DEUXIÈME PARTIE

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Timidement, la jeune fille approcha un crayon à feutre du ventre de sa patiente. C’était la première fois qu’on lui demandait un travail de ce genre. Elle avait pourtant rencontré des femmes ayant toutes sortes de désirs bizarres, des femmes âgées, surtout, qui faisaient soigner leur corps pendant quinze jours pour donner à leur gigolo, avant la juste rétribution de leur fougue, une illusion d’une heure. D’autres, qu’un puritanisme paralysant et agressif condamnait à la chasteté, faisaient un transfert sur un chien, promu par leurs soins à la qualité de Dieu le père, d’amant, de bébé, de compagnon pour la vie. Il n’était pas rare, l’hiver, que la petite bête eût un manteau assorti à celui de sa maîtresse, vison bleu ou zibeline, panthère noire ou astrakan, collier serti des mêmes joyaux, bout des ongles enduit d’un vernis de la même couleur. Au moment où le crayon allait toucher son pubis, la cliente interrogea :

« Margy, avec quoi faites-vous votre dessin ?

— Avec un crayon, madame.

— Quel crayon ?

— Un crayon à feutre bleu.

— Vous êtes folle ou quoi ? Comment voulez-vous que ça parte, après ? Prenez un crayon à cils ou un truc de ce genre, qu’on puisse nettoyer à l’eau. Je n’ai pas envie d’être tatouée ! »

La jeune fille alla chercher un crayon à cils dans une boîte, ne pouvant s’empêcher de lorgner avec un brin d’envie le corps dénudé allongé sur la table de soins. Elle n’était pas mal non plus, mais ressentait la supériorité de l’autre, sans bien comprendre en quoi elle résidait. Voyons… les jambes étaient belles, mais il y en avait de plus parfaites. Elles étaient même un peu lourdes du haut, les cuisses plutôt fortes. En revanche, les chevilles lui semblaient miraculeuses, dont on aurait pu faire aisément le tour en les encerclant entre le pouce et l’index. Les seins étaient normaux, en pommes, attachés haut, presque sous la clavicule. Les fesses trop volumineuses peut-être, mais après tout, les hommes aimaient ça. La plupart d’entre eux s’affichaient avec des mannequins immenses et filiformes, qu’ils sortaient non pas pour eux-mêmes mais pour la galerie, et prenaient ensuite leur plaisir avec des prostituées mafflues, aux formes lourdes et épaisses de percheron. Margy le savait, des copains à elle le lui avaient dit, et au début, elle n’avait pas voulu les croire. Dans ces conditions, pourquoi toutes ses clientes se damnaient-elles pour être maigres ? C’était bien la peine ! Cela non plus, elle ne le comprenait pas. Elle revint à sa patiente, subissant à sa proximité le magnétisme qui se dégageait de son corps. L’autre la regarda d’un petit air ironique :

« Alors, c’est si difficile que ça à dessiner ? » Margy ne put s’empêcher de sourire. Tenant délicatement son crayon, elle traça sur la peau, pénétrant dans la toison drue et noire du pubis, l’esquisse d’un cœur. Quand elle eut fini, elle se redressa :

« Voilà. Vous voulez regarder ? Ne bougez pas, je vais vous chercher une glace. »

Elle infléchit le miroir vers la jeune femme nue qui eut l’air satisfaite :

« Bravo ! Tâchez de ne pas rater le reste. Vous savez qu’il faut deux mois pour que ça repousse ? »

À l’aide de longs ciseaux, Margy entreprit de couper tous les poils qui n’étaient pas inscrits dans son dessin. Elle s’appliquait à ne pas faire de bavures. Les poils coupés, souples et torsadés, chutaient sur le bord des cuisses et sur le ventre. Margy tenta une boutade :

« Je devrais les ramasser et les vendre, en précisant qu’ils viennent de vous : ma fortune serait faite.

— Oui, en médaillon, ils ne seraient pas mal. Je vous indiquerai des clients. Je connais pas mal de fétichistes. »

Margy fignola son œuvre. Avec un blaireau elle passa doucement de la mousse sur les parties extérieures au dessin. Puis, saisissant un minuscule rasoir, elle racla délicatement la peau hérissée des racines noires que n’avaient pu atteindre les lames de ses ciseaux. Quand l’opération fut terminée, Margy, surprise par la perfection de son travail s’exclama :

« Venez vous regarder ! C’est formidable ! »

La jeune femme se leva, s’étira et se planta devant un miroir formant l’un des quatre murs de la cabine. L’effet était saisissant : sur son corps galbé et hâlé, le pubis avait pris la découpe délicate d’un petit cœur noir de gazon doux et souple. Elle dit rêveusement :

« Voyez-vous, Margy, il faut toujours laisser à un homme la possibilité de choisir lui-même l’endroit où il souhaite que se situe notre cœur. Ma note, s’il vous plaît. »

À travers une tenture, Margy lança à une caissière invisible :

« La note de Miss Nash-Belmont. »

Puis, à Peggy, étourdiment :

« C’est votre fiancé qui va être content ! »

Elle se mordit les lèvres d’avoir proféré une bourde pareille. Malgré la familiarité qu’elle affectait envers ceux qui la servaient, Peggy pouvait avoir des réactions dangereuses…

« Quel fiancé, Margy ? »

Trop tard pour biaiser, il fallait faire face. En rougissant :

« Eh bien… M. Fairlane… »

Peggy se jetait un dernier coup d’œil dans la glace :

« Ah !… Ce pauvre Tony… Vous savez, nous sommes de moins en moins fiancés. En fait, je crois même que nous ne le sommes plus du tout. »

Par un réflexe dont elle se maudit, Margy agita les pieds dans le plat :

« Quel dommage…

— Ah ! oui. Pourquoi ?

— M. Fairlane… est un si bel homme…

— Je vous l’accorde volontiers. Mais il est tellement con ! »

Interloquée, Margy sortit de la cabine pour que Peggy achève de se rhabiller. Elle se demandait la tête qu’aurait fait son petit ami si la même fantaisie lui avait traversé l’esprit : comment ça peut réagir, un homme, quand il découvre que la femme aimée a son cœur dans son slip ?


Dans la salle du Concert Hall de Los Angeles, les trois hommes n’en menaient pas large. De l’humeur de cette dingue allait dépendre leur avenir immédiat. Seule, une ampoule nue descendant des cintres jetait sur l’immense plateau une lueur maigre, accusant les traits, creusant de grandes zones d’ombre sous les pommettes. Le reste du vaisseau fantastique se perdait dans une inquiétante pénombre, trouée ça et là par le vague reflet des longues housses en plastique recouvrant les rangées des mille fauteuils de velours cramoisi. Lieu créé pour la lumière, la foule, la fête et la musique, qu’un caprice de la Menelas allait rendre à la vie, aux bravos et aux cris, ou vouer à la poussière.

L’un des hommes se racla discrètement la gorge, ce qui eut pour effet de lui attirer un regard venimeux de la Menelas. Incapable de lui faire face, le directeur du Concert Hall baissa les yeux imprudemment. Vingt ans de carrière lui avaient pourtant donné l’habitude des grands interprètes, de leurs lubies, de leurs phobies extravagantes, de leurs tics. Mais la Menelas, c’était autre chose ! Elle semblait contenir en sa seule personne les innombrables possibilités d’explosion brutale de tous ses pairs réunis.

« Où est le piano ? »

Le directeur se hasarda à relever timidement la tête : elle était bien bonne celle-là ! Il crevait les yeux, le piano, on ne voyait que lui sur la scène, les reflets fauves de ses parois, l’ivoire de ses touches, sa masse lourde d’outil de professionnel. Il balbutia :

« Pardon ?… »

La Menelas roucoula :

« Je vous demande où est le piano ? »

Écrasé par un sentiment de culpabilité révoltante, il hocha la tête en direction de l’instrument. La Menelas feignit de le découvrir avec un air de stupéfaction :

« Ça ?… »

Elle le considéra les narines pincées, comme s’il eût été un objet sans contour précis exhalant une odeur désagréable, ne se décidant pas à l’effleurer du bout des doigts…

« Est-ce que vous êtes en train de me dire que vous souhaitez me voir jouer avec ÇA ?

— Madame… Léonard Bernstein… Arthur Rubinstein…

— Qui ça ?

— Léonard…

— Connais pas !

— Arthur…

— Je ne veux même pas le savoir !… Voyons… Est-ce un Beechstein ?

— Non… Mais…

— Pas un Beechstein ?… s’adressant à l’un des trois hommes… Mimi ! Dis-leur que rien n’est fait ! »

Mimi se retourna d’un air navré vers le directeur, ouvrant les bras en signe de résignation. L’autre bégaya :

« Madame… Je vous donne ma parole que ce piano…

— Mimi ! Dis à ce monsieur que je n’envisage pas de discuter avec lui ! Cette chose… là… n’est même pas suffisante pour qu’un débutant y fasse ses gammes ! »

Le directeur tenta un dernier « Madame… », mais la Menelas ne le laissa pas poursuivre :

« Mimi ! Nous partons ! Je reviendrai quand les conditions de travail seront correctes ! »

Elle tourna les talons, impériale, et allait disparaître en coulisses lorsqu’un véritable cri de désespoir la fit s’immobiliser :

« Madame !… Je vous en supplie !… Essayez-le au moins !… »

Sarcastique, la Menelas le dévisagea :

« Vous y tenez vraiment ? »

En quelques pas rapides, elle atteignit le piano, donna de ses mains gantées trois coups de poing rageurs sur le clavier dont les plaintes s’élevèrent dans l’espace, jusqu’aux balcons plongés dans les ténèbres…

« Chopin là-dessus ! Vous voyez bien qu’il est faux ! Vous avez entendu ? Faux ! Faux ! Faux et archifaux ! Pas de Beechstein, pas de récital ! »

Après qu’elle eut disparu sans espoir de retour, Mimi, qui trottinait dans son sillage, glissa au directeur :

« Ne bougez pas avant que je vous fasse signe ! Ce matin, elle a ses nerfs… Je vais tâcher d’arranger ça !… »

Avant de s’éclipser, il lança encore :

« Naturellement, si vous n’avez pas un Beechstein avant deux heures, rien n’est fait ! »

Dans la salle où vibrait encore l’éclat des quelques notes, le directeur, resté seul avec son adjoint, regarda avec mélancolie les premiers rangs d’orchestre. Puis, sans transition, éclata :

« Alors ?… Qu’est-ce que vous attendez ?… Vous n’avez pas entendu ce qu’a dit la Menelas ?… Elle veut un Beechstein ! Un Beechstein vous comprenez ?… Démolissez-moi ce bordel de ville mais trouvez-moi un Beechstein avant une heure ! »


Marc en était malade : ce qui venait de lui arriver était épouvantable. Quand il ne tournait pas le matin, il ne se réveillait jamais avant onze heures. Belle, qui surveillait jalousement son emploi du temps, pouvait passer des heures au bar du studio, attendant qu’il ait fini ses scènes. De temps en temps, toutefois, elle avait un tournoi de gin-rummy se prolongeant tard dans la nuit. Alors, Marc en profitait pour aller chercher une aventure rapide ou, quand il ne pouvait faire autrement, téléphonait à Lena de venir le rejoindre à Paris… et elle arrivait.

Pour eux deux, Lena avait loué un appartement rue de la Faisanderie, dont chacun possédait la clef. Partant du principe que leurs brèves rencontres se passaient dans un lit, Lena avait axé la décoration de la chambre sur ce seul ornement : un lit carré de deux mètres cinquante de côté, pour lequel elle avait dû faire fabriquer, dans une maison mondialement connue de la rue de la Grange-Batelière, des draps spéciaux de couleurs variées, bleu pervenche, rouge sang, noir et cobalt jaune. Monté sur un socle d’acier, le lit offrait la particularité d’avoir en son centre un immense accoudoir de cuir massif, que l’on rabattait comme on le fait à l’arrière des voitures de luxe. Indifféremment, on pouvait y poser les plateaux du petit déjeuner, le téléphone, la télévision et, éventuellement, il pouvait fournir un insolite point d’amarrage pour les joutes amoureuses. À Paris, la plupart des actrices françaises ou étrangères, partenaires occasionnelles de Marc, avaient connu les honneurs de cette couche unique sous sa houlette experte et nonchalante. La femme de chambre qui venait faire le ménage tous les jours trouvait parfois les traces d’une orgie de la veille, draps saccagés, bouteilles vides, restes de caviar. Marc estimait lui donner assez d’argent pour être certain de son silence.

Ce qui faisait enrager Lena lorsqu’elle venait, c’est qu’il ne consentait jamais à passer une nuit entière à ses côtés. Vers les cinq heures du matin, ou avant s’ils s’étaient disputés, ce qui lui donnait un excellent prétexte pour partir en claquant la porte, Marc se levait après une dernière caresse, passait sa chemise en prenant soin d’avoir des poses qui flattaient sa silhouette, embrassait sa maîtresse une dernière fois et se résignait à entendre cet invariable dialogue dont il était l’un des protagonistes :

« Tu pars déjà ?

— Tu sais bien qu’il le faut.

— Reste encore un peu… Une minute…

— Lena…

— Embrasse-moi… »

C’est connu, chez le mâle normalement constitué, l’exercice de l’amour et la satisfaction du désir entraînent une chute libre des sentiments lorsque la tendresse ne prend pas le relais du plaisir. Marc, qui n’avait qu’une envie, foutre le camp, était donc contraint de simuler une gentillesse qu’il était loin d’éprouver.

« Lena…

— Encore…

— Tu as vu l’heure ?

— L’heure ! Toujours l’heure ! J’aimerais tellement passer une nuit entière avec toi…

— Tu sais bien que ce n’est pas possible… »

Butant sur son silence réprobateur, il se croyait obligé d’ajouter :

« … pour le moment… »

Lena, qui n’était pas difficile, se contentait pendant quelques secondes de ce « pour le moment ». Elle repartait à la charge :

« Tu ne te rends pas compte, toi…

— Dis-moi…

— Je m’ennuie sans toi.

— Moi aussi.

— C’est vrai ?

— Oui, c’est vrai.

— Pourquoi ne m’épouses-tu pas ? »

Il essayait l’ironie :

« Tu es déjà mariée. »

Aïe ! Il avait tendu le bâton pour se faire battre : avec elle, chaque mot était source de danger.

« Dis-moi un mot, un seul, et je divorce. »

Et elle ajoutait :

« Ne te fatigue pas, je sais bien qu’elle te fait peur. »

Il haussait les épaules d’un air apitoyé tout en pensant : « Comme elle a raison… » Belle en effet lui inspirait une terreur viscérale, à tel point qu’en sa présence, il avait l’air en permanence abruti à force de faire semblant de ne pas voir, dans la rue ou ailleurs, celles qui le regardaient. Par extension, cet « œil » de Belle, collant comme celui de Caïn, le suivait partout, même lorsqu’il n’était pas en sa compagnie. Il disait :

« Tu sais très bien que je suis lié à elle par des questions d’intérêt.

— Épouse-moi, je réglerai toutes tes questions en cinq minutes.

— Lena… Et tes enfants ?

— Ils viendront vivre avec nous. »

Marc détestait les enfants. L’idée que sa superbe intimité puisse être troublée par des mouflets lui donnait des frissons dans le dos.

« Quand je suis seule, je pense que c’est avec elle que tu partages tout. Et qu’est-ce que je fais, moi, pendant ce temps ? »

De cela, il se moquait éperdument.

« Lena (il achevait de passer son pantalon, autre étape de son chemin de croix après le slip et avant la cravate et les chaussures)… Lena, sérieusement, il faut que je m’en aille… Tu sais que je tourne, tout à l’heure… »

Désespérément, il essayait d’enfiler sa chaussure tout en lui pétrissant la main. Il y avait d’autres « embrasse-moi encore une fois… la dernière… », et il s’esquivait, poussant le soupir de ceux qui retrouvent la liberté après avoir failli la perdre. Il lui arrivait de s’assoupir, après l’amour. Il se réveillait en sursaut entre quatre et cinq heures, se dressait dans le lit fantastique et s’exclamait :

« Merde ! Il faut que je file retrouver ma femme ! »

C’est précisément ce qu’il avait dit à l’aube, alors qu’il était tiré brutalement de son sommeil par un cauchemar : « Merde ! Il faut que je file retrouver ma femme ! »

Et il avait posé la main sur le sein de Lena. Et là, horreur : ce n’était pas Lena qui était à son côté, c’était Belle ! Elle avait parfaitement entendu son lapsus tragique et, prête au combat, avait attaqué par un violent :

« Ah ! oui… Et quelle femme, salaud ? »

Il était fatigué. Plutôt qu’entamer une scène de ménage à cinq heures du matin, il s’était enfui au studio où le concierge de nuit lui avait ouvert la porte d’un air étonné. Deux heures plus tard, il devait être au maquillage pour un travail de précision destiné à des raccords de gros plans. Le pire, c’est que Lena devait arriver le soir même d’Athènes, profitant d’une absence du Grec retenu à New York pour quelques jours. Il se rendit à la douche qui jouxtait sa loge, préférant ne plus se recoucher plutôt que courir le risque de rester endormi. De toute façon, même s’il arrivait à annuler le voyage de Lena, sa journée de travail était foutue : les gros plans, en couleurs, ça ne pardonne pas quand on a une sale gueule.


Malgré la pénombre de la boîte, Raph Dun reconnut Amore Dodino. Il arrivait sur la piste, escorté de plusieurs maîtres d’hôtel, escortant lui-même un couple visiblement américain et non moins visiblement riche, caracolant à son habitude, faisant alterner entrechats délicats et bons mots lâchés du bout des lèvres. Sur sa chemise de smoking, il portait un incroyable jabot de dentelle. Raph laissa tomber simultanément sa compagne et son verre pour se précipiter à sa rencontre :

« Ça alors ! Je me doutais bien que tu en serais !

— Tu es bien la dernière à avoir des doutes, mon chou ! Tout le monde sait que j’en suis, et depuis toujours ! J’en suis même comme une reine. »

Raph éclata de rire :

« Tu es venu pour la divorce-partie ?

— Non, mon chou. Je viens faire un stage de mécano dans les usines Ford.

— N’y va pas, ils seraient capables de t’engager ! Tu es arrivé quand ?

— Hier soir, et toi ?

— Moi aussi.

— Tu es venu écrire tes atrocités ?

— Même pas. À titre privé.

— Tu penses ! Si au lieu de faire dans les feuilles à scandale, tu officiais dans une crémerie, tu verrais si on t’inviterait !

— Et mon charme alors ?

— Tu le disperses avec des pouffiasses. Quel gâchis ! Tu ne vieillis pourtant pas tellement… »

Dodino fut happé par la femme du couple, inondée de bijoux jusqu’à cacher la couleur de sa robe. En perte d’équilibre, il réussit à envoyer un baiser à Raph, du bout des doigts, et à lui jeter, sans que son expression de ravissement en fût autrement altérée :

« Elle doit te plaire, celle-là ! Elle est aussi laide que vulgaire et aussi riche qu’avare… Ton genre… À tout à l’heure !

— Hé ! Où es-tu descendu ? »

Dodino fit un effort désespéré pour se dégager de la poigne de la matrone, n’y parvint pas et hurla presque :

« Quelle question ! Au Pierre, évidemment.

— Merde, moi aussi ! »

Amore jeta dans un dernier souffle, d’un air navré :

« N’importe qui… »

Raph retourna au bar pour rejoindre la brune qu’il y avait abandonnée.


Le Pepsy’s était une boîte curieuse. Il semblait que la direction fît son possible pour qu’aucun client n’y vînt jamais, c’est peut-être pour cela qu’elle était toujours pleine. Pourtant, tout était fait pour décourager le client. Pour avoir accès dans le saint des saints, la petite salle du bas, il était nécessaire d’être parrainé par quatre membres, de payer une cotisation annuelle de deux cents dollars, d’accepter d’être traité — de bonne grâce — comme les voyageurs du métro new-yorkais, un vendredi soir veille de fête, à l’heure où les milliers de bureaux vomissent dans la rue leurs centaines de milliers d’employés. Outre ces inconvénients, il fallait, bien entendu, payer au prix fort les consommations que des garçons distraits vous apportaient ou non, selon leur humeur. Ce n’était pas tout. La porte d’entrée, qui se situait dans la 53e Rue, presque à l’angle de Broadway, ne s’ouvrait que si le membre du club soufflait dans un ridicule sifflet à ultrasons, plaqué or, dont les notes inaudibles pour l’oreille humaine étaient réellement le sésame de ce haut lieu du snobisme. En 1958, ce sifflet, tiré négligemment d’une poche à l’heure du whisky, vous classait définitivement parmi les gens « in ». Quant, aux autres… De la tourbe.

Dun admirait depuis longtemps le talent de Dodino dans un domaine où il se considérait lui-même comme un maître : celui de forcer les portes, toutes les portes, sans effraction, mais par la grâce d’un sourire ou d’une insolence. Avec stupéfaction, n’importe où dans le monde — par « monde », il n’entendait évidemment que les pays capitalistes — il s’était aperçu que Dodino le grillait sur le poteau. Malgré le fantastique pouvoir international de son magazine, il avait parfois du mal à s’introduire dans certains milieux très fermés. Quand il y parvenait enfin, il trouvait Dodino tapant sur le ventre du maître de maison, sirotant un verre dans le meilleur fauteuil, installé déjà, chez lui de toute éternité. Comment faisait-il ?

Il lui avait posé un jour la question par la bande, en hypocrite :

« Quel dommage… Tu n’exploites pas ton talent. Avec les relations que tu as, tu devrais être… je ne sais pas, moi… »

Pas dupe, Amore l’avait coupé :

« Avec le talent que j’ai, c’est déjà un miracle que je sois arrivé là où je me trouve. »

C’était la seule fois où Raph l’avait vu, l’espace d’une seconde, se débarrasser de son masque mondain. Il lui en avait été reconnaissant, stupéfait de cette lucidité inattendue. Depuis, au hasard des rencontres et des voyages, il partageait avec lui une complicité dont l’un et l’autre savaient qu’elle était un secret entre eux, la marque de leur sympathie mutuelle. Il n’en avait pas toujours été ainsi. D’instinct, Raph se méfiait des homosexuels dont trop souvent il avait eu à supporter les avances flatteuses, mais fatigantes. Il n’était pas toujours d’humeur à les traiter avec humour, à telle enseigne que l’un de ses amis, psychiatre réputé, lui avait dit en plaisantant — mais cette plaisanterie l’avait épouvanté — que sa répugnance envers eux n’était, inversée en son contraire, que le contrepoids d’une attirance refoulée à leur égard. Raph s’en était senti défaillir : lui, le tombeur, attiré par les pédales ? Et pourtant…

Avec gêne, un souvenir lui revint en mémoire. C’était à Rome, dix ans plus tôt. Il avait accepté de déjeuner avec Dodino, via Veneto. Mine de rien, sans y penser, il avait emmené avec lui son photographe. Amore, comme à l’ordinaire, avait été d’une drôlerie éblouissante. Raph était assis en face de lui, son ami à sa droite. À un moment, Dodino, qui leur faisait face à tous deux, s’était déchaussé sous la table et, sans hésiter, avait remonté son pied nu entre les cuisses de Dun jusqu’à ce qu’il sente ses parties sous ses orteils. Pour la première fois de sa vie, Raph avait rougi comme une pivoine, jetant un regard furtif vers le photographe pour savoir s’il avait vu ou non ce qui lui arrivait. Il avait reposé ses yeux sur Dodino, pour les en détourner aussi vite, gêné par cette épreuve que l’autre lui imposait avec un sadisme qui se lisait sur son visage, et, surtout, par l’expression de son regard, fixé sur ses yeux à lui, un regard qui signifiait : « Vas-y maintenant, montre-moi comment tu t’en sors ! »

Toujours écarlate, Raph ne s’en était pas sorti du tout, paniqué par cette situation dont il ne voulait percevoir que le grotesque parce que, pour une fois, il se sentait dans la peau d’une gonzesse et se maudissait. Il avait ri bêtement et proféré une grossièreté, comme si elle avait pu redonner réalité à sa virilité qu’obscurément il sentait menacée, niée ou mise en doute, ce qui revenait au même. Dodino, sûr de lui, avait cessé le jeu. Mais ce jour-là, il avait marqué un point capital sous l’œil goguenard de ce crétin de photographe qui venait enfin de comprendre et joignait ses rires moqueurs à ceux, indignés, de Raph Dun qui riait pourtant le plus fort.

« Alors ma belle, tu attends le Prince Charmant ?… Eh bien, me voilà ! »

Raph se tourna vers sa compagne :

« Vous vous connaissez ? Amore Dodino… Rita… »

Dodino glissa à l’oreille de Raph :

« Rita !… C’est d’un commun ! Tu ne sortiras donc jamais du genre exotique ? »

La fille entendit :

« Si à vos yeux l’Italie représente l’exotisme, que diriez-vous si j’étais née à Singapour ? »

Amore lui fit son sourire le plus enjôleur :

« Vraiment, je suis idiot ! Dans le noir, je n’avais pas vu que vous étiez si belle… »

Et il ajouta, pour se faire pardonner :

« Je vous avais prise pour une Américaine.

— Merci quand même. Mon père est américain », dit-elle dans un français parfait. Raph essaya de stopper la joute :

« Rita travaille au bureau new-yorkais de notre canard. »

Dodino se tourna vers elle :

« Vous serez du divorce, demain ? »

Dun s’interposa :

« Elle s’occupe de politique étrangère.

— Chacun ses goûts, ironisa Amore. Après tout, pourquoi pas, il ne faut pas se fier aux apparences. Je chante bien, moi, à mes moments perdus.

Pelléas et Mélisande ? interrogea Rita.

— Non. Le Petit Vin blanc.

— Bon. Il faut qu’on file, dit Raph en souriant.

— C’est moi qui vous chasse ?

— Pas du tout, j’allais raccompagner Rita quand tu es arrivé.

— Je file avec vous. Cet endroit m’assomme. Quand je pense que je l’ai inauguré…

— Tu as ton petit sifflet toi aussi ?

— Pas la peine, je siffle dans mes doigts. On a créé pour moi une ouverture de porte sur mesure.

— Mais oui, mais oui… Allez, viens, on file… »

Dodino s’immobilisa et prit Rita à témoin :

« Mais regardez-le ! Il ne me croit pas, cet idiot ! Qu’est-ce que tu veux parier ?

— Un dîner au Colony.

— Parfait. Suivez-moi. Démonstration. »

Ils gravirent le petit escalier raide et sortirent de la boîte. Quand ils furent dans la rue, la porte refermée sur leurs talons, Raph regarda Dodino d’un air narquois :

« Alors ? »

Amore prit une expression excédée :

« Mon Dieu qu’il est bête !… Tiens, regarde… »

Il modula deux notes entre ses lèvres : comme par miracle, la porte se rouvrit. Dun en resta pantois. Avec une feinte modestie, son petit camarade enchaîna :

« Le seul inconvénient, c’est l’hiver. Les grands froids me gercent les lèvres… Je ne peux plus siffler. »


Les rares consommateurs qui sirotaient leur pinte de Best Bitter sous la tonnelle du Barley Mow ne levèrent même pas la tête au passage de la Rolls crème. À Clifton Hampden comme dans les autres hameaux du coin en bordure de la Tamise, il n’y avait pas de milieu dans le domaine des transports : c’était la Rolls ou la bicyclette. Les patelins, qui avaient des noms charmants — Burcot, Pangbourne, Yattendon, Dorchester ou Cookham — attiraient indifféremment les pêcheurs à la ligne ou les candidats gentlemen-farmers désireux d’aménager des résidences de grand luxe à deux heures à peine de Londres. Quand la Rolls s’engagea sur le pittoresque pont en brique rouge qui enjambait le fleuve, Irène battit des mains :

« Regarde ! Regarde comme nous allons être bien ici ! »

Kallenberg ne daigna pas répondre. Plus elle se heurtait à son mutisme, plus Irène pépiait, disant n’importe quoi, parlant de tout et de rien, commentant le paysage, poussant des cris d’enfant ravi comme si elle voyait des vaches et des arbres pour la première fois. En partant de Londres par la A 361, Herman s’était maudit de céder au chantage de sa femme. Irène ne perdait pas une occasion d’abuser du pouvoir que lui donnaient certaines circonstances familiales prioritaires — enterrements, messes, baptêmes, mariages — auxquelles doit se plier tout mâle, fût-il Allemand et non conformiste. En l’occurrence, il s’agissait de la date anniversaire de leur mariage, prétexte rêvé pour exiger un cadeau proportionnel à l’importance de l’événement à commémorer. Irène n’y était pas allée de main morte, choisissant une maison de campagne dont le prix avancé par l’agent immobilier donnait à penser qu’il s’agissait d’un château.

Herman avait objecté qu’ils possédaient déjà des résidences dans tous les coins du monde, et des chasses, et des manoirs, et des propriétés, rien n’y avait fait : la râleuse voulait « sa maison », il devait donc la lui offrir sous peine d’entretenir un abcès qui fixerait toutes les rancunes passées ou à venir pendant des mois. Il faut dire aussi qu’elle n’avait pas tous les torts. Deux mois plus tôt, Socrate avait offert à Lena « sa maison », une bicoque de cent mille livres située dans le même coin, non loin d’Oxford et d’Abingdon. Au-delà du simple caprice, il s’agissait dorénavant d’une question de prestige, rien ne pouvant motiver que Kallenberg refuse à sa femme ce que Satrapoulos achetait à la sienne.

Les choses s’étaient gâtées lorsque Irène avait exigé qu’il l’accompagnât la veille même de leur voyage à New York. Impossible d’échapper à la corvée : un de ses plus gros clients, Gustave « Big » Bambilt, plus communément baptisé « Big Gus » dans le monde des pétroliers, se séparait de sa onzième épouse, Lindy « Nut », une salope qui avait été la maîtresse de Socrate. Herman lui en voulait mortellement parce qu’elle avait refusé à plusieurs reprises ses propres avances, ce qui le déconcertait car, à fortune égale, il estimait que son beau-frère ne faisait pas le poids avec lui.

