TROISIÈME PARTIE

20

Le chauffeur de taxi jeta un regard ironique à son étonnante cliente. Lui, qui se vantait d’être psychologue, n’avait pas réussi, en cent kilomètres, à comprendre qui elle était, ce qu’elle souhaitait vraiment faire et l’endroit exact où elle désirait se rendre. Le savait-elle elle-même ? Lorsqu’elle était sortie de l’aéroport de Marignane, elle lui avait simplement dit, en un très bon français, mais avec un accent indéfinissable :

« Je voudrais aller plus loin que Carpentras. Vous connaissez ? »

En général, les clients ne lui demandaient jamais de se rendre au-delà de Marseille. D’où venait-elle ? Tant d’appareils atterrissaient et décollaient dans la journée… En rangeant son sac de marin dans le coffre, il avait vu, accrochée à la bretelle, une étiquette au nom d’une compagnie italienne. Cela ne voulait pas dire grand-chose, car les avions italiens, eux aussi, se rendent au Groenland ou en Afrique du Sud. En tout cas, il avait accepté la longue course, ne pouvant toutefois se défendre d’un léger sentiment d’inquiétude qu’il se reprochait : si elle allait ne pas le payer ? Pourtant, cette fille traînait derrière elle un entêtant parfum de fric, qui n’était pas dû à ses vêtements — un blue-jean et un pull de marin bleu foncé à col roulé — mais à des ondes subtiles qui émanaient de toute sa personne. À plusieurs reprises, il avait essayé de lier conversation, commentant la route qu’ils suivaient, la prenant a témoin de l’imprudence des « autres », quand il effectuait un dépassement difficile, lui offrant des cigarettes qu’elle refusait, lui racontant des blagues dont il ne savait pas bien si elle les avait comprises et, à tout hasard, riant tout seul de les avoir racontées à voix haute. Quand ils furent à la hauteur de Plan-d’Orgon, il comprit qu’il n’en tirerait rien et renonça à lui adresser la parole. La voiture filait entre deux rangées de platanes dont les ombres dures hachaient le bitume qui chuintait sous les roues. De place en place, des paysans leur faisaient signe, qui avaient installé des éventaires de melons sur les bas-côtés du talus.

« Comment ça s’appelle, exactement, l’endroit où vous allez ?

— Ça ne s’appelle pas. »

Il fut vexé de cette réponse, la seule qu’il ait obtenue depuis le début de leur randonnée. Il insista :

« Non, mais je veux dire, après Carpentras, où faut-il que je passe ?

— Attendez… c’est entre (elle extirpa une feuille de papier de la poche de son blue-jean)… entre Oppède et Roussillon… Tout ce que je sais, c’est qu’en bas de la route qui monte au village, il y a un transformateur.

— Oui, mais le village, comment il s’appelle ?

— Autrefois, il s’appelait Cagoulet.

— Il a changé de nom ?

— Non. Mais plus personne n’y habite.

— Ah !… »

De plus en plus bizarre… Une fille habillée comme une étudiante fauchée, mais pas assez jeune pour être étudiante, ni assez fauchée, puisqu’elle avait un sacré kilométrage à payer, et qui se rendait dans un village qui ne s’appelait pas et où personne ne vivait…

« Vous avez des amis qui vous attendent ? »

Elle ne répondit pas, ce qui lui fit hausser légèrement les épaules. Pendant un très long moment, il n’y eut plus que les flaques de soleil, les zones d’ombre, le bruit du moteur couvert de temps en temps, selon l’angle d’attaque du mistral, par le crin-crin exacerbé des cigales et, dans les lointains, la douce tache bleue d’un champ de lavande, la verticale noir corbeau d’un cyprès, le cri écarlate d’un coquelicot sur l’herbe pelée de la rocaille. On passa sur un pont au-dessous duquel serpentait une giclée d’eau boueuse :

« La Durance… À gauche, là-bas, c’est Avignon. Mais nous, on va continuer à droite puisqu’on va à Carpentras… »

Il éclata d’un gros rire, content de sa pauvre plaisanterie, et se retourna pour voir si elle le suivait : elle ne l’avait même pas entendu, le visage tourné vers sa droite, les mèches folles s’échappant de son foulard fouettées par le vent.

Il redressa précipitamment la voiture, prévenu par le klaxon furieux d’un poids lourd qu’il roulait au milieu de la route. À un moment, il dut s’arrêter pour faire le plein. Il sortit du véhicule, s’avança en direction de la portière arrière et lui demanda :

« Vous voulez pas sortir un peu pour vous dégourdir les jambes ? »

Elle le remercia d’un sourire éblouissant qui le laissa pantois : que cette fille était belle ! Il ne l’avait pas réellement vue jusqu’à présent, mais elle avait un visage à faire du cinéma. Il est vrai qu’elle avait gardé sur le nez de très grosses lunettes de soleil. Maintenant qu’elle les avait ôtées, il recevait comme un choc la perfection de son visage et paradoxalement, en fut rassuré : avec une tête pareille, on a de quoi payer un taxi.

Il se réinstalla au volant et reprit la route. Sur la droite, déjà, on apercevait les contreforts du Luberon, gris-bleu. Carpentras fut dépassé, puis, Vaison-la-Romaine. Les cigales faisaient un bruit si furieux qu’on finissait par ne plus les entendre, bruit de fond, bruit de vent.

Le chauffeur se retourna vers sa passagère :

« Attention, hein ! On arrive !

— Après Roussillon, il faut compter encore huit kilomètres.

— On y est à Roussillon, c’est ça… »

Des maisons ocre, des platanes centenaires et des vieillards surveillant des enfants, devant les portes. Un ballon roula sous le taxi, poursuivi par un gosse. Coup de frein :

« Ah ! Ils sont pas nerveux, ici ! »

On sortit du village. Au bout de quelques kilométrés, la voiture ralentit, roulant presque au pas :

« Vous avez bien dit un transformateur, hein ? »

Il n’attendait même pas de réponse. Il jeta un coup d’œil machinal au compteur : 52 398 francs ! Comment allait-il oser lui donner un chiffre aussi astronomique ? Après tout c’était de sa faute, à elle, pourquoi ne lui avait-elle pas demandé un forfait ?

« Le voilà, votre transformateur ! »

Un pylône de béton, veillant au carrefour de la route principale et d’une autre, empierrée, qui grimpait dans la colline. Le chauffeur sauta de voiture, repéra un poteau indicateur dont les inscriptions semblaient effacées, s’en approcha et jeta triomphalement :

« Cagoulet ! Vous voyez, c’est écrit ! Deux kilomètres. On y va ? »

Elle fit non de la tête, manifestant son désir de descendre là. Il poursuivit :

« Ça m’étonnait, aussi ! Un village qui a pas de nom, c’est des idées de Parisien, ça !

— Vous me donnez mon sac ? »

Il ouvrit le coffre arrière, en sortit le sac de marin qu’il garda dans les mains, sans oser le poser par terre ou le lui tendre.

« Je vous dois combien ? »

Il fut réellement peiné de le lui dire :

« 52 720 francs. »

Il baissa la tête, comme s’il avait proféré une grossièreté. Il aurait voulu lui faire un prix :

« Disons cinquante et ça ira très bien. »

Elle lui sourit, plongea ses doigts dans le sac — des doigts, il était prêt à le jurer, qui n’avaient jamais baigné dans aucune eau de lessive — et en tira une liasse effarante de gros billets : il en fut presque choqué :

« Vous vous baladez avec tout ça sur vous ? »

Nouveau sourire. Elle lui tendit six billets. Il en prit cinq et lui en rendit un. Elle refusa :

« Bon, alors, je vais vous rendre la monnaie. »

Elle l’arrêta d’un geste :

« Gardez tout, j’ai été ravie de voyager avec vous. »

Maintenant, il ne savait vraiment plus ce qu’il devait faire. Il restait planté devant elle, sa liasse à la main. Quand il leur raconterait ça, à Marseille… En vrai loup de mer, elle balança le sac sur ses épaules, d’un mouvement de hanches, lui sourit une dernière fois et s’engagea dans la pierraille. Il resta debout une bonne minute, contemplant sa silhouette qui s’éloignait, en admirant les formes moulées par le pantalon de grosse toile. Finalement, il secoua la tête comme pour sortir d’un rêve, se rassit à sa place et démarra, la tête pleine de pensées vagues.


À un moment, le chemin suivait la déclivité d’un vallon et Lena dut descendre, ce qui lui cacha pendant quelques minutes les maisons qu’elle apercevait sur la hauteur. Ce qui la frappait surtout, c’était la qualité du silence et l’odeur parfumée de l’air. Parfois, le bruit de ses pas provoquait un glissement bref et furtif dans les herbes, fuite d’un lézard peut-être, ou d’un lapin. Malgré ce qu’elle avait à faire, elle se sentait étrangement libre, et jeune, n’arrivant pas à croire que quoi que ce soit puisse avoir l’air plus vrai que ce paysage. Quelque chose de solide, de dru et de pur à la fois, ni trafiqué ni faisandé. Sans savoir pourquoi, elle se mit à courir, heureuse de sentir ses jambes souples et le jeu délié de ses muscles. En dehors de l’asphalte stupide des courts de tennis, depuis combien de temps n’avait-elle pas couru, couru pour le plaisir, sans autre but que l’excitation de la course ? Elle arriva en haut de la pente, et, progressivement, vit à nouveau les trois ou quatre grosses fermes, le toit d’abord, auquel des tuiles manquaient, puis les murs épais percés de petites ouvertures circulaires, juste sous la charpente, et, plus bas, des fenêtres aux volets gris et tavelés de vieillesse. L’air portait extraordinairement les sons. Lui parvinrent aux oreilles le gloussement d’une poule et les accords métalliques d’une guitare. Sur la gauche des maisons, elle vit, légèrement détachée, une espèce de grange flanquée d’une meule de paille, et un puits, non loin d’un olivier. Devant le puits, une silhouette d’homme qui tirait de l’eau dans un seau. L’homme était nu jusqu’à la ceinture et se mit à vocaliser en suivant les notes de la guitare. Lena s’arrêta un instant, invisible encore pour l’homme. Elle posa son sac à ses pieds et regarda, s’imprégnant de la lumière, de la mélodie, du parfum de l’atmosphère, contemplant le dos musclé et bronzé de cet homme qui, elle le voyait maintenant, avait les cheveux très longs, attachés derrière le cou en une espèce de natte. Elle pensa qu’elle vivait un instant rare, bien qu’elle s’en défendît, car il n’y avait aucune raison qu’il le fût. Pourtant, cela lui rappelait une autre seconde de grâce dont elle avait joui des années plus tôt, en Grèce, au cours d’une croisière sur le yacht de son mari, alors qu’elle nageait du fond de la mer vers la surface où elle apercevait, presque translucide à force d’être orange, le corps de son amant. Elle prit une brève inspiration, remit son sac à l’épaule et se dirigea d’un, pas décidé vers les fermes. Sur le sol, ses espadrilles ne faisaient aucun bruit. Elle n’était plus qu’à dix mètres de l’homme quand, d’instinct, il se retourna, le seau plein d’eau à bout de bras :

« Hello !… »

Elle eut un sourire gauche et répliqua :

« Hello !… »

Aucun des deux ne bougea plus. Lui, avec son seau, elle, avec son sac. Simplement, ils se regardaient, sans mot dire. Il devait avoir vingt, vingt-cinq ans, était immense, presque maigre, barbu, noir de cheveux, noir partout de soleil, sauf les dents qui fendaient son visage comme une ligne de lumière, et les yeux, très clairs, qui le trouaient comme les ouvertures d’un masque. Lena pensa que, en dehors de Marc, elle n’avait jamais vu un homme aussi beau : qu’est-ce qu’ils foutaient, les producteurs, à Hollywood, au lieu de venir chercher ce dieu dans ses labours ? Elle fit un effort énorme pour revenir à la réalité. Elle se composa un masque lointain, qu’elle voulait autoritaire. Dans la maison, la guitare s’était arrêtée de scander la scène, et le silence n’en devint que plus énorme. Il la regardait toujours, amical, bienveillant, rigolard, sûr de lui. Lena jeta d’une voix brève en anglais :

« Je viens chercher ma sœur. »

Le sourcil droit du garçon se déplaça vers le haut d’un millimètre. Il posa son seau :

« Qui c’est, ta sœur ? »

Lena fut stupéfaite qu’on pût la tutoyer. Elle avala sa salive :

« Melina. Melina Mikolofides. »

L’autre eut un grand sourire :

« Ça alors ! Tu es la sœur de Melina ? Elle est allée chercher du bois… Tu veux boire ? »

Lena prit conscience qu’elle mourait de soif :

« Non, merci.

— Vas-y ! Elle est fraîche !

— Merci, non.

— Goûte-là ! Tiens, viens, regarde… »

Il posa le seau sur la margelle du puits, s’approcha d’elle, la prit par la main et la tira vers le puits sans qu’elle ose protester.

« Vas-y… Bois… »

Ne résistant plus, elle se pencha au-dessus du seau plein d’ombre bleue et y trempa les lèvres. L’eau était si glaciale qu’elle lui brûla la bouche. Elle but longuement, à grands traits avides.

« Alors, c’est toi, la femme de Satrapoulos, le type du pétrole ? »

Et il éclata de rire. Apparemment, il n’était pas impressionné. Bien qu’il ait prononcé sa phrase sans agressivité, Lena rétorqua sèchement :

« Vous retardez de cinq ans. Je suis la duchesse de Sunderland. »

Avec un air qui lui donna envie de le tuer, il s’inclina en une vaste révérence :

« Pardonnez-moi, Your Grace, je ne savais pas. »

Et il ajouta :

« De toute façon, ici, que tu soies duchesse ou femme de ménage, ça ne veut pas dire grand-chose pour nous.

— Nous ?

— Ben oui… Nous sommes sept, trois filles et quatre garçons. Avec toi, ce sera parfait, ça va faire un compte rond. »

Lena aurait préféré ne pas relever l’insolence, mais ne put s’empêcher de dire :

« Vous faites erreur. Sans moi et sans Melina, vous ne serez plus que six.

— Qui t’a dit que Melina voulait partir ? Et qui te dit que tu n’auras pas envie de rester ? »

Lena fut suffoquée par tant de culot.

« Où est ma sœur ?

— Allez, entre, viens poser ton sac et enterre la hache de guerre. Tu as faim ?

— Non.

— Il y a une minute, tu n’avais pas soif non plus. Et pourtant, tu as bu. »

Il reprit son seau et se dirigea vers l’entrée de la ferme. De près, les bâtiments étaient minables, couturés, éventrés, mais d’une couleur étonnamment chaude, ocre et brune, patinée par le soleil. Lena le suivit. Quand elle eut un pied sur l’unique marche du perron, il s’effaça pour la laisser passer et lui glissa à l’oreille, presque comme une confidence :

« Au fait, je m’appelle Fast. »

Elle pénétra dans une immense pièce au fond de laquelle s’étalait une gigantesque cheminée. Un sol en terre battue, quelques vieux instruments aratoires rouillés accrochés aux murs de pierre vive, des toiles d’araignées aux solives du plafond, même pas du plafond qui n’existait pas, mais du toit. Dans un coin, une vaste litière de paille. Au centre de la pièce, une grossière et massive table en bois recouverte de vaisselle sale et de deux pieds nus appartenant à un garçon tenant une guitare dans ses bras :

« Lui, c’est Julien. »

Et à Julien, qui inclinait la tête en un sourire :

« C’est la sœur de Melina. Comment tu t’appelles ? Ton prénom ?…

— Lena… Enfin… Helena.

— Bon. Eh bien, Lena, puisque tu es ici, tu vas mettre la main à la pâte. Comme tu entres dans notre petite famille, tu vas éplucher des haricots. Tu vas voir, c’est marrant, je parie que tu l’as jamais fait ! »

Lena ne put s’empêcher de jeter un regard furtif à ses longues mains aux griffes vernies : ou elle rêvait, ou ce type était complètement dingue !


Irène entra la première dans sa chambre, en trombe, se déchaussa en s’aidant de ses pieds et fit valser ses mocassins qui atterrirent n’importe où. D’un mouvement rageur, elle balança son sac à main qui traça une trajectoire dans l’espace avant d’aller chuter sur le bord du lit où il s’ouvrit, laissant échapper son contenu. Derrière elle, interloqués, son valet et sa femme de chambre, chargés de ses valises, échangèrent un regard de connivence. Comme Irène se vantait de ne jamais laisser voir ses états d’âme par son personnel, elle feignit de mettre sa fureur sur le petit incident qu’elle avait pourtant provoqué elle-même :

« Eh bien, aidez-moi, au lieu de rester plantés ! »

Liza se précipita pour ramasser les menus objets échappés du sac. Irène fondit sur elle pour l’en empêcher, plaquant sur son visage un terrifiant sourire qui jurait avec sa tension intérieure :

« Non, laissez ça, ma petite Liza ! Je le ferai moi-même… Je vous sonnerai dans un moment pour du thé… »

Liza flaira l’orage imminent. Elle fit un signe discret à Albert et l’entraîna à sa suite. À peine étaient-ils sortis qu’Irène se jetait sur le lit, à plat ventre, cherchant fébrilement sa boîte de pilules. Quand elle les eut trouvées, elle en mit trois sur sa langue, fit la grimace, ouvrit une commode d’où elle tira une bouteille de cognac. Elle en but une longue rasade au goulot, s’essuya la bouche d’un revers de main, eut une quinte de toux et se dirigea, pliée en deux, vers la salle de bain. Elle ouvrit en grand le robinet en or du lavabo, recueillit de l’eau dans ses mains jointes en vasque et en avala une grande lampée. Sa toux redoubla de violence. Tout allait mal ! Elle s’assit sur le bidet, la tête en appui sur ses deux poings fermés, les dents grinçant et s’entrechoquant, essayant en vain de refouler sa colère et son dépit. Trois jours plus tôt, elle avait reçu un coup de téléphone impératif de sa mère :

« Prends le premier avion et arrive tout de suite ! Ne discute pas ! La famille est en danger ! »

Elle aurait voulu avoir le courage de l’envoyer paître, mais s’était contentée de lui répondre : « Oui maman. J’arrive. » Comme d’habitude. En débarquant à Athènes, elle avait eu la désagréable surprise d’y trouver sa sœur. Lena était arrivée elle aussi une heure auparavant, convoquée pour les mêmes motifs mystérieux. Médée Mikolofides n’y était pas allée par quatre chemins. Elle les avait fait entrer immédiatement dans son bureau dont elle avait refermé la lourde porte matelassée. Elle s’était assise dans son fauteuil favori, avait pris un air solennel et sévère. Au moment d’ouvrir la bouche pour parler, elle se ravisa, se releva et, à petits pas rapides et furtifs, retourna vers la porte qu’elle ouvrit à la volée, comme si elle s’attendait que quelqu’un fût caché derrière. Le long couloir était vide. Elle revint s’asseoir sans paraître remarquer le regard étonné que lui jetaient Lena et Irène. Elle attaqua :

« Nous sommes déshonorés. Et ce qui fait suite au déshonneur, c’est la ruine. »

Irène et Lena, muettes, attendaient la suite. Avec des précautions de conspirateur leur mère sortit une page de journal d’un coffret fermé à clef :

« Lisez ça… Si votre père l’avait lu, il en serait mort ! »

Les deux jeunes femmes se penchèrent, intriguées, pour lire ensemble… Il s’agissait d’un article paru dans un journal français, intitulé : LA FILLE DU MAGNAT DANS LES PARADIS ARTIFICIELS.

Lena avait l’air inquiète, mais Irène, qui se sentait envahie par un sentiment de triomphe, ne se laissa pas prendre à ses simagrées : il était question de Melina, leur sœur à toutes les deux, celle qui les écrasait de son mépris. Eh bien, c’était du joli ! D’après le journal Melina, rompant avec la tradition de travail et de sérieux de sa famille, menait une vie extrêmement libre — le mot « extrêmement » était composé en caractère gras — dans une communauté hippie située dans le sud de la France, sur les contreforts des Alpilles. Dans cette communauté, précisait le reporter, tout était partagé, les loisirs, le pain, le sommeil, l’eau et l’amour (là encore, le mot « amour » était composé en gras).

« Eh bien, qu’en pensez-vous ? »

Médée avait lâché sa phrase en la projetant, les mains accrochées à son bureau, le buste penché en avant. Avec orgueil, Irène réalisa que sa mère pour la première fois de sa vie, lui demandait son avis, la faisait participer aux décisions qu’elle allait prendre. Bien sûr, il n’y a pas de bonheur parfait, car Lena profitait elle aussi de cette confiance. Encore était-elle trop bête pour l’apprécier.

« Ce n’est pas tout, poursuivit Médée, Regardez ! »

De son coffret, elle fit jaillir une liasse de journaux liés par un élastique :

« La plupart des magazines européens ont repris la nouvelle dans cette ordurière feuille de chantage française ! »

Visiblement, elle attendait leurs commentaires. Irène, sournoise, fit le premier :

« Pauvre Melina… Comme elle doit être malheureuse… »

La veuve Mikolofides bondit :

« Et moi alors ?… Et nous !… Je veux que votre sœur arrête ses conneries, vous m’entendez ! Je veux qu’elle revienne à la maison ! Et si elle ne veut pas vous suivre, j’enverrai les flics la chercher !

— Vous voulez qu’on la ramène ?… » interrogea Lena qui, dans les moments graves, vouvoyait sa mère comme lorsqu’elle était enfant.

« Toutes les deux ? » intervint Irène.

Médée ne répondit pas tout de suite, réfléchissant à la meilleure façon de faire rentrer au bercail sa brebis égarée. Finalement :

« Votre avis ? »

Irène saisit la balle au bond, aux anges d’avoir la chance de servir de médiateur entre les membres déchirés de sa famille :

« Mère, il vaudrait peut-être mieux que l’une de nous seulement se déplace. Question de discrétion… Pas de scandale… »

Médée la regarda fixement…

« C’est ce que tu penses ?

— Oui, mère, c’est mon avis. »

Elle se tourna vers Lena :

« Et toi ?

— Je pense qu’Irène a raison. Si nous y allons toutes les deux, Melina risque de se braquer. »

La veuve posa ses deux mains à plat sur la table :

« Alors, parfait. Lena, c’est toi qui iras. »

Irène eut l’impression qu’un poignard lui entrait dans le cœur : c’était trop injuste ! D’un mot, sa mère lui enlevait l’importance qu’elle lui avait fait miroiter durant quelques minutes. Comme toujours, elle n’osa pas protester et cacha son dépit en affirmant le contraire de ce qu’elle pensait. Se tournant vers Lena :

« Maman a raison. Tu es beaucoup plus diplomate que moi. »

Elle en étouffait… Elle reprit :

« D’ailleurs, j’ai tant de choses à faire à Londres… »

Sa mère la toisa :

« Pas question que tu retournes à Londres ! Tu restes ici, je veillerai sur toi en attendant que ta sœur ramène Melina. Il faut se serrer les coudes !

— Mais… tenta Irène, mon mari… »

Médée éclata d’un rire méprisant :

« Ton mari !… »

Il faut dire que la veuve Mikolofides, avec les années, devenait de plus en plus insupportable. Pendant les quarante-huit heures qui avaient suivi, Irène, cloîtrée dans l’immense demeure comme si elle avait eu six ans, s’en était aperçue à une foule de détails. Elle avait un complexe de persécution qui lui faisait voir des voleurs partout. Elle n’hésitait pas à traiter ses plus proches collaborateurs de fripouilles dès qu’ils se permettaient la moindre initiative, le plus petit geste d’autonomie. Par ailleurs, elle avait avoué à Irène la haine qu’elle portait à Kallenberg et à Satrapoulos, d’abord parce qu’ils lui faisaient une concurrence forcenée sur les mers — malgré les multiples associations que les trois armateurs avaient en commun — ensuite, parce que la fabuleuse réussite de ses deux gendres — elle ne s’était pas encore habituée au récent divorce de Satrapoulos et de Lena — était une insulte grave à ses prérogatives de chef d’entreprise. Bref, Irène avait passé des heures de cauchemar aux côtés de ce despote irascible et méfiant. Le matin du troisième jour, voyant qu’on était toujours sans nouvelles de Lena, Irène avait dû la supplier de la laisser retourner à Londres, jurant qu’elle lui téléphonerait et qu’elle restait à sa disposition. Médée, qui ne décolérait pas, avait fini par accepter.

Et maintenant, elle se retrouvait dans sa résidence britannique, assise comme une imbécile sur un bidet, malheureuse comme elle ne l’avait pas été depuis longtemps. Elle entendit s’ouvrir la porte de sa chambre, pensa que c’était Liza qui revenait. Elle resta figée dans la même attitude, se contentant de repousser vaguement la porte de la salle de bain. Poussé de l’extérieur, le vantail revint sur elle. Elle leva la tête : Herman la regardait avec un indicible écœurement. Surprise, elle ne songea même pas à changer de position et, toujours à son idée, prit son mari à témoin de l’injustice de sa mère :

« Elle, elle !… Toujours elle ! »

Barbe-Bleue se taisait. Elle précisa :

« Maman est inconsciente ! Elle a choisi Lena pour aller chercher Melina ! »

Kallenberg sembla exploser :

« On s’en fout de ta pute de sœur ! Il vient d’arriver une chose terrible ! »

D’un geste machinal, Irène essuya le rimmel qui lui coulait des yeux sur les joues, se mélangeant au maquillage qui lui barbouillait les pommettes : que pouvait-il arriver de pire ? Elle était humiliée par sa mère et traitée comme une chienne par son mari.


Melina se redressa, frotta ses reins endoloris et jura :

« Et merde !… »

Elle alla se laisser tomber au pied d’un olivier, tira une gauloise froissée d’une poche de sa chemise et l’alluma. Elle en avait marre de ramasser des brindilles de bois. Elle en avait marre de tout. Elle tira quelques bouffées amples de sa cigarette et se mit à réfléchir sur son plus vieux thème : vivre comme une bourgeoise lui donnait la nausée, mais mener une existence vouée au retour à la terre ne la remplissait pas d’aise non plus. Alors ? Où était sa vraie place ? Elle murmura le dernier quatrain du Pauvre Gaspard de Verlaine :

Suis-je né trop tôt ou trop tard

Qu’est-ce que je fais en ce monde

O vous tous ma peine est profonde

Priez pour le pauvre Gaspard…

Elle avait beau se sentir comblée par la présence de Fast — beaucoup plus avare de son corps que de ses sarcasmes — rien n’y faisait : elle était mal dans sa peau, et cela ne datait pas d’hier. Dès qu’elle avait eu l’âge de raison — qu’elle appelait l’âge de déraison — elle avait compris qu’elle ne pourrait pas se glisser, comme ses sœurs, dans le système. La famille — la sienne surtout — la dégoûtait, tout effort continu lui donnait une sensation de vertige. Elle avait donc joué la carte du hasard, qui mène tout droit à la carte du Tendre. Si l’on peut dire : première cigarette à dix ans — pour voir — premier amant à treize — toujours pour voir — partouze à quinze, pipes de marihuana presque à la même époque. Le plus drôle, c’est qu’on avait fini par la considérer à la maison comme l’éternelle enfant du clan, parce que sa révolte permanente l’incitait à des actes imprévisibles, et qu’elle ne se pliait pas à ses lois.

Une fois pour toutes, Médée Mikolofides avait décidé qu’il valait mieux qu’on la croie originale que folle, droguée ou pervertie. Les rôles étant distribués, elle mit un point d’honneur à tenir son emploi jusqu’au bout. Quand sa mère l’avait envoyée à l’université, elle avait fait une fugue avec un traîne-patins rencontré dans les toilettes de l’aéroport. Elle avait de l’argent pour deux, il possédait de la fantaisie pour quatre. La belle vie dura quinze jours. Quand elle eut dépensé son dernier sou, il perdit tout son sens de l’humour : retour de l’enfant prodigue. On efface tout et on recommence… Par à-coups, maman Médée lui présentait sournoisement des partis, qui lui faisaient une cour romantique alors qu’ils n’auraient eu qu’à lui saisir les seins à pleines mains pour qu’elle dise oui. Les crétins ! Leur voiture de sport, leurs cravates, leur niveau intellectuel, leur couardise ! Comme elle les haïssait, ces personnages qui avaient l’agrément de sa famille ! Lourds, gras, dodus, tirés à quatre épingles, parlant pour ne rien dire, c’est-à-dire d’eux-mêmes, angoissés en mal de statut, cuistres doctes et solennels, ennuyeux comme la mort… En témoin impassible, elle avait assisté avec dédain aux minables histoires conjugales de ses sœurs, piégées par d’horribles cannibales. Circonstances atténuantes : à ses yeux, Irène était une détraquée et Lena aussi insignifiante que belle. Maintenant qu’elle était sûre d’avoir échappé à leur sort, elle se demandait si elle n’était pas tombée de Charybde en Scylla. À vingt ans, elle ne doutait pas que les beautiful people qu’elle fréquentait, artistes en rupture de ban, créateurs en tout genre, s’épanouiraient un jour pour devenir des dieux.

Elle avait dû déchanter… Désormais elle avait un flair infaillible pour déceler, parmi ses compagnons de route, les futurs ratés, ceux qui croyaient qu’il suffit de boire pour avoir du talent, puisque certains génies sont alcooliques. Logique de pochards, de camés…

Malheureusement, elle était trop orgueilleuse pour faire machine arrière après avoir rompu tant de ponts. Mieux valait faire semblant de croire à son aventure, à l’amour collectif, aux vastes théories philosophiques et aux bienfaits du régime végétarien. Prisonnière d’un anti-système — qui n’était que le reflet du système inversé en son contraire — elle sentait parfois que sa plus grande victoire serait d’oser s’avouer sa défaite. Mais toujours, quelque chose, au dernier moment, l’en empêchait. Ah ! s’il n’y avait eu Fast, il y a longtemps qu’elle aurait foutu le camp de cette ferme pourrie !

Brusquement, elle se sentit seule, aigrie, incomprise. Elle se surprit à murmurer : « Toi, ma vieille, tu files un mauvais coton… » Elle écrasa son mégot sur de la mousse sèche, chargea son sac de brindilles sur l’épaule et reprit le chemin de la grange.

Sur le seuil, Fast l’attendait, son éternel sourire ambigu aux lèvres. Elle sut d’instinct qu’il avait quelque chose à lui dire. Elle s’immobilisa devant lui et laissa glisser son sac par terre. Il mâchonnait un brin de paille en la dévisageant. Puis, lui désignant la maison d’un air amusé, il laissa tomber :

« Y a quelqu’un qui est venu te chercher. »

Elle fronça les sourcils, interdite.

« Qui ça ?

— Ta sœur. »

21

Irène ne savait plus depuis combien de temps elle était prostrée sur son bidet. Après le départ d’Herman, elle avait sangloté longuement avant de se figer dans une immobilité minérale, l’œil dans le vague, les bras passés autour des genoux servant d’appui à sa tête. Elle se leva péniblement, ouvrit en grand le robinet d’eau chaude de la baignoire et se dirigea en titubant vers le miroir : elle était affreuse. De la petite armoire surplombant le lavabo, elle sortit une bouteille étiquetée « mercurochrome », la déboucha et en but une longue rasade.

Elle avait pris l’habitude de camoufler du whisky dans des endroits incroyables, bouteilles d’encre, de médicaments, de parfum.

Sans raison. Personne ne lui demandait des comptes lorsqu’elle était ivre. Elle reboucha le flacon, fit glisser sa robe toute fripée, marcha dessus et voulut ouvrir la porte de sa chambre : elle était bouclée. Elle pesa sur la poignée, la secoua, rien à faire : Herman l’avait enfermée. Elle frappa de ses deux mains sur le battant, au cas où Liza se serait trouvée dans sa chambre et aurait pu l’entendre, mais il n’y eut pas de réponse. Elle était stupide : elle avait oublié le téléphone intérieur qui la branchait immédiatement sur le standard. Elle le décrocha : au bout du fil, il n’y eut aucune tonalité, rien. Folle de rage, elle jeta l’appareil contre le mur, où il fit voler en éclats un carreau de céramique. Des idées de vengeance se précipitèrent dans sa tête, houleuses : puisque Kallenberg se comportait comme le dernier des salauds, elle allait le lui faire payer !

Elle ouvrit la fenêtre qui donnait sur l’arrière de l’hôtel. Peu d’espoir de ce côté-là, le jardin était immense et les domestiques y mettaient rarement les pieds. Quant à sortir par cette voie, il n’y fallait pas compter. Sa chambre était située au troisième étage et le mur extérieur n’offrait aucune saillie, en dehors de fils de fer qui couraient sur sa surface pour que le lierre s’y accroche. Elle alla arrêter le robinet d’eau chaude en toussant. La pièce s’était emplie de vapeur qui plaquait une pellicule de buée sur chaque objet. Elle fit couler l’eau froide, se rassit sur le bidet et prit une décision. Elle savait qu’au-dessous d’elle, au rez-de-chaussée, se trouvaient les communs et une partie de la cuisine. Ce serait bien le diable que personne ne s’y trouve en ce moment. Il suffisait d’attirer l’attention. Elle retourna à l’armoire, écarta la bouteille de mercurochrome qu’elle posa soigneusement sur une table en verre et se mit à jeter par la fenêtre tout ce qu’elle contenait. Un énorme flacon d’Heure bleue alla se fracasser douze mètres plus bas. Sans résultat. D’autres bouteilles de parfum suivirent… Où étaient donc ces crétins ? Pour quoi les payait-elle ? Elle s’arc-bouta pour décrocher l’armoire elle-même, y arriva, manqua de tomber sous son poids, la fit pivoter lentement sur le rebord de la fenêtre et la poussa. Trois secondes après, il y eut un fracas épouvantable. Elle se pencha et entendit un bruit de porte qu’on ouvrait : Marthe, une fille de cuisine, leva le nez, l’air stupéfait, et aperçut Hélène qui l’apostropha :

« Vous ne voyez pas que je suis enfermée ?… Qu’est-ce que vous attendez ? »

Vue de haut, Marthe ressemblait à un melon. Le melon roula sur lui-même et disparut. Quelques minutes plus tard, Albert la délivrait. Elle le renversa presque pour sortir plus vite, se rua dans sa chambre, vérifia que l’appareil était bien branché et demanda fébrilement qu’on lui passât un premier numéro.


« Dis-moi au moins ce que tu recherches…

— Tu comprendrais pas.

— Dis-le toujours, on verra bien.

— Le contraire.

— Comment ?

— Le contraire de ce que tu es, de ce que tu sens, de ce que tu penses, des gens que tu fréquentes, de ce que tu bouffes. Le contraire de tout ce qui fait ta vie, les robes, les cocktails, les mémères, les maris « papa-gâteaux », le pognon, les croisières où l’on s’emmerde, les cigarettes blondes, les alcools doux et ta mère…

— Qu’est-ce qu’elle t’a fait, maman ?

— Oh ! écrase ! Au niveau où tu discutes, on n’avancera jamais… « Qu’est-ce qu’elle t’a fait maman ! » Rien, justement, elle ne m’a rien fait. Elle est hermétique à ce que j’aime, bouchée !

— Qu’est-ce que tu aimes ?

— Le contraire de ce que tu aimes, toi. Là, tu es contente maintenant ? »

Lancée sur ce terrain des idées générales, Melina pouvait mener à terme un marathon verbal. Rompue à toutes les ficelles d’une dialectique sournoise, elle avait l’art de noyer le poisson, de répondre à côté de ce qu’on lui demandait et de développer ce qu’on ne lui demandait pas. Toutefois, la placidité de sa sœur l’agaçait et la désarçonnait. Au lieu d’avoir en face d’elle un adversaire qui lui renvoie la balle, elle ne rencontrait qu’une neutralité bienveillante compréhensive : elle passait au travers. Néanmoins, elle était secrètement flattée qu’on lui eût délégué Lena pour la prier de rentrer dans le rang doré qui était le sien. Preuve qu’un trou existait pour elle, quelque part, taillé à ses mesures, où elle pourrait se réfugier quand sa fureur se serait éteinte, si elle s’éteignait jamais. Elle reprit, agressive :

« Dans notre milieu, on n’épouse pas les hommes, mais des titres ou des coffres-forts ! »

Lena l’écoutait sans mot dire…

« Tu comprends ce que je te dis ? Qu’est-ce que tu as fait d’autre avec Socrate ? Tu t’es mariée une seconde fois avec ton père, avec une nouvelle flotte de pétroliers. D’ailleurs, tu ne l’as même pas choisi. Il t’a achetée, comme si tu étais une pièce de ce bétail. Et s’il n’avait pas été assez fortuné pour conclure les enchères, un autre richard l’aurait fait à sa place. Tu étais vouée de toute éternité, a vivre entre deux relevés de compte et des ordres passés en Bourse. Et quand tu as été bien attachée dans ce système, tu as fait ce que font toutes les petites-bourgeoises connes, tu as pris des amants en cachette, de cinq à sept, après le thé en famille et avant la dernière bouillie de la soirée à tes mioches. Ton Jules, de son côté, il faisait la même chose ! Je vais te dire, les gens que tu fréquentes me font dégueuler ! Ils sont moches, ils ont de sales gueules. Ils ne savent même pas baiser !

— Tu as essayé ?

— Qu’est-ce que tu crois, puisque j’en parle ? Seulement, moi, je choisis ! Quand je repère un mec qui me plaît, je me le tape. Quand j’en ai marre, je fous le camp ! Qu’est-ce que tu achètes, dis, avec ton pognon ? Que tu aies un vison bleu sur le cul ou un slip de Prisunic, ça change quoi à ton cul ? »

Nerveusement, Melina alluma une cigarette dont elle tira quelques bouffées exaspérées. Elle était assise au pied d’un chêne-liège moussu, sur l’herbe sèche, et avait ponctué son discours de grands coups rageurs donnés dans l’entrée d’une fourmilière à l’aide d’une brindille de bois. Lena, impassible, l’écoutait sans qu’aucun jeu de physionomie puisse indiquer à sa sœur si elle l’entendait ou pas : un sphinx. Melina, avec irritation :

« Bon. Alors maintenant, assez déconné ! Pourquoi tu es venue ?

— Je suis venue te chercher.

— Qui t’a envoyée ?

— Maman.

— Qu’est-ce qu’il lui prend ?

— Elle veut que tu reviennes.

— Pourquoi ?

— Tu es sa fille.

— Sans blague ? Elle a mis du temps à s’en apercevoir !

— Elle l’a toujours su. C’est toi qui ne t’es pas rendu compte qu’elle était ta mère.

— On n’a rien à se dire.

— Toi, peut-être…

— … et tout ce qu’elle peut me dire, je m’en fous ! »

Lena se tut un instant, puis :

« Melina… Quel âge as-tu ?

— Ça a un rapport !

— Quel âge ?

— Tu le sais pas, mon âge ?

— Je voudrais te l’entendre dire.

— À quoi tu joues ! Tu te prends pour qui ?

— Tu as trente ans. »

Melina siffla de colère :

« Et alors ?

— Alors, rien. Ça fait plus de dix ans que tu te balades, que tu te livres à ce que tu appelles « tes expériences ». Après tout ce temps, je suppose que tu es à même d’analyser ce que ce genre de vie t’a apporté ? »

Melina enregistra brièvement que cette dinde futile et superbe, somme toute, n’était pas si bête qu’elle le croyait. La question que Lena lui posait, elle se la posait elle-même désespérément depuis plusieurs jours, pour la chasser avec rage de son esprit car elle était incapable d’y répondre. Et pourtant, c’était là l’objet de sa démarche, donner un sens à son existence. Lena poursuivit, sans la regarder, assise en tailleur, le regard fixé devant elle :

« Je comprends parfaitement que tu refuses le milieu où tu es née. Après tout, tu ne l’as pas choisi. Mais moi, crois-tu que je ne me sois jamais sentie prisonnière ? Crois-tu que je n’ai jamais eu envie de m’évader ? Malheureusement, je ne sais rien faire. Je ne peins pas, je ne fais pas de la musique, je ne sais pas écrire et je n’ai aucune idée brillante. En clair, je suis nulle et j’en ai conscience. Tout ce que je peux faire, c’est consommer et apprécier les œuvres des autres, quand elles ne me passent pas au-dessus de la tête. »

Melina avait beau chercher dans sa mémoire, elle n’avait pas le souvenir que sa sœur lui ait jamais tenu un discours aussi long et aussi cohérent. Son irritation en redoubla :

« Oui, et alors ?

— Alors, rien. Je me demandais simplement si tu avais rompu avec tout pour avoir la liberté de créer quelque chose. »

Les idées de Melina tourbillonnaient : que démolir chez quelqu’un qui avoue sa propre impuissance ? Elle faillit être prise de court, se rattrapa :

« Moi aussi, je consomme, mais, disons que je ne trouve pas mes denrées dans les mêmes boutiques que toi.

— Quelles denrées ?

— Tout ce qui dépasse le quotidien, l’embellit, le justifie. Les armateurs, qu’est-ce qu’ils ont signé dans leur vie comme œuvres d’art, en dehors des chèques ? Et leurs Renoir, et leurs Degas, es-tu même certaine qu’ils les voient ?

