« Maintenant, regardez-moi bien dans les yeux… Votre regard devient lourd… lourd… Vos jambes pèsent une tonne… Vos bras sont lourds… lourds… extrêmement lourds… Tout votre corps se fait lourd, devient lourd… lourd… Vous avez envie de fermer les yeux parce qu’ils sont lourds… Trop lourds pour vos paupières… Mais résistez… Ne les fermez pas encore… Essayez de les garder ouverts… Pourtant, vos paupières sont lourdes comme du plomb… Vous avez du plomb sur les paupières… Vous allez dormir… dormir… Ça y est… Vos paupières lourdes comme du plomb se ferment… Il vous est impossible de ne pas dormir… Impossible… Vos yeux sont fermés… Vos paupières sont rivés l’une à l’autre… Ne bougez plus ! Vous ne pourrez pas les décoller avant que je vous en donne l’ordre !… Maintenant, vous allez vous lever et vous asseoir sur cette chaise…
— Je dois toujours garder les yeux fermés ? »
Le médecin eut un soupir d’exaspération :
« Écoutez… Vous ne m’aidez pas beaucoup ! »
Tout l’agaçait dans cet étrange client. Son anonymat d’abord, qui allait à l’encontre des règles de la profession exigeant que chaque patient décline son nom et donne son adresse. Seulement, ce type était-il un patient ? Dix jours plus tôt, le docteur Schwobb avait reçu un appel d’un confrère éminent, le professeur Herbert, l’un des rares cardiologues new-yorkais à avoir sa clinique privée en étage dans la 5e Avenue :
« Un de mes amis voudrait s’initier aux secrets de l’hypnose. Pourriez-vous l’éclairer ? »
Schwobb, perplexe, s’apprêtait à répondre qu’il n’enseignait pas quand l’autre avait ajouté :
« Bien entendu, je sais combien votre temps est précieux. Mon ami l’évalue à cinq cents dollars la séance. Si cela vous paraît trop peu, n’hésitez pas à le lui dire : il est prêt à payer n’importe quoi pour bénéficier de vos conseils. »
Ahuri par l’importance de la somme, Schwobb avait balbutié :
« Mais… Professeur… Votre ami est-il médecin ?… »
Herbert avait gloussé de joie :
« Cher ami, s’il l’était, pensez-vous qu’il aurait les moyens de vous verser de tels honoraires ? »
Ils étaient convenus d’un rendez-vous pour le mystérieux « ami » et, depuis ce jour, le petit homme en alpaga noir, tiré à quatre épingles, arrivait ponctuellement dans le cabinet du docteur à dix heures du matin. Dès la première séance, Schwobb avait tenu à mettre les choses au point :
« L’hypnose est une thérapeutique et, comme telle, elle est dangereuse. Avant de commencer quoi que ce soit, je voudrais savoir à quel usage vous destinez les connaissances que vous désirez acquérir. »
Très simplement, l’autre avait répondu :
« C’est pour une femme.
— Vous voulez enseigner l’hypnose à une femme ?
— Pas du tout. Je voudrais séduire une femme grâce à l’hypnose. »
Schwobb avait senti les bras lui en tomber :
« Mais monsieur !… »
Il aurait voulu lui dire qu’il n’était pas un spécialiste du courrier du cœur, mais un médecin pratiquant : M. Smith — tel était en tout cas le nom que Herbert lui avait fourni — ne lui en avait pas laissé le temps :
« Peut-être n’êtes-vous pas d’accord sur le montant de vos honoraires ? Voyons… Le professeur Herbert m’a bien parlé de mille dollars la séance ? »
Vaincu par cet irrésistible argument, Schwobb avait rétorqué :
« Très bien, commençons tout de suite. »
Après tout, l’argent ne courait pas les rues, et, en dehors des chirurgiens esthétiques et des cardiologues mondains, qui pouvait se vanter de pratiquer à de tels tarifs ? Maintenant, il regrettait presque d’avoir accepté ce pactole. Pour que son client assimile parfaitement l’essence même de l’hypnose, Schwobb, à plusieurs reprises, avait tenté de l’endormir : rien à faire ! Une force inadmissible émanant de sa personne avait vite prouvé au praticien que son client était rebelle à toute forme de persuasion : à aucun moment, il n’avait pu provoquer le plus petit début de transe. Une seconde personnalité semblait veiller en lui, suppléant à le première malgré son évidente bonne volonté de se prêter à l’expérience. L’idée avait même effleuré Schwobb que ce type était un spécialiste, que son collègue Herbert avait voulu le mystifier, lui faire une mauvaise blague. Pourtant, des blagues à ce prix-là… À la fin de chaque séance, l’élève tendait à son maître, discrètement plié dans la paume de sa main, un billet de mille dollars. Ce billet, aujourd’hui, Schwobb ne pouvait plus l’accepter. Après huit tentatives vaines, il décida d’avouer franchement son échec :
« Écoutez… Il faut que je vous dise… Je renonce. »
Smith leva sur lui des yeux étonnés :
« Pourquoi ?
— Je n’ai aucun pouvoir sur vous.
— Mais docteur… vous inversez les rôles. Je ne suis pas là pour que vous m’endormiez, mais pour que vous m’appreniez à endormir les autres. Enfin… l’autre… De combien de leçons ai-je encore besoin pour arriver à ce résultat ? »
Schwobb eut un geste d’impuissance :
« Entre nous, monsieur… Smith… Pensez-vous que vous ayez réellement besoin des secours de l’hypnose pour séduire qui que ce soit ?
— Si cela n’était pas, docteur, que ferais-je ici ? »
Schwobb se racla la gorge :
« Vous avez pourtant une remarquable force intérieure.
— En certaines occasions, disons… professionnelles, c’est possible. Mais dans ma vie privée… »
Le toubib eut un imperceptible sourire : son patient n’avait pas l’air d’avoir compris que la richesse de la vie privée était complètement assujettie à la fortune. Comment pouvait-on paraître si puissant et perdre son temps à de tels enfantillages ? D’une voix douce :
« Si je comprends bien, vous voulez obliger, grâce à l’hypnose, une femme à vous aimer ?
— Ne rêvons pas ! Ce que j’attends de vous, c’est que vous me donniez quelque chose dans le regard qui l’oblige à me voir, qui la force à poser les yeux sur moi. C’est tout ce que je demande. Le reste, j’en fais mon affaire. »
Schwobb s’abîma dans un silence. Ce désarroi avoué le regonflait, lui rendait vis-à-vis de son bizarre élève une partie de l’assurance qu’il avait perdue à son contact. D’un ton plus ferme, il lança :
« Parfait ! Eh bien, nous allons parer au plus pressé ! Je vais vous donner quelques trucs pratiques qui vous rendront maître de la situation… »
L’autre leva un doigt interrogateur. Coupé dans son envolée, Schwobb fut obligé de s’interrompre :
« Oui ?… Je vous écoute… dit-il avec agacement.
— N’oubliez pas que si elle ne me voit pas…
— Je sais… Je sais ! Enfin, vous n’avez pas six ans ! Il y a tellement de choses à faire pour capter l’attention !
— La sienne est déjà très sollicitée.
— Allons ! Vous savez très bien que vous n’avez jamais rien essayé. Ne me dites pas que si vous lui passez devant avec un régime de bananes sur la tête, elle ne vous verra pas ! »
Schwobb gloussa tout seul de sa plaisanterie : l’autre resta de marbre.
« Écoutez cher ami, je suis certain que vous n’aurez pas à vous donner autant de peine. Ça ira tout seul ! Il n’y a pas que les yeux qui comptent, il y a la voix, l’intonation, les gestes ! Franchement, entre hommes, qu’attendez-vous d’elle ? Souhaitez-vous l’épouser ? »
Le Grec eut un ricanement désabusé :
« Non. Personne ne l’épousera jamais…
— Vous voulez peut-être en faire votre maîtresse ?
— Même pas. Je n’en demande pas tant… Une amie, rien qu’une amie. »
Schwobb eut une moue discrètement peinée :
« Je ne voudrais pas être indiscret, mais… Avez-vous des problèmes d’ordre sexuel ? »
Satrapoulos éclata de rire sans retenue :
« Non, docteur, non !… Excusez-moi… Je ne crois pas que vous puissiez comprendre… »
Pourquoi lui aurait-il expliqué qu’il avait un désir dévorant de conquérir la femme la plus célèbre des États-Unis ? Et comment lui faire avaler que la personne en question le figeait, comme si l’idée même de faire l’amour avec elle eût été incestueuse ? Oui, c’était exactement ça ! Il n’imaginait pas sans gêne que l’idole pût descendre de son piédestal pour s’allonger dans un lit à ses côtés. Quand cette image l’effleurait, il avait beau la repousser de toutes ses forces, elle le plongeait néanmoins dans un intense sentiment de culpabilité. Un peu comme si on lui avait proposé de coucher avec sa propre mère.
Mais pourquoi, merde ! Pourquoi ?
Il avait bien changé, Fast. Lena ne tenait pas trop à approfondir en quoi, car cette métamorphose lui était plutôt déplaisante. Le hippie farouche qu’elle avait connu cinq ans plus tôt était toujours aussi inquiétant, et superbe que jadis. Seulement, ses préoccupations n’étaient plus les mêmes. Maintenant, il avait des soucis d’argent. Non qu’il en fût privé, ce qu’il avait supporté avec décontraction dans le passé, mais parce qu’il s’était soudain découvert une rage de posséder qui le jetait dans de folles dépenses. Grâce à Lena, qui l’avait couvé, fait connaître et imposé, les toiles de Fast figuraient dans plusieurs musées et étaient la fierté des collectionneurs d’avant-garde. En fait, le mot « toile » n’était pas exact. Fast avait fait exploser la peinture. Il avait dynamité graphisme et couleurs, ces deux mamelles flasques, en leur conférant cette fameuse troisième dimension que les pauvres besogneux du passé, Piero Della Francesca, par exemple, n’avaient réussi à introduire dans leurs œuvres que par cette ruse misérable, la perspective. Fast, lui, avait réellement apporté à l’art de tous les temps l’élément qui lui manquait pour qu’il prenne vie : la profondeur. Il n’était pas question d’accrocher ses trouvailles sur des murs mais de leur faire occuper un espace et un volume dans un lieu privilégié. À New York, sa première exposition avait fait se pâmer tous les esthètes. Dans une salle vaguement éclairée par une lumière bleutée, il avait placé un vieux lit métallique au sommier crevé, récupéré dans une décharge publique d’Istanbul. Sur le lit, un drap froissé et souillé de taches suspectes. Au centre de ces taches, un jet de sang séché et brunâtre… mais pas n’importe lequel. Le catalogue précisait dans une description dithyrambique : Ce sang a une histoire douloureuse : c’est celui des menstrues d’une jeune femme liée à la vie de l’artiste, mais dont, par un souci de pudeur bien compréhensible, il se refuse à livrer le nom. L’ensemble, lit souillé et sang de menstrues, était intitulé : Fin de partie. La critique, soufflée, n’avait pu qu’admirer. L’un de ses plus célèbres représentants, par crainte d’être pris de vitesse, avait même écrit : Fast, cet inconnu qui va plus loin que Rembrandt.
Sur cette lancée superbe, Fast avait enchaîné œuvre sur œuvre, emportant les ultimes réticences par une dernière composition époustouflante : dans un verre de Murano en forme de bec, des centaines de rognures d’ongles. Titre : Les femmes que j’ai aimées, et, en sous-titre, Unguibus et rostro. Rapidement, Lena avait été dépassée par le succès de son amant et protégé. Il condescendait parfois à la rencontrer à New York, où il avait transformé en atelier un immense hangar des docks, acheté à prix d’or — par Lena — à une compagnie maritime. Quand elle était en Europe, elle le mitraillait de coups de téléphone, l’implorant de venir la rejoindre, lui envoyant des billets d’avion pour Paris où l’appartement de la rue de la Faisanderie, qu’elle avait conservé après sa rupture avec Marc, était jonché d’œuvres mineures qu’elle avait arrachées à son génie à coups de millions — Fast prétendait que, pour aimer une création, il faut la payer très cher.
Effectivement, Lena avait payé très cher tout ce qui lui venait de lui. Son coup de foudre pour le jeune homme avait été sanctionné par deux divorces, dont l’un au moins, par sa rapidité, faisait figure de classique dans les annales de la séparation. Après avoir quitté Mortimer et renoncé à son titre de duchesse de Sunderland, Lena s’était retrouvée dans les bras de son propre beau-frère. Sans transition. Désemparée, elle avait accepté son invitation de se rendre à Portofino à bord du Vagrant. Le lendemain même de son arrivée, Barbe-Bleue l’y rejoignait, la retrouvait dans sa chambre et la possédait comme une brute qui a déjà attendu trop longtemps. Cueillie à froid — si l’on peut dire — Lena n’avait envie de rien sinon de se laisser ballotter par les événements. Autant pour agacer sa sœur que défier S.S. ou montrer à Mortimer qu’il serait remplacé très vite, elle accepta la proposition d’Herman qui maintenait son offre : l’épouser. Kallenberg avait fait hâter les procédures par lesquelles il allait mettre Irène au rancart et devenir le mari de Lena. L’opération présentait pour lui un double avantage : il échangeait une femme usée pour une épouse neuve sans pour autant changer de belle-mère — ce qui arrangeait bien ses affaires à de nombreux égards. En outre, sa vanité était satisfaite : il chaussait les pantoufles de son ennemi héréditaire, le Grec.
Il avait tenu, par esprit sadique, à ce que les noces aient lieu dans la propriété qu’il avait refusé d’acheter à Irène qui n’en avait connu de près que la fosse à purin.
Le jour du mariage était arrivé. Devant le perron du château, un échantillonnage varié des plus luxueuses voitures du monde. Une centaine d’invités, amis « intimes », participant à une cérémonie à laquelle Kallenberg avait voulu conférer un caractère bon enfant et campagnard. Au cours du déjeuner, Barbe-Bleue se penchait fréquemment sur sa nouvelle épouse et l’embrassait avec des airs de propriétaire parvenu, afin que nul n’en ignore. À un moment, il glissa sur ses genoux un écrin de cuir noir. Elle l’ouvrit. Il contenait une extraordinaire parure de diamants, celle-là même que Louis XV avait offerte à Marie Leczinska pour la remercier de lui avoir donné un dixième enfant.
« Elle te plaît ? demanda Herman.
— Mettez-la autour du cou !… » crièrent quelques invitées.
Lena la passa. Il y eut des murmures admiratifs dans la grande salle et Kallenberg comprit qu’il en avait eu pour son argent. Puis, en dix secondes, prit place l’événement qui allait transformer cette atmosphère de liesse raffinée et plutôt discrète en une stupéfiante explosion. En cet instant précis, Barbe-Bleue allait vider son verre et s’apercevait que celui de Lena était vide. Il fit un signe à un valet qui s’avança, un flacon de vieux bordeaux à la main. Pendant qu’on la servait, Lena, par hasard leva les yeux et subit le choc de sa vie : en face d’elle, de l’autre côté de la table, beau comme un prince et vêtu d’une livrée de domestique, Fast ! Sûr de lui, un sourire vaguement ironique sur les lèvres, il accrocha son regard. Fascinée, les yeux rivés, à ces extraordinaires yeux bleus, Lena pensa qu’elle allait vomir, ou s’évanouir. Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine comme un moteur de grosse cylindrée dans la carcasse trop frêle d’un tacot. En une seconde, des pensées folles l’habitèrent : qu’est-ce qu’elle faisait là ? Ah ! oui, elle se mariait !… Avec qui ? Elle ne savait plus… Pourquoi ?… Elle l’ignorait… Et lui, lui qu’elle aimait, comment était-il là ? Des décharges électriques lui partirent des orteils pour prendre son corps à l’abordage. Fast !… Fast !… L’envie brutale qu’elle avait de lui était si forte que, paradoxalement, elle en était désincarnée, absente à tout et à tous, ailleurs, à des milliers d’années de lumière, emportée par ce courant magnétique qui la rattachait à ce regard aussi solidement qu’un câble d’acier.
« Comme votre robe est belle !… » s’extasia son voisin de gauche. Sa robe ? quelle robe ? Elle se sentait toute nue, transparente au regard de Fast, et désireuse de l’être. Elle le vit lui faire un signe, imperceptible pour tout autre qu’elle. Après quoi, il dit deux mots à un maître d’hôtel qui haussa les épaules d’un air agacé et contrarié. Puis, sans se retourner, il quitta la pièce.
« … à Capri, Acapulco, Hong-Kong, sans compter que…
— Hein ?… Quoi ?
— Je te demande à quel endroit tu souhaites que nous fassions notre prochain voyage. À quoi penses-tu ? »
Herman la dévisageait d’un air inquisiteur… Sans mentir, elle répondit :
« Je crois que je vais être heureuse… Veux-tu m’excuser un instant ? »
Elle quitta sa chaise et se dirigea vers la sortie, distribuant machinalement des sourires qui ne s’adressaient à personne. Des larbins s’écartèrent sur son passage. Arrivée sur le perron, elle jeta un regard circulaire. Sur la gauche, à une trentaine de mètres, elle aperçut Fast qui semblait l’attendre. Quand il la vit, il tourna le coin du bâtiment et disparut derrière les communs. Le ciel était gris et bas, personne en vue. Elle le suivit. Parvenue à l’endroit où se trouvait Fast quelques secondes plus tôt, elle se repéra et chercha en vain où il pouvait être. Elle entendit une porte grincer et devina sa silhouette plutôt qu’elle ne la vit, dans l’encadrement d’une petite écurie où l’on parquait des juments et leurs jeunes poulains. Elle souleva le bas de sa robe et s’avança. Elle atteignit la porte et la poussa timidement…
« Fast… Fast ?… »
Il y eut le bruit des chevaux qui reniflaient en frottant leurs sabots contre le sol. Il faisait trop sombre pour qu’elle pût s’orienter. Tout au plus distinguait-elle vaguement de nombreuses stalles… Elle répéta, sur un ton plus pressant :
« Fast… »
Et faillit hurler. Deux bras s’étaient enroulés autour de son corps, par-derrière, et les mains de Fast lui étreignaient les seins sans équivoque. Elle voulut protester et, mollement, feignit de se débattre.
« Fast !… Fast ! »
L’une des mains quitta son sein, remonta jusqu’à son visage et se posa contre sa bouche.
« Chut !