« Big Gus », au lieu de faire les choses en douce, avait tenu à les transformer en fête mondaine, invitant à sa divorce-partie le ban et l’arrière-ban de la finance et du « jet-set ». Bien entendu, le divorce étant considéré comme une espèce de mariage à rebours, par conséquent une cérémonie familiale, il convenait d’y amener sa femme légitime et non sa maîtresse. Kallenberg avait décidé de rester deux jours à New York, d’y plaquer Irène sous prétexte d’y rencontrer leurs relations communes et d’aller faire une virée aux Bahamas où l’un de ses pourvoyeurs était prêt, sur un simple coup de fil, à lui organiser une orgie de première catégorie avec des call-girls locales. Seulement, pourquoi avait-elle choisi la veille de leur départ pour lui faire visiter cette cochonnerie de baraque ? Par avance, il la détestait. Il ne pouvait pas se dédire de la promesse qu’il lui avait faite de l’acheter, mais se réservait le droit de la lui faire payer très cher…

« Ça y est ! On arrive ! Tu vas voir !… »

La Rolls s’arrêtait devant une énorme grille en fer forgé. Le chauffeur lançait quelques coups de klaxon. Un type sortit d’un petit pavillon flanquant le mur d’enceinte recouvert de lierre. Il était vêtu d’une vague tenue de garde-chasse et ouvrit la grille sans piper. La voiture s’engagea en souplesse dans une allée aveuglée par des ifs et des buis.

« Il y a des domestiques là-dedans ?

— Évidemment. Il paraît qu’ils sont de premier ordre. Janet, la gouvernante, a servi autrefois chez les…

— Combien de domestiques ?

— Je ne sais pas… Six, huit…

— Comment tu ne sais pas ? Je t’offre une maison, tu voudrais aussi que j’y entretienne des loufiats à longueur d’année ? »

Embarrassée, Irène tira machinalement sur les plis de sa robe blanche, une merveille arrivée de chez Dior le matin même et dont le nom, « Marie-Antoinette », n’avait certes pas été étranger au choix qu’elle en avait fait… La campagne, les bergères, la nature, l’air vif…

« Alors ? Six ou huit ? »

Elle lui jeta un regard qui était un appel à la concorde, un regard gentil :

« Comment veux-tu que je le sache ? Je n’y suis jamais venue…

— C’est quand même énorme ! Tu me fais cracher une fortune pour acheter une baraque dans laquelle tu n’as jamais mis les pieds !

— Oh ! La rivière ! Regarde ! »

À un détour de l’allée, une trouée laissait apercevoir une prairie d’un vert intense dans laquelle paissaient quelques vaches rousses accrochées à la pente douce qui dévalait mollement jusqu’à la Tamise. Çà et là, des barrières blanches traçaient des frontières entre les prés, les taillis et des futaies de chênes verts.

« Combien d’hectares ?

— Je ne sais pas. »

De nouveau, la Rolls glissait entre les doubles murs d’acacias sombres. Parfois, une branche basse venait frôler la carrosserie :

« Roulez plus doucement. »

Une dernière fois, Irène se fit conciliante — une dernière parce qu’il y a des limites à tout.

« Je n’ai vu que les photos, tu comprends… L’ensemble est superbe. Je ne connais pas les détails. »

Kallenberg haussa les épaules et ricana.

« Tiens ! Regarde ! »

La voiture débouchait dans une immense clairière dont le gazon affleurait les bords de l’allée. Barrant l’horizon, une vaste bâtisse blanche flanquée de quatre tours. Au passage de la voiture, un jardinier ôta sa casquette. Kallenberg, à son grand regret, était impressionné par la majesté de l’édifice. Indiscutablement, l’ensemble avait une sacrée gueule. Il en voulut encore plus à Irène d’avoir déniché cette merveille toute seule. Il se donna une contenance maussade car il sentait qu’elle épiait ses réactions du coin de l’œil. Surtout, ne pas lui montrer que l’endroit lui plaisait.

« Le bâtiment principal date du XIVe siècle…

— Revu et corrigé XIXe. Tu as cru à ces bobards ? Dans ce genre de machin prétentieux, seule la crasse est d’époque. »

Excédée, Irène à son tour haussa les épaules. Le chauffeur ouvrit la portière, ils descendirent. Ce qui était frappant, c’était la qualité du silence. On sentait que les rares bruits, parfaitement intégrés à la nature, venaient de très loin, portés par un air transparent, fragile et cristallin. Il y eut un grincement de porte et une femme s’encadra dans l’entrée principale. Kallenberg et Irène gravirent les marches du perron. La femme s’inclina, les invitant d’un geste à entrer.

L’un derrière l’autre, l’une s’exclamant de ravissement, l’autre affichant un ennui hautain, ils visitèrent une longue enfilade de pièces sous l’œil méfiant de leur cicérone.

« Si vous voulez monter à l’étage… »

Irène s’engageait déjà dans l’escalier :

« Tu ne viens pas ?

— Je t’attends dehors. Je vais prendre l’air. »

Elle hésita puis, crânement, lui tourna le dos pour suivre le guide. Herman sortit sur le perron. Il alluma une cigarette. D’un coup d’œil, il embrassa le paysage et sut d’instinct que l’endroit valait plus que le prix proposé. Il ne lui déplaisait pas d’investir une multitude de sommes rondelettes dans de la terre, n’importe où. Avec la terre, ce n’était pas comme avec la mer : on ne prenait pas de risques. Sa flotte entière pouvait couler du jour au lendemain, il pourrait toujours vivre de ses revenus fonciers jusqu’à la fin de son existence. Il entendit Irène le héler d’une fenêtre mais ne daigna même pas tourner la tête. Il faillit se demander ce qui l’irritait, y renonça tout de suite de peur de voir s’enfuir cette mauvaise humeur à laquelle il s’accrochait depuis le début de la journée.

Il fit quelques pas et contourna l’angle de la maison. À une centaine de mètres, il y avait un petit corps de bâtiment d’où s’échappaient des jappements. Il s’avança et découvrit une portée de jeunes chiots gardés paresseusement par leur mère. Certains collèrent leur truffe au grillage et il s’amusa à les caresser du bout des doigts. À côté, un enclos contenant des poules voisinant avec des canards s’ébrouant sur un tas de fumier à l’odeur puissante et délicieuse. Dans une mare de purin, trois porcs énormes, d’une saleté indescriptible et visiblement heureux de vivre vautrés dans ce paradis…

« Je croyais que tu n’aimais pas les cochons ? »

Il fut furieux d’avoir été surpris en contemplation de ce qu’il avait décidé de dénigrer systématiquement a priori. Irène avait l’air irréelle et incongrue dans cet environnement rustique où jurait sa robe d’un blanc éblouissant. Elle avait pris un petit air persifleur, horripilant :

« On s’en va ? À moins que tu n’aies pas encore terminé ton numéro de châtelaine ?

— Ma foi, je me plais bien ici. Je trouve l’endroit divin. »

Kallenberg grattait machinalement la terre de la pointe de sa chaussure. Il lui fit face :

« Tu veux réellement que je paie pour cette saloperie de baraque délabrée ? Tu n’as pas vu que rien ne tient ? Les murs sont pourris !

— Je n’ai pas l’intention de t’obliger à venir m’y rejoindre.

— Ça me ferait mal ! Qu’est-ce qui te plaît là-dedans ? »

D’un geste, il embrassait le chenil, le poulailler…

« J’adore les bêtes.

— Empaillées, oui !

— Ce que tu peux être commun !

— Et l’odeur, elle te plaît aussi ? »

Le ton de sa voix montait, dangereusement.

« Quelle odeur ?

— L’odeur de la merde ! Tu as le nez bouché ?

— Ah !… Tu veux parler du purin ? Eh bien, je trouve ça fascinant…

— Ah ! oui… »

La fureur lui broyait la gorge. Devant ses yeux passa une espèce de voile sombre et se brouillèrent pêle-mêle en une vision dansante les arbres, la volaille, l’insupportable sourire de défi d’Irène, le miroitement sombre de la mare fétide, les poules, les chiens et cette robe immaculée qui le narguait. En deux pas, il fut sur elle.

« Eh bien, puisque tu aimes ça !… »

Il lui saisit le poignet, fit un demi-tour sur lui-même qu’elle fut bien contrainte de suivre sous peine d’avoir le bras cassé. Une seconde, elle lutta, essayant de trouver prise pour ses escarpins qui dérapaient. Quand Kallenberg lâcha son poignet, elle continua seule sa trajectoire, droit dans la fosse à purin dont le liquide parut éclater sous le poids de son corps. Affolés, les canards disparurent en se dandinant, poussant des nasillements aigus. Les porcs eux-mêmes s’éloignèrent.

Le premier geste d’Irène, lorsqu’elle se releva, fut d’essuyer son visage et ses yeux. Elle était enfoncée jusqu’à mi-ventre, des grumeaux noirâtres sur ses cheveux, le corps moulé dans une carapace dorée de fiente liquéfiée. De sa toilette de Dior, pas un centimètre carré intact. Immobile, Kallenberg se repaissait du spectacle grandiose, éberlué par la violence de la jouissance qu’il y prenait. Il n’eut même pas le temps de s’interroger sur la réaction qu’allait avoir Irène. Déjà, elle s’ébrouait, tendait le bras vers lui et le priait, sur un ton tout à fait naturel :

« Enfin, aide-moi ! Tu pourrais au moins me tendre la main ! »

Il ne le fit pas. Vivante statue de merde, Irène articula encore :

« Ce que tu peux être empoté… On n’en meurt pas, tu sais ! »

Elle passa devant lui et il recula, imperceptiblement, craignant un piège. Mais non. Elle partait en direction de la maison, lui lançant dans un éclat de rire sincère :

« Ne bouge pas, idiot !… Tu viens de me donner l’occasion d’essayer les sanitaires et la salle de bain… »

Derrière elle, elle laissait un sillage puant.

12

En sortant de l’institut, Peggy se souvint du dialogue qu’elle avait eu quelques jours plus tôt avec Scott, et des réticences qu’il avait manifestées quand elle lui avait soumis son idée. Elle avait encore en mémoire les paroles exactes. Il y avait eu d’abord cette plaisanterie qu’elle venait de concrétiser par un acte. Scott et elle venaient de faire l’amour. Ils étaient allongés tous les deux sur le lit, la tête de Scott posée sur le bas de son ventre. Il avait feint d’écouter un bruit imaginaire provenant de l’endroit où reposait son oreille. Elle avait fait semblant d’entrer dans son jeu :

« Qu’est-ce que tu écoutes ?

— Chut !

— Dis-moi…

— Tais-toi, je l’entends !

— Tu entends quoi ?

— Ton cœur…

— Erreur, il est bien plus haut.

— Certainement pas. On ne t’a jamais dit que tu avais le cœur placé nettement sous le nombril ?

— Jamais. Quoi d’étonnant ? La plupart de mes amants étaient sourds.

— Ton métèque aussi ?

— D’abord, il n’a pas été mon amant, par conséquent j’ignore s’il est sourd ou pas. Ensuite, les Grecs ne sont pas des métèques.

— C’est quoi, alors ?

La main de Scott remontait nonchalamment le long des seins de Peggy…

« Des types qui épousent la reine d’Angleterre ! Quand tes foutus ancêtres n’avaient même pas envisagé la possibilité de grimper dans un cocotier, ceux de Satrapoulos construisaient l’Acropole.

— Il est juif ?

— Orthodoxe, sale raciste !

— C’est pire. Je n’ai pas confiance. Il est trop riche.

— Et toi, sinistre idiot, tu es pauvre ?

— Moi, c’est différent ! On ne peut pas me suspecter… Je n’ai jamais rien fait pour gagner mon argent !

— Pas de quoi se vanter ! Seulement, c’est fini ça, mon petit Scott ! Le fric de papa, les idées de papa, les désirs de papa, les ordres de papa, terminé ! Il va falloir que tu apprennes à marcher seul !

— Ça me fatigue. Et si tu crois que c’est papa qui donne les ordres à la maison, tu te mets le doigt dans l’œil, c’est maman !… Dis donc ?… Tu ne serais pas en train d’essayer de devenir ma maman à moi ?

— Oh ! ta gueule, Scott, c’est sérieux !

— Qu’est-ce que tu lui trouves ?

— À qui ?

— À ton Grec ?

— Je l’ai vu une fois dans ma vie. Tu sais ce qu’a dit de lui Dodino ?

— Qui ça ?

— Amore Dodino, un Français, une folle perdue ! Tu le verras chez Nut après demain, il est de la fête… »

Scott feignit la colère et enserra le cou de Peggy entre ses mains :

« Tu vas me dire d’où tu connais ces guignols que je n’ai jamais vus ! »

Elle se dégagea :

« Écoute, c’est trop drôle ! Il a dit de Satrapoulos : « Il « est beau comme Crésus ! » Maintenant, tâche d’oublier que j’adore les métèques et sache que lorsqu’on met Crésus dans son jeu, on se retrouve président de la Fédération en deux coups de cuiller à pot !

— Avec son argent à lui et tes idées à toi…

— Oui, monsieur, exactement ! Et remercie le Ciel d’avoir rencontré quelqu’un qui pense pour toi ! »

D’un coup de reins, elle se déplaça, vint mettre sa tête contre la sienne et lui mordilla l’oreille assez durement :

« Tiens ! Pour t’apprendre à entendre mon cœur là où il ne bat pas ! »

Il la regarda d’un air enfantin :

« Peux-tu me dire pourquoi je suis amoureux d’une tordue comme toi ?

— Parce que tu aimes les emmerdeuses. Et que je suis vieille, moche, stupide et pauvre. Tu vas m’écouter ?

— Non. Ou alors, explique-moi encore une fois ce qui t’a poussé à te fiancer à ce crétin débile ?

— Pour t’empoisonner !

— Qu’est-ce que je t’avais fait ?

— Tu n’avais qu’à demander ma main plus vite !

— Tu le revois ?

— Tony ?… non…

— Oui ou non ?

— Oui, il est revenu à la charge.

— Il t’aime toujours ?

— Lui ? Tu rigoles ! Il s’aime toujours ! Seulement, il est vexé. Il dit qu’en rompant avec lui je l’ai fait passer pour un con aux yeux de toute l’Amérique.

— Sa réputation était déjà faite avant de te connaître… Il t’ennuie… souvent ?

— Trop pour mon goût.

— Tu veux que je m’en occupe ?

— Il est trop vaniteux pour reconnaître la réalité. C’est un bébé prolongé imbu de lui-même. Un sale mec…

— Je m’en occupe ? »

Le visage de Peggy s’assombrit :

« Laisse tomber, je suis encore assez grande pour lui river son clou s’il insiste. C’est à cause de toi, tu comprends, j’ai toujours peur qu’il provoque un scandale…

— Écoute…

— Non, je t’en prie ! J’en fais mon affaire.

— Comme tu voudras… Dis-moi, ton Grec… Quel intérêt de vouloir financer ma campagne ?

— Je n’ai jamais dit qu’il voulait ! J’ai dit qu’on pouvait essayer.

— Et si je passe, on dira que je me suis payé mon élection avec le fric d’un type douteux. La classe !…

— Pauvre petit garçon ! Quand tu seras élu, tu crois qu’on cherchera à savoir comment ?

— J’ai appris un truc avant-hier, par un copain du Sénat. Il est cuit, ton gars. On le croyait dédouané, mais ils vont finir par le coincer. Les services financiers ne lui pardonneront pas de les avoir roulés. Il les a aux fesses. Pour commencer, ils vont lui faire raquer dix millions de dollars. Et ce n’est qu’un début ! Les grandes compagnies pétrolières exigent que le gouvernement ait sa peau.

— Pas si quelqu’un l’aide.

— Tu connais des gens assez cinglés pour miser sur un cheval malade ?

— Oui, toi. Quand un bourrin possède mille millions de dollars, condamné ou pas, il passe le poteau en tête !

— N’y compte pas ! Si l’on apprenait qu’il y ait la moindre collusion entre lui et moi, mon élection est foutue !

— Oui, mais si on l’ignore, elle est dans la poche. Essaie de mettre ça dans ta tête de pioche : ce type est un joueur. À ses yeux, tu es un pion dont la valeur est en hausse. Si on s’y prend bien, il marchera ! Depuis quand l’argent a-t-il une odeur ?

— Le sien en a une.

— Et les grandes entreprises qui te financent, tu t’imagines qu’elles sont gérées par des enfants de chœur ? »

Scott la regarda bien en face, longuement :

« Tu sais qu’il a fait de la taule ?

— Lui ?…

— Eh oui…

— Et alors ?

— Ici même. À New York.

— Conduite en état d’ivresse ?

— Très drôle… Je te dis qu’il est grillé.

— Raconte.

— Ils l’ont agrafé il y a deux ans. Les contrôleurs des Finances… En 1945, il n’y avait plus un seul bateau en Europe. La guerre avait tout rasé. Presque tous les armateurs ont été ruinés. Tous, sauf les Grecs, le tien entre autres. Avant les hostilités, ces salauds avaient l’habitude d’assurer leurs navires au-dessous de leur valeur pour ne payer que des primes insignifiantes. En 1939, les compagnies en ont eu marre d’être flouées. Systématiquement, elles décidèrent que les cargos et les pétroliers battant pavillon grec seraient assurés au forfait, quelle que soit leur valeur. Dans un sens, c’était injuste, car des vieux rafiots devaient payer des primes dix fois supérieures à leur valeur réelle. Qu’est-ce que tu veux, ils étaient énervés, c’était à prendre ou à laisser. Là-dessus, crac ! le grand chambardement commence. Quand la guerre finit, qui voit-on en premier aux guichets des réclamations ? Les Grecs ! Et j’exige des dommages de guerre, et il faut que les Lloyd’s me remboursent tout de suite, et il est de votre devoir de m’octroyer des prêts pour reconstituer ma flotte… Le pactole, quoi… Une pluie d’or sur leurs têtes…

— Ces types ont du génie !

— Attends ! Ne sois pas dégueulasse ! Pendant ce temps, il y a de pauvres poires d’Américains qui y sont restés !

— C’est la vie, non ?

— Oui, celle des autres. Mon frère, par exemple.

— Pardon, Scott.

— Ça va…

— Je suis désolée pour William. Mais quand on a les ambitions que tu as, il faut être réaliste. La guerre n’a jamais empêché les affaires. Tu fais l’idiot ou quoi ?

— Dès que l’Europe a été libérée par nos soins, on a bradé nos surplus. Là-bas, ils n’avaient plus un chantier naval debout. Qui s’est précipité pour acheter nos liberty-ships ?

— Les Grecs.

— Tu as gagné un paquet de lessive ! Tu peux même dire le Grec. À lui tout seul, Satrapoulos en a acheté vingt-cinq pour trois fois rien, une misère, douze millions de dollars. Et avec ça, vogue la galère ! D’artisan à qui on faisait la charité, il passait au rang des concurrents dangereux de nos propres transports pétroliers. Ses bateaux tournaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les équipages se relayaient nuit et jour.

— Et alors, c’est illégal ?

— Non. Mais ça agaçait nos propres armateurs. En 1947, on a fait une deuxième vente. Mais cette fois, nuance, il fallait être citoyen américain pour bénéficier de la manne.

— Vous n’étiez pas très sport envers lui. C’est sans doute ce que vous appelez le libre jeu de la concurrence ?

— Ne t’inquiète pas, il s’en est très bien sorti ! Un coup fumant ! Il a créé des sociétés américaines ou en a racheté d’autres qui étaient en faillite. Bien entendu, elles restaient majoritaires dans le nouveau holding, mais comme c’est lui qui les finançait en sous-main… Il leur balançait vingt-cinq pour cent des acomptes, gardait pour lui quarante-neuf pour cent des actions, et allez donc ! Il nous a encore eus d’une trentaine de liberty-ships !

— Il les a payés ou pas ?

— Quarante-cinq millions de dollars.

— Qu’avait-il à se reprocher ?

— Rien ! Mais entre-temps, ses bateaux qui marchaient à toute vapeur lui avaient peut-être rapporté cinquante fois plus !

— Ma parole, mais vous étiez jaloux !

— Quand on en a eu marre, on a lâché sur lui les types du Trésor. Première mesure, ils ont saisi dix-huit navires qui se trouvaient dans les eaux américaines…

— C’est élégant, bravo ! Dis donc Scott, qui vole qui dans ton histoire ? J’espère qu’il a pu récupérer ses cargos ?

— Tu penses s’il s’en foutait ! Ils étaient bons pour la casse, et avec ce qu’ils lui avaient déjà fait gagner ! C’est à ce moment-là qu’il a commis sa seule maladresse : il a eu le tort de se pointer à New York, pour la forme. On l’a coffré.

— Longtemps ?

— Hélas ! non, une nuit ! »

Peggy hurla de rire :

« Il vous a ridiculisés ! »

Scott retint à grand-peine un sourire. Quelle que soit la façon dont il ait tourné son récit, il n’y voyait qu’une conclusion possible : c’est vrai, jusqu’à présent, le Grec les avait toujours roulés ! Il eut assez d’humour pour raconter la suite :

« Ce n’est pas tout ! On l’a relâché le lendemain car la prison était envahie par une nuée d’avocats internationaux, niais on a maintenu les poursuites pour infraction à la législation des transports. On lui a imposé une transaction : mettre trente de ses navires sous pavillon américain de telle sorte que le trust ne puisse être contrôlé que par deux Américains, et plus par lui.

— Il a accepté ? »

Scott éclata de rire :

« Tout de suite !

— Pourquoi ris-tu ? C’est drôle ?

— Tu n’as pas entendu le plus beau ! Les deux Américains en question, tu sais qui ? Ses propres enfants dont il avait fait, à leur naissance, des citoyens des États-Unis !… Des gosses de sept ans présidents ! Et sous sa tutelle !

— Mais c’est fantastique ! Scott ! Tu n’es pas sport ! Tu devrais tirer ton chapeau !

— Pour ses funérailles. Tout a une fin. Maintenant, ils vont lui mettre de nouveaux bâtons dans les roues. Et à l’autre aussi, son beau-frère.

— Kallenberg ? Mais tu sais bien, je t’ai raconté ! Quand je t’ai connu, j’arrivais de chez lui à Londres. Une soirée démente, complètement dingue, où on avait fêté Noël la nuit du 15 août avec neige, chasseurs alpins et tout le tremblement !

— Et pendant ce temps, moi, je t’attendais comme une cloche !

— Évidemment, tu ne me connaissais pas encore ! Ce que tu devais souffrir… Tu sais, c’est marrant, parce que Kallenberg et Satrapoulos se détestent. Et ça se complique du fait que tous deux haïssent leur belle-mère, la vieille Mikolofides.

— Mais c’est du Sophocle !

— Tu ne crois pas si bien dire ! Dans cette famille, il n’est question que de savoir qui réussira à éliminer les autres ! La matrone fait des coups en douce à ses deux gendres, leurs femmes ne pensent qu’à se faucher leurs maris…

— Belle mentalité…

— Deux connes sans intérêt, sans parler de la troisième qui est, paraît-il, complètement louf, une espèce de mystique à la gomme. Mais ça, on s’en fout non ?… Tu ne vas pas te priver d’un allié pareil ? Viens seulement une heure chez Nut, au moins, tu verras sa tête !

— Il y sera vraiment ?

— Bien sûr ! Chaque fois qu’elle divorce, Nut n’oublie jamais d’inviter tous ses anciens amants !

— Elle était avec lui ?

— Toujours, entre deux mariages. Une vieille histoire.

— Elles sont parfaites, tes amies…

— Est-ce que je m’occupe des tiens ? Nut est fabuleuse ! On se dit tout depuis dix ans, on ferait n’importe quoi l’une pour l’autre.

— Qui te prouve qu’il viendra ?

— Tu as l’air d’oublier que, pour l’amour de toi, je suis capable de rendre des points à Mata-Hari ! Tu as entendu parler de la Menelas ?

— Comme tout le monde, oui… Elle chante ?

— Non, barbare, elle joue du piano !

— Le rapport ?

— J’avais appris par Nut que Satrapoulos était un admirateur inconditionnel de la Menelas. Elle a fait savoir au Grec que son idole serait de la fête. Voilà, c’est tout.

— Elle va pas jouer au moins ? Je déteste le classique !

— Prétentieux ! Tout l’argent de ton parti ne suffirait pas à payer un seul de ses récitals !

— Quel idiot j’ai été d’avoir loupé toutes mes leçons de piano !

— Si tu n’étais idiot que pour ça ! Heureusement que je suis là, salaud ! »

Elle se rua sur lui avec impétuosité, le cloua sur le lit et lui mordit la bouche. Avec Scott, c’était la seule façon d’avoir le dernier mot.


Après avoir déposé Rita, Raph et Amore regagnaient le Pierre en taxi.

« J’ai faim…, dit Dun.

— Tu es une vraie bête… Manger, dormir, baiser…

— Tu connais quelque chose de mieux ? »

Amore, en gloussant, saisit la balle au bond :

« Mieux que baiser ? Non.

— Et bouffer ?

— Ça dépend quoi. Je suis un raffiné, moi. Tu ne peux pas comprendre, tu es un barbare. Je te vois très bien dans les hordes d’Attila, serrant ton morceau de viande entre tes cuisses. Allons, bon, voilà que je m’excite !… »

Le taxi s’arrêta devant l’hôtel. Dans le hall, Raph salua Léon, le portier de nuit français qu’il connaissait depuis des années. Léon, mieux que quiconque à New York, savait d’une façon précise avec qui chacun de ses clients finissait ses nuits. Et parmi ceux-ci, Raph était l’homme qui se faisait apporter des collations aux heures les plus tardives, quatre ou cinq heures du matin, pour deux, trois, ou même quatre personnes, cela dépendait. Un jour, Léon l’avait même trouvé debout, goûtant au Dom Pérignon qu’il lui avait commandé, alors que trois filles superbes étaient nues dans le lit, songeant à peine à remonter le drap sur leur poitrine. Léon, qui était marié depuis vingt ans à une Américaine observant le rite mormon, avait détourné les yeux pudiquement. À plusieurs reprises, Dun lui avait proposé des sommes folles pour qu’il consente à égrener ses souvenirs devant un magnétophone. Mais Léon aimait son travail et ne voulait rien commettre qui pût risquer de l’en priver. Il connaissait également Dodino depuis longtemps et savait parfaitement à qui il avait affaire.

« J’ai faim aussi, dit Dodino. Veux-tu qu’on mange quelque chose avant d’aller se coucher ?

— Si tu veux.

— Chez toi ou chez moi ?

— Comme tu veux.

— Alors, on va chez moi. »

Ils prirent l’ascenseur, sous l’œil impavide du groom de nuit. Amore fourragea dans sa serrure avec énervement. Dun ironisa :

« Tu pourrais essayer de siffler… »

Dodino, qui avait réussi à ouvrir la porte, daigna sourire…

« Entre, grand fou ! »

Une fois de plus, Raph fut snobé : il dut traverser trois pièces avant de pénétrer dans l’immense salon-chambre à coucher.

« Merde alors, comment tu fais ? Tu n’es pourtant pas en notes de frais ?

— Mieux que ça, on m’invite. Et je vais te confier un secret. Il y en a beaucoup qui seraient prêts à me payer pour que je participe à leurs soirées.

— Tu attribues ça à quoi ?

— Je suis pédéraste. J’amuse les dames et je rassure les maîtres de maison. Toi, tu es un danger, pour eux. Assieds-toi… »

Il décrocha le combiné, et passa sa commande, sans même consulter son ami :

« Des masses de caviar, vous savez, celui qui a de gros grains blancs… Mais oui… Cette chose que vous servez à mon ami Rezvah Pahlevi… oui, le Shah… Et de la Veuve, Brut 51… (Se tournant vers Raph :) Ça te va ? »

Raph fit oui de la tête. Il s’affala sur une bergère Louis XV tandis que Dodino raccrochait.

« Je suis crevé, gémit le journaliste.

— Travail ?

— Non. Asthénie chronique.

— C’est bien la peine de ressembler à Tarzan ! C’est peut-être la ménopause qui te travaille ?

— Elle est déjà loin derrière…

— Ne te vante pas. Tu as quel âge ?

— Ça, mon vieux, tu ne le sauras pas.

— Réponse typique des femmes en plein retour d’âge.

— Parfait. Puisque tu insistes, je vais te le dire : j’ai exactement le même âge que toi.

— Pas possible ? Compris. Pour moi, à l’avenir, tu seras toujours jeune.

— Tu m’as bien regardé ?

— Plus souvent que tu ne penses.

— Alors ?

— Tu es tout à fait mon genre. »

Raph Dun sentit une bouffée d’irritation lui monter au visage, comme toutes les fois qu’on lui ôtait ses prérogatives de chasseur pour le transformer en gibier. Avec humeur, il lança :

« Oh ! dis, arrête ! J’ai rien d’un minet, moi !

— Mais c’est pour cela que tu me plais, gros bêta ! Tu n’as rien compris alors ? Ce que j’aime, moi, ce sont les hommes, les vrais !

— C’est quoi, un vrai homme ?

— Justement, c’est le contraire d’un minet ou d’une pédale.

— Ne crache pas dans la soupe.

— Désolé, mais je ne me sens concerné ni par les tantes ni par les pédales !

— Tu te classes dans quelle catégorie ?

— Les homosexuels. Étymologiquement, les gens qui sont attirés par les personnes de leur sexe. Tu veux des exemples ?

— Je connais, je connais…

— Ça me crée des problèmes. Pour qu’un homme me plaise vraiment, il est nécessaire qu’il ne soit pas pédéraste. Et dans la mesure où il ne l’est pas, je fais tintin…

— Tu as toujours une cour de mecs derrière toi. »

Dodino hurla presque :

« Des pédales ! Rien que des pédales ! Ne te fais pas plus bête que tu n’es. Tu t’imagines peut-être que tu serais moins viril parce que tu me laisserais t’admirer ou te toucher ? »

Dun, de plus en plus gêné :

« Écrase…

— Qu’est-ce que tu crois ? L’occasion fait le larron. L’armée, la prison, le collège, le sport… sans parler de la marine ou de l’Indochine. Avec qui penses-tu que s’épanchent tes guerriers farouches ? Avec leurs petits boys vietnamiens.

