme d’un os, un long rectangle mince bloqué à ses deux extrémités par une espèce de renflement.

Au moment de l’achat, Irène, par superstition, avait insisté pour que ce bout de rocher sauvage soit débaptisé. Par défi autant que pour la contrarier, Barbe-Bleue avait refusé. Esprit fort ou tout au moins se voulant tel, il avait ri de l’ancienne légende mythologique faisant de cet endroit un lieu de malédiction évité par les pêcheurs du pays qui passaient au large. La légende veut en effet que Ixion, roi des Lapithes, ait subi dans l’île le châtiment réservé aux ingrats dans les enfers. À l’aide de serpents, Hermès l’avait attaché à une roue tournant sans relâche au fond du Tartare, cet abîme insondable protégé par « la triple barrière d’airain » que décrit Homère dans L’Iliade.

Mais Kallenberg se foutait d’Homère comme de sa première chemise. Il avait réussi ce qu’il voulait : faire de l’île un paradis égal ou supérieur en tout à Serpentella, l’île du Grec.

Leurs invités communs auraient été bien embarrassés si on leur avait demandé de faire un choix entre les deux merveilles. Aussi, se cantonnaient-ils dans une attitude prudente : en présence de Satrapoulos, on ne mentionnait jamais le nom d’Ixion et, devant Kallenberg, le mot Serpentella était évité comme une injure grave.

Ce soir-là, Irène était seule dans l’immense maison blanche bourrée de toiles de maîtres et d’objets rares, c’est-à-dire, seule avec la trentaine de domestiques qui veillaient à la bonne marche de la machine. Elle avait vidé une demi-bouteille de whisky pour combattre le petit coup de cafard qui l’avait saisie après le départ pour Londres de ses deux enfants. Une heure à peine s’était écoulée depuis le décollage de leur hélicoptère qu’un autre atterrissait dans un grand bruit de turbines maltraitées. Irène écarta le rideau de sa chambre et vit Herman sauter à terre, tendant galamment la main à une fille blonde, longue et souple, qu’elle n’avait encore jamais vue. Elle se passa rapidement un coup de peigne, fit un raccord à son maquillage, enfila une robe de chambre chinoise par-dessus ses vêtements, s’allongea sur le lit et s’empara d’un livre à la gloire de Saint Thomas d’Aquin qu’elle feignit de lire avec une expression de concentration profonde et pieuse. Quelques secondes plus tard, Kallenberg poussait le battant de la porte qui cognait avec fracas contre le mur…

En voyant Irène, il eut une moue dégoûtée :

« Ah ! tu es là…

— Tiens, tu es rentré ?… »

Il haussa les épaules :

« Comme si tu ne l’avais pas entendu ! Les enfants sont partis ?

— Oui, tout à l’heure. Tu es seul ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Rien… C’est pour le dîner…

— Je dînerai avec une amie.

— Sans moi ?… minauda-t-elle.

— Oui, sans toi. Tu me coupes l’appétit.

— Qui est… cette amie ?

— Ça te regarde ? Une nouvelle collaboratrice quadrilingue. Mensurations : 90-52-92, tour de poitrine, tour de taille et tour de hanches.

— Tu l’a trouvée dans un bordel ? interrogea Irène d’un air exquisément suave.

— Oui, chérie, ce genre d’endroit où je n’aurais jamais pu te rencontrer. Tu n’aurais pas fait un rond, tu es trop moche. »

Saint Thomas d’Aquin alla fracasser les flacons d’une coiffeuse et Irène lança d’une voix glaciale :

« Tu vas prier cette radasse de sortir de chez moi immédiatement ! Si tu ne t’en charges pas, c’est moi qui irai la virer !

— Marina dînera avec moi en tête-à-tête. Nous avons des choses à régler. Maintenant, un mot de plus et je te boucle dans ta chambre ! »

Vivement, il retira la clef de la serrure, fit un bond dans le couloir et, de l’extérieur, remit la clef dans le pêne. Pour ne pas être enfermée, Irène se rua sur lui. Chacun des deux tirait sur la porte de tout son poids et Kallenberg pouffait de rire, sûr de sa victoire, quand Irène intercala son pied. Barbe-Bleue continua à tirer… Irène hurla :

« Arrête !… Tu me casses la cheville ! Brute ! »

Il s’y laissa prendre et relâcha son effort. Elle en profita pour passer sa jambe libérée par l’entrebâillement et lui ajusta un terrible coup de pied dans les parties :

« Tiens ! Avec mes compliments à ta Marina ! »

Herman poussa un grognement de douleur et de rage. Il ouvrit la porte en grand. Irène n’eut pas le temps de l’éviter, elle valdingua dans la chambre…

« Salope ! Tu vas me le payer ! »

Il avança sur elle, cramoisi de souffrance, se tenant les organes génitaux à deux mains. Irène ricana, partagée entre la joie et la terreur, marmonnant entre ses dents :

« Bien fait ! Va la baiser maintenant, va ! »

Les mains toujours crispées sur son bas-ventre, Kallenberg la bourra de coups de pied dans le ventre, le plexus, les côtes, les seins, les cuisses. Tout en roulant sur elle-même, elle continuait à l’insulter :

« Bien fait, salaud ! Bien fait !… »

Herman s’arrêta de frapper par crainte de la voir perdre connaissance. Il se pencha sur elle, gigantesque, et lui balança deux gifles en plein visage. Elle ouvrit un œil égaré. Il tourna les talons, sortit de la pièce et donna un double tour de clef. Irène resta étendue, immobile, la respiration courte et saccadée, les yeux brillants et fixes. Elle se retourna sur le ventre, resta un moment le nez enfoui dans le tapis. Puis elle rampa en direction de la commode. Toujours allongée, elle s’empara de la bouteille de whisky — en fait, une bouteille de parfum français marquée Guerlain — et, au goulot, avidement, en avala une longue lampée. À chaud, elle n’avait pratiquement pas senti les coups. Maintenant, elle commençait à avoir mal dans tous les muscles. En gémissant, elle prit sa boîte de pilules, la vida entièrement dans la paume de sa main, enfourna le tout dans sa bouche et fit passer avec une nouvelle rasade de scotch. Elle se sentait partir dans le cirage. Elle fit un dernier effort pour refermer son flacon d’Heure Bleue — nul ne devait savoir qu’elle y camouflait son alcool. Avant de sombrer, son ultime pensée fut pour son mari :

« Cette fois, Herman a dépassé les bornes ! »


Peggy avait six ans et elle était reine. Elle ordonnait, on obéissait. Elle exigeait, on pliait devant elle. Elle souhaitait, elle était exaucée. En épousant le Grec, elle n’avait jamais imaginé que le monde pourrait être à ses pieds à ce point-là. Pour ses déplacements, elle avait un Boeing à elle seule. Les plus grands couturiers se déplaçaient avec armes, mannequins et bagages dès qu’elle manifestait son désir de voir leur collection. Voulait-elle un bijou, les joailliers d’Europe ou d’Amérique se précipitaient. Quoi qu’elle fasse, où qu’elle aille, quoi qu’elle veuille, elle n’avait qu’à signer, c’est tout. Socrate payait les notes.

Évidemment, il y avait eu parfois de petits accrochages. Mais d’une façon générale, son mari cédait et elle avait le dernier mot. Quand il était très en colère, il disparaissait pendant plusieurs jours sans que personne ne sache où il se trouvait. Il fallait attendre que les chroniqueurs mondains rendent compte pour apprendre qu’on l’avait vu à Paris, chez Régine ou chez Castel, à Rome, avec une blonde, à Munich ou à Londres, dans un restaurant à la mode. Leur lune de miel avait duré un an. Bien qu’elle eût été gâchée en partie par les meutes de journalistes lancés en permanence à leur trousse. Le plus ingénu des reporters photographes n’ignorait pas qu’une série de clichés du couple le plus célèbre du monde lui rapporterait de quoi vivre de ses rentes pendant plusieurs années. Aussi, des opérations, très simples pour le commun des mortels, aller à une séance de cinéma, un match de boxe ou un bon bistrot, se transformaient-elles régulièrement pour Socrate et Peggy en une course poursuite qui s’achevait en pugilat. Heureusement, ils n’étaient pas toujours ensemble ! Le lendemain de son mariage, le Grec, à l’indignation de Peggy, avait dû se rendre à Tokyo pour une affaire de deux millions de dollars. À peine était-il de retour à Serpentella qu’il repartait pour Copenhague. Peggy, sans attendre qu’il revienne, s’envolait pour New York où ses enfants, rentrés au bercail quelques heures après la noce, lui avaient déclaré par téléphone « qu’elle leur manquait ». Après avoir rempli ses devoirs de mère, elle avait débarqué à Londres où Socrate lui avait donné rendez-vous. Ils avaient passé deux jours merveilleux, prenant rendez-vous à Nassau pour la semaine prochaine. Bien que mari et femme, ils se comportaient en amants, fixant leurs rencontres au gré de leur emploi du temps, se cachant pour se rencontrer à cause des journalistes, voguant d’une capitale à l’autre comme on se rend chez l’épicier. Les frictions avaient commencé précisément le jour où ils avaient mené à bord du Pégase une existence commune. En un temps record, Peggy s’était fait haïr du personnel et de tous les domestiques sans exception. Elle n’hésitait pas à réveiller son valet de chambre à quatre heures du matin pour lui faire changer l’éternelle bouteille de champagne qui n’était plus assez frais. Elle avait un goût violent pour la décoration qui la poussait à faire déranger, à toute heure du jour et de la nuit, des pièces du mobilier. Elle avait ses têtes. Lui déplaire équivalait à une condamnation sans appel dont l’échéance était plus ou moins proche selon la résistance qu’opposait le Grec à ses caprices. Une femme de chambre était-elle trop jolie : renvoyée ! Un plat n’était pas à sa convenance, on changeait le chef, ce qui enrageait Socrate, car, de peur de grossir, Peggy grignotait de la salade et un steak, se contentant de humer ou goûter vaguement les plats compliqués qu’elle commandait. Sur le yacht surtout, les scènes étaient violentes. Satrapoulos, partagé entre la crainte de déplaire à son épouse et l’angoisse de passer pour un faible aux yeux de ses maîtres d’hôtel, poussait parfois de grands coups de gueule dont il était seul à être dupe.