— Mmmm…
— Chut ! »
Elle aurait voulu lui parler, lui demander par quel miracle il se trouvait au déjeuner de ses noces, pourquoi il ne lui avait jamais fait signe depuis la scène mémorable où elle l’avait découvert pratiquement étouffé sous le corps de Mortimer… Elle aurait voulu lui dire qu’elle avait pensé à lui, qu’elle avait prié pour le revoir et que, chaque fois que Kallenberg l’avait prise, c’était à lui qu’elle avait pensé en manquant crier son nom. Mais Fast ne relâchait pas sa pression. Elle fit un mouvement pour se retourner. Brusquement, leurs deux visages furent en contact. Lentement, il fit glisser ses doigts de la bouche de Lena, mais chaque millimètre de peau libéré se trouvait investi à nouveau par ses lèvres à lui, chaudes, douces et dures comme elle avait rêvé tant de fois qu’elles pouvaient être. Quand leurs deux bouches furent rivées l’une à l’autre, quand il fut certain qu’elle ne pourrait plus crier, qu’elle ne le voulait pas, il lui retroussa sa robe et palpa ses cuisses nues, remontant plus haut, là où la peau est aussi tiède et souple que sous l’aile d’une tourterelle. Elle eut une dernière velléité de révolte et se laissa aller en gémissant doucement, haletante, bouleversée, à deux doigts de la mort. Toujours debout, ils roulèrent sur eux-mêmes contre la paroi de la stalle jusqu’à ce que le dos de Lena fût calé par les flancs d’une jument qui s’ébroua. Quand Fast entra en elle, Lena s’arc-bouta contre le pelage chaud et vivant de la bête. Toujours sans un mot, Fast la pénétrait avec lenteur et puissance. Elle cambrait ses reins contre lui, tentant d’accélérer ce mouvement délicieux qui lui arrachait des râles. Mais Fast, imperturbable, ne changeait pas de rythme, prolongeant cette agonie de plaisir dont la violence devenait insupportable dans les effluves forts de l’odeur animale. Quand tous deux eurent dépassé la limite au-delà de laquelle plus rien n’est conscient, Lena se sentit soulevée du sol et transpercée à trois reprises par trois coups de poignard qui lui arrachèrent une longue plainte rauque de bonheur auquel se joignit le cri de victoire de Fast. Puis, il advint quelque chose d’abominable, de monstrueux. L’écurie s’illumina brutalement. Par les deux vantaux de la porte ouverte, la lumière du jour pénétra à flots. Avec un grognement, Kallenberg se rua sur Fast et Lena, toujours l’un dans l’autre…
« Je savais bien que ce salaud de Grec n’avait pu épouser qu’une putain ! »
Au passage, il décrocha un fouet de cocher dont la lanière s’éleva dans l’air et s’abattit en sifflant sur le dos de Fast. La jument, affolée, fit un écart. Fast en profita pour se dégager, trop occupé à lever les bras pour se protéger, ne pouvant même pas retenir Lena qui chutait dans la paille les jambes en l’air.
« Salope !… » hurla Barbe-Bleue. Il commit l’erreur de vouloir la frapper. À la vitesse de l’éclair, Fast étendit la jambe. Kallenberg bascula en avant. Avant même qu’il eût touché, le sol, Fast lui assenait derrière la nuque un coup du tranchant de la main. Le colosse grogna, s’étala de tout son long entre les jambes de la jument et tituba, à quatre pattes, incapable de se relever.
« Viens ! » dit Fast. Il prit Lena par la main et l’entraîna. À toute allure, ils traversèrent la cour des communs dallée de briques rouges. Un instant plus tard, ils étaient installés dans une petite voiture dont Fast fit ronfler le moteur. Il démarra en bolide. À des kilomètres de là, sur une route déserte, ils s’étaient arrêtés. Fast l’avait regardée longuement. Elle était pleine de brins de paille qui prenaient des allures de parure sophistiquée dans la soie de ses cheveux blonds. Il avait laissé tomber :
« Et maintenant ? »
Sans comprendre pourquoi, ils avaient éclaté de rire simultanément.
« Et tes invités ?… ajouta Fast dans un hoquet… Tu parles d’un happening ! »
Plus tard, Lena avait appris que Kallenberg s’était excusé auprès de ses hôtes de l’absence de sa femme prétextant qu’un malaise subit, etc. enfin, les formules d’usage. Le désarroi de l’armateur n’avait été que momentané. Dès qu’elle revint chez elle pour y prendre son courrier, le premier télégramme que Lena décacheta était ainsi rédigé : Reste où tu es mais renvoie la parure. Herman. Les avocats avaient fait le reste. Le divorce avait été prononcé six mois plus tard, temps minimum de la procédure. En tout et pour tout, Lena et Kallenberg avaient été mariés officiellement pendant deux heures. Entre-temps, elle s’était démenée pour que le talent de Fast soit reconnu à sa juste valeur. Elle ne comprenait pas grand-chose à ses œuvres, mais sentir qu’elles la dépassaient lui amenait une plénitude intellectuelle qui suffisait à son bonheur. Elle pensait que Fast, une fois arrivé, l’épouserait en bonne et due forme. Elle pensait… Mais Fast, apparemment, ne pensait pas la même chose. Il trouvait toujours un prétexte pour s’éloigner d’elle. Elle avait dû se résigner à ne voir en lui qu’un amant de passage. Comme l’avait été Marc Costa. Pourquoi fallait-il qu’elle se retrouve dans la même misérable situation ? Elle faillit le lui demander. Il était étendu auprès d’elle dans le fantastique lit de l’appartement parisien, rue de la Faisanderie. Elle le vit regarder sa montre.
« Tu t’ennuies ?
— Non, mais il faut que je parte.
— Tu n’aimerais pas qu’on s’en aille quelques jours en été, du côté de l’Afrique ou de la Jamaïque ? Rien que toi et moi ! J’organise tout ! Tu veux ?
— Et mon exposition de Genève, c’est toi qui vas la préparer ?
— Tu pourras travailler là-bas…
— C’est ça, je vais louer un Boeing pour transporter mes matériaux et des vieilles ferrailles à Tombouctou !
— Fast… Ça fait si longtemps que nous ne sommes vraiment pas partis ensemble.
— Peut-être qu’on est déjà arrivés. »
C’était toujours comme ça : dès qu’elle tentait de le pousser dans ses retranchements, il avait un mot cruel à la bouche.
« Quel âge as-tu ?
— Attends que je réfléchisse… »
Avec désinvolture, Achille feignit de compter sur ses doigts :
« Nous sommes en 68… Je suis né en… 50 ?… C’est bien ça ? Eh bien, tu vois, ça me fait dix-huit ans ?… Mince, comme le temps passe ! »
Il toisa son père d’un air arrogant. Comme d’habitude, le Grec hésitait entre la colère, le découragement ou la résignation. Il avait conquis le plus fantastique empire financier du monde, fait plier le genou à des chefs d’État mais restait totalement désarmé, malgré ses colères forcées, devant son unique héritier mâle : il l’aimait trop. Achille en abusait avec génie. Malgré les présents dont il était comblé et les avantages qu’il retirait de sa situation de fils de milliardaire, il sentait obscurément que son père restait son débiteur. Parfois, il lui arrivait de le braver par plaisir, pour assouvir inconsciemment une sourde rancune. En fait, pas plus que sa sœur, Achille ne lui avait pardonné son divorce. Pourtant, Lena avait eu l’élégance de ne jamais monter ses enfants contre leur père. Ce qui n’empêchait pas les jumeaux de rêver. Il leur arrivait de comploter sur la meilleure façon d’obliger leurs parents à s’unir de nouveau. Maria demandait au Grec avec innocence :
« Papa, quand vas-tu te décider à épouser maman ? »
Et Achille ne ratait jamais l’occasion d’être blessant :
« Dis donc, la grande rousse hier soir, celle qui te roulait des yeux de merlan… Quel boudin ! »
Les enfants transigent avec tout sauf avec la fidélité réciproque de leurs parents. Quand Socrate et Lena s’étaient séparés, Maria avait fait une fugue : on l’avait retrouvée transie dans la cale d’un bateau après une nuit entière de recherches angoissées. La révolte d’Achille s’était traduite d’une façon plus agressive et dangereuse : à onze ans, précoce en tout malgré sa petite taille, il avait réussi à faire démarrer la Maserati paternelle et à pousser une pointe à cent quatre-vingts avant de freiner et de caler le moteur. Épouvanté, son père lui avait demandé des explications, essayant de lui faire comprendre qu’il avait risqué la mort. Sans se démonter, Achille avait répondu :
« Qu’est-ce que ça peut faire ? Ça intéresse qui, que je meure ? »
Un psychiatre consulté avait prétendu que cette conduite était normale :
« Ce gosse est perturbé par le divorce de ses parents. Il ne sait plus où il en est, ni lequel des deux il doit aimer, ni s’il est aimé lui-même. Par son acte, il a voulu ramener à lui l’amour parental qu’il croyait perdu. »
Beau discours. Le Grec en avait conclu qu’Achille ne devait plus s’approcher des garages qui, désormais, avaient été fermés et gardés. Puis, la Menelas était entrée dans la vie de l’armateur. Avec un ensemble parfait, Achille et Maria avaient conjugué leur haine latente sur sa seule personne, lui jouant des tours pendables : un serpent dans le piano, un lézard dans le lit, les touches du Beechstein barbouillées de glu, une robe du soir lacérée et même, un jour, une claque entière payée par Achille pour chahuter l’un de ses récitals. Diplomate, la Menelas n’avait jamais cherché à envenimer les choses, prodiguant des gentillesses aux petits monstres, essayant sincèrement de s’en faire des amis. En vain. Navré, le Grec comptait les points et réparait la casse. Seulement, il y a des limites. Et Achille, cette fois, venait de les franchir. La veille, sous le prétexte d’un jeu innocent, il avait à moitié noyé la Menelas dans la piscine.
Elle en avait subi un tel choc nerveux qu’elle avait dû s’aliter avec la fièvre, gardant toutefois assez de contrôle pour ne rien révéler à Socrate que des employés avaient prévenu. À la fois ravi et apeuré, Achille ne cillait pas sous le regard de son père, attendant la sentence dont il se moquait éperdument : il en avait vu d’autres !
« Pourquoi tu me demandes mon âge, papa ?
— Pour une simple raison. À partir d’un certain âge, on ne relève plus du tribunal d’enfants, mais des assises.
— Oh ! tu exagères ! Les assises !… Parce que j’ai fait boire une petite tasse à cette…
— Méfie-toi, Achille ! Fais attention à ce que tu dis ! Je suis encore de taille à te briser ! Je ne tolérerai pas que tu te conduises en voyou !
— Papa…
— Ta gueule !… Tu vas aller faire des excuses à Olympe ! Et tout de suite !
— Jamais ! »
Le cri avait fusé, vibrant de défi.
« Qu’est-ce que tu as dit ?
— Jamais ! Et tu peux me couper la tête ! Jamais ! Jamais ! Jamais ! Je la déteste ! C’est une salope ! »
La main droite du Grec se détendit à une vitesse prodigieuse et frappa Achille dont la joue se zébra instantanément de rouge et de blanc.
« Tout de suite, tu entends !… Vas-y tout de suite !
— N’y compte pas ! Jamais ! »
Ils se toisèrent durant cinq interminables secondes, aucun des deux ne baissant les yeux. Pratiquement, le Grec n’avait jamais porté la main sur ses enfants, et il était abasourdi d’avoir frappé son fils, malgré lui en quelque sorte.
Il haleta, d’une voix bouleversée :
« Achille, écoute bien !… C’est un ultimatum ! Si tu ne vas pas présenter tes excuses, je te jure que tu n’auras plus jamais un sou de moi !
— Garde-les tes sous !… J’en veux pas ! C’est pas ça que je veux !
— Tu veux quoi ?… hurla le Grec…
— Rien ! Rien du tout !… », rugit Achille en écho.
En lui, quelque chose venait de crever, qu’il avait envie de jeter à la face de son père et qu’il contenait furieusement, serrant les dents avec rage. Il aurait voulu tout dire, tout, maman, papa, l’amour qu’il leur vouait à tous deux, son désespoir de les voir se quitter, sa honte, sa colère, la haine de toutes les femmes qui prenaient la place de sa mère, son mépris pour ces prétendus adultes qui étaient incapables de s’aimer, son angoisse d’être abandonné, ces années de terreur et de dissimulation, sa panique devant un amour sacré qui avait foutu le camp. Il balbutia :
« Papa… »
Mais le Grec, exaspéré, ne sut pas entendre l’appel que contenait ce mot. À bout de nerfs, il reprit hargneusement :
« Je te préviens solennellement une dernière fois : c’est elle ou toi. Je vais l’épouser ! »
La nouvelle frappa Achille avec la force d’un coup de bélier. Il secoua d’abord la tête de droite à gauche, les larmes aux yeux, puis articula faiblement :
« Non, papa… Non ! »
Puis, il tourna les talons et sortit en courant du bureau de son père, criant dans le couloir :
« Maria !… Maria !… Maria !… »
Irène regarda avec ravissement dans la glace les bleus qui lui couvraient le visage et le corps : elle avait reconquis Herman ! Ces plaies et ces bosses, cette chair tuméfiée et cet œil au beurre noir, c’étaient les preuves éclatantes de sa victoire. Si elle avait pu, elle les aurait exhibés dans la rue afin que chacun sache qu’elle s’appelait à nouveau Mme Kallenberg. Au bonheur d’être malheureux ensemble s’ajoutait le plaisir subtil de savoir Herman de plus en plus irascible, c’est-à-dire de plus en plus vulnérable. Quand il avait contracté ce mariage grotesque avec sa salope de sœur, Irène avait tenté de se suicider. Elle ne pouvait pas concevoir la vie sans les brutalités de Barbe-Bleue. On lui avait fait un lavage d’estomac et elle s’était sentie revenir à la vie avec le même sentiment qu’elle avait éprouvé en croyant qu’elle allait mourir : une envie de vomir. Le lendemain, l’annonce du scandale la plongeait dans les délices du triomphe : Herman marié et bafoué dans la même foulée, quelle revanche ! Irène en avait su gré à Lena dans cette ambivalence qui la caractérisait et lui faisait préférer les profiteroles — le chaud-froid — aux babas au rhum, et la cuisine chinoise — le sel et le sucre — à une brochette d’agneau aux aromates. Naïvement, elle croyait qu’il allait rentrer à la maison le soir même. En fait, elle l’avait attendu trois ans. Barbe-Bleue avait profité de sa lancée pour épouser Barbara, la fille d’un pétrolier texan, de vingt-huit ans sa cadette. Irène, impatiente mais confiante, décida de jouer les Pénélope et les femmes au foyer, multipliant dans son domestique les occasions de se dévouer et exerçant sur le plan social et mondain les ravages de sa très miséricordieuse charité. Elle savait bien qu’Herman et elle-même se complétaient non pas comme les deux doigts la main, mais comme une enclume et un marteau, ce qui, dans le fond, revient strictement au même. Entretemps, Lena cavalait derrière un gigolo, peintre raté de son état, et Melina était retournée poursuivre ses chères études anthropologiques dans une nouvelle communauté hippie, au sud de la Californie. Heureusement qu’Irène était là pour perpétuer les vertus de la famille et la tradition de la mère se sacrifiant à ses enfants ! Quand Herman était revenu, sous le prétexte de mieux surveiller l’éducation de ses rejetons, Irène n’avait pas été dupe de ce prétexte avoué : Kallenberg ne pouvait se passer d’elle ! Elle avait revêtu des tenues aguichantes achetées par sa femme de chambre dans une boutique de lingerie suspecte de Soho, se baladant sous son nez en bas noir, jarretelles violettes, soutien-gorge transparent, prenant pour un oui et pour un non des poses qu’elle jugeait suprêmement excitantes. Ils s’étaient remariés, purement et simplement, sous l’œil mi-méfiant, mi-attendri de la vieille Mikolofides — secrètement satisfaite de ce retour au bercail qui lui permettait de mieux contrôler les entreprises et les manigances de son gendre retrouvé. Kallenberg, bien entendu, avait divorcé auparavant de sa pouffiasse américaine dont il avait eu un enfant considéré par Irène comme un sale bâtard. La vie commune avait repris. Kallenberg s’absentait un peu plus. Irène buvait davantage et dans un camp comme dans l’autre, les tranquillisants consommés à doses redoublées chassaient l’angoisse. De temps en temps, elle et lui se payaient une bonne petite bagarre. Ces jours-là étaient les seuls où ils pouvaient s’endormir sans somnifères. Parfois, ils faisaient l’amour, avec dégoût et haine de part et d’autre, mais dans un tel climat passionnel que leur plaisir en devenait presque dense. Hier soir, ç’avait été merveilleux. Irène avait poussé Herman à bout et il avait perdu ce jeu tacite qui consistait pour Irène à lui faire perdre tout contrôle. Après les coups, elle avait eu droit à sa récompense, trois minutes parfaites où elle avait plané. Apparemment, Herman ne lui pardonnait pas le plaisir qu’il lui avait bien involontairement donné. Frustré lui-même, il était parti en pleine nuit, fou de rage, et Irène savait parfaitement qu’il était allé rejoindre une putain. Quelle importance désormais ? Elle avait récupéré son bonhomme et, d’un seul coup, ce qui faisait le charme de son existence, sa position de femme mariée, la père prodigue de ses enfants, les raclées, les scènes et les étreintes perverses. La chaleur de sa fortune et l’absorption continue de ses pilules, liées à l’idée qu’elle était la seule personne normale et équilibrée de la famille faisaient le reste : le bonheur !…
Le petit matelot ne put retenir un fou rire quand la vieille dame vint l’inviter à danser. La vieille dame insista :
« Juste un petit tour de piste, beau garçon ! »
Le matelot pouffa de plus belle :
« Non merci, pas de tango ! »
La vieille dame roula des yeux indignés :
« Pas de tango ? Mais vous n’allez pas refuser cette joie ultime à une personne de mon âge ! »
Elle avait un immense nez crochu et le fard de ses lèvres débordait sur son menton. Ses yeux étincelaient, soulignés par des traits charbonneux de rimmel. Les hardes qui la recouvraient étaient ridicules. Par le corsage entrouvert, on distinguait l’amorce de l’attache d’un soutien-gorge. Les jambes aux gros mollets étaient revêtues de bas de laine de couleur noire. Toujours riant, le matelot se leva et vint se lover contre la vieille. Il était plus grand qu’elle d’une bonne demi-tête. Ils se lancèrent dans des figures compliquées et anachroniques, tourbillonnant, croisant leurs pas, ployant à tour de rôle jusqu’au sol en sens inverse de leur rotation. Nut battit des mains :
« Bravo ! Je vous déclare hors concours tous les deux ! »
Le matelot se pencha sur la vieille et lui murmura avec ravissement :
« Oh ! Socrate ! Vous êtes trop drôle !
— Ça vous plaît, mon cher petit garçon ?
— C’est fantastique. »
La vieille conclut d’un ton plus grave :
« Vous voyez bien que j’ai gagné ! Vous savez, Peggy, vous êtes faite pour la vie. Pas pour le deuil ni les larmes. »
La nuit de mai était un peu fraîche, mais la soirée avait lieu sur le pont du Pégase. Elle serait la dernière. Le lendemain, Peggy devait retourner dans sa prison dorée américaine. Depuis la mort de Scott, la nation entière avait transféré sur elle l’espoir et la foi qu’elle avait placés en son futur président. Il n’était plus question de considérer sa veuve comme une femme, mais comme un symbole.