— Ersatz.

— Qu’est-ce que tu leur trouves, à tes radasses ? Qu’est-ce qu’elles ont de plus que moi ? »

Raph se détendit et se mit à rire :

« Ce qui me plaît, précisément, ce n’est pas ce qu’elles ont en plus, mais ce qu’elles ont en moins.

— Oh ! c’est intelligent ! Attends-moi une seconde, idiot ! »

Dodino disparut dans la salle de bain pour réapparaître, une minute plus tard, nu sous une robe de chambre en soie rouge sang brodée d’or. Raph voulut dire quelque chose, préféra s’abstenir, attendant qu’Amore parle le premier. Mais il n’en fit rien. Il s’assit dans un immense fauteuil qui faisait face à la bergère et regarda fixement Raph de ses petits yeux à la fois cruels et amusés. Mal à l’aise, Dun se tortilla :

« Dis donc, j’ai de plus en plus faim… »

Dodino continua à le dévisager d’un air perplexe et gourmand, sans rien dire. Finalement, il poussa un profond soupir et laissa tomber :

« Ah ! si tu voulais !

— Si je voulais, quoi ?

— Toi et moi, quelle équipe on ferait ! Tu serais riche !

— Pour quoi faire ? Je vis déjà comme un millionnaire. »

Nouveau soupir de Dodino :

« Quel dommage… Un si beau garçon…

— N’insistez pas, je vous en prie… Je ne suis pas celle que vous croyez.

— Idiot ! Comment puis-je être amoureux d’un type aussi vulgaire ?

— Merci.

— Tu ne soupçonnes même pas le plaisir que tu pourrais en tirer. Tout ce qu’une femme peut te donner, je l’ai aussi. Tout, sauf les emmerdements, la jalousie, l’hystérie… Raph, écoute-moi… »

Partagé entre la terreur et une formidable envie de rire, Raph s’aperçut qu’Amore avait glissé à bas de son fauteuil et, tout en parlant, mais sans oser se redresser, avait déjà parcouru la distance qui le séparait de lui en une série de petites reptations nerveuses, sur les genoux. Il arrivait sur lui à la vitesse d’un navire de haut bord, les pans de sa robe de chambre s’écartant sur ses jambes maigres. En un instant, il fut aux pieds de Raph, lui saisit la main, parlant avec volubilité pour qu’aucun silence ne puisse rompre le charme. Des mots s’additionnant jusqu’au vertige…

« Écoute… Nous sommes au Moyen Age… L’amour courtois… Non, c’est idiot. Nous sommes en plein XVIIIe siècle… Les liaisons dangereuses… Choderlos de Laclos… Nous sommes tous deux prisonniers dans une ville de garnison et je suis ton ordonnance… Tu veux que je délace tes bottes… Je suis à genoux, à tes genoux… »

Raph essaya de dégager sa main, que l’autre pétrissait frénétiquement, entre ses paumes. Il n’y parvint pas et grommela :

« Amore ! Arrête tes conneries, quoi ! »

Mais Dodino avait appuyé sa tête sur ses jambes et ne lui lâchait pas la main. C’est à ce moment précis que Léon pénétra dans la pièce, son plateau sur les bras. En l’apercevant, Dodino se dégagea et le mouvement qu’il fit révéla à Raph Dun qu’ils n’étaient plus seuls. À la vue de Léon, il se sentit rougir pour la deuxième fois de sa vie comme s’il était coupable. Le domestique, de son côté, gardait le nez sur la bouteille de Veuve Clicquot qu’il était en train de déboucher, prenant bien garde de ne pas détourner les yeux.

« Laissez !… Laissez…, dit Amore. On va se débrouiller… »

Raph se dressa comme un ressort et se dirigea vers la porte. Amore lui lança :

« Mais où vas-tu ?

— Me coucher.

— Mais… Et le champagne… Et le caviar ?… Tu veux pas goûter au caviar ?

— Ton caviar, tu peux te le foutre au cul. J’ai plus faim ! »

Et il sortit en claquant la porte. Dodino prit Léon à témoin :

« Vraiment, vous l’avez entendu ? Quel grossier personnage ! »

Léon ne releva pas la tête. Il dit simplement :

« Si Monsieur a besoin de quelque chose, Monsieur n’a qu’à sonner. »

Et il sortit à son tour, très digne.


Le Grec eut un ricanement amer en contemplant l’image que lui renvoyait le miroir : ou ce costume était mal coupé, ou c’était lui qui était mal foutu. Les trois complets d’alpaga noir, arrivés le matin même de Londres, prenaient, dès qu’il les passait, l’allure fripée des vêtements que portent les provinciaux le dimanche. Pourtant, ni son tailleur ni son anatomie n’étaient en cause. Nu, le Grec, bien que trapu, était mince et sec, sans surcharge de graisse, sans bourrelets. En maillot, c’était encore supportable. Dès qu’il enfilait une chemise, il ressemblait à un marchand de fromages. Pourquoi ? Il ne savait pas. Simplement, c’était comme ça. Il avait d’abord accusé les tailleurs de saboter le travail, n’arrivant pas à admettre ce divorce congénital entre tout vêtement et sa personne.

Puis il s’était résigné, écœuré de constater que ses complets récents lui allaient encore moins bien que les anciens, ceux qu’on lui avait confectionnés vingt ans plus tôt et qu’il portait encore. Avec cette silhouette, pas question de porter autre chose que du sombre. Dans les pied-à-terre qu’il avait à Paris, Londres, Athènes, Rome, New York, Mexico ou Munich, il y avait la même armoire contenant quelques chemises et les cinq mêmes éternels costumes d’alpaga noir, un point c’est tout. Il retira mélancoliquement sa veste qui glissa au sol et desserra le nœud de sa cravate. Cette soirée idiote chez Gus Bambilt l’agaçait prodigieusement. Une consolation, la Menelas y serait. Lindy Nut, la future ex-épouse de Gus, l’en avait aimablement averti. Étonnant… En général, Nut, avec laquelle il entretenait des relations ambiguës d’amitié amoureuse, ne lui signalait pas ce genre de détail. Au contraire, elle évitait soigneusement de le mettre en contact avec de trop jolies femmes, prenant ombrage de toute admiration qui ne lui était pas dévolue… Bizarre… Ses relations avec elle dataient de dix ans. Quand l’un des deux était déprimé, il allait se réfugier chez l’autre, lui demander secours momentanément. Pour son dernier mariage, elle avait eu le bon goût d’épouser un pétrolier qui était devenu l’un de ses gros clients. Il jeta un coup d’œil apitoyé sur le carton d’invitation :

VOUS ÊTES PRIÉ D’ASSISTER À LA DIVORCE-PARTIE COSTUMÉE DONNÉE PAR LYNDY ET GUSTAVE BAMBILT LE 22 JUILLET 1958 EN LEUR RÉSIDENCE DU 127 PARK AVENUE, À PARTIR DE 22 HEURES. AVEC VOUS, GUSTAVE ET LYNDY FÊTERONT LEUR SÉPARATION. THÈME : « LA MER, L’AMOUR, L’ARGENT. » R.S.V.P.

Le Grec rejeta le bristol dédaigneusement… Il supportait mal l’idée qu’un divorce pût se fêter comme un baptême, ne comprenant pas qu’un sacrement aussi grave dût fournir, le jour où on le rejetait, prétexte à une soirée de mauvais goût. Il est vrai que les deux lascars en avaient l’habitude ! Big Gus en était à son onzième divorce, Nut à son troisième. Quatorze à eux deux !

Seuls, des Américains pouvaient être assez cinglés pour commettre ce genre de faute qui provoquait en lui une irritation dont il ignorait si elle venait de son éducation, de son ascendance ou de ses principes. D’ailleurs, il ne tenait pas à le savoir. Approfondir ce problème équivalait à remettre en question la paix armée qu’il maintenait à grand-peine avec Lena. Depuis deux ans, ils ne se rencontraient pratiquement plus, bien qu’ils fissent de part et d’autre des efforts immenses pour sauvegarder l’apparence d’un ménage uni, les enfants, la famille… Dans les premiers mois de son mariage, il avait éprouvé pour les dix-sept ans de Lena une véritable folie sensuelle. Puis son corps d’enfant avait cessé de l’étonner — c’est un moment qu’il situait après sa grossesse et la naissance des jumeaux. Alors, il avait cherché une équivalence à l’adolescente qu’elle n’était plus, espérant se sentir attiré par la femme qu’elle aurait dû devenir — mais dont elle n’avait que l’apparence.

Lena ne comprenait rien à la rage d’agir qui animait son mari. Parfois, il tentait de lui expliquer ses buts, les moyens infaillibles qu’il avait d’y parvenir : cela ne l’intéressait pas.

Il enfila de nouveau la première des trois vestes qu’il avait essayées, espérant on ne sait quel miracle : pire que tout à l’heure. En faisant jouer deux des trois panneaux du miroir, il parvint à se voir de dos et constata définitivement que le costume, sur ses épaules, semblait sorti d’un « décrochez-moi-ça » de quartier. Les seuls moments où Lena le regardait réellement, c’était précisément pour lui reprocher son manque de chic. En dehors de cela… elle l’écoutait avec un intérêt poli, perdue dans un rêve exquis, mystérieux, permanent, acquiesçant de la tête à tous ses discours fiévreux, perpétuellement absente et toujours là. À quoi pensait-elle ? Avait-elle un amant, des amants ? Et si oui, comment n’en aurait-il pas été prévenu ? L’idée l’effleura que, en ce genre de circonstance, ceux qui sont concernés sont les derniers informés. Il y avait ce type, cet acteur, dont il se doutait bien qu’il plaisait à Lena. Il en avait eu la révélation en constatant qu’il était le seul homme à ne pas lui faire ouvertement la cour. Oui mais, le bellâtre vide était lui-même sous la surveillance constante de son emmerdeuse de femme. Alors ?

Un jour, Irène s’était enhardie à faire une allusion fielleuse à ce sujet. Elle lui avait demandé s’il n’était pas jaloux des hommes qui tournaient autour de Lena. Il lui avait répondu qu’il prenait ces hommages à son compte, comme ceux que l’on accorde au propriétaire d’un objet rare et précieux.

La puce à l’oreille, désireux de contrer sa belle-sœur, il s’était renseigné sur sa vie et avait appris avec stupéfaction qu’elle avait des liaisons brèves et sans lendemain avec des gens de maison, des popes ou des soldats. Information navrante en elle-même, mais réjouissante en fonction de l’irrésistible Kallenberg, si vaniteux, si imbu de lui-même. Et encore, était-ce vrai ? Il était gêné de le croire. Si les faits imputés à sa belle-sœur étaient exacts, pourquoi les allusions d’Irène sur Lena ne le seraient-elles pas ?

Tourmenté, il se mit à arpenter sa chambre, partie infime de la suite royale qu’il louait au Pierre à l’année : À chacun de ses passages, il marchait sans les voir sur les trois costumes qui gisaient par terre, dans la position où ils étaient tombés. Chacun d’eux lui avait coûté deux cents livres. Il passa dans le salon et prit un paquet posé sur un fauteuil. Avec agacement, il tenta d’en briser les attaches. N’y arrivant pas, il se rendit dans la salle de bain et en ressortit avec une lame de rasoir qu’il utilisa pour les sectionner. Du carton s’échappa un bric-à-brac de vêtements anachroniques : une tenue de corsaire qu’il enfila, pantalons noirs élimés au-dessous des genoux, chemise râpée rouge sang, bas de soie blanche. Il s’admira : pas de doute, les compagnons de la Tortue avaient une autre gueule que les mannequins gris et noirs de Saville Row ! La touche finale fut donnée par un tricorne noir frappé sur le devant de la légendaire tête de mort. Il le plaça sur sa tête en différentes positions, cherchant à trouver celle qui lui donnait l’air le plus guerrier. Il retourna dans le salon et s’empara, dans le porte-parapluies, d’un sabre d’abordage. Il le glissa dans sa ceinture. Pas de chance, il était si long qu’il traînait par terre. Il en remonta la poignée qui vint buter sur son plexus. Cette fois, le bout du fourreau ne raclait plus la moquette. Il bomba le torse… Si la Menelas n’était pas séduite, c’était à désespérer de tout ! Seul inconvénient, il ne pouvait plus se baisser. Le pommeau lui entrait désagréablement dans l’estomac. Maladroitement il dégaina et fit quelques moulinets énergiques au-dessus de ses épaules. C’était incroyable la façon dont vous métamorphosait le port d’une arme ! Il se sentit l’humeur farouche et brûla de provoquer un insolent en duel, pour l’amour de quelque belle.


Peggy était allongée tout habillée sur son lit, de grosses compresses de camomille sur les yeux. Quand elle avait trop de rendez-vous dans la journée, il lui arrivait de s’éclipser pendant une heure pour se réfugier chez elle et s’y détendre. À ces moments-là, nul n’avait le droit de la déranger. Claudette, sa femme de chambre, éliminait les importuns et coupait le téléphone. Il était quatre heures de l’après-midi. Elle était là depuis dix minutes. On gratta à la porte…

« Madame…

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Peggy avec aigreur.

— C’est M. Fairlane…

— Ne le laissez pas entrer !

— Madame… Il est déjà là.

— Idiote ! Qui lui a permis…

— Madame… Il se l’est permis tout seul. »

Peggy sauta de son lit. Périodiquement, ce grand dadais la relançait, trop vaniteux pour admettre qu’une femme pût désirer ne jamais le voir.

« Où est-il ?

— En bas.

— Ça va. Laissez-moi. »

Claudette disparut dans une antichambre, l’air pincé : comment pouvait-elle refuser l’entrée de l’appartement à ce beau garçon qui y était venu si souvent ? Sa courtoisie était telle qu’il lui avait même apporté, un jour…, un bouquet de fleurs. Peggy s’essuya les yeux, rajusta les plis de sa robe, tapota ses cheveux et dévala les marches.

Tony était là. Elle attendit qu’il parle le premier, en équilibre sur une marche, la main crispée sur la rampe…

« Alors ? On veut effacer Tony Fairlane de sa vie ?

— Tu parles de toi à la troisième personne maintenant ? Qu’est-ce que tu veux ? »

Comme toujours, il était tiré à quatre épingles, alpaga bleu marine ultra-léger, cravate club de couleur sobre et, émanant de lui, une aura d’autosatisfaction. C’était un fait, Tony s’aimait. Avant chaque sortie en public, il passait des heures entières devant son miroir, vérifiant la perfection de son bronzage, l’éclat de ses dents, épilant l’un des poils de ses sourcils pour défaut d’alignement, brossant sa langue afin de lui donner cette couleur rose vif propre aux gens bien portants. Chaque matin, une spécialiste japonaise venait à domicile pour soigner ses pieds et ses mains et il ne manquait jamais de se rendre chez son dentiste une fois par semaine au moins. De ces attentions constantes et maniaques à sa propre personne résultait une apparence de mannequin superbe et triomphant, isolé dans son narcissisme par la certitude d’être unique, sans concurrence. Peggy détestait Tony. À aucun moment, elle n’avait pu le distraire de lui pour qu’il la voie, elle. Quand il disait « je t’aime » — il le lui avait dit deux fois, dont une où il était ivre — il fallait entendre « je m’aime ». Le jour où il avait prononcé ces mots sans avoir bu, il tenait Peggy dans ses bras, dans la vaste chambre d’un palace de Nassau. Étonnée, la jeune femme s’était légèrement dégagée de son étreinte pour observer son expression.

Elle avait eu le choc de sa vie : dans son dos à elle, il y avait un miroir dans lequel Tony contemplait son image, et c’est à cette image qu’il avait adressé sa déclaration d’amour. En ce temps-là, elle voulait se persuader qu’elle tenait à lui, pour justifier ces fiançailles imbéciles. Plus tard, elle avait osé formuler la pensée qu’elle refusait de s’avouer : « C’est un crétin. Je ne le vois pas parce qu’il est beau, mais parce qu’il est riche et qu’il agacera Scott. » Le père de Tony, en effet, possédait la majorité des aciéries de Détroit. À sa mort, Marjorie, son épouse, avait bien tenté de jouer à la veuve américaine en dilapidant une partie de ses revenus avec de coûteux gigolos, mais le cœur n’y était pas. Elle était, irrémédiablement et définitivement, une bourgeoise. Dépitée par cet échec, elle avait reporté les élans de sa chasteté forcée sur le seul phallus légal de la famille, celui du jeune Tony, douze ans.

L’enfant présentait déjà les prémices d’un caractère odieux. Cette tornade d’amour et de compliments, s’abattant sur sa tête, avait achevé de la lui tourner. À quatorze ans, il savait qu’il était le plus beau, le plus riche, le plus intelligent, le plus irremplaçable. Les rares amis qui s’accrochaient à ses basques pour l’abondance de son argent de poche le vomissaient. À vingt ans, légataire universel d’une fantastique fortune, alors que sa mère compensait ses élans refoulés par une recherche ésotérique très suspecte, il se lança dans un perfectionnisme exacerbé de son image de marque, remplaçant tous les six mois les huit voitures de son parc automobile privé, faisant tailler ses costumes à la douzaine, possédant des centaines de paires de chaussures, traînant derrière lui une cour de beautés avides de garde-robes offertes. Les échotiers, toujours à l’affût de ce qui n’est pas nécessaire, commencèrent à lui consacrer quelques lignes par-ci, par-là, ce qui eut le don d’exaspérer sa vanité et d’accroître son arrogance.

À la même époque, Peggy payait des sandwiches à son grand bonhomme distrait, dont elle attendait encore qu’il lui demandât sa main. Lassée par son silence et par le flou des projets la concernant, en trois semaines, dans un mouvement de dépit et un inconscient désir de vengeance, elle se fiançait à Tony Fairlane — dont la dernière marotte était l’élevage des pur-sang — après avoir fait sa connaissance dans un concours hippique dont elle était la vedette. Le soir de leur arrivée dans ce foutu hôtel des Bahamas, elle avait été intriguée par le trop long séjour de Tony dans la salle de bain. Elle l’attendait dans le lit depuis une demi-heure déjà, vêtue d’une chemise de nuit translucide essayant de ne pas trop penser à Scott dont l’image la hantait. Énervée, elle se leva, traversa la chambre et alla frapper doucement à la porte de la salle de bain : pas de réponse. Seul, une espèce de souffle rauque et saccadé lui parvint. Inquiète, elle entra et fut sidérée par le spectacle : au pied du lavabo, il y avait plusieurs haltères et des extenseurs dont elle se demanda d’où son fiancé tout neuf avait bien pu les sortir. Et au fond de cette cage en céramique, serré à la hauteur des reins dans une multitude de lainages, parallèle au sol, les pieds en équilibre sur le rebord de la baignoire, le buste en avant, les mains en appui sur le tapis recouvrant les carreaux de faïence, Tony, faisant des tractions frénétiques.

Il l’aperçut mais n’arrêta pas son exercice pour autant, lui jetant un regard mauvais et irrité. Au bout d’une vingtaine de mouvements, il interrompit sa série, et se redressa, en nage :

« J’arrive, ma chérie, j’arrive… »

Interloquée, Peggy retourna dans la chambre et alla s’asseoir, non pas sur le lit, mais dans un fauteuil. Elle était ahurie qu’un homme pût songer à faire de la culture physique à un moment pareil. Quelques instants plus tard, Tony apparut, statue de dieu grec préfabriqué, grand sourire sur les lèvres. D’un air satisfait, il lui lança :

« Je suis assez bien bâti naturellement, mais j’ouvre l’œil pour garder la forme. Tiens, regarde… »

Il prit une posture d’Apollon et s’offrit de trois quarts à ses regards, bandant ses muscles qui tressaillaient et s’agitaient, serpents vivant une existence indépendante sans que sa pose en fût altérée. Anéantie, Peggy pensa : « Et c’est ce con que j’ai choisi pour oublier Scott !… »

Très à l’aise, Tony continuait ses pitreries et ses contractions. « Et voilà ! », dit-il joyeusement lorsqu’il jugea que la démonstration était suffisante.

Alors, s’emparant du corps de Peggy comme d’une plume, il acheva son numéro d’homme des bois en la balançant sur le lit pour se jeter sur elle avec des grognements. À peine l’avait-il étreinte qu’il la faisait rouler par-dessus lui, de telle sorte qu’elle se retrouva à califourchon sur son corps. Pendant qu’il essayait vainement de la pénétrer, elle accrocha son regard : elle vit qu’il avait les yeux grands ouverts mais qu’il ne la voyait pas. Fixement, il semblait observer un point situé au-dessus de la tête de Peggy. Elle se retourna : au plafond, il y avait un immense miroir qui reflétait la scène.

Tony ne cherchait pas à faire l’amour avec elle, mais avec lui-même par le biais de sa personne interposée. Elle s’arracha vivement du lit et alla s’enfermer dans la salle de bain : elle était horrifiée par ce Narcisse impuissant qui ne pouvait avoir une érection qu’en se regardant dans une glace.

Elle émergea de son déplaisant souvenir :

« Tu veux quoi ? »

Tony ricana, mal à l’aise et agressif.

« Ne t’imagine pas que ton futur mariage est dans la poche…

— Ce qui veut dire ?

— Rien, je me comprends. »

Il tourna dans la pièce, déplaçant des objets :

« Il paraît que tu veux épouser Scott Baltimore ?

— Ça te concerne ?

— Tu sais que son grand-père était trafiquant et bootlegger ?

— Et le tien, il était quoi ? Es-tu même certain d’en avoir eu un, bâtard !

— Peggy, ne joue pas ce petit jeu avec moi… Méfie-toi ! Attention à ce que tu dis. »

Elle le toisa avec un infini mépris :

« C’est tout ?

— Non ! Tu n’es pas libre. Tu as des comptes à me rendre ! Tu sais combien tu m’as coûté ? Tu sais combien j’ai dépensé avec toi ? Cinq cent mille dollars !

— Et alors ?

— Alors, il faut me les rendre.

— Tu es tombé sur la tête ?

— Je t’ai offert des cadeaux, des bijoux, des fourrures ! Ce n’est pas une petite salope qui arrivera à me ridiculiser !

— Pauvre type ! Je ne sais même pas de quoi tu parles. Si tu penses qu’il y a litige financier entre nous, va raconter ça à ton avocat. Ou à ta maman !

— Tu me prends pour un con ?

— Oui. Tout le monde te prend pour un con. »

Il fit deux pas menaçants dans sa direction. Elle eut un geste infiniment rapide vers un tiroir. Au bout de sa main minuscule, Tony aperçut, non pas le classique petit pistolet de dame, mais le Colt réglementaire de la police new-yorkaise.

« Stop ! »

Elle n’avait pas élevé la voix, mais il comprit parfaitement qu’elle ne plaisantait pas. Interdit, il balbutia :

« Tu es cinglée, non !

— Recule.

— Écoute.

— Recule ! »

Il recula de trois mètres et resta planté, debout, les bras ballants. Peggy alluma une cigarette :

« Maintenant vas-y ! Si tu as vraiment quelque chose à me dire, parle ! »

Il resta muet. Elle enchaîna :

« C’est maman Fairlane qui t’a conseillé de venir me voir, mon chou ?… Alors ? »

Tony se tortilla, ne sachant quelle contenance prendre :

« Je vais te dire, poursuivit Peggy, quand je te vois, j’ai envie de dégueuler. Tu es bête, tu es veule, tu es bouffi, tu es un tas de merde. Tu n’es même pas capable de baiser une femme. Tu es un pédé. Tu n’es bon qu’à te branler devant une glace !

— Peggy…

— Ta gueule ! Je ne parle qu’aux hommes ! Maintenant écoute-moi… Si jamais tu fais quoi que ce soit pour me nuire, le plus petit esclandre, n’importe quoi qui me déplaise, je jure sur ma vie de te faire la peau ! Où que tu sois, quoi que tu fasses, que tu sois protégé ou non, je te descendrai ! C’est clair ? »

Il ne répondit pas. Elle s’approcha de lui. Il ne put réprimer un mouvement de recul qu’il essaya de masquer en cherchant désespérément une pose convenant à sa situation… Elle perçut sa peur :

« Mets-toi à genoux ! »

Il tenta de crâner :

« Enfin, c’est idiot…

— À genoux ! »

Tony secoua la tête et feignit de sourire, comme si on lui faisait une blague d’un goût douteux à laquelle il se serait résigné à participer avec un brin de condescendance amusée : il s’agenouilla.

« Maintenant, déboutonne ton froc. »

Il leva vers elle des yeux ahuris :

« Déboutonne. »

Il déboutonna…

« Enlève ta ceinture. »

Il eut un sursaut de protestation :

« Ah ! non.

— Vite, connard !

— Peggy… C’est ridicule…

— Vite ! »

Elle le tenait toujours en joue. Avec terreur, il crut discerner des mouvements d’impatience dans les doigts qui tenaient l’arme. Il s’exécuta. Le pantalon glissa sur ses cuisses, laissant apparaître un caleçon rouge parsemé de myosotis…

« Ton caleçon ! »

Il lui jeta un regard suppliant qu’elle ne daigna même pas voir. Toujours dodelinant de la tête, il baissa son caleçon. Peggy passa près de lui et, prestement, subtilisa sa ceinture…

« Maintenant, si tu cries, si tu bouges, je te tue ! »

Elle leva haut le bras et abattit la lanière de cuir sur les fesses bronzées. Tony se mordit les lèvres pour ne pas hurler de douleur. À trois reprises, la ceinture siffla et frappa, laissant sur la peau des marques qui rougissaient rapidement.

« La fessée est terminée. Rhabille-toi ! »

Maté, il se redressa et remit la ceinture qu’elle lui avait jetée.

« N’oublie jamais ! Et maintenant, calte ! Dehors ! »

Il s’ébroua vaguement…

« Dehors ! »

Au moment où il passait devant elle pour atteindre la porte, elle lui cracha en plein visage. C’est alors qu’elle vit Claudette, l’air bouleversé, abasourdie, incrédule. Peggy se mordit les lèvres et lui lança d’un ton féroce :

« Inutile de vous déranger pour raccompagner monsieur. Il ne reviendra plus. »

13

Herman Kallenberg et Madame débarquèrent à l’aéroport de New York à onze heures. À midi, ils entraient dans le hall du Carlyle. À treize heures, les chefs-d’œuvre qui accompagnaient toujours Herman en voyage étaient accrochés aux murs de sa suite — une Vierge de Raphaël, la petite Lucrèce de Cranach, un autoportrait de Rembrandt, un Champ d’oliviers de Van Gogh, remplaçant avantageusement le vrai Canaletto et le faux Géricault ornant les deux chambres. À treize heures trente, Irène décidait que les tapisseries et le mobilier Louis XVI de son appartement avaient une influence néfaste sur son moral et exigeait qu’ils fussent sur-le-champ remplacés par de l’anglais. La direction objecta timidement que l’opération allait prendre du temps, mais Barbe-Bleue s’en mêla. En public, il tenait à montrer que le moindre caprice de sa femme équivalait à un ordre. Il fit donc chorus avec elle pour que tout fût changé avant le dîner, peu importait le nombre d’hommes nécessaires ou le prix de la métamorphose.

Il devait bien cela à Irène après ce qu’il lui avait fait deux jours plus tôt sur les bords de la Tamise…

À quatorze heures, ouvriers et décorateurs envahirent la suite pour y travailler fiévreusement, tandis qu’Irène, conduite par son chauffeur dans la Rolls, allait faire du shopping chez Jack Hanson avant de se précipiter chez Alexandre pour un coup de peigne. De son côté, Kallenberg se rendait à un bain de vapeur, non loin de Central Park, où il avait ses habitudes.

À dix-neuf heures, sans s’être donné le moins du monde rendez-vous, elle et lui firent une apparition simultanée dans le hall du Carlyle. Réjoui, le directeur du palace les rejoignit pour les escorter jusqu’à leur appartement :

« Je crois que vous serez satisfaits… Vous allez voir. »

Effectivement, la suite était méconnaissable. Accrochés de main de maître, les toiles de Kallenberg étaient mises en valeur par des spots à l’éclairage rasant qui en accentuaient le caractère. Irène marqua son approbation pour les nouveaux meubles par de discrets hochements de tête. Barbe-Bleue émit quelques « Parfait… Parfait… », jetant un regard bref et approbateur sur les immenses gerbes de roses disposées çà et là, la bouteille de Cliquot Brut 47 rafraîchissant dans son seau en argent.

Le directeur se rengorgea. Tout déménager en si peu de temps tenait du prodige. Son équipe avait révolutionné New York dans le courant de l’après-midi et lui-même s’était donné un mal fou pour diriger et hâter l’opération.

« Eh bien, voilà…, conclut-il. Maintenant que l’appartement est à votre convenance, pourriez-vous, approximativement bien sûr, m’indiquer la durée de votre séjour ?…

— Quarante-huit heures, lui répondit aimablement Kallenberg. Nous repartons après-demain. »


Une heure à peine après avoir humilié Tony, Peggy sonnait chez Lindy « Nut » Bambilt. Leur amitié était assez forte pour ne se plier à aucune convenance. En cas d’urgence, quand l’une d’elles voulait voir l’autre, elle passait un coup de téléphone et disait : « J’arrive. » Plus secouée qu’elle n’aurait voulu l’être, Peggy se laissa tomber dans un fauteuil.

« Tu peux me servir à boire ?

— C’est grave ? demanda Nut en sortant d’un bar des verres et une bouteille de scotch.

— Tu es seule ?

— Oui, pourquoi ?

— Gus n’est pas là ?

— Non. Qu’est-ce qui se passe ?

— Oh ! rien !…

— Dis-moi. »

Peggy portait son verre à ses lèvres.

« Tu veux de la glace ?