En fait, Peggy régentait tout et son mari, comme Napoléon, n’avait qu’une ressource, la fuite. En cachette, il avait revu la Menelas pour lui « expliquer » son mariage. Épisodiquement, ils se donnaient rendez-vous à Milan ou à Paris et allaient dîner « en copains » dans les restaurants qui leur rappelaient le passé. Peggy, qui revoyait beaucoup ses anciens amis de New York, ne lui en tenait pas trop rigueur. Se sachant unique, et l’étant, elle se comportait comme une déesse au-dessus de la mêlée, sans rivale. Il ne se passait pas de jour sans que des centaines de journaux dans le monde ne leur consacrent des articles. Le fait d’être à court d’informations ne les gênait nullement : ils en inventaient. Les Satrapoulos ne réagissaient pas davantage que la reine d’Angleterre qui ne répond jamais à aucune attaque. Comme elle peut-être, se sentaient-ils eux aussi d’essence divine. Il leur arrivait de donner le même soir, chacun de son côté, une party différente dans un pays différent. Quand ils se retrouvaient, chacun félicitait l’autre des bons échos qui lui étaient parvenus de la fête. Périodiquement, on annonçait leur divorce, ce qui faisait grimper le tirage des magazines. Vis-à-vis d’eux, le public avait la même réaction que les enfants à qui l’on raconte une histoire cent fois : encore ! Leurs divorces bidons et les pseudo-grossesses de Peggy faisaient les choux gras de la presse internationale depuis près de quatre ans, date de leur mariage. Avec un peu de chance, cela pouvait durer trente ans encore puisque leurs enfants respectifs, héritiers de leur immense fortune, prendraient bientôt leur succession le jour où ils seraient trop usés ou casseraient leur pipe.

Mais il était écrit que les choses ne se passeraient pas de cette façon. Un engrenage fatal allait mettre en branle un enchaînement d’événements extraordinaires. En apparence, le premier de la série ne concernait pas Socrate, et encore moins Peggy. Pourtant, quand il éclata comme une bombe, les aigris, lés jaloux et les superstitieux eurent l’intuition que ses retombées n’épargneraient personne.

Comme si, quelque part, un croupier invisible avait crié la formule rituelle annonçant aux joueurs que la boule est partie, et qu’elle est folle : « Rien ne va plus ! »


Après avoir expédié son dîner avec sa nouvelle collaboratrice — Miss 90-52-92 — Kallenberg se retira dans son bureau. Il était d’une humeur de chien et avait des élancements dans les parties, là où l’avait atteint le coup de pied d’Irène. On frappa à la porte. C’était Alain, son valet de chambre personnel :

« Monsieur, il faut que vous veniez tout de suite ! Jeanine a trouvé madame dans sa chambre, par terre.

— Comment ça, par terre ? »

Kallenberg se leva et suivit le larbin…

« Montons vite, monsieur… Jeanine est très inquiète… »

À leur arrivée, Jeanine se leva. Elle se tenait accroupie près d’Irène et avait les larmes aux yeux :

« Vite, monsieur ! Il faut faire quelque chose… Un docteur…

— Allons donc ! Ce n’est pas la première fois que madame a ce genre de malaise ! »

Herman saisit Irène dans ses bras, la souleva et la posa sans ménagements sur le lit. Il vit qu’elle était toute froide. Pourtant, il eut l’impression que son pouls battait faiblement. Très faiblement.

« Allez chercher des sels… Je vais tâcher de la ranimer… Irène !… Irène !… Tu m’entends ? Jeanine, aidez-moi… Soulevez-la un peu… »

Il lui envoya des gifles légères sur les joues, sans autre résultat que lui faire ballotter la tête de droite à gauche.

« Irène !… Allons, Irène… Reviens… Alain, les sels !… Jeanine, où est l’infirmière ?

— Madame lui avait donné congé ce matin…

— Bon Dieu !… Attendez… Soulevez-la encore… Irène !… »

Il y eut comme une palpitation dans les paupières d’Irène…

« Vous voyez, ça y est ! Ça va aller mieux !… Étendez-la, on va la laisser se reposer… Alain, appelez le professeur Kiralles… Qu’il vienne vite… Je lui envoie l’hélicoptère… Il a l’habitude… »

Dix minutes plus tard, Alain revenait.

« Vous l’avez eu ?

— Il n’est pas encore rentré, monsieur. On l’attend d’une minute à l’autre… J’ai demandé qu’il vous appelle dès son retour. Voulez-vous que je prévienne le docteur Salbacos ?

— Je voudrais surtout qu’on soit discret et qu’on n’ébruite pas cette affaire, compris ? Puisque mon ami Kiralles va revenir incessamment, autant, l’attendre. Pour gagner du temps dites au pilote de décoller pour Athènes. »

Jeanine hésita :

« Et madame, monsieur ?

— Nous allons rester avec elle. Vous avez autre chose à proposer ?

— Non, monsieur.

— Si elle bouge, appelez-moi. Je vais encore essayer de joindre le professeur Kiralles… »

Kallenberg abandonna la femme de chambre, dévala les marches et composa le numéro privé du professeur… Kiralles n’était toujours pas rentré. Barbe-Bleue essaya alors de contacter le docteur Salbacos : il venait de sortir.

Au bout de trois quarts d’heure de tentatives infructueuses, Kallenberg remonta dans l’appartement d’Irène pour relayer Jeanine. Il la trouva en pleurs.

« Alors ?

— Madame est morte, monsieur. »

La femme de chambre le regardait stupidement, le prenant à témoin d’un événement qui lui paraissait inconcevable. Kallenberg fit trois pas vers le lit, contempla le visage d’Irène qui avait la couleur de la cire, lui posa la main sur le front. En bas, le téléphone sonna. Alain dut décrocher car le bruit se tut presque instantanément. Jeanine éclata en sanglots, se leva et sortit de la pièce. Elle croisa Alain qui montait l’escalier…

« J’ai eu le docteur… Il va arriver…

— Trop tard… c’est trop tard… »

Les larmes l’étouffèrent. Une heure plus tard, le docteur Salbacos faisait son entrée dans le salon.

« Où est-elle ? »

Jeanine sanglotait toujours, soutenue par deux cuisinières et un majordome. Elle secoua la tête d’un air égaré, ne put pas dire ce qu’elle voulait dire mais s’engagea dans l’escalier et lui ouvrit la marche. Salbacos comprit qu’il n’aurait aucune intervention à faire. Sans même serrer la main de Kallenberg, il se pencha sur le corps d’Irène, lui souleva une paupière, tâta son pouls et renonça à coller son oreille contre sa poitrine : tout ce qu’il pouvait dire, à vue de nez, c’est que cette femme était morte depuis deux heures au moins.

« Comment est-ce arrivé ? »

Barbe-Bleue désigna simplement la boîte de pilules vide. « Barbituriques ? » demanda Salbacos.

Barbe-Bleue hocha la tête affirmativement.

« Il y en avait beaucoup dans la boîte ?

— Elle en prenait à longueur de journée.

— Vous n’avez pas essayé de la faire vomir ?

— Vous savez… Cela s’est passé si vite… Pourquoi s’est-elle suicidée ?… Pourquoi ?…

— Monsieur Kallenberg… Vous voyez ces traces, là, sur le visage ? Ce sont des traces de coups. Qui a trouvé Mme Kallenberg inanimée ?

— Jeanine, sa femme de chambre.

— Votre épouse a-t-elle eu une altercation avant sa mort ? Avec quiconque ? »

Kallenberg eut l’air sidéré :

« Vous voulez parler des gifles ? Mais c’est moi ! D’ailleurs, Jeanine et Alain vous le diront… J’ai essayé de la ranimer… »

Jeanine et Alain hochèrent la tête avec vigueur. Alain précisa :

« Dès l’instant où Jeanine a trouvé madame, monsieur a fait l’impossible pour la ranimer.

— C’est vrai, approuva Jeanine. Tout !

— Puis-je téléphoner, monsieur Kallenberg ?

— Alain, conduisez le docteur dans le salon. »

Pendant que Salbacos faisait son appel, un hélicoptère atterrit non loin de la maison. Par la fenêtre dont il écarta un coin de rideau, Barbe-Bleue vit avec soulagement qu’il s’agissait du professeur Kiralles. Kiralles était l’un de ses plus vieux amis ; il avait même participé au financement de sa clinique.

« Cher ami !… Il paraît que j’arrive trop tard !

— Hélas !… »

À son tour, Kiralles examina Irène superficiellement, vit les traces mais ne fit aucun commentaire. Il prit entre les doigts la boîte vide de pilules et eut une expression navrée :

« Pauvre Irène… Elle n’a pas dû pouvoir surmonter sa dépression.

— Elle était dans tous ses états. Nos enfants venaient de repartir pour Londres.

— Professeur… salua le docteur Salbacos qui venait d’entrer dans la pièce.

— Comme c’est triste !… » répondit Kiralles en jetant un coup d’œil dans la direction d’Irène. Et à Kallenberg :

« Mon pauvre ami… Comme je vous plains… Malheureusement, chacun de nous est impuissant devant le suicide. »

Salbacos leva un sourcil.

« Professeur, avez-vous vu les traces de coups sur le visage de Mme Kallenberg ?

— Je vous ai déjà dit que je l’avais giflée pour la ranimer !… intervint Barbe-Bleue… Mes domestiques vous l’ont dit aussi !…

— Cher confrère, lança Kiralles avec une certaine ironie, les barbituriques pardonnent moins qu’une paire de claques. Si vous voulez bien me suivre, nous allons rédiger le certificat de décès et signer le permis d’inhumer.

— Très bien, professeur. Je vous suis. »


« Pourquoi ne m’épouses-tu pas ?

— On dirait que j’en veux à ton argent.

— Quel argent ? Pour m’empêcher de vivre avec toi, papa m’a coupé les vivres !

— Oui mais, tu hériteras un jour. Les gens sont dégueulasses, tu sais…

— On s’en fout des gens ! On vit pour nous, non ?

— Je suis trop vieux pour toi.

— Arrête ton cinéma, Raph ! J’ai encore trouvé deux lettres de minettes amoureuses au courrier de ce matin !

— Au courrier ?

— Enfin, dans tes poches…

— Pourquoi fouilles-tu dans mes poches ?

— Tu m’avais demandé ton briquet…

— Bien fait pour moi. La prochaine fois, je me carrerai une boîte d’allumettes dans le nombril.

— Raph…

— Oui, Maria…

— Pourquoi n’essaies-tu pas… avec mon père ?

— Il me dirait que tu pourrais être ma fille !

— Et alors ? Toutes les femmes qu’il a eues lui-même auraient pu être ses filles ! Même maman !

— C’est différent. Il était riche, lui ! Moi, pas.