— En tout cas, ils les possèdent. »

Melina eut un rire de jubilation.

« Est-ce qu’on jouit d’une femme parce qu’on la possède ?

— Tu oublies que j’ai divorcé.

— Tu n’en as pas profité longtemps ! Tu te sens mieux dans ta peau depuis que tu es duchesse ?

— Et toi, tu es mieux dans la tienne parce que tu fais semblant d’être une paysanne ?

— Je ne vais pas à des thés insipides, moi, avec des cons, ou à des croisières de vieux gâteux !

— Peut-être. Mais tu vas chercher du bois et tu nourris des poules.

— J’adore ça ! »

Lena tourna son visage vers elle, une lueur ironique dans l’œil :

« Vraiment ?

— Tu m’emmerdes ! Tu es trop bête ! Enfin, quoi ! Tu as ta vie !… Qu’est-ce que tu as à t’occuper de moi ?… Pourquoi viens-tu me faire chier ?… Est-ce que je m’intéresse à toi, moi ?

— Pas beaucoup, non.

— Alors ? Elle n’a qu’à se passer de moi, maman ! Je me passe bien d’elle ! Elle est trop conne ! En vivant auprès d’elle, j’aurais trop peur de lui ressembler !

— Tu la détestes à ce point ? »

La réponse fut criée :

« Je la hais ! Elle représente tout ce qui me donne envie de vomir !

— Et moi… Tu me hais ?

— J’en sais rien !… Mais la vie que tu mènes me fait dégueuler ! »

Lena se mit debout et tapota nonchalamment son pantalon :

« Bon… Je crois que tu as été claire… J’aimerais retourner à la ferme pour appeler un taxi. »

Melina l’écrasa de son mépris :

« Où tu te crois ? Dans la 5e Avenue ? Y a pas de téléphone ici ! »

Lena sembla désemparée : comment pouvait-on exister sans téléphone ? Elle déglutit :

« Tant pis. Auras-tu l’obligeance de me faire déposer jusqu’au prochain village ?

— Te déposer comment ? dans la brouette ?

— Vous n’avez pas de voiture ?

— Tu n’as rien compris, hein ?

— Excuse-moi, Melina… J’irai à pied.

— Quand ?

— Tout de suite.

— Ça m’étonnerait ! Dans un quart d’heure ; il fera nuit comme dans un four. Tu ne pourrais même pas repérer la route.

— Je me débrouillerai.

— Tu parles ! Tu marcheras pendant trois heures dans l’obscurité ! Et même s’il faisait jour, as-tu déjà marché trois heures d’affilée dans ta vie ? »

Lena ne s’en souvenait pas. Brusquement, elle fut prisé d’un sentiment de panique devant l’hostilité de sa sœur. Simultanément, une idée germait dans le cerveau de Melina : on allait voir comment se comportait une petite-bourgeoise égoïste et gâtée dans une situation imprévisible. Elle se fit tout sourire et tout miel :

« Après tout, ce n’est pas parce que nous ne sommes pas d’accord sur une éthique de vie que tu dois prendre tes jambes à ton cou. Passe la nuit ici, avec nous, tu n’en mourras pas. Évidemment, ce n’est pas Buckingham, mais tu verras, on s’y fait ! Demain, je t’accompagnerai jusqu’à la route et nous ferons du stop. D’accord ? »

Lena, visiblement hésitante, finit par lui répondre :

« Je crois que je n’ai pas le choix…

— Oh ! dis ! Fais pas ta bêcheuse ! Allez, viens, on rentre ! Les autres vont s’inquiéter ! »

Elle lui tourna le dos, pour qu’elle ne voie pas son expression de triomphe, et s’éloigna à pas vifs vers la ferme : la douce, la prude, la conventionnelle Lena n’oublierait pas de sitôt sa nuit campagnarde ! Quelques pas en arrière, sourdement inquiète, Lena la suivait.


Il était dix-sept heures trente lorsque la sonnerie du téléphone éclata, incongrue, presque indécente à l’instant sacré du thé, sous le haut plafond de salon d’apparat du château de Sunderland. Mortimer tournait sa cuillère dans sa tasse pour y faire fondre le sucre — deux, toujours deux — et la duchesse mère parcourait le Time d’un air hautain et ennuyé. Quand l’horrible bruit lui vrilla les oreilles, elle parut choquée, mais, néanmoins, décrocha — en sa présence, Mortimer ne commettait jamais l’impolitesse de saisir l’appareil avant elle. Elle écouta, eut une expression pincée, douloureuse, et passa le combiné à Mortimer, comme si elle avait tenu quelque chose de sale.

« C’est pour vous. »

Mortimer s’en empara, pendant que sa mère feignait de se replonger dans sa lecture. Il écouta quelques secondes, puis :

« Quel nom dites-vous ?… bien qu’il eût parfaitement compris que sa correspondante était Irène Kallenberg (il ne se résignait pas à admettre que cette créature fût sa belle-sœur)… Oh ! oui, suis-je stupide ! Mes hommages, chère madame… »

La duchesse lorgnait son fils du coin de l’œil, tentant de deviner ce qui pouvait ainsi lui faire changer de visage…

« Non, articula-t-il, elle n’est pas ici… »

Il prêta l’oreille un long moment encore, hocha la tête et conclut :

« Je vous remercie, madame. Je vais aviser. Mère, Satrapoulos (encore un nom qui lui écorchait la bouche) !… l’ancien mari de Lena… vient de mourir. Irène, la sœur de Lena, croyait qu’elle était avec nous. Elle ne sait où la rejoindre pour la prévenir et savoir où se trouvent ses enfants. Mère, que dois-je faire ? »

La duchesse sentit monter en elle, en une vague douce, le miel du triomphe :

« Mortimer, vous ai-je assez répété que j’étais contre ce mariage !… »

Le duc leva le sourcil :

« Je vous prie de m’excuser, mais je ne vois pas le rapport. »

Maman pointa un doigt accusateur :

« Le voici : lorsqu’on épouse une divorcée en dehors des lois de l’Église, il faut s’attendre à payer sa dette. »

Mortimer haussa vaguement les épaules, ce qui était chez lui le signe d’une révolte intense. Elle poursuivit :

« Mortimer, quel âge avez-vous ?

— Quarante-cinq ans, mère… enfin… pas tout à fait.

— Eh bien, vous êtes un homme, que je sache. Conduisez-vous donc en homme. Sortez-vous tout seul de ce pot de mélasse ! »

Avec une résignation de coupable, Mortimer se tassa légèrement sur son siège.

N’eût-il été duc de Sunderland, il eût passé pour un dindon. Il en avait la solennité, les petits yeux perchés sous des paupières lourdes, les longues jambes rectilignes, disproportionnées avec la brièveté de son torse calé complètement sur le confortable arrondi de la panse patricienne. Les épaules bizarrement étroites semblaient se prolonger par la colonne du cou en une ligne souple dessinée par Modigliani un jour d’ivresse totale. Couronnant ce corps en forme de point d’exclamation inversé, une tête réduite de bombyx microcéphale à l’expression perpétuellement étonnée. Un domestique sans éducation qu’il avait renvoyé lui avait lancé, en guise d’adieu vengeur :

« Il te manque plus qu’une plume dans le cul pour que tu te mettes à glousser ! »

Mortimer avait haussé les épaules dignement, sans comprendre ce que l’autre avait voulu dire. Quand vos ancêtres remontent bien plus haut que les croisades, quand une partie du Lancashire vous appartient, quand vous avez la certitude d’hériter un jour d’une colossale fortune, les sous-entendus blessants d’un homme de peine vous glissent sur la peau. Par ailleurs, Mortimer avait la religion, le bon droit de son côté et de la vertu à revendre. La duchesse, sa mère, qui semblait tout droit jaillie de la cour de Victoria, lui avait inculqué des principes rigoureusement puritains. Mortimer ne manquait jamais la messe, donnait une fois par semaine une obole à un pauvre méritant, portait lui-même le thé de dix-sept heures à la duchesse — lorsqu’il était au château, cela s’entend. Il essayait de lutter contre le péché chaque fois que la tentation lui fredonnait la chanson, et, de temps en temps, il y parvenait.

Sa plus grande fierté était une fabuleuse collection de soldats de plomb que lui jalousaient, depuis trente ans, ses amis de collège. Périodiquement, des amateurs lui en offraient une fortune, mais Mortimer, ricanant d’aise et de timidité refusait de la céder ou de la démembrer. Le soir, avec quelques-uns de ses vieux camarades triés sur le volet, il mettait en place ses armées sur les tapis du salon d’apparat et, sous l’œil bienveillant de la duchesse, faisait évoluer ses archers, piquiers, arquebusiers, gendarmes, vougiers, qu’il opposait, sans souci d’anachronisme, aux dragons, fusiliers, zouaves, tirailleurs, fantassins, hussards et cavaliers alors qu’en réserve, juste sous l’immense vase de lis artificiels, attendaient, astiqués de frais avec des soins minutieux, des lansquenets, des couleuvriniers, des pontonniers, des cuirassiers, des dragons et des mousquetaires. C’étaient là des soirées épatantes, denses et sereines, avec juste ce qu’il fallait d’exaltation convenable.

Puis Lena Satrapoulos était arrivée, à la grande déception de la duchesse dont il avait eu toutes les peines du monde à lui faire accepter qu’il pût épouser une femme divorcée, qui plus est, une femme qui n’était visiblement pas née, mais tout bêtement riche. Mortimer ne comprenait toujours pas comment Lena avait pu l’épouser, son entourage se posait la même question, et Lena surtout se demandait pourquoi elle avait conclu ce mariage. Mortimer était très conscient qu’en lui passant la bague au doigt, il faisait d’une fille de commerçants levantins une authentique duchesse britannique. Chose horrible : elle détestait les soldats de plomb et s’était plongée d’un air boudeur dans un de ces gros bouquins insipides — sous l’œil glacial et réprobateur de la duchesse mère, résignée mais hostile — chaque fois que Mortimer, pour la séduire, avait fait parader en bon ordre ses délicates légions. Ils étaient mariés maintenant depuis six mois, avaient couché trois fois et demie ensemble : la quatrième, malgré un début prometteur, le duc avait raté son aboutissement.

Au bout d’un mois, la jeune duchesse avait prétexté des courses à faire aux États-Unis, une maladie de sa mère, l’éducation de ses enfants, bref, elle était partie. Avec irritation, la duchesse mère lisait parfois, dans la chronique mondaine de certains quotidiens populaires abandonnés dans la cuisine par son service, que la duchesse de Sunderland venait de quitter Monte-Carlo ou d’arriver à Rome : comme s’il était possible que le titre prestigieux pût être partagé par deux femmes à la fois !

Elle tonna d’une voix irritée :

« Mortimer ! Alors ? que comptez-vous faire ? »

Il songea avec terreur que si elle avait su la vérité !… Alors qu’il croyait Lena à Athènes dans sa famille, Irène venait de lui apprendre qu’elle se trouvait depuis plusieurs jours dans une communauté hippie du sud de la France ! Que pouvait donc faire là-bas une femme mariée ? Comment devait-il se comporter en une conjoncture aussi inattendue ? Il soupira… Jusqu’à ce jour, sa vie érotique s’était déroulée à l’ombre d’éphèbes en fleur qui ne lui avaient jamais posé aucun problème de filiation. Homosexuel depuis l’enfance, châtré par maman depuis sa première bouillie, il avait tenu, en épousant une femme, à prouver une certaine indépendance vis-à-vis de celle qui l’avait porté : ce mouvement d’humeur lui coûtait cher !

« Savez-vous au moins où est votre épouse ? »

Il ne voulut pas perdre la face. Il bredouilla :

« En France, dans la propriété d’amis communs.

— Eh bien, téléphonez-lui ! »

Piteusement, il avoua :

« Ces amis sont un peu… sauvages… Ils n’ont pas le téléphone. »

La duchesse se concentra. Mortimer respecta son silence. Dans son ombre, il n’avait jamais eu à prendre de responsabilités, elle le faisait pour lui. La tête baissée, elle réfléchit. Finalement :

« Mortimer, nous appartenons à une lignée qui a toujours fait son devoir. À votre tour de faire le vôtre : allez chercher votre épouse et prévenez-la !

— Quand ça, mère ?

— Tout de suite ! Nous allons prendre un avion jusqu’à Marseille et nous louerons une automobile sur place. »

Mortimer déglutit à grand-peine :

« Nous ?…

— Évidemment ! Vous n’êtes qu’un grand enfant. Ce n’est pas une raison pour que je vous abandonne. Je vais donner des ordres pour les bagages. Faites téléphoner à l’aéroport pour vous renseigner sur les horaires d’avion ! »

Mortimer crut que le ciel lui tombait sur la tête.


L’île s’appelait « Orangine ». C’était un banc de sable qu’avaient retenu les coraux. Pour toute végétation, il y avait huit palmiers dont l’un était atteint de la « maladie », des taches rousses qui rongeaient les feuilles et les faisait suinter. Des ingénieurs agronomes appelés en consultation chez les Vermeer s’étaient bornés à constater que cette lèpre arboricole était assez fréquente dans les Bahamas, sans pour autant être capables d’y apporter le moindre remède. Contrarié, Hans Vermeer suivait donc les progrès du mal sur son huitième palmier. À tout hasard, il en avait fait planter une centaine d’autres deux ans plus tôt, lorsqu’il avait acheté l’île. Apparemment, ce sable-là ne leur réussissait pas. Ils restaient rabougris et chétifs, refusant bêtement de pousser. Hans les considérait avec agacement lorsqu’il entendit un bruit répété de métal sur du bois, derrière la véranda de la maison. Il pensa qu’il s’agissait d’un de ses marins effectuant une réparation à terre. Il contourna l’entrée principale. Arrivé à l’angle du mur, il vit un spectacle qui lui aurait fait dresser les cheveux sur la tête s’il n’avait pas eu la malchance de les perdre depuis longtemps : un enfant blond frappait de toutes ses forces à coups de hache sur l’un des sept palmiers sains ! Assise par terre, une petite fille, blonde également, le regardait faire en se tordant de rire. Hans se rua en avant, furieux…

« Achille ! Veux-tu poser cette hache immédiatement ! »

Le gosse se retourna, se mit à rire à son tour et envoya à nouveau de grands coups de cognée. Hans la lui arracha des mains, se retenant à grand-peine pour ne pas le gifler. Après tout, c’est lui qui avait sollicité la présence des jumeaux. D’un commun accord, leur père et leur mère, bien que divorcés, avaient consenti à les lui envoyer pour une quinzaine de jours.

« Maria, où donc sont vos gouvernantes ? Et votre précepteur ?

— Le précepteur est avec les gouvernantes, lui répondit la petite fille.

— Venez avec moi ! »

Il les saisit l’un et l’autre par la main et les entraîna vers la maison. Dans les eaux infiniment vertes du lagon, le Hankie se balançait mollement. Hans, qui n’avait pas le pied marin, préférait jouir de sa vue plutôt que d’être à son bord. En revanche, Hankie adorait les croisières : quand ils emmenaient des amis sur le yacht, Hankie faisait intégralement le voyage et Hans les rejoignait quelques jours plus tard par avion. Pourtant, si sa femme avait insisté, Hans aurait bravé sa répugnance et se serait embarqué avec elle. Il ne voulait la contrarier en rien, culpabilisé à mort de n’avoir pu lui donner ce qu’elle souhaitait le plus au monde : des enfants. Bien sûr, Hankie avait la manie de transformer tous les endroits où ils résidaient en colonies de vacances. Avec les enfants des autres. En général, ils étaient plus dociles que les petits Satrapoulos. Il entra dans le salon :

« Tu sais ce qu’ils étaient en train de faire ? »

Hankie lâcha sa tapisserie un instant — Hans trouvait cela idiot, la tapisserie dans les mers du Sud…

« Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

— Il était en train de me couper un palmier à coups de hache !

— Et alors ? Si ça l’amuse ! »

Hankie abandonna son ouvrage, alla étreindre Achille et lui caressa les cheveux :

« Petit coquin ! »

La gamine la prit à témoin :

« On s’amusait, quoi !…

— Que d’histoires pour un mauvais palmier ! », renchérit sa jumelle.

Hankie les calma :

« Oncle Hans ne sait plus qu’il a été enfant lui-même.

— Tu ne devrais pas leur dire ça, protesta mollement Vermeer.

— Et pourquoi pas ? Je n’ai jamais vu des enfants aussi intelligents !

— Mes palmiers…

— Ils s’en moquent de tes palmiers ! Il y a des choses plus importantes dans la vie que des palmiers ! »

Elle se tourna vers les enfants :

« On ira les couper ensemble ! »

Bougon, Hans alla se servir un whisky. Il ne voulait surtout pas en entendre davantage, mais la voix de Hankie le poursuivit :

« Tu ne comprends donc pas que ces gosses sont perturbés par ce qui se passe dans leur famille ? »

Achille et Maria, attentifs, ne perdaient pas un mot de la joute. Hankie reprit :

« Qu’est-ce que tu feras, Achille, quand tu seras grand ?

— Je serai armateur, comme papa et oncle Hans. »

Hankie gloussa de ravissement :

« Tu l’entends ! Comme papa et comme oncle Hans !

— Où est la personne payée pour s’occuper d’eux ? grommela Hans.

— Je te l’ai déjà dit, rétorqua Achille, avec les gouvernantes !

— Mais que fait-il avec les gouvernantes ? »

Achille, douze ans, eut cette phrase stupéfiante :

« Que veux-tu qu’il fasse ? Il est pédéraste. »

Hankie, au comble de l’émerveillement, ouvrit des yeux ronds d’admiration :

« Non, mais tu l’entends, tu l’entends ? »

Elle reprit :

« Et c’est quoi, un pédéraste, mon petit amour ?

— Oh ! ça va ! Vous le savez aussi bien que moi ! »

Malheureusement, Hankie voulut pousser le jeu plus loin :

« Oui, mais je veux que tu me l’expliques ! »

Achille la dévisagea avec l’air d’un adulte à qui on a posé une question idiote :

« C’est des mecs qui s’enculent, quoi… »

22

Lena avait envie de se boucher les oreilles, sensation qu’elle n’avait plus connue depuis le temps où, petite fille, elle s’était cachée la tête sous son oreiller pour ne pas entendre les bruits qui provenaient de la chambre de ses parents, bruits abominables pour ses douze ans et qu’en aucun cas elle n’aurait voulu identifier. Elle essaya de se raisonner, de se dire que ces mystères n’en étaient plus pour elle, et depuis longtemps, mais rien n’y fit. Elle se tourna sur le côté, collée littéralement au mur, le plus loin possible des autres dont elle entendait le halètement : on faisait l’amour sous son nez, dans le même lit ! En fait, il ne s’agissait pas d’un lit à proprement parler, mais d’une immense couche, litière continue dans le sens de la largeur, faite de vieux matelas posés à même le sol. Le seul lit de la ferme était une cage antique aux montants en fer noir, dans lequel reposaient deux enfants, un garçon de deux ans, une fille de dix-huit mois.

« À qui sont-ils ? » avait demandé Lena au cours du dîner. Les autres s’étaient regardés en souriant et Melina, non sans méchanceté, s’était faite l’interprète de tous :

« Je peux te donner le nom de leur mère. Quant aux papas, disons que c’est l’un de ces voyous. Mais lequel ? »

Se tournant vers les garçons :

« Vous le savez, vous ? »

Devant leur silence amusé :

« Tu vois, ils n’en savent rien. Disons qu’ils sont à nous tous. Après tout, nous vivons en communauté. »

Pendant le dîner, chacun, à tour de rôle, avait servi les autres. Dans la conversation, il avait été question d’art, de la pluie, de beau temps, des saisons, et du nombre de kilos de pain qu’il faudrait aller chercher le lendemain au village. Deux des trois filles avaient les seins nus. Melina était l’une d’elles. On aurait dit qu’elle faisait tout pour choquer sa sœur, provoquer en elle des réactions de colère, de révolte ou de violence. Mais Lena ne bronchait pas, ahurie par ce qu’elle voyait, si lointain d’elle qu’elle n’aurait pas été plus étonnée si elle avait passé une soirée chez des Martiens. Après le dîner, ils s’étaient affalés sur le « lit » collectif, allumant des cigarettes :

« Tu en veux ? C’est de l’herbe. »

Bravement, Lena avait fumé sa première cigarette de marihuana, en avait tiré quelques bouffées maladroites, attendant en vain que les fameux paradis qu’on lui avait tant vantés s’ouvrent à elle. Mais rien ne s’était passé, tout au plus s’était-elle senti la tête, un peu plus lourde, sans même avoir la certitude que cela ne venait pas du vin rosé qu’elle avait bu. Julien avait gratté sa guitare, s’amusant un instant à rythmer en contre-chant les pleurs d’un enfant qui s’était éveillé. Outre Julien et Fast, il y avait Éric, un Hollandais qui soufflait dans une flûte, et Alain, un Français. L’une des filles s’appelait « Squaw », sans autre précision, peut-être à cause de ses immenses yeux verts et de ses cheveux noir corbeau, coiffés en nattes. D’après ce que Lena avait cru comprendre — elle avait soigneusement évité de poser des questions pour se soustraire à l’agressivité de Melina — « Squaw » était sculpteur. L’autre fille se nommait « Zize » : ronde, boulotte, ouverte et de bonne humeur, elle semblait satisfaite de son sort, toujours levée la première avant que Squaw ait eu le temps d’étirer sa longue carcasse souple, ou que Melina eût daigné s’apercevoir qu’il manquait quelque chose sur la table. Apparemment, il n’y avait aucun couple stable dans ce groupe, chacun suivant la fantaisie du moment pour le choix de sa partenaire. Bien que Lena, a deux ou trois reprises, ait saisi le regard de sa sœur, plus incisif brusquement, lorsque Fast, paisiblement, tapotait les fesses de Squaw ou de Zize. À un moment, Alain s’était levé et avait offert une fleur des champs à Melina, qui l’avait acceptée avec un air de triomphe. Puis, Alain l’avait embrassée gentiment, sur la bouche. Melina avait dit à Lena :

« Peace and love. »

D’instinct, Lena avait su que sa sœur mentait, qu’elle lui jouait une comédie, et qu’elle-même jouait à être quelqu’un ou quelque chose : love, peut-être, mais peace certainement pas. Il était sans doute possible de travestir ses sentiments, non de les refouler. Le regard que Melina avait lancé à Fast en avait davantage appris à sa sœur que deux heures de discours : elle couchait sans doute avec les deux autres, mais elle était éperdument amoureuse de Fast. Et jalouse.

Elle lui avait lancé :

« Tu vois, ici, on partage tout. Les emmerdements, le bonheur, la nourriture, l’eau et les hommes, enfin, tout ce qui est essentiel. »

Puis, regardant Squaw et Zize :

« Côté amour, on n’a pas à se plaindre, non ? »

À Lena :

« Tu verras, cette nuit, si l’un de ces messieurs veut te rendre hommage… Duchesse… »

Malgré son désir de lui river son clou, Lena, gênée, n’avait pu que bredouiller :

« Moi, je ne suis que de passage. Et quand je fais l’amour, je choisis.

— Ah ! Mais nous aussi ! avait répondu Melina. Tout dépend de notre humeur. Julien, par exemple, c’est bien pour les jours de cafard. Il est doux et lent. Alain a un petit côté fantaisiste pas désagréable. Éric est un tendre, et Fast… Fast… Squaw, comment définir Fast ?… »

Squaw, sans répondre, s’était contentée de poser ses yeux immenses sur Melina. Pour casser une tension qu’elle sentait monter, et dont elle ne comprenait pas tout à fait l’origine, Lena s’était adressée à Fast, bien en face :

« C’est votre vrai nom, Fast ? »

Zize avait éclaté de rire :

« C’est bien plus qu’un nom ! C’est tout un programme ! »

Les autres avaient fait chorus et Lena s’était sentie toute bête. Depuis un moment, Alain caressait les seins nus de Zize, qui avaient tressauté entre ses mains quand elle avait ri. Maintenant, ils échangeaient un regard et sortaient dans la nuit, sans plus de façons. Lena sentit que Melina épiait ses réactions :

« Ici, on n’a rien à cacher : on a envie, on le fait. On s’aime. Quand il fait froid et qu’il y a des urgences, ça se passe ici, sur la litière. Personne n’y fait attention. » Elle en était à sa quatrième cigarette et ses yeux étaient devenus lumineux de l’intérieur. Lena avait beau s’en défendre, elle sentait monter en elle des phrases bourgeoises et imbéciles, genre : « Si papa la voyait ! » Pourtant, elle désirait surtout ne pas juger, sachant que cela remettait trop de choses en question, remuerait trop d’idées.

À côté d’elle, il y eut un véritable cri de bonheur. Lena se mordit les lèvres, se demandant qui l’avait poussé : ce pouvait être n’importe qui. Dans le noir, elle avait senti que les autres changeaient de position, avec des rires furtifs, des protestations étouffées, des rires encore. Elle n’aurait pas pu dire qui était son voisin ou sa voisine, bien que des corps l’eussent frôlée à plusieurs reprises, dont elle percevait la chaleur sans pouvoir identifier leur sexe. N’y tenant plus, elle se leva doucement, suivit le mur et gagna la porte à tâtons. Elle l’ouvrit et se retrouva dehors, saisie par une bouffée de parfum montant du sol. Elle eut l’impression de se trouver en plein jour, tant la lune était brillante, éclairant durement les oliviers, dessinant une ombre, nette au pied du puits, nuançant les tiges frêles et les fleurs délicates des genêts. La nuit crépitait de bruits discrets formant rumeur, mais dont elle s’appliqua à retrouver l’origine, basse rythmée des crapauds, cordes légères des grillons et, plus loin, quelque part dans les chênes-lièges, le soliste royal, un rossignol faisant ses gammes. Elle se laissa glisser sur une énorme pierre qui, jadis, avait été une meule. Puis elle écouta, regarda, respira, comme si ces actions simultanées qui la comblaient avaient été accomplies par une autre. Car il était impossible, inconcevable, qu’elle-même, duchesse de Sunderland, adulée, milliardaire, gâtée, recherchée, courtisée, se trouvât en cet instant précis dans une ferme en ruine où sa propre sœur, droguée, se faisait sauter par des hippies, ou de beatniks elle n’avait pas compris la différence — alors qu’elle aurait pu donner une fête dans son nouveau château du Lancashire, ou dans son hôtel de New York, ou dans son île grecque, ou n’importe où, mais pas ici, dans ce coin sans eau, sans confort, sans domestiques, sans téléphone, ce coin superbe où, pour la première fois depuis longtemps, elle sentait palpiter la nature sans que la main de l’homme ne lui eût préparé le terrain de sa vision. Pourtant, elle connaissait les plus beaux coins du monde, et des rossignols, il y en avait dans tous les jardins pour chanter la nuit. Alors ? Pourquoi ici précisément entendait-elle réellement leur chant pour la première fois ?

« J’avais toujours entendu dire que les filles de famille s’endormaient tout de suite. »

Parcourue par une décharge électrique, Lena se retourna d’un bloc : Fast était debout devant elle, complètement nu. Elle feignit de ne pas s’en apercevoir et répondit mécaniquement :

« Pas quand sept personnes font l’amour dans le même lit. »

Fast se passa une main dans la tignasse :

« Où tu as vu ça ? Éric et Julien dorment comme des vaches. Quant à ta sœur, elle est défoncée. Pousse-toi… »

Il s’assit auprès d’elle sur la meule. Lena n’avait sur la peau qu’un slip et un col roulé. Évitant soigneusement de tourner la tête vers Fast, elle garda le regard rivé sur la lune, droit devant elle.

« Ça t’épate tout ça, hein ? »

Elle ne répondit pas, attendant la suite. Elle fut inattendue :

« Ta sœur est une emmerdeuse. »

Pleine de joie secrète, Lena répondit d’un air pincé :

« Peut-on savoir ce qui vous fait dire ça ?

— Comme si tu le savais pas… Elle n’est pas plus à sa place ici que vautrée dans le pognon de papa. Elle fait semblant. Elle est pas bien dans sa peau. Un peu hystérique, quoi…

— Melina est parfaitement normale. »

Froidement, Fast laissa tomber :

« Tu n’en penses pas un mot. Et tu es ravie que je te dise ce que je te dis. Parce que vous vous détestez. »

Il se gratta vigoureusement les flancs et ajouta :

« Ce doit être à cause que vous avez trop de fric. »

Agressive, Lena répondit :

« Le fric dérange surtout des gens qui n’en ont jamais vu la couleur. Vous, par exemple.

— Qu’est-ce que tu en sais, hé ! patate ! À côté de ma famille, la tienne pourrait passer pour une tribu d’indigents ! »

Lena, pleine d’espoir :

« Sérieusement ?

— Si je te le dis… Ça te la coupe, hein ? Toi, c’est les bateaux, moi, c’est l’acier.

— Quel est votre vrai nom ?

— Je m’appelle Fast Steel Illimited Junior. »

Lena haussa les épaules :

« Je savais bien que vous bluffiez.

— Tu es déçue, hein ? Tu vois que tu es conditionnée par ton fric. C’est la base dont tu as besoin pour te faire une idée des gens qui te parlent. Tu t’es dit, voilà un beau mec, je le verrais très bien P.-D.G. de quelque chose. Tu as gagné ! Je suis P.-D.G. de moi-même !

— Je n’ai jamais dit que vous étiez un beau mec.

— Non, mais tu l’as pensé. Regarde-moi dans les yeux et dis le contraire ? »

Lena ne tourna pas la tête.

« Et là, en ce moment, tu es en train de te demander ce que je fiche ici, qui je suis réellement, ce que je pense et si je te trouve belle. Vrai ? Je vais te donner une indication sur ma nature. D’abord, je suis un romantique, comme tu dois les aimer. »

Il se leva avec souplesse, s’éloigna de quelques pas et se mit à uriner. Déconcertée, Lena ne put s’empêcher d’admirer sa silhouette vue de dos, hanches étroites et épaules carrées, triangle fin tel que les Égyptiens l’avaient sculpté sur leurs hauts-reliefs, quand ils avaient voulu donner un visage à leurs dieux, des muscles et de la chair.

« Tu vois, je te parle d’esthétique et je pisse en même temps. Ça, c’est Fast. On continue ? Bon. Si tu es encore là, c’est que tu attends la suite… Tu as prétendu que je bluffais, tout à l’heure, quand je t’ai dit que j’étais dans l’acier. C’était même pas un mensonge. Détroit, tu connais ? Non, tu connais pas. Moi, j’y suis resté une semaine, pour comprendre, et je me suis taillé la route depuis sept ans, pour oublier. »

Il se tut, et il y eut un long silence, ou, plutôt, la prise de possession du silence par la rumeur de la nuit. Lena eut alors la réponse à la question qu’elle se posait un peu plus tôt : si elle avait « entendu » le rossignol, c’est parce qu’elle était absolument seule pour l’écouter. Entre les oiseaux et elle, il y avait toujours eu une voix humaine pour couvrir leur chant avec des mots, toujours les mêmes, alignés à l’infini jusqu’au vertige. Elle eut la vision brève des cages qu’elle avait ouvertes, à Paris, six ans plus tôt, dans un accès de colère. Mais les oiseaux étaient morts, écrasés.

« Ça te fait marrer ? »

Cette fois elle osa tourner la tête vers lui, en prenant bien soin de river son regard sur son visage, de peur qu’il ne crût qu’elle regardait son corps.

« Je pensais à des cages que j’avais ouvertes.

— Pour libérer des hommes ?

— Non. Des oiseaux.

— Et, naturellement, tu les a fait crever !

— Comment le savez-vous ?

— La liberté est un apprentissage. Il y en a qui ne comprennent jamais. Tu leur ouvres la fenêtre, le grand air les tue. Ils crèvent asphyxiés.

— C’est exactement ce qui s’est passé.

— Ah ! tu vois.

— Vous avez été souvent dans des communautés ?

— La communauté, c’est moi. C’est pas parce que tu partages quelque chose que tu donnes quoi que ce soit. Vivre en commun, ça ne veut pas dire un pour tous et tous pour un. Ça veut dire que chacun essaie d’utiliser les autres pour mieux se démerder soi-même, pour un temps variable. Ça dure jamais longtemps.

— Pourquoi ?

— Parce que les gens sont comme ta sœur, ils font semblant. Et les seuls qui fassent pas semblant, c’est des paumés. Pas intéressants.

— Vous vous classez dans quelle catégorie ? Les paumés ou les simulateurs ?

— Les deux. Je suis les deux à la fois.

— Et… Ça vous plaît ?

— Pas du tout.

— Vous aimeriez être quoi ?

— Si je le savais, je serais pas ici. Ou, si tu préfères, c’est pour le savoir que je suis ici.

— Vous avez trouvé ?

— Absolument pas.

— Vous ignorez ce que vous voudriez être ?

— Tout à fait. Mais je suis certain de ce que je ne voudrais pas être.

— Quoi ?

— Quelque chose qui te ressemble. »

Lena, brusquement, se sentit glacée. Mais, déjà, Fast se redressait, bâillait à se décrocher la mâchoire :

« Allez, salut, je vais ronfler. »

Souple et félin, il disparut dans l’obscurité de la ferme. Lena resta immobile, interdite. À l’intérieur, elle entendit des chuchotements et un mot plus bref, plus appuyé, dont elle ne comprit pas le sens, mais qui, à l’intonation, était une insulte. Là porte grinça doucement. Melina apparut, en slip mais sans soutien-gorge. D’une voix perfide, elle lança à sa sœur :

« Alors ? Il baise bien, hein ? »

Inexplicablement, Lena sentit des larmes lui monter aux yeux.


Irène en trépignait d’impatience joyeuse : l’opération panique avait commencé. Ce crétin de Sunderland avait eu l’air de la snober lorsqu’elle l’avait appelé, mais elle savait que son coup de fil allait provoquer des réactions en chaîne : y a-t-il un mari capable d’apprendre sans sourciller que sa femme batifole dans une communauté sexuelle ? Assise sur son lit, elle attendait, en allumant des cigarettes l’une à l’autre, qu’on lui passe son second numéro. Quand elle eut Athènes, elle dut patienter plusieurs minutes le temps pour les domestiques de retrouver Médée Mikolofides égarée dans l’une des innombrables pièces de la résidence. Elle avait eu l’intention de finasser avec elle, mais son désir de déballer son histoire fut le plus fort. À peine l’avait-elle en ligne qu’elle lui jetait d’une voix angoissée :

« Mère, c’est épouvantable, Socrate vient de mourir ! »

La vieille étouffa d’abord une exclamation ravie, puis la fit répéter trois fois, exigeant des précisions à chaque reprise. Irène lui raconta que Kallenberg était déjà parti pour Paris afin d’organiser le détail des obsèques.

« Mais surtout, ajouta-t-elle, qu’il ne sache jamais que c’est moi qui t’ai prévenue ! Il m’a fait jurer de n’en parler à personne !

— Pas étonnant, éructa sa mère, ta crapule de mari veut le gâteau pour lui tout seul !

— J’ai pensé qu’il était de mon devoir… » minauda Irène sur un ton soumis…

Médée l’interrompit :

« Tu as très bien fait, mon petit. Je vais prendre tout de suite mes dispositions. »

Elle voulut lui demander si elle avait des nouvelles de Lena, mais la vieille avait déjà raccroché. Quelle salope elle aussi ! Elle ne l’avait même pas remerciée ! Elle s’en consola en imaginant tous les désagréments qui allaient fondre sur Kallenberg. Il fallait maintenant qu’elle annonce la nouvelle à quelques-unes de ses amies intimes dont les époux étaient les rivaux d’Herman. En précisant bien, pour que l’information fût divulguée plus vite, qu’elle exigeait le secret absolu sur ses révélations.

Elle se frotta les mains, supputant avec une émotion ineffable les conséquences du désordre qu’elle était en train de semer. Une glace lui renvoya son image, hagarde, décoiffée, démaquillée, maculée : elle lui jeta un baiser léger du bout des doigts, lui fit un sourire d’ange et lui tira la langue gentiment. En regard du tour qu’elle jouait à son mari chéri, sa laideur passagère lui parut presque délicieuse. Elle vérifia un numéro sur son agenda, reprit son téléphone, le reposa : une idée étonnante venait de la saisir.

Elle reprit l’appareil, eut le service des appels longue distance :

« Mademoiselle, je voudrais que vous me demandiez les Bahamas… »


Pour la troisième fois, Kallenberg venait de passer devant la résidence sans oser en pousser la grille : si son informateur s’était trompé, il perdait la face. Pourtant, il fallait qu’il sache : au niveau de sa réussite, la plus petite erreur le mettrait en danger, signifierait la remise en question de tout son empire.

Pour la fin d’un mois de juin, il faisait très chaud. Les voitures qui descendaient la contre-allée de l’avenue Foch, pare-chocs contre pare-chocs, dégageaient de puissants relents d’oxyde de carbone et d’essence. Pour plus de discrétion, Herman avait pris un avion de ligne pour se rendre à Paris. Il avait ordonné au chauffeur qui l’attendait à l’aéroport de faire de nombreux crochets avant de parvenir à destination. Il fallait surtout qu’aucun petit malin n’ébruite la nouvelle avant que Barbe-Bleue ait eu le temps d’en tirer profit. Tout se jouait donc sur quelques heures, ce que cette hystérique d’Irène n’avait même pas eu l’air d’avoir compris. Il avait encore ses imprécations dans l’oreille :

« Toujours cette salope ! criait-elle entre deux spasmes nerveux. Pourquoi pas moi ?…

— Ferme-la, tordue ! Il y a des choses plus importantes !

— Une pute qui me déshonore dans la crasse en se tapant des voyous et en se droguant !

— Et toi, radasse, tu te drogues pas avec tous tes calmants ?…

— Nous sommes la fable de l’Europe ! clamait Irène avec emphase, sans l’entendre… Déshonorés !… »

Kallenberg se jeta sur elle et lui saisit le cou entre les mains :

« Tu vas m’écouter, dis !… Tu veux que je te défonce la gueule pour que tu la fermes ? »

Elle eut l’air de sortir d’une transe :

« Quoi ?… Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce que tu dis ?… »

Herman lui hurla dans le nez :

« Elle va être veuve, ta sœur ! »

Irène demanda avec égarement :

« Qui ? Melina ?

— Non, bourrique ! Pas la putain ! Elle est pas mariée, Melina ! »

Il lui martela dans le visage en détachant bien les syllabes :

« Lena ! Le-na ! »

Irène renifla vaguement et eut ce mot superbe :

« Le duc se meurt ! »

Des trismus violents et rapprochés contractèrent les mâchoires de Kallenberg, tic horrible qui lui ravageait le visage lorsqu’il devait faire un effort pour dominer ses envies de meurtre. Il parvint à articuler :

« Quel duc, imbécile ?… Il est duc, Satrapoulos ? »

Tout naturellement, Herman avait parlé du Grec comme de l’époux à vie de Lena. À ses yeux, leur récent divorce n’entrait même pas en ligne de compte : en dehors de lui-même et de S.S., tout mâle s’insérant dans la tribu ne pouvait être qu’un figurant momentané, fût-il duc de Sunderland. Irène ouvrit des yeux ronds :

« Socrate est malade ?

— Il est en train de crever !

— Mon dieu ! Qu’est-ce qu’il a ?

— Crise cardiaque. Il passera pas la journée.

— Qui te l’a dit ?

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Je le sais, c’est tout !

— C’est effrayant ! Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Appeler un pope et commander des fleurs.

— Salaud ! Tu pourrais faire semblant d’avoir du chagrin.

— Pour cette ordure ?… Qu’il crève ! »

Comme Irène restait muette, il pointa son index dans sa direction :

« Maintenant, écoute-moi bien !… Pour des raisons que tu es trop conne pour comprendre, personne ne doit savoir ce qui arrive, personne, tu m’entends ! Un mot de ce que je t’ai raconté à qui que ce soit, et je te fais la peau ! »

Aigrement, elle lui cria :

« C’est bien la seule chose que tu puisses encore me faire ! »

Herman avait tenté de claquer la porte aussi vite que possible pour ne pas entendre ça, néanmoins, il l’avait entendu.

Il se figea soudain en voyant deux hommes graves, serviette à la main, sortir de l’hôtel de Satrapoulos : hommes d’affaires ou cardiologues ? Il s’en voulut de lanterner et passa à l’action brutalement. Il s’engagea dans le minuscule jardin planté d’ifs, de fusains et de frangipaniers. Dans l’entrée dallée de marbre, il se heurta à un gardien en livrée d’amiral qui se posta carrément devant lui pour lui barrer le passage. Kallenberg le toisa et lui dit en français :

« Je suis attendu par Socrate Satrapoulos. »

L’homme lui jeta un regard méfiant :

« Je ne pense pas que Monsieur soit là.