— Non merci, ça va, sec.

— Raconte…

— C’est ce con.

— Il est revenu ?

— Oui. »

Nut hésita…

« C’était… moche ?

— Avec lui, toujours. Je te dérange ?

— Idiote…

— Avec ton divorce…

— J’ai l’habitude. »

Peggy sourit et se détendit légèrement : c’était ça, Nut ! Elle ne se démontait jamais. Elle était longue et souple, trente, trente-cinq ans, un peu plus peut-être. En tout cas, elle n’avait jamais confié son âge à Peggy qui, de son côté, avait été assez discrète pour ne jamais le lui demander. Même l’amitié la plus solide a des limites. Quand Nut bougeait, on avait l’impression qu’elle dansait. Quelque chose de félin, des pommettes hautes, des yeux immenses, un grand front bombé, une démarche orientale.

« Tu en veux un autre ?

— Si tu en prends un avec moi…

— D’accord. Tu me racontes ? »

Peggy la mit au courant. Nut ouvrit de grands yeux émerveillés :

« Non ?… Tu as fait ça ? »

Elles éclatèrent de rire.

« Sale type !… Si jamais Scott savait qu’il est revenu m’empoisonner… Dis donc, Satrapoulos, tu es sûre qu’il sera là ? »

Nut lui lança un regard ironique et amusé.

« Regarde-moi… Qu’est-ce que tu crois ?

— C’est vrai, j’avais presque oublié. Parfois, entre toutes tes aventures et tes mariages, je m’y perds un peu.

— Socrate, c’est différent. Ni un mari ni un amant. Mieux que ça.

— Pourquoi tu ne l’épouses pas ?

— Pourquoi pas ? Un de ces jours, si on a le temps.

— Scott est têtu comme un mulet. Il ne voulait rien savoir pour le rencontrer.

— Qu’est-ce qu’il a contre lui ?

— Il paraît qu’il est coulé aux États-Unis. »

Nut hocha la tête en souriant.

« Depuis le temps qu’on essaie de l’avoir… C’est un type extraordinaire tu sais. Si tu le connaissais bien… D’ailleurs, j’aime autant pas, tu en tomberais amoureuse.

— Tu penses ! Je pourrais être sa fille… Pardon… »

Peggy venait de se souvenir que, si le Grec avait une cinquantaine d’années, Gus, le mari de Nut, allait entrer dans sa soixante-douzième.

« Ne t’excuse pas, d’autant plus que tu dis vrai. Et après, quelle importance ?

— Tu comprends, il y a une foule de gens qui financent Scott. Alors, pourquoi pas lui puisqu’il est si riche ?

— Pourquoi pas… »

Par la baie vitrée du penthouse, on apercevait les arbres de Central Park, bien plus bas, à des profondeurs incroyables.

« Tu comprends, la politique et l’argent, c’est comme l’argent et la beauté, ça a toujours fait bon ménage.

— Scott est très riche.

— Bien sûr, mais tu ne sais pas combien ça coûte ! Il n’y a au monde aucune fortune privée qui puisse subvenir au financement d’un parti politique ! C’est un gouffre ! Le nombre de millions qui ont déjà été engloutis pour les Novateurs !

— Pourquoi tiens-tu tellement à ce que Scott monte aussi haut ?

— Mais, de toute éternité, il est fait pour être le premier ! Tu ne le connais pas ! Il est beau, il est merveilleux, il est… irrésistible ! Si tu l’entendais parler des choses qui lui tiennent au cœur !… Pour l’instant, il a besoin de tout le monde, mais plus tard… Tu verras !… Enfin, puisque tu es sûre que Satrapoulos viendra…

— Tu n’as pas confiance, hein ?

— Je voudrais tant qu’ils se rencontrent !… Ils sont faits pour devenir une paire d’amis.

— Ne t’inquiète pas, il sera là. Même s’il ne le faisait pas pour moi, il serait obligé de le faire pour Gus. Il a besoin de lui dans ses affaires. »

Peggy hasarda :

« Et la Menelas ?… Tu lui as dit ?…

— Écoute !… Je t’ai déjà dit oui… Demain soir, ici même, j’aurai tout New York… Jamais de ta vie tu ne rencontreras une telle concentration d’armateurs et de pétroliers au mètre carré…

— Tu es triste de divorcer ?

— Bah !… Non, pourquoi ?

— C’est vrai que tu as l’habitude… Et avec Gus, tu t’en sors bien ?

— Comment ça ?

— Côté séparation… Pension alimentaire, quoi…

— Pas mal du tout. Le jour où tu te fâcheras avec ton Scott, viens me voir tout de suite, je te donnerai des tuyaux pour que tu ne t’en ailles pas les mains vides.

— Scott ?… Mais c’est impossible ! Je l’aime ! »

Nut fit la moue :

« … Si ma mémoire est bonne, il me semble avoir déjà moi-même prononcé cette phrase plusieurs fois…

— Oui, mais moi c’est différent ! Je n’ai pas ton expérience…

— Comment tu te déguises demain ?

— Chut !… et toi ?

— Chut !

— Tu me fais des mystères maintenant ?

— Et toi ?

— Oh ! Nut !… Je t’adore ! Il faut que je t’embrasse ! »

En riant, elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre.


Ces doigts qui voltigeaient comme un envol de papillons fascinaient Emilio. Chacun d’eux semblait doué d’une vie autonome. Parfois, lorsqu’ils s’écartaient l’un de l’autre, l’auriculaire et le pouce formaient un angle de 180°, c’est-à-dire la droite parfaite, nuancée dans sa trajectoire rectiligne par les imperceptibles renflements souples de la chair. Les mains elles-mêmes se chevauchaient, s’entrecroisaient en un ballet caressant dont certaines figures s’achevaient en gifles sèches. Que des doigts pussent se livrer à une gymnastique aussi étourdissante était déjà remarquable, mais entendre les sons que ces effleurements tiraient du clavier vous prostrait dans l’ineffable. Quand Olympe jouait, Emilio avait envie de pleurer ou d’applaudir, c’était selon. Son oreille délicate attendit en vain la note résolutoire qui devait nécessairement clore une gamme particulièrement brillante : elle ne vint pas.

« Du thé !

— Hein ? »

Il avait toujours le plus grand mal à revenir sur terre après ces envolées. « Elle veut du thé », répéta-t-il machinalement tout en se précipitant pour sonner le garçon. Depuis qu’ils avaient quitté Los Angeles pour New York, Olympe avait retrouvé la grande forme. En général, ils séjournaient au Carlyle, mais le directeur du Regency avait fait de tels efforts pour que la Menelas descende chez lui… Il lui avait préparé au dernier étage du palace une immense suite et il avait poussé la délicatesse jusqu’à la faire insonoriser totalement, ajoutant, galant homme :

« J’ai fait aménager l’appartement en ne perdant jamais de vue qu’il devait être le double écrin de votre génie et de votre beauté. »

Le tout appuyé d’un baisemain à l’européenne. Il n’ignorait pas que la Menelas ne se séparait pas plus de son Beechstein que d’autres ne quittent leurs bagues ou leurs prothèses dentaires. Elle et lui, c’était à prendre ou à laisser. Sa présence dans les murs d’un hôtel était une fameuse publicité pour l’établissement. Pourtant, au Carlyle, de nombreux clients — dont chacun était lui-même une célébrité — s’étaient plaints. Non pas que les interprétations fougueuses de la Menelas leur déplussent, mais parce qu’elles avaient lieu souvent à quatre heures du matin. L’architecture de l’endroit se prêtant mal à une insonorisation absolue, il avait fallu se résigner à laisser filer l’étoile.

Un maître d’hôtel servit le thé sur un plateau d’argent bourré d’accessoires inutiles et indispensables, de l’orchidée à la longue pince à sucre en argent massif ciselé. Quand il fut sorti, Emilio, toujours sous l’enchantement, hasarda :

« Nous avons reçu un long télégramme du directeur du Concert Hall. »

Pas de réponse. Olympe, les yeux dans le vague, touillait d’une cuillère distinguée et distraite la tranche de citron dans sa tasse…

« Qui ça, nous ?

— Enfin… Moi…

— Alors pourquoi dis-tu « nous » ? Toi, ça n’a jamais été nous. »

Emilio soupira…

« Il demande un dédit énorme pour non-respect de contrat.

— Envoie-le au bain !

— Il va nous faire un procès…

— Au bain ! »

Emilio se permit un sourire discret. Elle était admirable ! Mille places louées depuis deux mois, une ville entière suspendue à sa venue, une presse enflammée et, pour contrebalancer ce récital annulé sur un coup de tête, cet « envoie-le au bain » qui planait si haut au-dessus des réalités…

Il avait l’habitude. À Genève, elle avait froidement quitté la salle au beau milieu d’un morceau sous prétexte qu’on ne l’applaudissait pas assez. À Paris, à l’instant d’un gala, elle avait jeté un coup d’œil dans la salle, avait trouvé le public « médiocre » et refusé de jouer « devant des gens trop ignares pour apprécier la subtilité de son interprétation ». Derrière elle, Emilio se battait pour arranger les choses et payer les pots cassés. Il était si absorbé par son rôle d’imprésario, d’ambassadeur ou de secrétaire, qu’il en oubliait parfois qu’il était son mari.

À vrai dire, il oubliait tout ce qui ne se rapportait pas directement à son monstre sacré, sa « panthère », comme l’avaient baptisée les journalistes friands de ses frasques. Le puissant Emilio Gonzales del Salvador, authentique Grand d’Espagne bien que ne mesurant qu’un mètre soixante, acceptait avec ferveur de voir réduites les dix syllabes de son nom redoutable aux deux phonèmes rassurants du mot « Mimi », tendre diminutif dont l’avait rebaptisé Olympe. À sa façon, il en était certain, elle l’aimait, en tout cas, il lui était indispensable. Évidemment, il lui arrivait de passer sur lui aussi ses épouvantables rages. Mais lorsqu’elle était déprimée, fatiguée ou malade, c’était sur son épaule qu’elle venait poser sa tête. Puis, elle se mettait au piano et la magie de son jeu exaltait si bien les sortilèges de Chopin qu’Emilio, la main sur le cœur, aurait pu jurer que jamais plus elle ne se mettrait en colère.

« Mimi ! »

Il fit un bond véritable…

« Oui ?

— Appelle Nut. Je veux lui demander à quelle heure elle a convoqué ses invités. Je veux être sûre de ne pas arriver en avance. Dans ce genre de raout, c’est comme dans la Bible : les derniers sont les premiers. »


« Je peux ?

— Qui t’en empêche ?

— Après tout, je suis encore ton mari… »

Gustave Bambilt accompagna ces mots d’un rire qui sonnait faux. Jamais l’idée ne lui était venue qu’une femme pût être sensible à autre chose qu’à son argent. Comme ses putains, il avait payé ses épouses. Il cassa son immense carcasse et posa le plus délicatement possible ses cent vingt kilos sur le lit.

« C’est bizarre, quand même…

— Quoi ?

— Notre divorce… Au fait, pourquoi divorçons-nous ?

— Dis-moi d’abord pourquoi nous nous sommes mariés. Ensuite, je pourrai peut-être te répondre.

— Tu me plaisais.

— Quoi d’autre ?

— Ça suffit, non ? Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je ne sais pas.

— Je suis passé chez mon notaire après-midi. Tout est en règle. Tu auras ce que nous avions dit.

— Bien. Tu as déjà trouvé la douzième Mme Bambilt. »

Il lui jeta un bref coup d’œil pour voir si elle se moquait de lui. Avec Nut, on ne savait jamais…

« Qui t’a dit qu’il y en aurait une douzième ?

— Oh ! Gus, sois gentil !… Pas à moi… Il ne t’est jamais venu à l’esprit de rester célibataire pendant quelques jours, un week-end par exemple ?

— Je ne me suis pas posé la question. J’ai toujours été marié.

— Pourquoi ?

— Peut-être que je n’aime pas la solitude. La première fois, j’avais dix-sept ans. Depuis, je n’ai jamais arrêté.

— Pauvre Gus…

— Et toi, tu vas te remarier ?

— Ma foi…

— Je peux ? »

Cette fois, c’est la permission de s’allonger qu’il demandait. Lindy le regarda une seconde, hésita et acquiesça d’un battement de cils. Il était très rare que Gus vînt la rejoindre dans sa chambre lorsqu’elle s’y était retirée. Elle le savait aussi inoffensif qu’il était fort et gigantesque, mais ce soir, il y avait quelque chose d’ambigu dans son attitude. Comme il était peu doué pour la ruse, désarmé même, elle en déduisit qu’il avait quelque chose à lui dire qui ne voulait pas sortir. Elle décida de l’aider.

« Qu’est-ce que tu as, mon petit Gus ?… »

Il hocha sa grosse tête colorée aux cheveux gris et lui prit la main.

« Rien. J’avais envie de bavarder, simplement.

— Dis-moi…

— C’est difficile… Comment dire ?…

— Je t’écoute.

— Eh bien, voilà… C’est drôle… Demain soir, à la même heure, nous aurons divorcé, tu seras libre. Ça fait trois ans que je t’ai épousée et j’ai l’impression de ne pas te connaître… On ne s’est pas vus souvent hein ?…

— Non, pas souvent.

— Les affaires… Je me demande bien pourquoi je fais autant d’affaires… »

Elle ironisa gentiment :

« Pour pouvoir payer toutes tes pensions alimentaires.

— Je n’ai pas d’enfant. J’ai soixante… Enfin, je ne suis plus un jeune homme… Tu y comprends quelque chose, toi ?…

— C’est difficile.

— C’est comme si je n’avais jamais profité de toi.

— Qui t’en a empêché ?

— Je ne sais pas. »

Un long moment, ils restèrent silencieux. Il gardait toujours sa main dans la sienne, qu’elle ne dérobait pas.

« Nut… Je voudrais te demander une faveur…

— Vas-y…

— C’est idiot… Tu ne voudras peut-être pas…

— Dis-moi.

— Ce soir, exceptionnellement… je voudrais dormir avec toi… dans ton lit. »

Elle ne répondit pas. Il s’inquiéta :

« Tu veux bien ? Demain, tout sera fini, tu comprends… Je voudrais… encore une fois… Tu accepterais ?

— Oui, Gus, J’accepte. »

Un sourire épanoui sur les lèvres, il se redressa avec les grâces lourdes d’un gros enfant peu sûr de ses jambes.

« Merci Lindy ! Merci !… Je vais chercher mes affaires. »

En le regardant quitter la pièce, Nut se demanda de quoi il se sentait coupable. C’était un vieillard curieux, Gus. En affaires, il aurait tondu un œuf et volé un troupeau de bœufs sans le moindre remords. Mais en amour, il fallait toujours qu’il demande la permission.


Scott craignait d’aborder sa mère pour lui dire qu’il voulait épouser Peggy. Pourtant il était né sous le signe des décisions brutales. Non pas qu’il souscrivît lui-même à la violence, mais parce qu’elle était de tradition dans sa famille, morts soudaines et coups de force, excès en tout, en fortune, en mépris pour autrui, en soif aiguë de puissance, en amour démesuré pour tout membre du clan. La religion elle-même était pratiquée avec fureur, servant parfois de hache pour abattre l’ennemi — les autres. Ainsi en avait décidé son père, Alfred Baltimore II, qui tenait lui-même sa profession de foi de son propre père, Steve Baltimore I. La devise des Baltimore était sans ambiguïté : « Nous d’abord ! »

Plus d’un demi-siècle de mise en pratique avait amené la troisième génération au seuil du rêve du grand-père : que l’Amérique soit gouvernée par ses descendants, qu’ils deviennent des monarques absolus et de fait dans une démocratie théorique. Bien avant sa naissance, Scott avait été pris en charge par ces désirs dont il était destiné, de toute éternité, à assumer la réalisation. Rien n’avait été épargné pour qu’il y parvînt.

Avant lui, ses deux frères aînés, William et Louis, avaient été élevés dans la même optique. William était mort pendant la guerre, en France, grillé dans son tank frappé par des roquettes allemandes. Louis s’était fracassé au sol, pour rien, par défi, pour avoir voulu ouvrir trop tard un parachute qui ne s’était pas ouvert du tout. Quant au père, Steve Baltimore, patriarche fondateur de la dynastie, il était si solide qu’il semblait rebelle à la mort ou à la maladie. Il avait essuyé mille dangers dont il était toujours sorti victorieux jusqu’au jour, où, malgré les objurgations de son entourage, il avait tenu à tailler lui-même les plus hautes branches du cèdre qui ombrageait sa maison. Il avait alors quatre-vingt-deux ans.

Quand il glissa du sommet de l’arbre, on le releva cassé de toutes parts, brisé, en morceaux. On le crut mort : c’était mal le connaître. Il parvint à vivre deux ans de plus, paralysé dans un fauteuil mais donnant néanmoins ses ordres.

Scott ne se demandait jamais quels étaient ses propres désirs. En fait, ne pas se poser la question était déjà lui fournir une réponse : tout en se croyant libre d’avoir choisi sa vie, Scott vivait, par sa personne interposée, le désir de domination des autres. Il était à peine en âge de comprendre que son père lui serinait déjà : « Scott, mon fils, tu gouverneras un jour le pays. » Plus tard, il s’était aperçu que ses deux frères décédés avaient entendu, eux aussi, la même chanson. Et aussi ses trois cadets. Scott ne s’en était pas senti vexé. Ce qu’il fallait, c’était que l’un d’eux, n’importe lequel, parvînt aux honneurs suprêmes pour que tant d’efforts n’aient pas été vains. Les autres suivraient. Aussi, trouvait-il normal que sa vie n’ait été qu’une longue suite d’exercices destinés à le préparer au pouvoir, quand le jour ou l’heure aurait sonné de le prendre. Au cas où il lui arriverait malheur, ses trois cadets seraient prêts à prendre la relève.

Son père, pour accroître les chances du clan, avait tenu à ce que son épouse enfantât le plus souvent possible. De leur union étaient nés onze enfants, huit garçons et trois filles. Cinq d’entre eux étaient morts, quatre garçons et une fille, Suzan, retrouvée noyée à douze ans au cours d’une partie de pêche en mer, alors que le bateau regagnait le port en pleine nuit et qu’on la croyait dans sa cabine, en train de dormir. La mer n’avait jamais rendu son corps. Quant aux deux autres garçons, John et Robert, l’un avait été emporté à huit ans par une méningite, l’autre s’était fait sauter la tête à l’âge de quatorze ans en jouant imprudemment avec un fusil chargé.

Paradoxalement, ces morts violentes, au lieu d’abattre les survivants, les dopaient en quelque sorte. Ils semblaient reprendre à leur propre compte l’énergie des disparus, pour la plus grande gloire de la famille, comme ces plantes que l’on élague et qui n’en deviennent que plus belles et plus vivaces.

Après la onzième naissance, la mère de Scott, Virginia, estimant qu’elle avait rempli les devoirs que son mari attendait d’elle, décida qu’elle partagerait désormais son existence entre la religion et l’éducation de tous ses héritiers, sans prendre sur son temps le délai d’en faire naître d’autres. Les nombreux deuils qui l’avaient frappée n’étaient à ses yeux que des épreuves, envoyées par le Seigneur pour fortifier son courage et sa détermination. Femme de fer, elle était sûre de n’avoir enfanté que des hommes de fer. Très tôt, elle leur avait enseigné que la douleur existe, mais qu’il est dans l’ordre des choses de la mépriser si l’on veut la surmonter. Elle leur avait appris aussi qu’ils étaient inégalables par rapport aux autres, tous les autres qui n’étaient pas de leur sang.

Elle professait également qu’il fallait ignorer la défaite et dompter sa propre souffrance, pour mieux supporter celle des autres. Elle citait pour la bonne bouche le mot d’un écrivain, dont elle savait seulement qu’il était français, mais en ignorant qu’il s’agissait de Chamfort : « Il faut que le cœur se brise ou se bronze. » Chez les Baltimore, il était entendu une fois pour toutes que le bronzage se devait « d’être héréditaire. Quant au cœur de Virginia, il était si tanné qu’un observateur non averti eût pu s’étonner de voir battre encore ce bout de vieux cuir. Pourtant, depuis deux ans, elle se prodiguait avec un dévouement mécanique pour son mari, Baltimore II, qu’elle appelait Fred dans l’intimité, Alfred devant son domestique, M. Baltimore en société.

Le père de Scott était atteint d’un cancer de la gorge. Sa résistance était telle qu’il survivait aux trois séances de rayons qu’on lui faisait chaque semaine, alors qu’un cheval de bonne constitution y eût déjà succombé. De cette maladie, il gardait sur le cou une cicatrice, là où on l’avait ouvert la première fois pour s’attaquer aux métastases. Pour la cacher, il avait pris l’habitude de porter des cols de chemise démesurément hauts. Depuis quelques mois, il avait de plus en plus de mal à se faire entendre. Il fallait que son interlocuteur penche son oreille vers sa bouche pour percevoir le sens de ces diphtongues sifflantes qui n’étaient jamais des questions, mais des affirmations ou des ordres. Parfois, quand son interlocuteur élevait instinctivement la voix pour se faire entendre, Alfred lui disait, en confidence, qu’il avait certainement des difficultés d’élocution, mais qu’il n’était pas sourd. Ces propos chuchotés ajoutaient au mystère de ce colosse aux cheveux gris acier, du même gris que ses yeux. On avait en permanence la sensation qu’il était détenteur de secrets qu’il vous murmurait à l’oreille, même quand on arrivait finalement à comprendre : « Il fera beau demain. »

Il était dur et impitoyable, mais savait composer de bonne foi quand il le fallait, mettant en pratique l’axiome du folklore tchécoslovaque : « Si ton ennemi est plus fort que toi, enterre la hache de guerre et fais-en ton allié. »

Il semblait que les jeux effrayants de la politique américaine, à mesure qu’ils se durcissaient, le plongeaient dans ses éléments favoris, la duplicité et la violence. Sa façon même de recevoir les gens était agressive. Sa femme et lui faisaient subir à leurs invités inconnus un interrogatoire en règle, précis et sec comme une enquête policière : « Qui êtes-vous ? Que faites-vous ? Quelle est votre situation ? Êtes-vous marié ? Depuis quand ? Combien gagnez-vous ? Quelles sont vos espérances ? »

Si les réponses n’avaient pas l’air de leur convenir, M. et Mme Baltimore II plantaient là leur invité et ne lui jetaient plus jamais un seul regard, ce qui mettait Scott, plus souple, au comble du malaise lorsqu’il s’agissait de ses propres amis.

Il se demandait, aujourd’hui que le clan nageait dans l’opulence, de quelle façon le vieux Steve, son grand-père, avait pu amasser le premier noyau de cette gigantesque fortune. Un journal d’opposition — d’opposition aux Baltimore — avait écrit qu’elle avait des origines douteuses, une certaine odeur d’armes et d’alcool de contrebande. Le patriarche, qui était alors en pleine forme, avait simplement acheté le journal, la semaine suivante, son siège social, sa rédaction, son imprimerie et ses machines. Ensuite, il avait licencié massivement la totalité du personnel, sauf l’auteur de l’article qu’il avait voulu, par sadisme, garder sous la main. De rédacteur en chef, il l’avait rétrogradé au service des informations générales, tout en lui accordant de nombreux prêts d’argent.

Quand il l’avait senti à sa merci totale, il l’avait relégué au secrétariat de rédaction, puis muté dans un vague service de publicité avant de le flanquer à la porte sous prétexte qu’il buvait. Entre-temps, Steve Baltimore I avait fait pression sur ses relations pour que nul ne l’engage. Privé de travail, le journaliste n’avait pu rembourser les dettes qu’il avait contractées. Alors, avec regret certes, mais dans un but naturel de simple morale, Steve Baltimore I avait porté plainte et on avait jeté le type en prison. Scott n’était pas toujours d’accord avec ces méthodes, mais en secret, il ne pouvait s’empêcher d’en admirer l’efficacité. Par ailleurs, on ne lui demandait pas son avis. Quand, à vingt-cinq ans, il avait été élu député à coups de millions, son père lui avait dit :

« Le truc, en politique, c’est de ne pas avoir la gueule d’un politicien. »

Scott s’y était appliqué, comme il s’appliquait à tout ce qu’il entreprenait ; au demeurant, la nature l’y avait bien aidé. Son physique d’étudiant sain et costaud, au sourire franc, presque naïf, forçait d’emblée les sympathies, celle des hommes parce qu’il semblait éclater de loyauté, celle des femmes parce qu’il avait toujours l’air un peu perdu, semblant demander de l’aide. Or, à quinze ans déjà, les yeux bleus de Scott ne mettaient qu’une minute à capter, dans l’aride page du Financial Times, ce qui était important de ce qui ne l’était pas. Ainsi en avait voulu Virginia, sa mère, qui organisait à l’intention de ses fils des déjeuners où était convié tout le gratin de Washington ayant un poids dans l’économie ou la politique. Avec un sourire enfantin et l’air de s’en excuser, le garçon en culottes courtes donnait pratiquement la leçon aux plus hautes compétences bancaires, jonglant avec les chiffres, se lançant dans des théories éblouissantes sur le profit, sa valeur morale et les moyens de le conserver, une fois acquis. Son père avait dû le freiner :

« Ne montre pas ce que tu sais. Si tu as l’air trop malin, on se méfiera de toi. Fais ce que tu veux, mais laisse aux autres l’impression qu’ils te dictent ta conduite. Tu n’auras jamais le pouvoir si tu n’as pas l’air un peu idiot. Rassure… Rassure… »

Alfred Baltimore II lui avait également recommandé, dès son plus jeune âge, de recouvrir ses actions d’une motivation morale, humaine ou charitable :

« Donne toujours l’impression à ceux que tu élimines d’agir pour leur propre bien. Si tu mets un collaborateur à la porte, dis-lui que son talent dépasse les capacités de ton entreprise. Quand tu auras acculé une affaire concurrente à la faillite, reprends-la en main sous prétexte que tu ne peux laisser son personnel en chômage. »

Scott trouvait épatant que l’on puisse être aussi malin. D’autant qu’il ne voyait dans ces opérations que le côté ludique, comme s’il avait joué au Monopoly. Mais, qui joue pour perdre ? À l’époque, il voulait être écrivain. C’était à peu près le seul enfantillage que l’on tolérât de lui, sans qu’il en fût jamais fait le moindre commentaire. Virginia et Alfred estimaient qu’un garçon aussi brillant pouvait bien avoir une faille. Lorsqu’il serait président de la Fédération, aux alentours des années 1961, il pourrait toujours rédigé ses discours, si la littérature le tentait encore et si sa fonction lui en laissait le loisir. Son mandat le conduirait jusqu’en 1969. Après quoi, Peter le relèverait à la présidence de 1969 à 1977, et le plus jeune des trois frères, Stephen assumerait ensuite le pouvoir de 1977 à 1985. Ce qui laissait amplement le temps de préparer Christopher, le quatrième garçon, à des tâches plus importantes encore puisque, d’ici là, les nationalismes céderaient le pas à une organisation centrale mondiale que Christopher Baltimore III serait tout désigné pour diriger, à l’aube du XXIe siècle. Après, on verrait…

Alfred, qui s’accordait en toute objectivité une centaine de vies, ne désespérait pas de voir un jour les enfants de ses propres enfants prendre en main les destinées de la planète Terre.

Scott regarda sa montre. Il eut peur d’être en retard et demanda au chauffeur d’accélérer. Sa mère, malgré l’adoration qu’il lui vouait, le terrifiait toujours un peu. Elle avait parfois une façon de le regarder qui le mettait dans ses petits souliers, lui faisant sentir que, quels que soient son destin et ses pouvoirs, il aurait toujours six ans pour elle au moment où elle désirerait qu’il les ait. Comment allait-elle accueillir la nouvelle ? Ses sentiments catholiques fanatiques s’accommoderaient-ils d’un mariage avec une fille de la meilleure société, certes, mais un peu trop jolie, un peu trop lancée dans le monde ?

Scott lui-même était parfois dérouté par la façon d’agir de Peggy. Bien sûr, c’est lui qui avait commis une première erreur en lui posant un lapin involontaire. Au lendemain de leur rencontre, il n’avait pu se rendre au rendez-vous qu’il lui avait fixé. Les électeurs à ménager, les mémères de Jefferson City à séduire, les édiles du Missouri à convaincre et sa propre équipe, exténuée, qui le suppliait de rester un jour de plus dans ce fief important. Le cirque habituel, quoi… Malgré la fièvre et l’agitation, il avait essayé de faire appeler par une secrétaire le restaurant où ils devaient se retrouver, le Barbetta. Mais la fille n’avait pu obtenir la communication avec New York. En tout cas, c’est ce qu’elle avait prétendu en se remettant du vernis à ongles. Il était près de onze heures du soir, il n’avait pas encore dîné, il avait renoncé. Néanmoins, deux mois plus tard, il avait eu la surprise de lire dans le Bazaar’s l’article qu’elle devait lui consacrer.

Comment avait-elle fait pour serrer la vérité d’aussi près sans avoir réellement eu le temps de le connaître ? Le papier n’était pour lui ni bon ni mauvais, teinté d’ironie de temps en temps, sans plus. Il lui avait envoyé un mot pour la remercier, mais n’avait jamais reçu de réponse.

Six mois s’étaient écoulés sans qu’il la revît. Jusqu’au soir où ils se retrouvèrent nez à nez à Washington, chez les Feydin. John Feydin était un bon copain de Scott. Chroniqueur politique au Herald, il avait le don de précéder par ses écrits l’événement de la semaine. Ses parents et ceux de Scott avaient des résidences voisines en Floride où les deux jeunes garçons s’étaient connus et liés d’amitié. Depuis, John avait épousé Monica, une marieuse furieuse dont le passe-temps favori était d’organiser chez elle des rencontres destinées à s’épanouir dans le conjugo.