— Raph, je t’en prie, tente notre chance, demande-lui ma main !

— Pour quoi faire ? On n’est pas bien comme ça ? On s’est passé de son autorisation jusqu’ici !

— Je voudrais faire ma vie avec toi, Raph…

— C’est précisément ce que tu fais !

— Pas comme ça, non !… Officiellement !

— Tu t’imagines que notre liaison n’est pas « officiellement » connue de tout le monde ?

— Je voudrais un enfant de toi, Raph…

— Mais tout de suite, madame ! Déshabillez-vous !

— Non, Raph, c’est très sérieux ! »

Raph Dun eut un mouvement de colère :

« Écoute, Maria, ça suffit ! Tu sais très bien que si j’allais voir ton père, je me ferais éjecter comme un demandeur d’emploi ! À ses yeux, je ne suis qu’un journaliste minable même pas capable de gagner ses dix millions de dollars par an, comme tout le monde !

— Parfait… Eh bien, c’est moi qui irai lui parler… Si je t’ai un rendez-vous, tu iras ?

— Pourquoi pas ?…

— Très bien, je m’en occupe. »

Dun sourit dans sa barbe. Elle était sensationnelle, cette petite, elle l’aimait ! Depuis deux ans, il vivait avec elle, de palace en palace, espérant que Satrapoulos, écœuré par tant de constance, le supplierait de régulariser et de devenir son gendre. Encore allait-il falloir qu’il se dépêche : les fonds étaient sérieusement en baisse malgré l’indiscutable crédit que lui valait la passion avouée de la plus riche héritière de la terre. Pour les créanciers qui le relançaient, Dun avait un petit sourire mystérieux assorti de cette phrase sibylline : « Attendez encore un peu… Peut-être êtes-vous en train de faire un placement formidable ?… »

Jusqu’à présent, ça avait marché. En outre, il était sur un coup fumant dont la revente allait lui rapporter une fortune — si l’affaire réussissait, évidemment. Après tout, Maria était à sa charge, bien qu’elle lui ait fait cadeau d’une Aston Martin et de différents bijoux de grande valeur dont la vente éventuelle couvrirait les investissements consentis à la donzelle à titre d’avances, sur frais d’entretien. Il se doutait bien que le Grec ne voudrait jamais de lui pour gendre. Mais sait-on jamais ? Le vieil axiome lui revint à la mémoire : le journalisme mène à tout, il suffit d’en sortir.

En dehors du coffre-fort ambulant qui lui servait de compagne, le journalisme ne l’avait pas encore mené à grand-chose. Il fallait pourtant qu’il se dépêche. Il allait avoir cinquante ans !


« Tu crois que ton oncle est triste de la mort de sa femme ?

— Je n’en sais rien. Il est ni plus ni moins salaud que les autres.

— Plus salaud que ton père ?

— Ils se valent. D’ailleurs, à ce degré d’argent et de puissance, les notions traditionnelles sont faussées. Dans les affaires, on n’emploie pas le mot salaud. On emploie le mot « efficace ».

— Et toi, pourquoi n’es-tu pas un salaud ?

— Je le suis autant qu’eux puisque je ne suis pas capable de vivre en dehors de leur système. Tout ce que je sais, c’est que Kallenberg n’aimait pas ma tante.

— Qu’est-ce qu’il aimait alors ?

— Lui-même. L’idée qu’il se fait de lui-même. Et l’argent. Dans le fond, mon père est pareil. Entre ses affaires, ses enfants et sa femme, il a aimé ses affaires.

— Vous n’avez jamais manqué de rien.

— Si. D’amour. Quand on est gosse, on en meurt.

— Tu vois bien que tu n’es pas mort !

— D’une certaine façon, si. Parfois, d’ailleurs, je me demande si je suis en vie ! De toute évidence, je sais que je mourrai jeune.

— Idiot ! Tu cherches à me faire peur ?

— Non, c’est un sentiment. Tu vois, les types de cette génération, ils ont dû trop en baver lorsqu’ils étaient gosses. C’est anormal de vouloir se prouver sa puissance à ce point-là.

— Comment il a débuté, ton père ? »

Achille resserra son bras autour du cou de Joan. Elle lui embrassa les mains.

« Mystère. Le genre de sujet qui est tabou dans la famille. Tellement de gens savent des choses sur mon père… Et moi qui suis son fils, je ne sais presque rien.

— Ton grand-père était armateur ?

— Non. Commerçant, je crois.

— Et ta grand-mère ?

— Elle est morte quand j’avais deux ou trois ans. Là aussi il y a un secret… Tu vois, du côté de maman, on sait tout sur les ancêtres. Mais chez les Satrapoulos, on n’a pas d’existence tant qu’on n’a pas été riches. Papa ne m’a jamais parlé ni de son père ni de sa mère. Comme s’il était né orphelin.

— Tu as essayé de lui poser des questions ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Sais pas. Remarque, un jour ou l’autre, il faudra bien…

— Tu n’as pas envie de savoir ?

— Si. Et en même temps, ça me flanque la trouille. Si on ne m’a rien dit, c’est qu’il n’y a pas lieu d’être fier !

— Pourtant, vus du dehors, les membres de ta tribu semblent avoir tout pour être heureux !

— Sûrement pas ! Leurs victoires leur donnent trop d’appétit. Et ils ont une boulimie de victoires. Ce sont des cannibales dans un cercle vicieux ! Faut toujours qu’ils bouffent quelque chose ou quelqu’un. Quand ils n’ont personne à se mettre sous la dent, ils se bouffent eux-mêmes !

— Tu trouves pas ça horrible, avoir tant de pognon et s’emmerder ?

— Faut pas en avoir trop. C’est un choix. La vie ou le pognon, l’amour ou le fric. Ça va pas ensemble ! Allez, assez déconné, on va survoler les îles, tu vas être dingue de mon nouveau zinc ! »

Achille pilotait depuis l’âge de seize ans. Parfois, au-dessus de la mer, il branchait le pilotage automatique et lui faisait l’amour en plein ciel.

« Je me recoiffe et j’arrive !

— Grouille-toi ! Je ne veux pas rater le coucher de soleil ! »


« Monsieur, si je vous ai reçu, c’est parce que ma fille a insisté. Je ne vous cache pas que je le fais avec répugnance. En outre, vous comprendrez qu’avec ce qui se passe actuellement, j’ai très peu de temps. »

Dun fut littéralement douché par cet accueil agressif et injurieux. Il ne s’attendait certes pas à ce que le Grec le serre sur son cœur en lui disant : « Dans mes bras mon gendre ! » mais tout de même il espérait un peu plus de courtoisie. Après tout, que ce vieux prétentieux le veuille ou non, il faisait un peu partie de la famille et n’allait pas se laisser bluffer.

« Puis-je savoir ce que vous avez contre moi ?

— Au fait monsieur ! Mes sentiments ne sont pas en cause. Que voulez-vous de moi ? »

Dun était de plus en plus déconcerté…

« Maria ne vous a-t-elle pas dit ?…

— Quoi donc ? Qu’elle couchait avec vous ?… Je le déplore, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Elle a toujours été amoureuse de fantasmes, un torero, un coureur automobile, un attaché d’ambassade… et maintenant, vous !

— Le passé ne m’intéresse pas.

— Quand on le connaît, on peut apprendre beaucoup de choses sur l’avenir.

— Vos leçons ne m’intéressent pas non plus. J’étais venu vous demander la main de votre fille. Devant votre attitude, je vous informe simplement que je vais l’épouser.

— Toutes mes félicitations. Je suppose que vous êtes venu m’emprunter l’argent pour sa robe de mariée ?

— Monsieur, je ne vous permets pas !…

— Ne faites pas semblant de monter sur vos grands chevaux, crétin ! Vous n’êtes qu’un vieux play-boy raté qui cherche à se caser pour ses vieux jours !

— Ça suffit ! Vous vous êtes regardé ? »

Le Grec s’avança sur Dun, menaçant, et l’attrapa par les revers de sa veste (une merveille de Ciffonelli, à Rome, dont il avait reçu la facture un mois plus tôt).

« Je vais vous dire… Puisque vous allez épouser cette pauvre Maria, il faut que vous sachiez… Vous êtes un escroc minable, un petit journaliste mondain de trou du cul et de trou de serrure… Un gigolo… Si je ne vous ai pas fait mettre une balle dans la tête il y a vingt ans, quand vous avez fait mourir indirectement ma mère, c’est parce que je n’ai pas voulu souiller mes mains du sang d’un pourri ! »

Raph sentit le sang en question se retirer de son visage… Comment le Grec avait-il su qu’il était à l’origine du rapport de Kallenberg sur la vieille Tina ?… Il bégaya :

« Qu’est-ce que vous racontez ?… Qu’est-ce que vous dites ?… Votre mère ?…

— Fous le camp, salope ! Tant qu’elle sera avec toi, Maria n’aura jamais un rond de moi, rien ! Pas un rond ! Et toi méfie-toi !… Ce qui ne t’est pas arrivé autrefois, ça pourrait t’arriver aujourd’hui, demain, n’importe quand !… Un accident ! Qui te regrettera avec toutes les putasseries que tu as faites ?… »

Raph ne connaissait du Grec que sa légende d’homme à femmes et de mondain de la « jet-society ». Et brusquement, il avait un fauve devant lui, un gangster qui s’exprimait comme le voyou des quais qu’il avait dû être… Il essaya une ultime manœuvre pour sauver ce qui lui restait de dignité :

« Monsieur… En ce qui concerne votre mère…

— Barre-toi !

— Quant à Maria…

— Fous le camp ! »

Devant l’expression du Grec, Dun comprit qu’il valait mieux se taire plutôt que se faire tuer sur place. Il sortit du bureau. Plus tard, lorsque Maria lui demanda comment s’était passée l’entrevue, il lui répondit d’un air négligent que son père « semblait débordé, énervé, et que de toute évidence, ils devraient avoir une seconde conversation ». Maria sut que le côté officiel de sa romance était définitivement raté.

35

« Achille, c’est toi ? C’est Herman, ton oncle…

— Oui…

— Tu m’entends ?

— Oui.

— Alors, écoute bien, c’est très grave. En raison du deuil qui me frappe, j’ai décidé de te parler.

— Je vous écoute.

— Ton père est un salaud, tu m’entends ?

— Oui.

— T’a-t-il jamais parlé de ta grand-mère ?