— Je suis Herman Kallenberg, son beau-frère. On m’a prévenu, je monte. »

L’amiral hésita. L’assurance de Kallenberg l’impressionnait, mais l’infirmière qui lui avait avoué le drame deux heures plus tôt lui avait fait jurer le silence : personne ne devait savoir que le patron était malade. Barbe-Bleue sentit la réticence du larbin et en conclut que le Grec était réellement à l’article de la mort. Il fallait qu’il en eût d’abord la certitude, après quoi, il serait peut-être encore temps de tirer son épingle du jeu. Il écarta la livrée avec autorité. L’homme fit un pas de côté, plissa son front en une grimace de réflexion et alla décrocher un interphone.

Kallenberg gravit un escalier à double révolution. Arrivé à l’étage noble, un peu essoufflé, il sonna à la porte de l’appartement qui fut immédiatement ouverte par un maître d’hôtel. Sur ses talons, François, le secrétaire français de Socrate, apparemment très bouleversé :

« Monsieur Kallenberg… Comment vous dire… Le patron a été pris d’un léger malaise ce matin… Je ne crois pas qu’il soit en état de vous recevoir… »

Herman chargea son regard d’un maximum d’intensité. Il prit le secrétaire par les épaules, le regarda droit dans les yeux et lui dit, d’une voix vibrante d’émotion contenue : « Je vous en prie, François, pas de pieux mensonges entre membres de la famille. Je sais tout. Comment est-ce arrivé ? »

François voulut parler, mais il détourna les yeux, se mordit les lèvres et hocha la tête douloureusement, le larynx obstrué par la contraction de ses muscles.

Kallenberg insista, chaleureux :

« François ! Irène et moi nous voulons savoir ! »

Quand S.S. avait été terrassé, le secrétaire, pris de panique, avait immédiatement demandé des instructions au bureau de Londres. On lui avait ordonné de ne pas souffler mot de la crise cardiaque de son patron, le temps de régler certaines affaires sans affoler l’opinion. Mais ces consignes étaient-elles valables pour Kallenberg ? De toute façon, son visage défait était pire que tous les aveux : il s’effondra…

« C’est affreux, monsieur… Le patron n’en a même plus pour une heure… Les professeurs sortent d’ici. Ils m’ont demandé (sa voix se brisa presque)… de prévenir la famille… J’ai pris sur moi d’appeler un pope… J’ai essayé de joindre Madame, pour les enfants… Je n’ai pas pu… Je veux dire, Mme Helena… »

Herman le dévisagea avec une expression paternelle, une immense bonté :

« C’est très bien, François… Je suis là maintenant, je m’occupe de tout ! Puis-je le voir ?

— Je ne sais pas, monsieur, je ne sais plus… Venez. »

Ils arpentèrent un couloir sans fin. Barbe-Bleue se demanda comment on pouvait vivre dans un endroit décoré avec aussi peu de goût. Arrivé devant la chambre du Grec, François gratta à la porte. Une infirmière ouvrit et le regarda d’un air interrogateur. Le secrétaire chuchota :

« M. Kallenberg est le beau-frère de M. Socrate… Il veut voir Monsieur… »

L’infirmière fit non de la tête. Mâchoires serrées, Herman lui jeta :

« Juste une seconde, mademoiselle, c’est important. »

Et, fermement, il l’écarta de son chemin. Au début, il ne distingua pas grand-chose. Les rideaux de la chambre étaient tirés et il régnait dans la pièce immense une atmosphère lugubre. Dans un coin, agenouillé sur une chaise basse, un pope barbu, immobile, psalmodiait des versets à la lueur d’un cierge. Puis, Herman devina le lit, vaguement éclairé par la lumière blême d’une minuscule veilleuse qui modelait confusément, à grands plans blafards, la silhouette allongée de Satrapoulos. Il s’approcha. Le Grec gisait, paraissant minuscule, inerte, les yeux fermés, le visage cireux, la peau plaquée sur les os en une membrane lisse et livide.

Kallenberg sut à cet instant précis que cet homme allait mourir s’il n’était déjà mort. Une porte s’ouvrit au fond de l’appartement, laissant passage à une infirmière corpulente et plus âgée que la première. Elle sembla furieuse de voir autant de monde dans la chambre. Elle tendit son bras en un geste impératif et violent, désignant la sortie aux intrus. L’infirmière fit un geste d’impuissance en guise d’excuses, Barbe-Bleue, un signe d’apaisement. Ils sortirent.

« La vérité, mademoiselle ! », interrogea Kallenberg.

L’infirmière quêta sur le visage de François l’autorisation de répondre. Le secrétaire acquiesça d’un hochement de tête résigné.

Kallenberg insista :

« Y a-t-il un espoir ? »

Elle se tourna vers lui :

« Il est perdu. »

Herman ne pouvait pas se contenter de cela. Il lui fallait quelque chose de plus précis :

« Vous êtes vraiment sûre ?… Pas la moindre chance ?

— C’est une question de minutes. »

Cette fois, il en savait assez. Il pointa un doigt autoritaire sur François :

« Surtout, pas un mot à personne, vous me comprenez ? Je m’occupe de tout. Téléphonez-moi à Londres dans deux heures. J’attendrai votre appel. »

Il les planta là tous les deux, dévala l’escalier, bouscula l’amiral, sortit en courant dans l’avenue, bondit dans sa voiture et cracha à son chauffeur :

« À Villacoublay ! »

Son avion privé l’y attendait, le pilote ayant reçu l’ordre de se tenir prêt à décoller dès que son patron arriverait. Dans l’immédiat, il avait des choses urgentes et vitales à accomplir. Par le jeu compliqué d’opérations boursières, d’associations et d’investissements fractionnés, il avait une participation dans la presque totalité des affaires et des groupes financiers sous le contrôle de Satrapoulos. Dans certains holdings, il était porteur de parts dont le montant le plus haut s’élevait à 30 pour 100 du capital. Si le Grec disparaissait, dès le lendemain, c’était la panique dans les milieux bancaires des deux hémisphères : les empires financiers créés de toutes pièces par des solitaires survivent rarement à la disparition de ceux qui les ont fondés. Une alternative : soit racheter les parts de Satrapoulos — mais quand, et à qui, et comment, et combien ? Se croyant immortel, avait-il seulement laissé un testament ? — soit bazarder tout l’avoir avant que la rumeur de sa mort ne provoque la dégringolade des cours. Dans le premier cas, il faudrait également racheter le passif, car la dynamique du Grec se nourrissait de son propre mouvement, de sa propre vitesse. S.S. hors jeu, le premier soin des chantiers navals serait de réclamer le paiement immédiat de tous les pétroliers en commande — et, d’après ses informateurs, Herman savait qu’ils étaient nombreux. Il y avait également des ennuis avec le fisc américain dont Kallenberg devrait, sur son capital personnel, payer les échéances. Sans oublier les sociétés ouvertes aux petits porteurs qui n’auraient qu’une hâte, se ruer sur les guichets pour réclamer le remboursement de leurs actions avant que leur valeur ne s’effrite. L’ensemble des opérations portait sur plusieurs dizaines de milliards : que faire ? Il envisagea un instant de demander une aide financière à sa belle-mère, mais la vieille Mikolofides serait trop heureuse de faire fructifier elle-même ses billes en jouant la partie à sa façon et, de préférence, contre Kallenberg.

Il y avait peut-être un troisième moyen permettant de tirer parti des deux autres, qui présentait l’avantage de supprimer leur antagonisme apparent : si le secret de cette mort n’était pas éventé — Kallenberg se mordit les lèvres d’en avoir parlé à son imbécile de femme — il pourrait miser sur les deux tableaux en deux temps. Vendre d’abord aux cours normaux avant que quiconque n’apprenne la nouvelle, contribuer ensuite, lorsqu’elle serait rendue publique, à l’affolement général. Il pourrait alors se permettre de racheter les titres à la baisse, quand les gogos les braderaient au cinquième de leur valeur nominale. Ensuite, il se débrouillerait pour circonvenir Médée Mikolofides et prendre le contrôle total de l’affaire : il se vit maître du monde. Il décrocha le téléphone et appuya sur un bouton qui fermait la vitre de séparation entre son chauffeur et lui :

« Allô Jack ?… Demain, dès l’ouverture, je veux que vous vendiez toutes les actions… oui ! Je dis bien toutes !… que je possède dans les sociétés de mon beau-frère ! Alertez immédiatement mes bureaux de Londres, Tokio, Athènes, New York, Stockholm !… Passez votre nuit à dresser un bilan complet et prévenez mes agents de change ! Il faut que tout soit terminé à midi !… Ne discutez pas ! Ne cherchez pas à comprendre !… Exécutez ! Je vous rappelle dans une heure ! »

Il raccrocha, coupant court aux questions angoissées de son fondé de pouvoir qui devait se demander s’il n’avait pas perdu la tête. Il savait aussi bien que lui qu’une telle masse de valeurs brusquement mises à l’encan sur le marché mondial allait mettre la puce à l’oreille des financiers. Mais quoi ? Est-ce qu’il était devenu milliardaire sans prendre de risques ?

Alors que la Bentley traversait l’horrible banlieue parisienne comme une flèche, il éclata de rire à une pensée saugrenue : vivant, le Grec lui avait toujours mis des bâtons dans les roues. Mort, il allait lui permettre de doubler son capital. Honnêtement, dans des conditions pareilles, comment le regretter ?


Paris, dix heures du matin, quartier de l’Opéra. Conférence. Dans la salle de rédaction, les chefs de service du département news. Au menu, les informations qui seront diffusées au bulletin de midi. Problème : faut-il, oui ou non, annoncer la mort de l’armateur Satrapoulos, qui n’est pas encore officielle mais dont la rumeur a eu pour effet immédiat de bloquer tous les cours de la Bourse internationale ?

« Qui est sur place ? », demande agressivement Antoine Vitaly, le rédacteur en chef.

Le petit Max Frey, très vieux dans le métier mais nouveau dans la maison, est chef des informations depuis quinze jours — on l’a récupéré dans un grand quotidien où il était l’adjoint du directeur avant de se fâcher avec lui pour une ridicule affaire de femme, celle du directeur précisément —, le petit Max Frey donc, veut montrer qu’il est à la hauteur, que rien ne lui échappe. Il dit, très pète-sec :

« Jolivet et Duruy. Ils sont en planque dans la voiture.

— Appelle-les ! »

Frey s’empare d’un téléphone dans un silence inquiétant. Personne ne pipe. L’affaire est d’importance. Depuis deux heures, on s’affaire aux archives pour retrouver les documents sonores concernant la vie du Grec. Dans une autre salle de montage, on coupe et on recolle des fragments de bandes. Une fois assemblés, ils donneront cohérence, rigueur et apparence de construction à ce qui n’était que des lambeaux d’existence, des bruits de la vie.

Vitaly lance :

« Où en est le montage ?

— Ils y travaillent », répond une voix.

Tout en composant son numéro — il ne l’a pas eu la première fois — Frey ne peut s’empêcher de ricaner : chez lui, dans son quotidien, il y a belle lurette que le dossier de Satrapoulos est prêt, et celui de Chevalier, et de De Gaulle, et de Piaf. Les clients n’ont plus qu’à mourir, la une est déjà composée en caractères gras, il n’y aura qu’à ajouter la date. Semaine après semaine, on les tient à jour. Au marbre des archives, en réserve, il y a ainsi une centaine de unes toutes prêtes, titrées sur cinq colonnes : MORT D’UN TEL… On les ressort de temps en temps, quand la santé de l’intéressé décline. Malheureusement, ce n’est pas tous les jours fête, ils ne meurent pas tous les matins, on doit se contenter d’un assassinat au rabais monté en épingle, d’un renversement de cabinet, voire, les jours de grande vache maigre, des caprices de la météorologie, cette mamelle de l’information en période de disette. Curieux qu’ils se laissent prendre de court, à la radio…

« C’est toi, Jolivet ? »

Frey bouche de sa main le bas de l’appareil et lance à la cantonade :

« C’est Duruy ! »

Vitaly s’énerve :

« Je m’en fous, que ce soit l’un ou l’autre ! Il est mort, oui ou merde ? »

Frey crache en écho, pour Duruy :

« Alors ?… Il est mort, oui ou… (il est depuis trop peu de temps dans la maison, il n’ose pas encore dire merde à son subordonné)… Oui ou non ? »

Il écoute la réponse, tendu.

Aux autres :

« Il n’en sait rien, il pense que oui… »

Vitaly arrache le téléphone des mains de Frey :

« Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Qu’est-ce que vous foutez là-bas tous les deux ? »

Tout en prêtant l’oreille aux explications du reporter, il dessine sur son bloc des petits phallus dotés d’ailes d’anges. Au bout d’un moment, il laisse tomber :

« Ça va ! Revenez, on vous attend ! »

Aux autres :

« Toute la baraque est sens dessus dessous. Ils ont vu une infirmière et un secrétaire. Pas un n’a voulu l’ouvrir. Le secrétaire a dit à Jolivet qu’il ferait une déclaration officielle à quatorze heures. Qu’est-ce qu’on fait, on attend ?

— Et si on se fait griller ?

— Balançons ! On n’a qu’à annoncer le scoop en employant le conditionnel.

— Et le pope ? lance quelqu’un…

— Il a débloqué pendant dix minutes. En grec. Qui parle grec ici ?

— Personne.

— Bravo ! »

Vitaly calme tout le monde de la main. Il parle :

« On sait tous qu’il est crevé. Le cirque dure depuis hier matin. On a vu Kallenberg se rendre en cachette avenue Foch. Avec tout ce fric à la clef, vous pensez bien qu’ils vont pas publier les bans ! »

À Frey :

« Dès que vos deux guignols seront de retour, au boulot ! Je veux la story complète au journal de treize heures ! Allez, on fonce ! »

Frey regarde Vitaly avec un brin de nostalgie. Il pense à son pouvoir perdu : qu’il est doux d’être chef…


« Allô oui !… », cria Hans. L’appel devait venir de très loin, il entendait mal et appuyait le récepteur contre sa tête à s’en arracher l’oreille. C’était Hankie qui avait exigé qu’on installât le téléphone. Hans s’en serait bien passé. La radio de son yacht était bien suffisante pour le relier au monde, quand il en avait envie : à quoi bon acheter une île pour que quiconque puisse vous y joindre comme au bureau d’Amsterdam ? Surnageant sur un océan de crachotements et de modulations, la voix inconnue insistait, rageusement. Comme par enchantement, les bruits parasites s’effacèrent soudain et Hans comprit ce qu’on lui disait. Son visage se figea. Il dit : « Quand ? » puis : « Vous croyez ? », et enfin : « Vous en êtes sûre », et : « Je vous remercie, je fais le nécessaire immédiatement. »

Il raccrocha et passa en trombe devant Hankie, lui jetant :

« Je file au bateau !… Urgent !… Câble à envoyer ! Je reviens !… »

Philosophe, Hankie haussa les épaules. Elle se contentait de vivre, de vivre simplement, ne comprenant pas pourquoi son mari s’agitait sans cesse. L’argent ? Ils en avaient bien plus qu’ils ne pourraient jamais en dépenser. Alors, quoi ? Elle se remit à sa tapisserie, un canevas de Lurçat auquel elle travaillait depuis près d’un an.

Quand Hans revint, il lui dit :

« J’ai appris une chose affreuse : Socrate Satrapoulos vient de mourir. »

Hankie eut une phrase incroyable :

« Adoptons les enfants ! »

Hans la regarda d’un air de reproche :

« Hankie !… Ils ont une mère. »

Hankie dévia :

« Comment l’as-tu appris ?

— Tout à l’heure, quand j’étais au téléphone.

— Et c’est maintenant que tu me le dis !

— Hankie !… Il a fallu que je prenne des dispositions, que je passe des ordres en Bourse… C’était une question de minutes.

— On t’annonce que le père de ces pauvres chéris vient de mourir, et au lieu de me prévenir, de les prendre dans tes bras, tu t’occupes de Bourse ! »

Hans prit un air coupable :

« Tu ne comprends pas les affaires…

— C’est horrible ce qui arrive, c’est horrible… Il faut surtout ne rien leur dire !

— Je ne sais pas. C’est Irène Kallenberg qui m’a appris la nouvelle. Elle m’a dit qu’elle ignorait où se trouvait leur mère, qu’on ne pouvait pas la joindre, qu’elle prenait ses responsabilités en son absence. Après tout, elle est leur tante.

— C’est épouvantable.

— Elle m’a demandé de les prévenir, que leur père aurait souhaité qu’on les prévînt…

— Jamais ! Ce n’est pas à nous de le faire ! Tu es fou ? Ils ont douze ans !

— De toute façon, il faut qu’ils rentrent en Europe d’urgence. À Paris. »

Hankie le dévisagea, incrédule :

« Ils vont partir ?… On nous les enlève ?…

— Hankie… Ils ne sont pas nos enfants… »

Elle eut une moue d’amertume :

« Non, ils ne sont pas nos enfants…

— Hankie… »

Elle inspira profondément :

« Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Les prévenir, le leur dire…

— C’est abominable…

— Oui…

— Quand doivent-ils partir ?

— J’ai déjà demandé un hydravion à Miami. Il sera là bientôt.

— Hans !

— Oui ?

— Ne leur dis rien.

— Hankie…

— Ne leur dis rien ! Nous n’avons pas le droit de prendre une responsabilité pareille… Je verrai sur place ce que je peux faire.

— Sur place ?

— Tu ne penses pas que je vais les laisser voyager seuls !

— Ils ont chacun leur gouvernante… il y a le précepteur…

— Je vais faire ma valise. »

On alla chercher les enfants, on mit leur entourage dans la confidence et il fut convenu qu’on leur dirait que leur papa, légèrement malade, tenait à les voir retourner à la maison. D’ailleurs, quelle maison ? C’était partout, leur maison. Les gosses étaient pratiquement nés dans un avion et avaient déjà fait plusieurs fois le tour du monde, de palace en résidence, de propriété en appartement de grand luxe, de jet en yacht. Dans le salon, Hans, très ennuyé, attendait que Hankie eût préparé ses bagages. Quand elle passa devant lui, précédée par un marin qui lui portait sa valise, elle se pencha sur Hans et l’embrassa sur le front :

« Ne bouge pas pendant que maman n’est pas là… Tu sais que tu fais toujours des bêtises… »

Elle prit Maria et Achille par la main, qui riaient comme des fous, ravis par ce changement de programme imprévu : ils couperaient les palmiers une autre fois. Avant de sortir, Hankie revint sur ses pas et rafla sa tapisserie qu’elle fourra dans son sac.

23

Mortimer alla presque jusqu’à commettre cette incongruité, desserrer sa cravate, mais il se retint à temps :

« Mère, ne trouvez-vous pas qu’il fait horriblement chaud ?

— J’ai aussi chaud que vous.

— Dans ces conditions, mère, pourquoi ne pas ouvrir légèrement une vitre ?

— Je crains les courants d’air. »

Maussade, Mortimer se rencoigna sur les coussins lustrés de l’immense patache choisie par la duchesse pour faire le trajet. À Marignane, il avait fallu qu’une compagnie de location téléphone à Marseille à la maison mère pour qu’on leur envoie cette antique Austin, haute sur pattes, noire comme un corbillard, cauchemardesque. Le chauffeur aussi semblait d’époque, mais au moins, ses vitres étaient baissées (la duchesse avait insisté — pas de mélange — pour que la paroi de séparation fût hermétiquement close). Voilà deux heures qu’ils roulaient sur des routes écrasées de soleil à une allure d’escargot. La duchesse avait horreur de la vitesse. Eût-elle été au pouvoir, elle aurait fait voter une loi pour l’interdiction des véhicules à propulsion mécanique, et le retour immédiat des chaises de poste. Mortimer avait discrètement insisté pour qu’elle ne mette pas ce chapeau invraisemblable, hideux fourre-tout comportant les laissés-pour-compte d’une marchande des quatre-saisons. Mutine, elle avait rétorqué que c’était le printemps, que les Françaises étaient coquettes, et que le duc, son père, avait adoré ce chapeau, vingt ans plus tôt. Son espèce de tailleur était à peine moins voyant, ramages vifs sur fond vert pomme. Au départ de Londres, la chose était presque passée inaperçue, mais à l’arrivée à Marseille !

Mortimer avait nettement vu des gens se gausser sur leur passage, lorsque la duchesse avait voulu prendre une collation en attendant sa limousine. Un ouvrier nord-africain, hilare, avait même ameuté quelques-uns de ses camarades occupés aux guichets, et qui risquaient de louper ce happening.

« Cet homme va trop vite, Mortimer…

— Allons donc, mère, il ne dépasse pas le soixante !

— Je ne me sens pas bien.

— Voulez-vous que nous arrêtions ?

— Non, demandez-lui de ralentir. »

Exaspéré, Mortimer tapota la vitre de séparation, ce qui eut pour effet immédiat de provoquer une embardée. Le chauffeur jura ; en tout cas, c’est l’impression qu’eut le duc en voyant son visage congestionné. Il lui fit un signe pour lui indiquer de ralentir. L’autre l’interpréta à l’envers et accéléra avec un geste insolent de la main…

« Décidément, je ne me sens pas très bien. Sommes-nous loin encore ? »

La duchesse avait proposé ses bons offices — dont Mortimer se serait bien passé ! — mais elle entendait le lui faire payer, ne manquant pas une occasion de l’agacer par des réflexions, sous-entendant : « Tu vois, je souffre pour toi, à cause de toi. Une fois de plus, je me sacrifie. » Au vol, Mortimer déchiffra un panneau routier : Vaison-la-Romaine, 10 km.

« Nous approchons, mère. Désirez-vous vous arrêter ou souhaitez-vous continuer ? »

Elle eut un geste lourd de la tête, qui signifiait : « Je continue, mais vous aurez ma peau… » Mortimer consulta l’adresse invraisemblable et l’itinéraire qu’il avait établi. Il avait dû rappeler Irène pour de plus amples précisions. Le reste avait été un jeu. La pratique des soldats de plomb lui avait donné le sens de la topographie. Soudain, la voiture ralentit, cahota et vint se ranger, au point mort, sur le bas-côté de la route. Simultanément, elle se mit à fumer. Mortimer en sortit avec volupté, rejoignant le chauffeur qui soulevait déjà le capot dans une tornade de vapeur brûlante. Il eut ce commentaire déconcertant :

« Elle chauffe. »

Mortimer fut tenté de lui dire qu’il s’en rendait compte, mais :

« Dans combien de temps pourrons-nous repartir ? »

Le chauffeur triompha sans vergogne :

« Ça, ça dépend pas de moi, mais de cette charrette ! »

Et il ajouta, raciste :

« Vous avez voulu une voiture anglaise, hein ? Eh bien, vous l’avez ! Ces moteurs-là, c’est pas fait pour nos climats. »

Dignement, Mortimer revint sans un mot auprès de la duchesse :

« Que se passe-t-il, Mortimer ?

— La voiture chauffe, mère.

— Qu’on la laisse refroidir !

— C’est cela, mère… C’est cela… Voulez-vous descendre et faire quelques pas ?

— Il y a du vent ?

— Presque pas, mère.

— Aidez-moi. »

Avec l’aide de son grand garçon, elle réussit à s’extraire du véhicule. Elle était toute ankylosée et arrivait à peine à se tenir debout, titubant, s’accrochant au bras de Mortimer. Il était trois heures de l’après-midi, le chauffeur s’était assis sur le talus. Il tira une bouteille de vin d’une sacoche :

« Vous en voulez ? »

La duchesse le toisa d’un air glacial. Même pas gêné, il ajouta :

« À la guerre comme à la guerre, hein ! »

Il but au goulot, trop vite, s’étrangla, cracha et jura.

« Éloignons-nous, Mortimer ! »

Elle se tordit la cheville sur la caillasse du remblai et eut une expression de profonde douleur dominée, silencieuse. Mortimer apprécia et se contint :

« Vous vous êtes blessée, mère ?

— Ramenez-moi à la voiture je vous prie. »

Il alla la réinstaller dans la fournaise aux vitres closes.

« Merci, Mortimer. Vous pouvez me laisser maintenant. »

Trente minutes plus tard, ils repartaient, s’arrêtant fréquemment à des postes à essence pour rajouter de l’eau au radiateur dont il fallait dévisser le bouchon avec les précautions que l’on apporte habituellement à désamorcer une machine infernale. Au cours d’un de ces arrêts, Mortimer prit une bouteille de Coca-Cola dans un distributeur et l’apporta à sa mère. Elle fit des mines :

« Il n’y a pas de verres ?

— Je crains que non, mère. »

Elle eut un air résigné et porta la bouteille à ses lèvres, méfiante. Avant d’y goûter :

« Qu’est-ce que c’est ?

— Une espèce de soda. C’est américain. »

Elle eut une moue de réprobation. Parfois, Mortimer se demandait si elle le faisait exprès ou si elle sortait perpétuellement de son œuf. Sans se prendre lui-même pour un révolutionnaire, il trouvait inconcevable que des êtres pareils puissent exister à l’heure des jets. Et il fallait qu’il l’eût pour mère !

Elle avala une gorgée comme s’il se fût agi de ciguë, fit une horrible grimace et tendit la bouteille à Mortimer d’un air bienveillant :

« Merci mille fois, Mortimer. Je crois que je n’ai plus très soif. »

Mortimer faillit hausser les épaules. Faillit seulement : il y a des choses qui ne sont vraiment pas convenables. La guimbarde repartit. À sept heures du soir, ils étaient devant la route impraticable qui mène à Cagoulet. Le chauffeur descendit et ouvrit la portière côté duchesse :

« C’est ici. Vous êtes arrivés. »

Elle s’étonna :

« Où sont donc les maisons ?

— Une seconde, mère, je vais voir ça. »

Au chauffeur :

« Nous ne somme pas encore à Cagoulet. Vous devez nous déposer sur place.

— Vous rigolez ? Vous l’avez vu le chemin ? Je peux à peine rouler quand c’est plat, alors quand ça monte !

— Mère, il dit que la voiture ne pourra jamais gravir la pente.

— Mortimer, dites à cet homme que je me plaindrai de lui s’il ne nous dépose pas à destination. Ou plutôt, ne lui dites rien : qu’il roule ! »

Gêné, le duc s’approcha du chauffeur et lui glissa subrepticement dix mille francs dans la main.

« Je vous en prie, mon vieux, faites un effort. Ma mère peut à peine marcher. »

Le billet disparut, englouti dans l’une des poches de la vareuse :

« Moi je veux bien… C’est la bagnole qui veut pas…

— Voyons, il doit y avoir une solution… Comme vous dites chez vous, impossible n’est pas français…

— Ça, mon bon monsieur, c’est des conneries. Ou alors, il faudrait la pousser…

— Pourquoi pas ? Si vous restez en prise, je marcherai derrière vous. Au besoin, je pousserai… Voulez-vous essayer ?

— Faut d’abord qu’elle refroidisse.

— Parfait, laissons-la refroidir. »

Vingt minutes plus tard, le convoi attaquait la pierraille, le chauffeur au volant, la duchesse à l’arrière, Mortimer, arc-bouté sur le coffre, fermant la marche. Quand l’Austin eut atteint le haut de la pente, elle dévala dans le vallon. Par réflexe, Mortimer se mit à courir. Il la rejoignit au sommet de la deuxième bosse du terrain. La ferme était en vue. La duchesse baissa sa vitre et fit signe à son fils de la rejoindre :

« C’est là, Mortimer !… Montez donc maintenant… c’est plus convenable. »

Devant les bâtiments, assise sur une pierre, Zize épluchait des patates pour le repas du soir. Attiré par les pétarades du moteur, Julien sortit de la maison, sa flûte indienne à la main. Il contempla le lourd véhicule noir avec perplexité :

« Merde… Y a quelqu’un qui est mort… »


Kallenberg haletait dans son téléphone, serrant l’appareil à le broyer. Il ne put s’empêcher de hurler :

« Alors ?… Alors ?…

Là-bas, à Paris, François étouffa une espèce de sanglot :

« C’est fini, monsieur… C’est fini. »

Herman tenta de réprimer la joie qui lui donnait envie de crier bravo. Il fit un tel effort sur lui-même qu’il en bafouilla d’excitation contenue :

« François… François… J’arriverai à Paris demain vers quatorze heures. En attendant, je m’occupe de tout. »

Il alla s’asseoir. Il fallait qu’il s’accommode de l’énormité de la nouvelle, bien qu’il eût souhaité cent fois la mort du Grec. C’était étrange, il se sentait presque frustré par la stupidité de cet accident dans lequel, lui, Kallenberg, n’entrait pas en ligne de compte. Comme si Socrate l’avait roulé : vivant, il ne l’avait pas atteint ; mort, il lui échappait. Quelle fin minable ! Comment avait-il pu avoir comme rival, un homme qui crevait d’un infarctus à cinquante-deux ans, comme n’importe qui ? Ça manquait de gueule ! Herman lui en voulut de n’avoir pas eu un trépas hors série : son yacht aurait pu couler au large de la mer des Antilles… Le Grec, en guise de chaloupe, se serait réfugie dans une baignoire d’or dont la voile aurait été une immense toile de Titien. Il y serait mort de soif après trente jours de dérive — quel tableau pour un Géricault moderne ! Ou alors, il aurait pu succomber sous le poignard d’une folle, comme Marat, exploser en vol, comme Mattei, être torturé, comme le Christ, enfin, une mort qui ne soit pas à la portée de tout le monde, quelque chose qui laisse un goût ambivalent d’inachevé et de définitif, loin de la trivialité d’une crise cardiaque, cette dernière faute de goût.

Herman se barricada une partie de la nuit dans son bureau, fit et refit ses comptes, se goinfra de caviar, but une goutte de champagne, prit un somnifère quand le jour allait se lever, ne dormit pas du tout. Le matin venu, après la première heure, tout craquait. Les ennuis commencèrent par un appel angoissé de Jack :

« C’est une catastrophe ! Dès l’ouverture, tout le monde a voulu vendre ! Personne n’est preneur !… »

Sur un ton douloureux de reproche :

« Monsieur Kallenberg… Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu hier soir que M. Satrapoulos était mort ? »

Herman sentit une nausée l’envahir. Il s’étrangla :

« Comment le savez-vous ?

— Mais tout le monde le sait !… Depuis une heure, dans toutes les capitales, le dernier des boursicoteurs est au courant ! Monsieur Kallenberg, vous auriez dû… »

Barbe-Bleue éclata :

« Foutez-moi la paix ! Je ne vous paie pas pour que vous me disiez ce que j’ai à faire !

— Et moi, que dois-je faire ?

— Restez en ligne… Il faut que je réfléchisse… »

Dix manèges fous tournoyant dans sa tête. Il devait prendre une décision, et la prendre tout de suite… D’où pouvait bien provenir la fuite ? Par réflexe autant que par habitude, il pensa au Grec, ne pouvant s’empêcher de hausser les épaules en réalisant qu’il était mort. François ?… L’infirmière ?… Le portier, les médecins ? Il serait toujours temps de faire mener une enquête… Il aboya :

« De combien de points ont baissé les titres ?

— Cela dépend des sociétés. Disons qu’en moyenne, ils ont perdu, pour l’instant, près des quatres cinquièmes de leur valeur…

— Qui achète ?

— Personne ! Qui prendrait le risque ? »

Que faire ? Il était trop tôt pour racheter, mais peut-être pas trop tard pour vendre. Herman s’accrocha :

« D’après vous, est-ce que ça va encore baisser ? »

L’autre hésita :

« C’est fort possible… Vous connaissez mieux que moi les lois de l’offre et de la demande…

— Ça va, ça va ! Pas de cours. Fermez-la, je réfléchis… »

C’était le moment ou jamais : des milliards étaient en jeu pour une question de secondes. Pourquoi l’opération ne s’était-elle pas déroulée comme prévu ? Il aurait touché un fabuleux bénéfice — ses propres actions vendues à leur cours le plus haut et rachetées un peu plus tard à la baisse. Ensuite, il aurait investi ces gains dans l’acquisition de tous les titres épars détenus par les petits porteurs. Alors que maintenant, si la dégringolade continuait sur sa lancée, il risquait de tout perdre…

« Jack ?… Vous êtes toujours là ?

— Oui, monsieur.

— Vendez !

— Ne peut-on attendre encore un peu ? C’est le plus mauvais moment…

— Je vous dis de vendre !

— Une heure encore…

— Exécutez mes ordres, crétin ! Vendez !

— Parfait, monsieur. Mais je dégage ma responsabilité. Jusqu’à combien puis-je descendre ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? C’est vous qui êtes sur place, grouillez-vous, vendez au mieux, c’est tout ! »

Herman raccrocha avec hargne. Sa chemise était inondée de sueur.


Deux heures plus tard, à midi très exactement, l’opération était terminée. Même après sa mort, le Grec avait pris Kallenberg de vitesse. Les actions qui valaient la veille cent dollars avaient dû être bradées sur la base de trente, soit soixante-dix pour cent de perte sèche en quelques heures. Et encore, fallait-il remercier le Ciel d’avoir trouvé des pigeons pour les acheter à ce prix-là. Dans vingt-quatre heures à peine, le fisc s’en mêlerait, et les créanciers, et la liquidation judiciaire. Jack s’était surpassé en dénichant des banquiers d’Amérique latine, vautours qui faisaient leur beurre sur des affaires à l’agonie. Pour une fois, c’était râpé. Avant la fin de la semaine, leurs titres ne vaudraient que leur poids en papier. Pas de chance… Kallenberg songea avec mélancolie qu’il était parvenu à sauver quelques meubles de ce désastre. L’idée d’assister le lendemain aux obsèques de la charogne morte lui donnait envie de vomir. Il se sentit vidé. Pourtant, il avait promis de partir pour Paris en début d’après-midi.

Est-ce que cette conne d’Irène était prête ?…

Irène !… Il eut un éblouissement. Et si c’était elle ? Il allait le savoir sur-le-champ. Il sortit de son bureau en bolide, se rua dans l’escalier et se mit à hurler :

« Irène !… Irène !… »

Sur son passage, les domestiques se terraient comme des lapins un jour d’ouverture de la chasse.


Sentant qu’il allait lui gâcher l’un de ses plus beaux rôles, la duchesse coupa la parole à Mortimer :

« Laissez-moi faire, Mortimer, c’est à moi de lui annoncer la nouvelle. »

Elle s’avança vers Lena, les bras ouverts, geste insolite chez les Sunderland où, depuis des générations, par méfiance, on les gardait croisés dans les circonstances délicates.

« Mon enfant, j’ai une terrible nouvelle à vous annoncer… »

Devant le perron de la ferme, tout le monde se sentait idiot. Mortimer, parce qu’il était brusquement réduit à l’état de spectateur. Lena, parce qu’elle ne comprenait pas comment sa belle-mère, qui ne lui avait adressé la parole que deux fois depuis son mariage — la première pour dire yes alors qu’elle lui proposait une tasse de thé, la seconde, pour répondre no à la même question — avait pu se déranger à cause d’elle. Et les autres, réunis maintenant en silence autour des acteurs principaux, intrigués et mal à l’aise, ne sachant trop ce qui se passait, qui était cette mémère incroyable et ce grand benêt mou…

« Mon enfant, Socrate Satrapoulos est mort. Comme nous ne pouvions vous joindre, j’ai pensé qu’il était de mon devoir… »

Mortimer estima que, à sa place, il s’y serait pris avec moins de brutalité. Il épia le visage de celle qui était sa femme et avec laquelle il se sentait si peu marié, guettant une réaction quelconque. Il n’y en eut pas. Lena restait immobile, comme si elle ne comprenait pas ce qu’on lui disait. De son côté, la duchesse privée d’une mimique qui lui aurait servi de support pour développer, semblait décontenancée. Pendant un long moment, il n’y eut pour tout bruit qu’un raclement de gorge du chauffeur, resté légèrement à l’écart. Puis Lena hocha la tête et fit :

« Ah ?… »

Et ce fut tout. Il n’y avait plus de pièce à jouer, ni sanglots, ni rien. Lena regarda la duchesse :

« Permettez-moi de vous présenter… »

Elle eut un geste vague de la main, désignant le petit groupe avec un visible effort, s’arrêta sur Melina :

« Melina, ma sœur… Melina, je te présente mon mari… La duchesse de Sunderland.

— J’ai pensé que pour vos enfants… dit la duchesse.

— Merci, madame, merci. »

Mortimer sentait bien qu’il devait dire ou faire quelque chose, mais il ne savait ni quoi ni comment. Pendant cette scène, il avait intensément observé Fast, essayant de cacher sous un masque impassible l’admiration que lui inspirait sa beauté. À quelques heures d’intervalle, il subissait à son égard la même fascination immédiate que sa propre femme.

« Comment est-ce arrivé ? », fit Melina… Mortimer réalisa que c’était à lui qu’elle parlait, lui rendant par cet acte l’individualité que lui ôtait à tout coup la présence de sa mère.

« Il a eu une crise cardiaque.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? cria le chauffeur, qui en avait sa claque des condoléances.

— Je suis venu vous chercher, Lena.

— J’étais moi-même venue chercher ma sœur.

— Emmenez-la avec vous. »

— Elle ne veut pas venir. »

Gentiment, Zize proposait à la duchesse d’entrer dans la ferme pour s’asseoir et boire quelque chose. Elle refusait poliment, consciente que cette morveuse crasseuse était la seule qui lui eût accordé quelque attention. D’un pas lourd, elle retourna auprès de la voiture dont le chauffeur lui ouvrit machinalement la portière. Après tout, son rôle était terminé, bref peut-être pour un déplacement aussi long, mais capital. Elle s’affala sur les coussins et attendit la suite des événements dont le contrôle ne semblait pas actuellement en son pouvoir. Mortimer vint à elle :

« Mère, je vous prie de m’excuser un instant, mais je dois m’entretenir avec Lena pour savoir ce qu’il convient de faire. »

Elle le libéra d’un mouvement de la main. Mortimer retourna auprès de Lena. Discrètement, les autres s’étaient éclipsés, sauf Melina qui était allée s’appuyer contre la margelle du puits.

« Voulez-vous faire vos bagages ?

— Je n’ai qu’un sac et rien dedans.

— J’ai été informé par Irène.

— Quand ont lieu les obsèques ?

— Demain, je suppose. Souhaitez-vous faire revenir vos enfants ?

— À quoi bon ?…

— En partant maintenant, nous serons à Marseille dans trois heures. Nous pourrons peut-être prendre un train de nuit…

— Je vous suis. »

Elle tourna les talons et disparut dans la ferme. Fast en sortit. Mortimer lui demanda :

« Vous le connaissiez ?

— De nom.

— Vous vivez ici depuis longtemps ?

— Quelques mois.

— À qui appartient la propriété ?

— À personne. On s’est installé. »

Mortimer brûlait de curiosité mais trouvait inconvenant son questionnaire. Il aurait tout voulu savoir sur Fast, l’interroger pendant des heures, percer le mystère qui émanait de lui. Il n’avait que trois minutes, et le lien serait rompu.

« Vous connaissez la sœur de ma femme depuis longtemps ?

— Ça fait un bout de temps.

— Moi, je la connais très peu. »

Ils étaient debout, l’un près de l’autre, et Mortimer ne savait plus quoi dire.

« Vous êtes Américain ?

— Oui.

— Quel coin ?

— Un peu partout. »

Vivre auprès d’un type pareil, passer avec lui de douces soirées d’hiver infinies, l’introduire dans les arcanes secrètes de ses collections…

« Vous aimez les soldats de plomb ? »

Fast haussa un sourcil :

« Pardon ?

— Excusez-moi, c’est idiot. Je suis collectionneur… Je me demandais si vous l’étiez aussi…

— Pas du tout. J’ai horreur des objets.

— Je suis prête », dit Lena. Ils ne l’avaient pas entendue revenir. Elle balançait son sac de marin à bout de bras.

« Vous allez où ? », demanda Fast.

Lena et Mortimer ne purent s’empêcher de se lancer un regard bref : tous deux avaient eu la même idée. Ils répondirent en chœur :

« À Marseille.

— Vous pouvez m’emmener ?

— Avec joie, dit Mortimer.

— Mais… », fit Lena.

Déjà, Fast disparaissait dans le bâtiment. Lena et Mortimer n’osaient plus se regarder, chacun craignant que l’autre ne le devine.

Brusquement, Melina fut à leurs côtés :

« Lena… Je suis désolée de ce qui arrive… Dis à maman… Et puis non, ne lui dis rien, je lui écrirai. Tu dois avoir d’autres choses en tête.

— On y va ? »

Fast était là à nouveau, une veste sur l’épaule et c’est tout.

« Mais… vos bagages ? », interrogea Mortimer.

Fast tira une brosse à dents de sa poche :

« Les voilà.

— Tu t’en vas ? demanda Melina, incrédule.

— Tu vois bien.

— Mais… Tu vas où ?

— Je sais pas. Je m’en vais.

— Fast…

— Allez, salut !