Bien entendu, Monica et John, au courant de leur brève rencontre, avaient souvent parlé de Peggy à Scott, et de Scott à Peggy sans que l’un ou l’autre eût l’air particulièrement intéressé. Peggy passait ses soirées avec des masses de députés, de ministres ou de chefs d’État. Quant à Scott, les filles de la Society américaine se battaient pour avoir un flirt avec lui. À ce niveau-là, aucun des deux ne risquait d’être impressionné par les relations ou la personnalité de l’autre.

Le soir du dîner, les retrouvailles furent très froides, à peine polies du côté de Peggy qui snobait Scott avec grâce. Vexé, celui-ci se lança dans une éblouissante démonstration politique, dont Peggy, au grand désespoir de Monica, n’écouta pas un mot, accaparée par deux jolis cœurs dont les confidences chuchotées la faisaient pouffer de rire. Quand il fut l’heure de partir, Monica eut un regain d’espoir en voyant Scott glisser une phrase à l’oreille de Peggy. Le cœur battant, estimant que tout n’était peut-être pas perdu, elle vit Peggy lui répondre. Effectivement, Scott avait murmuré :

« Le soir où je devais vous retrouver, j’ai été bloqué à Jefferson City. Je vous ai fait téléphoner…

— Vraiment ?

— Oui ! Votre article était épatant ! Je vous dois une revanche.

— Ça consiste en quoi ?

— Un verre. Ailleurs. Tout de suite, maintenant ! D’accord ? On les laisse tomber ? »

Peggy hésita brièvement :

« D’accord. Rejoignez-moi à ma voiture, une Lincoln noire. »

Ce qu’avait fait Scott dix minutes plus tard, pour qu’on ne les voie pas sortir ensemble. Malheureusement, Peggy n’y était pas seule. À ses côtés, il y avait un jeune homme qui lui tenait les mains et riait avec elle. C’était — Scott devait l’apprendre plus tard — un ami qui avait reconnu la voiture de la jeune fille et s’y était installé pour lui faire une surprise. Refroidi, Scott avait tourné les talons, sans que Peggy, qui l’avait pourtant aperçu, eût fait quoi que ce soit pour le retenir.

Ils ne se revirent qu’un an plus tard, invités dans la même maison par Monica qui n’avait pas renoncé à son projet. Cette fois, la situation fut inversée. Peggy, qui n’avait pas oublié Scott, écouta avec attention ce qu’il racontait, frappée par l’ambition qui se dégageait du jeune homme.

Scott s’apprêtait alors à jeter toutes ses forces dans la bataille qui allait l’opposer à l’un des plus vieux conservateurs de la Nouvelle-Angleterre. Pour simplifier les choses, il avait eu l’idée de ne solliciter l’investiture d’aucun parti politique, mais d’en créer un lui-même, les Novateurs, dont tout naturellement il avait pris la tête. Son talent d’orateur et la fortune des Baltimore avaient fait le reste. Bien sûr, on n’aurait pas parié sur les chances qu’il avait de détrôner le vieux Palmer de son siège, mais Scott estimait que son rôle d’outsider pouvait créer la surprise. À la fin du dîner, Peggy s’approcha de lui :

« J’estime que je vous dois une explication pour la façon dont nous nous sommes quittés la dernière fois. »

Souriant et sûr de lui, Scott rétorqua :

« Disraeli a dit : « N’expliquez jamais. »

— Je ne suis pas Disraeli et je prendrais bien le verre que vous vouliez m’offrir il y a un an. Si votre proposition tient toujours, je vous attends dans ma voiture.

— Je vous rejoins. »

Il n’y alla pas. Ou plutôt, il y alla trop tard. Pris à partie par l’un des invités, il développa à nouveau le seul sujet qui le passionnait dans l’instant : comment prendre le pouvoir. Dehors Peggy écumait. Au bout d’une demi-heure, folle de rage et d’humiliation, elle embraya et démarra en trombe.

Quand Scott prit congé des Feydin au bout d’une heure, il chercha en vain la voiture de la jeune femme. Ne la voyant pas, il retourna chez ses amis pour leur demander son numéro de téléphone. Il le mit dans une poche, l’oublia et fut incapable de le retrouver lorsque, huit jours après, il voulut l’appeler pour s’excuser. Quand il obtint enfin son numéro, on lui répondit que Peggy était en Europe et ne rentrerait pas avant deux semaines. Il ouvrit son agenda, compta deux semaines à partir du jour où il se trouvait, et écrivit, de son écriture large : « Tel. Peggy Nash-Belmont. » Malgré l’intensité de sa campagne, un rendez-vous avec elle lui paraissait brusquement important.

Lorsqu’elle revint, ils se revirent, mais d’une façon cahotique, espacée, ne sachant jamais, jusqu’à la dernière seconde, si leur rencontre ne serait pas annulée par elle ou par lui. Il aimait son front têtu, son réalisme, ses cheveux noirs et ses reparties foudroyantes. Elle aimait qu’il la néglige pour sa carrière — ce qui était de bon augure pour l’avenir, comment ne pas y penser ? — sa distraction permanente pour tout ce qui ne concernait pas le présent immédiat, le bleu céruléen de ses yeux, et la façon qu’il avait de trancher un monologue alors qu’il paraissait ne rien en avoir entendu. Il avait le sens de l’économie, mais pas celui de l’argent, ayant eu la chance de n’avoir jamais eu à se pencher sur ce problème. Aussi, bien souvent, c’était elle qui payait l’addition des bistrots où ils se rencontraient, lui entre deux réunions, elle entre deux essayages, quand il retournait ses poches d’un air piteux avec un sourire désarmant.

La première fois où ils dansèrent, Scott s’aperçut avec un étonnement réel qu’il ne pensait pas à la politique. Le corps de Peggy, rivé au sien, lui rappela des exigences dont il avait oublié la violence. Elle dut avoir la même idée au même moment. Il n’y eut entre eux qu’un long regard, et un silence total. Peggy le prit par la main, l’emmena hors de la salle, le fit grimper dans sa voiture dont elle lui donna le volant.

Sans hésiter, Scott prit la direction de Park Avenue où elle avait son penthouse. Pendant le trajet, il sentit, à deux reprises, ses longues griffes racler doucement sa cuisse, à travers le tissu de son pantalon. Toujours sans un mot, ils pénétrèrent dans l’appartement et échangèrent le plus long baiser de l’histoire de tous les baisers. Peggy dégrafa sa robe — un long truc vaporeux en mousseline d’un vert tendre —, prit les mains de Scott et les posa sur ses seins. Il ne chercha même pas où était le lit, il la jeta presque par terre.

Deux heures plus tard, il relâcha son étreinte et resta étendu sur le dos, elle à ses côtés. Pas un mot n’avait encore été prononcé depuis qu’ils avaient quitté le bal. Leurs regards se croisèrent. Scott eut d’abord un sourire, auquel elle répondit. Puis, il se mit à rire vraiment, mais en silence, comme s’il se retenait. Peggy en fit autant. Alors, Scott ne se domina plus. Il fut secoué par un rire énorme, irrépressible, le rire d’un homme puissant quand l’amour a été une réussite totale. Peggy se tordit avec lui, hurlant, s’étouffant, les yeux pleins de larmes. Quand ils se calmèrent, Peggy voulut ouvrir la bouche. Scott l’en empêcha en lui posant un doigt sur les lèvres :

« Chut !… Le premier qui parle dit une bêtise.

— C’est fait, Scott… Tu l’as dite ! »

Ils se sentirent emportés par une nouvelle vague de fou rire. Longtemps après, Scott demanda :

« Qu’est-ce que tu voulais me dire ?

— On a dû nous entendre jusqu’à Manhattan !… »

Voilà, c’était comme ça que tout avait commencé. Scott voulait épouser Peggy, et Peggy rêvait d’être mariée à Scott. Elle semblait tout comprendre. Parfois, il arrivait à Scott de l’appeler du bar d’un bled perdu où il faisait sa campagne, pour lui donner rendez-vous, huit jours plus tard, pour une heure, quelque part à Washington. Elle y venait, ne pleurnichant pas lorsque le moment était venu de se quitter, entre deux avions, entre deux gares.

Paradoxalement, Peggy, qui avait tout supporté de la part d’un garçon ambitieux, commença à ne plus laisser passer grand-chose au jeune homme dont les rêves se concrétisaient. Elle se montra exigeante, mit en parallèle sa carrière de journaliste — dont le succès était réel — avec les efforts fournis par Scott pour aller plus haut. D’amants, ils devinrent rivaux, malgré les efforts de Scott pour la garder le plus souvent possible auprès de lui. Seulement, elle n’était plus disponible, prête à annuler n’importe quel rendez-vous pour passer quelques instants en sa compagnie après avoir traversé l’Amérique. De son côté, pris dans une espèce de tourbillon furieux qui le rendait esclave de son pouvoir naissant, il ne pouvait que constater ce début de faillite, sans avoir le temps ou les moyens de l’endiguer. Un jour qu’il était resté six semaines sans la voir, il apprit par la radio qu’elle venait de se fiancer à Tony Fairlane, un fils à papa qui avait hérité de sa famille une prodigieuse collection d’impressionnistes. On le disait aussi bête que beau, aussi vaniteux que riche.

Scott, qui connaissait bien sa Peggy, en déduisit qu’elle s’était vengée de lui. De cette rupture dataient ses plus grands succès politiques. Il s’était jeté à corps perdu dans la bataille, ralliant par sa fougue et ses idées des dizaines de milliers d’adhérents à son parti. Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Quand il avait une minute, il culbutait dans un bureau une putain recrutée par l’un de ses secrétaires, pour l’hygiène. Malgré la cour de femmes qui l’entourait, il ne voulait à aucun prix créer de nouveaux liens qui pussent devenir pour lui une entrave ou une possible blessure. Par la chronique mondaine, il était au courant des déplacements et villégiatures de Peggy, il apprenait par des confidences le nom des amants qu’on lui prêtait. Il n’en croyait pas un mot, il n’était pas possible qu’elle voulût mettre cette distance entre elle et lui. Après tout ce qui s’était passé entre eux, comment concevoir qu’un autre, aussi bien que lui, pût la faire vibrer ? Désormais, il ne la laisserait plus partir ! Jamais ! Il réussirait ou il échouerait, mais avec elle…

« Monsieur, nous sommes arrivés. »

Scott redescendit sur terre. Le chauffeur venait d’arrêter sa voiture devant la résidence de Mme Mère.

« Est-ce que Monsieur en aura pour longtemps ? »

Scott le regarda pensivement : combien de temps faut-il à un fils pour annoncer à une mère puritaine, pétrie de principes, qu’il va épouser dans les trois mois une femme d’une autre planète, à l’instant où les plus hautes ambitions politiques lui sont permises, si ce mariage ne les brise pas ? Il eut un long sourire qui eut l’air d’étonner le chauffeur. Scott voulut le rassurer :

« Ne vous en faites pas, vieux ! J’ai un dilemme à la duc de Windsor… »

Et il ajouta :

« Je serai là au plus tard dans un quart d’heure. »

14

Le Grec n’a pas voulu utiliser son chauffeur. Il a pris un taxi. Il est un peu gêné. Une grande cape cache en partie sa tenue de pirate et le tricorne qu’il tient sous son bras. Dans une poche, il a placé un bandeau noir qu’il se mettra sur l’œil en arrivant chez les Bambilt, le temps de faire son entrée. Il ne se doute pas que cette divorce-partie, apparemment anodine, va bouleverser sa vie par à-coups successifs, sur plusieurs plans.

Ainsi se déroule l’histoire, celle que les hommes croient faire : d’une masse de possibles se dégage soudain une série de hasards qui va donner naissance à une ligne d’événements dont l’ordonnance n’apparaît qu’après coup, quand on les replace dans la logique évidente de leur chronologie. Pourtant, à l’instant précis où elle s’inscrit dans la réalité, l’histoire, comme une vieille folle ivre, peut basculer en tous sens — ou ne pas basculer du tout — dans les combinaisons infinies que lui fournissent ces hasards, liés aux choix fragiles des hommes, eux-mêmes assujettis aux hasards de leurs désirs.

Pour le moment, le Grec ne sait pas vers quoi il avance. Il est à mille lieues de ces considérations métaphysiques. Anonyme et plutôt maussade, il est assis à l’arrière d’un taxi qui se dirige vers Central Park. Par-dessus la banquette du siège avant, il regarde d’un air distrait la plaque d’immatriculation de son chauffeur. Il y lit « Israël Kafka ». Des questions lui viennent aux lèvres. Il renonce à les poser. Aura-t-il assez de cran pour attaquer la Menelas qui l’intimide un peu ? Du haut de leur Olympe, les dieux grecs, ses maîtres, sourient d’un désarroi aussi puéril.

Le taxi se fraie difficilement passage dans la circulation dense de Broadway. Énervé, Israël Kafka bloque son avertisseur de la main gauche. Malgré le vacarme, il se retourne vers Satrapoulos et le prend à témoin. Dans un argot épouvantable :

« Non, mais regardez-les ! Vous pouvez me dire ce qu’ils foutent à cette heure-ci dans leurs charrettes, tous ces cons ? »

Comme le Grec n’en a aucune idée, il hausse les épaules et ne répond rien. Soudain il aperçoit l’immeuble haut de soixante étages de la B.L.O., la Bambilt Limited Oil. Toutes les fenêtres en sont illuminées de bas en haut, il est dix heures du soir. Nerveusement, le Grec triture son bandeau dans sa poche.

« Arrêtez-moi là-bas. »

La fête va commencer.


Il y avait tellement de fleurs dans l’appartement de Gus Bambilt qu’il était impossible d’en discerner la couleur des murs. Les roses thé grimpaient à l’assaut des montants des baies vitrées, des orchidées étaient posées à même le sol dans des assiettes japonaises, les taches vives des tulipes et des lis éclataient partout, citron, rouge cadmium, noir de pêche, violet satiné, blanc, parme, orange.

Big Gus avait tenu à ce que son domicile privé fût le symbole et le couronnement de sa réussite. Dans le building qui lui appartenait, il s’était tout simplement réservé les trois derniers étages, le 58e, le 59e et le 60e. Quant au toit proprement dit, Big Gus disait pudiquement qu’il était aménagé en jardin suspendu, alors qu’une véritable forêt le recouvrait, encerclant en son centre une piscine de trente mètres de long avec plongeoir de compétition. L’eau, toujours à 25°, laissait apercevoir en transparence des mosaïques importées d’Italie dont certains motifs reproduisaient des fresques de Ravenne datant du VIe siècle. L’hiver, un immense dôme en plexiglas formait un toit qui accentuait l’impression de nager en plein ciel.

À travers les trouées de cyprès bleus, de pins d’Oregon et d’eucalyptus, la vue s’ouvrait à l’infini sur l’espace. Quand on s’approchait des parapets, on pouvait, en penchant la tête, voir à des profondeurs vertigineuses les sycomores de Central Park et le panorama inouï de la ville de New York, beau à couper le souffle, noyé le jour d’une brume bleutée, piqueté la nuit par une multitude de lumières parsemant les halos arc-en-ciel nimbant les milliers d’enseignes au néon.

Quand Gus était ivre, il lui arrivait de piquer une tête dans sa piscine et d’imaginer la ruche de ses trois mille employés travaillant au-dessous de lui.

Pour son divorce, il avait eu l’idée — soufflée par Nut bien entendu — de décorer chacun des trois étages de son penthouse sur le triple thème qu’il avait choisi : la mer (sa fortune lui venait de forages pétrolifères effectués au large des côtes de l’Alaska), l’argent, dont il avait fait une fin en soi, et l’amour, qu’il se vantait volontiers d’avoir eu pour seul maître au cours de sa vie. Des mots : il était esclave du dollar, totalement asservi et exploité par les différentes femmes qu’il avait épousées — ou plutôt, qui l’avaient épousé — et, n’ayant pas le pied marin, il ne voyageait qu’en train ou en avion.

Au premier niveau donc, il avait fait tapisser les murs d’aquariums immenses peuplés par tous les spécimens vivants de la flore sous-marine. Les parois du second disparaissaient sous des collages et des reproductions grandeur nature de billets de cent dollars en couleurs réelles. Au troisième, une multitude de gravures légères étaient supposées représenter l’amour. Seule toile authentique, un superbe Fragonard décrivant avec complaisance une dame à moitié nue jouant dans les draps de son lit avec un chien qui semblait la prendre d’assaut. Par ailleurs, Big Gus n’avait pas résisté à cette trouvaille d’un goût douteux : sur un panneau, il avait accroché les photos de ses onze épouses précédentes, la douzième étant Nut, le treizième emplacement étant occupé par un cadre vide contenant un point d’interrogation. Nut avait insisté pour qu’il ne fît pas cet étalage ridicule, mais il s’y était refusé, lui proposant en compensation une cimaise équivalente où auraient figuré, lui compris, les trois précédents maris de sa femme. Renonçant à le convaincre, elle avait même accepté l’idée de la petite surprise qu’il réservait à leurs invités, et qui ne pouvait pourtant que les mettre dans l’embarras. Enfin, l’alcool aidant, on verrait bien…

On accédait au 58e étage par deux ascenseurs dont la rapidité vous pinçait le cœur. Sur le palier, un dais de velours rouge sous lequel se tenait une double haie de valets en perruque Louis XIV, chamarrés, rutilants, levant haut leurs torches. À peine entré dans le hall du premier niveau, on était agressé par la rumeur familière de douzaines de personnes jacassant pour se faire entendre, sans qu’aucune prît la peine d’écouter ce que pouvaient bien dire les autres.

Tous les invités arrivaient drapés dans des capes sombres serrées autour du cou, qui les faisaient ressembler à des bouteilles d’encre. Dès que l’un d’eux ôtait la sienne, c’étaient des cris de joie ou d’étonnement selon le déguisement choisi. Des vieillards millionnaires s’étaient fait la tête de petits mousses, col claudine et bonnet à pompon de la marine française, des amiraux s’étaient vêtus en soutiers ; une blonde corpulente — les aciéries Finkin — avait une espèce de coiffure évoquant la façade de la Bourse de New York, d’autres, éminemment respectables et dames d’œuvres ou patronnesses, avaient assouvi l’universel fantasme de la putain en se déguisant, avec une avidité suspecte, en prostituées 1900, en salopes de saloon, en call-girls — l’une d’elles portait pour toute parure un unique morceau d’étoffe mentionnant son numéro de téléphone.

Un observateur psychologue n’aurait pas manqué de repérer immédiatement dans les différentes tenues des nouveaux arrivants, non pas ce qu’étaient ou représentaient ceux qui les avaient revêtues, mais ce qu’ils auraient souhaité être. Seulement, aucune psychologie n’était possible : dès son entrée, tout invité mâle ou femelle devait ingurgiter la valeur d’une demi-bouteille de champagne rosé. Après quoi, il avait droit aux félicitations chaleureuses de la maîtresse de maison pour une nuit encore.

Lindy Nut s’était surpassée. Jusqu’à présent, aucun de ses hôtes ne l’avait éclipsée pour une raison bien simple : la robe qui la déshabillait était inimitable, unique. Sur un voile transparent d’un bleu profond, presque aussi échancré à l’avant que dans le dos, une guirlande de pièces d’or authentiques, mais évidées à l’intérieur pour qu’elle ne croulé pas sous le poids de la parure. Sur ses cheveux tirés en arrière, ce qui mettait en valeur ses yeux immenses, une tiare en or supportant six diamants seulement, mais de vingt carats chacun, sauf celui du centre qui devait bien en peser trente. À chacun de ses mouvements — à son propos, on pouvait parler d’ondulations — sa robe frémissait comme les vagues de la mer, épousant son corps parfait, en caressant les courbes.

Dès que les invités lui avaient fait compliment — Big Gus se joignait à eux par une formule qu’il venait de mettre au point : « Quand je la vois aussi belle, je me demande pourquoi je divorce ! » — ils étaient lâchés dans la nature et jouaient à se reconnaître, à faire semblant de ne pas se reconnaître, à feindre de ne s’être jamais connus, montant ou descendant les escaliers encombrés par la foule que des maîtres d’hôtel emperruqués et en nage s’efforçaient de fendre, plateaux tendus en boucliers devant leur corps, comme une proue. Ceux qui montaient bloquaient ceux qui descendaient, ceux qui voulaient parler étaient séparés, des chiffres fusaient, des tuyaux de Bourse se murmuraient et des noms se hurlaient quand on avait percé à jour un déguisement, liés à la politique, à la finance, à la jet-society.

À chaque étage, les femmes prenaient d’assaut l’une des cinq salles de bain pour aller se refaire une tête, une beauté, un raccord, tandis qu’aux niveaux inférieurs, les hommes jetaient des regards sournois ou égrillards au-dessus d’eux, fascinés par cette volière vue sous l’angle qui les intéressait le plus, par-dessous.

Il était un peu plus de dix heures, la soirée n’était même pas encore commencée. Sur les terrasses régnait une chaleur molle et humide dans laquelle venaient mourir et se fondre les effluves frais de l’air conditionné. Il y eut un hurlement de joie dans l’entrée principale du premier étage : un grand ami de Gus, Erwin Ewards, l’un des plus puissants banquiers américains, venait d’arriver costumé en crabe. Ce n’étaient pas seulement sa carapace ni les énormes pinces qu’il avait au bout des bras qui faisaient crier les invités, mais le fait qu’il réussissait une magnifique entrée en marchant à reculons, butant sur tous ceux qu’il ne pouvait voir pendant qu’il engloutissait sa bouteille de champagne. Quand il l’eut finie, il la jeta au sol où elle se brisa dans une salve d’applaudissements.

Big Gus, hilare, se tapait sur les cuisses. Il n’avait pas encore assez bu lui-même pour ne pas se rendre compte que sa soirée démarrait en trombe.


Malgré son sabre et son accoutrement guerrier, le Grec eut soudain la sensation d’être tout nu : il avait oublié son argent.

Il ne s’agissait pas de son carnet de chèques — à partir d’un certain niveau de fortune, le chéquier devient une abstraction parmi les abstractions — mais de la liasse qui ne le quittait jamais. À ses yeux, l’argent devait fatalement s’incarner dans les symboles qui le supportent, réalités palpables, concrètes, pesant un poids, occupant un volume, faites d’une matière bien définie, métal de l’or, pierre des diamants, papier de soie des billets de banque. Au moment où il descendait du taxi, il avait porté la main à la poche droite de son pantalon, geste obsessionnel exécuté cent fois par jour pour la seule volupté sensuelle de sentir crisser sous ses doigts les liasses qui s’y trouvaient en permanence. Et là, rien… Comment une chose pareille pouvait-elle lui arriver, à lui ? Un des valets d’accueil, voyant son embarras, se précipita pour régler la course avant qu’il ait pu s’interposer. Au lieu de le remercier, il le foudroya du regard — imité en cela par Israël Kafka qui n’avait pas dû recevoir de pourboire.

Confus, furieux, Satrapoulos s’engouffra dans le monumental hall d’entrée où piétinaient une grappe d’invités dont le déguisement l’empêcha de les reconnaître. Sous leurs regards, il se sentit deviné, traqué. C’était horrible. Un instant, il dut dominer l’irrépressible désir de retourner au Pierre. Contrairement à d’autres seigneurs de moindre importance, qui se font une gloire de n’avoir jamais un sou sur eux — il les soupçonnait avec une pointe de mépris de n’en avoir pas davantage dans leur coffre — le Grec s’arrangeait toujours, même en maillot de bain, pour avoir contre la peau deux mille dollars au moins, plaqués sur sa hanche dans un étui de cellophane. Dans le monde entier, son visage, et son nom lui servaient de passeport et personne n’aurait manqué de tact au point de lui présenter une facture. Seulement, on ne sait jamais… Les fournisseurs faisaient suivre leurs factures au service comptable d’une de ses compagnies locales où elles étaient honorées rubis sur l’ongle.

Tout cela, du folklore. Ce qu’il lui fallait, ce qui l’excitait, c’était le contact délicieux du papier-monnaie. Chaque fois qu’il avait une rude partie à jouer, en amour ou en affaires, il se bourrait les poches, puisant des forces nouvelles en caressant ses livres, ses marks ou ses dollars dans le secret de ses vêtements.

L’ascenseur arrivait : ce fut plus fort que lui, il ne le prit pas. Il tourna les talons et se dirigea au hasard dans l’immense couloir du rez-de-chaussée illuminé a giorno, jusqu’à ce qu’il trouve une porte marquée Men. Il s’engouffra dans les toilettes vides, s’enferma dans un cabinet. Fiévreusement, il ouvrit la petite boîte métallique au-dessus de la cuvette, s’empara d’une liasse de papier hygiénique et l’enfouit dans son pantalon, poche droite. Il tira la chasse d’eau, se composa un visage nonchalant et digne et sortit.

Machinalement, il plongea la main dans sa poche et fut rasséréné par l’épaisseur rassurante de la liasse. C’était idiot, il le savait. Et après ? Il fut à nouveau devant l’ascenseur. Subrepticement, il tâta sous sa cape le chéquier contre son cœur, la « liasse » sur sa cuisse. Maintenant, il était prêt à affronter le monde.


Ça, c’était une trouvaille ! Nut prit Amore Dodino par la main et l’exhiba dans l’appartement, provoquant des gloussements de joie parmi ses invités : Dodino s’était déguisé en Elsa Maxwell ! Comme tous les gens redoutés et puissants, la célèbre chroniqueuse américaine était vomie à tour de rôle par tous ceux dont elle faisait rire à leurs dépens, bien qu’ils ne pussent se passer d’elle dans leurs dîners — à New York, il y avait les soirées in, avec Elsa, et les autres.

En bon homosexuel, Amore avait le génie de la contrefaçon. Plus qu’une caricature, sa composition atteignait au portrait de genre. N’importe qui pouvait se barder de coussinets pour alourdir et épaissir son corps, mais nul mieux que lui n’aurait été capable de rendre cette démarche lourde et gauche de phoque essoufflé, cette silhouette comme déchirée par le poids qu’elle portait à l’arrière, et celui, à l’avant, de la volumineuse masse avachie, ventrale et mammaire. Tout y était d’une façon hallucinante, les bajoues tremblotantes, l’œil charbonneux et lourd, la lippe méprisante, le chapeau délirant, fleurs et fruits sur fond de feuilles d’automne.

Plusieurs personnes battirent des mains, ravies de rire à si bon compte de celle qu’elles redoutaient tant. Dodino, quand il s’inclinait devant un invité, commençait sa phrase par : « Hier soir, chez les Windsor, la duchesse… », la continuant, en parfait name dropper, par des noms d’altesses royales assaisonnés à une sauce d’anecdotes insolentes et très relevées de son invention. Dodino était aux anges, être enfin quelqu’un d’autre le ravissait.

Loin de l’endroit où il se trouvait, dans l’entrée, il y eut soudain de véritables hurlements de bonheur bizarrement étouffés : qui donc pouvait bien lui voler la vedette ? Déjà Nut l’avait lâché, se précipitant à la rencontre du nouveau venu. Dodino aperçut vaguement une chose diaphane, transparente, gélatineuse, avec des reflets mauves, devant laquelle les gens s’écartaient. Un spectacle monstrueux. Son horreur atteignit son comble quand il reconnut Elsa Maxwell, la vraie, déguisée en méduse. La commère s’avançait, rayonnante de faire aussi peur, de provoquer un tel remous. En arrivant devant Amore, elle pointa le doigt sur lui et s’esclaffa :

« Qui êtes-vous ? »

Dodino ouvrit grand les bras :

« Elsa, c’est Amore ! C’est Dodino !

— Amore ! » rugit-elle.

Elle se précipita sur lui fougueusement. Pour ne pas l’entendre, Dodino lui coupa la parole :

« Elsa ! Ma chérie ! Tu es divine ! Merveilleux ! Tellement original ! »

Se demandant avec crainte si elle allait l’embrasser ou l’étrangler. Ce fut très simple : Elsa ne se reconnut absolument pas. Elle le serra avec force sur sa carapace translucide, qui en craqua :

« Amore ? Vas-tu m’expliquer en quoi tu es déguisé ? C’est tout simplement génial !

— En vieille baleine, chérie !

— Fabuleux !… Fabuleux !… »

Elle lui prit affectueusement le bras et l’entraîna :

« Viens ! Ce champagne m’a donné soif. Emmène-moi prendre un verre ! »

Des invités se demandèrent anxieusement si elle était idiote ou si elle le faisait exprès, mais non, elle était naturelle. D’ailleurs, on en eut confirmation le lendemain en lisant sa colonne reproduite dans des centaines de journaux. Après un récit flatteur de la soirée, elle se terminait ainsi :

Malgré le drame épouvantable qui a endeuillé cette superbe fête, la nuit des Bambilt, sur un plan purement mondain, a été la plus brillante et la plus réussie de la saison.


« Oh ! Gus. Non !… »

Peggy contempla encore Gus Bambilt et s’écria encore, en riant :

« Non !… Pourquoi ? »

Big Gus se dandinait, enchanté, un bonheur enfantin peint sur son visage empourpré par l’alcool et l’excitation. D’un air comique, il tira sur les pans de sa tenue de galérien, toile de jute grise à grandes rayures noires :

« Peggy, ma vie est un enfer ! »

Il fit une pirouette maladroite pour qu’on l’admirât sous tous les angles. Il arracha la bouteille de champagne au valet qui la tendait à Peggy :

« Avant tout, buvez ! Pour chasser les soucis et la mélancolie ! »

Au goulot, Peggy avala quelques gorgées et jeta la bouteille par-dessus son épaule, à la russe :

« À votre divorce ! »

Coquette, elle attendit que Gus lui en fît la demande pour retirer la cape qui cachait son déguisement.

« Alors, interrogea Bambilt, l’amour, la mer ou l’argent ?

— La mer. »

Le vêtement glissa de ses épaules et elle apparut dans un splendide costume de dompteuse de cirque. Il y eut des regards interrogateurs. Elle sourit d’aise :

« Pourquoi pas ? Je suis dompteuse de sirènes. »

Les invités rugirent de satisfaction. La porte des deux ascenseurs s’ouvrit simultanément, une fournée de nouveaux venus en jaillit, volant à Peggy l’effet de surprise qu’elle venait de provoquer. Entre autres, de l’ascenseur droit sortit la Menelas, du gauche, Irène et Herman Kallenberg.