— N… Non…

— Tu n’es pas curieux, Achille ! Quant tu étais enfant et que tu jouais sur mon bateau, tu l’étais davantage… Irène et moi, on t’aimait beaucoup tu sais… Eh bien, demande à ton père pourquoi il a laissé crever sa mère de faim ! Demande-lui aussi comment elle est morte ! Tu sais comment elle a été enterrée ?

— Non.

— Ton père se fera sans doute un plaisir de te l’apprendre ! Une dernière chose, Achille… Ta tante Irène t’adorait… Maintenant qu’elle est au ciel, je veux que tu saches que rien n’est changé pour toi. Si tu as besoin de quoi que ce soit, d’un conseil, d’argent, d’une assistance, je suis là, tu peux compter sur moi… Je sais combien ton père est injuste avec toi, à propos de Joan… Tu vois que je suis au courant… N’oublie pas ! Le moindre problème et Kallenberg arrive à la rescousse !

— Merci, mon oncle. »

Achille raccrocha. Brusquement, quelque chose ne tournait plus rond dans l’existence. Trop de choses, en trop peu de temps, contradictoires, épuisantes, humiliantes. Les obsèques d’Irène s’étaient déroulées un mois plus tôt et depuis, son père avait flanqué à la porte le soupirant de Maria, Raph Dun, ce pantin superficiel, joueur, coureur, endetté jusqu’au cou et imbu de sa personne.

Sur sa lancée, Socrate voulait maintenant refaire le même coup à Achille, comme si on pouvait assimiler Joan à ces fantoches mondains ! Jusqu’à présent, il avait tout essayé pour les faire rompre, intimidations, chantage, menaces d’être déshérité. Il avait même essayé d’acheter Joan ! Joan qui, pour le suivre, se serait contentée de boire de l’eau et de manger du pain, Joan qui préférait les blue-jeans aux robes du soir, les petits bistrots pas chers aux restaurants à la mode, Joan, qui se moquait de l’argent au point de se mettre en danger !

Discrètement, Achille, qui était l’homme d’une seule femme, avait souscrit une assurance-vie sur sa tête en faveur de la jeune femme. S’il lui arrivait quoi que ce soit, elle serait parée pour le restant de son existence. Elle toucherait cinquante millions de dollars. Évidemment, Achille ne lui avait rien dit. Il craignait qu’elle ne se fâche quand il serait obligé de lui avouer le montant extravagant des primes qu’il avait dû payer.

Il regarda sa montre. C’était l’heure de partir. Il était navré du rendez-vous que lui avait imposé son père. Navré d’avoir, une fois de plus, à lui dire non. Navré aussi qu’il ne comprenne rien à son amour pour Joan. Désolé d’avoir dû écouter jusqu’au bout les atroces insinuations de son oncle.

Toutes ces histoires étaient lamentables et il commençait à comprendre qu’elles ne le concernaient pas. Lui, il n’avait jamais trahi personne, il n’avait jamais menti, il n’avait pas demandé à être ce qu’il était. Alors, qu’on lui foute la paix ! Désormais, il ne supporterait plus d’observations de quiconque, ni de conseils.

Tant pis pour son père s’il se mettait en travers de ses projets !


Il y eut un long silence où leurs regards s’affrontèrent. Chacun des deux avait le sentiment, pour des raisons qui lui étaient propres, que la bataille qui allait se jouer serait décisive et que l’autre ne céderait pas.

Achille parce qu’il jouait son statut d’homme à part entière. Socrate parce qu’il refusait d’abandonner la mainmise gagnée de haute lutte sur ce fils unique dont il voulait faire son successeur et son légataire universel.

Sur l’invitation muette de son père, Achille s’était assis dans le fauteuil qui faisait face à son immense bureau. Pas du tout impressionné. Pour la première fois de sa vie, au contraire, il se toisait d’un œil critique. Il trouvait même qu’il avait l’air minuscule, précisément parce qu’il avait choisi ce bureau ridiculement trop grand. Le Grec attaqua le premier, méprisant, hautain :

« Pauvre type ! »

Achille ne broncha pas. Chose curieuse, sans le savoir, il avait repris à son compte le tic de son père : il fourrageait nerveusement dans la poche de sa veste où il avait fourré deux lettres que Joan lui avait écrites. Au même instant, le Grec tripotait la liasse de billets de banque qui ne quittaient jamais la poche droite de son pantalon.

« Tu te prends pour un homme parce que tu baises une femme assez vieille pour être ta mère ! »

Achille l’arrêta calmement :

« Tu épouses bien des femmes assez jeunes pour être tes filles ! »

Le coup était si direct — jamais Achille n’avait osé lui parler sur ce ton — que Socrate feignit de ne pas avoir été atteint. Il passa outre :

« Non seulement elle est âgée, divorcée, usée, mais en plus, tu l’entretiens ! »

C’était faux. Achille se retint pour ne pas le lui crier au visage. Il préféra rester impassible et le défier :

« Ma foi… ce doit être un tic de famille. »

Le Grec bondit et rugit :

« Tu vas la fermer !… Tu n’es qu’un petit con ! Et elle aussi te prend pour un con ! Elle se fout de toi ! Je sais tout ! L’assurance, les cinquante millions de dollars sur sa tête, tout !… Tu es cinglé ? Tu crois que je vais tolérer que mon fils foute en l’air, pour une putain, le pognon que je me suis crevé à gagner !… »

Achille avait l’impression de vivre un rêve. Plus exactement, d’assister à une scène de cauchemar où quelqu’un d’autre, à sa place, aurait affronté son père et lui aurait dit en face ce qu’il n’avait même pas osé penser en secret. Il entendit cet « autre » répondre calmement :

« Après tout, je ne te demande pas pour qui tu dépenses ton argent. »

Suffoqué, Socrate ouvrit des yeux ronds et martela les mots :

« Qu’est-ce que tu dis ?… Depuis quand ai-je des comptes à te rendre ?… C’est moi qui t’entretiens ou c’est toi qui me fais vivre ?

— Tu m’entretiens peut-être, mais je ne vis pas que d’argent !

— Pauvre petit couillon ! Si tu étais sans un, tu ne garderais pas ta Joan dix minutes !

— Essaie d’être fauché toi-même ! Tu verras si tu garderas ta Peggy ! »

Le Grec marqua un temps d’arrêt. Ce dialogue le pétrifiait.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? dit-il.

— Rien. Je me comprends. »

Sous le coup, le visage du Grec sembla s’affaisser. Achille eut un élan de pitié quand il le vit prendre sa tête à deux mains et demeurer immobile, les yeux dans le vague. Il eut la force de ne pas y céder. Il était encore trop fragile pour se permettre ce luxe. Il bredouilla :

« Papa… »

Le Grec ne répondit pas. Achille répéta :

« Papa… »

Des mots sortirent des lèvres de Socrate, comme s’il parlait seul :

« Ta sœur se laisse manœuvrer par un gigolo… C’est une fille… Mais toi, tu es mon seul garçon… Je te voyais autrement… J’avais d’autres projets pour toi…

— Je suis désolé, papa… Mais je ne peux pas vivre ta vie pour toi. Et tu ne peux pas vivre la mienne à ma place… Ce n’est pas tout… »

Le Grec releva la tête, intrigué…

« C’est la première fois que nous avons ce genre de conversation, et je souhaite que cela soit la dernière. Je voudrais qu’on vide l’abcès une bonne fois…

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Pendant des années, Maria et moi on s’est posé des questions… Toi, tu étais toujours en voyage… Maman n’était pas souvent à la maison… Parfois, on entendait parler les domestiques… On faisait semblant de ne pas entendre. En fait, on voulait surtout ne pas entendre. Des bribes, des riens, mais qui nous mettaient la puce à l’oreille… À vingt-quatre ans, je me doute que tu n’as pas bâti ta fortune en te comportant comme un enfant de chœur… Je m’en doute, papa, mais je voudrais savoir, il faut que tu me dises… C’est trop grave… Je ne peux plus vivre comme ça… »

Le Grec lui fit signe de continuer :

« Parle.

— Je voudrais que tu me parles de ma grand-mère.

— À quoi bon ? Quand elle est morte, Maria et toi aviez deux ans.

— Justement. Je n’en parlerai pas à Maria si tu veux, mais il faut que tu me dises… entre hommes… »

Le Grec hocha la tête et murmura avec amertume :

« Entre hommes… »

Alors, Achille s’entendit dire :

« Pourquoi l’as-tu laissée mourir de faim ? »

En un instant, Satrapoulos reprit sa gueule de lutteur. Il cria :

« Qui t’a raconté cette connerie ?…

— Peu importe… », continua Achille d’une voix douce et têtue… « Est-ce que c’est vrai ? »

Socrate garda le silence. Achille insista :

« Est-ce que c’est vrai, papa ?

— Oui, c’est vrai ! hurla le Grec… Et alors ?

— Pourquoi ?

— De quoi te mêles-tu ? Qu’est-ce que tu crois ?… Est-ce que tu sais ce que j’ai dû faire pour devenir ce que je suis ? Tu penses que ça s’est fait tout seul ? Je suis né pauvre, moi ! J’ai traversé des horreurs ! Tu n’as eu que la peine de venir au monde et tu as le culot de me demander des comptes, de t’ériger en juge ! Ça ne te regarde pas, mon passé ! Ni toi ni personne ! Maintenant, sors d’ici et va rejoindre qui tu veux, je m’en fous, tant pis pour moi !