Peggy se serait bien passée d’une telle étiquette. Désormais, tout ce qui faisait sa joie de vivre avait été rayé de son emploi du temps. Plus question d’aller passer des heures dans les boutiques des grands couturiers, de donner des soirées folles avec des gens marrants ou extraordinaires, de flâner dans les rues ou, plus bêtement, de se faire accompagner par un ami à un spectacle. Elle, qui avait incarné un certain esprit d’avant-garde, en était réduite à se faire raconter par des tiers ce qui se passait dans sa propre ville ! Les rares fois où elle s’était aventurée dans les rues sans escorte, il avait fallu que la police la dégage. Des excités lui faisaient cortège, soit pour lui jurer qu’ils vengeraient son mari, soit pour lui demander de préparer la relève en éduquant son fils en futur homme d’État. Quant à sa belle-famille, elle semblait trouver normal que Peggy ne soit qu’une vestale dédiée au culte du souvenir. Par ailleurs, eût-elle souhaité se dégager de sa tutelle qu’elle ne l’aurait pu. On lui avait fait comprendre à plusieurs reprises que la vie politique exigeait une attitude de vie politique. On n’était pas allé jusqu’à lui proposer de s’immoler sur le bûcher funéraire de son époux, comme c’est la coutume en Inde où les veuves n’existent pas, mais c’était tout comme. La seule personne qui soutenait Peggy moralement dans cette épreuve qui ne devait pas comporter de fin, c’était Nut. Nut la faisait rire, Nut chassait les miasmes morbides de ses souvenirs affreux. Nut la considérait comme une femme. Et, surtout, Nut lui parlait de Satrapoulos. L’armateur était venu lui rendre visite très souvent, chargé de cadeaux somptueux, délicat, attentionné, discret. Mais le luxe de précautions dont s’entouraient ces visites gâchait le plaisir qu’elles auraient dû amener. Dans Park Avenue, pour pénétrer dans l’immeuble de Peggy, il fallait maintenant montrer patte blanche à des gorilles des services secrets s’échelonnant pratiquement à tous les étages et massés en grappes sur le palier du penthouse. À deux reprises, Peggy avait réussi à s’éclipser en revêtant un déguisement de femme de ménage qui avait trompé les journalistes guettant en permanence ses allées et venues. Et ç’avait été le soleil, la liberté ! D’un coup d’aile, elle se retrouvait dans la fracassante lumière des îles grecques, presque nue, — sans protocole, sans avoir à contrôler ses propos, avec pour compagnon un homme qui la déchargeait de toutes ses responsabilités, du moindre de ses soucis, qui semblait penser à tout pour elle. La puissance est une bonne chose, quand elle ne s’étend pas au point d’excès où celui qui la détient se transforme en esclave de ses esclaves. À bord du Pégase, il n’y avait qu’à se laisser vivre et choyer. Ces deux escapades — les seules depuis son veuvage — lui avaient laissé une telle nostalgie qu’elle avait commis l’imprudence de les relater à ses jeunes beaux-frères. Ils avaient eu la même réaction que Scott :
« Comment peux-tu te compromettre avec ce métèque parvenu ? »
Aujourd’hui, pour la troisième fois en cinq ans, elle jouissait de cette fugue que lui avait aménagée le Grec avec la complicité de Nut. Comme Socrate lui servait à boire, elle lui glissa dans un soupir :
« J’aimerais finir mes jours sur ce bateau fabuleux… »
Le Grec faillit lui répondre que cela ne tenait qu’à elle, mais il s’en abstint, préférant se cantonner dans une formule vague :
« Avec ou sans moi, il est à votre entière disposition. »
Alors, il crut entendre, mais peut-être se trompait-il tant la phrase de Peggy fut chuchotée dans un souffle :
« Je préfère avec vous. »
Il ne lui demanda pas de répéter, mais quand elle lui proposa une promenade en canot, il fut certain de ne pas avoir été dupe d’un fantasme. Sans prendre la peine de troquer ses vêtements de pauvresse contre une tenue plus flatteuse, traîna dans le chris-craft que des hommes venaient de mettre à la mer. Sans l’avoir prémédité, il s’entendit ordonner à l’officier qui devait les piloter de remonter à bord :
« Je piloterai seul. Ça m’amuse. »
Quand ils furent au large, il coupa le moteur, vint s’asseoir près de Peggy et regarda les étoiles, répétant pour elle ce que la Menelas lui avait appris huit ans plus tôt. Elle était à Rio pour un récital et elle…
« À quoi pensez-vous ? », demanda Peggy.
Réponse classique de ceux qui sont pris en flagrant délit d’absence :
« À vous. »
Elle laissa aller sa tête sur son épaule. Pétrifié, il n’osa pas faire le moindre mouvement de peur de faire cesser le miracle. Peggy posa sa main sur la sienne et soupira avec nostalgie :
« Quel dommage…
— Quoi donc ?
— Que je ne puisse pas vous voir aussi souvent que j’en aie envie.
— Vous en avez souvent envie ?
— Tout le temps. »
À moins d’être le dernier des arriérés, il fallait agir. Aussi paniqué que s’il se fût agi de la reine d’Angleterre, le Grec prit en tremblant le visage de la jeune femme entre ses mains. À sa stupeur, elle lui tendit les lèvres la première. En lui rendant gauchement ce premier baiser — il n’en avait jamais espéré autant ! — il eut l’impression sacrilège d’embrasser l’Amérique entière à travers le plus célèbre de ses monuments nationaux. Pourtant, l’Amérique s’animait, elle semblait même avoir un certain retard d’affection et sa fougue ne laissait planer aucun doute sur l’authenticité de son enveloppe charnelle. Elle se dégagea en murmurant sur un ton de reproche ironique :
« Je vous en prie, madame !… Vous allez me barbouiller de rouge à lèvres… »
La plaisanterie détendit légèrement Socrate :
« Si on faisait naufrage, vous vous rendez compte ! Vous en matelot, moi en vieille dame indigne !… La tête de nos sauveteurs ! »
Étourdi par son incroyable bonne fortune, il s’enhardit à laisser glisser sa tête sur le corsage de Peggy dont les seins tendaient l’étoffe. Il ne bougea plus, enfoui soûlé par son parfum. Au loin clignotaient les lumières du Pégase qui semblait illuminé pour une fête mystérieuse, sans objet, dont le Grec, pourtant, comprit soudain le sens : la nuit, son bateau, les étoiles, ses efforts et ses luttes, son ascension fabuleuse, tout ce qui avait précédé cet instant inouï qui le clouait, immobile, dans l’éternité du mouvement des astres, tout cela s’inscrivait dans la logique rigoureuse d’un destin — le sien — et n’était advenu que pour mieux préparer l’intensité de cette minute bouleversante où il se sentait, à l’égal de Dieu, immortel.
Seulement, au lieu de prier comme l’idée venait de l’en effleurer, il osa caresser du bout du doigt la courbe douce de ses hanches tout en laissant glisser complètement sa tête sur la poitrine de Peggy. En un mouvement doux et continu dont l’extrême lenteur exaspérait ses sens, elle lui passait la main dans les cheveux. Parfois, le bout de son doigt fuselé s’égarait sur le lobe d’une de ses oreilles, le contournant, en suivant délicatement les méandres avant de s’enfoncer profondément dans la cavité auriculaire.
Elle dit en riant :
« Vous vous rendez compte, si vos marins nous voyaient du bateau ! »
En guise de dénégation, il secoua la tête, incapable de proférer un mot, affolé par le mystère de sa présence. Il rêvait… Un geste, un seul à faire… Peut-être l’aiderait-elle ? Tout serait si simple. Le canot se mettrait à tanguer comme une vieille barque folle secouée par la tempête bien qu’il n’y eût pas la moindre vague sur la mer…
Peggy se pencha vers Socrate :
« Vous êtes vraiment sûr que personne ne peut nous voir du bateau ? »
« Ça suffit maintenant !
— Plus qu’une fois !… La dernière !…
— Non, c’est un jeu de con ! Tu es pas marrant !
— Si je mets dans le mille, il la noie en pleine mer dans son piano. Si je rate…
— Comment, si tu rates ?… Et moi alors ?…
— Toi, rien. Avec une balle dans la tête, ton avenir sera plutôt bouché…
— C’est intelligent… Bon, vas-y ! »
Achille épaula lentement sa carabine. À dix mètres de lui, Maria se tenait debout, immobile, contre le mur d’un hangar à bateaux. En équilibre sur sa tête, une petite statuette en plâtre représentant la Vierge Marie, pas plus grosse qu’un soldat de plomb.
« Tu es prête ?
— Grouille-toi, quoi !
— Fais gaffe ! Bouge plus… »
Achille appuya sur la détente. La statuette se volatilisa, Maria s’ébroua et fit cascader ses longs cheveux noirs d’où s’échappèrent quelques débris de plâtre. Achille vint mettre le nez sur le mur pour examiner les points d’impact de ses tirs précédents. Depuis l’enfance, sa sœur et lui raffolaient de ce jeu mortel qu’ils avaient baptisé « jugement de Dieu » et qui exigeait de chacun un sang-froid absolu doublé d’un parfait mépris de la mort. Il leur était arrivé aussi de jouer à la roulette russe. Jusqu’à présent, Maria avait toujours craqué la première, sauf le jour où, pour mettre son frère à l’épreuve et savoir s’il bluffait, elle avait ôté, à son insu, l’unique balle du pistolet à six coups. À tour de rôle, ils braquèrent l’arme sur leur tempe et tirèrent… Maria… Achille… Maria… Achille… Maria… sans autre résultat que le bruit sec du percuteur frappant à vide. À cet instant, la balle devait fatalement se trouver dans le sixième et ultime logement du barillet. Bien entendu, Achille ne l’ignorait pas. Il savait aussi que, sur mille milliards de chances, il n’en avait plus une seule. Il avait lancé un regard de défi à sa sœur qui le toisait d’un air ironique. Puis, sans hésitation, il avait dirigé le canon du Colt au milieu de son front. Et fait feu !
Abasourdie, Maria avait bégayé :
« Non mais tu es fou !… Et si j’avais pas enlevé la balle ?
— Pourquoi l’as-tu fait ? Je pouvais pas le savoir.
— Cinglé, va ! Tu crois que je t’aurais laissé faire si j’avais su qu’il était chargé ?
— Et après ? Ça aurait changé quoi ? »
Ils avaient été élevés par des nurses bardées des certificats les plus flatteurs. Toujours, le moindre de leurs désirs avait été exaucé, ce qui les avait rendus tristes et privés de rêve. À cause de leur nom, on avait évité de leur faire fréquenter un collège : à quoi bon, puisque les meilleurs professeurs venaient à domicile leur prodiguer leur enseignement ? Ils s’étaient repliés sur eux-mêmes, cherchant le danger parce que la tendresse était absente. Le divorce de leurs parents en avait fait des gosses impossibles. Ils les avaient peu vus, ils ne les rencontrèrent plus que de temps en temps, dans des résidences différentes, sur des yachts variés, entre deux avions, deux passions ou deux affaires. À dix ans, un enfant n’avoue jamais les causes de son angoisse. Achille et Maria, exceptionnellement doués, ne faisaient pas exception à la règle : ils comprenaient tout ce qui mettait leur sécurité en danger, ne l’exprimaient pas en paroles mais par des actes de plus en plus agressifs. Les adultes parlaient de « caprices », là où un observateur attentif et averti aurait utilisé le mot « détresse ». Trop impuissants pour empêcher le divorce de leurs parents, ils s’étaient employés — en vain du côté de leur mère — à ce qu’ils n’épousent personne d’autre. Leur père leur en avait même fait la promesse solennelle. Il avait tenu huit ans. Maintenant, à cause de cette horrible pianiste, il allait rompre le pacte.
« S’il l’épouse, je…
— Tu quoi ?
— Merde ! Tu vas pas tolérer que cette bonne femme s’incruste avec nous ! Et maman alors ?
— Elle a sa vie de son côté…
— Toutes les conneries qu’elle a faites, c’est de sa faute, à lui !
— Tu exagères…
— Tu parles ! Vous êtes marrantes, vous, les filles ! Quand je le vois faire le joli cœur avec cette grognasse !
— Elle ou une autre… Si tu crois que papa est assez grand pour vivre seul…
— Et nous, on vit pas seuls ?… Et moi ?…
— Humm… Toi, question grognasses…
— Pour qui tu dis ça ?
— Pour personne… En dehors du fait qu’elle pourrait être ta mère…
— Pauvre idiote !… Comme si tu pouvais juger Joan ! Sa classe te passe par-dessus la tête !
— Évidemment, à quarante ans !
— Trente-sept ! Et alors ? Ça l’empêche d’éclipser les autres ?
— Si tu ne t’appelais pas Satrapoulos, elle ne te regarderait même pas !
— Si tu savais ce qu’elle se fout du pognon !
— Mais oui… Mais oui !…
— Et tes Jules à toi ?… Ah ! Ils sont chouettes ! Plus de lard que de cheveux !
— C’est mon affaire. Je déteste les minets.
— Faudrait d’abord qu’ils te regardent ! Et puis marre ! Si tu es pas avec moi, tant pis !
— Elle revient quand ?
— Jamais j’espère ! Qu’elle crève ! J’en veux pas, de ce mariage ! Il faut que papa soit le vrai débile !
— Où est-ce qu’elle est ?
— J’en sais rien, chez les Papous, je m’en fous !
— Et papa ?
— Tu le sais toi ? Il te fait ses confidences ?
— Il l’a peut-être accompagnée ?
— Ah ! non. Qu’elle gagne sa croûte toute seule ! Allez, viens, on remonte, j’ai un rancard !
— Joan ?…
— Ça te concerne ?
— Oh ! là ! là !… Pardon ! Excusez-moi !…
— Va te recoiffer tu feras mieux ! Tu as plein de plâtre sur les cheveux ! On va encore croire que tu es allée faire une partie de jambes en l’air dans les éboulis, avec un fossile à râtelier !
— Salaud ! Tu vas voir ! »
Elle fit semblant d’être furieuse et se lança à sa poursuite, pour la forme : il avait dix mètres d’avance, elle ne le rattraperait pas. Achille était imbattable à la course. D’ailleurs, sincèrement, qui aurait bien pu le battre, et à quoi ? Son frère était le meilleur en tout.
Le Grec avait réussi à persuader Peggy de prolonger son séjour de quarante-huit heures. But de l’opération : une nuit à Paris. Il était tout étourdi de la fabuleuse victoire qu’il venait de remporter. On se fait souvent une idée fausse des choses. Il avait accumulé un éventail de tactiques pour être prêt, le jour venu — si jamais il venait… — à séduire Peggy. Tout s’était passé d’une façon imprévue. En fait, c’était Peggy qui avait presque joué les poursuivantes. L’inaccessible créature s’était pratiquement transformée en chasseur, provoquant son gibier. Les leçons d’hypnotisme du docteur Schwobb s’étaient révélées caduques. Évidemment, il n’imaginait pas que ces jours bénis puissent avoir un lendemain. Où qu’elle aille, quoi qu’elle fasse, Peggy était constamment sous haute surveillance. Lui aussi d’ailleurs. La Menelas ne le quittait qu’à contrecœur, refusant parfois des contrats juteux pour mieux le suivre. De temps en temps, il lui conseillait de ne pas négliger sa carrière. Elle lui riait au nez, prétextant que sa vie professionnelle ne pesait pas lourd devant sa vie privée. Socrate en concevait un certain malaise. Olympe ne lui avait rien demandé d’une façon précise mais, moralement, il se sentait contraint de lui accorder ce qu’elle ne sollicitait pas. Un jour ou l’autre, il faudrait régulariser cette liaison qui faisait les délices de la presse du cœur, et régulariser du côté des popes. Elle ne dirait certainement pas non. Quant à Peggy, de trop hautes considérations politiques l’empêcheraient toujours de vivre avec lui. On pouvait la baiser, mais l’épouser, jamais.
La veille, ils étaient allés se promener sur les quais de la Seine vers les deux heures du matin. Socrate s’était coiffé d’une casquette et d’un vague trench-coat, Peggy avait camouflé son visage derrière une énorme paire de lunettes chevauchant le foulard qu’elle avait noué bas sur ses cheveux. Si un journaliste avait pu les reconnaître, sa fortune était faite. Socrate imaginait déjà les titres… Il était heureux que nul n’eût pu les identifier, mais en même temps, il regrettait secrètement que cela ne se soit pas produit. En réalité, il aurait voulu pouvoir crier la nouvelle sur les toits : « Je me suis tapé Peggy Baltimore ! » Et l’écho aurait répondu « bravo ! » Il faisait néanmoins confiance à l’indiscrétion de son équipage qui s’était certainement rendu compte qu’il y avait anguille sous roche. Un séducteur et une jolie femme ne restent pas deux heures au large en pleine nuit, sur un canot, pour parler de structuralisme. Bientôt, la rumeur de sa bonne fortune lui reviendrait par le biais de ses intimes. Alors, il pourrait jouer son personnage favori, prendre une expression d’étonnement douloureux, et nier. Plus il nierait, moins on le croirait : c’était formidable ! Évidemment, il aurait préféré emmener Peggy faire une gigantesque virée dans les boîtes de nuit, la montrer à tous, afin qu’ils sachent qu’elle se suspendait à son bras, riait avec lui et lui chuchotait des choses à l’oreille. Rien n’est parfait.
Il regarda sa montre, onze heures du soir, il fallait partir.
Il avait mis à la disposition de son unique passagère un Boeing entier qui la ramènerait en Amérique. Il l’aurait bien accompagnée, mais la Menelas rentrait le lendemain de Rio. Cela, il ne l’avait pas dit à Peggy. Il se leva et alla frapper discrètement à sa porte. Elle lui ouvrit, ravissante dans un étourdissant tailleur en cuir, le teint frais et transparent comme si elle ne venait pas de passer trois jours à faire l’amour.
« Je suis prête.
— Eh bien, allons-y si, vous voulez. »
Pendant son bref séjour, il s’était arrangé pour qu’aucun domestique ne la rencontre. Le maître d’hôtel avait pour consigne de laisser un chariot chargé de nourritures raffinées et de breuvages exquis dans le couloir, devant la porte de leur chambre. Après son passage, le Grec entrouvrait le battant, tirait à lui le chariot, refermait le verrou et obturait le trou de la serrure — dans la journée, ç’avait été avec son slip à elle. Socrate se méfiait de son personnel parisien. Mme Norbert, son intendante, avait pour consigne de ne pas jeter l’argent par les fenêtres. Elle abondait tellement dans son sens que deux fois déjà, en cours d’année, la totalité de ses gens de maison, cuisiniers compris, avaient quitté leur service. Il y avait dans l’air une déplaisante odeur de syndicats, d’insolence et de revendication. Lyndon Johnson jouait les matamores au Vietnam, de Gaulle était trop cassant, Kossyguine multipliait les courbettes au Proche-Orient, l’émir faisait des siennes et la Bourse n’était pas fameuse. Dans ce climat, allez donc trouver des domestiques stylés, à l’ancienne mode !
Arrivé sur le palier, Peggy jeta un dernier regard sur l’appartement.
« Qui sait si je le reverrai jamais ?
— Chaque fois que vous le désirerez.
— Allons-y !
— Allons-y. »
Instinctivement, le Grec porta la main à la poche droite de son pantalon. Il fut rassuré par le crissement de l’énorme liasse. Dans le même mouvement, il tâta l’intérieur de son veston et sentit la bosse de l’écrin contenant l’ultime cadeau qu’il lui offrirait à l’instant du décollage. Une dernière surprise qui lui avait coûté un million de dollars, une pierre fabuleuse en forme de poire, jadis propriété des Habsbourg dont Peggy, qui avait vu la merveille en photo dans une revue d’art, lui avait vanté les mérites. À moins de se conduire en mufle, il ne pouvait moins faire que la lui dédier en souvenir du plaisir inouï qu’ils avaient partagé. Il appuya sur le bouton de l’ascenseur. En bas, quelqu’un devait y pénétrer.
« Descendons à pied… », dit Peggy.
Elle le précéda et s’engagea dans l’escalier. Entre le second et le premier étage, Socrate croisa l’ascenseur. Avec horreur, il reconnut la silhouette de la Menelas qui montait chez lui. Fasciné, il eut le réflexe de détourner son regard au moment où la « panthère » dirigeait le sien dans sa direction à travers la porte vitrée de la cabine capitonnée. Cela ne dura qu’une minuscule fraction de seconde. L’avait-elle vu ? Il dévala les marches à la poursuite de Peggy qui était déjà arrivée au rez-de-chaussée, presque certain d’entendre la Menelas l’appeler de là-haut. Comme s’il avait le diable à ses trousses, il poussa Peggy dans la Rolls dont il tint lui-même la portière ouverte — le chauffeur avait reçu l’ordre de rester à son volant et de ne pas se retourner, quoi qu’il arrive.
« Vite, Louis ! Nous sommes en retard ! »
Il se tassa sur son siège, le cœur battant, petit garçon fuyant les yeux de Peggy dont il avait perçu l’expression surprise. Sur l’autoroute, il se détendit un peu, bien qu’à plusieurs reprises il n’ait pu résister au désir de jeter un coup d’œil par-dessus ses épaules pour vérifier s’ils n’étaient pas suivis. C’était absurde, il en convenait, mais il n’avait pu faire autrement. Pour cacher son trouble, ou, plutôt, pour le motiver, il sortit l’écrin de sa poche et le tendit à Peggy :
« C’est pour vous ! Interdiction d’ouvrir avant que vous ne soyez à dix mille mètres d’altitude !