— Fast !… »

Melina était abasourdie. Tout cela était si incroyable, si rapide. Elle sentit le sang se retirer de son visage mais ne put que répéter :

« Fast !… »

Il arrivait à la voiture, ouvrait la porte et s’installait à côté du chauffeur. À leur tour, Lena et Mortimer montaient à l’arrière, le moteur hoquetait et démarrait. La guimbarde s’ébranla. Melina se mordit les lèvres férocement pour ne pas hurler. La nuit tombait. Elle était là, ne comprenant plus rien, répétant pour elle-même en une longue litanie :

« Fast… Fast… Fast !… »

24

… Socrate Satrapoulos a succombé dans la journée d’hier à la suite d’une crise cardiaque. Dans l’entourage de l’armateur, on s’est refusé jusqu’à présent à donner des détails sur les circonstances de sa mort. Depuis ce matin, les places financières du monde entier semblent prises de panique, une panique qui a gagné les milieux boursiers…

D’un seul bond, le Grec sauta de son lit, entraînant à sa suite un enchevêtrement de draps et de couvertures. Il s’arrêta au milieu de la chambre, se plia en deux, appuya ses mains sur ses cuisses et poussa un rugissement de joie…

« Ah !… Ah ! ah ! ah !… Les cons !… Ah ! ah ! ah !… »

Fébrilement, il esquissa quelques pas de sirtaki, brassant l’air de ses bras. En tournoyant, il se retrouva planté devant une glace, hurla de rire en rencontrant son image vers laquelle il pointa son index :

« Les pauvres types !… »

Il enroula le drap autour de sa tête, roulant des hanches pour une danse du ventre effrénée. Avec ce pyjama rayé et ce turban, il se trouvait irrésistible. Il se laissa tomber sur le dos, roula sur lui-même plusieurs fois, se redressa en souplesse et sauta sur le lit où il joua à rebondir sans toucher le plateau de victuailles qui était dessus. Une bouteille de vin renversée le ramena à la réalité l’espace d’une seconde, ce qui lui permit de capter d’autres bribes de phrases désopilantes…

… milliers de petits porteurs… siège des guichets de banque… conseil ministériel…

Son fou rire le reprit et il se jeta à nouveau dans une sarabande. Depuis une heure très précisément, il était devenu seul et unique actionnaire de ses propres affaires. D’un seul coup, par l’intermédiaire d’hommes de paille téléguidés pair des banques d’Amérique latine, il avait racheté pour une bouchée de pain la totalité des valeurs qui représentaient son capital à l’extérieur.

Désormais, plus de conseil d’administration, plus de sourires aux créanciers ou aux associés : les décisions, les responsabilités, il les assumerait seul, sans même avoir à faire semblant de les partager avec d’autres. Éliminé Kallenberg !… Éliminée la vieille Mikolofides !… Il allait pouvoir procéder à une nouvelle répartition du capital : tout pour lui !… Il contrefit sa voix et lança, avec la puissance d’un ténor, sur le grand air du Trouvères « Voilà comment… com… ment… je comprends les affai… ai… res !… »

Il s’affala sur la chaise basse sur laquelle, quelques heures plus tôt, le pope avait marmonné ses prières — un pope crasseux acheté pour trois fois rien. Pendant que la radio continuait à égrener des paroles qui tournaient à vide, il dit :

« Merde ! Je ne me suis jamais aussi bien senti que depuis que je suis mort !… »

Il repartit dans un éclat de rire qui semblait ne devoir jamais finir.


« Vous êtes fous ! Vous êtes complètement cinglés ! »

Vitaly vient de réunir une nouvelle conférence dans son bureau. La gaffe a été superbe : la station a annoncé officiellement la mort d’un homme qui a lui-même téléphoné dix minutes après pour exiger un démenti immédiat !

« De quoi on a l’air ? »

Vitaly veut oublier qu’il a donné en personne l’ordre de balancer le canard à l’antenne. Peut-être même l’a-t-il oublié réellement ? Maintenant, il lui faut des têtes :

« Je saurai exactement qui a commis l’erreur ! Je le saurai ! Qu’est-ce que je vais lui dire, moi, à M. Ribot, quand il me demandera des comptes ? Que j’ai engagé des pignoufs ? »

La mauvaise foi de Vitaly ne surprend aucun des rédacteurs. Arriver au pouvoir, c’est avoir le don de se mettre en avant quand tout marche bien et de se dérober quand rien ne va plus. Pas un d’entre eux n’ignore cette règle. Ils sont prêts à l’appliquer sans pitié le jour où il s’agira de gravir un échelon en jetant bas celui qui se cramponne au cocotier, Vitaly peut-être. M. Ribot, c’est le principal propriétaire de la station. Il a démarré dans le beurre, il s’est épanoui dans les ondes. Vitaly, très introduit dans les milieux parisiens, lui a fait connaître tout le gratin. Ribot a donc pensé que Vitaly lui était indispensable. Comme la plupart des grands requins, Ribot ne sait pas que les ambassadeurs sont des parasites, que la seule vue de son carnet de chèques aurait suscité de puissantes vocations d’amitié et de fidélités, aussi longtemps en tout cas que les chèques auraient été couverts. Ce n’est pas tout. Vitaly a appris le tennis à Ribot. Ribot, le jour où il a eu une raquette sous le bras, du caoutchouc sous les semelles et un short sur les fesses, a estimé qu’il faisait définitivement partie d’une élite. Dans l’industrie du beurre, on ne joue pas au tennis. Vitaly sait donc qu’il est tabou, quoi qu’il ait fait. Les autres le savent aussi. Nul n’aura la mauvaise idée de rappeler au rédacteur en chef qu’il a pris tout seul sa décision. Cependant, ils se détendent légèrement. C’est à eux, personnellement, que Vitaly adresse ses reproches. C’est le signe qu’il ne leur en veut pas. Quand il veut la peau de quelqu’un, Vitaly joue au billard, rabrouant Pierre pour bien montrer que c’est Paul, à qui il ne dit rien, qui a commis la bévue. Il faut le connaître, Vitaly, il faut savoir tout ça si l’on veut conserver sa place sans être cardiaque à quarante ans. Or, en ce moment, il houspille tout le monde, sauf Frey, le nouvel arrivé. On a compris : Frey ne va pas faire de vieux os dans la maison. Frey craint d’avoir compris lui aussi. Il ne sait plus comment ne pas perdre la face. Pire : il se sent réellement coupable.


Dix jours auparavant, S.S. se trouvait à Cascais chez le prophète. Il avait quelque chose à lui demander mais ne savait trop comment s’y prendre, craignant que son « conseiller astral » ne le jugeât ridicule.

Il était là, hésitant, et l’autre sentait bien que ce qu’il avait à lui dire résidait précisément dans ce silence qui se prolongeait. Finalement, le Grec se décida avec gaucherie :

« Et le cœur, vous ne me parlez jamais du cœur.

— Je croyais qu’il ne battait que pour vos affaires ?

— Les femmes et les affaires vont souvent de pair.

— Que voudriez-vous savoir ?

— Je voudrais que vous me parliez d’une femme.

— Dites… Non, plutôt, ne dites rien, je vais regarder. »

Kalwozyak étala ses tarots…

« Elle est jeune…

— Évidemment.

— Elle est très protégée. Je la vois entourée de murs, de barrières… »

Satrapoulos eut une expression résignée :

« Ça !…

— Mais ces murs, ce n’est pas elle qui les dresse entre vous… Elle est entourée d’une foule de gens… Elle s’ennuie. Son nom est-il de notoriété publique ?

— Oh ! oui.

— Actrice ?

— Non. Bien qu’en un sens…

— S’agit-il de la femme avec qui vous vivez ?

— Pas du tout, non. Une autre.

— Elle joue un rôle… Ou on lui fait jouer un rôle… Qu’est-ce que c’est ?

— Politique…

— Eh bien, je peux vous affirmer qu’elle ne tient pas le coup. Elle craque !

— C’est impossible.

— Seigneur, que de menaces ! La mort… »

Le Grec s’accrocha à son fauteuil :

« Pour elle ?

— Non, non… La mort partout… Mais elle est protégée… Elle est mariée ?

— Oui.

— Quel est votre problème ?

— J’aimerais savoir… J’ai l’impression qu’elle me trouve… sympathique. Elle m’envoie des cartes, comme une gosse… Demain, peut-être, elle aura tout un pays à ses pieds…

— Vous la voyez souvent ?

— Non. Une fois, elle est venue en croisière sur mon bateau. Elle m’a dit que, si elle en avait le choix, c’est l’endroit où elle préférerait vivre.

— Qu’est-ce qui vous tracasse ?

— Elle m’intimide.

— Vous êtes amoureux ?

— Je ne sais pas. Je vous parais idiot, hein ?

— Pas plus que n’importe quel amoureux… », dit pensivement le Prophète.

Il lança un regard perçant à Socrate :

« Tout à l’heure, nous regarderons votre carte du ciel. Je vous indiquerai s’il y a lieu de vous rapprocher de cette femme, et quand. Pour l’instant, j’ai quelque chose à vous dire. Kallenberg est venu me voir il y a trois jours. »

Le Grec se durcit :

« Quand cessera-t-il de m’emmerder, celui-là ? Je croyais qu’après mon divorce et les raclées que je lui ai déjà infligées, il allait se tenir tranquille. Pourquoi me cherche-t-il des crosses ?

— Vous lui gâchez la vie.

— Je ne fais que me défendre !

— Vous n’y êtes pas. Vous lui gâchez la vie parce que vous le prenez toujours de vitesse. Vous contraignez à jouer les seconds rôles un type qui est malade quand il n’est pas le premier. »

Satrapoulos eut un sourire enfantin et carnassier :

« Qu’y puis-je ?

— Dans votre dos, il est en train de rafler à n’importe quel prix les actions de vos sociétés.

— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Même s’il les rachetait toutes, c’est quand même moi qui suis majoritaire. J’ai 52 pour 100.

— Vous tout seul ?

— Pratiquement, oui. Pour la forme, mes enfants ont 2 pour 100, et Lena, 3 pour 100.

— Supposez qu’il s’approprie ces 5 pour 100 ?

— Vous rigolez ? Achille et Maria ont douze ans !

— Eux, oui, mais Lena ? »

Bon dieu, il avait raison ! Si l’envie lui en prenait, Lena pouvait le mettre réellement en difficulté. Ce fut à cet instant précis que l’idée germa. À vrai dire, ce ne fut pas une germination à proprement parler, mais une espèce de clairvoyance foudroyante, tout un déroulement de temps en raccourci, causes, effets, exécution, avantages. Il y avait belle lurette qu’il désirait virer par-dessus bord ceux dont il avait eu besoin pour établir sa puissance : il venait de trouver le moyen de les larguer :

« Je crois que je vais tomber gravement malade. Je crois même que je vais mourir. »

Le Prophète fit la moue :

« Hum… Si cela était, je le saurais. »

Le Grec lui saisit les mains et débita des phrases à une cadence de mitrailleuse :

« Écoutez-moi !… Supposez que je meure… supposez que mon entourage cherche à garder la nouvelle secrète, mais qu’il y ait des fuites… une seule fuite… Je meurs, d’accord, mais la Bourse est malade. Vous me suivez ?… Moi mort, mes affaires ne valent pas cher, tout mon avoir est investi dans les pétroliers en chantier, mes super-géants. Qui veut reprendre mon passif ?… Personne ! Ceux qui ont des actions vont avoir la trouille de les voir baisser ! Conséquence : ils vendent. Et qui rachète un peu plus tard ?…

— Vous avez choisi votre genre de mort ?

— C’est un soin que je vous laisse. »

Le Prophète eut un rire rentré :

« C’est une idée superbe ! Mais ne nous énervons pas !… Attendez… On va voir à quelle période le deuil siéra le mieux à votre entourage… »


Mortimer était fasciné par les mains de Fast. Elles étaient longues, immenses, maigres et fortes à la fois. Les ongles, noirs de crasse, étaient cassés en plusieurs endroits. Mortimer avait une envie folle de les emprisonner. Ces doigts doués d’une vie qui leur était propre appelaient irrésistiblement ses doigts à lui. Il fallait qu’il touche. Même en peinture, pour « voir » vraiment un tableau, il était nécessaire qu’il en caresse la surface du bout de la main. Un jour, au collège — il devait avoir douze ans — le professeur s’était arrêté devant sa table, lui tournant le dos et expliquant son cours à la classe. Il avait les mains croisées juste sous le nez de Mortimer, des mains courtes et grasses, boudinées, qui se crispaient, s’étreignaient, se lâchaient, se reprenaient, couleuvres tronquées, parcourues de frémissements. Mortimer n’entendait plus rien depuis longtemps, possédé par le désir irrépressible de les saisir. Sans qu’il l’eût décidé, cela était arrivé, malgré lui. Le professeur, croyant qu’il faisait le pitre à ses dépens lui avait administré une énorme gifle. La classe avait éclaté de rire et Mortimer était sorti de sa transe, la joue en feu, douloureuse. Aujourd’hui encore, l’idée de ce contact était liée à l’idée de la gifle, de punition immédiate. À tel point que, lorsqu’on lui serrait la main, il la retirait très vite, craignant d’être châtié pour un contact prolongé.

Fast le giflerait-il s’il la lui prenait ? En arrivant à Marseille, ils étaient descendus à l’hôtel Noailles. La duchesse, avant même que Mortimer ait déployé ses ruses pour l’en persuader, avait déclaré qu’elle désirait retourner le lendemain même à Londres, précisant « qu’ayant fait son devoir, elle ne voulait pas s’immiscer dans les problèmes conjugaux de son fils ». Cela, à l’intention de Lena, mais avec un accompagnement de mimiques qui en avait appris long à Mortimer sur son humeur méprisante. Elle s’était fait servir à dîner dans sa chambre, après que son fils lui eut souhaité le bonsoir en l’embrassant sur le front. Le matin suivant, à huit heures, elle prenait le premier avion pour Londres. Mortimer avait poussé un soupir de soulagement et était revenu à l’hôtel où Lena et Fast prenaient ensemble le petit déjeuner. Fast semblait maussade. De son côté, Lena ne disait rien. En vain, Mortimer avait essayé de leur faire la conversation, mais il n’avait pu obtenir que des brouillons de réponse. Il leur restait trois heures avant de se rendre à l’aéroport. La veille, Fast avait simplement demandé :

« Pouvez-vous m’emmener jusqu’à Paris ? »

Sans préciser comment il réglerait le montant de son billet que Mortimer, tremblant d’espoir, avait payé de sa poche comme il avait réglé la note d’hôtel. Fast voguait loin au-dessus de ces contingences, comme s’il eût senti que sa présence, à elle seule, était une faveur pour autrui. À aucun moment, il n’avait dit merci et malgré son sens de l’économie et des convenances — traditionnels chez les Sunderland — Mortimer ne s’en était pas offusqué.

« Où est-ce que vous descendrez à Paris ?

— J’en sais rien. »

Fast sirotait un whisky. Mortimer était assis à côté de lui. Lena, sur la même rangée de fauteuils, mais de l’autre côté du passage. Quand ses yeux n’étaient pas rivés sur les mains de Fast, Mortimer, à la dérobée, les reportait sur son visage dont la perfection et la finesse du profil le laissaient stupéfait.

« À l’hôtel ?

— Non.

— Chez des amis ?

— Sais pas. Connais personne.

— Vous y séjournerez longtemps ?

— Sais pas.

— S’il vous arrivait d’être dans l’embarras… pour une raison ou pour une autre… j’ai beaucoup d’amis à Paris qui se feraient un plaisir de vous héberger.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis dans l’embarras ?

— Rien, bien sûr… Enfin, mon offre reste valable. Et s’il vous plaisait de passer quelque temps dans notre château du Lancashire…

— Voulez-vous un whisky ? »

Mortimer traduisit immédiatement « je veux un whisky », et fut secrètement flatté par cette tournure qui, dans la bouche de Fast, était presque une marque de courtoisie. Il fit un signe à l’hôtesse pour renouveler la commande. Lena en fit de même et sembla retomber dans sa délectation morose.

« Vous êtes étudiant ?

— Ça m’arrive.

— En quoi ? »

Fast le considéra d’un air de profond ennui :

« Je peins.

— C’est passionnant ! Vous exposez ?

— Non.

— Vous vendez ?

— Jamais.

— Mais c’est idiot ! Pourquoi ?

— Probable que ça plaît à personne.

— Allons donc ! Et à vous ?

— Zéro.

— Vous n’aimez pas votre peinture ?

— De la merde. »

Fast lui jeta un regard aigu :

« Votre femme a l’air de se faire suer. »

Mortimer se sentit rougir jusqu’aux oreilles. Il regarda Lena et s’aperçut qu’elle aussi dévisageait Fast avec voracité : c’était bien la première fois qu’ils se découvraient les mêmes goûts. Une idée lui vint, qu’il jugea ridicule : allait-il devenir le rival de sa femme ?

Il se leva et passa devant Fast dont il frôla le bout des genoux de ses jambes. Il sentit le rythme de son pouls s’accélérer.

« Excusez-moi… »

Il s’assit dans le fauteuil voisin, provisoirement déserté par son occupant :

« Comment vous sentez-vous ? »

Lena eut un soupir discret :

« Très bien, Mortimer, je vous remercie.

— Vous savez que je suis à vos côtés, quoi qu’il arrive ?

— Je le sais, Mortimer.

— Nous allons atterrir dans un quart d’heure. Souhaitez-vous vous rendre directement avenue Foch ?

— Évidemment.

— Savez-vous que ce jeune homme est bourré de talent ? Il est peintre. Le saviez-vous ?

— Je l’ignorais. »

Mortimer fut enchanté d’avoir pénétré dans l’intimité de Fast davantage qu’elle n’avait pu le faire. Il poursuivit :

« Il semble complètement perdu. Verriez-vous un inconvénient à ce que nous l’invitions pendant quelques jours ? Je veux dire, quand cette horrible histoire sera réglée ?

— Faites comme il vous plaira, Mortimer. »

Pour masquer son émotion, Lena gardait le visage obstinément fixé sur un atlas zébré de lignes rouges, trajectoires pures des Boeing qui reliaient les continents.


Au moment où la certitude de son succès le faisait cabrioler sur son lit, la porte s’ouvrit et Lena entra. Elle regarda le Grec qui la regardait, chacun aussi stupéfait que l’autre. Socrate, qui avait gardé son turban de fantaisie sur la tête, se figea en plein mouvement avec la brusquerie des gosses jouant aux statues de sel. Quant à Lena, elle portait instinctivement la main à sa mâchoire qui avait une fâcheuse tendance à se décrocher dans les grandes occasions. La situation était si imprévue, si énorme, qu’aucun des deux ne put proférer un mot pendant trente secondes.

S.S. était stupidement fixé sur l’idée que son ex-femme avait gardé une clef de l’appartement, et il ne pouvait penser à rien d’autre. Quand le silence eut atteint l’intensité maximale au-delà de laquelle quelque chose doit nécessairement éclater, il vit avec horreur le duc de Sunderland passer timidement la tête par l’entrebâillement du chambranle alors que, dans son dos, François faisait des signes désespérés et impuissants. Lena fut si saisie qu’elle s’accrocha au bras de son nouveau mari. Ahuri, le duc considérait avec égarement cet homme en pyjama, les cheveux ceints d’un drap froissé, debout sur un lit en désordre jonché de nourriture et de vin renversé, cet homme qu’il s’attendait, de toute évidence, à trouver à l’état de cadavre…

« Voulez-vous boire quelque chose ? »

Ce fut tout ce que Satrapoulos trouva à dire. C’était si gigantesque dans l’absurdité qu’il repartit dans un fou rire, le visage cramoisi, se pliant en deux tout en faisant des gestes d’excuse qui le faisaient redoubler de rire. Lena avait été si violemment bouleversée qu’elle fut la première à craquer. Ce fut d’abord quelque chose de perlé qui vint mourir sur ses lèvres. Puis, un hoquet éclata, annonciateur de la tempête. Mortimer, contaminé à son tour malgré ses efforts pour rester impassible, poussa quelques gloussements avant de se plier en deux lui aussi. Socrate sonna la femme de chambre qui les trouva tous trois écarlates, hurlant, se désignant du doigt les uns les autres sans pouvoir reprendre leur souffle. Le Grec parvint à grand-peine à articuler les trois syllabes du mot « champagne ». Après quoi, pris de convulsions, il fut obligé de s’allonger. Lena, en transes, secouée de spasmes, s’effondra sur le lit et se roula à ses côtés en l’étreignant. Mortimer, affalé sur un fauteuil, son corps d’asperge secoué par des soubresauts, se tapait sur les cuisses en pleurant de rire. La scène de folie dura cinq bonnes minutes. Puis Socrate, qui cherchait à se maîtriser, s’avança vers le duc et lui tendit la main :

« Enchanté de vous connaître… »

C’en fut trop pour lui : il repartit dans une espèce de rugissement douloureux à force d’être violent et continu. Ils burent ensemble. Socrate expliqua vaguement qu’il avait été victime d’un mauvais canular dont il allait s’efforcer de retrouver les auteurs.

Mais la raison n’était pas de mise : quelque chose s’était brisée dans les rouages de cette maison transformée en moulin ivre. Brusquement, sans que quiconque l’ait annoncée, Hankie Vermeer, en pleurs et en deuil, fit son entrée dans la chambre, tenant par la main Achille et Maria :

« Tu sais, papa, cria le garçon sans transition, pour les palmiers, je n’en ai coupé qu’un seul ! »

Maria se jeta dans les bras de sa mère, qu’elle lâcha pour sauter au cou du Grec.

« Ce que tu es drôle, papa, en pyjama ! »

Au bord de l’évanouissement, Hankie se contentait de bredouiller des phrases inintelligibles, mêlant le hollandais, l’anglais, le français et quelques bribes de grec : dépassée. En pleurant, elle s’affaissa dans les bras de Lena :

« J’étais sûre que ce n’était pas vrai !… J’en étais sûre ! Mon Dieu, merci !… Je n’avais rien osé dire encore aux enfants !…

— Socrate ! »

Le rugissement fit se retourner tout le monde vers la porte d’entrée : les yeux baignés de larmes, le visage rougi et ravagé, la Menelas bondit dans la pièce, se ruant sur le Grec qu’elle couvrit de baisers :

« C’est horrible !… J’ai fait le tour du monde !… J’ai cru mourir !… Mon Dieu !… Mon Dieu !… »

Elle s’immobilisa, le tenant serré contre elle, le regardant comme si elle ne l’avait jamais vu :

« Socrate !… Mais tu es vivant !… Tu es vivant ! »

En grec, elle débitait des phrases rapides et saccadées, caressantes, lui pétrissait les mains, l’embrassait encore à petits coups de lèvres frôleurs. Elle daigna s’apercevoir que la scène avait une demi-douzaine de témoins. Elle parut revenir sur terre et les dévisagea un à un.

« Lympia, il faut que je vous présente… Mme Vermeer… Vous connaissez Lena, et Achille et Maria…

— Comme ils sont beaux !

— … et le duc de Sunderland, le mari de ma femme… »

S.S. voulut rattraper son lapsus : trop tard ! Il secoua la tête d’un air navré en guise d’excuses pour le dadais que Lena lui avait trouvé comme successeur. Olympe tonna :

« Maintenant, explique-moi ! »

S.S. se lança dans son histoire tandis qu’on conduisait les enfants au salon pour leur servir des glaces et que François retenait au Plazza une suite pour Hankie, encore mal remise et chancelante. Sans s’être concertés, Lena et Mortimer refusèrent avec un bel ensemble l’invitation à dîner de Socrate : ils devaient retrouver Fast au Ritz vers les huit heures et aucun des deux, pour des raisons identiques, ne tenait à perdre une parcelle de sa présence ou de son verbe.

Secrètement, le Grec était ravi de leur refus. Il imaginait mal un repas avec le nouveau mari de son ancienne femme, arbitré par celle qui se considérait comme sa future épouse. Pour voler à son chevet, la Menelas, une fois de plus, avait dû rompre un contrat en Australie. Elle serait bien mal récompensée de son zèle. Le lendemain, Socrate devait s’envoler pour Baran et éplucher un fantastique dossier que lui avaient préparé ses conseillers. Même pas le temps d’emmener la « panthère » faire une virée dans Paris. Il la dédommagerait de ses émotions en lui offrant un bijou. Le Grec, qui ne laissait rien au hasard, en gardait quelques-uns dans le coffre de toutes ses résidences. Bien souvent, dans les cas d’urgence, cette précaution s’était avérée très utile.

25

Le Prophète pratiquait le double jeu depuis si longtemps que, tôt ou tard, la catastrophe était fatale. Cette fois, on y était. Kallenberg allait arriver d’une minute à l’autre. Au téléphone, il avait semblé fou de rage, exigeant un rendez-vous immédiat sur le ton d’un type qui veut régler ses comptes définitivement. Le Prophète le comprenait d’autant mieux qu’il y avait quelque chose d’illogique dans sa propre démarche, un détail qu’il subissait bien qu’il heurtât son sens de l’équité et de l’honneur : d’un côté, il trahissait allègrement Kallenberg au profit de Satrapoulos, de l’autre, il acceptait sans broncher les énormes rétributions que lui versait Barbe-Bleue en échange de ses bons et loyaux services. Curieux… Pourtant, le Prophète n’avait pas la tête de l’emploi. En fait, et à son grand regret, il avait la tête de tout le monde, la soixantaine confirmée par une calvitie presque totale, une propension à la contemplation et au farniente, un goût très vif pour Spinoza — dont l’Éthique le plongeait dans la béatitude — une passion pour l’argent qui lui était venue sur le tard et une immense méfiance envers sa profession, la voyance. Non qu’il ne la prît pas au sérieux, au contraire.

À sa grande stupeur, il lui arrivait fréquemment de voir la réalité corroborer les prédictions qu’il avait faites, et cette entorse flagrante au système logique et rationnel qui présidait sa vie l’immergeait dans une sensation de malaise vague. Sceptique de tempérament et de culture, il n’admettait pas que la pensée vînt interférer dans le déroulement naturel des choses, ou qu’un esprit humain pût en connaître la chronologie. La première fois qu’était survenu un événement de ce genre, il l’avait attribué au hasard. La deuxième à une coïncidence. La troisième, il avait rangé son arsenal prédicatoire, tarots, boule et statuettes, au fond d’une valise, farouchement décidé à ne plus jouer les apprentis sorciers afin de ne pas perdre ce qui formait le sens réel de son existence, son confort intellectuel. La chose s’était passée peu après la guerre. Les temps étaient durs, et sa présence à Paris précaire, compromise par l’admiration trop avouée qu’il avait portée aux troupes de choc nazies.

Il désirait à l’époque faire une carrière d’écrivain, se croyait du génie, était vêtu d’un costume de confection de la Belle-Jardinière antérieur aux hostilités, et se nourrissait chaque jour d’un unique hareng, réchauffé sur une lampe à alcool dans une tanière minable, rue du Château-des-Rentiers où il avait élu, à son corps défendant, un domicile qu’il souhaitait provisoire. Pour marquer sa future gloire littéraire d’un coup d’éclat, il avait décidé de réaliser une espèce de fresque totale sur les minorités érotiques, les marginaux de la bagatelle, en un mot, sur tous ceux qui ont des difficultés d’expression sexuelle, et sont voués, pour les assouvir, à se travestir, à fouetter ou être fouetté, à manger des choses bizarres exigées par la perversion mais refusées par l’estomac, de telle façon qu’après son livre — mille pages au bas mot — nul ne pût aborder le sujet sans être immédiatement accusé de plagiat. Un candidat éditeur, maigre et illuminé, se piquant d’être un disciple de Gurdjieff, avait consenti à distraire quelque argent de la dot de sa récente épouse, veuve elle-même d’un comte polonais, faux noble sans doute mais millionnaire authentique, afin de financer les balbutiements de la grandiose entreprise. Malheureusement, les travaux de documentation pratique, scrupuleusement accomplis par son poulain entre Blanche et Pigalle, se révélèrent bien vite ruineux. En outre, une phrase imprudente et ingénue de son futur auteur lui avait mis définitivement la puce à l’oreille. Ce dernier, dans un moment d’épanchement lui avait dit, il en était sur :

« En mettant les choses au mieux, le plan de mon livre exigera à lui seul deux années de travail. »

Mots funestes qui avaient fait déborder la coupe. Du jour au lendemain, le Prophète, qui n’était alors qu’Hilaire Kalwozyac, apatride de père en fils, Polonais de souche et Français de cœur, s’était retrouvé chômeur, son projet dans les limbes, une œuvre rentrée sur la conscience et, derechef, en pleine dèche.

Partant du principe qu’en temps de paix nul ne peut mourir de faim en Occident et que, en bien ou en mal, tout s’arrange, il avait décidé de se laisser vivre, retrouvant sans amertume son taudis du XIIIe, son hareng quotidien, confiant en son talent et curieux de ce qui allait lui advenir : ce fut bizarre. Quelques jours après la rupture de son contrat, vers les trois heures de l’après-midi, il marchait pensivement boulevard de Clichy, entre deux rangées de baraques foraines, lorsqu’il entendit crier son nom : « Hilaire !… Hilaire !… » Il se retourna et vit un homme grassouillet, à l’intérieur d’un stand de loterie — le 8 est sorti ! Un kilo de sucre pour monsieur ! — lui faire de grands signes amicaux :

« Ben quoi ? Tu me reconnais pas ? Arthur ! »

Bien plus qu’à sa bonne bouille de carlin couperosé, Kalwozyac l’identifia immédiatement à sa voix pointue de cancre de communale : Arthur… Il l’avait rencontré au début de la guerre, à Vesoul, dans un centre de mobilisation où Hilaire, convoqué par erreur, avait été gardé à vue, malgré ses protestations sur l’inélégance de ces tracasseries visant à le faire partir, lui, simple résident francophile, sous les drapeaux.

À l’époque, Kalwozyac envisageait de bâtir sa sécurité matérielle sur l’élevage des poules — principalement des Leghorn, fantastiques pour la ponte — mais rien n’avait subsisté de son cheptel, volé par une horde de gitans voraces en transhumance vers le sud. Arthur l’avait séduit, habile à trouver de la nourriture là où il n’y en avait plus, caïd de l’intendance, jovial et précieux. Le fait d’être déclarés conjointement « inaptes au service armé », quoique pour des raisons différentes, avait encore renforcé leurs liens : ils avaient fait un bout de chemin ensemble, quelques semaines ou quelques mois, Kalwozyac ne savait plus. Mais il avait été flatté de la fascination qu’il exerçait sur Arthur, qui lui attribuait une toute-puissance dans un domaine où la nature ne l’avait pas gâté : l’intelligence théorique. Hilaire, pourvu qu’on lui tendît la becquée, pouvait disserter sans désemparer pendant des heures sur Montaigne, Hegel ou la volonté de puissance chez Nietzsche — d’après lui, elle n’était pas, comme on l’avait toujours cru, un instinct indépendant, mais une simple particule de la pulsion érotique — ou alors se mettre à réciter des vers de Villon, Mallarmé, Racine ou Ronsard. Son esprit imprévisible, sa mémoire infaillible lui permettaient de survoler les styles et les siècles, et d’en régaler un auditoire ébahi de héros et de morts en puissance. Quand il sentait son public bien pantois et écrasé, il rompait d’un négligent : « Alors merde ! Et cette bouffe, ça vient ? » qui ajoutait, à la prodigieuse étendue de ses connaissances, l’aura fraternelle de la modestie. En fait, il n’était pas un littéraire à proprement parler. Il avait commencé des études de médecine, vite interrompues par un avortement malheureux lors de sa deuxième année d’externat, passage incertain et délicat où les trucs du métier sont trop flous pour sauver des vies, mais pas assez affirmés pour éviter des morts : triste épisode…

« Et alors, qu’est-ce que tu deviens ?

— Je me documente pour écrire un livre (c’était faux, plus d’éditeur, plus de livre).

— Ça te prend tout ton temps ? Viens, je vais te dire quelque chose. On va au bistrot. Louise ! »

Et il était sorti de sa baraque en criant machinalement « Rien que des gagnants ! Rien que des gagnants !… » ajoutant mezza voce pour Hilaire :

« Tu parles, rien que des fauchés, rien que des paumés ! La grosse, là, qui me remplace, Louise, c’est ma femme. »

Devant le zinc, les propos d’Arthur avaient fait dresser l’oreille à Kalwozyac : il lui proposait ni plus ni moins — pour peu de temps, bien sûr — de remplacer un mage, mi-chiromancien, mi-astrologue, qui disait la bonne aventure dans la baraque jouxtant sa propre roulotte.

« Et tu verras, avait-il précisé, c’est pas les gogos qui manquent ! Y a un fric fou à se faire là-dedans ! Suffit de leur raconter les conneries qu’ils ont envie d’entendre, c’est gagné ! Et toi, mon pote, de ce côté-là, avec tout ce que tu as dans le chou, tu dois être plutôt fortiche ! »

Hilaire, très intéressé, avait fait quelques objections de pure forme, arguant qu’il n’avait aucune formation lui permettant de faire face à une situation de ce genre. Arthur avait balayé ces réticences d’un revers de la main, et commandé une autre tournée :

« T’en fais pas ! Tu peux leur balancer n’importe quoi, ils gobent tout, du moment que tu as un turban sur la tête et que tu prends l’air hindou… »

Hilaire avait réservé sa réponse jusqu’au lendemain, s’était consciencieusement précipité dans une librairie ésotérique et, avec ses derniers francs — Arthur l’avait invité à dîner le soir même, il était paré de ce côté-là — avait fait une razzia d’ouvrages rédigés dans un esprit primaire certes, mais passionnants et documentés. Ce qui l’intéressait par-dessus tout, c’était l’étiologie, la recherche des causes : pourquoi l’humanité avait-elle un tel besoin de merveilleux, une telle soif de certitudes ? Lui, qui avait toujours vécu au jour le jour, autant par goût que par nécessité, ne comprenait pas qu’on pût avoir l’envie d’assujettir ses actes au bon vouloir d’une puissance supérieure, Dieu, le Zen, Mahomet, Bouddha ou la planète Pluton : cela n’avait pas de sens et enlevait tout sel à la vie en la privant de la notion qui lui confère sa valeur, le risque. Il se jura d’approfondir plus tard ce problème des causes, se bornant pour l’instant à assimiler celui des effets, pénétrant plus avant dans le symbolisme des tarots, la position des planètes par rapport au solstice, s’enfonçant avec curiosité et dégoût dans les arcanes de la divination par le marc de café, aux secrets des lignes de la main, à la pseudo-mathématique de la physiognomonie. Il se trouvait dans un bar, non loin de la fête foraine. Quand il fut l’heure d’aller dîner, sa décision était prise : il essaierait d’être mage, assez sûr de lui pour ne pas provoquer de drames chez ses futurs clients, assez psychologue aussi pour leur rendre leur optimisme et un esprit combatif puisque c’était précisément ce que venaient chercher ces crétins, incapables d’oser sans avoir la certitude de vaincre. Arthur avait accueilli sa réponse avec enthousiasme :

« Tu vas voir petite tête, on va se bourrer !

— On ?…

— Ben oui, qu’est-ce que tu crois ? La roulotte est à moi, on est fifty-fifty, comme en 40 ! » (C’était le cas de le dire.)

Dès le lendemain, un peu gêné, il recevait sa première cliente, une bouchère abandonnée par son mari. Il l’avait écoutée avec attention, stupéfait qu’une créature aussi commune pût éprouver un tel chagrin. Elle parlait, parlait, entre deux sanglots, sans que le « Prophète de Cascaïs » songeât à lui dire quoi que ce soit ou à l’interrompre. Tout au plus, hochait-il la tête de temps en temps d’un air compréhensif, quand le flot verbal de sa visiteuse semblait se ralentir, ou hésiter entre plusieurs directions du malheur, pour repartir de plus belle, droit sur son idée fixe : son louchebem envolé. Quand elle s’était tue, vidée de ses confidences, à bout de son histoire, il y avait eu un bref silence qu’elle n’avait pu supporter, le brisant par un :

« Professeur, vous ne saurez jamais le bien que vous m’avez fait. Merci… Merci… »

Et elle était partie, glissant sur la table un gros billet. Ahuri, le « professeur » avait immédiatement compris le premier principe de son nouveau gagne-pain : être une oreille. Cette femme ne l’avait payé que pour être écoutée, elle avait puisé dans son silence un réconfort qu’il n’avait rien fait pour lui donner. Son histoire minable, elle se l’était récitée à voix basse, devant témoin, et elle avait été exorcisée. Voilà qui était étrange. Arthur avait passé la tête :

« Alors, ça a marché ? »

Puis, apercevant le billet :

« Dis donc, ça commence bien ! Qu’est-ce que tu lui as raconté pour qu’elle te laisse autant ?

— Rien. Pas un mot. Je n’ai pas ouvert la bouche. »

Admiratif, Arthur lui avait lancé une grande claque dans le dos :

« T’es un crack ! On continue ! »

Et le Prophète avait continué, se prenant au jeu de sa propre dialectique, mettant un point d’honneur à voir partir tout le monde content, sauf ceux qui venaient à lui avec un air agressif ou goguenard, qu’il prenait plaisir à démolir et à plonger dans l’inquiétude. C’était pour lui un pouvoir, tout nouveau, dont il n’avait pas encore bien exploré les limites ni clairement compris les responsabilités. Arthur lui avait demandé la veille :

« Faut que tu te trouves un blaze, quelque chose de ronflant, qui fasse exotique, le Sorcier vaudou ou un truc dans ce genre. Comment tu veux t’appeler ? Ben, parle… Puisque tu fais des prophéties ?

— Le Prophète ?

— Ça suffit pas. Faut que tu aies l’air de venir de loin. Tu comprends, si tu dis que tu es du quartier, ça fait pas sérieux… le Prophète de Pigalle ! Alors, d’où tu veux venir ?

— De Cascaïs.

— C’est où, ça ?

— Au Portugal, pas loin de Lisbonne, près d’Estoril.

— Y a des mages dans le coin ?

— Non. Mais c’est un endroit où je suis passé, une fois. J’avais eu envie de m’arrêter, pour y vivre.

— Va pour Cascaïs ! Eh ! Louise ! Écoute ça ! Le Prophète de Cascaïs ! Ça sonne bien, non ? Sacré Hilaire ! »

Entre deux consultations, Kalwozyac sortait ses bouquins de sa robe indienne — devant l’insistance de son associé, il avait dû sacrifier à ce folklore ridicule — et se perfectionnait dans son art, si l’on pouvait baptiser ainsi ce qui n’était à ses yeux que sophisme et supercherie. Par jeu, oubliant volontairement son sens inné de la psychologie, il lui arrivait d’établir des cartes du ciel d’une façon mathématique, évitant d’interpréter quoi que ce soit pour mieux traduire ce que révélait symboliquement la position des planètes. Comme un tourneur sur métaux se désintéressant de son travail, mais l’accomplissant tout de même mécaniquement, sans rien y mettre de lui, en pensant à autre chose. Il faut dire que, pour ses débuts d’extra-lucide, il avait trouvé des cobayes idéaux, militaires en goguette, bonnes bretonnes en perdition, quinquagénaires torturées par les démons de la ménopause, visages anonymes du quartier. Selon son caprice ou le nombre de ses visiteurs qui ne cessait de s’accroître — il se lançait dans des développements plus ou moins prolongés sur les trois thèmes clefs, argent, amour, santé, mamelles de toute activité divinatoire. Il fut étonné de la vitesse à laquelle se répandait sa réputation, portée comme un incendie par la publicité de bouche à oreille. On vint le voir du XVIe, on lui écrivit de Roubaix, on le pria à Bruxelles. Au fur et à mesure que grandissait sa « science », il constata un changement dans son comportement, qu’il était trop subtil pour ne pas en relever l’ironie. Il se surprit un jour à critiquer un « confrère » dont on lui vantait les mérites, en l’attaquant sur un point de technique pure — dans ce cas précis, une boîte d’allumettes renversée sur une table, servant de support à la voyance : en quoi ces allumettes, qu’il ne prenait pas au sérieux, étaient-elles plus ridicules ou inefficaces que des cartes, une tache d’encre, une boule de cristal ? Il se trouva grotesque mais fit preuve d’humour, riant de lui-même pour avoir relevé ce détail présumé faux dans un système qui ne l’était pas moins dans sa totalité, et dont il niait systématiquement l’existence. Un autre incident de ce genre lui fit comprendre la force de l’engrenage. Louise, la grosse Louise, parfaitement au courant des origines du bluff, vint pourtant le supplier, en cachette d’Arthur, de lui faire un petit « tour de tarots ». Comment était-il possible que cette matrone, rationnelle s’il en fût, se laissât prendre au piège dont elle avait elle-même posé les collets ?

Hilaire, abasourdi, en tira un second principe : il suffit de se dire prophète, et d’en revêtir les accessoires, pour le devenir réellement. Ce qui lui serrait le cœur par-dessus tout, c’était de voir des êtres dont il respectait l’intelligence et le savoir se soumettre eux aussi, comme ses crémières, aux lois de son verbe, comme si soudain leur esprit critique, parce qu’ils étaient concernés, ne leur servait plus de garde-fou contre le délire de leurs désirs infantiles : argent, santé, amour. Il reçut avec un étonnement peiné des hommes d’affaires prospères et des politiciens en herbe, venus bien humblement lui soumettre leurs dossiers, attendant son verdict pour y apposer leur signature dont dépendaient de grosses sommes d’argent, des barrages hydroélectriques, la ruine des uns, la fortune des autres. Parfois, il avait envie de les prendre par l’épaule et de les secouer, leur crier qu’ils étaient fous de le croire, de faire dépendre le réel qui leur appartenait des phantasmes de leurs superstitions. Il se taisait pourtant, fourrant avec colère sous sa robe les billets qu’on lui tendait, enrageant de recevoir des compliments pour sa clairvoyance et ses augures. Il n’arrivait pas à croire que l’humanité fût sous la coupe de tels meneurs, incapables eux-mêmes de se diriger seuls, de décider seuls, flouée par de telles élites, plus enfantines encore que leurs propres enfants au point que lui, qui n’était rien, prenait barre sur eux, qui pouvaient tout.