— Papa…

— Il t’emmerde, papa ! Puisque tu veux jouer à l’homme, débrouille-toi tout seul ! »

Achille laissa tomber de sa petite voix posée cette phrase terrible :

« Même si je me débrouillais tout seul, je ne te laisserais jamais crever de faim. »

Le Grec encaissa le coup mais planta ses yeux dans ceux de son fils :

« Parfait ! Puisque tu insistes, tu vas tout savoir ! Il y a certaines vérités que j’aurais voulu t’épargner ! Tant pis ! Puisque c’est le jour du grand déballage !… Ouvre des oreilles ! Tu vas voir de quelle illustre lignée tu descends ! Tu ne le sais peut-être pas puisque tu as toi-même la citoyenneté américaine, mais moi je suis né dans les faubourgs de Smyrne… Dans une baraque en planches, sans fenêtre, avec de la toile goudronnée en guise de toit… En Turquie, les Grecs étaient considérés comme les juifs d’Asie Mineure… Des métèques, des étrangers ! Les Grecs de Grèce nous vomissaient d’avoir quitté le pays, mais il fallait bouffer, hein… Et les Turcs nous en voulaient à mort de proliférer sur leur territoire ! De temps en temps, quand ils en avaient marre de nos gueules, ils nous massacraient ! Depuis des siècles, c’est nous qui servions de tampons dans toutes les guerres ! Au moindre litige, toute la colonie grecque y passait ! À l’âge de six ans, l’âge que tu avais lorsque je t’ai offert ton premier voilier, j’ai vu quatre de mes oncles se faire pendre !… Des frères de mon père !… Ce n’est pas tout ! Ceux qui ne crevaient pas assassinés mouraient de faim ou de maladie ! On était tellement pauvres que, pour bouffer, ma mère jetait un chou dans un chaudron !… On appelait ça la soupe !… Ça nous faisait trois jours !… Je me suis juré d’avoir ma revanche ! Que, plus jamais, je ne serais pauvre, que je ferais n’importe quoi pour échapper à ça, la mort lente ou les massacres !… »

Le Grec se tut, à bout de souffle. Achille était figé, les traits du visage tendus, pâle. Il n’osait plus questionner. D’une voix cassée et monocorde, son père reprit :

« À douze ans, j’ai foutu le camp, sur un cargo pourri… J’ai fait le mousse. Je pelais des patates aux cuisines et on me récompensait à coups de pied dans le cul… Ça a duré trois ans, c’était dur !… Un jour, on a fait escale au Venezuela… Je ne suis jamais remonté à bord… Ce n’est même pas certain qu’ils s’en soient aperçus… Je me suis retrouvé à Caracas, toujours sans un rond en poche mais avide d’en gagner… Huit ans plus tard, je fêtais mon premier million de dollars !… Je l’avais pas volé !… J’ai tout fait !… Trois fois par semaine, je ne me couchais pas du tout, j’avais un boulot de nuit et un boulot de jour… Je réfléchissais, je ne dépensais rien, je jouais sur tout, je rencontrais beaucoup de gens… Je te raconterai ça un jour, calmement… Sache seulement que j’avais une telle fringale que mille ans de vie ne l’auraient pas épuisée !… Et aujourd’hui encore, certains jours, j’ai faim… C’est vrai, quand on a enterré ta grand-mère, je ne l’avais pas vue depuis trente ans…

— Où est-elle enterrée ?

— C’est la mer qui lui a servi de cimetière. C’était son désir depuis toujours. Elle voulait que ses cendres soient immergées au large des côtes de Grèce… Le destin a voulu qu’une fois revenue en Grèce, elle ne soit jamais plus ressortie de son village, sauf pour aller mourir à Paris… Au Ritz !… Ce que je te dis, tout le monde le sait dans la famille, ta mère, certains de mes employés et ton ordure d’oncle, Kallenberg… Si elle est morte, il en est la cause ! »

Achille avoua timidement :

« C’est lui qui m’a demandé de te poser des questions sur elle…

— Je le savais. Il a voulu se venger. »

Accablé, Achille déglutit avec haine.

« Papa…

— Oui ?…

— Tu dis que tu n’avais pas revu ma grand-mère… pendant trente ans ?

— C’est vrai. Tu veux savoir pourquoi, hein ? Si je t’affirmais que c’était parfaitement justifié, mais que je ne te donne pas d’explications, me croirais-tu sur parole ?

— Oui… Mais je veux savoir.

— Bon. Eh bien, quand j’avais six ans… »

Le Grec hésita, se tut, c’était horrible pour lui, cette montée des souvenirs qui l’assaillaient, et qu’il croyait avoir enfouis pour l’éternité… Il était le dernier à savoir cette chose épouvantable… Tous ses témoins étaient morts… Il se racla la gorge, baissa la tête et articula avec une souffrance indicible :

« … Quand j’avais six ans, après avoir pendu mes oncles et roué mon père de coups, j’ai vu les Turcs violer ma mère, devant moi… sous mes yeux… Ils devaient bien être trente… Ensuite, j’avais beau être enfant, chaque fois que je regardais son visage, je ne pouvais pas m’empêcher d’entendre ses cris… J’aurais tant voulu qu’elle soit morte… Je ne pouvais plus la voir, tu comprends ?… »

Bouleversé, blême, Achille se leva de son fauteuil, étreignit silencieusement les mains de son père dont les yeux étaient brouillés de larmes, et s’enfuit du bureau. Comme un fou.


En arrivant sur l’aéroport privé, Achille essaya de se composer un visage normal. Il serra le frein de sa voiture et fit quelques pas pour pénétrer dans un bâtiment crépi à la chaux et tout en longueur. C’est là qu’il trouverait la réponse aux questions qu’il se posait. Il pénétra dans une pièce marquée « Direction », traversa un vestibule peuplé de secrétaires qui le regardèrent passer en lui jetant des regards énamourés et ouvrit une porte : il avait de la chance, Jeff était seul. Celui qui avait été l’un des premiers pilotes de son père était resté à son service. Il dirigeait maintenant une filiale de la compagnie aérienne spécialisée dans les avions-taxis. C’est lui, en personne, qui avait donné à Achille ses premières leçons de pilotage. Achille fit l’impossible pour masquer l’altération de sa voix :

« Jeff ! J’ai un truc à te demander…

— Vas-y !

— On est copains ? »

Le vieux pilote sourit :

« Tu as besoin de pognon ou tu es poursuivi par un mari jaloux ?

— C’est toi qui pilotais mon père quand on a immergé les cendres de ma grand-mère ? »

Le visage de Jeff se ferma instantanément. Ordre lui avait été donné de ne jamais faire mention de cet épisode. À quiconque. Il adorait Achille mais éprouvait une sainte terreur pour son père. Que faire ? Il prit un air faux jeton et biaisa :

« Qui t’a dit ça ?

— Oh ! Jeff, joue pas au con, quoi ! J’ai plus six ans ! Ça fait des années que je suis au courant ! Papa m’a cassé le morceau le jour de ma majorité !

— C’est tellement vieux tout ça… En effet, c’est peut-être bien moi…

— Bon ! Je vois que tu te méfies encore…

— Tu as gagné ! Accouche ! Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— À quel endroit a-t-on balancé les cendres à la flotte ?

— Attends… Viens voir… »

Il contourna son bureau et s’approcha d’une grande carte murale qui couvrait un mur entier…

« Tu vois ce point de la côte, ici ?… Tu connais ?

— Oui, j’ai déjà survolé ça…

— On est parti de là… Ton père m’avait demandé de voler à basse altitude et à vitesse constante, droit vers l’ouest…

— Quelle vitesse ?

— J’avais l’hélicoptère… Disons à une centaine de miles.

— Pendant combien de temps ?

— Ça, je m’en souviens. Une demi-heure. Qu’est-ce que tu veux faire ?

— Il faut que j’essaie le Bonanza pour les réglages… Là ou ailleurs, j’ai pensé que je pourrais repérer le coin… Ça me fera un but…

— Tu prends le zinc maintenant ?

— Oui…

— Tu le ramènes dans combien de temps ?

— Une heure ou deux… L’aller et retour.

— Ça va être trop tard pour que j’y colle les mécanos. Surveille le badin, j’ai l’impression qu’il déconne.

— Je vais voir ça… Bon, à tout à l’heure. Et merci !

— À tout à l’heure ! Hé !… Joan est avec toi ?

— Non, j’y vais seul.

— Tu veux que je t’accompagne ?

— Non, papa ! Merci ! »

Trois quarts d’heure plus tard, Achille survolait le paysage fantastique d’où, vingt et un ans plus tôt, le convoi funéraire s’était envolé pour gagner le large. Il tournoya un moment au-dessus des quelques bicoques du village, imaginant mal la vie de ceux qui s’y abritaient. Il ira et, d’un coup d’aile, survola le promontoire rocheux d’une blancheur écarlate, apercevant au passage la silhouette d’un berger gardant quelques chèvres éparpillées dans la rocaille. Dans deux heures, il ferait nuit. Il régla les gaz jusqu’à ce que le cadran des vitesses indique cent miles et prit le soleil rougeoyant qui entamait déjà son mouvement de bascule sur l’horizontale de la mer. Il vérifia l’heure, crispé sur son siège, et se mit à réfléchir intensément à tout ce passé qu’on lui avait caché. Maintenant qu’il était seul, il subissait à retardement l’émotion qu’il avait voulu contenir pendant le récit de son père. On se croit protégé, à l’abri, sans histoire, et l’on s’aperçoit que les événements qui vous ont précédé ont été chaotiques, avec des larmes, de la folie, des meurtres, des viols, du sang. Il se sentait bizarrement relié à cette trame mystérieuse qui l’avait pris en charge avant même qu’il ne soit né et qui se soudait brusquement à sa peau, le rendant solidaire des autres maillons de la chaîne, l’obligeant malgré lui à en être l’inévitable aboutissement.

N’étant pas passé par les mêmes expériences, n’ayant pas vécu les mêmes luttes, il comprenait mal que des hommes aient pu se battre pour un peu d’argent et tant de vanité, qu’ils se soient déchirés pour la conquête d’une puissance relevant beaucoup plus de l’imagination que du réel. Le réel, ce n’était pas l’abstraction des bilans, la considération de ses contemporains ou les chiffres d’affaires de millions de tonnes de pétrole transportées sur toutes les mers du monde. Le réel, c’était le soleil, les vagues, le sable, les cheveux de Joan.

Il volait depuis trente minutes : c’était là. Il décrivit des cercles concentriques, réduisant sa vitesse au maximum, volant si bas qu’il frôlait les vaguelettes, imaginant de toutes ses forces ce qui s’était passé à cet endroit précis alors qu’il était encore au berceau. Il vit son père, sa mère — un jour où elle était vêtue d’une robe blanche et qu’elle l’avait pris dans ses bras en riant bien qu’il fut couvert de boue — il « vit » aussi des poignées de cendres qui s’éparpillaient au vent. Les larmes lui vinrent aux yeux…

« Merde ! »

Quelque chose venait de caler dans le moteur ! L’aile droite laboura la mer… Achille redressa le Bonanza qui grimpa de quelques mètres, tournoya sur son erre et piqua soudain du nez comme une pierre.

Il se fracassa si vite contre la surface de l’eau qu’Achille n’eut le temps ni de desserrer ses sangles ni de lancer un S.O.S.


Des projecteurs fouillaient la nuit, accrochant des traînées de lumière blafarde à la crête des vagues. Les recherches duraient maintenant depuis quatre heures. La mer grouillait de vedettes rapides prenant pour point de ralliement un aviso de la Marine nationale que survolaient les hydravions et des hélicoptères patrouillant sans relâche dans un rayon de plusieurs milles. Certains appareils rasaient les flots, à la recherche du moindre indice pouvant signaler un éventuel point d’impact, tache d’huile ou débris de l’appareil.