— Qu’est-ce que c’est ? Oh ! Je vous en prie, laissez-moi regarder !
— Pas question, ou alors, confisqué ! »
Elle se fit suppliante :
« Socrate !…
— Non !
— Je vous jure que je ne pourrai pas tenir jusque-là ! »
Il était ravi qu’elle insiste, rêvant de voir sa réaction quand elle découvrirait la pièce unique. Il s’assura que Louis, conformément à ses instructions, avait modifié la position du rétroviseur de telle sorte qu’il ne pouvait pas voir ce qui se passait à l’arrière de la voiture.
« Bon… Vous avez gagné ! Ouvrez la boîte… Mais à une condition…
— Quoi ?… Quoi ?…
— Un baiser ! »
Peggy l’enlaça fougueusement, lui entrouvrant les lèvres de la pointe de sa langue. Simultanément, dans le dos de Socrate où elle avait noué ses bras, elle faisait pivoter le fermoir de l’écrin qui s’entrouvrit pour lui révéler le volume exceptionnel du joyau. Stupéfaite, elle le referma du bout des doigts, aussi discrètement qu’elle l’avait ouvert, revenant entièrement à son étreinte dont la force, sous le coup de son émotion, s’était brutalement accrue. À bout de souffle, elle abandonna la bouche du Grec qui murmura faiblement :
« Allez-y maintenant, vous pouvez.
— Vraiment ? Et si je préférais continuer à vous embrasser ? »
Elle dardait sur lui des yeux étincelants que les lampadaires illuminaient toutes les deux secondes. Elle fit durer le plaisir :
« Dites-moi d’abord ce que c’est ?
— Devinez…
— Un bijou ?
— Oui.
— Une broche ?
— Non.
— Un bracelet ?
— Non.
— De l’or ?
— Non.
— Des boucles d’oreilles en platine ?
— Non.
— Je donne ma langue au chat.
— Ouvrez-le. »
Elle fit glisser la tirette du minuscule verrou. Le fantastique diamant, niché dans du velours bleu nuit, rutila d’un million de feux. Peggy resta muette, écrasée. Cette seconde vision l’étourdissait encore plus que la précédente.
« Alors ? », dit Socrate.
Les yeux de Peggy semblèrent s’agrandir démesurément. Elle balbutia :
« Je rêve !… Ce n’est pas possible…
— C’est peu de chose comparé à votre beauté… se rengorgea le Grec.
— Oh !… Socrate !… »
Elle se jeta à son cou et le couvrit de baisers. Le coup de frein de la Rolls les avertit qu’ils étaient arrivés.
« Socrate… Quand ?…
— Nuit et jour, quand vous voulez, où que vous soyez. Vous téléphonez au numéro que je vous ai donné. Je peux me trouver n’importe où, j’aurai le message dix minutes plus tard… même si je fais du ski nautique ! ajouta-t-il pour calmer l’émotion réelle qui s’était emparée de lui. Et dans l’heure qui suit, j’arrive. Peggy ?…
— Oui ?
— Puis-je vous appeler ?
— Tout le temps, sans arrêt ! »
Il sourit dans l’ombre…
« Vous n’oubliez pas ? Porte n° 8, le petit salon d’accueil. On vous attend. J’aurais tant voulu vous accompagner jusqu’à l’appareil…
— Moi aussi, j’aurais aimé… »
Elle était sincère. Elle l’embrassa une dernière fois et il sentit, en même temps que le choc de ses dents contre les siennes, un léger goût de sang dans sa bouche. Elle sauta de la voiture et fila vers l’aéroport sans se retourner.
La bave aux lèvres, Irène essaya de parler. Le son siffla entre ses lèvres qui enflaient à vue d’œil :
« … médecin… »
Elle était étendue sur le sol de sa chambre, raide, les muscles parcourus de tremblements, respirant avec peine, les yeux mi-clos et tuméfiés. Assis sur le lit, Herman, essoufflé, caressait de la main une ceinture. Il eut un sourire délicieux :
« Parle plus fort ma chérie… Tu dis que tu veux un médecin ? »
Irène sortit de sa torpeur et secoua la tête avec violence. Elle déglutit et prononça péniblement :
« … constat chez un médecin… la prison… »
Kallenberg eut une moue navrée :
« Tu vois comme tu es ! On fait tout pour te faire plaisir et tu te plains ! »
Effectivement, sentant qu’elle allait exploser sous la tension nerveuse, Irène avait poussé son mari à bout pour qu’il la batte. Très énervé lui-même, il avait eu quelque mal à se contrôler dès que l’opération avait commencé. Il y avait pire : depuis des semaines, il ne lui avait pas fait l’amour. En l’excitant par ses injures et en se laissant rouer de coups, Irène pensait qu’Herman la prendrait ensuite, comme dans le bon vieux temps. Elle poussa un gémissement et frotta sa nuque endolorie. Poliment, Barbe-Bleue lui demanda :
« Puis-je t’aider en quoi que ce soit ? Veux-tu que je te batte encore ? Préfères-tu boire un verre ?
— Tu… iras… en prison !… » croassa-t-elle.
Kallenberg eut l’air choqué :
« Oh !… Tu enverrais ton petit mari en prison ? En pleine lune de miel ?… Comme tu es cruelle !
— Fous… le camp… ordure !…
— Comme tu voudras ma chérie… »
Il déplia sa carcasse. En passant près d’elle, il feignit de trébucher sur son corps, ce qui lui permit de lui envoyer un coup de pied dans les côtes.
« Oh ! pardon, mon amour !… Pardon ! »
Il sortit de la pièce à reculons, une expression de désolation sincère répandue sur le visage. Irène enfouit sa tête dans le tapis de haute laine et sanglota de rage. Elle adorait se faire tabasser, à condition qu’en clôture de programme, on ait la courtoisie de lui faire l’amour. Mais l’un sans l’autre, non. C’était le même processus que pour le sel et le sucre, le cru et le cuit, le chaud et le froid. Pour qu’elle ait du plaisir, il fallait que se rencontrent, ou, à la rigueur, se succèdent, les antagonismes. Avec difficulté, elle rampa jusqu’à la table de chevet et fit tomber un tube métallique dont elle avala plusieurs pilules.
En revenant de l’aéroport, le Grec trouva la Menelas chez lui, installée dans le salon. Elle était pelotonnée sur un immense divan, un verre de scotch dans une main, un magazine dans l’autre. À son expression souriante, il comprit qu’elle ne savait rien du séjour à Paris de Peggy. Il alla l’embrasser.
« Nous nous sommes croisés tout à l’heure. Je montais dans l’ascenseur et vous descendiez à pied. Je vous ai appelé, vous n’avez pas dû m’entendre.
— Ma foi, non, je n’ai rien entendu. Je ne vous attendais que demain.
— Je m’ennuyais de vous. »
Elle lâcha son verre et caressa la joue de Socrate du revers de la main.
« Comment s’est passé votre récital ?
— Comme d’habitude. Et vous, qu’avez-vous fait ?
— Un saut en Grèce. J’avais rendez-vous dans l’île avec les architectes. Toujours le port…
— Vous étiez là hier soir ?
— Oui, pourquoi ?
— Seul ?
— Comment ça ? »
Le visage de la Menelas se contracta :
« Je vous demande s’il y avait quelqu’un dans l’escalier avec vous !
— Mais non, pas du tout !…
— J’aurais juré…
— Jamais de la vie…
— J’ai dû être victime d’une hallucination…
— Boph… Ça arrive…
— Mais oui… La fatigue… Qui était-ce ?
— Enfin !… »
Elle éclata :
« Tu me prends pour qui, espèce de trou du cul de petit Grec ? Qui c’était, cette radasse ?…
— Personne merde ! J’étais seul !
— Sale menteur ! Je l’ai vue !
— La ferme, hein ! Si tu es revenue pour débloquer ce genre de conneries, tu avais qu’à rester où tu étais !
— Ça t’arrangerait trop ! J’ai l’air de quoi, moi, devant les domestiques ? »
Imprudemment, il faillit répondre que les domestiques, précisément, ne « l »’avaient pas vue. Il se retint à temps, consolé à la pensée que si la « panthère » avait su de qui il s’agissait, elle aurait été capable de se rendre à Washington le lendemain pour donner une conférence de presse. Machinalement, il explora le contour de ses gencives du bout de sa langue. À volonté, il pouvait faire renaître sur ses papilles le goût de sang du dernier baiser donné par Peggy. C’était un peu comme si elle avait été encore suspendue à sa bouche.
« Tu vas parler, oui ou non ?… »
Le Grec se décolla de ses songes voluptueux et devint le témoin atterré et incrédule d’un enchaînement fatal de phrases qu’il se mit à prononcer sans les avoir pensées consciemment, exactement comme si quelqu’un d’autre avait parlé à sa place. Cela commença par trois mots sans importance jetés négligemment, avec une moue :
« C’est dommage…
— Qu’est-ce qui est dommage ?… Que tu reçoives des putes ici quand je m’échine au bout du monde pour gagner ma vie ?
— Pas ça non… Tu vois, tu me fais des reproches injustifiées le soir même où j’allais t’annoncer quelque chose d’important…
— Accouche, menteur !
— Je voulais te demander ta main.
— Ma main ?… Pauvre petit personnage ! Qui t’a fait croire que j’allais te la donner ? »
Au lieu d’en rester là, de faire machine arrière toute, le Grec en remit, s’empêtra, insista — toujours cet « autre » qui parlait pour lui… D’un air déconfit, il bredouilla :
« Comment ?… Tu refuses ?
— Oui !… Je crève déjà d’être ta maîtresse, alors ta femme !… Tu t’imagines peut-être que tu es un cadeau, que tu vas me faire plaisir, que tu veux me dédommager de tout ce que tu m’as fait endurer ?… Eh bien, non ! J’en veux pas ! »
Le Grec se servit un verre de whisky : elle lui fit voler le flacon des mains.
« Ce n’est pas moi qui suis venue te chercher ! Tu m’as enlevée à un mari qui m’aimait, tu m’as exposée à la haine de ta famille, tes enfants se sont foutus de ma gueule !
— Je leur ai parlé.
— C’est faux ! Tu as fermé ta grande gueule de menteur, voilà ce que tu as fait ! »
Socrate coinçait de plus en plus frénétiquement sa gencive ouverte entre ses dents. Il en avait marre, brusquement !
« C’est toi qui vas la fermer ! C’est toi le trou du cul ! Je suis trop bien pour une conne comme toi ! Tu es tout juste bonne à te branler sur Chopin !
— Chopin, il t’emmerde ! Tu as jamais été foutu de le comprendre ! Tu n’es bon que pour les additions et les pouffiasses !
— Pouffiasse toi-même ! »
Elle se rua sur lui et le saisit à la gorge :
« Répète ça !… Répète ! »
Ne pouvant se dégager, il lui porta une prise au cou qui les amena nez contre nez, luttant et crachant de colère. À demi asphyxié, le Grec parvint à s’arracher à l’étreinte de la Menelas. Il hurla, dans le mouvement même qui chassait l’air de ses poumons :
« Tu vas m’épouser, connasse ! Dis, tu vas m’épouser !
— Oui, salaud ! Oui ! Oui ! Oui !… » hurla-t-elle en écho.
Abasourdis l’un et l’autre, ils se regardèrent, soufflant comme des locomotives, hagards, décoiffés. Puis, doucement, la Menelas se mit à pleurer. À grand-peine, le Grec retint ses larmes, à la fois bouleversé, furieux, soulagé. Maintenant, elle lui lapait la joue à petits coups de langue rapide, balbutiant :
« Quand mon amour ?… Quand ?…
— Dans un mois jour pour jour, à Londres. Tu veux ?
— Oui, mon amour, oui… Tout ce que tu veux… »
Elle arracha les boutons de sa chemise, lui pinça la pointe des seins, frotta son ventre contre le sien et chuta sur la moquette où elle l’entraîna. À demi étouffé, il sourit :
« Les domestiques ?
— Merde ! Merde ! Merde ! Tu vas voir, salaud ! Tu vas en baver !… »
Elle grondait d’une voix rauque tout en l’enlaçant et bientôt, plus rien n’exista.
« Pourquoi a-t-il fallu que je tombe amoureuse de toi ? Tu pourrais être mon fils !
— Il aurait fallu que tu soies fille mère.
— Non, Achille, ça me fait peur… J’ai trente-cinq ans. Je ne m’en cache pas tu sais…
— Moi aussi, j’aurai trente-cinq ans.
— Oui, attends… dans dix-sept ans… Dommage qu’on ne les ait pas ensemble.
— Ça ne collerait pas. Je serais trop vieux pour toi.
— Parfois, je me demande… Je me pose des questions… C’est trop bête !… On s’en fout ! »
Joan était superbe. Elle avait une extraordinaire crinière d’un roux sombre qui lui tombait jusqu’au bas des reins quand elle la dénouait. Le jeu favori d’Achille, lorsqu’elle était nue, était de lui en recouvrir les fesses. Il était fou d’elle et n’aurait jamais cru possible qu’un bonheur semblable puisse lui échoir. Il l’avait rencontrée deux ans plus tôt et avait été ravagé par un prodigieux coup de foudre. Au début, elle ne l’avait pas pris au sérieux quand, surmontant sa timidité, il s’était enhardi à lui adresser la parole et lui faire une cour enfantine qui l’avait bouleversée. Pour la troisième fois, Joan venait de divorcer, et, selon son expression, de huit cent mille bœufs. Son mari était le plus riche propriétaire de bétail d’Argentine. Et probablement le spécimen le plus ennuyeux de tout son cheptel. Par mimétisme, il en était arrivé à ressembler aux bêtes qui le faisaient vivre. Il ne mangeait pas, il broutait. Il ne parlait pas, il émettait des meuglements monocordes. Joan l’avait renvoyé à ses verts pâturages, en prélevant au passage quelques milliers d’hectares en guise de pension alimentaire. Au début, Achille l’avait amusée. Il était plaisant de voir un aussi jeune garçon vous suivre à la trace. Saint-Moritz, la Côte d’Azur, les Bahamas, Acapulco, partout où elle allait, elle le trouvait sur place. Évidemment, elle n’ignorait pas qu’il était le fils de Satrapoulos qu’elle connaissait pour l’avoir rencontré à Portofino. Elle n’aimait pas le Grec qu’elle trouvait sournois, ni ses amis, ni son ex-beau-frère, Kallenberg, qui s’était conduit avec elle comme un mufle sous prétexte de rendre hommage à sa beauté.
Puis, un soir, elle avait cédé aux avances d’Achille. Et s’était retrouvée piégée. Ce garçon qui n’avait rien de remarquable avait fait preuve d’une technique que les pseudo-séducteurs patentés auraient pu lui envier. Dans la vie, c’était encore un enfant, dans les affaires, un homme, au lit, un dieu. Joan avait entamé une aventure dans laquelle elle s’était jetée à corps perdu, persuadée chaque jour qu’elle se terminerait le lendemain. Mais l’enchantement durait. Aujourd’hui, c’était horrible : elle était amoureuse !
« Si j’étais raisonnable, je devrais ne plus jamais te revoir… dit-elle.
— Tu as envie d’être raisonnable ?
— Non.
— Embrasse-moi. »
Elle avança son visage près du sien…
« Ne bouge pas… »
Ils n’en avaient nul besoin, mais ils raffinaient. Ils pouvaient rester dix minutes bouche ouverte contre bouche ouverte, se frôlant, s’effleurant, langue contre langue, retardant au maximum le baiser dont Joan, depuis qu’elle avait rencontré Achille, avait retrouvé toute la signification, un rite lent et préparatoire qui ouvrait les portes à un épanouissement total, démesuré.
« Joan… Tu sais quoi ?
— Dis-moi…
— Je vais t’épouser.
— Tu n’es même pas majeur.
— J’attendrai. Et toi, tu peux attendre ?
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Rien. Ne parle plus. »
Il roula sur elle.
Le lendemain de son orageuse demande en mariage, le Grec devait connaître l’une des plus belles peurs de sa vie. Il s’était rendu au Bourget pour y rencontrer, entre deux avions, le directeur d’une société pétrolière balkanique qui arrivait de Moscou et repartait pour l’Afrique. Pendant près d’une heure, ils avaient bavardé sur les possibilités de collaboration directe avec les Soviétiques qui ne possédaient pas de matériel de raffinage perfectionné. Non sans humour, le Grec estimait que si sa politique au Proche-Orient lui valait la haine des Américains, fatalement, elle pourrait lui amener des débouchés chez les Russes.
Jeux de l’esprit, sophisme enfantin. En réalité, les choses étaient infiniment plus complexes qui faisaient de vos adversaires commerciaux des alliés momentanés, et de vos alliés, des ennemis farouches dont l’intérêt était parfois de jouer contre leurs propres associés, c’est-à-dire contre eux-mêmes. Mais, sans cesse, la pensée du Grec revenait aux événements de la veille qui allaient changer l’orientation de sa vie. Car bel et bien, il avait fait une demande en mariage dans les règles. En y réfléchissant, il avait compris qu’en officialisant sa liaison avec la Menelas, il n’avait cherché qu’à prendre ses distances et à se protéger de Mme Veuve Baltimore. Peggy ne lui appartiendrait jamais. Comme la National Gallery, on pouvait lui rendre visite et en jouir, mais en aucun cas se l’approprier. Elle ne faisait plus partie du réel, elle était marquée du sceau du symbolique. Autant la rayer de son esprit avant qu’elle ne le dévore, au cas où elle reviendrait à la charge.
La Rolls dépassa la Mosquée et glissa le long de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire.
Il y avait une ambiance curieuse… Des groupes d’étudiants marchaient en silence sur les trottoirs, calmement, comme si chacun eût connu personnellement sa destination, mais qu’elle eût été la même pour tous. Arrivée au carrefour, la voiture vira à gauche dans la rue Jussieu. Les jeunes gens, garçons et filles, devenaient plus nombreux, marchant en grappes dont certaines déambulaient au milieu de la chaussée, s’écartant docilement devant la Rolls, sans la regarder, sans même la voir. Tout cela semblait bizarre, irréel. En bas de la pente, Louis prit à droite et s’engagea dans la rue des Fossés-Saint-Bernard pour rejoindre la Seine, là où vient mourir le boulevard Saint-Germain.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda le Grec.
— Je ne sais pas, monsieur… » répondit le chauffeur.
Maintenant, la rue était emplie de groupes, épars d’abord comme des flocons puis, resserrés, denses, s’organisant selon les lois de la coulée d’un fleuve qui grossit sous ses affluents en s’éloignant de sa source. S.S. jeta un regard en arrière : la marée humaine, imperceptiblement, s’était refermée sur eux.
« Je vais les faire dégager ! » dit Louis.
Le Grec bloqua son geste alors qu’il s’apprêtait à appuyer sur l’avertisseur :
« Ne bouge pas ! »
Il était trop instinctif pour ne pas percevoir le danger montant de cette marée humaine trop calme qui défilait sans un geste, sans un cri. À travers les vitres de la Rolls, il apercevait des visages de vingt ans, si près de son visage à lui qu’il aurait pu les détailler dans les moindres replis de la peau. Nul ne semblait s’apercevoir de la présence de la Rolls dont Socrate savait qu’elle était incongrue. À un moment, dans une espèce de trouée, il vit au bout de la rue, massés en un épais barrage, une horde de policiers casqués, vêtus de noir, boucliers médiévaux et matraques à la main, immobiles comme des arbres. Le Grec flaira qu’il allait y avoir du vilain. Comme cent fois dans sa vie au cours de circonstances analogues, il eut un trait de génie :
« Louis ! Ta casquette !
— Pardon ?