Survint le premier événement, qui faillit lui faire admettre, sinon comprendre, le point de vue de ces irresponsables. Pour un gros industriel de Bordeaux, il avait dessiné une carte du ciel, traçant dans un cercle à grands coups de couleurs, selon l’usage, les périodes fastes et néfastes, vert et rouge, jaune et bleu, selon qu’elles bénéficiaient ou non de la protection des astres. Un jour entre tous lui paraissait contraire, le 9 février, où tous les aspects planétaires de son client — un certain Michel Jurvilliers — lui semblaient en dissonance. Surtout, lui écrivit-il, ne prenez pas l’avion ce jour-là. Dix jours plus tard, au moment où il lisait dans le journal daté du 10 février Déraillement du Paris-San Remo, et le nom de la seule victime, Michel Jurvilliers, il recevait un mot de lui, posté la veille de Marseille : Absolument obligé de me rendre en Italie, je repense à votre conseil, éviter l’avion : je prends donc le train dans une heure. Bravo pour votre travail, il est étonnant d’exactitude !… Hasard…

La deuxième fois, il avait tiré les cartes à une putain du quartier :

« Vous pouvez tout me dire, monsieur le professeur… Je n’y crois pas.

— Pourquoi venez-vous donc me voir ?

— C’est les copines qui me l’ont dit. Et puis ça m’amuse, pas vrai, puisque c’est bidon ! »

Il lui avait fait trois tours différents, celui du cercle, celui du prénom et le grand jeu : dans les trois, il avait tiré la mort. La mort immédiate. Hilaire n’y croyait pas, bien sûr, mais par charité, malgré l’agacement que lui inspirait le scepticisme de sa cliente — le scepticisme d’autrui était pour lui la fin de la manne — il avait préféré lui taire l’inquiétante nouvelle. Le lendemain, la fille était assassinée dans sa chambre par l’une de ses pratiques. La mort des autres nous est toujours légère, mais celle-ci tracassa la conscience et la paix intérieure du Prophète, comme s’il en avait eu une part de responsabilité : peut-être, s’il l’avait prévenue, aurait-elle pu éviter sa fin accidentelle ? Troublé par un sentiment de culpabilité, il alla s’en ouvrir à Arthur, qui avait cessé de faire tourner la roue de la fortune pour aller jeter les dés dans un bistrot du coin et y boire ses dividendes. Le forain avait été formel :

« Quand tu tires la mort, t’as qu’à pas leur dire.

— Justement, je ne lui avais rien dit.

— Alors t’y es pour rien ! »

Absous, mais insatisfait, Hilaire commença à se poser des questions : et s’il y avait un peu de vrai dans ces balivernes ? S’il ne faisait que jouer les apprentis sorciers, sans bien savoir à quoi il touchait ? C’était absurde… Il n’allait pas à son tour succomber aux vertiges de cet ésotérisme de bazar. Un mois plus tard, survint le troisième événement.

Il allait être déterminant sur la suite de sa vie. Il dînait en compagnie de Louise et Arthur, quand ce dernier avait insisté pour savoir comment s’y prenait le Prophète :

« C’est pas possible qu’ils soient si cons pour lâcher autant de fraîche. Explique-moi, quoi ! »

Louise, de plus en plus affamée de métaphysique, s’était jointe à ses prières :

« Allez-y, monsieur Kalwozyac, montrez-lui un peu ! Il fait le malin. Faut toujours qu’il se croie plus fort que les autres ! »

Amusé, Hilaire avait sorti un jeu de tarots de sa poche, étalé les cartes et dit à Arthur :

« Vas-y… Tire six cartes. »

Et il avait démonté les arcanes de sa technique, insistant sur la valeur de ses silences, le visage de ses clients et l’histoire que leur expression, à elle seule, lui laissait pressentir. Rien de sorcier dans tout cela. Tout en parlant, il examinait distraitement l’ordre des configurations symboliques formées par la main d’Arthur, quand soudain, il se figea : une fois de plus, la mort, entourée d’eau, tout de suite. Arthur rompit le silence :

« Qu’est-ce que tu vois ? Tu as l’air inquiet ?

— Parlez, monsieur le professeur, dites-nous… », surenchérit Louise qui, dans son émotion, lui avait donné du « Professeur ». Embarrassé, le Prophète inventa une histoire d’héritage à venir, mais qui aurait des difficultés pour arriver.

« De toute façon, ajouta-t-il, tu ne vas pas te mettre à croire à ces salades ! »

Trois jours plus tard, Arthur mourait dans des conditions surprenantes. Une fois par mois, il allait faire une « toilette complète » dans un « bains-douches » de la rue des Martyrs, se contentant le reste du temps de s’asperger la tête d’eau — il prétendait qu’un excès d’hygiène était la porte ouverte à toutes les maladies. En entrant dans sa baignoire, son pied avait glissé et, dans la chute qui s’était ensuivie, il s’était fracturé les vertèbres cervicales. Son corps, agité des convulsions dernières, faisait un angle droit avec sa tête, immergée dans l’eau bouillante, la mort par asphyxie précédant la mort par la destruction des centres nerveux. Ce jour-là, Kalwozyac jura qu’il ne ferait jamais, plus de voyances, trop de choses le dépassant dans ce domaine. Il fit ses adieux à Louise, effondrée par son brutal veuvage, l’assura de son soutien moral, passa à la banque pour y rafler l’argent qu’il y avait déposé et se précipita dans un train, direction le Portugal : à Cascaïs, il y verrait sûrement plus clair. D’instinct, il avait choisi ce minuscule port de pêche pour but de son voyage, se référant, sans le savoir, à un déterminisme qui l’avait déjà poussé à en choisir le nom pour établir la raison sociale de son industrie. En cours de trajet, il fut bien obligé de concéder que trois prédictions de ce genre, apparues dans les cartes avec une telle netteté et confirmées par les faits, ne pouvaient être dues au seul hasard. Il était donc placé devant l’alternative suivante, soit renoncer à ce qui lui semblait un bon moyen idéal de gagner sa vie, soit poursuivre dans cette voie, mais y perdre à jamais la sécurité de son système de pensée. Il opta pour la première proposition, plaçant sans hésiter son confort intellectuel avant sa fortune. Toutefois, l’habitude étant une seconde nature, il ne put résister, sous le prétexte mensonger de mieux s’exorciser, au plaisir de se tirer les cartes, pour la première et la dernière fois de sa vie : elles parlèrent.

Elles lui indiquèrent qu’une manne d’or allait choir sur lui, pour peu qu’il prît la peine d’aller la chercher où elle se trouvait, bien au chaud à l’attendre, c’est-à-dire dans un établissement de jeux. Le Prophète, qui n’avait jamais joué, se fit un petit tour supplémentaire pour avoir davantage de détails : les cartes confirmèrent, répétant leur message avec la même obstination têtue.

Le train arrivait à Lisbonne. Kalwozyac changea de ligne et grimpa dans un autorail qui faisait la navette avec Estoril, à trente kilomètres de là. En sortant de la gare, il fut ébloui par la douceur de l’air où se mêlait, aux parfums de fleurs venus de la terre, l’odeur puissante de la mer. À Paris, en ce début d’avril, l’hiver refusait de battre en retraite. Ici, c’était le printemps, paré d’une grâce presque exotique, cactus, cerisiers, eucalyptus et menthe. La première chose qu’il vit, trônant comme un glorieux baba sur un fond de jardins taillés à la française et de parterres de roses, ce fut le casino. Instinctivement, il tâta de la main la poche où il avait caché son capital et, à ce geste, comprit aussitôt avec horreur qu’il était prêt à risquer de le perdre. Il prit un taxi pour Cascaïs, dénicha un hôtel tapissé de céramiques comme un urinoir gai, au-dessus d’un restaurant baptisé Fin de Mundo, y déposa sa valise et, sans même se changer, repartit pour Estoril. Pour ne pas se faire subtiliser son argent dans sa chambre, il le garda sur lui, se promettant de n’en jouer qu’une minuscule fraction. Il enrageait d’obéir à son impulsion, s’en voulant de la suivre, parce qu’elle le ravalait au niveau de tous ceux qu’il méprisait. Pourtant, tout de même, les morts ? Il flamba comme un seigneur, avec frénésie et détachement, prenant des risques inouïs dont la tradition veut qu’ils réussissent aux néophytes : deux heures plus tard, il était ravi : il n’avait plus un sou ! Les cartes avaient menti, il avait donc raison, il ne s’était agi que de coïncidences. Descartes l’emportait sur Nostradamus, tout rentrait dans l’ordre. À un détail près : comment allait-il vivre ? Il n’avait même pas eu cette prudence élémentaire, cette sagesse des vrais joueurs, qui consiste à régler à l’avance le prix de l’hôtel. L’aventure lui ayant prouvé et confirmé que la providence n’existait pas, il savait qu’il ne pourrait compter que sur lui-même. C’était peu de chose. Plus tard, dans les jardins, ayant étalé ses tarots sur un banc, il dit la bonne aventure à une dame âgée, bienveillante et britannique. Pour avoir de quoi dîner, il se surpassa dans un flot de prédictions fastes et bénéfiques. Subjuguée, sa cliente l’invita pour le lendemain à un thé dans sa villa, où elle avait convié quelques amis. Il y alla, et avec un soupir résigné, choisit le premier noyau de sa nouvelle clientèle internationale.

Ces événements avaient eu lieu seize ans plus tôt. Il lui arrivait parfois, lorsque sa Cadillac passait devant le Fin de Mundo, de prier son chauffeur de ralentir, afin de mieux apprécier le chemin parcouru depuis son arrivée en terre portugaise. Aujourd’hui, il vivait dans une résidence sublime jouxtant le terrain de golf. De la fenêtre de son cabinet de travail, il apercevait la mer, giflant éternellement les rochers déchiquetés, en bas des collines douces parsemées de gazon, de mimosas et de glycines au sommet desquelles il avait fait bâtir, sur ses propres plans, sa maison : Arthur était loin, sa roulotte minable aussi. Sa clientèle se composait de rois de tous bords, monarques authentiques, grandes-duchesses en exil permanent, géants de la finance, ténors de la politique mondiale qui ne signaient aucun décret sans le consulter, milliardaires du pétrole, champions de l’industrie lourde. Pour le privilège d’une conversation de trente minutes, certains de ses fidèles n’hésitaient pas à faire des milliers de kilomètres à bord de leur jet privé.

Mario apparut, plutôt inquiet :

« Monsieur Kallenberg est dans le salon.

— Qu’il entre. »

Kalwozyac essaya de se concentrer : peine perdue, il avait trop la frousse de ne pouvoir manœuvrer son tumultueux client. Barbe-Bleue se propulsa dans la pièce, les poings serrés, l’air mauvais. Sans même prendre la peine de saluer, il attaqua avec fureur :

« J’ai perdu des milliards !… C’est de votre faute !

— Monsieur Kallenberg… »

Temporiser, temporiser, le calmer… Mais on n’endigue pas un torrent en crue !

« Taisez-vous !… Vous m’avez roulé !

— Je vous en prie…

— Vous l’avez vu mort ! Est-ce qu’il est mort ? Non ! Il est en pleine forme ! Il rigole avec mon pognon !

— Écoutez-moi !… Je vous avez dit qu’il y avait la mort sur lui, je n’ai pas…

— Vous n’aviez qu’à parler clairement ! Je m’en fous, moi, qu’il ait la mort sur lui, du moment qu’il ne crève pas !

— Je ne voulais pas…

— Il est vivant, hein ?… La preuve !

— Je ne vous dis pas le contraire…

— Je vous ai cru, moi, j’avais confiance !

— Enfin, monsieur Kallenberg, en quoi vous ai-je trompé ?

— En quoi ?… Vous m’avez raconté des conneries, voilà en quoi ! »

Sous la rafale, le Prophète se contentait de hocher la tête, levant parfois les mains en signe d’apaisement. Barbe-Bleue n’était pas le seul adversaire du Grec qu’il intoxiquait savamment en feignant de lui livrer des fausses confidences. Seulement, il le faisait d’une façon si adroite, si floue, qu’il pouvait toujours, par la suite, accuser ses clients d’avoir mal interprété ses propos. La mort du Grec était le premier risque vraiment imparable qu’il avait pris vis-à-vis de Kallenberg. Il amorça une nouvelle tentative de justification :

« Souvenez-vous… Je vous avais dit qu’il courait un grand danger, que la mort… enfin, vous ai-je menti ?

— Il est vivant !… martela Herman avec aigreur et rancune.

— On dirait que vous me le reprochez…

— Oui !

— Monsieur Kallenberg… Je ne peux tout de même pas l’assassiner pour donner raison à mes voyances… Je ne suis pas infaillible.

— Je vous paie assez cher ! »

Le Prophète estima qu’il était temps, pour mieux se défendre, de porter une attaque. Instantanément, il se composa un visage indigné et se leva de son siège :

« Monsieur, cette fois, vous êtes allé trop loin…

— Épargnez-moi votre numéro de fakir outragé !… Ce n’est pas votre fric qui a foutu le camp, c’est le mien ! »

Kalwozyac restait debout.

« À l’avenir, vous ne perdrez plus d’argent par ma faute. Je refuse désormais de vous recevoir.

— Non, sans blague ?… Ce, serait trop facile !… Il va falloir réparer ! »

Malgré la menace exprimée, le Prophète discerna une imperceptible cassure dans le ton de la voix, quelque chose de moins assuré… Il fallait croire que le grand singe avait encore besoin de ses services… Il poussa son avantage :

« Bien entendu, je vais vous rembourser intégralement le montant de toutes vos consultations.

— Ça serait difficile !

— Vous en doutez ? »

Il agita une petite sonnette d’or. Mario passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.

« Mario, mon chéquier. »

Il fallait qu’il soutienne son bluff jusqu’au bout pour s’en sortir sans dommage et ébranler Kallenberg dans ses certitudes.

« Combien ? »

Barbe-Bleue vit qu’il parlait sérieusement. Quand on lui enlevait son arme favorite de la bouche — le mot « combien » — il se sentait en état d’infériorité. Il contint sa rage et, nerveusement, se mit à rire avec un bruit de crécelle rouillée.

« Allons, calmons-nous… »

Le Prophète était toujours dressé comme un grand sorcier indien…

« Asseyez-vous, voyons !… Je n’ai pas voulu vous blesser… Avouez tout de même !… »

Avec réticence, très lentement, le Prophète se rassit.

« Je me moque que vous me remboursiez mes consultations. Mes affaires jouent sur plusieurs centaines de millions. Soyons pratiques ! Nous avons encore beaucoup de choses à accomplir en commun, monsieur Kalwozyac ! »

Les syllabes de son nom dévoilé firent grincer les dents du Prophète. Elles signifiaient « danger ». Quand on les prononçait devant lui, il était nu et sans défense. Il fit front frileusement :

« Vous n’avez plus confiance.

— Je n’ai jamais dit ça ! On s’énerve, on parle, on dit n’importe quoi… Tout le monde peut faire une erreur…

— S’il a survécu, c’est un miracle. Les tarots… »

Les tarots !… Kallenberg songea à ses actions bradées au poids du papier chiffon ! Toutefois, l’attitude de ce charlatan le décontenançait : peut-être était-il sincère ? Un doute subsistait. Oui ou non, Satrapoulos avait-il failli mourir ou sa pseudo-mort n’était-elle qu’une mise en scène ?

« À-t-il vraiment été mourant ?

— Vous en doutez ?… Savez-vous ce qu’indique la faux dans le grand jeu ? »

Herman s’en foutait. Il était furieux que sa fortune, à défaut de sa ligne de chance, dût passer par des pitres pareils. De toute façon, il se vantait volontiers de ne croire ni à Dieu ni au diable, encore moins à ces foutaises d’horoscope et de cartes. C’est donc avec surprise qu’il s’entendit prononcer ces mots qui le laissèrent pantois :

« Au fait, si vous me faites un tour de tarots, parlez-moi de ma femme. Je crois bien que je veux divorcer. »

Il eut un sourire gêné et se mordit les lèvres, furieux d’avoir débité une telle ânerie. Impassible, le Prophète acquiesça avec gravité.


Le Grec reposa ses dossiers et laissa errer son regard fatigué sur les nuages qui défilaient sous les ailes de l’avion. La situation était délicate. À Baran, l’émir faisait des siennes. Depuis cinq ans environ, son autorité morale s’était réellement assise au Proche-Orient et dans le monde arabe. Les événements de Suez n’avaient pas été étrangers à cet accroissement de pouvoir. Grâce à Hadj Thami el-Sadek, qui avait largement puisé dans les caisses de ses pairs, Nasser, bien qu’étrillé sur le terrain par les Israéliens, les Anglais et les Français, avait remporté une victoire politique.

Sommé par l’émir de choisir son camp, Satrapoulos avait embrassé la cause arabe, ce qui lui avait valu d’énormes ponctions dans son capital. Il n’ignorait pas qu’en procédant ainsi il devenait un des rouages du fantastique poker politique qui se jouait sur les rivages du golfe Persique. L’opération tendait à éliminer l’Europe de la Méditerranée au profit des géants américains et soviétiques qui s’y affrontaient en champ clos, à coups de milliards, de livraison d’armes, de déclarations à l’O.N.U., de guerre froide et de barbouzes qui finissaient par ne plus savoir qui étaient leurs amis ou leurs ennemis. Bien entendu, on avait appris, « dans les milieux bien informés », que Satrapoulos — ainsi d’ailleurs que Kallenberg, Médée Mikolofides et quelques autres armateurs grecs de moindre importance, la plupart secrètement soutenus par le Phanar, cette Église orthodoxe qui grignotait peu à peu l’hégémonie du Vatican et dont tour à tour les armateurs étaient les banquiers ou les solliciteurs, avait joué la carte du monde arabe, devenant ainsi l’allié involontaire des Russes. À Washington, le State Department avait juré d’avoir la peau du Grec, commençant à lui faire subir mille brimades dont une nuée d’avocats internationaux s’employait à amortir les effets. Conséquence de la fermeture du canal, les Japonais embauchaient dans leurs chantiers navals pour construire des super-pétroliers qui achemineraient l’or noir par la voie du Cap, le Sud de l’Afrique et les océans, voie royale de Vasco de Gama qui avait fait la fortune du Portugal et de l’Angleterre avant de ruiner l’Égypte et Venise. Jusqu’à présent, la zone du canal avait été décrétée neutre. Ni les guerres ni les révolutions n’avaient pu modifier ce statut, les belligérants de tous bords ayant trop besoin du passage pour acheminer leurs navires ravitailleurs dans leurs ports. Le plus drôle, c’est qu’Anglais et Américains, qui avaient jeté toutes leurs forces pour que le canal ne soit pas fermé, s’étaient battus ensuite pour qu’il le reste, préférant en subir les désastreuses conséquences économiques plutôt que de laisser ouvert aux Soviétiques le chemin de leurs approvisionnements pour le Vietnam. Là encore, échec : les Russes avaient pu réaliser leur rêve millénaire, implanter un empire en Méditerranée dont les bases, en Algérie, en Égypte et en Irak, se peuplaient de « conseillers », d’« experts » en tout genre, de fusées et de radars, sans parler de la menace permanente représentée par la présence chinoise en Albanie. Satrapoulos avait compris bien avant les autres — comprendre plus vite était la base de sa fortune — que Suez échapperait désormais à ceux qui l’avaient construit, les Européens.

Au-delà de la guerre froide que s’y jouaient Soviétiques et Américains, il voyait plus loin encore, sachant parfaitement qu’un jour ou l’autre le pétrole appartiendrait à ceux qui l’avaient sous les pieds. Or, Socrate, bien que Grec de cœur et d’esprit, se sentait citoyen du monde en affaires. À ses yeux, un juif, un Arabe ou même un Turc n’avaient qu’une valeur, celle du marché qu’ils détenaient. À un reporter qui lui demandait : « Quel est le pays que vous préférez ? » il avait répondu : « Celui qui me met le plus à l’abri des taxes et des restrictions commerciales. Bref, un pays qui a le sens des affaires. »

Seulement, en aidant à mort Hadj Thami el-Sadek, il s’était engagé davantage qu’il n’aurait voulu, malgré les bénéfices énormes que lui avait valu cette alliance. Le cartel des grandes compagnies l’accusait de « trahison » — quelle trahison lorsqu’il s’agissait d’argent ? — les Russes se méfiaient de sa puissance, les Américains avaient juré de le couler, ses ex-beau-frère et belle-mère, Kallenberg et Médée Mikolofides, lui tiraient dans les pattes, et l’émir, qu’il avait surtout cru intéressé par l’appât du gain, se prenait au sérieux dans son rôle de leader politique. Dans tout le Proche-Orient, on l’avait baptisé « le Grand Conciliateur » : les Arabes ont de ces métaphores !… Hélas ! ce qu’avait prévu le Grec prenait forme dans la tête de l’émir qui avait adopté le slogan : « Le pétrole arabe aux Arabes. » Malheureusement, pour réaliser ce superbe projet, il ne s’y prenait pas du tout de la façon escomptée par le Grec. Le vieux bouc avait fini par comprendre qu’il pouvait couper le robinet de l’Europe par un moyen très simple : suspendre l’exploitation des puits jusqu’à ce que les chefs d’État crient grâce. Le pétrole était très bien là où il était, il ne s’envolerait pas ! Pendant ce temps, les Occidentaux consommeraient leurs stocks et tireraient la langue pour faire rouler leurs voitures et voler leurs avions. Pendant la guerre des Six Jours, on avait eu un aperçu des conséquences du blocage : des millions d’automobilistes faisant la queue dans les stations-service, suppliant leurs pompistes de leur vendre au noir quelques litres de carburant.

Quant à la mise en exploitation de nouveaux gisements en mer du Nord ou en Alaska — qui n’était pas pour demain ! — elle ferait faire un nouveau bond aux prix de l’or noir. Désormais, el-Sadek n’était plus le loup fanatique, solitaire et craintif de ses débuts. Une cohorte d’universitaires arabes, entraînés aux méandres du droit international dans les meilleures facultés d’Europe et des États-Unis, abondaient dans son sens, arguant que le meilleur placement du monde était de laisser dormir le brut sous le sable où personne ne pourrait venir le chercher. Ils étaient persuadés que bientôt, de gré ou de force, ils réussiraient à éliminer définitivement les grandes compagnies qui avaient mis en valeur les gisements de leur propre sol. Pour l’instant, ce vaste programme était trop prématuré pour convenir au Grec : que transporteraient ses navires si les puits fermaient ? Des poupées ? Il en était arrivé au point où l’argent lui-même n’avait plus tellement d’importance. Fayçal d’Arabie encaissait en moyenne un milliard de dollars par an, versés sous forme de redevances par les compagnies. Ses pairs, les émirs de l’Arabie Saoudite, étaient à peine moins bien lotis.

Quand ils avaient été saturés de Cadillac en or massif et de Rolls-Royce qui roulaient sur des routes de dix kilomètres ne menant nulle part — surgissant du sable, elles s’évanouissaient dans le sable — quand ils furent repus des palais en marbre dallés de mosaïques d’or et peuplés de Nordiques grasses et blondes, quand ils eurent entassé dans de véritables cavernes d’Ali-Baba des tonnes et des tonnes de lingots précieux, vint le jour où ils furent étouffés par leur propre richesse, ne pouvant plus dépenser le centième de ce qu’ils percevaient.

Ils avaient alors continué ce que le Grec avait esquissé pour eux quelques années plus tôt, former des régiments dotés des armes les plus perfectionnées, fusées sol-sol et avions de chasse que les Russes s’étaient fait un plaisir de leur apprendre à piloter. El-Sadek, chef d’orchestre de ce mouvement d’émancipation, touchait sa dîme sur toutes les transactions de cet énorme échange économique : aujourd’hui, cela ne lui suffisait plus. Il voulait avoir l’Occident à ses pieds, le rationner si bon lui semblait, ou lui couper totalement les vivres s’il était mécontent.

Le Grec ôta ses lunettes et les essuya soigneusement : ce n’était pas facile ! L’expérience lui avait appris que les options philosophiques, politiques ou idéologiques finissent toujours par s’assujettir aux réalités économiques : d’un côté, il ne voulait contrarier en rien el-Sadek — il avait fait trop de sacrifices pour devenir son ami — mais de l’autre, il n’ignorait pas que les Américains et les Européens, digérant momentanément la couleuvre, seraient obligés d’en passer, le temps des bilans venu, par les ukases des roitelets du golfe Persique. Il allait donc falloir temporiser avec l’émir et faire la paix avec ses futurs alliés de Washington. Le Prophète lui avait bien recommandé de ne rien brusquer mais de se ménager des amitiés dans le camp opposé.

Il ne fallait pas espérer fléchir le gouvernement américain actuel, braqué et raidi contre lui. En revanche, il comptait beaucoup sur les prochaines élections — elles étaient imminentes — pour retourner la situation en sa faveur. Très largement, il avait arrosé tous les candidats en puissance, sachant bien que l’un d’eux arriverait au poteau et lui renverrait l’ascenseur. En termes d’affaires, ces milliards jetés sur des inconnus — ou presque — s’appellent des investissements à long terme. Paradoxalement, il redoutait l’élection de celui qu’il connaissait le mieux : Scott Baltimore, que les derniers sondages donnaient comme le plus sérieux outsider. Scott était un type carré, qui acceptait sans rien dire ce qu’on fourrait de force dans sa poche, mais ne faisait jamais la moindre promesse. Il ne fallait pas trop compter sur une complaisance de sa part si elle dérangeait sa politique ou, même, bousculait ses principes. Le Grec l’admirait énormément pour son cran, son énergie prodigieuse, sa capacité de travail, son aptitude à prendre des décisions foudroyantes. Un vrai chef. Mais comment manœuvrer un chef ? En outre, le flair de Socrate lui disait qu’il était antipathique au jeune homme. L’amitié que lui portait Peggy n’était sûrement pas étrangère à cet état d’esprit. On peut être génial, on n’est pas protégé de la jalousie pour autant. S’il était élu, deviendrait-il un allié ou un ennemi ? Difficile à prévoir…

Avec el-Sadek, c’était plus facile. S.S. avait en sa possession l’arme absolue susceptible de le faire revenir sur ses positions les plus patriotiques, ce film superbe dont il avait été la vedette involontaire dix ans plus tôt. Toutefois, Socrate préférant la négociation à la guerre, il ne s’en servirait qu’en cas d’extrême danger. Un lampe rouge clignota à la hauteur de ses yeux. Son pilote allait atterrir. Le Grec boucla sa ceinture et jeta un regard au-dessous de lui. Là-bas, sur l’horizontale où la mer finissait, jaillissaient des multitudes de verticales en feu, les puits qui embrasaient le ciel nuit et jour. Passé ce rideau de flammes, il apercevrait la piste au bout de laquelle, comme d’habitude, l’attendrait la Rolls du « Grand Conciliateur ».


Huit jours avant l’élection, la cote de Scott fléchit sans que l’on pût en déterminer la raison. L’amour et la haine, comme le vent, prennent des directions imprévisibles. Dans un premier stade, Baltimore et ses Novateurs s’étaient posés en outsiders des deux partis majoritaires. Au cours de l’impitoyable campagne qui faisait rage depuis des mois, l’opinion publique avait cru se reconnaître et pouvoir s’incarner dans ce grand jeune homme fougueux dont les discours enflammaient les imaginations. La ferveur avait monté vers Scott. Un peu trop vite. Désormais, ses conseillers se demandaient comment la maintenir à son plus haut niveau jusqu’au moment où les bulletins de vote s’empileraient dans les urnes. Quinze jours plus tôt, l’affaire était dans le sac, Scott était élu haut la main. Aujourd’hui, il était toujours favori, certes, mais les rivaux reprenaient du poil de la bête. Pust Belidjan se heurtait à ce casse-tête jour et nuit. Il dit :

« Il faut trouver quelque chose. »

Belidjan était le cerveau du brain-trust. Quand plus personne n’était capable de penser, il pensait pour les autres. Et quand il arrêtait de penser, alors, il trouvait ses meilleures idées. Il pouvait citer par cœur le nombre d’électeurs de chaque État, connaissait par le détail le curriculum vitae de tous les sénateurs depuis les débuts de la Constitution des États-Unis. Il faisait et défaisait les hommes, modelait des chefs d’État, retournait une opinion comme on retourne un gant. Scott l’avait arraché à un très célèbre office de sondages politiques où, nonchalamment, il précédait les enquêteurs dans leur verdict, les ordinateurs dans leurs réponses. Jamais il n’avait eu à s’occuper d’un poulain aussi doué que le jeune Baltimore. Et pourtant il doutait, la mariée était trop belle. À vingt jours des élections, plus rien ne lui paraissait certain. Son flair même ne le rassurait plus : il était trop concerné par le succès de Scott pour être capable de prendre ses distances et avoir le sens du relatif.

« Réfléchissez les mecs. Moi, je fais relâche. »

Les pieds sur la table jonchée de papiers froissés, il ferma les yeux, ce qui ne l’empêcha pas de se servir une bouteille de bière. Fascinés, ses collaborateurs attendaient qu’il en renversât à côté de son verre : pas une goutte. Ils étaient six, l’air crevé, les yeux rougis, le col de leurs chemises blanches largement échancré sur des cravates en tire-bouchon. Depuis des semaines, ils dormaient en moyenne trois heures par nuit, où ils pouvaient, dans des halls de gare, des chambres d’hôtel de bleds perdus, s’affalant sur des lits dont ils ne relevaient même pas la couverture, se rasant en voiture, dans des trains ou des avions, tenant à coups d’amphétamines et de café noir, poursuivant tous ce but commun : porter Scott au pouvoir.

Quand le silence se fut assez prolongé, Pust lança à la cantonade :

« Alors ?… Vous ronflez ou quoi ? »

Harassé, Scott s’était laissé conduire dans la chambre voisine. Ce soir, il faudrait qu’il gagne une autre partie, se montre conquérant, irrésistible. Ce soir…

« Moi je vous dis qu’on va tout perdre !… dit Pust.

— Qu’est-ce que tu veux faire de mieux ? objecta le vieux Trendy, le doyen de la troupe.

— Sais pas. Démerdez-vous.

— Il a déjà tout promis !

— M’en fous ! Trouvez autre chose. Je veux du tout cuit, vous comprenez ? Moi, j’ai bien une idée… »

Tous les visages se tournèrent vers lui d’un seul bloc. En comédien accompli, Pust se déroba :

« Non… Non… C’est imparable mais c’est trop risqué. D’ailleurs, Scott refuserait la combine.

— Parle quoi ! »

Il ne répondit pas directement :

« Ce sont les républicains qui m’emmerdent. L’ordre, la loi, ils rassurent. Si on se fait baiser, ce sera par eux. C’est pas les autres qui m’inquiètent. On a tellement fait de ronds de jambe aux Nègres que pas une de leurs voix ne se reportera sur nous. Liberté, d’accord, c’est facile à crier, mais qui en veut ? On leur a foutu la trouille, voilà la vérité !

— Tu voudrais qu’on fasse machine arrière ? objecta Trendy d’un air soupçonneux.

— À vingt jours du but ? Non, ce serait idiot. Trop tard. Mais on pourrait provoquer quelque chose. Puisqu’on a poussé un peu trop à gauche, faisons le coup d’intox qui nous ramènera vers le centre et appâtera le bourgeois.

— Explique-toi.

— Supposons par exemple que Scott se fasse descendre huit jours avant l’élection… J’ai dit « supposons », crétins ! Pas la peine de me rouler des yeux pareils !… Supposons aussi que le type qui ait attenté à sa vie soit un mec fiché comme un type de gauche, et qu’il avoue… Croyez-vous que les connards du centre ou de la droite hésiteront à voter pour Scott sous prétexte qu’il est trop libéral ?

— Attends, répète… Ne va pas trop vite !

— Tu es sourd ou quoi ? Pour ramener les voix de la gauche, on s’est crevé à faire le tapin sur la gauche, en plein social. Bon. Ça ne plaît pas à certains et ça jette un froid chez les autres. Si un gauchiste essaie de buter Scott, tous ces braves gens auront l’impression que son élection menaçait la gauche. Vous pigez ?

— Ton idée est complètement idiote… dit Trendy. Tout ce que tu fais, c’est faire basculer notre électorat d’un camp dans un autre. Si un gauchiste avait la peau de Scott, on arracherait peut-être quelques voix à l’autre bord, mais on en perdrait tant sur la gauche que l’opération ne servirait à rien.

— Si !… ironisa Bosteld, le psychiatre du groupe chargé de l’étude des motivations collectives inconscientes… Dès que Scott serait mort, on pourrait dissoudre son brain-trust, et, par la même occasion, aller nous coucher ! »

Pust secoua la tête d’un air navré :

« Vous n’y avez rien compris ! En ce qui concerne les gens prêts à nous donner leur voix, les jeux sont déjà faits. Je vous dis que cette élection va se jouer sur des différences infimes, qu’on la gagne ou qu’on la perde. Vous oubliez aussi que le public aime les victimes, les héros et les martyrs. Si, quelques jours avant l’heure H on arrive à faire porter une auréole à Scott, c’est dans la poche ! Ce qu’il leur faut, c’est le grand frisson !

— Effectivement… », hésita Bosteld.

Il était l’un des rares conseillers politiques à ne plus se gargariser d’abstractions telles que « gauche » ou « droite » sans en avoir compris le sens profond. En début de campagne, il avait patiemment expliqué à ses compagnons que « politique » ou « police » avaient la même racine grecque, polis, la ville. La politique était donc l’art de gérer et d’administrer, avec l’aide de la police, une ville, un État, un pays. On l’avait toisé avec écœurement : comment osait-il leur débiter des évidences pareilles ? Sans se troubler, Bosteld avait continué sa démonstration :

« Si je commence par le commencement, c’est pour être certain que vous comprendrez la suite !

— On n’a pas engagé un psychiatre pour nous faire la leçon dans un domaine qu’on connaît mieux que lui ! Contente-toi de savoir ce qui fait changer les masses d’avis, et laisse-nous faire le reste !… avait protesté Trendy.

D’un sourire, Bosteld l’avait stoppé :

« Justement, j’y arrive… Puisque tu es si malin, explique-moi la différence entre gauche et droite ? »

Trendy avait pris ses amis à témoin, comme si un arriéré lui avait posé une question infantile…

« Non, Trendy, non, je suis très sérieux. Réponds-moi !

— Tout le monde sait que la gauche, c’est le système socialiste ou communiste, par opposition à un système capitaliste, réactionnaire ou fasciste. Enfin, en gros…

— Je ne t’ai pas demandé en quoi consistaient ces systèmes, ce dont tout le monde se moque puisque, dans les faits, ils ne changent pas grand-chose à la façon de gouverner, d’exploiter ou de faire la police. Je t’ai demandé pourquoi, pour les définir, employait-on les mots « gauche » et « droite » ?

— Ça change quoi ?… s’emporta Trendy.

— Tout ! répondit Bosteld avec douceur… Tu m’as bien demandé ce qui faisait changer les masses d’avis ? »

Ce jour-là, Scott arbitrait le débat. Il connaissait trop Bosteld pour croire qu’il leur faisait perdre leur temps. Il attendit la suite avec curiosité, pas fâché que Trendy, le vieux renard, pût se faire emboîter par une tête d’œuf qui aurait pu être son fils. D’un air amusé, il avait lancé au psychiatre :

« Accouche !

— On a le tort de croire qu’en politique ce sont des systèmes de pouvoir qui s’affrontent. Or, il ne s’agit pas d’idéologie. En surface, peut-être, et en apparence. En profondeur, non ! Il s’agit d’affects.

— Parle clairement ! », s’énerva Trendy.

Bosteld le considéra avec malice :

« Trendy, qui préfères-tu, ton père ou ta mère ?

— Ces deux charognes ?… Qu’elles restent au diable ! »

Tout le monde rit. Bosteld, sans se vexer, fit chorus. Il reprit :

« Et toi, Scott ? Papa ou maman ? »

Scott ne voulut pas faire les frais de la démonstration, il biaisa adroitement :

« Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat. Demande plutôt à John…

— John, alors ?…

— Mon père était un salaud d’ivrogne. Je préfère mille fois ma mère !

— J’en déduis que tu es un type de gauche.

— Ah ! oui… Pourquoi ?

— Parce qu’en psychanalyse il existe une symbolique de base dont découlent la plupart de nos options futures. La gauche, c’est la femme, la mère. La droite, l’homme, le père.

— Et alors, quel rapport ?

— Si tu préfères ta mère, tu te révoltes contre ton père, c’est-à-dire contre l’ordre établi, la loi, la règle que t’impose la force du mâle. La gauche est constituée de gens qui ont voulu baiser maman et faire la peau à papa.

— Qu’est-ce que tu vas chercher !

— Et la droite, c’est le contraire. Parce qu’on préfère papa, probablement parce qu’on a peur de lui, on chausse ses godasses, on opte pour l’ordre et on subit sa loi.

— C’est pas si con… », avait murmuré Scott d’un air rêveur. Trendy avait haussé les épaules.

« Si tu crois que tes trucs à la gomme nous font avancer !… »

Mais depuis ce jour, le vieux n’osait plus tellement s’y frotter. Aussi, prit-il soin de ne pas couper la parole à Bosteld qui avait l’air d’approuver Belidjan. Le psychiatre enchaîna :

« Pust, comment vois-tu les choses ?

— Simple ! On simule un attentat, le bon peuple crie d’horreur et, indigné, nous offre ses bonnes petites voix qu’il serait allé porter ailleurs.

— Et Scott, on le met au parfum ?

— Vous êtes fous ! Il ne marcherait jamais ! Non, pour son propre bien, il faut faire ça dans son dos.

— Tu as l’homme qu’il faut pour l’opération ?

— Peut-être, mais pas si vite ! Avant d’aller plus loin, je veux être certain que nous marcherons tous comme un seul homme. Avant tout, je veux que vous juriez que quoi qu’il arrive, jamais personne au monde ne saura ce que nous avons décidé aujourd’hui même dans cette pièce. Pas un mot !

— Plus tard… Scott ?… Peut-être ?

— Surtout pas lui !… Nous sept, c’est tout ! Oui ou merde, et je rigole pas ! »

Ils avaient hésité pendant plusieurs minutes pour se ranger finalement à l’avis de Belidjan. La fin veut les moyens. Mieux, elle les détermine. Ils avaient juré solennellement. Après quoi, Pust leur avait fourni des noms et, ensemble, ils avaient réglé l’opération dans le détail. Ils n’avaient plus qu’une dizaine de jours pour la mettre sur pied. De la réussite dépendait que Baltimore Junior soit élu. Pendant ce temps, la future pseudo-victime dormait d’un sommeil sans rêves dans la pièce à côté.