Il était hors de question que le Bonanza se soit écrasé à terre. Les sauveteurs avaient exploré les moindres recoins de la ligne de vol suivie par Achille. De village en village, la gendarmerie avait été alertée pour ratisser le terrain : personne n’avait rien vu, ni entendu ni trouvé quoi que ce soit. Seul, un berger du nom de Spiro avait déclaré qu’il avait vu, peu avant le coucher du soleil, un avion tournoyer au-dessus de son troupeau et piquer vers le large, droit vers l’Ouest. Tiré de sa cabane par des soldats de l’Armée de l’Air, il leur avait indiqué la direction prise par l’appareil. Il avait voulu ajouter que, vingt ans plus tôt, alors qu’il était encore enfant, c’est un convoi entier d’hélicoptères noirs qui s’était envolé du même endroit pour accomplir vraisemblablement un trajet identique. Mais les soldats étaient pressés et Spiro avait préféré se taire. En le quittant, ils ne l’avaient même pas remercié.

C’était Jeff qui avait déclenché le cirque. Inquiet de ne pas voir Achille revenir sur le terrain dans les délais, il avait attendu deux heures mortelles. Puis, fou d’inquiétude, il avait prévenu le Grec, lui rapportant mot pour mot le dialogue qu’il avait eu avec son fils. Pas une seconde, il n’avait pensé à son propre sort, n’envisageant même pas que son aveu allait lui coûter sa carrière. Jeff aimait Achille. Quand le gosse avait eu ses quatorze ans, il lui avait servi de mentor, de nounou, de conseiller et de gorille, choisissant lui-même avec un soin de mère jalouse les premières filles qu’il avait mises dans son lit. À vrai dire, il n’avait pas eu grand-chose à lui apprendre. Achille montrait de telles dispositions que ses partenaires sortaient hagardes de ses bras, exigeant un supplément financier pour les prouesses sexuelles auxquelles elles avaient été contraintes.

À l’annonce de la catastrophe, le Grec avait eu une réaction de lutteur. Il avait immédiatement organisé les recherches à l’échelon national, montant lui-même à bord de son hélicoptère personnel pour diriger les opérations. Il pensait que le Bonanza avait pu avoir une avarie au large. Mais son fils était un pilote trop aguerri pour y laisser la vie. Achille avait dû réussir à se poser en vol plané et à quitter son avion avant qu’il ne coule. Le silence de sa radio de bord était éloquent : il n’avait pas perdu une seconde pour envoyer un message. À l’heure actuelle, il devait se trouver quelque part au large, attendant que les sauveteurs le retrouvent. Là encore, pas de danger : Achille était un remarquable nageur capable de tenir l’eau pendant des heures. Seulement, où ?

À cinq heures du matin, l’aube se leva. Un brouillard bleuté sembla monter de la mer. Quelques instants plus tard, presque sans transition, le soleil apparut dans un nuage doré.

À huit heures, on n’avait toujours rien trouvé.

À dix heures, le Q.G. installé à bord de l’aviso reçut le message radio d’un avion de chasse :

« Tache d’huile repérée à… »

Suivaient les coordonnées. Ce fut la ruée des vedettes. Sur un diamètre d’une centaine de mètres, l’huile formait une croûte liquide circulaire, moirée de noir, de violet et de bleu-vert. Tous les bateaux mirent en panne. Le Grec demanda qu’on sonde la mer pour en évaluer la profondeur : quinze cents mètres. À ce niveau-là, il était pratiquement impossible de renflouer une épave, au cas improbable où on aurait pu la repérer.

Comme il était impensable que Achille eût pu en être le prisonnier, il fallait donc qu’il se trouvât ailleurs. En tout cas, c’est le raisonnement que tint son père au commandant de l’aviso. Les officiers échangèrent un bref regard et le commandant ordonna de poursuivre les recherches en surface.

Quant au Grec, sans même vouloir entendre les timides objections qu’on lui opposait, il exigea qu’on mette en branle un énorme dispositif pour commencer les opérations de renflouage :

« Il va nous falloir beaucoup de temps…

— N’en perdez pas davantage ! Commencez tout de suite, jour et nuit ! »

Des remorqueurs partirent de la côte, traînant dans leur sillage des docks flottants hérissés de grues. On ne savait pas s’ils pourraient jamais remonter quoi que ce soit, en tout cas, ils étaient en route. Sur place, les pontonniers de la marine de guerre installèrent leurs radars et jetèrent leurs sondes. Sur des kilomètres, une nuée d’avions de reconnaissance faisaient du rase-vagues à la recherche du naufragé. Quand tomba la première nuit, Achille n’avait toujours pas été retrouvé. On décida de poursuivre les recherches à la lueur d’énormes projecteurs. Pendant ce temps, les spécialistes essayaient en vain de localiser l’épave. Figé, granitique, le visage comme mort, le Grec était partout à la fois. Il n’avait pas dormi depuis quarante-huit heures. Au cours de son existence, il avait passé des nuits entières sans prendre le moindre repos, pour devenir le plus riche, le plus puissant. Maintenant, ces efforts lui paraissaient minuscules, dérisoires. La peur abominable qui le tenaillait lui donnait brusquement le sens du relatif : le vrai trésor, celui qu’on néglige parce qu’il nous semble un dû, c’était la vie.

En pleine nuit, vers les quatre heures du matin, on lui apporta un message qui lui arracha un rictus nerveux. Il était signé Kallenberg et précisait :

TERRIBLEMENT INQUIET, TOTALEMENT À TA DISPOSITION
POUR TOUT CE QUE TU VOUDRAS, CORPS ET BIENS

Le Grec en fit une boulette qu’il ne jeta même pas, elle glissa simplement de ses mains.

À l’aurore du deuxième matin, Peggy vint le rejoindre et fut effrayée par sa mine blême, sa barbe de deux jours et les filaments rouges qui les striaient les yeux, quand il ôta ses lunettes un instant pour les essuyer. Il ne la vit même pas. Elle insista pour qu’il prenne un peu de repos. Il lui répondit d’un air absent qu’il allait y penser. Il se rendit auprès du commandant et lui demanda de cesser les recherches, prétextant que son dispositif personnel était en place. Mais l’officier ne voulut rien entendre et répondit que le gouvernement n’avait rien à refuser à l’armateur. S.S. haussa les épaules. Ne semblant pas s’apercevoir que Peggy s’accrochait à son bras, il grimpa dans son hélicoptère. À peine Jeff décollait-il que le Grec s’abîmait dans un sommeil de bête.

36

Dans l’après-midi du troisième jour, on détecta l’épave de l’appareil. Quand le Grec apprit la nouvelle, il volait dans son avion personnel vers le Portugal. Au steward qui lui tendait le message, il répondit qu’on mette tout en œuvre pour que la carcasse du Bonanza soit remontée le plus vite possible. Il était certain que le corps d’Achille ne s’y trouvait pas. Le fait qu’on ne l’ait pas encore retrouvé ne signifiait pas fatalement qu’il ait perdu la vie. Des naufragés avaient pu tenir au large pendant deux semaines, sans vivres et sans eau, dans des conditions météorologiques beaucoup plus mauvaises.

De toute façon, il allait savoir à quoi s’en tenir. Avant d’entrer dans la maison de Prophète, il renouvela ses instructions au chauffeur de la Rolls : au moindre coup de téléphone, qu’on vienne le chercher. Par surcroît de sécurité, il avait laissé à son état-major trois endroits où on pouvait le joindre à tout instant : par radio dans son Mystère XX et par téléphone, soit dans la Rolls au cours du trajet aéroport de Lisbonne-Cascaïs, soit dans la résidence du Prophète.

Il pénétra dans le petit salon d’où l’on voyait la mer scintiller, au-delà des collines parsemées de fleurs, de bougainvillées et d’eucalyptus. Sans mot dire, le Prophète lui étreignit longuement les deux mains. Le Grec hocha la tête et alla s’asseoir.

« Les cartes !… »

Elles glissèrent, soyeuses, sur le tapis bleu nuit. S.S. les regardait, hypnotisé, n’attendant rien d’autre d’elles que le verdict qu’il avait décidé qu’elles rendraient : Achille vivant ! Comme le silence se prolongeait, le Grec s’énerva :

« Alors ?

— Il n’y a plus beaucoup d’espoir… dit le Prophète avec circonspection.

— Qui vous parle d’espoir ?… Je ne vous demande pas un « peut-être » ! J’exige un « oui » ou un « non » ! Et je sais que c’est oui ! Parlez !

— Vous savez bien que ce n’est pas moi qui parle…

— Mon fils est-il mort, oui ou non ? »

Depuis vingt-cinq ans qu’il le connaissait, le Prophète n’avait jamais vu le Grec perdre son sang-froid. Pourtant, il le sentait sur le point de craquer, prêt à tout. Il fallait surtout ne pas le heurter de front, mettre de l’huile, beaucoup d’huile. Les cartes étaient formelles : Achille n’était plus de ce monde. Il était arrivé au Prophète de se tromper, et il souhaitait de toutes ses forces que ce fût le cas. Mais non, impossible, trop d’indices se recoupaient et concordaient. Le jeu entier puait la mort, il la voyait rôder dans la pièce, accrochée au veston de son visiteur. Comment le lui dire ? Comment le lui faire accepter ?

« Écoutez… Attendez encore un peu… Je ne peux pas être formel… Il faut que vous sachiez… Il y a d’autres choses qui vous concernent… des menaces… »

Le Grec crispa ses poings fermés sur le rebord de la table :

« Pour la dernière fois, je vous pose la question : Achille est-il en vie, oui ou non ? »

Il avait crié les derniers mots. Le Prophète hésita trois interminables secondes et décida de dire la vérité, « sa » vérité :

« Je crains que non. »

Satrapoulos se redressa avec la force d’un ressort. Pendant que sa chaise s’écrasait sur le sol, il balaya la table d’un revers de la main. Les tarots voltigèrent par terre, au hasard, et malgré lui, le Prophète ne put s’empêcher de constater avec horreur que, là encore, la mort était présente. Le Grec hurla :

« Charlatan ! Je n’en veux pas de votre mort ! Vous n’y connaissez rien ! Achille est vivant ! »

Abasourdi, le Prophète n’osa faire un mouvement ni ouvrir la bouche. S.S. tourna les talons et se précipita hors du salon comme un sanglier. En lui, une autre idée venait de naître. Puisqu’il ne pouvait plus compter sur les secours de la voyance, il allait solliciter les faveurs de la religion : l’Église orthodoxe ne pourrait pas lui refuser un miracle ! Pas à lui ! Il s’engouffra dans la Rolls :

« À l’aéroport ! »

Pendant que le chauffeur démarrait sur les chapeaux de roues, il décrocha le téléphone et eut en ligne son officier radio. D’une voix brève et saccadée, il lui donna ses ordres :

« Faites savoir que je veux donner une conférence de presse, à dix-neuf heures, dans ma maison d’Athènes. Je ferai une déclaration publique en présence de l’archimandrite de Corfou ! Qu’on aille le chercher tout de suite ! Répétez !… »

L’officier répéta.