« Mes amis ! Mes amis ! cria Gus. Vous vous connaissez tous, ou plutôt, j’espère que vous vous connaissez tous ! »

Il y eut des accolades, des baisers sonores sur les joues, bien qu’ils ne fussent pas réellement appliqués contre la peau, de peur de brouiller un maquillage.

« Mais…, demanda Gus à la Menelas… Je ne vois pas M… (Il faillit dire « M. Menelas », se retint à temps malgré son ivresse, hésita néanmoins à prononcer ce nom qui lui semblait grotesque, et finit par l’articuler tout de même.) Je ne vois pas M. Gonzales del Salvador…

— Il est puni ! jeta la Menelas, superbe.

— Buvez, buvez tous ! »

On tendit de nouvelles bouteilles.

« Laissez-moi prendre votre cape… »

La Menelas eut un geste de défense. Pour une raison connue d’elle seule, elle avait l’air contrariée, tendue. Elle observa Peggy d’un air venimeux.

« Comment allez-vous ?

— Comment allez-vous ? »

Irène apparut en amiral de la guerre de 1914, Kallenberg en Neptune, poussant le réalisme jusqu’à arborer une barbe fleuve et un trident en carton-pâte. Gigantesque, hilare, il toisa Gus en face à face, c’est-à-dire sans avoir à baisser la tête, l’autre étant aussi grand que lui. Gus, qui entraînait ses hôtes à boire en buvant le premier, s’écria :

« Je comprends pourquoi on vous appelle Barbe-Bleue ! »

Il se souvint un peu tard que cette plaisanterie pouvait amuser n’importe qui, sauf Kallenberg lui-même. Pour se racheter :

« Encore une bouteille ! »

Et zut ! S’il l’avait blessé, tant pis ! Après tout, Kallenberg avait plus besoin de Bambilt que Bambilt de Kallenberg ! Herman baisa la main de la Menelas. Big Gus s’interposa :

« Olympe, votre cape… »

Il la lui ôta des épaules. Une seconde, les yeux de la Menelas devinrent plus noirs, malgré sa brève crispation, elle le laissa faire. Catastrophe : elle aussi était en dompteuse ! Son regard croisa celui de Peggy avec une expression de reproche vite muée en défi. En un éclair, Nut, qui venait d’arriver, comprit qu’on frôlait le drame :

« Olympe ! Quelle idée sensationnelle !… Comme vous êtes divine ! »

La Menelas daigna sourire. Nut enchaîna, essayant de réparer, s’accrochant à cette évidence trop grosse pour qu’on puisse feindre de ne pas l’apercevoir, la forçant pour mieux la désamorcer :

« Deux dompteuses chez moi ! Les fauves n’ont qu’à bien se tenir ! Peggy nous a dit qu’elle voulait dresser les sirènes. Et vous, chérie, qui voulez-vous dompter ?

— Ne vous inquiétez pas, je trouverai bien quelqu’un ! »

Happé dans un remous, Satrapoulos apparut dans sa tenue de corsaire…

« Olympe ! Connaissez-vous votre compatriote Socrate Satrapoulos ? Ne vous attaquez pas à lui, il est indomptable ! »

Le Grec s’inclina, ressentant vivement la douleur provoquée par le pommeau, de son sabre qui lui entrait dans l’estomac. La Menelas prit sa mimique pour une grimace d’ennui adressée spécialement à sa personne. Elle lui jeta un regard glacial et retira sa main. Éberlué, S.S. prit la mouché à son tour et fit un pas en arrière avec brusquerie. Il fut littéralement enlacé par Irène qui lui boucha les yeux de ses deux mains :

« Qui est-ce ? Qui est-ce ?

— Irène ! Tu seras toujours trahie par ton parfum ! »

Elle l’embrassa. Il l’admira et rectifia la position :

« Commandant !

— Amiral, s’il te plaît ! Amiral ! »

Herman ne voulut pas être en reste :

« Ah ! Celui-là ! Il s’y entend pour casser les avancements ! Comment vas-tu ? Tu es superbe ! »

Peut-être à cause de son bandeau sur l’œil, Socrate le voyait plat, gigantesque mais plat…

« Où est Lena ? Où est ma petite sœur adorée ? », glissa perfidement Irène.

Involontairement, Barbe-Bleue vint au secours de S.S. :

« Il n’est pas fou, lui, il laisse sa femme à la maison !

— Tu as mis combien de temps pour faire pousser cette barbe ?

— À peine une minute ! Tiens, regarde !… »

Kallenberg tira sur le postiche qui se décolla légèrement de son visage.

« Sacré pirate !

— Sacré dieu !

— Vive les Grecs ! hurla Big Gus. Venez ! Venez ! »

Il poussa tout son monde à l’intérieur, cramponné au bras de la Menelas qui jetait des coups d’œil irrités à Peggy. Deux dompteuses dans un penthouse de six cents mètres carrés, c’était une de trop !


Raph Dun s’inclina cérémonieusement devant Dodino :

« Mes hommages, chère madame… »

Amore, qui était en grande conversation avec la Menelas — il était de ses intimes et avait le droit de l’appeler « Lympia » — toisa le reporter d’un air ironique :

« Tiens… La jeune vierge violée… Des regrets ? »

Un peu gêné au souvenir de la scène de la veille, Raph, qui désirait être présenté à la Menelas, chercha une contenance. Il administra une claque dans le dos de Dodino :

« Peux-tu me présenter à la plus grande ?

— Ne te fatigue pas, mon biquet, tu n’es pas son genre. »

À la Menelas, dans un anglais effroyable :

« Cet homme, il veut que je présente lui à vous. »

Olympe eut un sourire lointain et jeta un bref regard à Dun qui était l’un des rares invités à être en smoking (les grands tailleurs font crédit, mais les fripiers exigent d’être payés comptant pour leurs nippes ridicules). Elle poussa la condescendance jusqu’à demander à Dodino :

« En quoi votre ami est-il déguisé ?

— En homme du monde. Vous trouvez ça réussi ? »

Dun n’eut pas le temps de répondre. Erwin Ewards, l’homme-crabe, venait de gicler d’un magma humain et se précipitait sur la Menelas, toutes pinces dehors :

« Carissima !… Vous êtes sensationnelle !

— Erwin !… Que c’est drôle ! »

La dompteuse embrassa le crabe. C’était un crustacé à ménager, conseiller habile en matière de finances, doué d’un flair prodigieux pour les opérations de Bourse. Par ailleurs, sa propre banque assurait les mains de la « panthère » pour une valeur de deux millions de dollars. Parfois, entre deux récitals, Olympe et son mari acceptaient l’hospitalité d’Ewards dans sa fantastique résidence du Cap d’Antibes, où il ne mettait pratiquement jamais les pieds bien que plusieurs domestiques y fussent à son service à l’année, ce dont ses hôtes profitaient largement en son absence.

« Êtes-vous allé en France cette année ?

— Hélas ! non… Les affaires !…

— Et votre si belle propriété ?

— Elle est à votre disposition, quand vous voudrez bien l’honorer de votre présence.

— Vous ne voulez toujours pas me la vendre ?

— Très chère, vous savez bien qu’elle n’est pas à vendre… »

À cet instant, il se passa une chose bizarre. La Menelas, tout en parlant, jeta un regard par-dessus son épaule et aperçut le Grec derrière elle, tout oreilles. Elle ne put s’empêcher de le trouver petit, plutôt grotesque dans sa tenue d’opérette, et, pourtant, simultanément, ses yeux n’arrivaient pas à quitter les siens, comme si la dompteuse eût été fascinée par un moineau. De son côté, le Grec la regardait fixement avec intensité, conscient de la violence de ce courant inattendu qui les secouait tous les deux. Au bout d’une éternité — deux secondes — où tout fut dit sans qu’un mot fût prononcé, où tout fut promis sans qu’il y eût aucune promesse, où chacun connut tout de l’autre sans l’avoir jamais rencontré, passé, présent et avenir, Satrapoulos, le premier, revint sur terre. Il s’approcha d’Ewards et lui secoua vigoureusement la pince :

« Tout est à vendre, Erwin… Tout est à vendre…

— Certainement pas ma maison ! gloussa le crabe.

— Votre maison aussi, comme le reste.

— Mais enfin !…

— Voulez-vous faire un pari ? »

Le ton du Grec était si sérieux que tout le petit groupe se figea, le banquier, la pianiste, le journaliste et la pédale. Un peu gêné, Ewards ricana :

« Vous avez perdu, mon cher Socrate.

— Une seconde. Laissez-moi ma chance. D’accord ?

— Quelle chance ?

— Combien vaut-elle ?

— Mais je vous répète…

— Combien ?

— Puisque vous y tenez… Attendez… Je l’ai payée… Avec les aménagements que j’y ai faits…

— Combien ?

— Au bas mot, disons… Un million de dollars.

— Voulez-vous me la vendre pour ce prix-là ? »

Ewards eut un geste de protestation :

« Mais voyons !… »

Le Grec leva une main apaisante.

« Et pour deux millions de dollars, me la vendriez-vous ? »

Le banquier était célèbre à New York pour ses dons de calcul mental associés à un joli talent de poète : entre deux conseils d’administration, il commettait quelques élégies qui faisaient les délices de ses intimes. Sa propriété lui avait coûté cinq cent mille dollars, on lui en offrait quatre fois plus, elle valait trois fois moins. En contrepartie, elle lui rapportait un prestige flatteur. Il n’hésita qu’une seconde, au diable le prestige ! Mais le Grec était-il sérieux ?… Il minauda :

« Enfin, cher ami… Enfin… »

Tout en comprenant à l’expression de Satrapoulos que son offre ne se prolongerait pas une minute de plus. C’était oui ou non, tout de suite.

« Alors ? dit le Grec. Oui ou non ?

— Eh bien… »

Satrapoulos tira son carnet de chèques. À la Menelas :

« Vous permettez ? »

Il tâta ses poches à la recherche de son stylo, ne le trouva pas, écarta avec agacement la poignée de son sabre. À la cantonade :

« Vous avez un crayon ? »

Dun en avait un. Il le lui tendit. Le Grec leva un genou et s’en servit comme d’une écritoire. Il inscrivit en haut à droite du petit rectangle de papier, en chiffres, « 2 000 000 $ », puis, plus bas, en lettres. Et il signa :

« Erwin, à quel ordre le voulez-vous ?

— Ma foi…

— Tenez, vous l’écrirez vous-même. Le directeur de ma compagnie américaine passera demain chez vous. Donnez-lui l’acte de vente. »

Éberlué, le crabe s’empara du chèque du bout de la pince.

« Eh bien, voilà ! Une bonne chose de faite ! »

Le Grec savourait son triomphe. La Menelas était suspendue à ses gestes et à sa parole. Il tendit la main à Ewards :

« Topez là ! Marché conclu !

— Marché conclu… », bredouilla le banquier dont la joie qu’il contenait lui faisait craindre l’imminence d’une attaque.

Enhardi, irrésistible, Socrate se pencha à l’oreille de la Menelas et y alla carrément, en grec :

« Bien entendu, je ne veux pas garder cette maison. Je n’ai pu supporter l’idée qu’il ose vous priver du plaisir de la posséder. Il n’était pas vendeur. Moi, si. Combien m’en offrez-vous ? »

La dompteuse était soufflée. Avant qu’elle ait eu le temps de répliquer, S.S. enchaîna dans un sourire :

« Un dollar, ça ira ?… »

La Menelas sentit ses jambes se dérober sous son corps. Même Mimi, au temps de sa splendeur… Mimi… Son nom lui était venu aux lèvres et, pourtant, il se trouvait à des millions d’années-lumière…

« Attendez une seconde ! ajouta Socrate. Erwin ! »

Le banquier se raidit, prêt à défaillir : le Grec avait changé d’idée !

« Dites-moi, Erwin… Cette propriété, vous venez bien de me la vendre ?

— Oui…, parvint-il à articuler faiblement en déglutissant… (geste vers Dun et Dodino)… D’ailleurs, ces messieurs en sont les témoins.

— Parfait, j’en prends note. Vous n’oubliez rien ?

— Je…

— Nous avions bien fait un pari ?

— Oui…

— Et vous l’avez perdu. »

Ewards se sentit penaud, dépassé.

« Mais… Nous n’en avions pas fixé l’enjeu…

— Ttt… Ttt… Ttt… Vous avez la mémoire courte ! »

Le Grec fit un clin d’œil à Dun et à Dodino…

« Demandez donc à ces messieurs… Nous avions bien dit un million et demi de dollars n’est-ce pas ?… Ah ! vous voyez ! Eh bien, mon cher Erwin, vous devez donc garder mon chèque mais m’en faire un autre de ce montant ! D’accord ? »

Devant le désarroi du banquier qui ne savait si c’était du lard ou du cochon, le Grec éclata de rire et lui envoya une bourrade amicale :

« Sacré vieux crabe !… »

Au bord de la syncope, Ewards comprit que Satrapoulos plaisantait. Rien au monde ne pouvait détruire cette évidence : l’affaire était faite, et bien faite.

« Vous voyez bien que tout s’achète ! »

Et à l’oreille d’Olympe :

« Sauf le génie et la beauté… Si vous le permettez… tout à l’heure… j’aimerais vous parler… »

Il eut un signe amical et s’éloignait déjà quand Dun le rappela :

« Excusez-moi… Pouvez-vous me rendre mon stylo ? »

Il s’en voulut d’avoir prononcé cette phrase malgré lui, mais il fallait qu’il récupère son bien, un magnifique Parker en or massif offert par une femme du monde, enfin, une ancienne ouvreuse de cinéma devenue femme du monde par son mariage avec un célèbre commissaire-priseur. Depuis qu’il avait prêté la main à Kallenberg pour couler Satrapoulos, Dun fuyait le Grec comme la peste. Il en avait peur. Pendant six ans, il avait réussi à l’éviter, craignant qu’il ne fît un scandale en dédommagement de la soirée de Londres. Maintenant, il était trop tard pour s’esquiver : l’heure de vérité avait sonné.

Le Grec se retourna, tout sourire, et fit deux pas dans sa direction :

« Vous êtes monsieur Dun n’est-ce pas ? Satrapoulos… Nous n’avons pas été présentés, mais je suis un de vos lecteurs assidus. Évidemment, vous ne pouvez pas tous les connaître. »

Avec ce sabre et ce chapeau frappé d’une tête de mort, Raph le trouva terrifiant…

« Voilà le stylo qui vous permet d’écrire tant de merveilles… »

Il le tendit. Dun se décontracta légèrement :

« Avec votre permission, j’aimerais bien relater la scène que vous venez de nous faire vivre…

— Pourquoi pas, puisqu’elle est vraie ? Tenez, monsieur Dun. J’espère désormais que vous me compterez au nombre de vos amis. »

Chaque fois que le Grec trouvait une ordure sur son chemin, ou il l’écrasait, ou il l’achetait. Celle-ci s’était déjà vendue, elle allait se vendre encore.

« Il faudra que vous veniez à l’une de mes croisières.

— Socrate !… »

Nut fonçait sur S.S., tintinnabulant de tout l’or qui collait à sa peau. Elle le prit par le bras et l’entraîna vivement.

« Venez ! Je veux absolument que vous fassiez la connaissance de Scott Baltimore… Peggy !… Voici Socrate ! »

Peggy était accrochée au bras d’un grand jeune homme à l’œil bleu goguenard. À la vue du Grec, il feignit de se protéger du coude comme s’il avait été impressionné par son accoutrement martial. Il tendit la main le premier avec un sourire éblouissant. Il était en smoking.

« Il y a des jours où je regrette d’avoir laissé mes armes au vestiaire ! »

Socrate sourit à son tour et serra la main tendue. D’emblée, il sut que ce type irait loin, qu’il avait de la race…

« Comment le trouvez-vous ? demanda Nut. Et, à Peggy : Ne le serre pas aussi fort, tu vas le broyer !… Bon ! Amusez-vous, jeunes gens ! Il faut que je retrouve Gus ! »

Elle disparut dans une houle dorée qui partait de ses talons pour grimper à l’assaut de ses épaules.

« J’ai beaucoup entendu parler de vous…, dit le Grec.

— Pas tant que moi de vous !… Ce n’est pas tous les jours qu’un homme seul met en échec le gouvernement des États-Unis d’Amérique au grand complet !

— À propos de gouvernement, je crois que vous l’affolez bien plus que moi…

— Allons donc ! C’est Peggy qui me fait cette détestable réputation ! »

Le Grec les regarda tous les deux : ils étaient superbes, beaux, jeunes, brillants. Il les admira sincèrement et chassa rapidement une légère pointe d’envie qui le picotait, fugace.

« C’est épouvantable ce qu’on peut être bousculés ! Venez, cherchons un coin tranquille… »

Têtue, Peggy n’avait qu’une idée en tête qu’elle poursuivrait jusqu’à son aboutissement : faire en sorte que Scott et Satrapoulos se connaissent mieux, amener le Grec dans le clan de son grand homme, le rallier à sa cause, se débrouiller pour qu’il participe au financement des Novateurs, le persuader qu’il y trouverait son compte… Plus tard… Quand Scott deviendrait ce qu’il devait devenir.

Quant à Satrapoulos, il était ébloui par l’aisance du jeune Baltimore, son naturel, le mélange de sympathie, d’autorité et de magnétisme qui irradiait de toute sa personne. Ce type-là avait l’étoffe dont sont faits les héros, les escrocs de génie, les chefs d’État ou les prophètes, au choix, selon les circonstances. En tout cas, tel quel, on était prêt à lui donner sa chemise, à lui prêter sa femme et, bien entendu, n’importe quelle somme d’argent. Le crack sur lequel on investit à fonds théoriquement perdus, et qui rapporte cent fois la mise.

« Vous êtes à New York pour affaires ?

— Pas du tout. Je suis venu uniquement pour célébrer la séparation de mes amis Bambilt. »

Peggy, d’un air sceptique :

« Oui… Je serais très étonnée qu’il n’y ait pas un marché sous roche. Vous êtes comme Scott, vous ne pouvez jamais vous arrêter. »

Le Grec sourit. Peggy triompha :

« Ah ! vous voyez ! J’en étais sûre !… Vous avez vendu ou acheté ?

— Les deux.

— Quoi, dites-moi ?

— Une propriété sur la Riviera française.

— À qui ?

— C’est un secret. »

Quand il souhaitait qu’un bruit se propage, le Grec le confiait toujours sous le sceau du secret absolu.

« Et à qui l’avez-vous revendue ?

— Je ne peux pas le dire.

— Cher ? »

Scott eut un sourire lointain.

S.S. était ravi de ce questionnaire. D’une voix modeste :

« Je viens de signer un chèque de deux millions de dollars.

— Non ?

— Si.

— Et je parie que vous l’avez revendue le double ?

— Pas tout à fait.

— Dites ! Dites !… Combien ? »

Le Grec fit mine d’hésiter pour mieux produire son effet. Comme à regret, il lâcha :

« Un dollar. »

Scott et Peggy échangèrent un regard.

« C’est vrai ? interrogea-t-elle en roulant des yeux ronds.

— Parole d’homme. »

La dompteuse hurla de rire :

« Oh ! Scott ! Il est fantastique !… Racontez-moi ! »


« Tout le monde sur le pont ! Tout le monde à la piscine ! Montez tous ! Montez !… Il y a une surprise, des jeux et un gros lot !… »

La voix éraillée de Big Gus dominait le tumulte. Il y eut un bref remue-ménage, une espèce de frémissement suivi d’un concert de hurlements joyeux. Les invités prirent d’assaut les escaliers et se ruèrent au troisième niveau, sur le toit. La vision était féerique. Au centre d’une immense surface, l’eau verte et transparente de la piscine illuminée de l’intérieur. Derrière chaque arbre, chaque fleur, un projecteur qui en faisait saillir le relief ou la couleur, et dont le pinceau allait se perdre très haut, dans la nuit de la ville. Big Gus avait grimpé sur un petit podium placé devant un double paravent. Le visage enflammé, colossal, il braqua sur la foule de ses invités deux énormes colts à barillet :

« Que personne ne bouge ! C’est un divorce ! »

Rires tonitruants, haut perchés, rires de mâles qui ont trop bu, de femmes qui s’excitent.

« Mes amis !… »

Gus marqua un temps, saisit une bouteille de scotch et en but au goulot une longue rasade.

« Mes amis !… Trois ans de bonheur ou presque, c’est trop pour un seul homme ou une seule femme… On risque d’en claquer… C’est pour cela que Lindy et moi-même avons décidé de divorcer. Avant qu’il ne soit trop tard ! »

Retentirent les trois premières mesures de l’hymne américain venues d’un taillis qu’inonda brutalement la lumière, révélant tout un orchestre dont personne, jusqu’à présent, n’avait soupçonné l’existence. Roulement de tambour.

« Lindy et moi avons tenu à vous donner notre recette pour avoir duré aussi longtemps… Lindy !… »

Les mains en paravent devant les yeux, il chercha Lindy Nut dans la foule.

« Nut ?… Où es-tu ? »

Brouhaha parmi les invités. Pas de Nut.

« Vous voyez comment sont les femmes ! Elle m’a déjà quitté… C’est horrible !… »

Hurlements de protestation du sexe faible. Geste apaisant de Big Gus… Raph Dun, encore sous le coup de son bref dialogue avec le Grec, sursauta quand Dodino lui souffla dans la nuque :

« Cette soirée est d’un goût !… Hideux ! Est-ce que cette grande saucisse a besoin de se soûler parce qu’elle divorce ?

— Tu es contre les séparations ? Je ne te savais pas si famille…

— Je suis pour les amours stables et les couples unis.

— On voit bien que tu n’as jamais été marié !

— Imbécile, qu’est-ce que tu en sais ?

— Sérieusement ?… Elle s’appelait comment ?

— Charles, crétin !

— Mes amis !… hurla Big Gus… Je vais vous donner notre recette !… Je vais vous apprendre comment prolonger une union légitime !… Ça tient en un mot… »

Il lampa une nouvelle gorgée de whisky et toisa son auditoire…

« Il faut dire la vérité !

— Menteur ! crièrent les uns…

— Bravo ! protestèrent les autres.

— Quand ça va, il faut se taire. Quand ça ne va pas, il faut le dire ! Comment ?… Regardez bien !… »

D’un geste théâtral, il retourna l’un après l’autre les panneaux du double paravent contre lequel il s’appuyait. Apparurent, grandeur nature, sa propre photo en pied, en habit, et celle de Nut en robe du soir. Sur chacune des photos, il y avait trois petits cercles rouges, l’un sur le front, le second à remplacement du cœur, le troisième étant tracé à l’emplacement du sexe.

« Chaque cercle est une cible !… brailla Bambilt. Vous allez tous participer à mon jeu favori !… Ça s’appelle le psychodrame !… Que ceux qui aiment Nut… »

Il s’interrompit pour la chercher du regard.

« Nut !… Où est Nut ?…

— Elle est là !… » rugit une voix anonyme.

Nut s’avança dans la lumière des projecteurs, le visage fermé. Gus tendit la main galamment, pas très assuré sur ses jambes. Il leva haut le bras de la jeune femme, comme un trophée…

« Nut et moi, nous allons vous montrer comment se défouler en ménage !… D’accord, Nut ?… »

Bambilt fit coulisser un rideau noir sur une tringle. On aperçut une vingtaine de carabines de compétition rangées sur un râtelier.

« Regardez bien !… »

Gus s’empara d’une arme, la tendit à Nut et en prit une autre pour lui. Il fit jouer la culasse, la referma. Puis, tenant la main de sa onzième épouse, il entra avec elle dans la foule qui recula devant eux.

« Les querelles de ménage, dépassées ! Voilà comment on règle ses comptes !… Prêt ?… Feu ! »

Les claquements des carabines résonnèrent sèchement, simultanés. Sur l’effigie de Bambilt, à la place du cou, on vit s’étoiler une grosse goutte de liquide rouge qui dégoulina lentement. Les regards se portèrent sur la photo de Nut, souillée de la même façon à la hauteur de l’épaule…

« Raté !… hurla Kallenberg.

— Une seconde !… cria plus fort Bambilt. Essayez donc de faire mieux ! Chaque invité a droit à un coup. Celui qui touchera le centre d’une des trois cibles gagnera un superbe petit lot !… Feu à volonté !… »

Interloqués, les invités ne savaient pas ce qu’il convenait de faire ni surtout sur qui il fallait tirer. Il y eut un certain malaise. Quelqu’un glapit : « À moi ! »… C’était la grosse Finkin — les aciéries. Sans hésitation, elle épaula rapidement et tira une balle dans la tête de Nut, pas très loin du centre de la cible. Pour ainsi dire, elle avait détendu la situation en donnant le ton. Chacun se précipita. En deux secondes, le râtelier fut dévalisé. On se passa les armes de la main à la main. Des salves crépitèrent :

« Allez-y !… jubilait Big Gus… Allez-y !… Elles sont chargées au ketchup !… »

L’orchestre attaqua Cavaleria Rusticana — une idée signée Gus Bambilt — et une espèce de folie collective se déchaîna. La scène était parfaitement irréelle, cette forêt au soixantième étage d’un immeuble du cœur de New York, ces hurlements de Sioux, ces déguisements de carnaval, l’odeur de cordite, cette musique folle, ces gens fous brusquement, les coups de feu, les trépignements, les hurlements, les rires et ces balles de plastique qui s’écrasaient sur deux images, éclatant à leur contact en giclements de ketchup qui bavait et coulait en longues rigoles pourpres, hésitantes et molles. Chose curieuse, aucun projectile ne s’était égaré, sur les deux cibles peintes, au-dessous de la ceinture. Qu’ils fussent destinés à Nut — c’étaient les femmes, surtout qui lui tiraient dessus — ou à Gus, leur impact s’était situé jusqu’à présent dans la région du cœur ou du visage. Las de cette pudeur, Kallenberg, n’y tenant plus, visa le sexe de Nut et lâcha son coup en plein dans le mille. Le vacarme devint tel qu’il fallut plusieurs secondes pour percevoir avec netteté les « Il a gagné ! » que clamaient plusieurs voix.

« Attendez !… »

Par de grands gestes, Bambilt essayait de calmer la tempête…

« Est-ce que tout le monde a participé ? »

Chacun se dévisagea. On entendit alors fuser :

« Satrapoulos n’a pas tiré ! »

Avec colère, le Grec identifia celle qui venait de le mettre en cause, Irène, sa belle-sœur. Elle le défia du regard, l’œil faussement naïf de l’enfant qui vient de faire une blague innocente.

« À vous !… À vous !… » cria-t-on de tout côté.

Tous dévisagèrent S.S., intensément. Furieux d’être devenu le centre d’intérêt de ce jeu imbécile auquel il avait cherché à se soustraire en restant un peu à l’écart, il éprouva du dégoût pour tous ces cons et se sentit humilié pour Nut, qui méritait mieux. Quant à Irène, cette salope elle le lui paierait…

« Mon cher ami, ne nous privez pas du plaisir d’admirer votre adresse… »

Dans le grand silence soudain revenu, Big Gus présentait une carabine. Le Grec le regarda froidement dans les yeux et écarta l’arme d’un geste, sans la saisir. Il alla lentement jusqu’à un massif, cueillit une rose et monta sur les tréteaux. Posément, il ôta son tricorne de corsaire d’opérette, en retira une épingle qui fixait contre l’étoffe la tête de mort en métal. Et si Bambilt n’était pas content, qu’il aille se faire foutre ! Sur la photo de Nut monstrueusement barbouillée de sauce tomate, à l’emplacement précis du cœur, il piqua sa rose blanche. Ébahissement général…

« Bravo ! hurla Big Gus… Ça, c’est un gentleman ! »

Un des vieux messieurs déguisés en petit mousse ne voulut pas être en reste. Il se précipita, une rose à la main, et la jeta aux pieds de l’effigie de la maîtresse de maison, bientôt imité par des douzaines d’autres.

À New York, les roses de Bambilt étaient célèbres. Pour les maintenir en vie, trois jardiniers importés de Californie vivaient en permanence sur le toit du building où ils les défendaient du gel, du vent et des fumées de la ville. Maintenant, on les arrachait comme des fleurs en papier et elles venaient s’amonceler devant l’effigie de Lindy Nut Bambilt. Ce n’était que justice… Quand il n’y eut plus une seule rose sur les tiges des rosiers, des hourras montèrent vers le ciel… Big Gus tituba jusqu’à l’orchestre et s’agrippa à un micro :

« La fête continue ! Le gros lot arrive ! »

Retentirent les premières mesures d’un slow. De nouveaux projecteurs s’allumèrent. Manquant trébucher à chacune de ses enjambées, Bambilt se dirigea vers la piscine. Il empoigna les montants du plongeoir et escalada les premiers barreaux de l’échelle, dédaigna le tremplin de trois mètres, grimpa plus haut, atteignant celui des six mètres. En équilibre instable, il s’y engagea. Quand il parvint miraculeusement à l’extrême limite de la planche qui oscillait sous son poids, il s’immobilisa et eut brutalement la certitude qu’il était Dieu. En bas, minuscules, les plus brillants fleurons de la société cosmopolite internationale. Sur chaque visage tendu vers lui, il était capable de mettre un nom, et sur chacun de ces noms, un chiffre. Des milliards à nos pieds, les plus jolies femmes, les hommes les plus importants, ceux qui font le monde. Et lui, il les dominait…

« Gus !… Descends !… » cria Nut.

Angoissée, elle contemplait Bambilt emprisonné dans le faisceau d’un projecteur, vieux galérien ivre flottant dans l’espace. Ivre, il l’était réellement, d’alcool et de ce formidable sentiment de puissance qui lui dilatait le cœur.