Peggy raccrocha le combiné avec colère. Malgré une demi-heure d’efforts, elle n’avait pas réussi à avoir en ligne l’hôtel du Missouri où Scott était supposé être descendu. Non pas qu’elle eut éprouvé un besoin urgent de lui parler, mais elle voulait s’assurer qu’il était bien là où il devait être. Dans une heure, elle avait rendez-vous avec le dernier en date de ses amants, un jeune attaché d’ambassade français. Il avait vingt-huit ans, se prénommait Pierre et, quand il souriait, on avait l’impression que ses dents étaient fausses tant elles étaient parfaites. Ils s’étaient rencontrés à une réception où Peggy ne s’était rendue que dans le but de faire admirer une robe reçue le matin même de Paris. En passant près du groupe d’hommes dans lequel se trouvait Pierre, la jeune femme avait entendu les mots French kiss et n’avait pu s’empêcher d’en paraître amusée. Avec insolence, Pierre s’était planté devant elle :

« C’est French kiss qui vous fait sourire ? Vous connaissez ? »

Phrase dangereuse, à quitte ou double. Peggy avait bien réagi :

« Croyez-vous qu’il soit nécessaire d’être français pour connaître ? »

Partie sur des bases aussi foudroyantes, la conversation ne pouvait qu’aboutir à des résultats galopants. En fait, elle se poursuivit dès le lendemain, dans un lit. Secrètement, Pierre s’était demandé comment une femme d’une telle classe pouvait se laisser embarquer avec autant de facilité alors que son propre mari était lui-même la coqueluche des États-Unis. Mystère…

Il avait bien entendu dire que ce couple fameux était au bord de la rupture, que chacun menait sa vie de son côté ; on racontait tellement de choses de l’un à l’autre de ces villages qui avaient nom Washington et New York… Pourtant, il n’osa pas demander la vérité à cette femme qui était nue dans ses bras. Peggy se prêtait à ses étreintes, mais elle ne semblait y mettre aucune émotion. À l’instant même du plaisir, elle paraissait plus isolée encore, enfermée dans ses sensations dont le partenaire n’était qu’un instrument, ne révélant rien de son rêve intérieur dont l’intensité, arrivée à son paroxysme, ne se trahissait que par une légère crispation des commissures des lèvres. Avant Pierre, cette attitude en avait humilié bien d’autres que Peggy avait réduits à l’état d’objets comme si, d’acteurs, ils étaient devenus les témoins transparents et lointains d’une masturbation farouche se situant au niveau des fantasmes beaucoup plus qu’à celui de la peau contre la peau ou des caresses partagées. Touchés dans leur vanité de mâles, ils déployaient toutes les ressources techniques de leur bagage érotique, afin de reprendre en main ce sujet récalcitrant : rien à faire. Peggy restait constamment hors de leur portée et ils baissaient les bras, renonçant avec amertume, doutant d’eux-mêmes, de leur pouvoir de séduction, voire de leur existence si aisément mise entre parenthèses dans les bras de l’inaccessible Mme Baltimore : là où ils avaient cru posséder, ils étaient possédés. Après son mariage, Peggy était restée fidèle à Scott une année entière. Grisée par la puissance dévorante de son mari, elle avait mis du temps à s’apercevoir qu’elle n’était, parallèlement à son ascension, qu’une « convention » : un futur homme d’État doit répondre à certains critères de fortune, d’idées, de morale et de famille. Elle incarnait, dans cette image de marque dont Scott désirait que rien ne pût la ternir, « l’épouse ». Une abstraction. Son narcissisme se révolta contre l’emploi qu’on lui faisait jouer. Elle avait toujours été la première, il lui était insupportable d’entrer dans le système de quiconque, fut-il celui du futur président. Le système, c’était elle, aux autres de s’y plier. Pendant des mois, les voyages de l’un et de l’autre avaient masqué l’ampleur du désastre. Nul ne voulant céder le pas, les séparations les rapprochaient plus qu’elles ne les éloignaient. En pensée, ils se conjuguaient au même temps de l’infinitif. Dans le réel, Peggy s’exprimait au présent, Scott ne parlait qu’au futur. Chacun des deux en arriva à imaginer l’autre au passé. Quand Peggy apprit que Scott ne manquait jamais, dans ses déplacements, d’avoir des aventures brèves avec des filles de passage, elle lui demanda des explications. À sa surprise, Scott ne nia pas. Simplement, il essaya de lui faire comprendre qu’il avait besoin de ces étreintes sans lendemain ni conséquences pour calmer sa tension nerveuse.

« D’autres boivent de l’alcool. Pourquoi ne fais-tu pas la même chose ?

— Je bois aussi de l’alcool.

— Et si moi, de mon côté ?… »

Il l’avait regardée incrédule :

« Toi ?… Mais voyons, tu es ma femme !

— Pas ta femme. Une femme. À partir de maintenant, je te préviens que je ferai pareil. »

Il n’en avait pas cru un mot. Deux jours plus tard, alors que Scott était dans l’Oregon pour une tournée de conférences, Peggy se donnait à un vieil ami de collège qui lui faisait la cour sans espoir depuis des années. Ratage complet de part et d’autre. Au moment de quitter le jeune homme, qui n’y avait rien compris, Peggy lui avait dit « merci ». Elle avait récidivé, apparemment sans plaisir, bien que ses amants sentissent que leur présence était nécessaire à l’aboutissement de ce qui semblait lui en tenir lieu. Elle mettait une espèce de provocation à les choisir connus et n’hésitait jamais à s’afficher avec eux d’une façon si naturelle et innocente qu’on évoquait inévitablement l’aphorisme : « La femme de César est au-dessus de tout soupçon. » Scott n’était pas encore César, mais nul ne doutait que le jour était proche où il le deviendrait, à part entière. Il fallut que sa propre mère lui ouvre les yeux sur l’inconstance de sa femme. Sa première réaction fut de vouloir divorcer. La vieille dame, comme si elle énonçait une évidence, laissa tomber :

« Dans notre position, on ne divorce pas. On supporte. »

D’un ton qui coupait court à toute objection et en disait long sur ce qu’elle-même avait dû supporter. Le soir venu, Peggy prenait Scott de vitesse :

« Je crois que je vais divorcer. »

Il était arrivé les poings faits, la tête bourrée de phrases bien senties, celles qui naissent sur toutes les lèvres quand l’heure est venue de reprocher les trahisons.

« Pourquoi ?

— Parce que nous n’avons plus rien à nous dire.

— À nous dire, c’est possible. Mais à faire ?

— Ta vie ne m’intéresse plus, pas davantage que ta personne.

— Tu ne veux plus devenir présidente ?

— Pas à ce prix, non. Je m’en moque. »

Scott fut paniqué. La moindre entorse dans son éthique de vie n’était plus possible. Un divorce risquait de lui coûter sa carrière, en tout cas, de l’obliger à piétiner des années encore alors qu’il se sentait si près du but. Et la garce ne voulait rien savoir ! Elle, elle seule ! Et lui alors ? Ce fut le vieux Baltimore qui reprit du service pour jouer les ambassadeurs. Quand il eut épuisé toutes les ressources de sa dialectique, quand sa gorge fut desséchée par tous ces mots que sa paralysie lui donnait tant de mal à laisser passer — sans parler de la rage qu’il contenait à grand-peine — alors, il employa l’argument massue :

« Ma petite fille, il est de la plus haute importance qu’aucun scandale ne vienne ternir l’image que le pays se fait de Scott. Je reconnais que sa carrière vous empêche, pour l’instant, de mener une vie normale. Il est tout à fait naturel que vous tiriez une compensation de cette carence. Aussi, je vous propose une somme d’un million de dollars versée dès demain à votre compte pour que vous continuiez, jusqu’au jour de l’élection, à vous comporter en épouse irréprochable. Quand Scott sera président, nous aurons une autre conversation. Je doute que vous ne changiez pas d’avis, vous verrez, tous les ménages traversent des crises. Si toutefois vous restiez dans les mêmes dispositions d’esprit, je serai le premier à exiger que Scott vous rende votre liberté. Acceptez-vous ma proposition ? »

L’air buté, Peggy était plongée dans une profonde réflexion. Après un très long silence, elle avait répondu :

« Je suis à la Chase Manhattan Bank. »

Depuis ce jour, il n’était pas rare qu’elle accompagnât son mari dans ses tournées électorales, offrant, à son bras, l’apparence du jeune couple radieux. Mais elle le lui faisait payer très cher. Désormais, sa prodigalité ne connaissait plus de bornes, ni sa fringale de dépenses, sa tyrannie pour que soient exaucés sur l’instant ses moindres caprices. Elle ne commandait pas ses robes autrement que par dizaines dont certaines n’étaient jamais portées. Opération identique pour les chaussures dont elle possédait des milliers de paires. Même obsession pour le linge personnel qui s’empilait dans d’immenses armoires, et que lui volaient ses femmes de chambre. Effaré, Scott signait les notes qui arrivaient de tous côtés sur le bureau de ses différents secrétariats. Il avait beau sentir les revendications qui se cachaient derrière cette attitude, c’était plus fort que lui, il ne l’admettait pas. Il y eut des engueulades terrifiantes, des empoignades farouches, peine perdue. Peggy continuait à jeter l’argent de son mari par les fenêtres. La notion de limite ne l’effleurait même pas. Par malheur, Nut s’était entremise pour qu’elle accepte d’être l’invitée du Grec à une mini-croisière en Méditerranée. Le yacht de l’armateur, flambant neuf, l’avait éblouie. Au cours des trois premiers jours, elle avait été ahurie par les cadeaux incroyables qu’elle trouvait chaque matin devant la porte de sa cabine, et dont la valeur s’était montée à près d’un million de dollars. Le quatrième jour, Scott, fou de colère, avait envoyé à bord du Pégase II deux de ses gorilles chargés de la ramener aux États-Unis, par la force si cela était nécessaire.

Navrée, elle avait pris congé de Satrapoulos en lui avouant, d’un air plein de regrets :

« Je crois que je pourrais passer toute ma vie sur ce bateau sublime… »

À son retour, Scott avait failli l’étrangler :

« Si jamais j’entends reparler de ce métèque !…

— Ce métèque, il sait vivre comme tu ne le sauras jamais ! Tiens, regarde… »

Elle avait jeté en vrac à ses pieds les bijoux que S.S. lui avait offerts.

« Et tu as accepté ! Mais tu es une putain !

— Et toi, qu’est-ce que tu es d’autre ?… Tu l’as pris, son fric, quand tu en avais besoin ! Tu n’as pas refusé, non ? Tu n’as pas craché dessus !

— Tu oses ?… Tu oses comparer ?… En politique, quand il s’agit de s’imposer, l’argent n’a pas d’odeur ! C’est avec le pognon d’ordures comme lui qu’on fait avancer une cause juste !

— Tu te crois à une réunion électorale ?… Qui essaies-tu de persuader ?… Toi-même ?… Peux-tu m’expliquer où est allé l’argent qu’il a donné à ton parti ?… Il a servi à quoi ?… Au moins, ces bijoux, je sais à qui ils appartiennent !… À moi !

— Dès que je serai élu…

— Ce n’est pas encore fait !

— Tu voudrais bien que je ne le soies pas, hein !

— Exact !… Ce sont tes élections merdeuses qui ont tout fichu en l’air entre nous !

— Tu ne comprends rien, alors ?… Tu ne comprends donc pas ?

— Il n’y a rien à comprendre ! Je refuse d’être un instrument à faire reluire ta foutue image de marque ! Ah !… Elle est chouette !… S’ils savaient, les pauvres cons !

— Arrange-toi avec tes avocats. Le lendemain des élections, on se sépare. Je ne veux plus revoir ta gueule !

— Ça ne peut pas mieux tomber ! J’en ai assez de la tienne ! »

Parfois, après une âpre bataille, ils roulaient l’un sur l’autre en une étreinte rageuse et Scott lui arrachait un plaisir que nul autre, jusqu’à présent, n’avait pu imposer à son corps. Après quoi, tout recommençait… Quand il avait besoin d’elle, en public, ils concluaient une espèce de trêve tacite et momentanée, souriants, détendus, chaleureux, ouverts et tendres, main dans la main. Sitôt en coulisses, ils partaient dos à dos chacun de leur côté…

Comment en étaient-ils arrivés là ? Peggy reposa le combiné qu’elle avait tenu à son oreille pendant le déroulement de ses songes. Après tout, que Scott fasse ce qu’il voudrait ! Et ce petit Français, fade, pauvre et prétentieux, qu’il aille au diable ! Elle fit quelques pas vers une commode dont elle ouvrit les deux battants. Au fond du meuble apparut la porte blindée d’un coffre-fort. Du bout de l’ongle, elle en dessina la combinaison sur un cadran. La porte pivota. Elle plongea la main sur l’étagère inférieure et en ramena les joyaux que le Grec lui avait offerts. Elle les porta au niveau de ses yeux pour mieux en admirer le scintillement. Ils lui rappelèrent le soleil, l’eau verte, le regard chaud des yeux marron du Grec. Au moins, celui-là se foutait éperdument du bonheur des masses laborieuses ! Celui d’une femme lui suffisait.


« Je vous dis que ce petit enfoiré a toutes les chances ! Quand nous nous réveillerons, il sera trop tard ! On l’aura élu !

— Il peut ne pas l’être…

— Vous pensez ! Du train où vont les choses !… Vous savez quelle sera sa politique… Il ne s’est pas gêné pour le dire ! Ça n’a même pas trente ans et ça veut dilapider les richesses du pays sous prétexte d’être libéral ! Libéral avec nos propres capitaux ! Si les fortunes colossales, que nous avons investies dans le monde nous sont volées par les bougnouls, nous allons au-devant du plus grand crack que notre pays ait connu ! Et ce n’est pas seulement l’Amérique qui en crèvera, c’est nous tous !

— Voyons William, que pouvons-nous faire ? Nous sommes en démocratie… Nous ne pouvons pas fausser une élection… je veux dire, nous n’en avons pas les moyens.

— Il fut d’autres temps où ceux qui avaient le pouvoir n’hésitaient pas à s’en servir quand ils étaient en danger ! S’il devient président, c’est la faillite d’une politique qui a fait notre prospérité. Pourquoi nos pères se seraient-ils crevés la peau ? Pour que ce bâtard de parvenu nous impose la loi des bicots et des Nègres ? »

Il y eut des remous parmi les quinze personnes présentes. La réunion, tenue ultra-secrète, avait lieu au dernier étage d’un fantastique building de verre et d’acier, à New York. Si une grenade avait explosé dans la salle, du jour au lendemain, la Bourse serait devenue folle, l’économie du monde entier serait entrée en transe et, par ricochets, des mines, des suicides, du chômage, la guerre peut-être, en tout cas, une rupture dans l’équilibre social de la planète.

William, empourpré, poursuivit :

« Avons-nous le droit de laisser un inconscient guidé par sa seule ambition détruire ce que nous avons construit ?

— Qu’avons-nous trouvé qui puisse le compromettre ?

— Rien, justement, rien !… En dehors de ses maîtresses et de sa propre femme qui mène une vie éhontée de son côté !

— Est-ce qu’on continue de surveiller les hommes de son brain-trust ?

— On ne les lâche pas. Jour et nuit. Rien.

— Il doit bien y avoir une faille ?

— Si nous ne la trouvons pas d’ici à huit jours, nous sautons ! Pourquoi un petit salaud comme ça est-il en vie ?… »

Il y eut une voix, en écho :

« Oui, pourquoi ?… »

Lourd silence… Des pensées voltigèrent à la vitesse du vent, refoulées à grand-peine. Non, pas jusque-là, ce n’était pas possible. Des limites… La vie des gens… Le respect…

William sentit le flottement.

« Ce type-là ne respecte rien ! Pour être élu, il s’est comporté comme le pire des démagogues. S’il arrive au pouvoir, il faudra qu’il tienne ses promesses ! Messieurs, moi je vous le dis : il y a des centaines de milliers de gens qui meurent tous les jours. Si vous voulez le fond de ma pensée, on n’en fait pas tant d’histoires. Eh bien, si Scott Baltimore mourait, franchement, je n’en serais pas fâché !

— Enfin William, que voulez-vous dire ?

— C’est très clair ! Et vous, vous ne seriez peut-être pas ravi qu’il disparaisse ?

— Vous savez bien que c’est impossible… Si près du triomphe, on ne se retire pas.

— Alors, débrouillons-nous pour qu’on le retire ! Enfin, messieurs, allons-nous devenir les spectateurs de notre propre suicide ?

— Que proposez-vous ?

— De mettre deux questions au vote. Puisque vous feignez de ne pas voir les choses en face, je vais le faire pour vous… »

Il déchira une feuille de papier en plusieurs morceaux, qu’il fit passer de main en main jusqu’à ce que chacun en eût un fragment…

« Voici les deux questions que je pose, et auxquelles je vous prierai de répondre. Le scrutin restera secret. Première question : « Souhaitez-vous que Scott Baltimore soit « élu à la présidence ?… » Deuxième question : « S’il ne l’est pas, vous importe-t-il de savoir réellement de quelle « façon il aura raté son coup ? » Voilà, c’est tout. Selon vos réponses, j’agirai en conséquence, en votre nom et au mieux de nos intérêts communs qui sont par ailleurs ceux du pays. N’écrivez rien en lettres sur vos morceaux de papier. Si votre réponse est oui, tracez une barre verticale. Si elle est non, une croix. Le même stylo nous servira à tous. »

Il prit le sien et inscrivit rapidement deux signes sur son propre bulletin. Puis, il passa le stylo à son voisin de gauche, qui le passa à son tour jusqu’à ce que tout le monde eût donné son opinion.

« Pliez vos papiers et donnez-les-moi… »

Il les ramassa dans la paume de ses mains et les mélangea pour en brouiller la provenance.

« Bill, à vous le dépouillement… Lisez à voix haute ! »

Lentement, Bill déplia le premier bulletin :

« Deux croix…

— Continuez !

— Deux croix… »

Et ainsi de suite, jusqu’au onzième.

« Une croix, une barre…

— Continuez ! »

À partir de là, il n’y eut plus que des croix. William se permit une parabole :

« Messieurs, quand on distribue les armes à un peloton d’exécution, l’usage veut que l’une d’elles soit chargée à blanc. Ainsi, chacun des hommes a le droit de penser qu’il n’a pas donné la mort. Nous ne sommes pas des exécuteurs, nous sommes les piliers de l’économie américaine. Par votre vote, vous allez peut-être empêcher l’histoire de commettre une monstruosité. Je vous en remercie. »

L’un des participants poussa son voisin du coude et le regarda avec de grands yeux étonnés. Il avait la cinquantaine prospère, une immense expression de franchise et de sincérité sur le visage. Il souffla :

« Mais qu’est-ce qu’il veut dire ? Que peut-il bien vouloir dire ? Vous comprenez, vous ?…

— Absolument pas. Et vous ? »

26

« La, tu vois, dans le creux, il y aura le port… La maison, je la ferai construire ici, à droite de la pointe… De l’autre côté, les dépendances pour les domestiques… En avancée, des bungalows pour les amis… Plus loin, tu aperçois, là où il y a cette tache verte sur la mer… À partir de là, une forêt… Oliviers, eucalyptus, cyprès…

— Où les vois-tu ces arbres ? Il n’y a même pas un brin d’herbe ? »

Le Grec secoua la tête avec agacement. Il pensait si vite qu’il en voulait à ceux qui, d’emblée, ne parvenaient pas à capter sa propre vision…

« Je les ferai planter ! Je te décris l’île telle qu’elle sera, non pas telle qu’elle est !

— Mais, Socrate… Il n’y a que du rocher !

— Je le ferai recouvrir de tonnes de terre !

— À quoi bon, il n’y a pas d’eau…

— Je m’en fous ! Je la ferai amener par bateaux-citernes !

— Ça va prendre des années…

— Non, madame ! Je ferai planter des arbres de dix ans ! Le gazon pousse en trois mois et une armée de maçons et d’architectes travaillera jour et nuit pour construire les bâtiments ! Jeff !… Posez-vous à l’emplacement du port ! »

L’hélicoptère avait fait trois fois le tour de l’île au ralenti, s’immobilisant parfois quand le patron en donnait l’ordre. Certes, l’endroit n’était qu’un rocher, le plus grand d’un groupe de trois, mais enchâssé dans les eaux les plus scintillantes de la mer Egée, transparentes au point de donner l’impression qu’elles n’avaient pas d’épaisseur bien qu’elles fussent très profondes dès qu’on s’éloignait du rivage. L’île avait vaguement la forme d’un fer à cheval dont les deux extrémités se trouvaient à deux mille cinq cents mètres l’une de l’autre. Elle était propriété d’État et le gouvernement grec s’était fait tirer l’oreille avant de la lui céder pour deux cent mille dollars et la promesse de participer au financement d’une usine de ciment dans le Péloponèse.

« Elle a un nom ? demanda la Menelas au moment où l’hélicoptère touchait le sol…

— Serpentella. »

S.S. sauta prestement de l’appareil et s’éloigna de quelques mètres…

« Viens voir ! »

Olympe le suivit, mal à l’aise sur ses talons hauts qui s’accrochaient dans la rocaille et les éboulis.

« Tu vois cette touffe d’herbe ? La maison partira de là… »

Il prit un pas de charge pendant vingt secondes et força la voix pour se faire entendre…

« … jusque-là ! Ça te paraît assez grand ? »

Elle hocha la tête sans conviction. Le Grec poursuivit. Visiblement, il y était déjà.

« Ton appartement sera ici… Et ton studio d’enregistrement, là ! »

Il bondissait d’une pierre à l’autre, élevant des fondations d’un coup de talon, marquant l’emplacement des murs par de grands gestes des bras.

« Et la piscine, je vais te montrer !… »

Il partit en courant en direction de la mer incroyablement limpide. La Menelas se déchaussa et s’assit sur un gros caillou à l’ombre duquel poussait un maigre bouquet de fenouil. À deux cents mètres de là, Jeff était descendu de sa carlingue et avait allumé une cigarette. Après le bruit des rotors, le silence était devenu assourdissant. Pour le rompre, pour « l’essayer » plutôt, la Menelas, curieusement, eut envie de chanter. Elle poussa un contre-ut profond qui monta droit vers le ciel, porté légèrement par l’air cristallin et pur. Quand le son mourut, elle en perçut un autre, plus ténu, plus soyeux, qui venait de l’endroit où était posé son pied gauche. Avec horreur, elle aperçut deux choses qui la glacèrent : un serpent qui s’enfuyait dans la rocaille et un scorpion noir de cinq centimètres de long qui avançait en direction de son talon. Elle poussa un hurlement strident qui dut s’entendre à des kilomètres.

« Olympe ! », hurla le Grec en écho. Il se rua de son côté, imité par Jeff qui arrivait en sprintant. Ils trouvèrent la Menelas blanche comme un linge, tremblant de tous ses membres.

« Tu as été piquée ?… Dis ?… Où ça ?… Où ça ?…

— Salaud ! gémit-elle… Tu le savais !…

— Jeff ! Allez chercher la trousse !… Olympe, montre-moi l’endroit !

— Jamais plus !… Jamais plus, tu entends !…

— Montre !

— Fous-moi la paix ! se révolta-t-elle… J’ai failli crever à cause de toi !

— Failli ?… » D’un coup de talon, Socrate écrasa le scorpion qui essayait de trouver un abri… Près de l’emplacement où il le broyait, il en vit un autre entrer dans une anfractuosité de la pierre. Il le laissa filer, ne voulant pas effrayer Olympe davantage. Elle hoqueta :

« Et le serpent !… »

Il comprit qu’elle avait eu peur, simplement. Il prit une grosse voix joviale :

« Voyons !… Dans huit jours, il n’y aura plus un seul insecte sur l’île ! Ni de serpents !… On va venir arroser tout ça de vingt tonnes d’insecticide !

— Allons-nous-en ! »

Il vit qu’elle frissonnait. Ce n’était pas le moment de la raisonner. Le lendemain, ils devaient partir pour les Caraïbes où le Pégase II les avaient précédés. Plus tard, il lui expliquerait que, si l’île s’appelait Serpentella, ce n’était probablement pas parce qu’on y trouvait des papillons. Il la prit affectueusement par les épaules… Elle se dégagea comme si lui-même eut été une vipère. Vexé, il laissa retomber son bras et cria à Jeff qui arrivait avec une trousse de premiers secours :

« Pas la peine ! Tout va bien ! »

Entre ses dents serrées, elle lui jeta :

« Ah ! tu crois que tout va bien ! Compte sur moi pour te prouver le contraire ! »


Slim Scobb remontait de la cave, les bras chargés de bouteilles de bière. En arrivant sur les dernières marches, il se heurta à sa femme qui descendait l’escalier à sa rencontre. Elle était en peignoir et tenait un biberon à la main :

« Slim !… Il y a un type qui veut te voir.

— Qu’est-ce qu’il veut ?

— Il l’a pas dit.

— Remonte. J’arrive. »

En deux bonds, il fut à nouveau dans la cave. Derrière un tas de charbon, il y avait une vieille lessiveuse. Slim s’accroupit et plongea le bras à l’intérieur. Il en ramena un Luger accroché dans le fond par des bandes adhésives. Machinalement, il vérifia que le chargeur était plein, fit monter une balle dans le canon et ôta le cran de sûreté. Il enfouit l’arme sous sa ceinture, entre la peau et l’étoffe de son pantalon. D’un pas traînant il se dirigea vers l’escalier, s’accroupit brusquement et fit jaillir l’arme qu’il braqua droit devant lui, sur une cible imaginaire. Il hocha la tête, remit le Luger à sa place et remonta. En haut, debout, son chapeau à la main, il y avait Trendy…

« Ça alors !…

— Hello ! Slim ! Ça va ? »

Le plus jeune des trois enfants, un nourrisson, se mit à piailler d’une voix aiguë.

« Annie, tu peux les emmener dans la chambre ?

— Voulez-vous que je vous serve quelque chose à boire ? »

Slim se tourna vers Trendy :

« Une bière ? Annie, va chercher la bière. Je l’ai oubliée dans l’escalier. »

Elle disparut, le bébé sur les bras. Embarrassé, Slim désigna un siège à Trendy. La pièce était jonchée de jouets, de vaisselle, de vêtements qui gisaient en vrac sur le plancher. À travers la minceur des murs, on entendait nettement les bruits simultanés de la vie de plusieurs familles, aboiements d’un chien, cris d’enfants, grondements d’un homme, voix aiguë haut perchée d’une femme qui lui tenait tête. Les bruits baignaient dans une odeur de choux si dense qu’ils semblaient se frayer un passage à travers elle.

« Asseyez-vous… »

Annie entra dans la pièce, posa les canettes sur la table, sortit deux verres douteux d’un placard, ramassa sa marmaille, se rendit dans la pièce à côté et referma la porte sur elle. Slim et Trendy se dévisagèrent.

« Alors, Slim… Ils sont chouettes, tes mômes…

— L’aîné est premier à l’école.

— Il a quel âge ?

— Douze ans.

— Dis donc ! »

Tous deux avalèrent une gorgée de bière.

« À la tienne et au bon temps !

— À la vôtre, monsieur Trendy !

— Ça a l’air bien chez toi… Chouette… Comment tu t’en sors ?

— Ça pourrait être pire. Je suis gardien dans un garage, la nuit.

— Tu es content ?

— Boph… Comme vous le disiez, ça ne vaut pas le bon temps…

— Hé oui !…

— Annie, les mômes, je me suis acheté une conduite quoi…

— Tu revois les anciens copains ?

— Non. Vous savez, la vie de famille…

— Ça, tu as raison, il n’y a rien de mieux… L’embêtant, c’est que ça vous rouille un homme…

— Pas forcément… Je m’entraîne toujours…

— Non, c’est vrai ?

— Oui, deux fois par semaine.

— Tu as toujours la main ?

— Toujours. Pourquoi vous me demandez ça ?

— Comme ça… Des fois que tu aurais eu envie de reprendre du service… »

Slim marqua un temps d’arrêt :

« Vous avez quelque chose pour moi ?

— Ma foi… J’ai peut-être quelque chose… Maintenant, va savoir si c’est pour toi…

— Monsieur Trendy !… Vous savez bien que, pour vous, n’importe quoi… n’importe quand… J’ai pas la mémoire courte, moi !

— Je n’en doute pas, Slim, je n’en doute pas…

— C’est quelque chose… d’important ?

— Plus que tu ne penses.

— Je suis votre homme ! Vous voyez, rien au monde ne pourrait me faire quitter Annie et les gosses… C’est tout, vous comprenez… Mais pour vous…

— Ne parle pas trop vite, Slim… Tu ne sais pas de quoi il s’agit.

— Dites-le-moi…

— Pas si vite… C’est un gros morceau. Mais qui pourrait te rapporter de quoi t’acheter la propriété de tes rêves, en Floride par exemple, tu sais, là où il y a toujours du soleil… C’est bien simple, les gosses vont à l’école en plein air !

— Je vous écoute !

— Seulement, tu ne pourrais peut-être pas les voir de sitôt… Il faudrait que du temps passe…

— Combien de temps ?

— Plus il y aurait de temps, plus tu serais riche ! Chaque mois passé loin de ta famille, tu toucherais…

— Combien ?

— Je ne sais pas, moi, qu’est-ce que tu voudrais ?… Combien tu gagnais dans les Marines ?

— De quoi me soûler et jouer au poker. Mais j’étais seul.

— Qu’est-ce que tu dirais de vingt mille dollars comptant et cinq mille par mois ?

— Combien vous dites ?

— J’ai dit vingt mille.

— Vrai ? Vous charriez pas ?

— C’est mon genre ?

— Non. Mais c’est tellement énorme !…

— Ce que tu aurais à faire aussi. Tu sais toujours te servir d’un flingue ?

— Vous rigolez !… En tir instantané, je vide mon chargeur au centre de la cible !

— Et avec une carabine ?

— Encore plus facile ! Même si je le voulais, je crois que je suis incapable de louper mon coup ! »

Trendy eut un léger sourire :

« Justement, c’est ça qui me gêne… Parce que, vois-tu, dans l’affaire qui nous intéresse, il ne s’agit pas de faire mouche, mais de rater en ayant l’air d’avoir voulu toucher… »

Slim ouvrit des yeux ronds…

« J’comprends pas très bien, m’sieur Trendy…

— Je vais t’expliquer… Mais auparavant, je voudrais savoir si tu es prêt à marcher sur les bases que je t’ai indiquées ?

— Au feu, j’irais pour vous !… Au feu !

— Alors, écoute !… Je ne t’en demande pas tant ! Tout ce que tu auras à faire, c’est tirer sur un homme qui passera dans une voiture découverte, et le rater. Tu vas voir, c’est simple… »


Mortimer avait déployé ses armées en ligne sous l’œil indifférent de Fast. Dans l’immense salon, tout était paix et volupté : la duchesse mère était partie pour les eaux, Lena avait prétexté une migraine, Mortimer restait maître des lieux, se tortillant d’aise, ne sachant pas quoi faire pour être agréable à son compagnon dont l’attitude était insolite, déconcertante. Invité d’honneur au château de Sunderland, Fast se comportait en monarque nonchalant auquel tout était dû sans qu’il y ait droit de réciprocité. Mortimer acceptait avec délices ce vasselage qui le mettait à la merci d’un vagabond et faisait de lui le rival en amour de sa propre femme. Il avait compris dès la première minute que Lena était folle de ce garçon dont les mouvements félins et l’air d’absence perpétuelle la fascinaient. Quant à lui, c’était pire, il était envoûté. Il lui arrivait de bégayer en la présence de Fast, de rougir, d’avoir des gestes gauches et maladroits. Parfois, il l’observait à la dérobée et admirait la perfection de ses traits, la ligne aiguë du menton, la finesse du nez, l’ourlet nettement dessiné des lèvres minces et cette barre noire et têtue des sourcils formant verrou au-dessus des yeux bleus ironiques, énigmatiques la plupart du temps, désemparés parfois.

Quand ils étaient à table tous les trois, les regards de Mortimer et de Lena convergeaient inévitablement sur Fast qui en acceptait le double hommage avec un détachement de seigneur. D’un commun accord, ils avaient décidé de l’inviter au château sans préciser la durée de son séjour — les deux souhaitaient qu’elle soit illimitée — se jurant chacun de son côté de le séduire et faisant tout pour cela. Ce qui donnait des conversations de ce genre en présence de François, l’antique maître d’hôtel qui en écarquillait l’œil droit — il était borgne du gauche :

« Mortimer ! Arrêtez d’assommer Fast avec ces histoires d’arbres généalogiques qui ne l’intéressent pas !

— Qu’en savez-vous ? Fast, vous l’entendez ? Dites quelque chose !

— Vous voyez bien, il ne vous répond même pas !

— Je ne vois pas pourquoi il se mêlerait à une querelle qui ne le concerne pas ! N’est-ce pas Fast ?

— Fast, dites-lui qu’il nous rase avec ses histoires de duchés et de comtes !

— Helena, si je vous rase, vous pouvez toujours nous laisser. Fast et moi, bien que cette idée nous soit à peine supportable, essaierons de nous passer de vous ! »

Un jour, excédé, Fast avait lancé sans lever le nez de son saumon :

« Ça va finir, oui, vos conneries ? »

Mortimer et Lena se l’étaient tenu pour dit, ce qui avait fait redoubler l’intensité de leur rivalité quand ils se retrouvaient en tête-à-tête. Lena se doutait bien que son mari avait de bizarres penchants libidineux. Elle n’aurait pu dire en quoi mais le sentait de toutes ses fibres. Jamais Mortimer ne s’était montré nu devant elle, jamais il ne lui avait fait l’amour en pleine lumière. Les rares fois où il l’avait prise — si l’on peut dire — ç’avait été dans le noir complet, sans étreinte, sans caresses, un accouplement furtif et faiblard de quelques secondes couronné, chez Mortimer, par une espèce de gloussement aristocratique. Il s’ennuyait avec elle, elle se morfondait auprès de lui. Elle avait épousé son nom, sa beauté lui avait valu d’être sa femme. Dans le monde, c’est ce que l’on appelle un couple parfait. Mais Fast n’appartenait pas au monde. Son apparition subite dans leur vie commune leur avait mieux fait mesurer le fossé qui les séparait. Lena, qui désormais avait été duchesse et le resterait toute sa vie, guettait l’occasion de reprendre sa liberté. Mortimer, de son côté, aurait bien divorcé sur-le-champ, n’eût-ce été la terreur que lui causait sa mère : il lui avait imposé une roturière, elle tenait à ce qu’il boive le calice jusqu’au bout en ne la quittant pas.

Pour la dixième fois, Mortimer tenta d’arracher un mot à Fast. Il était vautré sur le tapis et ses pieds déchaussés s’appuyaient sur une fine table en marqueterie du XVIIIe siècle.

« Et là, Fast, que feriez-vous si j’attaquais vos grenadiers par l’aile droite ?

— Arrêtez, quoi ! J’en ai rien à foutre de vos soldats de plomb !

— Dites-moi… Qu’est-ce qui vous intéresse… je veux dire en dehors de la peinture ?… Il est vrai que vous ne peignez pas beaucoup…

— J’en ai rien à foutre de la peinture non plus.

— Mais, je croyais…

— Fallait pas croire.

— Vous êtes bien peintre ?

— Et vous, vous êtes quoi ? Vous vous dites gentleman-farmer, mais je ne vous ai jamais vu labourer !

— Probable que je suis plus gentleman que farmer… Fast…

— Quoi ?

— Vous me déconcertez, Fast. Puis-je vous poser une question ?… Êtes-vous amoureux de ma femme ?

— Moi ! Sa conne de sœur m’a suffi ! Très peu pour moi, la famille Gogolifides !

— Mikolofides…

— Elle est bien gentille, Lena, mais moi, vous savez, les femmes !… »

Mortimer fut à deux doigts de s’évanouir : en lui disant son mépris du sexe faible, avait-il voulu lui faire part d’une attirance quelconque pour les hommes ? Mais alors, tout était possible ! Il masqua son émotion et gazouilla, sur un ton naturel et gourmand :

« Êtes-vous friand de pornographie ? »

Fast le dévisagea d’un œil perplexe…

« Comment ça ?

— Des photos par exemple…

— Vous en avez ?

— Oui, quelques-unes.

— Marrantes ?

— Vous voulez les voir ?

— Allez les chercher.

— Ne quittez pas… Je veux dire… je reviens ! »

Mortimer s’absenta dix minutes et réapparut, tenant à bout de bras une grosse valise en cuir rigide. Fébrilement, il sortit un trousseau de clef d’une poche, en détacha une et la fit pénétrer dans l’une des formidables serrures. Il recommença l’opération. Fast sourit :

« Dites donc, on ne risque pas de les forcer !

— C’est à cause de maman vous comprenez…

— Mortimer, quel âge avez-vous ?

— Moi ?… Entre quarante et cinquante.

— Et vous avez toujours peur de maman ! Ben merde !

— Que voulez-vous, la duchesse est si fragile, si loin de notre génération, si étrangère à ces choses-là…

— Il faudrait pas la prendre pour une conne !… La duchesse, elle a dû se branler comme tout le monde !

— Oh !… Fast !

— Et alors ? Ça ne vous est jamais venu à l’esprit ?

— Fast, voyons, maman !… Pourquoi me choquer ?

— Montrez-moi ça ! »

De la valise enfin ouverte dévala une cascade de magazines érotiques, modèles internationaux, photos au Danemark, revente en France. Avec surprise, Fast s’aperçut que la plupart des revues affichaient des sexes masculins et des plastiques viriles dans des postures levant toute équivoque sur les affinités du duc de Sunderland. Il posa les yeux sur Mortimer qui gardait la tête basse…

« Eh bien, mon vieux !… »

Écrasé par la gêne, en proie à une tension violente, Mortimer restait accroupi sur la moquette, sans rien dire… Brusquement, sans que rien ne l’eût laissé prévoir, il se rua sur Fast et cacha sa tête sur ses genoux…

« Oh ! Fast !… Oh ! Fast !…

— Mortimer ! Ça va pas, non !

— Oh ! Fast !… Je vous aime ! »

Fast tenta de se dégager, mais n’y parvint pas. Écrasé par la masse de Mortimer qui se roulait par terre en s’accrochant à lui, il chercha à basculer sur le côté pour échapper à cette ridicule étreinte. Maintenant Mortimer pleurait !

« Fast !… Je vous en supplie !… Oh ! mon Dieu, je vous aime !… »

Coincé sous le corps énorme, Fast grinça des dents en sentant la lourde tête de Mortimer se nicher contre la sienne et chercher goulûment ses lèvres. Il allait se dégager quand une voix le cloua au sol :

« Salauds ! »

Lena ! Elle avait ouvert la porte du salon et se tenait debout dans le chambranle, figée, pâle, accusatrice. Mortimer et Fast n’osaient plus faire un mouvement, étalés sur un véritable tapis de photos pornographiques.

« Nous n’avons plus rien à nous dire, Mortimer. Sur-le-champ, je vais faire mes valises. »

Le bruit de ses pas s’éloigna. Fast se releva d’un bond et apostropha Mortimer avec mépris :

« Crétin, va ! »

En deux pas, il fut sur les armées du duc de Wellington qu’il se mit à faire voltiger à coups de pied. Mortimer se traîna à genoux :

« Non, Fast ! Non ! Pas ça ! Les collections de papa !…

— Tiens, connard, voilà ce que j’en fais des collections de papa ! »

Du talon, il écrasait des bataillons entiers dont les membres de métal roulaient sous les meubles précieux. Mortimer se remit à sangloter, geignant en une litanie rauque et interminable :

« Oh ! Fast ! Comme vous êtes méchant !… Comme vous êtes méchant !… »


William estimait que le profit est une bonne chose tant qu’il n’endort pas les réflexes vitaux. Un homme riche et repu relâche son attention. Sa puissance même le met à la merci de ses ennemis. Or, William était plus que riche. Mais il avait toujours au creux du cœur une sensation de faim qui tenait ses sens en éveil et lui indiquait en permanence d’où venaient les menaces. Il en voyait partout. Sans qu’il sût pourquoi, il se sentait responsable de la sécurité des autres. Un jour, la patrie était en danger. Une autre fois, sa famille, ou ses amis, ou ses biens. Quand les autres dormaient, il gardait l’œil aux aguets en une veille épuisante, pestant contre leur légèreté et leur inconscience.

Quand il avait provoqué cette réunion, il savait qu’il était le dernier rempart de leurs intérêts communs. Sans lui, Baltimore passait haut la main et les plongeait dans la misère, bradant leurs conquêtes dans un premier temps pour abandonner, dans un second, leurs femmes à l’envahisseur. Et encore, avait-il fallu, pour avoir leur acquiescement, qu’il use d’une métaphore, que le mot « meurtre » ne soit pas prononcé ! Pauvres poules mouillées ! L’interphone cliqueta :

« M. Bert est là…

— Qu’il monte ! »

Quelques années plus tôt, Bert avait été renvoyé du F.B.I. Motif : trop individualiste. En réalité, il avait été compromis dans une affaire de drogue où il s’était laissé copieusement arroser de somptueux pots-de-vin. Aujourd’hui, ses talents très spéciaux conjugués à son amour de l’argent lui avaient valu la place d’homme de confiance du trust. William le méprisait pour son absence d’esprit civique mais le respectait pour son efficacité. Là où nul ne pouvait agir, Bert se faufilait, glissait, frappait et repartait. Il apportait peut-être des nouvelles…

« Alors ?… aboya William…

— Il y a un truc intéressant… Ils ont envoyé le vieux Trendy chez un ancien Marine…

— Pour quoi faire ?

— Ça, je n’en sais rien encore. Mais je vais bientôt le savoir. Le type s’appelle Slim Scobb. Il a été fiché jadis comme communiste, sans que l’on ait pu savoir chez nous (Bert disait toujours « chez nous » comme s’il appartenait encore au F.B.I.) s’il allait aux réunions pour faire de l’intox ou par conviction personnelle.

— Et alors ?

— Attendez !… Depuis la visite de Trendy, Scobb va s’entraîner quatre heures par jour au tir à la carabine dans un stand souterrain de la 9e Rue.

— En quoi est-ce intéressant ?

— Deux points. D’abord, Scobb était tireur d’élite. Il paraît qu’en Corée, on ne comptait plus ses cartons sur cibles vivantes. Spécialité, la tête. Avec ses copains, il a gagné des tas de paris. Après le combat, ils allaient relever les cadavres que Slim avait désignés avant de les flinguer. Ça ne ratait pas : une balle en plein crâne. Deuxièmement, s’il a repris l’entraînement, ce n’est sûrement pas par esprit sportif.

— Pour descendre qui ? Certainement pas quelqu’un de son propre camp. N’oubliez pas que Trendy est l’homme de confiance de Baltimore.

— Je sais tout ça. C’est très troublant. Ils mijotent quelque chose, mais quoi ?

— Voilà qui est parlé… pensa William. Bert, comme lui, ne se laissait pas abuser par des effets à l’apparence innocente. Même si les choses paraissaient limpides, il percevait d’instinct les mystérieux flots de boue qui les avaient motivées.