— Enlève ta casquette crétin ! Planque-la ! »
Tout en parlant, il défaisait lui-même le nœud de sa cravate qu’il jetait à ses pieds, ouvrait le col de sa chemise, remontait celui de sa veste et ébouriffait ses cheveux. Son goût du travesti lui permit, en une seconde, une métamorphose radicale qu’il compléta en ôtant ses grosses lunettes d’écaille. Il ressemblait maintenant à n’importe quel petit employé de ministère, homme entre deux âges, un peu fripé, un peu fatigué.
« Tourne où tu peux ! Dégage !
— Il n’y a pas de rue, monsieur.
— Fourre-toi dans le garage, à gauche !
— Il est fermé, monsieur. »
Le Grec réalisa alors que toutes les devantures de fer des boutiques avaient été baissées. C’était effrayant : il était coincé dans une Rolls Royce en plein milieu d’un flot de manifestants dont les vagues venaient déferler contre une muraille de C.R.S. ! Pas d’issue, aucune possibilité de dégager, rien ! La voiture roulait au pas des étudiants qui ne paraissaient toujours pas la voir, agglutinés contre les portières, les pare-chocs, escortant en quelque sorte cette provocation. De plus en plus nerveux, Socrate lança, à tout hasard, quelques pauvres sourires qui ne reçurent aucun écho. Paniqué, s’attendant au pire, certain maintenant qu’il était pris entre les mâchoires d’une tenaille qui allait se refermer sur eux pour les écharper, il réussit à redonner à sa voix un semblant de fermeté :
« Je descends, Louis, je vous attends plus loin… »
Le chauffeur ne pipa pas. Il commençait à comprendre. Il vit son patron plonger dans la masse et s’y perdre, marchant au rythme des autres, se dissolvant parmi eux. Puis, le miracle… Au moment où la Rolls, bloquée de tous côtés, n’allait plus pouvoir faire un mètre, Louis vit sur sa gauche une petite rue en sens interdit. Avec une douceur infinie, il braqua lentement le volant, prenant bien soin de n’effleurer personne. Il craignit un instant que la ruelle ne fût qu’une impasse, mais non, elle s’appelait la rue du Chant et comportait réellement une issue. Apparemment, les manifestants l’avaient négligée. Louis eut envie de chanter. En débouchant dans la rue du Cardinal-Lemoine, il tomba sur le Grec qu’il faillit ne pas apercevoir tant il était devenu un homme quelconque. Un signe discret, un léger coup de frein, une portière qui se ferme, S.S. était redevenu son passager. Sauf qu’au lieu de monter à l’arrière, il s’était réfugié près de lui, sur le siège avant. Dents et lèvres serrées, il articula très vite, à la manière des gangsters des années trente :
« Barre-toi, connard ! Vite ! Tu vois pas qu’ils vont faire la révolution ! »
Louis donna un coup d’accélérateur et la Rolls bondit en avant, s’éloignant de ce calme affreux qui précède les guerres. Le lendemain, les journaux du monde entier affichaient à la une ce qui allait devenir les « événements de Mai 68 ».
Dun fit un signe au patron de la boîte.
« Qui c’est, le boudin, là-bas ?
— Comment ? Tu ne sais pas ! Mais c’est la fille de Satrapoulos !
— Non ?
— Mais si !
— Dis donc, qu’est-ce qu’elle est tocarde !
— À partir de cent millions de dollars, toutes les femmes sont belles.
— Qui la baise ?
— J’en sais rien.
— Elle baise ou pas ?
— Comment veux-tu que je le sache ? J’ai pas couché avec !
— Salaud ! Ce serait bien la seule ! Qui c’est les types, avec elle ?
— Des fils à papa, des petits cons. Helliokis a son bateau à Cannes.
— Tu peux m’arranger le coup ?
— Je la connais pas bien. C’est la deuxième fois qu’elle vient.
— Merde, vas-y, quoi !
— Qu’est-ce que je lui dis ?
— Dis-lui qui je suis et demande-lui si elle veut venir prendre un verre.
— Ça va. J’essaie. »
Dun vit Carlos louvoyer entre les groupes de danseurs, s’approcher de la table aux minets, échanger avec eux quelques phrases. Pendant que tout le monde riait de ses plaisanteries, Carlos se pencha vers la jeune fille et lui murmura quelque chose à l’oreille. Instinctivement, Raph lissa ses cheveux de la main. Maria se tourna dans sa direction et lui lança un coup d’œil. Raph lui fit un sourire. Maria, à son tour, chuchota quelques mots à l’intention de Carlos. Carlos sourit, quitta la table et revint vers Dun, précieux messager qui allait peut-être permettre au reporter de réaliser un scoop qu’il attendait — et ses créanciers avec — depuis des semaines. C’était du gâteau, cette petite ! À la une de tous les grands magazines internationaux, son nom représentait de l’or en barre. Pour peu qu’elle accepte de poser pour des photos, Dun pourrait retourner au Ritz et régler ses arriérés.
« Qu’est-ce qu’elle a dit ? interrogea-t-il avidement.
— Elle a dit que tu pouvais l’inviter à danser.
— Merde ! On va encore dire que je détourne des mineures !
— Pourquoi, c’est faux ?
— Pas du tout, mais ça fait mauvais genre. Tant pis, j’y vais. »
Dun déplia sa haute silhouette et constata que sa cavalière présumée l’observait avec intérêt. L’âge n’avait rien changé à l’affaire. À quarante-huit ans, il continuait à faire des ravages. Ses cheveux blancs soigneusement ondulés affolaient aussi bien la midinette que la comtesse ou la star. Quel âge pouvait-elle avoir, cette gamine ? Quand il arriva à la table, les minets cessèrent de jacasser et le dévisagèrent avec une ironie haineuse et impuissante. Mais, déjà, Maria se levait. Il lui fraya un chemin jusqu’à la piste. Il lui dit en l’enlaçant :
« J’ai cru que vos petits copains allaient me tuer !
— C’est probablement ce qu’ils vont faire. Après…
— Après quoi ?
— Après la danse.
— Vous êtes en vacances ?
— Vous êtes journaliste ?
— Vous habitez chez vos parents ? »
Ils éclatèrent de rire.
« Non, chez des amis.
— Une villa ?
— Un bateau.
— Et ils vous laissent sortir seule ?
— Je viens de tuer mon geôlier. Vous êtes Français ?
— Non. Congolais. J’ai une plantation de bananes. Mes onze femmes s’en occupent.
— Seulement onze ?
— C’est une petite plantation. »
Vue de près, elle n’était pas si moche. Le corps était un peu lourd, qui s’écrasait sans pudeur contre celui de Dun, mais les yeux dorés étaient extraordinaires et, apparemment, elle avait oublié d’être bête. Jouer serré… Payer le Ritz…
« Vous savez pourquoi j’ai voulu vous connaître ?
— Oui. Je suis la femme de votre vie.
— N’anticipez pas. Vous pourriez être le bébé de ma vie, mais ce n’est pas le cas. Je vous ai repérée. Vous avez déjà fait des photos ?
— Si j’ai posé ?
— Oui.
— Non, jamais. Vous m’avez bien regardée ?
— Dommage. Vous pourriez faire un bon modèle. Comment vous appelez-vous ?
— Maria. Et vous ?
— Raph. Raph Dun. Votre nom de famille, c’est quoi ? »
Il la sentit se raidir dans ses bras :
« Vous me prenez pour une bille ?
— Seigneur !…
— Vous savez très bien qui je suis.
— Comment avez-vous su que je le savais ?
— Tout le monde le sait. J’ai constamment des grappes de journalistes à mes trousses. À la sortie du lycée, ils s’habillaient en curés et me proposaient des sucres d’orge.
— Désolé, je n’en ai pas sur moi.
— Tant mieux, je déteste. Vous êtes à quel canard ?
— À aucun et à tous. Je suis une pute. Je me vends au plus offrant.
— Comme c’est vilain !
— Horrible ! Mais je brûle des cierges en pénitence. Vous restez longtemps à Cannes ?
— Et vous ?
— Ça dépend de vous. Si je peux écrire des horreurs sur votre compte, on me donnera beaucoup d’argent et je pourrai rester davantage.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Croyez-vous pouvoir vous rendre à ma table sans risquer des coups de feu de la part de vos petits camarades ?
— Je suis libre, non ? »
La danse s’achevait…
« Alors, parfait, allons-y !
— Je vous rejoins. Je passe prendre mon sac. »
Il gardait sa main dans la sienne sans qu’elle songe à la retirer. Il dit :
« D’accord, je vous attends. Dites-leur que je suis votre papa… »
Elle le regarda dans les yeux avec gravité :
« Ce que vous êtes bête ! J’arrive… »
« Madame, je suppose que vous comprendrez ce que ma démarche comporte de délicat. Mais il fallait que je la fasse. Cigarette ?
— Merci, non. »
Le Grec se tortilla, mal à l’aise. La classe de cette femme l’impressionnait. Elle avait une réputation de bouffeuse d’hommes et se conduisait pourtant avec la race, la dignité et la discrétion d’une grande dame.
« Il s’agit de mon fils…
— Je m’en doutais… répliqua Joan avec une certaine ironie.
— Il est de mon devoir… de mon devoir…
— Oui ?
— Je dois le protéger vous comprenez… Il est si jeune !
— Et moi pas. C’est ça ?
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire !
— Vous le dites quand même. »
Il affronta son regard : sale besogne. Elle était belle dans la plénitude de son épanouissement, sereine. Il était venu pour lui dire de rompre et savait qu’il avait de quoi la convaincre. Mais comment amorcer ?
« J’avoue, dit-il, que je ne m’attendais pas à ce que vous soyez telle que je vous trouve. Je comprends Achille. Il a du goût. »
Elle hocha la tête en guise de remerciement.
« Monsieur Satrapoulos, si vous cessiez de tourner autour du pot pour me dire franchement le but de votre visite ? »
Elle l’aidait, tant mieux !
« Vous devez vous en douter…
— Évidemment ! Vous êtes venu me dire de rompre avec Achille. Non ?
— Je suis soulagé de voir que vous comprenez.
— Bien sûr que je comprends. Je me mets à votre place. Une des plus grosses fortunes du monde, un fils unique destiné à hériter et à prendre la suite. De l’autre côté, une femme de quarante ans, divorcée trois fois qui ne lui donnera peut-être même pas d’enfant. Si j’étais vous, j’agirais peut-être de la même façon. Peut-être… Seulement…
— Seulement ?…
— C’est non. Je ne suis pas vous. Et Achille ne va pas se mettre à aimer des gens pour vous faire plaisir. Ne croyez pas que je cherche à vous défier, mais vous n’êtes pas dans la course. J’ai choisi. Il a choisi. On s’aime.
— Madame, je vous en prie ! Si Achille avait été clerc de notaire… Vous savez aussi bien que moi que ce que vous appelez l’amour n’est pas éternel !
— Parfaitement exact. C’est pourquoi je tiens à en profiter tant que cela dure.
— Oui, mais lui, y avez-vous pensé ?
— Je ne pense qu’à lui.
— Supposez que ça dure… Quand il sera un jeune homme de trente ans, vous serez… vous serez…
— Une vieille dame de quarante-sept. C’est ça ? »
Le Grec se durcit :
« Exactement.
— Ce qui nous laisse dix ans, non ?
— Non ! Je ne suis pas disposé à vous laisser quoi que ce soit ! J’ai d’autres projets pour Achille, dans lesquels il n’y a aucune place pour vous !
— Je suppose que vous lui en avez fait part ?
— C’est mon affaire ! C’est à vous que je m’adresse, pas à lui ! Je pensais que vous seriez la première à ne pas vouloir compromettre son avenir ! Je vous préviens que si votre liaison continue, je lui coupe les vivres ! Vous n’aurez pas un sou ! »
Joan le dévisagea d’un air suave :
« Monsieur Satrapoulos… Y a-t-il quoi que ce soit, dans votre passé ou votre vie actuelle, qui vous autorise à me donner des leçons ? Vérité pour vérité, sachez que vous êtes tellement racorni que certaines choses vous passent par-dessus la tête. Croyez-vous réellement que je sois intéressée ?
— Je ne veux pas le savoir ! Je refuse qu’Achille fasse sa vie avec une vieille !
— Merci. Maintenant, vous pouvez sortir.
— Je ne sortirai pas tant que…
— Tant que quoi ?
— Tant que vous ne m’aurez pas promis… Tenez… — il sortit un carnet de chèques de sa poche — Je vais vous signer un chèque en blanc… Je vous donne ma parole d’honneur que personne n’en saura jamais rien ! Vous pouvez écrire le chiffre que vous voudrez, n’importe quoi pourvu que vous disparaissiez ! »
Il lui tendait le petit rectangle bleuté sur lequel il avait rageusement écrasé sa signature.
« Voilà ! Prenez-le ! »
Il le lui mit de force dans la main. Elle le garda. Puis, d’une voix très calme :
« Adieu, monsieur. »
Le Grec inclina la tête, tourna les talons et prit la porte. Il appela l’ascenseur qui ne vint pas, dévala à pied les cinq étages. Il allait arriver au rez-de-chaussée quand la voix de Joan le stoppa.
« S’il vous plaît ! »
Il leva la tête et l’aperçut tout là-haut, minuscule, comme enveloppée dans la cascade de ses cheveux fauves. Elle lança un petit paquet dans la cage de l’escalier. Il le ramassa. C’était son chèque, lesté d’une pièce de monnaie. Il le déplia : là où auraient dû se trouver des chiffres et des lettres, au-dessus de sa signature, il vit une multitude de petits cœurs dessinés au rouge à lèvres. Sur un ton plein de colère, il l’entendit ajouter :
« Vous êtes dégueulasse ! Ne revenez jamais plus ! »
Elle claqua sa porte. Il resta immobile sur le palier. C’était la première fois de sa vie qu’on lui renvoyait un de ses chèques à la gueule. Il s’en souviendrait, de son voyage à Vienne !
Peggy trouvait idiot et rétrograde de réciter un bénédicité sous prétexte qu’on allait grignoter trois feuilles de laitue. En Europe, même dans les familles bien pensantes, on ne s’embarrassait pas de semblables simagrées ! Elle était encore tout éblouie par son voyage en Grèce et à Paris. De temps en temps, elle caressait la pierre fantastique que lui avait offert le Grec. Elle n’osait pas la montrer et la cachait sous les plis d’un chemisier qui lui emprisonnait le cou, à l’ancienne mode. Subitement, la gueule de sa grand-mère la déprimait. En bout de table, quand elle avait marmonné sa prière avant de déplier sa serviette, elle avait évoqué pour Peggy une espèce de vautour momifié et dangereux. Il faut dire que la vie de Virginia, la reine mère du clan Baltimore, s’était passée soit à accoucher, soit à soigner son mari, élever ses enfants et enterrer les morts de sa très nombreuse progéniture. Elle en avait gardé sur le visage une expression définitivement figée, granitique et insensible. Quel contraste avec l’insouciance un peu folle de Satrapoulos !
Le dîner se déroulait dans la résidence d’été de la Nouvelle-Angleterre, pas très loin de Providence. De l’herbe, des chevaux, des arbres roux en toute saison, des écureuils en liberté, des barrières blanches et des poules dont Virginia ne laissait à personne le soin d’aller récupérer et comptabiliser les œufs. Ce qu’il y avait de terrible, dans cette famille, c’était l’impression accablante que chacun de ses membres pouvait indifféremment prendre le relais des défaillants et des disparus pour mettre ses pas dans les mêmes traces. Scott avait été assassiné cinq ans plus tôt : Peggy s’était retrouvée veuve alors qu’elle s’apprêtait à divorcer. « Les enfants… », lui avait-on dit. En fermant les yeux, en écoutant seulement ce qui se disait à table, elle avait la sensation douloureuse que rien jamais n’avait changé, qu’il n’y avait pas eu mort d’homme. Peter et Stephan avaient pris la succession de Scott dans la course au pouvoir. C’étaient les mêmes conversations que jadis, les mêmes projets, les mêmes astuces consacrés à l’éternel sujet, la politique.
« À quoi penses-tu ? demanda Stephan.
— À mon avenir… répondit Peggy distraitement.
— Ah ! Tu vois ça comment ?
— Loin d’ici. »
En bout de table, la momie Virginia leva un œil lourd.
« New York ?
— Non.
— Washington ?
— Non.
— Où ça alors ?
— Ailleurs. L’Europe souvent, l’Amérique de temps en temps. »
La momie souleva sa deuxième paupière.
« Fais voir le truc que tu as autour du cou !… », pria Peter.
Peggy déboutonna le haut de son chemisier et montra la pierre en forme de poire.
« Qui t’a donné ça ?
— Un ami. Socrate Satrapoulos. »
Le silence qui suivit cette bombe fut terrifiant. Chacun feignit de s’intéresser passionnément à ce qu’il avait dans son assiette, la reine mère y comprise. Peggy se demanda si elle n’aurait pas mieux fait de se taire. Dans la famille, le Grec était depuis toujours considéré comme un pourrisseur de l’Amérique, incarnation malsaine de la veulerie levantine, et comme un ennemi personnel de chacun de ses membres. Peu importait que la route de Scott, un instant, eût croisé la sienne, on préférait oublier qu’il avait participé au financement de sa campagne. Mais nul n’avait pu supporter l’idée qu’il put entretenir des relations avec Peggy. Prôner les rapports fraternels avec des nègres, ce n’est qu’une vue de l’esprit, un slogan passager, un mauvais moment nécessaire pour atteindre certains buts. Mais adresser la parole à un Grec sans motif électoral, c’était encore plus dégradant. Et accepter un cadeau de ce singe !… C’est alors que Peggy laissa tomber sa seconde charge de dynamite :
« Je crois que je vais l’épouser. »
Précipitamment, Virginia porta la main à ses lèvres afin que la nourriture qu’elle mastiquait de ses superbes dents en céramique ne jaillisse pas sur la table. Stephan et Peter échangèrent un regard incrédule. La momie se ressaisit et se racla bruyamment la gorge. À cet instant, Peggy comprit qu’elle n’avait jamais été considérée comme un membre du clan, mais comme sa prisonnière à perpétuité.
« Est-ce que mon mariage est une bonne chose ?
— Avec qui ?
— Vous le savez bien, avec la Menelas.
— C’est ce que vous m’avez dit, oui. Mais les cartes me disent autre chose.
— Cartes ou pas, je ne reculerai pas. Je me marie !
— Qui vous dit le contraire ?
— Alors, quoi ?
— Vous vous mariez, c’est certain, mais peut-être pas avec qui vous croyez. »
Interloqué, le Grec observa attentivement le Prophète : que voulait-il dire ? Il ne rajeunissait pas… Se trompait-il dans ses voyances ? Un instant, l’idée l’effleura qu’il avait pu devenir gâteux. Pourtant, le passé parlait en sa faveur. Presque rien qu’il n’eût prédit et qui ne soit arrivé. Satrapoulos avala sa salive :
« Que voulez-vous dire ?
— Moi ?… Rien… Mais « elles » — il désignait les cartes — ne semblent pas d’accord avec vos projets. Tirez-en sept dans le paquet, comme les sept lettres de votre prénom. Je vais couvrir votre jeu… »
Il étala les petits rectangles de carton sur une mosaïque de figures rouges et noires, cœur, carreau, trèfle, pique. Dans l’air, flottait un parfum d’eucalyptus et de mimosas qui envahissait le bureau par la fenêtre ouverte. En silence, il examina attentivement les nouvelles configurations. Le Grec ne pipait pas, sachant très bien qu’il devait attendre l’oracle sans impatience. Le Prophète reprit :
« Écoutez… »
Et il se replongea à nouveau dans son examen minutieux…
« Écoutez… Actuellement, vous êtes « porté ». Ce qui signifie que votre volonté a très peu d’influence dans le déroulement de votre destin… Vous croyez vouloir, vous croyez pouvoir, mais les événements en décident autrement…
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Rien, justement. Faites tout ce que vous avez décidé, vous verrez bien. Le destin n’est pas dans votre main.