Levant la main droite, il désigna le ciel… D’autres feux s’allumèrent dans la direction qu’il indiquait. Trouant la nuit, un hélicoptère apparut dont le vrombissement couvrit et écrasa toutes les rumeurs précédentes. Il se posa doucement au bout de la terrasse. Déjà, des valets porteurs de torches se précipitaient, déroulant un long tapis rouge jusqu’à l’appareil dont la porte s’ouvrit, livrant passage à une superbe fille blonde entièrement nue, à l’exception des trois minuscules rubans roses couvrant la pointe de ses seins et le triangle du pubis. Le bruit des rotors mourut. La foule criait de plaisir. La fille s’avança en direction du podium pendant que les musiciens rythmaient sa marche dansante sur un tempo de samba. Tout en se déhanchant, elle déploya une banderole sur laquelle on put lire : Je suis le gros lot. Qui m a gagnée ?

« Kallenberg !… braillèrent les invités.

— Mes amis !… Mes amis !… »

On ne savait plus qui regarder, du bagnard qui gueulait et s’agitait sur son perchoir ou de la blonde qui grimpait sur l’estrade.

« Allez chercher votre lot !… »

Des mains anonymes poussèrent Kallenberg vers le podium. Instinctivement, Irène s’accrocha à lui, narines pincées, blême de rage…

« N’y va pas !… Tu es ridicule ! »

N’importe quoi en privé, d’accord, mais là, devant tous ces gens !… Perdre la face… Barbe-Bleue la décrocha de lui. Elle revint à la charge, feignant, dans un colossal effort, de sourire, de prendre la chose à la légère… Herman avait tellement bu…

« Regardez !… Regardez !… »

En haut de son plongeoir, Bambilt hurlait à pleins poumons pour amener l’attention à lui.

« Regardez-moi bien !… Gustave Bambilt !… Soixante douze ans ! »

Chétive, la voix de Nut lui renvoya un fragile écho :

« Non, Gus !… Non !… »

Plus tard, ceux qui racontèrent l’histoire reconnurent que tout s’était passé trop vite pour qu’ils pussent enregistrer tous les détails. Deux spectacles simultanés, brutaux rapides, violents — Big Gus lancé dans l’espace en une trajectoire sans défaut, Irène se jetant sur la blonde pour l’empêcher d’embrasser son mari… Le gros lot tempêtait jurait, crachait, griffait, mordait… Neptune de pacotille, barbe arrachée, Kallenberg essayait de les séparer. Big Gus ne réapparaissait pas à la surface… Deux hommes se jetaient à l’eau, l’un travesti en amour, flèches et carquois, l’autre déguisé en billet de mille dollars. Le Grec — à qui la soirée allait valoir un nouveau surnom, « l’homme à la rose » — courait vers Nut qui se tordait les mains au bord du bassin… L’amour et le billet émergeaient, soutenant Bambilt sous les aisselles. Des mains se tendaient…

On allongeait Big Gus sur les bords de sa piscine en mosaïque italienne. Étendue, son immense carcasse prenait, des proportions encore plus démesurées. Autour de lui, une flaque d’eau et trois des plus éminents professeurs américains : un cardiologue, un chirurgien et un spécialiste des maladies vasculaires. Ils le palpaient, l’auscultaient, se gênant les uns les autres… Ils se regardèrent, navrés.

« Hydrocution, dit le premier.

— Embolie, laissa tomber le second.

— Il n’y a plus rien à faire… », conclut le troisième.

L’ensemble de ces différents spectacles s’était déroulé à l’allure folle et saccadée d’un vieux film muet, si bien qu’une partie des invités — celle qui essayait toujours de séparer Kallenberg, sa femme et le premier prix agglutinés en un ballet risible et tourbillonnant — ignoraient encore que leur hôte était mort.

Le Grec soutenait Nut. Elle enfouit sa tête contre sa poitrine. Il crut qu’elle allait pleurer, il craignit qu’elle ne s’effondre. De façon que lui seul l’entendît, elle murmura rapidement à son oreille :

« Il faut que tu m’aides… Dis-moi à l’instant même si, légalement, je suis veuve ou divorcée. »

Socrate ne s’étonna qu’une seconde. Elle avait raison. De ce simple détail, qui jouait sur deux ou trois heures, allaient dépendre des milliards. Et ces milliards concernaient Lindy Nut directement.

15

« Tu le sais que ça fait dix ans ?… Tu le sais ?

— Ben… Oui…

— Peux-tu au moins m’expliquer pourquoi ? »

Marc grinça des dents. Il était déjà incapable de comprendre ses propres motivations, alors, celles de Lena… Il s’avança sur des œufs :

« C’est fou ce que le temps passe… »

Lena se révolta, indignée :

« C’est ma vie qui passe ! C’est pas le temps ! Combien crois-tu que ça puisse encore durer ? Je n’ai plus aucun sentiment pour lui. Je le vois dix fois par an et c’est pour parler chiffres. Il me ridiculise avec des filles, dans tous les coins. Et toi, pendant ce temps, qu’est-ce que tu fais ?… Quand vas-tu te décider à prendre tes responsabilités ? »

Pour tous ceux qui la connaissaient, Lena passait pour apathique. En public, rien ne semblait l’intéresser. Elle donnait rarement un avis, n’émettait jamais une idée personnelle. Avec personne. Sauf avec Marc. Il semblait qu’elle déversât sur lui le trop-plein de tout ce qu’elle ne confiait pas aux autres.

Un mois après les événements de New York, elle avait exigé qu’il vînt, à un rendez-vous dans leur repaire de la rue de la Faisanderie. Pour se libérer de Belle qui organisait leurs loisirs à Eden Roc, Marc avait dû faire des prodiges, prétextant la venue à Paris d’un producteur américain. Belle n’avait pas été dupe, mais s’était résignée à le laisser partir, absorbée par un tournoi de gin-rummy dans lequel elle affichait une chance persistante. Quant à Lena, elle était en transit.

Le soir même, elle devait rejoindre son mari aux Baléares. Depuis plusieurs jours, le Pégase et son équipage attendaient leurs passagers à Palma de Majorque. Habituellement, le Grec n’informait personne de ses déplacements. À la dernière seconde, il ordonnait de lever l’ancre. Les invités de ses croisières ignoraient le nom de leurs compagnons qu’ils ne rencontraient que sur le pont du navire. En mer seulement, ils apprenaient le but de leur croisière. Nul ne s’en plaignait.

Satrapoulos avait le génie des mélanges et savait varier à la perfection ses dosages mondains, hommes d’État, actrices internationales — combien de futurs partenaires du Grec la Deemount n’avait-elle pas englués dans le mystère de son regard… De toute façon, chaque célébrité était assurée de ne rencontrer que d’autres célébrités. La figuration était recrutée sur place, au cours des escales, filles et garçons inconnus que leur beauté ne condamnerait pas longtemps à rester dans l’anonymat. La mer, le soleil, les orchestres, l’alcool, des nourritures raffinées et le farniente faisaient le reste.

Depuis des années, Lena boudait ces croisières. Quand il lui était impossible de voir Marc, elle allait traîner sa nonchalance ennuyée et sa grâce élégante sur d’autres yachts. Pourtant, quand elle lisait les pages d’échos des grands quotidiens, elle avait toujours l’impression d’avoir raté quelque chose en ne suivant pas son mari. Apparemment, le Pégase n’était mortel que lorsqu’elle s’y trouvait. À croire que sa seule présence paralysait l’humour et la vitalité du Grec. Par ailleurs, bien qu’elle se crût complètement détachée de lui, elle supportait difficilement qu’il s’affichât avec d’autres. Bien qu’elle fût libre comme l’air, la femme légitime, c’était elle.

« Marc ?…

— Oui ?…

— Si j’arrivais à me libérer… tu m’épouserais ? »

Un frisson picota les épaules nues du comédien : attention, terrain glissant…

« Tu le sais bien…

— Oui mais, tu es marié, toi…

— Si un jour tu ne l’es plus, je me libérerai tout de suite.

— Tu crois qu’elle te lâchera comme ça ?

— C’est moi qui lâcherai, pas elle. »

Il ponctua d’un mouvement de menton viril. Parfois, il lui arrivait de se croire lui-même.

« Sérieusement ?

— Sérieusement.

— Tu pourrais me le jurer sur ce que tu as de plus cher au monde ?

— Si tu veux. Je te le jure sur ta tête.

— Non, sur la tienne. »

Marc était superstitieux. Il eut le tort de ne pas répondre tout de suite. Lena insista :

« Alors ?

— Écoute, c’est idiot !… J’ai horreur de ça ! Tu crois en ma parole, non ?

— Jure…

— Enfin…

— Jure !

— Bon, je te le jure.

— Sur ta tête. Dis-moi : « Je le jure sur ma tête. »

Coincé, il maugréa :

« Je le jure sur ma tête.

— Oh ! mon amour !… »

Elle se rua sur lui et le couvrit de baisers… Il en avait ras le bol et avait envie de sortir de ce lit-appartement.

« Tu l’as juré, Marc !… Tu l’as juré ! Maintenant, je n’ai plus peur… Je sais que tu m’aimes… Je sais ce qui me reste à faire !… »

Il entendit la dernière phrase sans l’écouter, jusqu’à ce que les mots fassent leur chemin et prennent une apparence de sens. Il en eut le souffle coupé, comme par un coup de poing à l’estomac. Il bégaya :

« Lena !… Qu’est-ce que tu veux dire ?… Qu’est-ce qui te reste à faire ?…

— Tais-toi !… Tu verras !… »

Le ton rêveur et amoureux de sa voix le plongea dans une inquiétude atroce.


Le Grec glissa, jura, se rattrapa à la coursive et contempla avec fureur ce qui avait failli provoquer sa chute : une crotte. Dans le couloir en acajou briqué qui menait à son appartement, la chose était aussi incongrue qu’un rat mort dans un bidon de lait. Il l’examina de près, constata qu’elle n’était pas récente et hurla :

« Nicolas !… »

Il était onze heures du soir. S.S. était d’une humeur massacrante. Depuis quarante-huit heures, le Pégase se trouvait en état d’alerte, prêt à appareiller, attendant les invités d’honneur qui n’arrivaient pas : la Menelas et son mari.

Le couple se trouvait à Venise où les échos du dernier scandale de la « panthère » étaient parvenus jusqu’à Majorque. Alors qu’elle se trouvait dans sa suite du Danieli, la Menelas, qui buvait un jus de tomate, avait été piquée à l’index de la main droite par une guêpe. Un peu de vinaigre eût été suffisant pour la soulager, mais elle avait horreur de la simplicité. Pendant que Mimi se démenait pour prévenir les organisateurs qu’elle n’était plus en mesure de donner son récital, téléphonait aux Lloyd’s, s’expliquait avec la presse, empilait les centaines de télégrammes réconfortants qui arrivaient du monde entier, la Menelas, ne voulant même pas entendre les objurgations de ses admirateurs ou du maire de la ville, se calfeutrait dans son lit et recevait à son chevet les plus hautes sommités médicales italiennes. Bien entendu, il n’était pas question de jouer avec une aussi « affreuse blessure ».

Contretemps fâcheux. Le Grec, qui avait déployé des trésors de persuasion pour l’inviter à son bord, se voyait réduit à faire le pied de grue.

Pourtant, les choses n’avaient pas été simples. De Venise, les Gonzales del Salvador devaient s’envoler pour Nice afin de regagner leur propre yacht, l’Olympe, ancré à Monte-Carlo. De là, ils avaient l’intention de pousser jusqu’à Saint-Tropez, à la paresseuse. Socrate leur avait suggéré de rejoindre le Pégase à Palma et de flâner huit jours de plus en Méditerranée, Majorque, Minorque, Ibizza, en remontant à l’est vers Cadaquès, le long de la côte espagnole, et de les déposer à Monte-Carlo où la saison battait son plein.

Or, l’avion que le Grec faisait tenir à leur disposition sur l’aéroport de Venise était bloqué au sol. Apparemment, la Menelas, toujours convalescente, n’avait pas encore bouclé ses valises. En Italie, le pilote de l’appareil, pratiquement consigné à son siège, se bornait, depuis deux jours, à faire la même réponse aux multiples messages radio qu’il recevait quotidiennement du Pégase :

« M. et Mme Menelas ne se sont pas encore présentés à l’embarquement. »

On avait eu beau lui expliquer que, dans un couple, c’est la femme qui prend le nom de son mari, rien n’y avait fait. Par son lapsus, il ne faisait que confirmer l’opinion générale : quand un homme épousait la Menelas, il devenait automatiquement Menelas lui-même, c’était l’évidence.

À Palma, où le Pégase était aux ordres depuis une quinzaine de jours, le capitaine Kirillis n’osait même plus rendre compte au patron qui le harcelait. Il n’ignorait pas que le Grec avait de bonnes raisons d’être nerveux. Il y avait à bord un mélange hautement explosif. Cette veuve américaine d’abord, arrivée depuis trois jours — tout l’équipage savait qu’elle avait été la maîtresse de S.S. Pour tout arranger, Mme Lena avait débarqué le matin même. Entre les deux femmes, la rencontre avait été plutôt glaciale. Par miracle, pressentant peut-être les salades qui allaient immanquablement advenir, la Deemount avait eu le bon goût de retirer son épingle du jeu. Malgré les protestations du Grec — assez molles, il faut bien le dire — elle avait prétexté un rendez-vous urgent à Nassau et libéré sa cabine. Une de moins…

L’après-midi, la première scène avait éclaté entre Mme Lena et le patron. Conformément à l’usage, Kirillis fermait les yeux sur l’indiscrétion de ses hommes se relayant derrière la porte de l’appartement pour écouter, en faisant de grands gestes à l’intention des marins qui ne pouvaient pas entendre les superbes répliques qui s’y lançaient. Sur le Pégase, les moindres faits et gestes des passagers étaient guettés, surpris, répétés, commentés. De la femme de chambre à l’aide-marmiton, chacun savait exactement la façon dont évoluaient et se dénouaient les situations les plus tendues.

Le patron, on le trouvait logique avec lui-même. Pas méchant bougre, un peu radin avec le personnel, comme tous les riches, cavaleur de première toujours prêt à inviter des masses de filles en l’absence de sa femme. Un jour, Mme Lena, arrivée à bord impromptu, avait chassé trois créatures de rêve en les tirant par les cheveux sans que le Grec et ses amis aient songé à émettre une quelconque protestation. Mais son comportement déroutait l’équipage et provoquait, à l’heure où l’on pelait des patates, où l’on briquait le pont, où l’on faisait la sieste, des conversations passionnées. Tout le monde — sauf le patron peut-être — connaissait le nom de son amant, qu’elle retrouvait à Paris pour quelques heures, entre deux avions. Normal. Ce qui était curieux, c’étaient les scènes de jalousie qu’elle faisait à Satrapoulos. Moins elle semblait tenir à lui, plus elle le provoquait, même en public, par des réflexions aigres-douces. En privé, c’étaient des reproches et des larmes. Parfois, il lui arrivait d’être excédé au point de ficher le camp sans prévenir personne, disparaissant pendant trois semaines sans que nul ne sache où il se trouvait. On l’apprenait quelques jours plus tard dans les journaux qui faisaient leurs choux gras des aventures amoureuses du Grec. On l’avait vu à Londres, à Athènes, à Paris, à Rome, aux bras de blondes inconnues…

« Nicolas !… »

Il dévala l’échelle de coupée et buta sur deux matelots accoudés à la coursive…

« Où est Nicolas ? »

Il s’aperçut que les deux hommes camouflaient une cigarette allumée dans la paume de leur main.

« Salauds ! Je vous ai interdit de fumer à bord ! »

Sans se troubler, les marins écrasèrent froidement leur mégot entre le pouce et l’index.

« Foutez le camp ! »

Quand le dernier des deux, le plus petit, passa à sa portée, S.S. lui balança un coup de pied aux fesses :

« Si je t’y reprends, je te jette à la mer ! »

Plus vexé de s’être laissé surprendre qu’humilié d’avoir reçu le coup, le marin hocha la tête en signe d’assentiment et disparut.

Il avait l’habitude. Dans ses mauvais jours, le Grec n’hésitait pas à gifler les membres de l’équipage. Attention, pas n’importe lesquels ! Seulement ceux qu’il connaissait de longue date, et qui en tiraient une espèce de fierté. Sur le Pégase, le coup de pied au cul était, en quelque sorte, une distinction uniquement réservée aux anciens.

« Vous me cherchez, Patron ? »

Nicolas se tenait devant lui, feignant l’effarement et la précipitation…

« Viens ici ! »

Il le prit par l’oreille et refit en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir. Il arriva devant la crotte :

« Ça, qu’est-ce que c’est ? »

Nicolas se pencha d’un air curieux…

« Ça ?…

— Oui ! Ça !

— On dirait de la merde, Patron… C’est pas moi !… »

S.S. le secoua :

« Il manquerait plus que ça, que tu chies sur mon bateau ! Pourquoi je te paie ?…

— Pour nettoyer.

— Et alors ?

— Ça n’y était pas tout à l’heure…

— Cochon de menteur ! C’est une merde qui a au moins trois jours !

— C’est Herman, Patron… »

Il y avait trois divinités sur le navire : le Grec, maître à bord après Dieu, Kirillis, son capitaine, et Herman, un teckel à poils ras de six ans, redouté et redoutable. Il avait mordu les mollets les plus célèbres du monde, ne faisant aucune distinction entre le pantalon d’un homme d’État, la robe du soir d’une star, les chaussures en croco d’un financier international. Satrapoulos était fou de l’animal qui couchait dans son lit et ne laissait personne approcher son maître. En outre, il était délicieux de l’appeler Herman. Chaque fois que le chien déplaçait ses six kilos, S.S. avait l’impression que Kallenberg en personne répondait à sa voix pour venir se traîner à ses pieds.

« Nettoie ça tout de suite, fainéant ! »

Nicolas prit la crotte dans ses mains…

« Je vais chercher des chiffons. »

Il sortit un mouchoir de sa poche et entreprit de frotter le pont. À genoux, il se trouvait dans la posture idéale pour se faire botter le train. Le Grec y renonça. Écœuré, il secoua la tête et tourna les talons.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Lena entrouvrait la porte de sa cabine…

« Il se passe que ce bateau est plein de merde. »

Elle prit un temps de réflexion. Trois secondes, puis :

« Pas étonnant. La merde attire la merde. »

Elle referma la porte sur elle avec violence. Bonsoir ! Socrate faillit la rejoindre pour vider son sac une bonne fois. Il y renonça. Qu’est-ce qu’on peut faire quand plus rien ne vous lie ? Oui, qu’est-ce qu’on peut faire ?…


Il n’y a rien de plus stupide qu’un yacht à quai, si ce n’est les badauds qui le contemplent.

Le Pégase était coincé à tribord et à bâbord par deux autres bâtiments de moindre importance, leurs bouées venant racler les flancs d’acier du Pégase avec un insupportable grincement. Les deux nuits qu’elle venait de passer à bord avaient été un cauchemar pour Lena. Entre les coques, dans l’eau noire et empoisonnée, elle imaginait toutes les déjections qui souillent un port, trognons de choux, déchets de légumes pourris, préservatifs, vieux bidons recouverts de cambouis, papiers gras, matières fécales, nourritures avariées. Pendant la journée, c’était pire, il fallait se calfeutrer à bord. Palma n’est pas un endroit particulièrement élégant. Les « congés payés » s’agglutinaient devant le Pégase, regardant les marins qui les regardaient, admirant l’hydravion et l’hélicoptère trônant dans les superstructures, au pied de la cheminée. Pendant qu’elle moisissait là, que faisait donc Marc ? Était-il retourné sur la Côte avec Belle ? Et cette pianiste de malheur, quand allait-elle se décider à arriver ? Socrate devenait de plus en plus nerveux. Il se montrait gai et chaleureux envers ses invités mais s’esquivait en douce, dix fois par jour, pour aller questionner Kirillis…

« Toujours pas de nouvelles ?

— Non, monsieur. »

Lena s’était donné jusqu’au soir pour prendre une décision : si la Menelas ne montrait pas le bout de son nez avant la fin de la journée, elle quitterait le navire dès le lendemain.

« Un autre toast ?

— Merci oui, très volontiers. »

Lindy Nut l’exaspérait avec ses prévenances. Lena y voyait davantage de défi que de gentillesse naturelle. En outre, elle digérait mal le geste que Socrate avait eu envers elle. Il avait été assez niais pour lui offrir une rose sur le toit d’un gratte-ciel au lieu de la percer d’un coup de fusil, comme tout le monde. La presse avait repris l’histoire avec délices, et depuis un mois, toutes les amies de Lena lui demandaient avec perfidie :

« Mais au fait… Vous n’étiez pas avec votre mari ce soir-là ? »

Une fois de plus, Socrate la faisait passer pour une imbécile. Autour de la table, ils étaient sept à grignoter des tranches de cake, boire une gorgée de café ou de thé, tremper les lèvres dans une coupe de champagne.

Lena regarda Stany Pickman à la dérobée. C’était un homme incroyablement beau. Avec Gregory Peck, Gary Cooper, Clark Gable et Cary Grant, il composait la cohorte de stars faisant la loi à Hollywood, les « Cinq », que les producteurs étaient prêts à payer à n’importe quel prix pour les engager. Pickman, qui jouait à l’écran les séducteurs bohèmes, était dans la vie l’homme le plus bourgeois. Il plaçait son argent dans l’élevage des bovins, se couchait rarement après minuit, et jamais avec une autre que sa femme, Nancy.

Socrate faisait le pitre pour amuser Lord Eaglebond. L’homme d’État était toujours aussi glorieux, mais il était maintenant gâteux ou presque, concentrant ses dernières forces à composer les menus que le Grec faisait spécialement exécuter pour lui, avec des attentions maternelles, allant même jusqu’à lui enfourner le caviar gris dans la bouche, avec une petite cuiller en or. Lady Eaglebond était une petite souris grise, aux dents et aux yeux gris, aux tenues éternellement grises… Pour servir ce petit groupe, les quarante marins du Pégase.

Il était dix heures du matin. Le soleil tapait dur. La journée commençait à peine et Lena s’ennuyait déjà jusqu’au vertige.


Le lieutenant Stavenos entra comme une bombe dans le poste de commandement :

« Sonnez, capitaine ! Sonnez !… »

Kirillis avait reçu l’ordre de lancer trois coups de sirène lorsque la Menelas arriverait à bord. Jusqu’à présent, eu égard à son prestigieux passé de chef d’État et à sa gloire, seul Lord Eaglebond avait droit à cinq coups et au garde-à-vous des marins, ce qui créait des situations cocasses quand il s’agissait d’un steward chargé de plateaux.

« Qu’est-ce que vous voulez sonner ?

— La sirène ! Elle est là !…

— Vous êtes sûr ?

— Capitaine !… Elle est déjà à bord !…

— Nom de Dieu ! Allez-y !… Tous les hommes sur le pont ! »

Professionnels de la mer peut-être, mais avant tout, éléments d’un décor que le patron ne négligeait jamais d’étaler au profit de ses hôtes, pour son plus grand prestige. Kirillis fonça dans la salle de radio pour agonir d’insultes le responsable qui ne l’avait pas prévenu. À mi-chemin, il estima qu’il pourrait décharger sa colère plus tard. Pour l’instant, sa place était sur le pont. Il y fut en quelques bonds.

Le spectacle avait commencé. Mal. Dans un déchaînement de coups de sirène, Herman se précipitait sur le pantalon corsaire de la Menelas et tirait de toutes ses dents, refusant de lâcher l’étoffe malgré les coups de pied que feignait de lui envoyer le Grec — quelle que fût sa contrariété, il ne pouvait se résigner à frapper réellement l’animal. Deux matelots intervinrent et se firent mordre. Lena affichait une mine contrite et buvait du petit-lait. Lord Eaglebond, qui avait interrompu sa partie de gin-rummy avec Stany Pickman, quitta son siège pour aller à la rencontre de la Menelas. On parvint à saisir Herman et à éloigner le fauve. Satrapoulos ne savait comment se faire pardonner. D’un air contrit :

« Les teckels sont jaloux des panthères. »

Tout en évaluant les dégâts — le bas de son pantalon était effiloché — la Menelas daigna sourire. Nut se jeta à son cou. Des hommes d’équipage s’emparèrent de ses bagages pour les déposer dans sa cabine. Lena gazouilla :

« Je suis ravie de vous recevoir à mon bord », marquant ainsi par l’article possessif qu’elle était chez elle.

Pickman baisa la main d’Olympe, Lord Eaglebond lui fit un compliment que la pianiste lui renvoya, chacun étant un admirateur de l’autre. Aux anges, le Grec tournait derrière les uns et les autres, se hâtant pour donner du feu à l’homme d’État qui avait poussé la courtoisie jusqu’à priver sa bouche de bébé, l’espace d’une minute, de l’éternel cigare qu’il tétait.

« On lève l’ancre ! hurla le Grec.

— Bien, commandant. »

Des hommes voulurent remonter la passerelle. Il y eut des cris, une bousculade. S.S. fronça les sourcils et se pencha par-dessus le bastingage. Il vit ses matelots aux prises avec un petit homme qui se débattait avec fureur, tempêtant et crachant, les insultant en plusieurs langues. Satrapoulos se mordit les lèvres :

« Arrêtez la manœuvre ! »

Kirillis répéta l’ordre en rugissant :

« Arrêtez la manœuvre ! »

Le Grec se tourna vers la Menelas en grande conversation mondaine :

« Chère amie, veuillez m’excusez… Je descends accueillir votre mari. »

Elle eut un rire surpris et joyeux :

« Mon Dieu c’est vrai !… Emilio !… Je l’avais oublié !… »

Jailli on ne sait d’où, filant comme une flèche, Herman se rua à la rencontre du nouveau venu, tous crocs dehors.


Quand on contourne l’île de Majorque en bateau, on longe d’abord de longues surfaces plates parsemées de plaques d’herbe sèche où se piquent parfois les pelotes grises d’un troupeau de moutons. Et brusquement, le paysage change. La terre semble grimper, prise de folie, en falaises inaccessibles d’un blanc éclatant. Sous leurs blocs vertigineux, le plus grand des navires est réduit à des proportions minuscules. La pierre écrase le métal ou le bois. D’instinct, les passagers se taisent. Très haut dans le ciel, il arrive qu’un aigle plane, flottant entre les vagues et le sommet de la muraille.

Puis tout se calme et se remet à l’échelle humaine. Apparaît la baie de Formentor, ses pentes souples recouvertes de pins parasols au creux desquels se niche Le Palace, un hôtel somptueux où viennent reprendre des forces les super-riches, les super-stars et un gratin de moindre importance, vieillards millionnaires et distingués, dames roses hollandaises, Saxons couperosés, buveurs de whisky, joueurs de golf, princes de la morgue. Face à ce paysage, maître du Pégase aux lignes pures et fines, le Grec jouait les capitaines au long cours :

« Stoppez les machines !

— Bien, commandant. »

Il avait adopté sa tenue de croisière favorite : un vieux short délavé qui le fagotait, pas de chaussures, une chemise dont les pans venaient lui battre les cuisses et cette irrésistible casquette d’officier qui semblait le tasser davantage. Il était soulevé de joie à la pensée d’avoir réussi à enlever la Menelas.

Enquête faite, nul n’était coupable d’avoir ignoré son arrivée. À Venise, elle n’avait pas trouvé l’avion mis à sa disposition par le Grec. Plutôt que de chercher, elle avait jugé plus simple d’en louer un autre. Après le décollage, elle avait enlevé le pansement qui lui emmaillotait l’index. Avec courage, elle avait regardé sa blessure : il n’y en avait plus trace ! Elle avait eu un soupir mélancolique en imaginant le Beechstein qu’elle aurait été désormais en mesure de caresser à nouveau. Sentant son désarroi, Emilio lui avait pris la main et l’avait consolée gentiment.

« Qui veut se baigner ?… lança S.S.

— Moi ! répondit Lord Eaglebond… Si mon valet de chambre veut bien me faire couler un bain. »

Il était cinq heures de l’après-midi, l’heure sacrée de la sieste, entre les digestifs du déjeuner qui se prolongeait toujours très tard et les premiers, apéritifs d’avant-dîner, que les serveurs commençaient à verser dès dix-huit heures. Quand il ne dormait pas, le vieil homme comblait ce temps mort avec du scotch échappé à la vigilance fouineuse de Lady Eaglebond grâce à la complicité de son majordome.


On allait servir le dessert. Onze heures du soir, l’heure molle. Tous les feux du Pégase étaient éteints, sauf quelques projecteurs braqués sur la mer qu’ils illuminaient en une féerie transparente. La grande table ronde recouverte d’une nappe brodée immaculée était éclairée par des candélabres en vermeil donnant aux visages cette lueur douce qui les rajeunit et en gomme les rides, ne laissant en valeur que l’éclat du regard. Parsemant la table, posées çà et là entre les couverts en or, des orchidées et des boutons de roses rouges grimpant en cascades légères le long du piédestal des chandeliers.

Jusqu’à présent, tout avait été parfait. À l’instant où Céyx s’était avancé pour lancer cérémonieusement le rituel « Monsieur le Commandant est servi », un orchestre de tziganes était apparu, rythmant les conversations en sourdine.

On avait beaucoup bu depuis dix-sept heures. Les barmen avaient la consigne de ne jamais laisser un verre vide, champagne et whisky pour l’apéritif, vodka polonaise avec l’entrée — du caviar blanc — bordeaux de la grande année pour les homards grillés, les langoustes et le turbot, champagne à nouveau, servi à flots par des maîtres d’hôtel en livrée blanche.

Avant le dîner, le Grec avait mis aux voix la délicate question suivante : habit de soirée ou pas ?… Chœur des vierges : « Nous sommes en vacances. Pas question de faire des chichis. » Là-dessus, toutes les femmes s’étaient précipitées dans leur cabine pour en sortir ce qu’elles avaient de plus élégant dans le style pantalons du soir de chez Dior ou Givenchy, petites choses simples dont le prix, chemisier compris, allait facilement chercher aux alentours du million. L’essentiel pour chacune était de donner une apparence décontractée à des tenues suprêmement raffinées dans leur matière, supérieurement travaillées dans leur coupe. Même travail pour les bijoux. Il convenait d’en étaler le moins possible pour mieux faire ressortir la valeur de l’unique babiole choisie.