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je ne sais pas. Slim se rend au stand tous les matins après son travail. Il est veilleur de nuit dans un garage.

— Vous lui avez collé des hommes aux trousses ?

— Oui. Deux.

— Ils ne le lâchent pas ?

— Ni jour ni nuit.

— Parfait. Quant à vous, je veux que vous me prépariez un dossier complet sur ce Scobb. Le grand jeu… Son compte en banque, ses affaires, sa famille s’il en a, son passé, ce qu’il aime, tout, quoi ! Le dernier discours de sa tournée, Baltimore le fera en Louisiane dans trois jours. Cherchez s’il y a un rapport… Peut-être l’ont-ils simplement engagé comme garde du corps ?

— Ça m’étonnerait ! Leur équipe est déjà au complet ! »

William réfléchit :

« C’est troublant, en effet… On tient peut-être une piste. Ouvrez l’œil ! Vous me rappelez ?

— D’accord, monsieur. Dès que j’ai du neuf.

— Eh bien, au revoir !

— Au revoir, monsieur. »

Bert fit demi-tour en direction de la porte. Au moment de l’atteindre, il se retourna :

« Au fait, j’allais oublier… Ce dossier que vous me demandiez sur Slim Scobb… Le voilà. Je l’ai déjà fait faire. »

William le lui prit des mains avec un mélange d’agacement et de satisfaction.


Céyx était aux anges. Accroupi devant le porte, il mimait pour les officiers massés derrière lui une scène invisible. À en juger par ses contorsions et ses mimiques, l’affaire devait être grave. Parfois, Céyx se prenait la tête dans les mains et feignait d’être assommé, accusant des coups que quelqu’un d’autre recevait à sa place. De l’appartement parvenaient des insultes fusant en plusieurs langues que les matelots, selon leur nationalité, traduisaient à l’intention de leurs camarades. Certaines étaient si gratinées que le préposé à l’argot osait à peine les prononcer, se bornant à hocher la tête dans un mouvement éberlué, de haut en bas. La scène durait depuis vingt minutes, ponctuée par des éclats rageurs, des fracas de vaisselle. Le patron était réputé pour garder son calme. Comment la Menelas était-elle parvenue à le mettre dans un état pareil ?

Le début des hostilités avait démarré d’une façon suave, très exactement par des arpèges de piano égrenés sur un tempo très lent. Puis, le rythme était devenu « vivace », coupé de temps en temps par des cris. Au moment où la Menelas attaquait furioso, la musique agressive avait brutalement laissé la place aux voix d’Olympe et de Satrapoulos. Jeff, arrivé le matin même d’Athènes, avait raconté aux membres de l’équipage la scène dont il avait été le témoin dans l’île grecque. Parmi les auditeurs, deux clans s’étaient créés, celui des tendres qui comprenait la position de la Menelas — des scorpions et des serpents, ce n’est pas marrant pour une femme — et les autres, les durs, qui prétendaient en ricanant qu’elle « faisait sa mijaurée ». Maintenant, les avis oscillaient sur l’issue de la bagarre. Les anciens prétendaient que le Grec n’en supporterait pas davantage et allait la vider. Les nouveaux, peu au fait des ressources de Satrapoulos, étaient persuadés qu’il quitterait le champ de bataille le premier. Ils eurent tort des deux côtés : apparemment, le combat se terminait par un no contest, match nul. Un éclat de rire de la Menelas les prévint que la colère, sans transition, s’était muée en une espèce de trêve dangereuse susceptible de repartir en sens inverse au moindre prétexte. Bientôt, le Grec joignit ses rires à ceux de la « panthère », des grondements de fauves dont on ne sait s’ils vont se lécher le museau ou se prendre à la gorge jusqu’à la mort. Quand la porte s’ouvrit à la volée, Céyx était pratiquement agenouillé devant le trou de la serrure. En le voyant, S.S. haussa les épaules avec mépris tandis que l’équipage se découvrait soudain des occupations urgentes.

« Va chercher du champagne, crétin ! »

Heureux de s’en tirer à si bon compte, le valet de chambre (il avait insisté pour que le Grec lui décerne ce titre au lieu de le désigner par l’appellation de « maître d’hôtel ») se redressa, prêt à s’éloigner. La voix du patron le cloua sur place :

« Oh ! Céyx !… Viens ici une seconde ! »

Il s’approcha, méfiant… Pourtant Satrapoulos semblait de bonne humeur.

« Dis donc Céyx… C’est quoi, ça, là-haut ? »

Céyx se retourna et sentit un choc qui l’envoya rouler sur le pont. Le Grec avait réussi à le surprendre avec un terrible coup de pied au cul.

« Ça t’apprendra à écouter aux portes ! »

Et à l’adresse des marins :

« Vous autres, vous ne perdez rien pour attendre ! Je vous débarque au premier port ! »

La porte fut claquée. Quand Céyx eut déposé son champagne, il feignit d’avoir oublié son humiliation et déclara d’un air supérieur à Stavenos qui venait aux nouvelles :

« Ça va… Ils ont l’air de se calmer… »

La nonchalance de son propos fut démentie par un geste machinal qui n’échappa pas à Stavenos : Céyx se frottait les fesses. Stavenos pensa que tout le monde devenait nerveux à bord. Huit jours auparavant, ils avaient fait escale à Pointe-à-Pitre, effectuant le plein de carburant pour remettre le cap sur l’île de Saint-Barthélemy où le patron et la Menelas étaient attendus incessamment pour une croisière entre la Guadeloupe et Porto-Rico. Puis, le patron était arrivé, furieux, ouvrant la marche à une Menelas boudeuse et renfrognée. Des heures durant, elle s’était enfermée dans son auditorium, accumulant des gammes interminables entremêlées de thèmes de Chopin qu’elle assaisonnait selon son humeur. À son toucher, on pouvait préjuger ses états d’âme : ce n’était pas l’euphorie ! Dans quarante-huit heures, les autres invités, accourus de tous les points du monde, débarqueraient sur le Pégase II, via New York. Si l’ambiance se maintenait à l’orage, il y aurait du sport en perspective !

Il y eut un bruit dans le dos du second. Il se retourna et aperçut la Menelas en maillot de bain, se dirigeant vers la piscine. Elle s’engagea sur le plongeoir, sembla changer d’avis, fit volte-face, parcourut le pont jusqu’au bastingage qu’elle enjamba et piqua une tête dans la mer. Le Grec accourut à son tour :

« Olympe !… Reviens !… C’est dangereux ! Il y a des requins ! »

Le yacht n’était pas ancré dans la ceinture protectrice du lagon, mais à un mile plus loin, au large. La mer des Caraïbes fourmille d’une faune qui est loin d’être inoffensive, raies manta géantes, poissons vénéneux, barracudas et requins. Penché sur la passerelle, S.S. s’époumonait :

« Je te dis de revenir ! »

La Menelas lui tira la langue et s’éloigna dans un dos crawlé gracieux. Stavenos, qui était près du patron, l’entendit bougonner : « Connasse !… » Il offrit ses services :

« Commandant, voulez-vous que je fasse mettre un canot à la mer ?

— Ta gueule ! Je ne t’ai rien demandé !… Olympe !… Olympe !… Attends, tu vas voir !… Stavenos !

— Oui, commandant.

— Prends quatre hommes et suis-moi ! »

Le Grec se dirigea vers l’auditorium dont il ouvrit la porte d’un coup de pied.

« Foutez-moi ça à la mer !

Interloqués, les cinq hommes échangèrent des regards furtifs. Il leur semblait impossible que ce « ça » fut le Beechstein d’un prix inestimable qui trônait sur une petite estrade dominant une douzaine de profonds fauteuils de cuir rangés en hémicycle.

« Alors !… Vous êtes sourds ?… À la mer !… »

Les marins hésitaient encore. Stavenos donna l’exemple. Il s’accroupit et saisit le piano par un pied. Les autres vinrent à la rescousse. À grand-peine, le monument fut sorti de la pièce et tiré sur le pont à l’emplacement où se situait la partie coulissante du bastingage permettant l’accès à la passerelle. Frelon en colère, le Grec tournait autour du groupe, poussant, tirant, encourageant de la voix et du geste. Bientôt, le piano fut en équilibre sur l’arête supérieure de la coque. Tous les membres de l’équipage avaient cessé leur activité pour regarder avec de grands yeux la suite de cet happening étrange, ce Beechstein noir sur ce bateau blanc, prêt à basculer dans l’eau verte à la moindre poussée. Le Grec arrêta de se démener. Il s’égosilla :

« Olympe !… »

La Menelas faisait la planche à deux cents mètres du Pégase II. Elle pivota et aperçut ce qui se préparait. Elle cria quelque chose qui n’arriva pas jusqu’au navire. Chacun gardait le silence. Elle cria une deuxième fois. Puis, elle parut se dresser dans la mer et fit un bras d’honneur en direction du yacht. Il y eut quelques sourires furtifs vite camouflés devant le visage contracté du Grec. Il s’étrangla :

« À la mer ! »

Arc-bouté de tout son corps, il imprima un mouvement à la queue du piano qui se déséquilibra lentement et bascula avec majesté dans l’eau limpide. Au passage, une bouée, contre la coque, arracha à l’instrument ses derniers arpèges. Il y eut un bruit sourd, un remous puissant et le Beechstein s’enfonça dans les profondeurs. Là-bas, la Menelas s’était remise à nager vers le large, comme si elle n’était pas concernée.

27

Les coups de feu claquèrent, à peine détachés les uns des autres tant ils avaient été tirés rapidement. En même pas cinq secondes, dix coups. Slim décolla lentement la crosse de sa joue. Elle était humide de sa sueur. Il faisait chaud dans cette cave. Cinq étages plus haut, au-dessus des épaisseurs de béton qui séparaient les plafonds des sous-sols, il y avait un cinéma permanent. L’odeur de cordite chatouilla agréablement les narines de Slim. Il n’y eut plus que le bruit feutré et régulier du mécanisme maintenant les cibles en mouvement. Il appuya sur un bouton, les plaques de zinc cerclées de rouge s’arrêtèrent. Il considéra pensivement celle sur laquelle il avait déchargé son arme. Les dix balles étaient logées dans le mille, groupées dans un rayon de trois centimètres. Pourtant, Slim avait réglé le mécanisme au maximum de sa vitesse et l’on ne pouvait jamais prévoir dans quels sens allait s’orienter le trajet des cibles. Allons, il n’avait pas encore perdu la main… Bien sûr, c’était moins marrant que de tirer sur des hommes, mais il ne fallait pas trop demander : on n’a pas tous les jours le bonheur d’une bonne petite guerre, ce prétexte royal qui vous fait décorer au lieu de vous envoyer sur la chaise. Demain, les autres allaient l’emmener sur place pour qu’il repère les lieux. Il allait devoir quitter la ville pour très longtemps. Il n’avait pas prévenu Annie, évidemment. Plus tard, quand il serait à l’abri et qu’elle-même se dorerait avec les gosses au soleil de Floride… Dans ce genre d’histoires, moins les femmes en savent, mieux se portent les maris et marchent les affaires. Ce soir, sans qu’elle comprenne pourquoi, il allait la baiser comme une reine. Peut-être même allait-il lui faire un quatrième enfant ? Et alors ? Les lardons, Slim adorait ça !… Il sourit d’aise et se mit à démonter sa carabine avec des gestes précis et brefs de professionnel.


Comme toujours dans ces cas-là, les choses se passèrent bêtement. En arrivant à l’aéroport où elle s’était fait conduire en taxi, Lena tomba sur Kallenberg qui sortait de sa Rolls.

« Lena ! »

Elle eut beau essayer de lui sourire, elle n’y parvint pas. La vision de son mari et du jeune homme dont elle était amoureuse batifolant dans une mer de revues horribles la poursuivait comme un cauchemar. Ce qu’elle éprouvait était indicible, jamais au monde une femme n’avait pu avoir la même sensation de désir et de dégoût ! Elle avait empilé des affaires comme une folle, les avait jetées dans deux ou trois bagages et avait quitté le château sans avoir revu Fast ni Mortimer, se précipitant à l’aéroport afin d’y prendre le premier avion qui partirait pour n’importe où.

« Lena ! Mais qu’est-ce que tu as ?

— Rien.

— Où est ton mari ? »

Elle resta silencieuse.

« Tu t’en vas ?

— Oui.

— Où vas-tu ?

— Je ne sais pas. À Athènes si je peux.

— Qu’est-ce qui t’en empêche ?

— Je ne sais pas s’il y a un avion…

— Mais Lena, enfin !… Frètes-en un ! Prends un avion-taxi ! Tu veux que je m’en occupe ? Veux-tu le mien ? »

Lena n’avait jamais fait particulièrement attention à Kallenberg, du temps qu’elle était mariée au Grec. Mais là, sa voix lui paraissait si chaude, si rassurante, si protectrice…

Elle le vit échanger quelques phrases avec son chauffeur qui salua et s’éloigna. Tout redevenait facile… Herman revint vers elle, la prit par le bras et l’entraîna :

« Viens, tu vas m’expliquer tout ça ! Et ne te fais pas de soucis si tu as des ennuis, je suis là ! »

Un instant plus tard, ils étaient dans un petit salon privé que l’aéroport réservait aux chefs d’État et aux hôtes de marque. Barbe-Bleue lui versa un scotch :

« Buvez cela, duchesse, pas pour le goût, pour vous calmer les nerfs. »

Lena avala son verre d’un trait. Il se pencha vers elle :

« Écoute, Lena, je ne sais pas ce qui s’est passé mais je vois que tu es bouleversée. Sache d’abord que quoi qu’il arrive, tu peux compter sur mon appui total et inconditionnel. Maintenant, si tu ne veux rien me dire, je le comprendrai très bien. Mais si tu voulais me parler, je crois que ça te ferait tellement de bien… Puis-je t’aider ?… Veux-tu me raconter ?

— Comment va Irène ? »

Kallenberg fit la grimace :

« Ah ! ta sœur !… Quel problème… Je crois qu’on est marié depuis trop longtemps… Non mais, tu m’entends ! C’est toi qui es dans le cirage et c’est moi qui vais te raconter ma vie ! »

Lena esquissa un sourire timide. L’alcool commençait à faire son effet. Herman lui en servit un autre verre.

« Où est Mortimer ?

— Oh ! celui-là !… »

Kallenberg se mit à rire :

« Eh bien, on est dans de jolis draps tous les deux !

— Qu’est-ce que tu as encore fait à ma sœur ?

— Là, tu es dure ! Tu devrais plutôt me demander ce qu’elle m’a encore fait.

— Tu as bien la tête d’un martyr !…

— C’est ça qui me tue ! Je n’en ai pas la tête ! Et pourtant !… Tu es fâchée avec Mortimer ?

— C’est fini.

— Sérieusement ?

— Terminé, oublié.

— Grave ?

— Pire.

— Réfléchis…

— C’est fait.

— Il t’a fait de la peine ?

— Je m’en fous.

— Tu veux que j’aille lui envoyer une fessée ?

— Pas ça. Ça risquerait de lui plaire.

— Tu vois, quand je te le disais, tu ne voulais pas me croire !

— Quoi donc ?

— Que toi et moi on était faits pour se marier !

— Ça n’aurait fait qu’une catastrophe de plus dans la famille.

— Tu n’en sais rien… En tout cas, moi, je n’aime pas les fessées. »

Une jeune hôtesse entra, portant un bouquet de roses. Elle les remit à Lena et s’éclipsa. Herman désigna la bouteille :

« Tu en veux un autre ?

— Merci.

— Pour quoi ?

— Pour les fleurs.

— Lena !… Mais qu’est-ce que tu as !… Tu parles comme si tu étais un petit animal abandonné !

— C’est exactement ce que je suis.

— Allons, tu te moques de moi !

— Non, c’est vrai, je t’assure. Je me sens complètement paumée.

— Malgré ta beauté ?

— Si tu crois que c’est un état d’âme !

— Des milliers de femmes s’en contenteraient !

— Parle-moi de toi…

— Oh ! moi… Coups durs sur toute la ligne… Socrate ne me ménage guère… Ta mère non plus d’ailleurs !…

— Vous vous conduisez comme des gosses !

— Possible. Quelle famille ! »

Pour la première fois depuis qu’il la connaissait, Herman avait un contact réel avec Lena. Entre elle et lui, le Grec avait toujours fait obstacle. Et aujourd’hui, enfin, elle le « voyait », il la sentait accessible.

« Lena… J’ai une proposition à te faire… On fait le plein de mon avion et il t’emmènera où tu voudras. Mais au lieu d’aller chez tes parents qui vont te poser des tas de questions, pourquoi n’irais-tu pas vivre quelques jours à bord du Vagrant ? Là, tu serais tranquille. Personne ne pourrait t’atteindre, tu pourrais te reposer et réfléchir avant d’aller affronter ta mère. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Où est-il, ton bateau ?

— À Portofino.

— Je ne sais pas…

— Me permets-tu de prendre les choses en main ? »

Elle le regarda d’un air pensif :

« Je n’aurais pas cru que tu puisses être aussi délicat…

— Ça y est ! Nous y sommes ! Encore les réputations ! Mais qu’est-ce que j’ai bien pu leur faire, à tous ! Ma parole, tu me parles comme si j’étais un ogre ! Je sais bien qu’on m’appelle Barbe-Bleue, mais tout de même, venant de toi !… »

Il avait un air jovial de grand carnassier.

« Et si Irène l’apprend ?

— Et alors ?

— Elle va se faire des idées…

— Elle n’arrête pas de s’en faire !

— Tu me tentes…

— Tant mieux, tout ce que je veux, c’est que tu soies tentée !

— Ma foi…

— Et tu sais, reprit-il avec un rire un peu forcé, ma proposition tient toujours…

— Laquelle ?

— Tu as oublié ? Je t’épouse quand tu veux !

— Herman, arrête !

— Tu prends ça à la blague… Après tout, pourquoi pas ? J’ai toujours été amoureux de toi, moi !

— Sois sérieux…

— Je ne l’ai jamais été autant ! »

À son ton, elle vit qu’il avait insensiblement glissé de la plaisanterie à un registre plus grave. Comme la vie était étrange… Le jour même où elle décidait de quitter son mari, son propre ex-beau-frère lui proposait le mariage !

Elle eut envie de le pousser un peu, d’en apprendre davantage :

« Formidable ! Tu n’as qu’à en parler à Irène dès que tu rentreras chez toi !

— Chiche ?

— Chiche ! Qu’est-ce qu’elle va être contente !

— Que je t’épouse, sûrement pas, elle est jalouse de toi. De toute façon, nous avons décidé de divorcer.

— Réellement ?

— Téléphone-lui si tu veux.

— Mais pourquoi ?

— Pourquoi t’es-tu séparée de Socrate ? Et pourquoi vas-tu divorcer de Mortimer ?

— Oui, c’est vrai…

— Alors ? »

Un type entra dans le salon, en tenue de commandant de bord :

« Excusez-moi, madame… Monsieur, votre avion est prêt. La voiture vous attend pour vous conduire en bout de piste.

— Très bien. Je vous rejoins. »

Il regarda Lena intensément et répéta :

« Alors ?

— Alors quoi ?

— Je te fais conduire sur le Vagrant ?

— D’accord. »

Il poussa un immense soupir de soulagement.

« Et tu m’épouses ? »

Elle éclata de rire :

« Bien sûr que je t’épouse !

— Non, Lena, je suis très sérieux ! Je te préviens que j’en parle dès ce soir à ta sœur !

— Elle va m’arracher le chignon !

— Je voudrais bien voir ça ! Après tout, elle peut toujours se remarier avec Socrate ! »

Il sentit qu’il était allé un peu trop loin, qu’elle se rembrunissait. Il fit marche arrière.

« Viens, ton avion est avancé ! »

Elle ramassa les roses. Il lui prit le bras et l’entraîna dans la voiture. Ils firent le trajet jusqu’à l’appareil sans un mot. Lorsqu’elle fut sur le point d’y monter, il lui dit :

« Si tu t’ennuies ou quoi que ce soit, dis simplement à mon commandant de m’appeler. Je serai là trois heures plus tard. D’accord ?

— D’accord.

— Fais un bon voyage ! »

Il pencha sur elle sa gigantesque carcasse et la serra dans ses bras pour une étreinte ambiguë, mi-copain, mi-amoureux. L’espace d’une seconde, il sentit qu’elle s’abandonnait contre son épaule. En l’embrassant sur la joue, ses lèvres glissèrent et il effleura le coin de sa bouche. Électrisé… La gorge sèche, il dut s’y reprendre à deux fois pour prononcer correctement :

« Je te préviens que tout ce que je t’ai dit est vrai. Je vais parler à Irène. »

Elle eut un geste souple qui était peut-être un haussement d’épaules gentil.

« Merci, Herman. Merci pour tout. Je suis heureuse de t’avoir rencontré. »

Elle tourna les talons et grimpa légèrement dans l’appareil dont le stewart referma la porte sur elle.


« Du nouveau ! »

Bert était à peine annoncé qu’il bondissait déjà dans le bureau de William.

« Ça bouge !… Ça bouge !… Le type, Slim Scobb, que l’équipe de Baltimore a contacté, il a quitté hier soir son domicile ! Et vous savez où il vient de débarquer ? À La Nouvelle-Orléans !

— Et alors ?

— Voyons, monsieur… C’est là que Scott Baltimore fait le dernier discours de sa tournée !

— Je sais, je sais !… », le coupa William d’un air irrité.

Il détestait que l’on fasse irruption dans son bureau avec autant de brutalité et avait pour règle, même en cas d’incendie, de faire attendre, ce qui mettait en condition ses visiteurs.

« Il s’est inscrit ce matin sous un faux nom dans une pension de famille de l’avenue Saint-Charles… (il consulta un papier où étaient griffonnées des notes)… Au numéro 3811… Ça s’appelle The Columns… L’endroit discret… Vieillards distingués, dames âgées et bien propres, militaires à la retraite.

— Oui ?…

— J’ai deux hommes qui ne le lâchent pas d’une semelle. La ville est déjà en effervescence… Cet après-midi, Scott Baltimore sera accueilli par le maire, au Royal Orléans… Ils avaient prévu le Howard Johnson, mais ils ont changé d’avis… C’est un palace au cœur du Vieux Carré, sur la place…

— Écoutez, Bert, si vous êtes venu me parler de tourisme, sachez que je possède une chaîne d’agences de voyages !

— Attendez !… À peine arrivé, Slim Scobb a fait semblant de flâner… En face du Royal Orléans, il y a un immeuble de bureaux… Il y est entré par une porte de derrière… Il est monté au quatrième étage… Il avait un paquet à la main… En sortant de la pièce dont il avait la clef, il n’avait plus de paquet. »

William brûlait de savoir ce qu’il y avait dans le paquet. Il fit l’effort de se contenir. Mais l’autre ne parlait plus, attendant que son employeur le relance. Dix secondes, peut-être. William explosa :

« Alors quoi ?… Vous allez me dire ce qu’il y avait dans ce foutu paquet ?

— Une carabine de fabrication tchèque. Démontée. Le numéro est limé.

— Comment le savez-vous ?

— En arrivant à l’hôtel, il a déposé son sac dans la chambre. Il est ressorti pour prendre un café. Pendant qu’un de mes hommes lui collait au train, l’autre a fouillé ses bagages. Il a trouvé le flingue. Ce n’est pas tout ! Le bureau où il a camouflé la carabine a été loué pour six mois par l’intermédiaire d’une agence new-yorkaise, il y a trois jours. Et comme par hasard, de la fenêtre, on a une vue merveilleuse sur la place où s’arrêtera nécessairement la voiture de Scott Baltimore ! Un vrai stand ! Comme à la parade ! Qu’est-ce que vous pensez de ça ? »

Glacial, William laissa tomber du bout des lèvres :

« Rien.

— Mais…

— Elle est absurde votre histoire !… D’un côté, vous me dites que c’est Trendy qui a contacté ce Scobb. Or, Trendy est l’homme de confiance de Scott Baltimore… Il était déjà celui de son père à la belle époque. Ensuite, vous m’annoncez que votre type, là, Slim Scobb, camoufle un fusil. Qu’est-ce que vous essayez de me prouver ? Qu’il veut descendre Baltimore ? Et sur l’ordre de qui ? Du propre lieutenant de Baltimore ?… Vous trouvez que ça tient debout ? C’est comme si vous me disiez que Baltimore paie de ses deniers un tueur pour lui tirer dessus ! »

William mordit dans un cigare pour le décapiter. Dans sa rage, il en arracha la moitié. On était à trois jours des élections et rien n’avait pu être fait pour endiguer les chances de Baltimore. Mais William avait une dernière carte en réserve : aux grands maux les grands remèdes. Si on ne pouvait pas éliminer le petit arriviste en douceur, il y aurait de la casse ! Allez donc savoir combien de victimes peuvent périr dans l’accident d’un avion privé ? Tout, plutôt que le laisser s’emparer du pouvoir ! Bert rompit le silence :

« Monsieur, il est vrai que je n’ai pas encore compris la coupure. Ce qui est certain, c’est que quelque chose se trame. Quoi, je n’en sais rien. Mais c’est pour après-midi, quatre heures ! Croyez-vous que tout ce que je vous ai raconté soit le résultat d’une série de hasards ?

— Enfin ! Il ne va tout de même pas descendre Baltimore !

— Je ne sais pas… Bon Dieu ! Qu’est-ce qu’ils mijotent ?…

— Votre Slim est peut-être là pour le protéger ?

— Impensable ! Baltimore a sa propre police. Quatre gorilles armés ne le lâchent pas d’un pouce quand il se déplace. J’ai vérifié… Dites-moi, monsieur… Où en est la cote des candidats ?

— Celle de Baltimore baisse en flèche depuis quarante-huit heures. Ça ne veut rien dire.

— Puis-je vous poser une question ? Pensez-vous qu’il ait une chance de ne pas être élu ?

— Évidemment ! Mais vous croyez peut-être que nous voulons courir le risque de voir ce salaud à la présidence ?

— Attendez… Vous dites que sa cote a baissé ?… J’essaie de me mettre dans la peau des types de son brain-trust… Supposons…

— Supposons quoi ?

— Bien entendu, il est le premier à connaître le résultat des sondages… À sa place, je ne serais pas tellement tranquille avec cette dégringolade…

— Je vous répète que ça ne signifie rien ! Une opinion, ça se retourne en une heure, on ne sait même pas pourquoi !

— Justement… Si momentanément l’opinion est contre lui, s’il sent les électeurs le lâcher, il voudra la retourner cette opinion… Forcer la sympathie… Une carabine tchèque… Merde ! J’y suis !… Ils vont simuler un attentat ! Slim à été chargé de descendre Baltimore, et de le rater !… Vous vous rendez compte !… Toutes les chaînes de télé, la presse, la radio !… Du petit progressiste revendicateur, il devient une espèce de héros national ! Le martyr ! Le type qui échappe à la mort ! Il va les retourner comme des crêpes !

— Nom de Dieu !… cria William. C’est ça ! Ah ! le salaud ! Quelle heure est-il ?

— Neuf heures.

— Qu’est-ce que vous attendez ?… Faites quelque chose. Prenez un avion, filez là-bas !…

— Pour quoi faire ?

— Je ne sais pas !… Vous aviserez sur place, dépêchez-vous, on perd du temps !

— Une minute… Une minute !… Il y a peut-être mieux à faire que filer à La Nouvelle-Orléans. La solution du problème, elle est ici même, à New York. Dans le Bronx ! Scobb a trois mômes et une femme qu’il aime par-dessus tout. Vous avez lu le rapport. On le tient ! Si je ne me suis pas trompé, s’il a vraiment été engagé pour une fusillade bidon, aucune balle n’égratignera Scott Baltimore. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont choisi un tireur d’élite ! Supposez maintenant que Slim rate son coup et touche sa cible ?

— Vous le croyez assez idiot pour se laisser acheter par nous ? Il sait très bien que les autres le retrouveraient et le feraient descendre.

— Il ne s’agit pas de l’acheter mais d’enlever sa famille. »

Chez William, le réflexe bourgeois fut le plus fort :

« Un kidnapping ! »

Bert le regarda froidement dans les yeux :

« Et alors ? Vous préparez quoi en ce moment ? Une partie de pêche ou un meurtre ? »

Un ange passa. Bert reprit :

« Si on a ce moyen de pression sur lui, il daignera peut-être nous écouter.

— C’est peut-être un fanatique. Qui vous dit qu’il marchera ?

— Rien. Si vous voyez quelque chose de mieux… »

William trouvait l’idée et les déductions de Bert géniales. S’il marquait malgré lui une réserve, c’est qu’il était furieux de n’y avoir pas songé le premier. Il se racla la gorge, à la fois gêné et soulagé :

« Que proposez-vous ?

— En sortant de ce bureau, je vais filer chez Scobb. Je ferai le boulot moi-même. Dans moins d’une heure, si tout se passe bien, je serai en possession de l’épouse et des mioches. Je sais où les planquer. Sitôt fait, j’appelle Philly à La Nouvelle-Orléans. Il sera à peu près onze heures du matin. Je lui demande de prévenir Slim qu’on a mis sa moitié à l’ombre. À partir de ce moment-là, à lui de jouer. Ou il veut les revoir, ou il préfère une nouvelle vie de célibataire. S’il tient à ne pas perdre ses chers petits, il faudra qu’il loge une balle dans la tête de Baltimore.

— S’il accepte, il se condamne lui-même à mort.

— Vous imaginez peut-être que Trendy et ses copains ne l’ont pas déjà condamné ? Vous les croyez assez fous pour laisser derrière eux un témoin qui peut les faire chanter à vie ? »

Évidemment, vu sous cet angle, il n’y avait plus beaucoup de place pour le sentiment.


Entre la Guadeloupe et Porto Rico, il y a près de quatre cents îles dont certaines n’ont pas de nom. Simples îlots à peine marqués sur les cartes maritimes, ils s’échelonnent sur des centaines de kilomètres entre la Désirade, Montserrat, Barduba, Saint Kitts, Antigua, Saint Martin, Anguila, Sombrero, Nevis ou les îles Vierges. On prétend que c’est dans les cassures de lave de ces anciens volcans que les pirates venaient enfouir leurs trésors. Sur certaines plages, aucun pied humain n’a foulé le sable noir ou rose depuis des années. Les loups de mer qui font du cabotage se tiennent au large, soucieux de ne pas éventrer leur goélette sur les coreaux affûtés comme des rasoirs. La veille, après sa séance de dos crawlé, la Menelas était remontée à bord comme si de rien n’était. Détendue, elle avait demandé au Grec de lui faire survoler le lendemain des îles désertes. Pas la moindre allusion à son piano dont la houle devait faire vibrer les cordes par trente mètres de fond. Méfiant, S.S. était entré dans son système, feignant d’avoir oublié sa terrible colère mais s’attendant à en recevoir sous peu le contrecoup. Le soir, chacun était allé se coucher de son côté, ruminant secrètement des revanches éclatantes. Toutefois, le Grec n’avait pu se résoudre à priver la « panthère » de son piano et, par radio, avait commandé un Beechstein à Miami : peu importait le prix pourvu qu’il soit livré le lendemain sur le Pégase II. Après deux heures d’efforts, Kirillis avait eu la chance de mettre la main sur l’objet rare par l’intermédiaire d’un négociant en huiles lourdes, relation d’affaires de Satrapoulos, qui avait réussi à persuader un particulier mélomane de se dessaisir du sien au poids de l’or. Le Grec n’avait pas jugé bon de prévenir Olympe que le préjudice infligé était sur le point d’être réparé. En s’éveillant le matin suivant, il l’avait trouvée sur le pont, étendue dans un transat pour bronzer. En guise de bonjour, ils s’étaient adressés un sourire mutuel qui pouvait vouloir dire n’importe quoi. Aucun des deux ne voulant parler le premier, une heure s’était écoulée avant que la Menelas ne rompe le silence :

« Vous m’aviez promis hier de me faire survoler les îles ? »

Mauvais signe : quand elle disait « vous », l’orage n’était pas loin. Socrate faillit lui proposer la paix, lui avouer qu’elle aurait un nouveau piano le soir même, s’excuser peut-être. Au lieu de cela, il répondit :

« D’accord. Allons-y… » adoptant d’instinct le vouvoiement synonyme de guerre froide.

Maintenant, ils volaient depuis une heure, à la paresseuse. Jeff s’amusait à suivre une énorme raie qui semblait battre lourdement des ailes dans les transparences absolues de l’eau verte. L’hélicoptère se maintenait à une altitude d’une vingtaine de mètres. Il avait déjà survolé trois ou quatre îlots sans qu’on eût demandé au pilote de ralentir ou de s’y poser. Jeff accéléra doucement, abandonnant la raie à son sort. À trois milles de là, dans le miroitement d’acier du soleil, on apercevait une tache grise.

« Allons voir cette île !… dit Olympe. Non, Jeff, pas si vite ! Continuez à voler très doucement, et plus bas, au ras de la mer… »

Le Grec se renfrogna. Il détestait que quiconque, fut-ce la Menelas, donne des ordres à son pilote. Il avait beau avoir un vieux short délavé pour tout vêtement, il crevait de chaleur dans le cokpit brûlant malgré les deux panneaux coulissants entièrement ouverts. On avait l’impression de pouvoir toucher l’eau de la main tant l’appareil restait collé dans un glissement lent sur l’horizontale de la mer… À bâbord, apparut un navire et Jeff joua à aller le sauter d’un bond de puce. Vu de près, il s’agissait d’un vieux rafiot tout rouillé. Sur le pont, pas âme qui vive.

« Mais ils vont couler ! » s’étonna la Menelas.

Jeff éclata de rire :

« Non, madame ! Contrebande… Camouflage ! À bord, ils ont des radars les plus modernes et des super-diesels capables de semer les vedettes de la police.

— Contrebande de quoi ? »

Jeff fit exécuter à l’appareil une parabole qui l’éloigna du tas de rouille.

« Ça, madame, je n’en sais rien. Les armes… La drogue… »

Il mit le cap vers l’île et reprit sa glissade au ras des flots.

« C’est très méchant ce que vous avez fait hier… »

Toujours ce « vous » dangereux. Le Grec fut sur ses gardes. Il avait détaché la grosse ceinture de sécurité qui lui collait à la peau et regardait vers le lointain d’un air maussade. Comme le matin, il fut tenté de lui révéler la surprise, le Beechstein revenu à bord par la grâce de sa fortune et de ses relations. Mais cette fois encore, pour des raisons mystérieuses qui tenaient peut-être à une rancune sourde, il s’en abstint. La Menelas poursuivait, apparemment très calme :

« Non seulement c’est très méchant, mais vous savez très bien que toucher à mon piano ou à ma personne, c’est exactement la même chose. Vous devez bien vous douter que je ne puis laisser passer un affront pareil ! »

Le Grec se retourna d’un seul bloc pour répliquer vertement. Trop tard : il se sentit soulevé de son siège et, avec panique, s’aperçut que l’horizon, brusquement, avait basculé. Les vagues qui défilaient sous ses pieds étaient maintenant au-dessus de sa tête. Il s’accrocha désespérément du bout des pieds, du bout des doigts, pour ne pas être éjecté de l’appareil. La scène se déroulait si rapidement que Jeff, qui leur tournait le dos, n’en avait rien vu. La Menelas, de tout son poids, poussait rageusement le Grec pour le vider de la carlingue. Arc-bouté sur les avant-bras, la moitié du corps dans le vide, il se mit à gigoter et à lancer des ruades. L’une d’elles dut atteindre son but car la « panthère » le lâcha soudain, portant les mains à sa poitrine. Satrapoulos fit un effort surhumain, se rétablit complètement et retomba comme un phoque essoufflé dans son siège, rencontrant le regard exorbité de Jeff qui venait de réaliser ce qui se passait. De douleur, la Menelas se mordait les lèvres…

« Alors, cette île, on y va… » haleta le Grec à l’adresse de son pilote.

Jeff mit les gaz. Quelques secondes plus tard, il tournoya au-dessus d’une plage de sable d’un noir parfait, parsemé de coquillages multicolores. Au centre de l’îlot, qui devait mesurer quinze cents mètres de longueur, se dressait un promontoire rocheux recouvert d’une mousse de lichens que broutaient quelques chèvres sauvages.

« J’atterris ?

— Vas-y ! Descends ! »

L’hélicoptère se posa à une extrémité de la plage. À peine les pales s’immobilisaient-elles que la Menelas sautait sur le sable et s’éloignait, toujours sans avoir prononcé un mot. Le Grec l’observa d’un œil hostile. De temps en temps, elle se baissait, ramassait un coquillage, l’examinait d’un air nonchalant et le rejetait. Perplexes, les chèvres s’étaient immobilisées sur leur colline. La Menelas marchait toujours, s’éloignant de plus en plus de l’appareil. Quand elle en fut à deux cents mètres, le Grec ordonna sèchement à Jeff :

« Remets les gaz !

— Mais…

— Démarre, bon Dieu ! »

Devant l’air menaçant de S.S., il obéit. Au bruit des moteurs qu’on relançait, la Menelas se retourna. Quand elle entendit le bruit des rotors virer à l’aigu, elle fit demi-tour et revint à pas pressés en direction de l’appareil. Elle en était à une bonne centaine de mètres quand elle le vit s’élever et prendre de la hauteur. Affolée, elle se mit à courir, ses longues jambes blanches s’enfonçant dans le sable noir et y laissant l’empreinte profonde de ses pas. Mais, déjà, l’hélicoptère n’était plus qu’un point gris qui s’amenuisait dans le ciel, cap au nord.


Ce jour-là, les deux aînés n’étaient pas à l’école. Il était-dix heures du matin. Slim était parti depuis deux jours. Comme jadis lorsqu’il s’absentait, il n’avait pas dit où il allait. Simplement, en bouclant son sac de marin, il avait lancé à Annie : « Ne t’inquiète pas. Je serai vite de retour. » Il avait hésité une seconde au bout de sa phrase, comme s’il avait voulu ajouter quelque chose, mais s’était tu. Annie n’avait osé lui posé aucune question sur les motifs de son voyage. Ils étaient mariés depuis huit ans et elle ne savait presque rien sur lui : elle avait seulement appris par une relation, qui le tenait de son amant, un ancien Marine, que Slim avait été, en Corée, une espèce de héros. Quand elle l’avait interrogé timidement sur cet épisode, il avait haussé les épaules :

« Foutaises !… C’est de l’histoire ancienne. »

Après tout, elle s’en moquait. Slim était un bon père, un bon mari, et après tant d’années de mariage, un amant toujours empressé. La nuit qui précédait son départ, il avait passé des heures à l’étreindre et à la caresser. En allumant une cigarette, il avait prononcé des mots qui l’avait intriguée :

« Tu aimerais vivre au soleil avec les enfants ? »

Le soleil !… Elle ne pensait qu’à ça ! Ils n’avaient jamais pris de vacances et les gosses grandissaient avec pour seul horizon les murs de leur petit pavillon délabré coincé entre des buildings du Bronx, gris de crasse.

La sonnerie de la porte la fit sursauter : peut-être des nouvelles de Slim ? Elle dit à l’aîné de ses trois garçons :

« Morty, surveille tes frères !… Mort !… Attention !… Louis va tomber de la table ! »

En rajustant son peignoir, elle alla ouvrir, jetant dans son dos un regard vers Louis qu’elle était en train de talquer. Sur le seuil, se tenait un homme souriant et bien vêtu…

« Madame Scobb ?

— Oui, c’est moi…

— Je viens de la part de votre mari.

— Ah !…

— Puis-je entrer ? »

Il entra.

« Bonjour, mon petit bonhomme ! Eh bien, vous ne devez pas vous ennuyer avec ces petits costauds !… Le plus petit, là, le rigolard, c’est une fille ?

— Louis ?… Non, c’est un garçon.

— Madame Scobb, j’ai une bonne nouvelle. Ne me demandez pas de détails, c’est une surprise ! Slim m’a dit va chercher Annie et ramène-la avec les gosses.

— Co… Comment ? Mais où ça ?

— Vous voudriez bien savoir, hein ! Justement, c’est ça, la surprise ! Slim a dit aussi que vous ne vous embarrassiez pas d’affaires… Rien que le strict minimum ! Vous verrez, il fait chaud là-bas ! Puis-je vous aider à préparer votre valise ?

— C’est-à-dire que… Slim ne m’a pas prévenue… Est-ce qu’il m’a déjà parlé de vous ?…

— Baden ! Je suis son vieux copain… On en a fait des trucs ensemble !

— Baden ?…

— Oui, Baden !… » Il eut une expression confuse… « D’ailleurs, je suis idiot !… C’est vrai que vous ne me connaissez pas ! Tenez !… »

Il tendit une carte sur laquelle était écrit, au-dessous de la photo : John Baden, agent commercial. Puis il sortit une lettre de sa poche :

« J’allais oublier ! Lisez, c’est Slim… »

Annie décacheta l’enveloppe. Elle reconnut immédiatement la grosse écriture appliquée de son mari. Elle lut :

Annie, ne pose pas de questions à mon ami Baden. Suis-le, c’est tout. Tu vas avoir une surprise. Je crois que ça te plaira. Tendrement : Slim.