« Parfait ! Préparez-vous à décoller. J’arrive ! »

Avec rancune, le Grec se jura qu’il ne remettrait jamais plus les pieds à Cascaïs.


Kallenberg trouvait que Médée Mikolofides ressemblait de plus en plus à un saurien. Dans la peau tannée et morte de son visage, seuls les yeux restaient vigilants, bien que, par instants, ils semblassent se recouvrir d’une taie qui en voilait l’expression. Barbe-Bleue avait été reçu on ne peut plus froidement après avoir fait des pieds et des mains pour obtenir ce rendez-vous.

Il faut dire que Médée n’avait pas tous les torts en considérant que Kallenberg lui avait pris ses deux filles sans faire le bonheur d’aucune. Ces mots magiques « affaires urgentes » l’avaient finalement persuadée de lui ouvrir sa porte. Herman plaidait maintenant depuis une demi-heure :

« Voyons, nous sommes tous deux de la même race ! Nous sommes des réalistes ! Sur un coup de mélancolie, nous allons laisser perdre ce que nous nous sommes donné tant de mal pour conquérir ?

— Il s’agit de mon petit-fils.

— Et de mon neveu, ne l’oubliez pas ! D’abord, rien ne nous prouve qu’il soit mort…

— Il n’y a presque plus d’espoir…

— Allons donc ! On a vu des choses plus miraculeuses ! Seulement, quand on retrouvera Achille, il sera trop tard ! Nos concurrents nous auront bouffé !

— Que voulez-vous exactement ?

— Satrapoulos perd les pédales ! Il va couler et nous entraîner dans sa chute ! Dans la Persian Petroleum, il a quarante-neuf pour cent des actions. Je sais que vous en avez vingt. J’en possède moi-même vingt et un.

— Où sont les dix restants ? questionna la grosse femme qui retrouvait toutes ses facultés dès qu’on lui parlait chiffres et qu’il s’agissait de compter.

— Ils sont six à se les partager. Un Français, trois pour cent, deux Anglais qui ont chacun deux pour cent et trois autres industriels qui détiennent trois fois un pour cent.

— Et alors ?

— Chacun d’eux a accepté de vendre. J’ai fait une offre supérieure à cinq fois la valeur réelle de leur capital. Si vous acceptez de mettre en commun votre avoir et le mien, j’achète leurs parts. Vous et moi nous devenons majoritaires, nous prenons les commandes !

— Combien pour vous, combien pour moi ?

— Moitié-moitié ! Nous formons une nouvelle société. Bien entendu, vous supportez avec moi la plus-value de mon offre aux petits porteurs.

— Ils sont prêts à traiter quand ?

— Quand je veux. Chacun est flanqué de l’un de mes fondés de pouvoir qui ne le lâche pas !

— Pauvre Socrate… C’est bien malheureux…

— Atroce !… Quand il sera au courant, s’il reprend son sens des affaires, il devrait nous remercier !

— Les hommes sont ingrats… Croyez-vous que l’opération puisse s’effectuer demain ?

— Évidemment, si j’ai votre accord. Son succès dépend de la rapidité à laquelle nous traiterons.

— Eh bien, allez-y. Carte blanche. Et sachez que si j’agis de la sorte, c’est pour le bien de mes petits-enfants !

— Croyez-vous que j’en doute ? »

Kallenberg savait maintenant qu’en faisant mordre la poussière à Satrapoulos, il réalisait de surcroît un joli coup fourré : il roulait la vieille ! Il n’avait proposé aux petits porteurs que deux fois la valeur réelle des actions qu’ils possédaient.

Il ne pouvait pas deviner que la « veuve », de son côté, se promettait de l’avoir. Au moment de signer, elle refuserait de prendre à sa charge le montant de la plus-value. Elle laissait ce petit supplément — deux millions de dollars — au bon cœur de l’ex-mari de ses filles. Après toutes les conneries qu’il avait, faites, il lui devait bien ça !


« Dis donc ! On boit pas beaucoup ici !

— C’est vrai ça ! Où est le bar ?

— Mets-toi d’abord une jupe de barmaid, j’irai chercher les bouteilles ! »

Depuis vingt minutes, un majordome glacial et réprobateur avait introduit dans le grand salon la centaine de journalistes débarqués à Athènes du monde entier. La plupart étaient sur place depuis l’annonce de la catastrophe. Au lieu de les inciter à la tristesse ou à la pudeur, la raison tragique de leur présence les poussait à en remettre dans le sarcasme. Ils en avaient trop vu pour se laisser avoir et se foutaient éperdument de tout ce qui ne les concernait pas : comédie !

Comme une volée de corbeaux, ils s’étaient abattus sur la résidence du Grec sitôt connue son intention de donner une conférence de presse.

« Au lieu de lui poser des questions sur la mort de son fils, j’aurais préféré faire des photos du cul de sa femme !… » lança une espèce de play-boy américain portant un sautoir autour des épaules plusieurs caméras et leurs flashes électroniques. Rires…

Pendant des années, quand ils n’avaient rien à se mettre sous la dent parce que la vie sentimentale de leurs victimes traversait une période de calme, ils avaient amusé leur public avec des révélations bidons. Ils étaient contents, les caves, pourvu qu’ils trouvent à leur petit déjeuner leur ration de Satrapoulos, Peggy, Kallenberg ou Menelas. Ça les faisait rêver, ça les mettait en condition pour affronter huit heures de boulot et les récriminations de leur chef de service.

Et voici que, d’un seul coup, deux scoops leur tombaient sur les bras, deux histoires simultanées et juteuses dont leurs rédacteurs en chef prévoyaient qu’elles feraient monter le tirage de leurs canards respectifs, de trente pour cent !

Dans le fond de l’appartement, une porte s’ouvrit, laissant apparaître deux valets porteurs d’une statuette de la Vierge en marbre blanc, haute d’un mètre environ.

« À genoux mes frères ! », ironisa un Allemand.

« Au fait pourquoi nous a-t-il réunis ? On sait déjà qu’il est foutu, son fils…

— Il devait être rond, quand il pilotait !

— Tu es dingue ? Je le connaissais le môme ! Il ne buvait que de l’eau. »

Les valets se retirèrent après avoir déposé leur fardeau sur une petite estrade. La porte se rouvrit aussitôt.

« Vos gueules ! Les voilà ! »

Un prélat de l’Église orthodoxe fit son entrée solennelle, vêtements sacerdotaux, componction et barbe blanche. Derrière lui… Peggy !

« Merde ! Je me la ferais bien cette salope ! Tu as vu ce cul ! »

Derrière Peggy, fermant la marche, le Grec, son éternel alpaga noir, chemise blanche, cravate et lunettes noires, cheveux paille de fer rouillée, fidèle dans les moindres détails à son personnage, cigare en moins. Seulement, lorsqu’il ôta ses lunettes, on s’aperçut qu’il était méconnaissable, pâle, les traits tirés, les yeux lourdement cernés. Des caméras ronronnèrent, brisant discrètement le silence qui avait suivi son entrée. Chacun comprit que le séducteur venait de subir une métamorphose. L’ecclésiastique et Peggy s’assirent derrière une petite table. Le Grec resta debout. On entendit la réflexion aigre d’un photographe :

« John ! Ton trépied me gêne ! »

Une jeune rédactrice à l’allure délurée chuchota :

« Il a pris un sacré coup de vieux !

— Messieurs !… commença le Grec… J’ai l’honneur de vous présenter Mgr Corybantes, archimandrite de Corfou. Monseigneur a bien voulu me faire la grâce d’être témoin des déclarations que j’ai à vous faire. Je l’en remercie, ainsi que d’une autre faveur miséricordieuse. C’est sur son autorisation que la Vierge Blanche — il désigna la statue — a pu quitter le monastère de Corfou où les fidèles, depuis six siècles, viennent lui adresser leurs prières. Peut-être entendra-t-elle la mienne aujourd’hui, en ces heures d’angoisse…

— Merde, ce cul, c’est pas vrai !… s’extasia le play-boy américain, pendant que continuait le blablabla…

— Vous avez devant vous, continua le Grec, un homme brisé. J’ai un fils, un fils unique, Achille. À l’instant où je vous parle, j’ignore où il se trouve. J’ignore même s’il est en vie. Sa vie m’est plus précieuse que ma propre vie.

— Ah ! ce cul !

— La ferme, quoi ! Vous ne respectez rien ! », se révolta la rédactrice délurée.

« Voilà ce que j’avais à vous dire… », poursuivit le Grec… « Si Dieu a rappelé mon fils à Lui, je me retire des affaires et du monde. Ma femme est entièrement d’accord avec cette décision. » (Sourires dans les coins, mouvements divers.) « Mais si, par miracle, par la grâce de Dieu, par bénédiction de la Vierge Blanche, je retrouvais Achille vivant, je jure solennellement » — là, le Grec s’adressa à l’archimandrite Corybantes — « … je jure solennellement que je remettrai tous mes biens, je dis bien TOUS, à notre Sainte Mère l’Église.

— Pour cette clause, c’est moins sûr que sa femme soit d’accord ! » ironisa un mauvais esprit.

« Messieurs, conclut le Grec, je vous remercie. Les recherches continuent. »

La séance était close. Avant même que le prélat ne soit descendu de son estrade, la moitié des journalistes avait quitté la pièce pour se ruer au téléphone. Les femmes surtout. Quant aux hommes, ils patientaient quelques secondes encore. Pour voir sortir Peggy. De dos.


Le Grec toisa Lewis d’un air courroucé : depuis quand se mettait-il en travers de son chemin ?

« Qu’est-ce que vous voulez ?

— C’est important, monsieur… »

Le secrétaire privé prit une mine de chien battu mais ne s’écarta pas pour autant du passage. Intrigué, l’archimandrite lui jeta un regard curieux. Peggy l’entraîna.