— C’est mauvais ?
— Qui dit ça ? Il décide pour vous au contraire, c’est plutôt reposant !
— Tout dépend de ce qu’il décide.
— Jusqu’à présent, vous n’avez pas eu à vous plaindre.
— Qu’entendez-vous par « vous allez vous marier, mais pas avec qui vous croyez » ? Je vais rompre mon mariage ?
— Écoutez-moi… Pour une fois, je ne vais pas tout vous dire. Sachez que vous avez sur vous la marque du destin, que c’est une bonne chose et que l’avenir vous surprendra.
— En bien ?
— Vous verrez, ayez confiance. Je peux simplement vous révéler que ce que vous avez vécu jusqu’à présent n’était rien en comparaison de ce que vous allez vivre. Vous savez très bien que si le moindre danger vous menaçait, je vous préviendrais afin que vous puissiez vous en protéger. Ce n’est pas le cas.
— Vous ne pouvez pas me donner plus de précisions ?
— Je le pourrais, mais je ne le veux pas. Il y a des instants où les possibilités apparaissent si extraordinaires qu’elles en deviennent fragiles. Même mon intervention risquerait d’en changer le cours. Je ne veux pas prendre ce risque.
— Vous m’intriguez…
— Il ne faut pas forcer le destin. »
Oubliant l’endroit où il se trouvait et ce qu’il était venu y faire, le Grec ajouta naïvement, dans un superbe mouvement de menton :
« Vous auriez pu m’en dire davantage vous savez… Je ne suis pas superstitieux. »
Dans le passé, aucun artiste n’était jamais allé aussi loin et, à l’avenir, nul autre ne pourrait aller plus loin. Certains avaient exposé des tombereaux d’immondices, d’autres, comme Yves Klein, « Yves le monochrome », d’immenses surfaces plates recouvertes de la même couleur, bleu ou blanc, rouge ou vert, orange ou jaune. Les plus audacieux n’avaient pas hésité à supprimer radicalement la toile proprement dite, offrant à leurs admirateurs de contempler le cadre vide où aurait dû être emprisonnée leur œuvre. « Vous comprenez, disaient-ils, le créateur ne vous impose plus rien désormais. À l’intérieur de cet espace sans structure, puisqu’il symbolise une absence, votre imagination peut élaborer l’œuvre de son choix. » Un Yougoslave inspiré et légèrement entretenu par une veuve brésilienne avait exposé à Munich un miroir encadré d’or. Les visiteurs de la galerie présentant l’objet pouvaient lire sur la notice explicative rédigée en quatre langues : Il s’agit d’une compositions parfaite vous renvoyant à votre propre perfection. Un balayeur avait cassé le miroir — bien involontairement — et les assureurs avaient dû payer une fortune.
Mais Fast avait trouvé mieux. Fast avait eu l’idée absolue : maintenant, il s’exposait lui-même. Nu. Lena en était gênée. À Rome, l’affaire avait fait beaucoup de bruit et provoqué deux descentes de police qui avaient recouvert l’artiste d’une couverture. Toute la gauche s’était emparée du scandale et l’exploitait aux cris répétés de « Liberté ! » pendant que la droite, soutenue ouvertement par la Nonciature, qui avait l’approbation secrète du Vatican, exigeait que l’on jette hors la Ville éternelle cette provocation pornographique.
Depuis trois jours, tel Siméon le Stylite, Fast se tenait debout sur une espèce de colonne prise dans le faisceau d’un projecteur rougeâtre. La colonne, mue par un moteur électrique, pivotait sur elle-même à un rythme lent et régulier, montrant le génie sous tous ses angles à une foule d’amateurs passionnés, des femmes surtout, qui avaient les attributs de Fast à la hauteur de leurs yeux. Lena se mordait les lèvres, jalouse à en mourir mais préférant contrôler les entrées sur place que d’abandonner son amant aux convoitises de toutes ces garces italiennes.
La galerie fermait à huit heures. Fast, qui avait stoïquement passé six heures d’affilée dans une immobilité absolue, se ruait alors dans les toilettes et pissait avant toute chose dans un lavabo. Après quoi, il se rhabillait et, avec Lena, partait parader dans les restaurants et les boîtes « in » de la via Veneto. Lena avait tout tenté pour le persuader de renoncer à son projet. Fast lui avait ri au nez :
« Si tu m’aimais un peu, au lieu de dire des conneries, tu te foutrais à poil avec moi. Je t’exposerais aussi. Je t’intitulerais Femme de l’artiste et à la fermeture, on irait pisser ensemble ! »
Il était comme ça, Fast !
Ce fut la dernière protestation d’Achille, une farce dont la puérilité même prouvait qu’il s’était résigné à voir la Menelas devenir la seconde femme de son père. Il en parla à Maria qui haussa les épaules :
« Oui, c’est drôle… Mais si tu crois que ça va l’empêcher de l’épouser… »
Le Grec s’amusait souvent à jouer les cinéastes amateurs. Il aimait filmer les endroits, les objets et les êtres qu’il aimait. À la fin d’un déjeuner, à Serpentella, il avait enregistré sur sa caméra portative l’expression épanouie de la Menelas, l’air buté d’Achille et de Maria, et ce paysage de roches, de mer et de ciel dont il raffolait.
On le demanda au téléphone de Tokyo. Il abandonna son matériel et se rendit à son bureau. Quand il revint à table, il déclara qu’il devait partir pour Londres le soir même. Le lendemain, dans son appartement d’Athènes, Achille convoqua une amie mannequin de son état et peu avare de ses formes. Il la filma nue, en gros plans, fesses et seins à l’air, les dernières images la représentant de face, bras tendus amoureusement vers la personne qui tenait l’objectif. La nuit venue, Achille remit en place la caméra paternelle. À son retour, Satrapoulos voulut utiliser le restant du rouleau. Là encore, il profita de l’exceptionnelle lumière d’un après-midi pour tourner son sujet favori : la Menelas, de face, de profil, de dos, sur les côtés, en plan américain, vue par-dessous et par en haut. Assez fier de ses talents de metteur en scène, il demanda à son chauffeur d’aller faire développer la bobine d’urgence. On la lui rapporta dans le courant de la soirée. Après le dîner, comme souvent, il invita les convives à se rendre dans la salle de cinéma pour y admirer son œuvre. Il y avait là un chirurgien du cœur et sa femme, le ministre grec des Transports, un amoureux transi de Maria et l’agent de change new-yorkais de Socrate. La Menelas s’installa au premier rang.
Il y eut des gloussements amusés dès que les premières images défilèrent. La Menelas riait le plus fort, rassurée sur son avenir immédiat et ravie de se voir aussi mince. Achille et Maria s’étaient discrètement assis au quatrième rang des fauteuils, près de la porte.
« Quel appétit ! dit le Grec… Regardez-la ! C’est comme ça qu’elle va me dévorer ! »
Sur l’écran, on la voyait mordre d’un air gourmand dans une grappe de raisins. Soudain, il y eut un instant de flottement… Sans fondu enchaîné se substitua au visage épanoui de la Menelas un cul qui ne l’était pas moins, un cul, rien qu’un cul, occupant toute la surface de l’écran, se tortillant, se cambrant, prenant la pose et faisant, si l’on peut dire, des mines. Le chirurgien éclata de rire, se rendit compte que c’était une réaction incongrue et tenta de corriger le tir simulant un violent accès de toux. Sa femme, qui était dame d’œuvres de la meilleure société athénienne, le pinça avec force, détourna son regard et feignit de ne pas voir les images qui continuaient à défiler dans la consternation générale. Achille observa la Menelas qui s’était crispée sur les bras de son fauteuil. Maria avait du mal à retenir un fou rire. Maintenant, les fesses avaient disparu pour laisser la place à deux mignons petits seins, arrogants, tendus, plantés haut. Le Grec était si abasourdi qu’il ne songeait même pas à arrêter l’appareil. Bouquet final, gros plan de face sur le visage pamé de la jeune fille accourant bras ouverts vers le porteur de la caméra. Le visage de la Menelas fut à nouveau sur l’écran. Mais déjà, elle se levait, lançant sèchement à Socrate :
« Si c’est un affront public que vous avez voulu me faire, bravo ! C’est réussi ! »
Le ministre des Transports se leva et se lança à sa poursuite :
« Chère amie !… »
Consterné, l’agent de change ralluma la lumière. Achille et Maria n’avaient toujours pas bronché. Le Grec se dirigea vers son fils :
« C’est bête et méchant. Quand je pense que je te croyais devenu un homme ! »
Achille écarquilla des yeux innocents :
« Vraiment… Je ne vois pas ce que tu veux dire.
— Tu le verras demain ! Maintenant, je te prie d’aller faire des excuses pour cette pauvre plaisanterie.
— À qui ?… s’étonna Achille.
— Fous le camp ! »
Pour qu’Olympe lui pardonne l’insulte subie sous son toit, le Grec lui offrit le lendemain une merveilleuse parure de diamants à laquelle tintinnabulaient de minuscules cœurs de saphir. Néanmoins, elle bouda pendant deux jours. Quant à Achille, il s’était trouvé un voyage urgent à Boston où résidait l’un de ses amis. Évidemment, sa blague n’empêcherait pas la connerie d’être faite, mais la tête de la Menelas découvrant la fille à poil lui avait valu une bien douce compensation : au lieu de son visage, elle avait vu un cul !
Après tout, pensait Achille, il fallait ne pas la connaître pour y voir une différence.
LA DIGNITÉ DE VOTRE CONDUITE EST LA FIERTÉ DU PAYS. RESTEZ À NOS COTÉS DANS LA BATAILLE QUI S’ENGAGE. NOUS AVONS BESOIN DE VOUS.
Le télégramme, adressé à Mme veuve Scott Baltimore, était signé par le plus grand ponte des Novateurs, homme de paille que Peter et Stephan utilisaient comme une marionnette avant de le larguer pour prendre sa place. Peggy ricana… Dans le libellé de l’adresse, on lui avait même supprimé son prénom ! Elle n’était plus que « Veuve Scott » ! Les salauds ne pensaient qu’à leurs foutues élections. Qu’est-ce que ça pouvait faire que Peggy soit une jeune femme et qu’elle étouffe ?
Elle ne pouvait plus supporter la politique. L’image de Scott, la tête ensanglantée, la poursuivait nuit et jour. Elle voulait oublier, oublier… Quant à l’Amérique, le « cher et vieux pays », elle s’en moquait comme de son premier soutien-gorge. Sa seule certitude était un refus définitif d’être réduite à l’état d’objet à des fins de propagande électorale. Les vestales éplorées, les inconsolables gardiennes du souvenir, les robes de deuil, les moues compatissantes et hypocrites de vieillards rusés, fini ! Elle en avait sa claque !
Depuis qu’elle avait prononcé le nom du Grec à la table familiale, tous les membres de la famille s’étaient succédé dans son appartement, avec des gueules de faux jeton et des clichés de rhétorique : l’honneur… la patrie… les enfants qui un jour… l’orgueil national… l’Église… le devoir… les responsabilités… Marre ! Jusqu’à ses belles-sœurs, Dolly et Suzan, épouses de Peter et Stephan, qui étaient venues lui demander sans rire d’épargner la « carrière de leurs maris », prétendant qu’une union avec le Grec coulerait le clan aussi sûrement que si elle épousait un Nègre du « Black-Power ».
« Est-ce que tu imagines les réactions de la presse ? disait l’une.
— Que peux-tu trouver de séduisant à ce métèque ? » ajoutait l’autre.
À les entendre, on aurait pu croire que Satrapoulos était un Martien avec des pustules sur le visage, un trou à la place du nez et les pieds palmés ! Elle les avait proprement éjectées. Comme avant les élections qui avaient causé la mort de Scott, l’émissaire financier de la famille Baltimore s’était entremis pour lui proposer un nouvel arrangement : combien désirait-elle pour ne consommer ce curieux mariage qu’après les élections ? Elle n’avait hésité qu’une seconde avant de refuser d’un ton hautain.
« Mais, avait protesté le banquier, vous aviez pourtant accepté jadis une offre de ce genre…
— Les temps ont changé ! » avait répliqué sèchement Peggy. Devant la fortune du Grec, la misérable monnaie de la corruption ne pesait pas lourd ! En dehors de Nut, qui l’encourageait, Peggy avait mis sa mère dans la confidence : que lui conseillait-elle ? Mme Arthur Erwin Beckintosh, impressionnée par les milliards de Satrapoulos, avait eu ce mot historique :
« Épouse ! Et plutôt deux fois qu’une ! »
Toutefois, il y avait un petit ennui : le Grec n’avait jamais dit à Peggy qu’il l’épouserait. Et s’il refusait ? Elle aurait bonne mine ! En fait, elle n’envisageait pas une seconde qu’il pût lui dire non. Personne au monde dans la vie ne lui avait jamais dit non. Pourquoi cela devrait-il cesser ? Elle caressa son diamant en forme de poire… En épousant Socrate, elle en aurait d’autres, autant qu’elle en voudrait. Elle vivrait nue au soleil, un carnet de chèques entre les seins. Elle dévaliserait les joailliers et les grands couturiers. Toutes les nuits, elle courrait les boîtes. Plus personne ne pourrait lui interdire quoi que ce soit, elle serait libre de donner des soirées dingues, libre de sortir avec des gens marrants, des artistes un peu fous et ces superbes play-boys de la « jet-society ». Elle ferait tout cela avec Socrate, il la comprenait, il aimait ça. Quelle vie !
Elle relut avec mépris la dernière phrase du télégramme : Nous avons besoin de vous. Elle fit une boulette du petit morceau de papier, la jeta dans une corbeille et chantonna sur l’air de l’hymne américain :
« Et mon cul, il a besoin de vous ? »
Pour dérouter les journalistes, il avait été convenu que le Grec et la Menelas arriveraient séparément à Londres par des appareils différents. Le Grec, non sans plaisir, avait prévu une perruque blonde et des moustaches destinées à le grimer. La cérémonie se déroulerait dans la petite chapelle orthodoxe de Londres, où nul ne serait admis. Seuls, Achille et Maria avaient été prévenus de ce qui se tramait. Tous deux avaient décliné l’invitation de leur père, qui n’avait pas insisté davantage, craignant des incidents de dernière minute entre sa future femme et ses enfants.
La veille du mariage, Satrapoulos donnait à Paris en son hôtel de l’avenue Foch un dîner d’affaires très important. Des armateurs australiens dont la société était en déconfiture. Le Grec voulait la racheter à tout prix mais laisser croire à ses hôtes que la transaction ne l’intéressait pas. Les Australiens, de leur côté, avaient un besoin pressant de liquider afin d’éviter la faillite et des poursuites judiciaires à l’échelle internationale.
Jeu classique entre acquéreurs et vendeurs qu’illustrait parfaitement la chanson folklorique française : Je te tiens… Tu me tiens… Par la barbichette…
À neuf heures précises, les Australiens faisaient leur entrée dans le salon, un peu gauches et intimidés par le luxe raffiné de la pièce, les Rubens et le Tintoret discrètement mis en valeur par des projecteurs. La Menelas, toute à sa joie, les accueillit comme s’ils avaient été de vieux amis de la famille, masquant sa réprobation devant leurs costumes de parvenus, épaules trop larges, pantalons trop étroits, couleurs trop voyantes. D’ailleurs, dans leur groupe, tout était « trop » : ils étaient trop grands ou trop petits, trop gros ou trop maigres, dépareillés comme pour un sketch de comique troupier. Seulement, ces pantins pesaient vingt millions de dollars. La Menelas en compta huit qui s’inclinèrent lourdement devant elle : même aux antipodes, les barbares étaient au courant de sa gloire. Pendant que deux maîtres d’hôtel servaient le whisky, ils se tortillaient sur le bord de leur fragile chaise Louis XV et la Menelas pariait avec elle-même que les plus gros briseraient la leur avant de passer à table. Le Grec déployait ce charme célèbre qui lui avait valu la moitié de sa fortune allant de l’un à l’autre, plaisantant, flattant, mettant en condition ses futures victimes. Quand cette bizarre assemblée eut vidé deux bouteilles de scotch, un majordome en gants blancs vint annoncer que Madame était servie. On s’assit autour de la longue table rectangulaire dont les cristaux resplendissaient sous le grand lustre.
« Puisque vous êtes en France, j’ai voulu que vous ayez un dîner typiquement français… » minauda la Menelas alors que deux maîtres d’hôtel déposaient avec une certaine brusquerie une soupière en vieux limoges. Le Grec, qui avait l’œil à tout, le remarqua et se promit de tancer Mme Norbert qui avait essayé de lui casser les pieds les jours précédents avec ses salades domestiques.
« J’espère que vous aimez la bisque de homard… » demanda la Menelas à la cantonade.
Bien sûr, tout le monde l’aimait, ils en raffolaient même. Le Grec aiguilla la conversation sur le « beau pays » de ses hôtes, évitant soigneusement de faire la moindre allusion à l’affaire qui les avait amenés là. Il était placé en bout de table, la Menelas lui faisait face et les Australiens, quatre par quatre, se partageaient les deux côtés latéraux. Tous calquaient leurs gestes sur ceux de leur hôtesse, un peu perdus dans cette avalanche de couverts dont la multiplicité les laissait perplexes. Ils auraient préféré de très loin manger avec leurs doigts — et le Grec aussi. Socrate avait prévu comme tactique de les abreuver avec des mélanges de vins. Surtout les laisser venir… Quand ils seraient à moitié ivres, il attendrait encore qu’ils fassent le premier pas et abordent eux-mêmes le sujet qui leur tenait au cœur. Au moment des alcools, il porterait l’estocade, jetterait ses chiffres sur un air négligent, rirait de ceux qu’on lui proposerait et signerait en trois minutes, d’un air de dupe contrariée et surprise, au plus bas prix. En attendant, le potage était terminé depuis belle lurette et aucun maître d’hôtel n’apparaissait à l’horizon. Le Grec jeta un regard furtif et agacé à la Menelas. Elle appuya du bout du pied sur le bouton placé sous la table. Malgré le raffut infernal que devait faire la sonnerie dans les cuisines, la suite n’arriva toujours pas… Elle attendit deux minutes encore et se leva, s’excusant d’un sourire auprès de ses invités. Socrate relança la conversation et profita de son absence pour en raconter une bien bonne :
« C’est un Australien… Excusez-moi, mais ce n’est pas de ma faute si votre virilité est proverbiale dans le monde… Un Australien donc, qui propose à une Américaine de l’emmener chez lui prendre un verre… Pour quoi faire ? demanda-t-elle. Il répond : « Je vous ferai des choses qu’on ne vous a encore jamais faites. » Elle dit : « Quoi par exemple ? » Il dit : « Je vous lécherai le nombril. » Elle répond : « Mais on m’a déjà léché le nombril des douzaines de fois ! » (à cet endroit de l’histoire, certains des invités se mirent à rire… Le Grec passa à la chute)… Alors, le type répond : « De l’intérieur ? »
Les visages se figèrent dans une concentration douloureuse. Le Grec répéta : « De l’intérieur, vous vous rendez compte ! » Et il se tapa sur les cuisses. Après un instant d’hésitation, les autres firent chorus avec d’autant plus de puissance qu’ils n’y avaient rien compris. Subrepticement, Satrapoulos jetait les yeux en direction de la porte qui menait aux cuisines : que faisait donc Olympe ? Elle l’abandonnait seul avec tous ces cons ! Bientôt, il n’y tint plus :
« Chers amis, excusez-moi… Il a dû se produire un petit incident… Je vais voir… »
Dès qu’il fut hors de vue des Australiens, son visage se crispa de colère : pourquoi est-ce qu’il payait du personnel ? Où étaient-ils ? Au pas de charge, il galopa dans le couloir, vaguement inquiet. Il poussa la porte des cuisines : la Menelas était étendue sur le carrelage, raide comme un cadavre, d’une pâleur de cire, le visage couvert de vomissures. Il se précipita, s’agenouilla, vit qu’elle respirait encore et tenta de la ranimer par de petites gifles. Ce faisant, il appelait à la rescousse les maîtres d’hôtel toujours invisibles. La Menelas ouvrit un œil, essaya de dire quelque chose et repartit dans son évanouissement. Fébrilement, le Grec chercha une bouteille de vinaigre, remua les tiroirs, balaya des étagères, explora des placards. Rien. Il revint à la Menelas, quitta sa veste, la roula en boule et la lui mit sous la tête. Elle avait les narines pincées et ne réagissait toujours pas. Enfin, son corps fut parcouru d’un tremblement… Elle ouvrit les yeux…
« Ma chérie !… Que se passe-t-il ? Parlez-moi !… »
Faiblement, elle détourna la tête comme si elle eût craint de faire craquer ses vertèbres. D’un doigt flageolant, elle désigna un écriteau accroché au-dessus des fourneaux, sur lequel une main vengeresse avait tracé, à grands coups de rouge à lèvres :
Elle eut un hoquet et vomit à nouveau. Le Grec la tenait contre lui, lui soulevant la tête, la consolant, la berçant.