Elle reporta ses yeux sur l’homme :

« Mais, c’est pour longtemps ?… Enfin, je veux dire, on va quitter la maison pendant longtemps ?

— On s’en va, maman ?… demanda Morty avec ravissement.

— Attends une seconde, mon chéri… »

Baden éclata de rire :

« Oui, mon petit garçon ! On s’en va ! On va rejoindre papa ! Tu vas voir, il y a la mer et des tas de trucs amusants ! »

Indécise, Annie essayait de comprendre ce qui arrivait : c’était si rapide !

« Allez, madame Scobb, dépêchons-nous !… La voiture nous attend dehors !

— Monsieur…

— Appelez-moi Johnny, comme tout le monde ! Allez, les garçons, du nerf !… Préparez-moi ces foutus sacs !

— Maman, je peux ?… »

Annie eut une dernière hésitation :

« Oui, Morty, vas-y…

— Youpee !… »

Annie n’avait pas l’habitude de discuter les ordres de Slim : s’il lui demandait de suivre M. Baden, elle n’avait qu’à suivre M. Baden. Elle avait bien envie d’aller prévenir la voisine qui gardait parfois ses enfants, mais l’émissaire de son mari avait l’air si pressé…

« Monsieur, combien de temps m’accordez-vous ?

— Johnny, bon Dieu !… Johnny !… Dix minutes !… Mais pas une de plus, hein !

— Très bien. Je me dépêche. »

Elle prit Louis dans ses bras et alla le porter dans sa chambre, sur son lit. Elle ouvrit une armoire et hocha la tête : son choix serait vite fait ! En tout et pour tout, elle ne possédait qu’une robe ! Par l’entrebâillement, elle aperçut John Baden qui s’était assis dans le fauteuil en rotin, devant la porte. Il mâchait du chewing-gum et avait une expression très sympathique sur le visage.

28

« Tu sais quoi ? Ça va te faire rire ! »

Irène tartina du bout d’un couteau d’argent une noisette de beurre sur un toast. Elle venait de se lever et avait constaté avec surprise qu’Herman l’avait rejointe dans sa chambre. En général, quand il se proposait de la faire rire, la vacherie n’était pas loin. Paradoxalement, elle souhaitait qu’elle éclate, impatiente d’être punie pour le rôle qu’elle avait joué dans la fausse mort de Satrapoulos. Vacherie pour vacherie, c’était de bonne guerre. Chatouillée par un subtil frisson de joie, elle se composa un visage détendu et de bonne humeur. Surtout, ne pas lui montrer qu’elle avait peur, et que cette peur lui était délicieuse…

« Vas-y, mon chéri… Fais-moi rire.

— Je m’en vais.

— Tiens, en effet, c’est drôle…

— Et tu sais pourquoi je m’en vais ?

— Je suppose que tu as envie de partir.

— Exactement.

— Tu t’en vas quand ?

— Ce soir, dès que j’aurai réglé les détails avec mon avocat.

— Tu vas en prison ?

— Au contraire, j’en sors. Je divorce.

— Ah ! bon… Tu devrais peut-être prévenir ta femme ?

— C’est précisément ce que je suis en train de faire. »

Irène mordit à belles dents dans sa tartine. Comme elle sentait une nausée l’envahir, elle adressa un grand sourire jovial à Kallenberg.

« Mais alors, mon chéri, tu es fâché !

— Pas contre toi. Contre moi.

— Oh ! c’est vilain ça ! Et qu’est-ce que tu t’es fait ?

— Je m’en veux d’avoir supporté aussi longtemps une conne de ton acabit.

— Tiens ?…

— D’ailleurs, tu n’y es pour rien, tu es folle. Ta place est dans une maison de santé.

— Mmmm… Tu serais mon infirmier. Tu me caresserais en me passant la camisole… »

Subrepticement, elle laissa tomber trois pilules de tranquillisants dans sa cuillère remplie de confiture de fraises. En général, elle ne prenait sa première dose que vers midi. Mais apparemment, il y avait urgence. Le plus grave, c’était le calme imperturbable de Barbe-Bleue, son imperméabilité à toute ironie, à tout sarcasme.

« Ne cherche pas à m’asticoter Irène, tu n’y arriverais pas. J’aurais dû te tuer l’autre jour, je ne l’ai pas fait parce que tu es cinglée, mais tu es encore plus morte que si je t’avais enterrée il y a dix ans.

— Ça ne t’aurait peut-être pas déplu… La fortune de la bonne femme sans la bonne femme. »

Il enchaîna sans daigner lui répondre :

« Tu comprends bien qu’après ce qui s’est passé, je ne tiens plus à vivre sous le même toit que toi. À la rigueur, je peux supporter la bêtise. Pas la trahison.

— Oh ! le gros mot !…

— Continue à faire le pitre, on verra bien qui rigolera en dernier !

— Alors mon petit chéri veut sa liberté ?… Tu as déjà jeté ton choix sur une pouffiasse ?

— Oui.

— Est-ce que je la connais ?

— Très bien.

— Puis-je savoir son nom ?

— Ta sœur. »

Irène ne comprit pas tout de suite — peut-être ne voulait-elle pas comprendre. Outre ses nausées qui avaient gagné en intensité, elle percevait maintenant le rythme fou de son cœur qui galopait dans sa poitrine. Elle fit un effort terrible pour ne pas montrer sa panique, s’efforçant de barrer le passage aux deux mots que sa conscience refusait. D’une voix presque normale :

« Qui as-tu dit ?

— Lena, ta petite sœur préférée, la perle de la famille.

— Non, c’est trop drôle !

— Arrête de beurrer des tartines ! Il y en a déjà douze sur la table. Tu vas les manger toutes ? »

Elle hurla :

« J’en beurrerai autant que je voudrai ! »

Herman jubila : cette fois, elle était touchée ! Il avait renversé les rôles ! Il susurra d’un ton doucereux :

« Très bien, ma chérie… très bien… Beurre, beurre donc ! Entraîne-toi, tu vas avoir du temps libre… »

Irène perdit tout contrôle :

« Et tu crois que je vais avaler ça ? Tu t’imagines que tu vas me plaquer pour ma conne de sœur ? Ah !… Attends que maman soit prévenue !… Je vais lui téléphoner tout de suite !

— Vas-y, mon amour, ne te gêne pas… Le téléphone, ça te connaît… Tu aurais dû faire carrière comme demoiselle des postes… Tu aurais pu semer la merde dans tout un circuit, espionner tout le monde…

— Herman… C’est vrai ?

— Tout ce qu’il y a de plus vrai. Après tout, tu peux toujours te faire épouser par ton ex-beau-frère. Après l’aide précieuse que tu lui as apportée, il voudra peut-être s’embarrasser d’une garce comme toi ?

— Salaud !… Salaud !… Salaud !… »

Elle saisit une soucoupe pour la lui lancer en plein visage. Au vol, il lui attrapa le bras et le broya méchamment dans ses battoirs :

« Irène, Irène !… Comme tu es nerveuse ! Allons, calme-toi !… Si tu es gentille, je t’inviterai à mes noces… Lena est d’accord. C’est qu’elle t’aime, ta petite sœur !

— Salaud ! Ordure !… Nos enfants !

— Ne t’inquiète pas, tu n’auras pas à t’en occuper !… Lena et moi avons décidé de les prendre avec nous. »

De sa main libre, elle lança une attaque vers ses yeux. Là encore, elle fut bloquée dans son mouvement. D’une seule main, Barbe-Bleue lui emprisonna les deux poignets. De l’autre, calmement, il lui assena une lourde gifle sur les lèvres :

« Calme-toi, chérie… Tu vois ce que tu m’obliges à faire ?… »

Irène se mit à gigoter frénétiquement, gémissant, la bave à la bouche, suffoquée. Brusquement, elle parvint à se libérer, lui échappa, fit deux pas vers la porte et s’écroula de tout son haut. Raide. Kallenberg s’approcha d’elle, méfiant. Quand il fut certain que son évanouissement n’était pas un simulacre, il lui balança un coup de pied dans le ventre :

« Tiens, salope ! Je te devais bien ça ! »

Puis, il s’avança dans le hall qui desservait l’étage, clamant d’une voix de stentor :

« Jeanine !… Jeanine !… »

La femme de chambre apparut…

« Venez vite, Jeanine !… Madame a encore eu une de ses crises ! »


Slim se fichait éperdument de l’architecture sudiste et de ses colonnades. La seule chose qui le frappait était l’absence d’air conditionné dans la chambre. Il faisait une chaleur épouvantable et sa montre marquait treize heures. Il s’était allongé sur son lit en sortant de la douche, sans se sécher. À quoi bon ? Même sans bouger, la sueur suintait de son torse nu et maigre. Comme Trendy le lui avait recommandé, il n’était sorti le matin que pour aller déposer sa carabine et trois chargeurs dans l’immeuble qui faisait face au Royal Orléans. La ville grouillait de monde, nul n’avait fait attention à lui. Une fois dans le bureau, il s’était installé devant la fenêtre protégée par des stores et avait étudié plusieurs angles de tir. Du gâteau… Il était convenu qu’il tire plusieurs balles dans la carrosserie dont certaines feraient éclater le pare-brise. Au moment des coups de feu, le désordre et la panique seraient tels qu’il pourrait filer tranquillement par les caves qui communiquaient et couraient sous plusieurs rues. Après quoi, il se mêlerait à la foule et se rendrait à la gare, à pied, pour y prendre le train de 16 h 45. Quand la police bouclerait la gare, il serait déjà dans son compartiment. Une demi-heure plus tard, à la hauteur du lac Borgne, il quitterait la Louisiane pour franchir la frontière d’État qui la sépare du Mississippi. La voie suivait la baie pendant des kilomètres, traversait Gulfport, Biloxi, Océan Springs, Théodore et quelques autres bleds de moindre importance. Il ne s’arrêterait qu’à Mobile où il gagnerait l’aéroport en taxi et s’envolerait immédiatement pour le Nouveau-Mexique, à Albuquerque. De là, il reprendrait un car pour Pecos et s’y planquerait une huitaine de jours. Trendy avait promis de lui faire signe après ce délai. Il fallait laisser aux choses le temps de se tasser avant de pouvoir recueillir, avec Annie et les gosses, les fruits de sa mission. Trendy n’avait pas cherché à le bluffer :

« Suppose que les choses tournent mal, ça peut arriver hein, qui peut savoir ? Eh bien, tu vas en taule, tu en prends pour dix ans pour tentative de meurtre. Après tout, tu n’as tué personne, hein ? En trois ans, tu es dehors. Peut-être même qu’on te fera sortir avant. Ce n’est pas ton intérêt : si tu vas en cabane, ta paie sera double. Un drôle de magot à la sortie ! »

Effectivement, cela ferait beaucoup d’argent. Mais ça le chiffonnait de ne pas voir les enfants pendant si longtemps. À ce prix, c’était encore payer bien cher la richesse…

Il se leva de son lit et alla soulever la jalousie de la fenêtre. En bas, sur le perron, un vieux beau faisait des ronds de jambe à une dame en robe noire et à cheveux blancs. Ils étaient donc increvables, les mecs, dans ce pays ! Sur l’avenue, il y avait beaucoup de trafic. On sentait qu’il allait se passer quelque chose dans la ville. Il sourit à l’idée que le supplément imprévu au spectacle, c’était lui qui allait le fournir. Et puis il eut trop soif : il décida de se rendre dans un bar discret afin d’y attendre l’heure H. Pourvu qu’il soit dans son bureau une heure avant l’arrivée des officiels au Royal Orléans… Il examina la chambre dans ses moindres détails, attentif à ne rien laisser qui puisse servir à retrouver sa trace. Non, c’était aussi impersonnel que s’il n’y avait jamais mis les pieds. Il essuya de son mouchoir la valise en fibrane qu’il abandonnait sur place pour donner le change au concierge — il avait payé huit jours d’avance — jeta sa veste sur ses épaules, descendit l’escalier en sifflotant, salua le gardien, s’excusa auprès du Don Juan sur le retour qui racontait une histoire fascinante à la grand-mère, fit quelques pas sur l’avenue et se laissa engloutir par la foule. Vingt mètres en arrière, Philly lui emboîta le pas. Philly avait une immense qualité aux yeux de ceux qui utilisaient ses services, Bert en l’occurrence : il avait tout de moyen, la taille, la corpulence, le visage, le front et même l’intelligence. Le genre de type qu’on croise cent fois sans le voir. Seulement, quand on lui confiait un boulot, il ne lâchait jamais le morceau. Ce qui le trahissait parfois dans son emploi d’homme invisible, c’étaient ses colères. À l’éclat dur de son regard, on s’apercevait alors qu’on avait affaire à un type dangereux. Au bout de dix minutes de filature, il vit Slim tourner à droite dans la rue Iberville. Apparemment, il ignorait qu’il était suivi, aussi décontracté et innocent que s’il se rendait chez des amis pour une partie de cartes. Quand il entra dans un bar, Philly sut que le moment était venu de passer à l’action. Bert lui avait expliqué au téléphone ce qu’il devait faire :

« C’est comme au poker menteur. Montre-lui que tu es au courant de ce qu’il mijote. D’ailleurs, il y a plus de neuf chances sur dix pour que tu dises vrai. Mets-lui directement le marché en main. Si tu t’y prends bien, il filera doux. Sinon, décroche et file jusqu’à un téléphone. Appelle-moi. Je te donnerai de nouvelles instructions. »

Philly laissa passer cinq minutes et pénétra dans le bar. L’endroit s’appelait Félix. Une petite taule sympa bourrée de monde. La plupart des clients buvaient de la bière en bouffant des huîtres frites et des crevettes. Philly repéra Slim debout contre le comptoir, l’œil vague, sirotant une deuxième Guiness. Il s’installa auprès de lui et feignit de s’intéresser à l’écriteau où était marqué le prix des consommations. Pour faire comme les autres, il commanda une bière. Le temps de l’avaler, il se tritura les méninges pour choisir le meilleur moyen d’attaquer Slim Scobb. Comme il détestait les subtilités, il finit par opter pour le plus simple : dire simplement et directement ce qu’il avait à dire. Sans tourner la tête vers Scobb — ils étaient pratiquement hanche contre hanche — il articula nettement, mais de façon à n’être entendu que de lui :

« Hé ! l’ami… Écoute bien ce que j’ai à te dire ! Ne bouge pas, ne manifeste pas, écoute, c’est tout… »

Il devina un tressaillement chez son voisin, ce fut tout. Slim continuait à boire, sans broncher, comme s’il n’avait rien entendu. Philly parla très vite :

« Tu t’appelles Slim Scobb. Tu habites le Bronx. Tout à l’heure, tu vas aller dans le Vieux Carré. Tu vas monter au quatrième étage, dans l’immeuble en face du Royal Orléans… »

Du coin de l’œil, il lorgna Slim qui s’était figé : une statue de pierre…

« Là, tu iras t’enfermer dans le bureau 472. Dans un sac que tu as planqué, tu prendras une carabine tchèque à répétition. Il y a aussi des chargeurs dans le sac. Quand Scott Baltimore arrivera sur le perron de l’hôtel, tu vas tirer sur lui. Et le louper. »

Dans le brouhaha du bar, la voix de Philly n’était qu’un murmure. Et même si on avait entendu ce qu’il disait, il n’était pas certain qu’on lui en aurait attribué la provenance, tant ses lèvres étaient serrées et semblaient rester immobiles.

« Seulement, papa, il y a un os. Il faut pas que tu le rates. Si par malheur tu visais mal, tu ne reverrais jamais ta femme ni tes gosses. La belle Annie et tes trois mouflets, c’est nous qu’on les garde ! Maintenant je vais te prouver que je ne bluffe pas. Ne bouge pas d’ici. Je vais aller au téléphone et faire un numéro. Quand tu me verras en ligne et que je parlerai, viens me rejoindre. Tu auras ta femme au bout du fil, elle t’expliquera. C’est tout. Tu m’as compris ?

— Hé ! une Guiness ! », dit Slim au barman.

Philly était soufflé : il ne lui avait même pas arraché une réaction. Il jeta deux pièces sur le comptoir et glissa à Scobb :

« Tiens-toi prêt ! »

Puis, il s’éloigna vers la cabine. Sa place fut immédiatement occupée par deux garçons qui bousculèrent Slim pour s’installer. Il ne les vit pas. Lentement, il tourna la tête et observa le type mettre des jetons dans l’appareil. Puis, la porte vitrée fut obturée par son dos et ses épaules. Tétanisé, Slim réfléchissait à toute allure… Si jamais c’était vrai ! Il les tuerait tous ! Il en ferait un carnage ! Mais qui ?… L’espace d’un éclair, ses yeux rencontrèrent ceux du type qui s’était retourné dans sa direction. Il comprit que le moment était venu. Nonchalamment, il se dirigea à son tour vers le téléphone. Quand l’autre l’aperçut, il laissa l’appareil décroché et sortit de la cabine.

En tremblant légèrement, Slim s’empara du récepteur…

« Allô ? »

Ses mains étaient si moites que l’ébonite lui glissait des doigts… Une voix d’homme…

« Reste en ligne, ne quitte pas. Dans un instant, je vais te passer quelqu’un que tu connais bien… En attendant, je te conseille de ne pas oublier ce qu’on vient de te dire : c’est lui ou ta famille… »

Pendant une seconde, il n’y eut plus rien, puis la voix d’Annie :

« Slim…

— Où tu es, nom de dieu ?… », gronda-t-il…

Elle répéta :

« Slim…

— Annie, c’est vrai ?…

— Oh ! Slim !… »

Et il entendit, avec la même netteté que si elle avait été près de lui, un sanglot sourd lui déchirer la gorge… Les pleurs s’éloignèrent. Voix de l’homme…

« Ça y est, tu es fixé ?… Écoute-moi bien. Si tout se passe comme on te l’a dit, dans deux heures elle sera de retour à la maison, et tes gosses aussi. Maintenant, à toi de choisir, tu es prévenu ! »

Slim se raidit pour prononcer ces trois mots qui ne voulaient pas lui sortir de la bouche :

« Qui me prouve…

— Rien ! Mais réfléchis, tu as pas le choix. Qu’est-ce que tu veux qu’on en foute, de ta famille ? Tu crois qu’on a envie d’ouvrir une garderie ? Dès que tu auras agi, on les relâche. Parole de… »

Au bout du fil, l’autre ne trouvait pas la conclusion de sa phrase : parole de quoi ?

« Et puis, merde, tu as qu’à me croire ! Après tout, ça dépend de toi ! »

On raccrocha. Slim ne se décidait pas à lâcher le récepteur, comme s’il y avait eu encore une chance qu’Annie pût lui parler. Il sortit de la cabine sans remettre l’appareil sur sa fourche, jeta un billet sur le bar, quitta la salle et se dirigea vers le Vieux Carré, les jambes flageolantes.


Tout le long du parcours, les murailles n’étaient qu’un immense panneau de propagande. Les rues de La Nouvelle-Orléans répétaient à l’infini les deux mêmes visages et les deux mêmes noms : Scott et Peggy Baltimore.

Il y avait trois sortes d’affiches. Celles où Scott était seul, en gros plan, souriant de toutes ses dents, qu’il avait très blanches. Légende : Pour que ça change… imprimé en haut du panneau, sur les cheveux de l’intéressé. En bas, au niveau de son nœud de cravate, Scott Baltimore. Sur les autres, en pied, cheveux au vent et robe claire, la silhouette de Peggy. En grosses lettres, Peggy, en plus petites, we want you, et en énormes, for président, de telle sorte que l’œil, dans une première vision, embrassait d’abord la formule Peggy… for président, ne percevant le we want you qu’au prix d’un regard plus attentif. Sur la dernière, Scott et Peggy, tendrement enlacés, les yeux fixés sur l’avenir, c’est-à-dire les passants. Slogan : Scott et Peggy Baltimore… Les plus jeunes présidents de l’histoire des États-Unis.

« Ça te plaît ? »

La voiture était découverte et glissait lentement entre deux haies humaines qui applaudissaient. Scott et Peggy, debout à l’arrière, faisaient des signes amicaux et chaleureux en réponse à l’ovation qui montait vers eux. À force de garder les lèvres largement ouvertes sur un sourire radieux, la jeune femme sentait des crampes douloureuses lui crisper les muscles zygomatiques. Sans cesser de sourire, elle dit à Scott :

« J’en ai marre de ce cirque… J’ai envie de me gratter au milieu du dos.

— Et moi de faire pipi. Tu vois, aucun des deux ne peut aider l’autre. Patience… »

Tout en parlant, Scott nouait ses deux mains au-dessus de sa tête en un geste vainqueur. Peggy avait beau se refuser à l’avouer, elle était snobée par cette ferveur populaire qui jaillissait vers son mari. Elle s’imaginait avoir vécu l’expérience de la foule lorsqu’elle avait gagné des concours hippiques, mais l’enthousiasme politique n’avait aucune mesure avec les bravos discrets des amateurs de jumping. Elle savait pourtant comment on fabrique un surhomme, elle avait parfois assisté avec ennui et résignation aux préparatifs de la campagne, protestant lorsqu’on lui affirmait qu’elle aurait un rôle à y jouer si elle désirait que Scott soit élu. À entendre Pust Belidjan, cerveau de l’organisation — Peggy ne pouvait pas le voir en peinture, elle le trouvait « commun » — il était même nécessaire que leurs deux enfants, Michael et Christopher, quatre et trois ans, participent à l’exhibitionnisme ambiant. Peggy s’y était farouchement opposée. Scott lui-même n’avait pas osé insister. Peggy le regarda du coin de l’œil : il était vraiment magnifique, image de la jeunesse triomphante, bronzé, sain, décidé, beau, sympathique. Avec amertume, elle pensa que pas un de ses amants ne lui arrivait à la cheville. Pourquoi n’était-il pas arrivé à concilier ses ambitions et l’amour qu’il avait éprouvé pour elle ? Elle fut soudain jalouse des marques de passion anonyme que Scott soulevait sur son passage. Elle comprit qu’elle tenait encore à lui parce que, de toute éternité, il était destiné à être le premier. Elle lui prit la main doucement et le regarda à l’instant précis où la limousine faisait son entrée dans le Vieux Carré. Un peu surpris — il avait dû la menacer pour qu’elle l’accompagne — il lui rendit son regard. Et son sourire. La voiture effectua un demi-tour pour venir se ranger devant le perron du Royal Orléans. Malgré les hurlements de joie des badauds, Scott et Peggy ne se quittaient pas des yeux, comprenant que tout était encore possible, s’expliquant, se pardonnant, se faisant des promesses, se jurant mille choses silencieuses avec ces mots idiots et nécessaires que l’on n’ose jamais prononcer et qui passent dans le regard, à défaut des lèvres. Une seconde et tout fut dit, qui avait été inexprimable.

C’est alors que la première balle fit exploser le pare-brise.


La Menelas commençait à avoir réellement peur. Et si Socrate ne venait pas la rechercher ? Elle était acagnardée sur le sable, y traçant du bout des doigts des dessins vagues. Quand elle avait vu l’hélicoptère disparaître, elle avait cru à un bluff passager, certaine qu’il allait faire demi-tour pour la reprendre. Mais le silence avait succédé au silence, l’inquiétude à la colère, la panique à l’inquiétude. Des pensées bizarres lui traversaient l’esprit, comme celles qu’on doit pouvoir éprouver lorsqu’on va mourir, des lambeaux de passé, des fragments de salles pleines qui l’applaudissaient, des visages d’hommes, celui de l’Américain farfelu qui lui avait fait découvrir la musique et le petit mur de pierres sèches à l’ombre duquel elle passait des heures, à Corfou, quand elle voulait s’isoler et se faire croire qu’elle était définitivement seule, unique survivante d’une humanité disparue. Mais en ce temps-là, quand elle avait réussi à se faire peur, il lui suffisait de franchir le mur pour apercevoir sa maison et faire s’évanouir le sortilège.

Sur cet îlot, il n’y avait ni mur, ni maison, ni personne. Elle était aussi seule qu’on peut l’être dans un cercueil. Pour se donner du courage, quand elle avait senti ses nerfs flancher, elle avait hurlé à pleins poumons. Unique résultat, les chèvres s’étaient éloignées sur leur rocher. Elle avait eu envie de les caresser et était partie à leur poursuite sans pouvoir les approcher à moins de cinquante mètres, s’écorchant les pieds dans la rocaille. À un moment, elle s’était appuyée sur un énorme cactus pelé et avait manqué défaillir. Collée au tronc, une autre branche verdâtre, rugueuse comme de l’écorcé, hérissée d’aspérités. Au bout de la branche, deux yeux à demi recouverts par une lourde paupière et prolongés par une langue mince et fourchue : un iguane. Alertée, elle avait évité de s’approcher des autres cactus dont chacun semblait servir de refuge à des familles entières d’iguanes dont certains mesuraient plus d’un mètre. Ils se confondaient si totalement avec le végétal qui les portait qu’il était impossible de les repérer à première vue. Frissonnante, elle était retournée sur la plage, cette plage qui lui avait paru déserte et qui se peuplait maintenant de crabes monstrueux et craintifs. L’eau si claire semblait elle aussi parcourue de frémissements qui témoignaient d’une vie sous-marine intense. Elle imagina les plus gros poissons dévorant les plus petits, loi éternelle et abominable de la nature. Alors, elle se mit à pleurer, sachant très bien qu’elle ne survivrait pas à une nuit d’épouvante passée dans ce faux paradis.

Un bruit très discret la tira de sa torpeur et fit bondir son cœur dans sa poitrine… Un ronflement de moteur, chaud et rassurant, qui s’amplifia bientôt. Elle scruta le ciel nerveusement jusqu’à ce que ses yeux embués de larmes aperçoivent un point noir qui se rapprochait et qu’elle ne quitta plus du regard sauf pour consulter sa montre : il y avait plus de quatre heures qu’elle vivait mille morts. Réaction à sa peur, elle fut envahie par une bouffée d’agressivité qui le disputait à son soulagement. Elle ne comprit pas tout de suite : curieusement, le point s’était divisé en deux parties qui se superposaient, se chevauchant l’une l’autre. À mesure que la vision se précisait, la Menelas en distinguait les deux fragments avec plus de précision. Celui du dessous était nettement plus petit. Elle y était… L’appareil charriait sous son ventre une énorme masse noire qui se balançait au bout d’un câble. Maintenant, elle distinguait dans la carlingue les deux silhouettes de Satrapoulos et de Jeff. Eux aussi devaient la voir. Malgré son angoisse rétrospective, elle poussa la coquetterie jusqu’à ne leur faire aucun signe malgré l’envie dévorante de hurler, d’applaudir, de battre des bras. Elle allait leur montrer qu’elle n’était pas une femmelette, qu’il lui était indifférent qu’on revienne la chercher plus tôt ou plus tard et qu’après tout elle était très bien où elle était et pouvait se passer d’eux. Elle feignit donc de jouer avec des coquillages, restant sagement assise dans une pose étudiée, exactement comme si cet hélicoptère ne tournait pas au-dessus de sa tête et… Bon Dieu ! Il s’éloignait ! Elle se dressa d’un bond et se mit à hurler. Dans un fracas, l’appareil survolait la plage sans ralentir. Huit cents mètres plus loin, il s’immobilisa à dix mètres d’altitude et entreprit de descendre centimètre par centimètre, lentement, jusqu’à ce que l’objet incongru qu’il portait sous ses flancs touche terre. Plus qu’elle ne le vit, elle devina qu’on larguait un filin. Elle commençait à courir comme une folle lorsque l’hélicoptère, libéré de son fardeau, se catapulta dans l’espace et reprit la direction du nord : ce n’était pas possible, « il » ne pouvait pas lui faire ça… Grinçant des dents, elle reprit sa course avec la sensation que ses muscles luttaient contre un milieu liquide… Arrivée à cinquante mètres du gigantesque colis, elle s’arrêta, interdite, brisée : le salaud avait parachuté son piano ! Elle éclata d’un rire nerveux qui se mêla à des larmes… La plus célèbre pianiste du monde perdue dans une île déserte des Caraïbes, seule avec son Beechstein ! Car c’est un Beechstein ! À ses pieds, un petit paquet contenant des lainages, du vin, des fruits et des conserves. Elle eut envie de vomir. Chancelante, elle s’appuya de la main sur le bois en acajou sombre de l’instrument. Par réflexe beaucoup plus que par logique, elle fit glisser le câble d’acier de la queue du piano, en souleva le couvercle et effleura les touches. Dans cette immensité, elles rendirent un son parfaitement inhabituel, presque grêle. Sur le sable, elle vit l’enveloppe. Elle la décacheta et lut :

Gœthe s’est isolé six mois sur une île pour comprendre Spinoza. La Menelas tiendra bien trois ou quatre jours sur la sienne pour approfondir les subtilités de Chopin. Bonne solitude. SOCRATE.

Tout en pleurant, la « panthère » entreprit distraitement d’éplucher une banane.


Slim était agenouillé dans le bureau, devant la fenêtre. Les bières qu’il avait bues inondaient sa chemise. La peur lui nouait l’estomac. À force de tenir son regard rivé sur cette marée de têtes, ses yeux lui jouaient des tours, refusant d’accommoder, faisant danser de brèves zébrures multicolores sur un fond devenu brusquement noir ou pourpre. La sueur n’arrangeait rien. Pour la dixième fois, il essuya la frange de gouttelettes moites que ne retenaient plus ses sourcils. Il se força à ne plus regarder à l’extérieur et fit pivoter ses globes oculaires à plusieurs reprises vers la gauche — classeur métallique, chaise en acier chromé, pendule murale — et vers la droite — bureau gris clair, une vieille machine à écrire, deux autres chaises et une affichette montrant une fille splendide, la bouche humide, contemplant d’un air gourmand et sensuel une bouteille de Coca-Cola.

Il posa sa carabine sur le sol recouvert de linoléum beige et fit de grands moulinets avec ses bras. Après quoi, il sautilla rapidement sur place jusqu’à ce que les fourmis disparaissent de ses jambes. Seize heures… Maintenant, c’était une question de secondes. Il s’agenouilla à nouveau devant son observatoire. Il avait en enfilade l’avenue où allait apparaître la voiture de Baltimore. Mentalement, il en avait reconnu le trajet, s’installant dans des positions diverses, étudiant tous les angles de tir, essayant de se concentrer sur ce qu’il avait à faire pour ne plus penser à cette idée obsédante, Annie et ses enfants aux mains de salopards qui allaient les descendre de toute façon, quoi qu’il fasse. À travers la lunette de son fusil, il avait isolé des visages dans cette masse mouvante formée de milliers de gens, espérant reconnaître la sale gueule du type qui l’avait abordé, et la faire sauter d’un coup de flingue entre les deux yeux.

En arrivant dans le bureau, il s’était senti paralysé, incapable de prendre une décision. Nul ne pouvait l’aider. Il était trop tard pour mettre la main sur Trendy et l’informer de ce qui venait d’arriver. Et même, qu’aurait-il pu faire ? Que lui aurait-il dit ? Il avait été payé pour accomplir un travail. On avait enlevé les siens pour qu’il agisse en sens contraire de ce qu’on lui avait demandé. Quoi qu’il décide, il était piégé. S’il tuait Baltimore, il aurait beau invoquer la maladresse ou n’importe quoi, il savait que Trendy ne pardonnerait pas : on lui ferait la peau. S’il le ratait, les autres massacreraient sa femme et ses gosses. Il ne savait plus…

Il y eut un brouhaha sur la place. Slim se raidit. Là-bas, arrivant à petite vitesse, le cortège formé de plusieurs motards précédant une colonne de voitures semblant guider vers lui une longue limousine noire décapotable dans laquelle il distinguait deux silhouettes dressées et saluant de la main. Il épaula sa carabine, la crosse bien nichée dans le creux de son épaule, la joue humide appuyée sur le métal chaud. Il régla sa visée et regarda alternativement dans la lunette les visages de Scott et de Peggy. Même à cette distance, il n’aurait manqué aucun d’eux s’il avait tiré. Maintenant, les motards pénétraient sur la place. Du bout de son fusil, Slim ne lâchait plus la voiture du futur président. Il la vit amorcer une courbe large pour venir se ranger devant le Royal Orléans. Déjà, le maire de la ville descendait les premières marches du perron pour se porter à la rencontre de ses hôtes. Trois mètres encore et la Cadillac allait s’arrêter. Alors, Slim s’aperçut que Baltimore et sa femme se regardaient intensément, comme s’ils avaient été seuls en cette seconde. Avec le rapprochement de la lunette, il les voyait d’aussi près que s’ils avaient été tout contre lui. Graves tous deux, se racontant des yeux une histoire muette, une histoire d’amour. Oui, c’était ça, ils se disaient une histoire d’amour, le mari et la femme, jeunes, riches, invulnérables, tout-puissants…

« Annie… Annie… » articula Slim d’une voix rauque.

Presque sans y penser, son doigt caressa un peu plus fort la détente, lui imprimant un mouvement latéral infime, un millimètre peut-être. Le coup partit, pulvérisant le pare-brise.

« Annie, Annie !… Salauds ! »

Slim écrasa la détente. En point de mire, il avait la tête de Scott dont l’expression, après le premier coup de feu, s’était instantanément muée en une stupéfaction incrédule. Le front de Baltimore s’étoila de rouge et Slim vit nettement le sang gicler de la terrifiante blessure. Puis, Baltimore s’affaissa lentement tandis que Peggy, la bouche ouverte pour un cri immense que Scobb n’entendit pas, se jetait sur son corps et l’étreignait, le regard rivé à sa tête fracassée. Slim se leva vivement, démonta son arme en un éclair et l’enfouit dans un sac de sports, une espèce de housse en plastique destinée à du matériel de golf. Il ouvrit la porte du bureau, marcha d’une allure normale dans le couloir où se précipitaient des employés dont nul ne lui accorda le moindre regard. Il enfila l’escalier de service, dépassa le rez-de-chaussée et s’enfonça jusqu’au deuxième sous-sol. Il avait parfaitement le plan des caves en mémoire. Trois portes à franchir et il se trouverait dans un immeuble donnant sur Bourbon Street. Trendy lui avait remis trois clefs pour les ouvrir. Elles cliquetaient dans la poche de son pantalon et, à leur seul relief, il pouvait identifier celle qui ouvrirait chacune des portes… Désormais, Annie et les enfants avaient peut-être une chance infime de s’en tirer. Quant à lui, à la vie et à la mort, il serait un homme traqué, condamné. Où qu’il soit, quoi qu’il fasse, où qu’il aille, il devrait se maintenir en état d’alerte, dormir d’un œil, manger sans plaisir, exister la trouille au ventre. Pourtant, il avait décidé de ne pas céder au chantage, il n’avait pas voulu tuer Scott Baltimore. Jusqu’à la dernière seconde. C’est en les voyant s’aimer que son doigt s’était crispé, devenant autonome, indépendant, agissant à sa place, ses nerfs prenant leur revanche sur sa volonté.

Au bout de l’immense couloir, il vit la première porte. Il se débarrassa du sac contenant la carabine en le jetant par-dessus le vantail d’une cave. Il pressa le pas tout en sortant de sa poche la clef numéro un. Il en introduisit l’extrémité dans le pêne : ce n’était pas la bonne… Il essaya la seconde : elle n’entra pas non plus. D’un revers du bras, il essuya la sueur qui l’aveuglait et tenta d’enfoncer la troisième dans la serrure : rien à faire !… Aucune des clefs ne correspondait… On s’était foutu de sa gueule, il était coincé comme un rat ! Il fit demi-tour et se mit à courir comme un fou dans ce couloir de cauchemar, s’attendant à chaque instant à se trouver nez à nez avec un tueur chargé de le descendre. Si Trendy l’empêchait de prendre la fuite, ce n’était certainement pas pour lui laisser la vie. Il se maudit de l’avoir cru et d’avoir obéi à ses ordres : pourquoi s’était-il débarrassé aussi vite de son arme ? Il accéléra encore. Sa seule chance était d’arriver à son point de départ avant que les autres se soient organisés. S’ils l’attendaient là-haut, il lui était encore possible de leur échapper à la faveur de la confusion et de la panique. Il déboucha au pied de l’escalier, grimpa les marches quatre à quatre et se retrouva au rez-de-chaussée encombré par une foule de gens qui vociféraient.

« Hé là !… Où allez-vous ? »

Un cordon de flics barrait la porte d’entrée. Stupidement, Slim fit volte-face pour regagner l’escalier qu’il venait de quitter — et dont il savait pourtant qu’il se terminait en cul-de-sac. Plusieurs types en civil lui barrèrent le passage. L’un d’eux lui accrocha le bras. Désespérément, Slim essaya de se dégager. Deux autres lui tombèrent dessus…

« C’est lui ! »

Une grappe de flics se rua sur lui. Entravé, les bras tordus dans le dos, il fit quelques pas, le corps penché en avant à quarante-cinq degrés, poussé, tiré, il ne savait plus, affolé, en état second, sa chemise déchirée, soûlé de coups. Puis il se raidit sous l’effet d’un épouvantable électrochoc : parmi les visages tourbillonnants dans une valse folle, il aperçut celui de Trendy qui semblait pousser un homme en avant. Les yeux de Slim se portèrent sur le bras droit de l’homme, sur sa main : elle était vide. La mort partit de la main gauche. Trois balles groupées dont l’impact se situa en dessous de l’estomac.

« Salaud !… Salaud ! Il a assassiné le futur président ! »

Tous les visages haineux basculèrent soudain dans un soleil d’un blanc absolu. Pour son ultime seconde de conscience, Slim Scobb vit le type qui l’avait tué jouer des coudes, se frayer un passage dans la foule et disparaître.


Quand Jeff reprit de l’altitude après avoir déposé le piano, le Grec eut une espèce de remords : la leçon n’était-elle pas trop dure pour la Menelas ? Il la voyait courir, silhouette fragile, pâle et minuscule sur cette langue de sable noir où il avait décidé de la laisser croupir huit jours avant de revenir la prendre. Il faillit dire au pilote de rebrousser chemin et arrêter là la plaisanterie. Mais Jeff eut un mot malheureux :

« Patron… »

Il regardait S.S. d’un air de reproche, suppliant presque.

« Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? aboya le Grec.

— Ne croyez-vous pas que… »

Du coup, Socrate se durcit, bien décidé à jouer son personnage d’offensé jusqu’au bout.

« De quoi te mêles-tu ? Pilote, c’est tout ! »

Jeff hocha douloureusement la tête, très chien battu qui n’en peut mais le Grec se renfrogna et se força à ne plus penser à ce qu’il venait de faire. Et si elle était malade ? Et si elle se suicidait ? C’était un risque à courir. Il fallait lui montrer qui était le maître ! Elle l’avait humilié deux fois devant des membres de son personnel, deux fois de trop !

« Patron ! »

Exaspéré, S.S. se jura incontinent de vider ce crétin qui se croyait obligé de faire du zèle. Pourtant, quelque chose à son ton lui dit que Jeff venait d’apprendre une nouvelle grave. Il avait les écouteurs radio sur les oreilles. Il s’en débarrassa et les tendit au Grec. À travers le bruit du moteur, il entendit une voix nasillarde et bouleversée rapporter un événement incroyable : on venait d’assassiner Scott Baltimore ! Le speaker précisait d’une voix hachée comment s’était déroulé le meurtre. Le Grec arracha les écouteurs :

« D’où tu captes ça ?

— Miami.

— Retourne !

— Au bateau ?

— À l’île ! »

Jeff effectua un long virage glissé et mit cap au sud. Dix minutes plus tard, ils étaient à nouveau au-dessus de l’île. Le Grec aperçut la Menelas, minuscule, comme écrasée par la masse du piano. Elle faisait des gestes immenses vers le ciel. Paradoxalement, il fut submergé par une vague de tendresse. Quand l’appareil se posa à cinquante mètres d’elle, elle se précipita pour y grimper. Socrate lui tendit la main. Elle n’eut pas un regard pour le Beechstein qu’on laissait sur place. Il vit, qu’elle avait pleuré, qu’elle se retenait encore pour ne pas le faire. Malgré la chaleur, elle semblait avoir froid et se pelotonnait sur son siège avec les gestes rabougris et craintifs qu’ont les rescapés des catastrophes. Elle ne prononça pas un mot, lui non plus. À un moment, sans le regarder, elle lui prit la main et la serra. Il lui rendit sa pression et articula doucement :

« On vient d’assassiner Scott Baltimore. »

Ce fut tout. En arrivant sur le yacht, le Grec rédigea immédiatement un câble adressé à Peggy Baltimore :

Bouleversé par l’affreuse nouvelle. Pense à vous de toutes mes forces et avec tout mon cœur. En tout et pour tout, me tiens très humblement à votre totale disposition. Socrate.

Deux heures plus tard, alors qu’il réfléchissait, il eut le choc de sa vie : Kirillis lui apportait une réponse à son message ! Elle était signée « Peggy » et il dut la relire à trois reprises en tremblant un peu :

Merci. Me sens horriblement perdue et seule. Vous verrai aux obsèques.

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