« Alors ? aboya Socrate… Vous ne voyez pas que je raccompagne Monseigneur ?

— C’est très grave, monsieur…

— Que peut-il y avoir de plus grave que ce que je souffre en ce moment ?

— Je sais monsieur, rien, seulement…

— Accouchez !

— C’est à propos de la Persian Petroleum…

— Vous perdez la raison, ou quoi ? Je viens d’annoncer que je renonçais définitivement à tout ! Et d’abord, à mes affaires ! Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, votre Persian Petroleum ?

— C’est M. Kallenberg, monsieur…

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Et Mme Mikolofides…

— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?

— Ils viennent de s’associer, monsieur ! Ils vont essayer de vous couler !

— Ils se détestent !

— Peut-être. En tout cas, ils rachètent les parts des petits porteurs pour fusionner et devenir majoritaires. »

Le Grec devint encore plus pâle.

« Les salauds ! Vous êtes sûr ?

— Certain, monsieur.

— Ils osent ! Ils savent que je suis en train de crever et ils osent !

— C’est pour cela qu’ils osent.

— Ah ! non. Jamais ! Ne serait-ce que par respect pour Achille, jamais !… Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Tout se joue sur deux actions. Il faut les empêcher de les avoir toutes. Me permettez-vous de m’en occuper ?

— Allez-y Lewis ! Vous avez pleins pouvoirs ! Démolissez-moi ces vautours ! »


Depuis huit heures, avec des précautions infinies, centimètre par centimètre, on halait l’épave. Les grutiers n’avaient pu garantir qu’ils arriveraient à la tirer complètement hors de l’eau. À quinze mètres de profondeur, il est impossible de savoir dans quelle partie du métal ont mordu les crocs d’acier qui balaient le fond de la mer à l’aveuglette. Une traction trop forte, un mouvement trop brutal et tous les efforts seraient réduits à néant : la carcasse du Bonanza s’engloutirait à nouveau et, plus jamais, nul ne pourrait la remonter de son écrasante prison liquide.

La Marine grecque avait posté des hommes-grenouilles tout au long des câbles jusqu’à une profondeur d’une centaine de mètres. Dans la mesure du possible, leur mission était d’arrimer l’épave plus solidement et de la soutenir jusqu’à la surface.

Tête nue sous le soleil, debout dans l’une des vedettes qui se balançait sous la houle, le Grec attendait, étranger à tout, les yeux rivés à ces filins d’acier s’enroulant à une lenteur infinie sur les treuils, dans l’immense silence que troublaient à peine le grincement des poulies et le cri angoissant des mouettes. Soudain, une énorme bulle d’un rouge vif vint s’étoiler sur l’écume des vagues : le signal… Cela signifiait que l’épave venait de passer au niveau du plongeur situé le plus profondément. Encore une demi-heure et l’on saurait si les débris de l’avion servaient de cercueil à Achille.

Malgré eux, tous ceux qui participaient à l’opération observaient Satrapoulos à la dérobée.

Depuis six jours, dans un rayon de cent kilomètres, chaque mètre carré de la mer avait été labouré des dizaines de fois par une multitude de bateaux. Il était impensable qu’un naufragé éventuel ait pu passer à travers les mailles de ce filet. En tout cas, tous les sauveteurs en avaient la conviction formelle. Tous sauf le Grec. Aucun raisonnement n’avait pu ébranler sa certitude intérieure fondée sur le commerce intime qu’il entretenait avec ses dieux personnels. Vingt ans plus tôt, ils avaient exigé de lui qu’il ensemence le même endroit avec les cendres de sa mère. Par conséquent, il était impossible aujourd’hui qu’ils permettent à la mer de lui garder, en offrande supplémentaire, le corps de son fils. Il y a des lieux peuplés de signes. Celui-ci en était un. Il ne l’avait pas choisi et, pourtant, pour la deuxième fois, il y jouait sa vie. La première fois, la mort de l’autre l’avait fait renaître. Aujourd’hui, si elle était confirmée, elle le ferait mourir.

Un homme-grenouille émergea brusquement et fit de grands signes pour qu’on manœuvre plus doucement encore. Les matelots ralentirent le rythme des treuils. Sur le pont arrière de l’aviso, côte à côte sans s’adresser la parole, épaule contre épaule, sans se voir, Lena et Peggy, l’ancienne femme et la nouvelle, crispèrent leurs mains d’un même mouvement sur la lisse de la rambarde. Geste identique pour des raisons opposées : Peggy, parce qu’elle avait l’habitude de la mort, Lena, parce qu’elle n’avait jamais été effleuré par le malheur. Et que, pour ce baptême, il s’agissait de son fils.

Au coup de sifflet d’un contremaître, toutes les embarcations légères s’écartèrent pour faire cercle autour des câbles d’acier tendus comme des cordes de guitare. Sous l’eau, on aperçut vaguement une immense forme grise dont la réverbération rendait les contours incertains, flous et mouvants. Seul, le canot du Grec n’avait pas bougé. Satrapoulos avait eu un geste si impératif que l’officier n’avait pas osé entreprendre la manœuvre. Il y eut un remous. La queue de l’appareil apparut, marquée du sigle G.À.L. des Graecian Air Lines. Un énorme crochet d’acier était fixé dans l’aileron horizontal dont on apercevait la déchirure. Le fuselage s’arracha ensuite à la masse liquide, laissant apercevoir le second crochet mordant le ventre de l’appareil.

Dans une seconde, on allait pouvoir distinguer le cockpit. Le Grec étreignit à la broyer la tête de la statue de la Vierge. La dernière mâchoire d’acier creva doucement la surface, soutenant le bout de l’aile droite dont on sentait les vibrations. Ainsi hissé, l’avion émergeait de l’eau aux trois quarts, dans un angle bizarre, déséquilibré par rapport à un plan horizontal, nez en bas, invisible encore, comme s’il s’était figé dans son mouvement en amorçant un tonneau en piqué.

Le plexiglas de la partie visible dû cockpit était obscurci par une espèce de buée, empêchant le regard de pénétrer à l’intérieur.

« Halte ! » hurla l’officier qui commandait la manœuvre.

Les hommes d’équipage bloquèrent les treuils. Maintenant, c’était aux pontonniers de jouer. Ils allaient passer des bouées sous l’épave pour la maintenir à la surface. Ensuite, on hisserait l’appareil à bord d’un dock flottant.

Alors, dans le fantastique silence, se déroula quelque chose de stupéfiant.

Le Grec allongea la main et toucha un bout de l’aile. Il s’y accrocha. Son bateau pivota faiblement sous sa traction. Un marin fit un mouvement pour intervenir. D’un regard furibond, le Grec le figea sur place. Avant que quiconque ait pu bouger pour l’en empêcher, il empoigna à deux mains la bordure de l’aile, fit un rétablissement et se mit à ramper en direction de la carlingue…

« Monsieur ! » cria d’une voix angoissée le commandant de l’aviso…

Le Grec ne l’entendit pas. Même à coups de canon, on n’aurait pu l’empêcher de faire ce qu’il avait à faire : il fallait qu’il sache ! Sous son poids, la carcasse du Bonanza se mit à vibrer. Il était trop tard pour que quiconque pût désormais s’interposer. Le moindre poids supplémentaire et le métal où griffaient les crochets se déchirait comme une soie pourrie.

Lentement, le Grec se mit à progresser sur l’arête de l’aile, glissant parfois sur l’aluminium humide… Suspendus à ses gestes, fascinés, les témoins retenaient leur souffle. Il semblait qu’un seul mot prononcé un peu fort suffirait à provoquer une irréparable rupture. Pourtant, le Grec parvenait à saisir le montant du cockpit… Il chercha un appui pour ses pieds, ne le trouva pas et s’accrocha à pleins bras au dôme de plexiglas sur lequel il se jucha à califourchon.

Le commandant fit une deuxième tentative. D’une voix qu’il tenta vainement de rendre naturelle, il lança :

« Monsieur !… Laissez-vous glisser sur l’aile et revenez à votre point de départ ! Laissez faire nos spécialistes… »

Cette fois, le Grec l’entendit. Dans sa rage d’être dérangé, il fit un geste violent qui le déséquilibra presque, à la grande horreur de Peggy. La carcasse de l’avion frémit et eut un balancement menaçant. Le Grec s’essuya le front. Il fallait maintenant qu’il fasse glisser la portière que la pression de l’eau avait dû refermer. Tête en bas, à plat ventre, il se pencha de plus en plus pour atteindre l’emplacement de la poignée. Il l’effleura du bout des doigts, s’y cramponna et pesa sur elle de tout son corps. Sous sa poussée, il la sentait vibrer dans son logement… Il fallait qu’elle s’ouvre qu’elle livre son secret !… Un effort encore… Il sentit que ça y était, qu’elle venait… Elle pivota lentement et s’ouvrit maintenue en équilibre par le Grec qui la retenait de toutes ses forces. Il devait maintenant passer la tête dans la carlingue, essayer de s’y glisser si le poids de cette foutue porte ne le faisait pas tomber à la mer…

Sur la passerelle de l’aviso, muette, Lena pleurait doucement, Peggy gardait les yeux secs mais, mieux que des larmes, la crispation de ses muscles exprimait son angoisse, sa peur abominable, son désarroi. Elle vit son mari basculer en avant dans un ultime effort et s’engouffrer à l’intérieur de la carlingue comme s’il y avait été aspiré. Avec un bruit sourd et feutré, la porte se referma sur lui. C’est à cet instant précis que l’aileron de la queue céda en premier. L’extrémité de l’épave s’abattit sur la mer dans une gerbe d’écume. De dix poitrines jaillit le même cri :

« Attention ! »

Presque aussitôt, le métal de l’aile sembla se froisser et le câble qui le retenait voltigea vers le ciel avec un sifflement. L’espace d’une seconde, tout le poids de l’appareil fut supporté par le dernier filin accroché sous la carlingue. Il se brisa net. Personne n’eut le temps d’esquisser le moindre mouvement.

Nez en avant, l’avion piqua dans l’eau à la verticale à la vitesse d’une pierre. Sur le pont de l’aviso, Peggy détourna le visage, poussa une longue plainte et se mordit les poings. Quand elle se força à regarder à nouveau, la mer était vide. Là où se trouvait l’appareil un instant plus tôt, il n’y avait plus rien. Plus rien qu’un puissant remous faisant tanguer les vedettes, et dont les ondulations souples s’éloignaient en cercles concentriques vers le large.

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