Pendant ce temps, les Australiens s’inquiétaient. Leur doyen, au nom de la communauté, décida d’aller aux nouvelles. Il erra au hasard dans les couloirs vides, trouva la porte de la cuisine et embrassa la scène d’un coup d’œil : le Grec penché sur la Menelas secouée par des spasmes, et l’écriteau. Surmontant un haut-le-cœur, il se porta au secours de ses hôtes. Trois minutes plus tard, tous ses associés étaient dans la cuisine, surmontant leur dégoût, feignant de n’avoir pas lu la redoutable pancarte. Le Grec les pria de retourner à table, il allait tout leur expliquer… Ils vinrent se rasseoir, l’appétit coupé, les yeux rivés à la soupière dans laquelle… Pouah !… Pendant qu’Olympe se refaisait une beauté dans une salle de bain, S.S. les rejoignait, l’air jovial :
« C’est une blague des domestiques. Un différend qu’ils ont eu avec ma gouvernante ! Bien entendu, ce que vous avez lu est stupide ! D’ailleurs… » À la grande horreur des Australiens, il plongea, la louche d’argent dans le récipient précieux…
« … j’en reprends ! Je l’ai trouvée délicieuse ! »
Il toisa ses commensaux d’un œil dur :
« En voulez-vous encore ? »
Ils se dévisagèrent, gênés, comprenant toutefois que le Grec leur imposait l’épreuve de force et que la signature de leur contrat était à ce prix-là. Le doyen donna le ton :
« Nous allons tous en prendre. Cette soupe est un vrai régal ! »
Pas fou, il servit d’abord ses proches voisins et fit circuler la soupière. Chacun se retrouva en tête-à-tête avec le liquide rougeâtre et suspect.
« Messieurs… »
Sous l’œil aigu et attentif du Grec, il plongea bravement sa cuillère dans son assiette. Surmontant une nausée, il porta la bisque à ses lèvres et avala, maudissant le dieu des affaires qui lui infligeait un supplice pareil. Les uns après les autres, ses alliés l’imitèrent. Quand les assiettes furent vides, Satrapoulos prit la parole :
« Tant pis pour le reste du dîner ! Je suis désolé. Je vous propose d’aller continuer notre repas chez Maxim’s. »
La Menelas refusa de se joindre à eux. Elle avait un teint de plâtre. Elle s’affala dans un énorme canapé en cuir et lapa la moitié d’une bouteille de whisky, à petites gorgées, en faisant la grimace.
Deux heures après, le Grec était de retour, furieux. L’affaire était ratée. Il s’était montré agressif, intransigeant et avait refusé d’accompagner les Australiens qui avaient voulu finir leur soirée au Crazy Horse. Il attaqua sans préambule :
« C’est intelligent ! Tu m’as fait louper dix millions de dollars ! »
Bien qu’éméchée, la Menelas se rebiffa :
« Comment oses-tu ?… On ne m’a jamais traitée de la sorte ! »
Bientôt, les injures des bas quartiers d’Athènes volèrent sous le lustre en cristal du grand salon. Excédée, Olympe prit son manteau et hurla :
« Je fous le camp ! »
Au lieu de la retenir, le Grec, oubliant qu’ils devaient se marier le lendemain, aboya en écho :
« C’est ça ! Et pisse dans la soupe ! »
Au moment où la porte claquait, la sonnerie du téléphone retentit. Socrate la négligea, se proposant d’aller finir la nuit au George V. Il n’avait plus remis les pieds au Ritz depuis la mort de sa mère.
Peut-être même, en buvant un verre dans une boîte, trouverait-il des filles trop heureuses de venir lui calmer les nerfs à domicile. La sonnerie du téléphone insistait, lancinante. Avec colère, il alla décrocher :
« Oui ? Quoi ? »
Au bout du fil, une voix flûtée de petite fille inquiète :
« C’est moi…
— Peggy ! Mais d’où appeliez-vous ?
— New York… Socrate, c’est affreux ! Il faut absolument que vous fassiez quelque chose pour moi !
— Tout ce que vous voudrez, Peggy ! Je vous écoute.
— Il faut absolument que vous m’épousiez. »
Il considéra l’appareil d’un air ahuri, comme si sa contemplation eût pu lui fournir les réponses aux questions folles qui se pressaient dans sa tête… Il bredouilla…
« Pardon ?
— Épousez-moi ! J’ai dit à ma belle-famille que nous allions nous marier… Il faut le faire, Socrate ! »
Il déglutit avec peine :
« Mais, Peggy…
— Vous acceptez ?
— Je…
— Socrate, c’est très grave… J’ai pris mes responsabilités… Prenez les vôtres !
— Eh bien…
— Socrate, mon chéri, oui ou non ?
— Mais oui, bien sûr !…
— Quand ?
— Attendez, je vous entends mal… »
Il avait très bien entendu. Elle répéta :
« Quand ? »
Il tenta d’avaler sa salive qui restait bloquée dans sa gorge :
« Quand vous voudrez.
— Oh ! Socrate ! Vous êtes merveilleux ! Vous m’avez compromise, vous savez ! Tout le monde est au courant ! Toute la famille Baltimore… Nut aussi !
— Ah ! Nut aussi…
— Chéri, j’arrive !
— Où ça ? bégaya-t-il.
— À Paris ! Il faut que nous parlions de tout cela dans le détail… Nous avons tellement de questions à régler ! Il faut que nos avocats se rencontrent !
— Peggy ?…
— Oui ?
— Êtes-vous sérieuse ?
— Oui ! Je vous aime. Je veux vivre avec vous.
— Peggy…
— Oui ?
— Moi aussi.
— Oh ! mon amour, j’arrive !
— Je téléphone immédiatement à New York pour qu’on mette un avion à votre disposition…
— Chéri, vous pensez à tout !
— Peggy !
— Oui ?
— Je vous aime.
— Ne bougez pas, j’arrive ! »
La communication fut coupée. Pensivement, le Grec desserra le nœud de sa cravate. Il se servit un whisky et s’assit à l’endroit même où il avait trouvé la Menelas quand il était rentré de chez Maxim’s. Tout allait trop vite, même pour lui… Malgré ce que lui avait laissé entendre le Prophète, il n’avait pas douté un instant qu’il serait le mari de la Menelas dès le lendemain. Mais la Menelas était partie. Il la connaissait assez pour savoir qu’elle ne reviendrait pas de sitôt, jamais peut-être. Et Peggy s’était manifestée… Peggy l’inapprochable, Peggy l’unique pour laquelle il avait pris des leçons d’hypnose, Peggy qu’il avait sautée dans son bateau comme n’importe quelle putain. Il s’en souvenait maintenant… Au moment où son propre plaisir allait le submerger, il lui avait craché dans la gueule sans savoir pourquoi, sans comprendre que ce geste le libérait en rendant à la « Veuve de l’Amérique » des dimensions humaines, charnelles. Elle lui avait demandé :
« Socrate ?… Pourquoi ?… »
Ne sachant quoi répondre, il avait éclaté d’un rire vainqueur, le rire du mâle qui a soumis la femelle. Mais de là à envisager qu’elle puisse un jour devenir sa femme ! Il jubila à l’idée de tous les nouveaux ennemis que ce mariage allait lui attirer. L’homme le plus riche du monde n’épouse pas impunément la femme la plus célèbre de la terre ! Il imagina avec délectation la tête de Kallenberg, ce pauvre Kallenberg qui, en amour et en affaires, devait se contenter de ses restes : comment encaisserait-il la nouvelle ? Sous le coup de cette émotion trop forte, peut-être aurait-il le bon goût de crever ? Quant à Achille et Maria, qu’ils se méfient ! Le Grec ne supporterait pas de leur part la plus petite réticence ! Mieux, s’ils étaient normaux, ils ne pourraient qu’être fiers d’un père de soixante-deux ans capable encore de séduire le numéro un de la planète. Pour peu que Dieu soit indulgent, Socrate pouvait espérer atteindre, en se soignant bien, l’âge de cent ans. Plus peut-être ? En tout cas, cela lui laissait un minimum de vie de trente-huit années ! Fantastique ! Étourdi de bonheur, il médita sur ce qui lui arrivait. À peu de chose près, c’était une version améliorée du nez de Cléopâtre : des loufiats en révolte pissent dans une soupière et le destin vous prend par la main pour vous emmener haut, très haut, aux limites de l’impossible.
Le Grec est dans son bureau. Seul. Il marche de long en large et parle à haute voix en direction des deux grands fauteuils en cuir qui font face à sa table de travail. Parfois, sa main droite, enfouie dans sa poche, se crispe sur la liasse de billets. Il se fait véhément, affirme, prouve, ironise. Il ponctue son discours de coups de poing rageurs sur les objets qui sont à sa portée. Pourtant, dans les fauteuils, il n’y a personne. Le Grec répète. Chaque fois qu’il s’apprête à jouer une partie, il en envisage toutes les possibilités et mime la scène à haute voix pour des interlocuteurs absents. Il joue leur rôle, il s’attaque et se défend dans des feux croisés de demandes et de réponses qui, tour à tour, l’embarrassent et qui, tour à tour, trouvent leur solution. Maintenant, il n’a plus rien à dire, ses vis-à-vis invisibles sont convaincus. Il décroche son téléphone intérieur :
« Achille ? Je vous attends dans mon bureau, toi et ta sœur. »
Il va s’asseoir à sa place, met la tête entre ses mains et se concentre. Les deux jumeaux entrent. Achille, en pull de cachemire et blue-jeans ressemble à un étudiant sage. Il a un pli buté et vertical qui lui barre le front, entre les deux sourcils. Maria est en jupette de tennis, chemisier blanc, chaussures et chaussettes blanches.
« Asseyez-vous. »
Maria se laisse tomber dans son fauteuil. Achille s’assied sur le dossier du sien. Entre-temps, le Grec a oublié son début improvisé qui était pourtant fort brillant. Chaque fois qu’il est concerné dans ses affections, il perd ses moyens. Ça ne rate pas : il ne sait plus par quoi commencer. Il dit :
« J’ai une grande nouvelle à vous annoncer. »
Achille et Maria ne bronchent pas. Le Grec continue :
« À plusieurs reprises, à tort ou à raison, vous avez cru devoir vous immiscer dans ma vie privée. Vous vous êtes conduits d’une façon détestable avec une femme que j’ai aimée et qui avait toujours été très bonne avec vous. »
Il interroge du regard les deux jumeaux. Ils restent impassibles.
« À cause de vous, j’ai rompu avec Olympe. Au passage, je lui tire mon chapeau pour la patience dont elle a fait preuve à votre égard. Aujourd’hui, j’ai une très grande nouvelle à vous annoncer… Je vais me remarier. Et cette fois, vous ne pouvez pas ne pas être d’accord ! »
Achille et Maria mangent des yeux le visage de leur père. Il a l’air hilare. Maria, la première, comprend. Elle se jette à son cou :
« Oh ! Papa ! C’est fantastique ! Tu vas épouser maman ! »
Achille bondit de joie :
« Hourra ! Bravo ! Tu es formidable ! »
Il se jette lui aussi dans les bras de son père qui essaie de les écarter. Il sent qu’il va les décevoir tellement qu’il n’a plus le courage de rien leur dire. Son visage se durcit. Il se jette à l’eau :
« Qui vous parle de maman ?… Je vais me marier avec Peggy Baltimore ! »
Voilà, c’est lâché, advienne que pourra ! Instantanément, les jumeaux se sont éloignés de lui comme s’il avait la peste. Achille le regarde avec horreur. Maria a les larmes aux yeux. Elle dit :
« Qui ça ? Répète ? »
Le Grec se tortille :
« Peggy Baltimore. Pensez-vous qu’il y ait au monde une femme plus digne qu’elle ? »
Achille fait celui qui n’a rien entendu. Tout cela ne l’intéresse plus :
« Tu viens, Maria ? Je vais faire un set avec toi. »
Le Grec s’empourpre de colère :
« En voilà assez ! Vous n’avez pas à me dicter ma conduite ! Elle est le numéro un ! Le numéro un ! »
Mais, déjà, les jumeaux ont quitté la pièce.
C’est au moment où le Boeing, sur le point de décoller, arrivait à son point fixe que le commandant de bord reçut le message radio : « Ordre de la Compagnie… Retournez sur l’aire de départ et débarquez les passagers. »
Dans son dos, le commandant sentait la prodigieuse poussée des milliers de chevaux qui allaient arracher du sol les cent trente tonnes de son appareil. Il n’avait qu’à libérer un petit bouton pour que les réacteurs déchaînent toute leur puissance. Il prit son micro :
« Commandant à tour de contrôle… Répétez…
— Retournez sur l’aire de départ… Débarquez les passagers…
— O.K. Compris. »
Il leva les sourcils en direction de son copilote :
« Merde ! Il doit y avoir une bombe à bord ! On ne part plus, les gars !
— Tu veux que je prévienne les hôtesses ?
— Pas encore. »
À bord de ce vol régulier, il y avait cent trente passagers qui partaient de New York pour rallier Athènes sans escale. La radio crépita à nouveau :
« Prenez la piste six, gagnez le parking onze, garez-vous, coupez les moteurs, restez à vos postes et attendez les ordres. Parlez !
— Compris.
— Bob, va dire à Lily qu’elle fasse une annonce !
— Qu’est-ce qu’elle doit leur dire ?
— Sais pas. Je m’en fous. N’importe quoi. »
Prévenue, Lily annonça de sa voix chaleureuse :
« Mesdames, messieurs… Un incident technique nous oblige à revenir à notre point de départ. Le décollage est donc légèrement retardé. Veuillez, je vous prie, vous munir de vos bagages en attendant que Grecian Air Line mette à votre disposition un nouvel appareil. Merci !… »
Les passagers se dévisagèrent d’un air étonné pendant que le Boeing faisait demi-tour pour regagner une aire de parking. Certains protestèrent. Lily ajouta :
« Vous êtes priés de ne pas détacher vos ceintures avant l’arrêt complet de l’appareil. Merci ! »
Elle était trop troublée pour avoir songé à prononcer la formule rituelle. Elle fonça dans la cabine :
« Pourquoi on débarque ? »
Fataliste, le radio haussa les épaules :
« Si on le savait… »
Le commandant coupa les moteurs. Du ventre et de la queue, le Boeing vomit son chargement humain que des autocars attendaient sur la piste. Des hommes en salopettes marquées dans le dos au sigle de la compagnie, G.À.L., transférèrent les bagages de la soute à bord d’un train de chariots. Quand tous eurent disparu, le commandant reçut un nouveau message :
« Tour de contrôle à G.À.L. 112… Rallumez les moteurs. Vous décollez dans dix minutes, même destination… Parlez…
— G.À.L. 112 à tour de contrôle. Bien reçu.
— Ils sont fous ou quoi ? » demanda Lily…
En réponse à sa question, elle vit grossir trois voitures sur la piste. Elles fonçaient vers l’appareil et s’arrêtèrent sous les ailes dans un crissement de coups de freins.
« Qui c’est ? interrogea l’un des stewarts.
— Pas n’importe qui, en tout cas, les passagers étaient fous de rage. Il y en a deux qui ont parlé de procès… murmura Pat, une autre hôtesse qui écarquillait les yeux pour mettre un nom sur la ravissante silhouette féminine qui escaladait l’échelle d’un air décidé, un enfant à chaque main.
— Ça alors ! C’est Peggy Baltimore ! »
Derrière Peggy, trottinaient sa propre mère, Mme Beckintosh, et Nut. Puis deux nurses et une gouvernante. Quatre gorilles fermaient la marche, semblant encadrer un homme grand et maigre qui était peut-être un secrétaire. Dix personnes en tout. Le nombre de leurs valises était tout simplement fabuleux ! Presque autant que pour les cent trente passagers normaux ! Encore la radio :
« Soignez vos passagers comme vous n’avez jamais soigné personne. Ordre de la Compagnie. Parlez !
— Bien reçu ! maugréa le commandant de bord.
— Bon voyage ! »
Il coupa le contact de son propre micro et fit rouler son Boeing vers le point fixe :
« Grouillons-nous ! Au cas où ils auraient oublié leur caniche…
— C’est demain qu’il l’épouse !
— M’en fous ! Ça fait une drôle de publicité pour la Compagnie !
— Boph !… Qu’est-ce que ça peut nous faire ? Après tout, elle appartient au Grec… »
Pat prépara des plateaux, caviar et Dom Pérignon…
« Ah ! Ce n’est pas pour moi qu’un homme débarquerait cent trente passagers pour me laisser leur place ! C’est beau, l’amour ! »
Sa voix fut couverte par le sifflement aigu des réacteurs. L’appareil se cabra et frémit avant de piquer vers le ciel.
« Non, je n’irai pas ! Pas dans l’état où tu m’as mise ! »
Irène désignait un bleu sous son orbite qu’un savant maquillage n’était pas totalement parvenu à cacher. Kallenberg haussa les épaules :
« Tant pis. J’irai seul.
— Non ! Je t’interdis ! »
Il leva un sourcil menaçant :
« Toi, tu m’interdis ?
— Oui ! Je défends ma famille, moi ! Je n’irai pas parader devant un type qui a fait souffrir ma sœur !
— Ta sœur, c’est une salope ! Et tu la détestes !
— Tu as été bien content de l’épouser !
— Boph… Elle ou toi, une salope et une conne, ça sortait pas de la famille !
— Socrate t’a ridiculisé toute ta vie ! Tu ne vois pas qu’en t’invitant, il te tend un nouveau piège !
— Tu prends bien mes intérêts à cœur brusquement ?
— Je n’irai pas ! Je n’irai pas et toi non plus !
— Ça suffit, fous le camp !
— Je le dirai à maman ! »
Herman la toisa avec mépris :
« À ton âge… Tu t’es regardée ? Tu appelles encore ta mère ?
— Je lui dirai ce que tu m’as fait ! Tu verras !
— Elle est gâteuse, ta vieille ! Et toi, tu es tarée… La prochaine fois que je me marie, j’épouserai une fille de vingt ans. J’en ai marre de ta gueule de vieille. Tu es moche !
— Et toi tu es cocu ! Cocu !
— Pas par toi en tout cas, tu en serais bien incapable !
— Lena ou moi, c’est la même chose !
— C’est bien vrai ! Dans le même sac ! »
Il était huit heures du soir, le 2 septembre 1968, veille des noces du Grec et de Peggy Baltimore. Malgré les propos tenus, Kallenberg et Irène ne se disputaient pas à proprement parler. Entre eux, ce genre de phrases était devenu banal, quotidien. À tel point que les domestiques, blasés, ne prenaient même plus la peine d’écouter aux portes : ils connaissaient leur répertoire par cœur.
Le matin du mariage, Serpentella ressemblait à une forteresse. Depuis le jour où la Menelas y avait été effrayée par un serpent, l’île avait bien changé ! Une armée d’horticulteurs, d’ingénieurs agronomes, de paysagistes et d’architectes en avaient bouleversé l’apparence. Toute la partie ouest où se dressaient les bâtiments d’habitation était devenue une pelouse plantée de fleurs, émaillée de citronniers, d’orangers, d’oliviers et d’eucalyptus amenés par bateaux entiers. Pendant des mois, des bulldozers avaient fait sauter la roche et nivelé le terrain qu’on avait recouvert de milliers de tonnes de bonne terre. Ça et là, on avait creusé de gigantesques citernes que des cargos venaient une fois par semaine remplir d’eau douce. Malgré les soins conjurés des géologues et des sourciers, on n’avait pas pu en trouver une seule goutte. Pourtant, des jets d’eau tournoyaient à longueur de journée dans une fraîche vapeur irisée et la piscine était alimentée par une véritable cascade. Avant que les terrassiers n’entreprennent le travail, des avions-cargos avaient saupoudré sur l’île d’énormes quantités de mort-aux-rats et d’insecticide, si bien qu’on aurait cherché en vain le moindre moustique, scorpion ou araignée.
Seules, quelques colonies de fourmis étaient tolérées par les deux cents personnes qui veillaient en permanence sur la perfection de ce paradis : jardiniers, cochers — il y avait six pur-sang pour les promenades — masseurs, coiffeur, cuisinier, standardistes, maîtres d’hôtel, secrétaires, traducteurs, barmen, palefreniers, valets de chambre, médecin, gouvernantes, infirmières, économes, maître nageur, professeurs de culture physique, sommeliers, sans oublier une équipe de trois spécialistes en feux d’artifice dont le Grec était friand. Épisodiquement, pour la moindre fête, on déplaçait un orchestre de Paris ou de Rome, qu’un avion spécial allait chercher où il se trouvait. En haut de la pente douce glissant dans l’eau verte et pure de la mer, la maison de maître, une merveille de sobriété construite dans le style grec — Satrapoulos s’était finalement rendu aux arguments des architectes et de ses propres enfants qui, contre son propre avis, n’avaient pas voulu des colonnes doriques qu’il proposait sur fond de Parthénon miniature en marbre. On avait conservé son aspect sauvage au reste de l’île, cyprès, pins parasols, tamaris, gentiane et absinthe. Quand S.S. était dans son bureau, de tout côté, il pouvait voir la mer, cette mer qui avait fait sa fortune. Sur sa gauche, en plein sud, abrité des vents qui soufflaient l’hiver et en août, le port capable d’accueillir les navires de plus gros tonnage. Une dizaine de yachts y tenaient au large. Sur un terre-plein circulaire en béton, la piste d’atterrissage pour hélicoptères dont les hangars étaient taillés dans une anfractuosité de la roche. Et, partout, des milliers d’oiseaux en liberté chantant à longueur de journée, relayés la nuit par des rossignols. Dans une enclave spéciale, des poules, des canards, des chèvres, des paons, des biches, des chiens et des chats. Le bâtiment principal comportait également un bloc opératoire, une salle de cinéma où des troupes de théâtre, parfois, venaient donner la représentation, une infirmerie et une salle de concerts que la Menelas, dans ses jours de bouderie, transformait en thébaïde.
La religion était présente sous forme d’un pope vivant dans une aile de la petite chapelle orthodoxe bénie et consacrée par un archimandrite, au bout d’une allée de cyprès. Quand les journalistes du monde entier avaient appris l’existence de cet éden, ils avaient déferlé du large pour prendre des photos. Mais le Grec veillait. En temps normal, il était impossible à quiconque d’approcher sans montrer patte blanche. Des commandos de marins, dressés à ne pas répondre aux questions qu’on leur posait, montaient des gardes vigilantes à bord de vedettes rapides assez puissantes pour arraisonner un croiseur. Les plus audacieux s’étaient découragés après avoir tout essayé, la séduction, la corruption, les menaces, le chantage : il était impossible de savoir ce qui se passait réellement à Serpentella. Et ceux qui savaient ne parlaient jamais.
Ce jour-là, jour du mariage, on avait doublé les rondes sur terre et sur mer. Des marins en blanc, matraques à la main, parcouraient le rivage dès l’aube pour en chasser les éventuels importuns que la tenue d’homme-grenouille ne rebutait pas. Des journalistes de Life avaient même tenté un parachutage de nuit, éventé par une patrouille de chiens policiers. Les marins avaient rejeté à la mer les deux reporters et détruit leur matériel. Le gouvernement grec avait donné l’ordre à tous les appareils, civils ou militaires, de quelque nationalité qu’ils fussent, de ne pas survoler l’île ni la mer dans un rayon de cinq milles. Deux chasseurs et un hélicoptère de la gendarmerie maritime veillaient à son exécution.
Le Grec, qui se flattait d’avoir l’œil à tout, n’avait oublié qu’une chose, la veille : mettre un avion à la disposition de Peggy ! Il avait senti ses cheveux se dresser sur la tête quand un appel reçu de New York du directeur de sa Compagnie l’avait informé de la catastrophe : Peggy et sa suite étaient déjà arrivées sur l’aéroport sans que rien eût été prévu pour eux !
« Que dois-je faire, monsieur ?
— Trouvez-moi un Boeing tout de suite, bon Dieu !
— J’ai déjà essayé ! Tous sont en l’air !
— Et nos avions réguliers ?
— Il n’y en a qu’un seul aujourd’hui. Il décolle dans deux minutes.
— Arrêtez-le, bordel !
— Bien, monsieur. Mais il est plein… Qu’est-ce que je fais des passagers ?
— Videz-les !
— Combien voulez-vous que j’en fasse sortir… heu… si c’est possible…
— Videz-les tous ! Tous, vous m’entendez !
— Mais, monsieur… C’est difficile… heu…
— Vous voulez garder votre place ?
— Évidemment…
— Alors, nettoyez-moi ce foutu Boeing, au lance-flammes s’il le faut, je m’en fous ! Je me marie, moi, vous comprenez ça, crétin ? Exécution !
« Rappelez-moi dès que vous aurez tout arrangé ! »
Un peu plus tard, un appel l’avait rassuré, Peggy s’était bien envolée ! Quand elle avait atterri à Athènes, le Grec l’attendait, un bouquet de fleurs à la main, intimidé comme un collégien. Il avait donné des instructions pour qu’on cache la presse pendant quelques jours. C’était un tollé général. Un journal britannique avait même titré son éditorial à la une :
Les autres articles de quotidiens étaient du même tonneau, agressifs, méchants, fielleux, du style : « Elle épouse un homme qui pourrait être son père », ou : « L’idole descend de son piédestal », ou encore : « La veuve de Scott Baltimore déshonore l’Amérique. » Il y en avait comme cela des centaines dans tous les magazines du monde. Deux ou trois seulement avaient pensé qu’après tout, ce mariage était l’affaire de ceux qui le contractaient et qu’ils n’avaient de comptes à rendre à personne. Peggy embrassa Socrate sur les joues avec gaucherie :
« Puis-je vous présenter maman ? »
Le Grec, qui avait pourtant l’âge de sa future belle-mère, se sentit régresser brusquement à dix ans. Il n’arrivait plus à lâcher la main de Margaret Beckintosh qui le sondait jusqu’au fond de l’âme, l’air sévère. Finalement, elle articula en le regardant droit dans les yeux :
« Me jurez-vous de rendre ma fille heureuse ? »
Bêtement ému, Satrapoulos hocha la tête à plusieurs reprises, de bas en haut, avant de pouvoir prononcer :
« Oui… Je vous le jure. »
À son tour, elle l’embrassa. Peggy poussa ses deux garçons devant elle :
« Chéris, embrassez donc Socrate ! »
S.S. se pencha sur l’aîné qui se tenait raide comme un piquet, mais qui le laissa faire. Quand le Grec voulut recommencer l’opération avec le plus jeune, l’enfant se mit à pleurer et à chercher refuge dans la mini-jupe de sa mère :
« Voyons, Christopher ! Qu’est-ce qui te prend ? »
Mais le gosse s’accrochait farouchement aux cuisses de Peggy, cachant son visage dans ses mains tout en sanglotant. Peggy essayait de le calmer :
« Tu vas voir ! Tu viens d’arriver dans le plus beau pays du monde ! Tu vas être tellement heureux ! »
Socrate essaya de le prendre dans ses bras. L’enfant eut un véritable soubresaut et cria :
« Non ! Non ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! Maman ! »
Une nurse voulut s’interposer. Le Grec l’arrêta d’un geste. Peggy lui fit une moue navrée et amusée. Le Grec dit :
« Laissez-le s’habituer à moi… Je l’aimerai tellement qu’il finira bien par me voir… »
En bout de piste, deux hélicoptères les attendaient pour les emmener à Serpentella. Ils s’y rendirent dans trois limousines. Quand les appareils s’élevèrent, leurs passagers eurent une vue panoramique de l’aéroport : il était cerné par des cordons de police contenant une foule énorme. Au loin, on apercevait la mer. Peggy prit tendrement la main de Socrate et lui murmura :
« Vous verrez… Moi aussi, je vous rendrai heureux… »
Le soir, après le dîner en famille, Socrate emmena Peggy dans son bureau. Deux hommes les y attendaient déjà. Le pélican long et maigre qui avait voyagé avec elle et un petit gros à lunettes. Tous deux comptaient parmi les gloires du barreau mondial. Le pélican était le conseil de Peggy, la petite boule défendait les intérêts du Grec. Malgré leur fatigue, la boule et le pélican se levèrent pour accueillir les fiancés : depuis deux mois, chacun des deux avait trimé avec son équipe de juristes internationaux pour mettre au point le plus fantastique, le plus extravagant des contrats de mariage.
Tout était prévu, même l’imprévisible : la mort, les accidents, les séparations éventuelles, les maladies, les études des enfants, le nombre de leurs gardes du corps, la nationalité des nurses, l’argent de poche du personnel, toutes les possibilités d’invalidité, de folie, d’infirmité — y compris l’impuissance — les différentes résidences où le couple passerait les vacances, et quand, les limites de la liberté des deux conjoints, les médecins à consulter en cas de blessures, les hôtels où descendre, les frais de garde-robe de la mariée, ses allocations de massage, de pédicure, d’esthéticienne, de produits de beauté, de chaussures, de dessous, bref, quatre-vingt-dix pages tapées sans interligne et bourrées d’alinéas, de renvois, de notes correctives aussi serrées que les barreaux d’une prison. Dans un additif de trente pages figuraient, sur des feuillets séparés, les biens respectifs de Peggy Baltimore et de Socrate Satrapoulos : vingt-huit pages à lui tout seul symbolisant, sous forme de sociétés, de biens immobiliers, d’or, de participations, de tonnage de pétroliers, de banques, de compagnies aériennes, de terrains, de toiles de maîtres et de dépôts liquides, toutes les possessions qu’un homme, devenu Dieu, peut tenir sous sa coupe. Même les notes d’électricité étaient prévues, et le gaz, les impôts, le téléphone, les transports, le chauffage, l’entretien des différentes propriétés sans parler du nombre de timbres-poste alloués mensuellement par le Grec à Peggy.
Soit, en tout, 1 327 points précis allant du yacht à une paire de jarretelles.
Peggy ne voulut pas lire, mais le Grec insista tellement que le pélican tourna pour elle les pages du contrat, pointant du doigt ce qui lui paraissait essentiel, par exemple, qu’en cas de mort de son mari, Peggy toucherait cent cinquante millions de dollars. Son allocation annuelle, s’inscrivant en plus de ce qui précédait à la rubrique « Frais divers », s’élevait à un million de dollars. Autre paragraphe : le droit absolu d’acheter chez trois joailliers européens — Paris, Londres, Athènes — tout ce qui lui ferait plaisir, en d’autres termes, un gigantesque chèque en blanc pour les produits les plus coûteux du monde, les bijoux.
« Si vous voulez bien signer… » dit la boule.
En dessous de la mention « Lu et approuvé », Peggy apposa son paraphe décidé et enfantin. Elle se récria :
« Socrate ! Et le nombre de jours hebdomadaires où nous devons faire chambre à part ?
— Page 72, alinéa 827… », se rengorgea le pélican.
Il serra la main de la boule. Le Grec embrassa tendrement Peggy :
« Ne vous inquiétez pas, ma chérie… Tout, absolument tout a été prévu. »
Sauf ce qui allait arriver.
Le Grec était si ridicule qu’il en devenait touchant. Plus que jamais, il avait l’air de sortir de la boutique d’un fripier. Par une superstition obscure, cet homme qui ne jetait jamais rien, avait tenu à revêtir pour la cérémonie le costume en alpaga noir qu’il portait le jour de son mariage avec Lena, exactement vingt ans plus tôt. Il se flattait d’avoir gardé la même silhouette que jadis. Seul, le visage portait témoignage du temps écoulé. Des cheveux plus rares, qui avaient viré au blanc, des poches sous les yeux plus marquées, des sillons plus profonds à la commissure des lèvres. Mais quand il souriait, le ravinement s’effaçait comme par enchantement et ses yeux bruns d’homme à femmes irradiaient de jeunesse et de séduction. Il avait vieilli parce qu’il ne croyait plus aux hommes — comment y croire lorsqu’ils cassent devant vous ? — mais était resté juvénile parce qu’il ne croyait pas qu’à l’argent, mais à la beauté charnelle, aux dieux, aux miracles, à la chance, à sa propre immortalité, aux retournements de la providence et à certaines valeurs si anciennes dans sa mémoire qu’il n’aurait su dire d’où elles lui venaient.
Il avait tenu à ce que son union fût célébrée selon le rite orthodoxe. On étouffait dans la minuscule chapelle dont l’odeur d’encens prenait à la gorge. Seules, une vingtaine de personnes avaient pu y pénétrer en se tassant tant bien que mal contre les parois latérales. Le Grec était debout devant l’autel, un cierge allumé dans la main gauche, la droite serrant la main de Peggy qui, elle aussi, portait un cierge. Le pope de Serpentella assistait l’archimandrite du monastère de Corfou. Derrière Peggy, ses enfants, Christopher et Michaël, un peu effrayés, impressionnés par la cérémonie nuptiale, les cantiques chantés en grec, la barbe des religieux, l’or des icônes, l’immortalité des participants, les raclements de gorge étouffés lorsque l’archimandrite, cessant de chanter, psalmodiait ses prières. Peggy était aussi émue que Socrate, bien que son recueillement fut troublé par une idée obsédante : la robe stricte et blanche qu’elle portait n’était-elle pas trop courte ? Machinalement, elle tirait dessus comme pour la rabattre sur ses genoux découverts, entraînant dans son mouvement la main du Grec qu’elle tenait prisonnière. Lui, du bout des doigts, frôlait l’arrondi de la cuisse de Peggy, refusant les pensées sacrilèges qui l’assaillaient à ce contact. Kallenberg était niché dans le fond de la chapelle, seul, colossal, trop grand pour elle. Il s’était rendu par défi à l’invitation du Grec qui l’avait convié pour les mêmes raisons. Sans qu’ils se soient adressés la parole, Socrate avait dit : « Viens donc à mon mariage, tu verras qui j’épouse, comme je suis heureux et à quel point je t’emmerde ! » Barbe-Bleue, par sa présence même et parce qu’il avait relevé le gant, répondait : « Je suis là, tu ne me fais pas peur, ton bonheur ne vaut pas le mien et moi aussi je t’emmerde ! » Bien entendu, Irène s’était abstenue. Elle avait ressenti le fait d’être conviée à la fête comme un soufflet, une injure personnelle et un affront global pour le clan des Mikolofides. Herman acceptant de participer aux réjouissances, ce n’était de sa part qu’une trahison de plus.
Dans l’abside, baissant les yeux comme s’ils voulaient rester étrangers au spectacle, Maria et Achille, que leur père avait dû très sérieusement menacer pour qu’ils participent à la cérémonie. Lors des présentations, ils s’étaient inclinés devant Peggy d’un air froid et distant, sans serrer la main qu’elle leur tendait avec innocence. Non loin d’eux, Nut, étourdissante dans une robe en mousseline blanche de chez Givenchy, en proie à des sentiments ambivalents et contradictoires, ravie d’avoir contribué à unir sa meilleure amie et son ancien amant, un peu amère aussi d’abandonner sa mainmise sur le Grec qu’elle espérait vaguement, un jour ou l’autre, transformer en mari pour son propre usage. Quant à la mère de Peggy, Mme Arthur Erwin Beckintosh, elle affichait un superbe sourire de porcelaine qui ne la quittait pas depuis la veille, très exactement depuis l’instant où sa fille avait signé le fabuleux contrat de ses noces.
Se tenant toujours par la main, Peggy et S.S. tendirent leurs cierges allumés à des assistants. L’archimandrite leur présenta les anneaux nuptiaux qui reposaient sur l’Évangile. Selon la tradition, les alliances furent échangées à trois reprises. Le prélat prononça ensuite la formule rituelle orthodoxe :
« Le serviteur de Dieu, Socrate, est uni par les liens du mariage à la servante de Dieu, Peggy, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »
L’espace de trois secondes, il éleva au-dessus de la tête des nouveaux époux des couronnes où s’entremêlaient des fleurs sauvages et des feuillages. Après quoi, Socrate et Peggy burent trois gorgées de vin en faisant trois fois le tour du pupitre où s’étalait le livre saint : cette fois, ils étaient réellement mariés.
En plein soleil, devant la porte d’entrée de la chapelle, se pressait la foule des invités qu’un service d’avions spéciaux avait acheminés dans l’île de tous les coins du monde. Dodino fit la grimace en feignant de découvrir Raph Dun : « Tiens… Un passager clandestin !
— Tout ce qu’il y a de plus officiel, au contraire !
— Ah ! bon… Tu fais partie des anciens amants de la mariée, je présume ?
— Pas du tout ! Je suis invité personnellement par la fille du futur marié. En qualité de futur amant.
— Tu pourrais te taper ce boudin farci de dollars ?
— Pourquoi pas ?
— Quitte à me prostituer au grand capital, je préférerais épouser son frère. Il est plus bandant ! »
Une longue rumeur joyeuse accueillit les nouveaux mariés qui sortaient de la chapelle. Avec allégresse, les invités jetèrent enfin sur eux les poignées de riz et d’amandes au sucre qui leur poissaient les doigts. Vieux symbole grec : le sucre, pour le bonheur, le riz, pour la fécondité. Passe encore pour le bonheur ! Mais la fécondité… Nul d’entre eux n’était au courant de la clause 9 du contrat de mariage : « En aucun cas, Peggy Satrapoulos ne pourra donner d’héritier à son époux. » Un détail qui faisait la différence entre se mettre l’Amérique à dos et ne jamais plus pouvoir y remettre les pieds. Malgré la solennité de l’instant, « Barbudo », le secrétaire privé du Grec, vint se placer à sa hauteur, fit quelques pas à ses côtés et lui glissa dans la main un petit morceau de papier. Sans que personne ne remarque rien, Socrate le glissa dans sa poche. Il attendit le moment où Peggy était ensevelie par la foule de ses amis qui la félicitaient pour y jeter un coup d’œil discret. C’était un télégramme. Il comportait neuf mots :
Pas de signature. Avec une nuance de nostalgie, le Grec pensa que la Menelas ne l’avait pas oublié.