À ce petit jeu, Lena avait tous les atouts en main. Depuis des années, Socrate la couvrait de joyaux uniques qui la laissaient sans rivale, mises à part Irène, sa propre belle-sœur, et la redoutable maharani de Baroda dont les surprises étaient agaçantes en ce domaine. Cependant, malgré la pierre de cinquante carats qu’elle portait en sautoir autour du cou, Lena devait convenir que la rivière de diamants de la Menelas était impressionnante, ainsi d’ailleurs que les boucles d’oreilles en turquoise de Nut — presque à la limite du bon goût, pensa-t-elle, comme tout ce qui provenait de feu Gustave Bambilt. À côté de ces splendeurs, la ceinture en or massif de Nancy Pickman ne faisait pas le poids. Quant à la misérable petite broche de bazar de Lady Eaglebond, elle avait tout pour serrer le cœur d’une personne vraiment très riche. Et cette impossible robe mal coupée en serge grise…

« Que diriez-vous d’oranges et de citrons givrés ? interrogea le Grec. Mon chef les réussit à merveille. »

Va pour les citrons givrés !… Avec ce qu’ils avaient bu, ils auraient accepté sans broncher un plat de saucisses aux lentilles. Depuis plusieurs minutes, S.S. affichait une joie enfantine. En dehors de Lena, dont il se serait aisément passé, il avait autour de lui tout ce qu’il aimait, la mer, le luxe, son yacht, des hommes importants, de jolies femmes. On venait de servir le dessert. Il guettait avec intensité le visage de ses invités.

La première, Nancy Pickman poussa un cri. Tous les regards se posèrent sur elle. Le Grec se composa une expression de faux jeton étonné. Nancy, qui venait de décalotter son citron, en extrayait une bague en brillants superbes. Elle la tenait entre ses doigts, ahurie, osant à peine la faire pivoter, interrogeant des yeux ses voisins aussi stupéfaits qu’elle-même. Lady Eaglebond eut à son tour le réflexe qui s’imposait. Elle ouvrit son citron, glissa les doigts à l’intérieur du fruit, imitée simultanément par la Menelas, Lindy Nut et Lena. Avec des cris de ravissement, elles ramenèrent dans leur main d’autres bijoux, un bracelet en topaze pour la souris Eaglebond qui devint soudain toute rose, des boucles d’oreilles garnies de diamants pour Lena, un pendentif de perles en forme de poire pour Nut, une broche en rubis pour la Menelas.

Lord Eaglebond applaudit. Mimi ne voulut pas être en reste et frappa de toutes ses forces dans ses petites mains, bien qu’il fût intérieurement contrarié qu’un autre que lui offrît un joyau à sa panthère. Stany Pickman hocha la tête de cet air blasé et bourré de charme qui lui avait valu la consécration internationale. Les tziganes, bouleversés, attaquèrent une csardas. Lady Eaglebond eut un élan surprenant : elle se jeta au cou du Grec et l’embrassa. Nut eut envie de faire la même chose, mais au moment où elle allait se lever, elle sentit le regard de Lena la foudroyer, et s’abstint.

« Je propose qu’on porte un toast à nos hôtes ! », clama le poupon Eaglebond qui leva son verre.

Un peu ivre, il ajouta, se tournant vers Lena :

« Heureux ceux qui peuvent parer la beauté de leurs femmes ! »

Des remerciements fusèrent de tous côtés. Radieux, le Grec garda une contenance modeste et se redressa légèrement pour remercier à son tour. On but. Galamment, Lord Eaglebond s’adressa à la Menelas :

« Qu’il me soit permis d’exprimer un regret. Madame, je vous ai entendu jouer à Londres, il y a huit ans. Je n’oublierai jamais. »

Pudiquement, la « panthère » baissa les yeux.

« Je regrette donc, pour clore cette soirée parfaite, de ne pas avoir le bonheur de vous entendre encore une fois. »

La Menelas, tout le monde le savait, ne se produisait jamais que devant des salles combles, après avoir empoché un cachet fabuleux. On eut la surprise de l’entendre dire :

« J’aurais aimé jouer pour vous. Malheureusement, je n’ai pas mon piano. »

Propos qui n’engageaient à rien puisqu’on ne pouvait pas la prendre au mot.

« Allons donc ! dit Nut d’une voix gentiment railleuse. Aurais-tu vraiment accepté ?

— Certainement, répondit-elle. Avec plaisir. »

Mimi en resta comme deux ronds de flan. Il savait, lui, le mal qu’il se donnait pour lui arracher quelques notes ou la contraindre à respecter ses contrats. Pourtant, elle semblait sincère.

« Je n’aurais jamais osé vous demander une telle faveur… », dit le Grec.

Lena le dévisagea d’un air pincé : pourquoi faisait-il des ronds de jambe devant cette femme ? Si elle avait pu savoir ! Il détestait la musique classique. Pire, il n’y entendait rien. Un sens qui lui manquait…

« Je n’ai pas de piano…, s’excusa le Menelas en lui faisant un sourire en biais qui exaspéra simultanément Lena et Mimi.

— Mais si, vous avez un piano… Céyx ! »

Le maître d’hôtel accourut. S.S. lui glissa quelques mots à l’oreille. Dans un premier temps, les tziganes mirent une sourdine à leurs csardas. Là-bas, dans un coin resté dans l’ombre, des hommes s’affairèrent. D’autres apportèrent des flambeaux. La Menelas renifla l’air, méfiante. Plus personne ne disait mot. On entendait un bruit soyeux de nylon qu’on froisse, le raclement d’un objet lourd sur l’acajou du pont. Des candélabres s’allumèrent et apparut un énorme piano à queue, luisant, massif, sombre. Une bête.

Très lentement, la « panthère » se leva de sa chaise, s’étira, s’approcha de l’objet qu’elle identifia immédiatement avec une surprise ravie : ce n’était pas un Pleyel, ni un Rippen, ni un Bentley, ni un Gaveau, ni un Schimmel, ni un Erard, ni un Schindler, mais un Beechstein, un vrai.

Sensuellement, elle en effleura les touches. Comme les rats du conte d’Andersen, les employés se figèrent, leur plateau à la main, dans la position où les premières notes les avaient frappés.

« Mon doigt est guéri !… », dit la Menelas.

Elle attaqua avec volupté la Valse en sol bémol majeur opus 70. Les rares fois où l’on avait cité en sa présence le nom de Chopin, le Grec, distraitement, avait failli répondre : « Combien ? » comme d’habitude. Pourtant, il était certain que cette musique n’avait été inventée que pour lui seul. Mieux qu’un discours de la Menelas, elle lui disait les mille choses qu’il souhaitait entendre d’elle. Il écoutait, béat, transformant les notes en paroles, les paroles en songes. Oui, c’était ça. Elle lui disait qu’elle l’aimait.

La mélodie frémissante s’envolait dans la nuit chaude avec pour fond sonore la sourde et faible rumeur de la mer. Lord Eaglebond, les yeux fermés, tétait farouchement son cigare. Nut observait Socrate, un peu inquiète, un peu jalouse. Lena ne le quittait pas des yeux, pincée, crispée. À son habitude, le beau Stany Pickman n’exprimait rien, à croire qu’il n’entendait pas.

Socrate se sentit soudain gonflé d’un désir qu’il pouvait à peine réprimer : il avait envie de se jeter sur elle, là, tout de suite, sur le pont, et de la prendre.


Le lendemain matin, à six heures, le Pégase quittait le port de Palma en direction d’Ibizza. À huit heures, Lord et Lady Eaglebond faisaient leur apparition sur le pont supérieur où on leur servait le petit déjeuner — du thé pour elle, un Alka-Seltzer pour lui, suivi d’un doigt de whisky pour effacer le goût du médicament. La journée était superbe. Le yacht fendait mollement une houle souple et ample. Lord Eaglebond alluma son premier cigare et se servit subrepticement un second whisky. Sa femme le regarda d’un air de reproche :

« George !… »

Il consulta sa montre :

« Ma chère, j’ai pour règle absolue de ne jamais boire d’alcool avant huit heures. Or il est huit heures et dix minutes.

— Hello !… »

La Menelas apparaissait, radieuse, vêtue d’un pantalon rouge, d’un chemisier blanc, les cheveux noués sous un foulard noir. Sur ses talons, plutôt maussade, Mimi.

« Bien dormi ?

— Superbe.

— Asseyez-vous ! »

Un peu plus tard, Nut arrivait, suivie de peu par Stany et Nancy Pickman. Lena se présenta la dernière et s’attabla avec les autres.

« Où est Socrate ?

— Dans son bureau. Il travaille. »

Elle trempa les lèvres dans son café. Derrière ses immenses lunettes noires, ses yeux étaient invisibles. On félicita à nouveau la Menelas pour sa performance de la veille. On parla de choses et d’autres, de mode, de croisières, de relations communes…

« Qui veut bronzer ?

— Tout le monde ! répondit Nut joyeusement.

— Messieurs, faites donc comme nous, ajouta Nut. Allez donc vous mettre en maillot. »

Mimi fut abasourdi de voir Olympe se lever avec les autres. Elle avait toujours détesté le soleil. Et maintenant, elle demandait à Nancy :

« Pourriez-vous me passer de l’huile dans le dos ? »


Kirillis fit stopper les machines. L’hydravion vint se poser non loin du Pégase dans une gerbe d’écume. Un hors-bord se détacha des flancs du navire et fonça vers l’appareil dont le pilote remit un paquet aux marins. Le Riva piqua à nouveau en direction du yacht…

« Qu’est-ce que c’est ?… demanda Pickman.

— Les journaux. On est allé les chercher à Barcelone. Quand mon mari est en mer, il envoie l’hydravion ou l’hélicoptère dans le port le plus proche. Socrate ne supporte pas de ne pas être informé. Ah ! les affaires !… Quelle plaie !… »

Elle se remit sur le ventre en jetant un regard aigu sur les fesses de la Menelas. Tiens… bizarre… Elle aurait pourtant juré qu’elle avait de la cellulite…

Des hommes d’équipage mettaient en place des palans pour remonter à bord le chris-craft et l’hydravion.

Comme tous les jours, Socrate avait fait une liste des appels téléphoniques qui allaient le relier aux capitales financières de l’univers.

En dehors des femmes, rien ne pouvait le distraire de ses affaires, machinations compliquées, tordues, coups de bourse à triple détente, sociétés à filiales multiples où une maison d’huile d’olive servait de bailleur de fonds à des chantiers navals, une compagnie d’air liquide était financée sur les fonds prélevés à une société immobilière sans parler des millions de dollars qu’il faisait naître par magie, sur du vent, achetant sans la voir une usine de gaz naturel, faisant courir par ses hommes de main le bruit qu’il en était propriétaire, la revendant le double deux heures plus tard, la plus-value de l’opération se justifiant par le simple fait qu’il s’en était porté acquéreur. Ses agents de change s’y perdaient. Ses décisions étaient si foudroyantes, son flair si infaillible qu’il semblait toujours ne commettre que des folies alors que les chiffres, bien plus tard, prouvaient qu’il avait eu raison. On s’essoufflait à le suivre, on attrapait des névralgies à vouloir essayer de le comprendre. Ses plus proches collaborateurs blêmissaient en l’entendant répondre oui ou non en une seconde, alors qu’ils s’étaient échinés pendant des semaines à peser le pour et le contre.

Dans le monde, il n’y avait pas assez d’autodidactes de sa trempe pour qu’on puisse les compter sur les doigts des deux mains. Kallenberg peut-être, Paul Getty et, vingt ans plus tôt, Ulysse Mikolofides, son beau-père. Et encore… Il brûlait de les dépasser tous. Il y arriverait !

« New York en ligne ! »

Il porta le récepteur à son oreille.

« J’écoute.

— Tout est signé, patron. C’est dans la poche. »

Le Grec raccrocha avec un sourire. La journée s’annonçait bien. Il allait pouvoir compenser les amendes que lui avaient infligées les douanes américaines. Il menait une gigantesque bataille dont on n’aurait su dire si elle était financière ou politique. En tout cas, il était en mesure d’affoler le fameux « Dow Jones », indice de la Bourse de Wall Street et thermomètre de l’économie américaine. Il lui était facile de donner des coups de boutoir capables d’en faire chuter le niveau, malgré les optimistes qui espéraient le voir se stabiliser dans les années 1970 vers le seuil des mille points.

Son influence était telle dans les pays arabes que presque rien ne lui était impossible. Là se trouvait la vraie richesse, le pétrole, l’énergie. Par l’intermédiaire de Hadj Thami el-Sadek, il avait aidé les émirs d’Arabie Saoudite à se libérer de la tutelle des compagnies britanniques et américaines qui les ponctionnaient, ce qui lui avait valu des haines féroces. Dans une dizaine d’années, le monde consommerait trois milliards de tonnes de pétrole par an. Sur un mot de lui, le robinet serait fermé. Il les tenait… Il jubila et demanda à son secrétaire :

« Dans l’ordre, mettez-moi en communication avec Paris, Tokyo, Londres, Caracas, Munich. Essayez aussi de m’avoir Rio. »

Avant de se replonger dans ses dossiers et ses journaux financiers, il eut une pensée gourmande pour la Menelas, là-haut, sur le pont. Peut-être était-elle en maillot ? Il brûlait de savoir si son corps répondait à ce que la beauté de son visage laissait pressentir.


À onze heures, on servit les premiers apéritifs que Lord Eaglebond examina d’un air gourmand. Biscuits secs, gâteaux salés, champagne, whisky… La Menelas, craignant un coup de soleil, avait remis son chemisier blanc mais gardait les jambes nues. Verre à la main, les invités, appuyés au bastingage ou vautrés dans des transats, regardaient paresseusement défiler la mer.

« Le voilà ! »

Le Grec franchissait les trois dernières marches d’un bond. Nut le mit en boîte :

« Toi, tu viens de faire un malheur ! Combien as-tu gagné ? »

Il eut une expression hilare, presque enfantine… On éprouvait de la tendresse pour son short délavé, trop grand, sa chemise flottante, ses vieilles espadrilles usées…

« Mauvaise journée !… Si j’ai fait quatre cent mille dollars, c’est le bout du monde !… La routine… »

On éclata de rire. « Qu’il est drôle !… », pensait la Menelas devant laquelle il s’inclinait.

« Voulez-vous vous baigner tout de suite ou préférez-vous cet après-midi ? Je connais une plage extraordinaire à Ibizza ! Complètement déserte ! »

À la dérobée, il examinait les jambes de la pianiste tout en surveillant Lena du coin de l’œil. Les jambes étaient superbes et Lena commençait à l’emmerder sérieusement. La veille, au moment du coucher, elle était venue dans sa cabine et lui avait fait une scène violente à cause des cadeaux qu’il avait offerts à ses invitées. Excédé, il lui avait claqué sa porte au nez. Sans Olympe, il aurait eu recours à sa parade habituelle, la fuite. Il quittait le bateau brusquement et ne revenait qu’une semaine plus tard, ou plus, selon son humeur, sans que quiconque ait le droit de lui poser la moindre question sur sa fugue.

Il caressa Herman qui se frottait contre ses jambes. Le soleil était chaud, le mouvement du bateau provoquait une brise légère, la vie était épatante. Le teckel lui tendit dans sa gueule un anneau en caoutchouc. S.S. le lança à l’autre bout du pont. Herman courut derrière et le rapporta, manquant renverser un steward chargé de verres, de bouteilles et de glace. En grande conversation avec Lord Eaglebond, Socrate ne fit plus attention à l’animal qui grognait pour que son maître joue encore avec lui.

Mimi s’empara machinalement de l’anneau et le jeta au loin avec force. Herman démarra comme une fusée, ses pattes courtes s’agitant si vite qu’il semblait glisser sur le ventre. À toute vitesse, l’anneau traversa la surface du deck et, ne rencontrant pas d’obstacle, fila par-dessus bord. Quand Herman voulut freiner, il était trop tard. Ses ongles labourèrent les planches lisses d’acajou. Une seconde, il resta en équilibre, résistant à l’élan qui l’entraînait. Puis, il tomba à la mer.

« Oh ! Le chien !… fit Nancy… Socrate !… Le chien !… »

Satrapoulos interrompit la tirade dans laquelle il s’était lancé…

« Pardon ?… Quoi, le chien ?…

— Il est passé par-dessus bord !…

— Nom de dieu !… »

Instantanément, on vit un autre homme. Le Grec se rua sur la passerelle, le visage décomposé. Sans l’ombre d’une hésitation, il plongea.

« Un homme à la mer ! s’étrangla Lord Eaglebond.

— Machine arrière, toute !… », entendit-on en écho.

Il y eut un énorme bruit de moteur tournant à vide et le Pégase glissa sur son erre. Tout le monde s’était précipité au bastingage. Loin derrière, dans la trace atténuée du sillage, on apercevait le Grec nageant vigoureusement. Des marins se précipitaient pour mettre le chris-craft à la mer…

« Mais il est fou !… Il est fou ! », cria Lena.

Le canot démarra dans un rugissement. Quand les matelots arrivèrent près de S.S., il leur hurla des injures en grec : il voulait être sauveteur, non pas sauvé.

« Crétins ! Qui vous a donné l’ordre de venir ? Je sais nager, non ? »

Il serrait Herman contre sa poitrine. On les hissa tous deux dans le hors-bord. Une minute après, Satrapoulos, ruisselant, remontait sur le pont du Pégase où on l’accueillait avec de grands cris, comme un héros. Il éclata de rire, heureux :

« Je m’étais pourtant juré de ne me mettre à l’eau qu’à Ibizza ! Elle est formidable !… Si le cœur vous en dit !… »

On lui tendit un verre de scotch qu’il avala triomphalement, guignant, mine de rien, la Menelas qui n’avait d’yeux que pour lui.

16

« Monsieur le commandant est servi…

— À table ! À table ! Vous devez tous mourir de faim ! »

Bien des bouteilles avaient été vidées depuis le sauvetage du chien. Le Grec regarda sa montre : une heure de l’après-midi. Il prit le bras de Lady Eaglebond, Lena, celui de l’homme d’État, légèrement titubant. Au loin, on distinguait maintenant les contreforts d’Ibizza, masse grise et indistincte vibrant dans le soleil. Après le déjeuner, sieste pour tout le monde. On se baignerait vers les dix-sept heures. Socrate se retourna vers la Menelas qui le suivait :

« Quel est votre plat préféré ?

— Celui qui m’est interdit… La ligne.

— Spaghetti ? »

Elle éclata de rire :

« Patates !

— Non ?… C’est pas vrai ?… Moi aussi ! »

Autour de la table fleurie, des maîtres d’hôtel les aidaient pour leur avancer leurs sièges. Lena se sentit agace.


De la crique enchâssée dans de hautes falaises, on voyait le Pégase se balancer au large, un kilomètre plus loin. Le Grec n’avait pas menti, la plage était incroyablement belle et secrète. Stavenos et les deux marins qui avaient accompagné les invités avaient poussé la discrétion jusqu’à conduire le chris-craft hors de leur vue, à quelques brasses de là, derrière un éperon rocheux.

« Pourquoi les Eaglebond ne se sont-ils pas joints à nous ?

— Harry déteste l’eau — Satrapoulos utilisait volontiers le « Harry » pour bien marquer son intimité avec le lord — et comme Lady Eaglebond déteste par principe ce que son mari n’aime pas…

— Quel dommage, dit Nancy. L’eau est merveilleuse.

— Pas tant que le whisky, bredouilla Stany, dont on ne voyait pas le visage enfoui sous une serviette.

— Mais il parle !… s’exclama Nut avec ironie. Pourquoi n’avez-vous rien dit depuis que nous sommes partis ?… »

Pickman grogna :

« Parce que, jusqu’à présent, tout va bien. »

Ils étaient tous allongés dans le sable chaud. Le bain et la nage avaient quelque peu dissipé les vapeurs d’alcool du déjeuner. S.S. s’était arrangé pour être couché près de la Menelas. Il était sur le ventre, ouvrant un œil sans bouger la tête, observant cette surface de peau encore humide où s’accrochaient des grains de sable doré, la peau de sa cuisse, à elle.

« Une cigarette ?… », demanda Pickman à la ronde en s’ébrouant pour farfouiller dans un sac en plastique.

Du sac tombèrent un paquet de Camel, un briquet Zippo (en or tressé de chez Cartier), un peigne, un miroir, un bâton de rouge à lèvres. Stany ne se donna pas la peine de les remettre en place. Il saisit le rouge à lèvres et commença à tracer un cœur sur le ventre de sa femme…

« Stany ! Arrête !… Qu’est-ce que tu fais ?… demanda-t-elle mollement sans voir ce qui la chatouillait.

— Bouge pas !… Une œuvre d’art… Je te tatoue. »

Elle roucoula sans remuer…

« Stany…

— Pas mal… admira Nut… Vous êtes plus doué pour le dessin que pour la parole.

— Attendez, vous n’avez encore rien vu… Pour l’écriture, je suis champion… Le roi du bâton ! »

Il traça sur son propre torse, en grosses lettres qu’il écrivit à l’envers pour qu’on puisse les lire à l’endroit : À Stany pour la vie.

Menelas éclata de rire :

« Mais c’est une déclaration d’amour !

— Exactement. Comme Nancy ne m’en fait plus depuis longtemps, il faut bien que je m’aime un peu…

— Hypocrite !…

— Quand j’étais gosse, continua le comédien, j’avais lu une histoire fantastique. Un petit garçon auquel une fée a donné un pouvoir : tout ce qu’il dessine devient réalité, vous vous rendez compte ?…

— Qu’est-ce qui vous manque ?… demanda paresseusement Satrapoulos.

— Là, tout de suite ?… Ma foi… Presque rien… Ah ! si… un piano !… Je dessinerais un piano, notre amie nous jouerait ce qu’elle aime et j’écouterais jusqu’à la fin du monde.

— Olympia qu’en pensez-vous ?… dit le Grec. Voulez-vous que je fasse apporter le piano ?

— Ah ! non, rétorqua Pickman… C’est de la triche ! »

La Menelas se mit à rire — elle n’arrêtait pas de rire depuis qu’elle était sur le Pégase. Mimi lui glissa un regard soupçonneux : on lui avait changé sa panthère… En maillot, il était encore plus pitoyable qu’habillé. Une petite chose maigre et blanche, vulnérable, fragile, sans défense, ridicule dans un maillot trop grand à bandes jaunes et noires, qui lui tombait presque sur les genoux et s’accrochait plus haut que le nombril, pratiquement sous les épaules.

« Attendez… dit Stany… ne bougez pas… »

À grands coups de rouge à lèvres, il esquissa sur le dos du Grec l’ébauche grossière d’un clavier…

« On ne sait jamais… Un miracle… »

Il prit un air très solennel en s’adressant à la Menelas :

« Madame, votre Beechstein va être avancé. Qu’allez-vous nous faire l’honneur de nous interpréter ? »

Le Grec, toujours sur le ventre, rigolait :

« Merde, ça chatouille !… »

La Menelas entra dans le jeu :

« Que diriez-vous de la Valse en do dièse majeur opus 64, numéro 2 ?… »

Instinctivement, Lena se cabra, aux aguets, flairant quelque chose…

« Cher Maître, nous vous écoutons… », dit l’acteur.

La Menelas se mit à genoux devant le corps de Socrate. Elle éleva les mains très haut, fit jouer ses doigts et attaqua la mélodie imaginaire. Au contact de ses ongles qui couraient sur sa peau, le Grec eut l’impression que ses cheveux se dressaient sur sa tête. Il garda une immobilité de pierre, mal à l’aise, bouleversé, aux anges.

La Menelas accompagnait sa mimique en murmurant la mélodie. Lena s’était assise et la regardait d’un œil froid. Mimi enrageait. Nancy se tenait les côtes, Stany jouait les mélomanes éclairés, Nut arborait une expression mi-figue, mi-raisin. Parfois, en montant ses gammes, la Menelas laissait traîner ses doigts en une longue caresse brûlante dont Socrate était sûr qu’elle s’inscrivait en rouge sur sa peau. Troublée elle aussi, comprenant soudainement que le jeu cessait d’en être un, elle plaqua deux derniers accords et fit semblant d’être en colère :

« Il est faux !

— Bravo !… cria Nancy…

— Merveilleux ! », ajouta Pickman.

Le Grec n’entendait rien. Il se sentait rougir jusqu’aux oreilles. Il lui arrivait quelque chose qui le rendait fier et, en même temps, le gênait horriblement, le mettait dans une situation épouvantable… Il aurait juré que tous les autres s’en apercevaient… Une solution, une seule… L’eau fraîche… Il calcula son coup pour qu’on le voie debout le moins longtemps possible.

D’un bond, il se redressa, sprinta sur les quelques mètres de sable qui le séparaient de la mer et s’y jeta en avant, de tout son long, dans une gerbe d’éclaboussures. Nut ne fut pas dupe de ce qui venait de se passer. Elle observa Lena… Savait-elle ?… Et la Menelas ? Comprenait-elle l’hommage involontaire que Socrate venait de rendre à la caresse de ses doigts ?


En entrant dans le port d’Ibizza, dès que le Pégase eut contourné le môle, Socrate eut une sale surprise : l’appontement qu’il louait à l’année était déjà occupé par un bateau immense, un fabuleux voilier noir d’une beauté à couper le souffle…

« Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ? »

Il était mortifié qu’un navire aussi parfait puisse avoir été construit pour un autre que lui. Mezza voce, Lena lui lança entre les dents :

« J’aimerais bien posséder le même… »

Le Grec haussa les épaules, profondément vexé. Non seulement il trouvait sa place prise — la seule assez grande pour abriter le Pégase — mais encore par un bateau dont il n’avait pas imaginé qu’il pût en exister un d’aussi magnifique, fin, élancé, ses trois mâts pointant vers le ciel à des hauteurs stupéfiantes. Il ne put s’empêcher de penser que, à côté de cette merveille, son propre yacht, pourtant admiré dans le monde entier, faisait étriqué, lourdaud, ridicule. Il ricana :

« C’est pas mal pour un bassin, mais alors, en mer !… Les mâts sont bien trop hauts. Avec un tel tirant, ils doivent se coucher dès qu’on hisse les voiles ! »

Aucun de ses invités béats d’admiration ne prit la peine de lui répondre, ce qui le rendit plus furieux encore. Il ressentait comme une injure la beauté des êtres ou des choses qui ne lui appartenaient pas : il était déjà grave qu’on se fût permis de lui prendre son emplacement, mais que ce yacht fût plus luxueux que le sien était insupportable. Comment n’en avait-il jamais entendu parler ?

« Kirillis !

— Oui, commandant…

— Jetez l’ancre où nous sommes. Prenez le canot, allez à la capitainerie du port et demandez des explications.

— Bien, commandant. »

On mit le hors-bord à la mer…

« Harry, voulez-vous prendre un verre ? »

Lord Eaglebond aurait bien dit oui, mais il en avait déjà un en main. Les invités refluèrent sur le pont arrière où des cocktails leur furent servis.

« Si vous voulez, ce soir, nous dînerons à terre, dit le Grec… Je connais un petit restaurant de pêcheurs où l’on sert des calamars farcis !… Vous aimez ça, Nancy, les calamars ?… »

Il s’en fichait comme de l’an quarante, qu’elle aime ou non les calamars farcis. Ce qu’il voulait savoir, c’était le nom de l’enfant de salaud qui s’était permis de lui faucher sa place. Et qui le faisait passer aux yeux de ses amis pour un paysan.


« Ça alors !… Ça alors !… », criait cette imbécile de Lena.

À sa suite, tous les passagers vinrent s’accouder au bastingage. Le Grec résista deux secondes, pas plus, et fit comme eux. Ce qu’il vit lui donna un choc aussi violent que s’il avait reçu en plein estomac une ruade de mulet…

Dans son propre canot, écrasant Kirillis de sa taille, Kallenberg, en tenue de capitaine au long cours, hilare, faisant de grands gestes des deux bras, comme si la mer lui avait appartenu. Il hurlait de plaisir :

« Alors, marins d’eau douce !…

— Herman !… Herman !… », s’extasiait Lena la gourde.

Barbe-Bleue escalada l’échelle de coupée, à l’abordage, mit le pied sur le pont en vainqueur et clama à la cantonade :

« Sur le Vagrant on vous a reconnus tout de suite ! Comment allez-vous ? Ça, c’est extraordinaire !… Comment ça va ?… »

Il serrait des mains, envoyait une grande claque dans le dos de S.S., embrassait Lena :

« C’est ta sœur qui va être contente ! »

Il se multipliait tellement que le Grec aurait juré avoir affaire à une douzaine de Kallenberg… Un cauchemar, une nausée…

« Et toi, sacré pirate !… Tu n’as pas encore coulé sur ce rafiot ?… Ah !… Ah !… »

Socrate avait envie de le tuer. Pourtant, c’est avec un grand rire jovial qu’il lui rendit sa claque sur les épaules mettant dans son coup toutes ses forces, tout son poids :

« Quelle bonne surprise !… Et Irène est là aussi ?…

— Toute la famille mon vieux, toute la famille !…

— Vous êtes arrivés depuis longtemps ?

— Deux jours. On repart demain pour Capri. Et vous ?

— On s’en va ce soir. »

Lena le regarda, étonnée. Elle comprit le sens de cette décision insolite, décida d’en tirer profit et vengeance publique. Dans la lutte ouverte qui opposait Kallenberg et son mari, elle s’était toujours rangée dans le camp de Satrapoulos. Cette fois, pourtant, elle allait devenir pour une nuit l’alliée d’Herman. Elle n’était peut-être pas assez forte pour rendre à S.S. l’humiliation qu’il lui avait fait subir, mais ce singe de Barbe-Bleue, si. Elle dit :

« Tu nous disais tout à l’heure que nous allions passer la nuit ici ?… »

Kallenberg vint immédiatement à la rescousse :

« Évidemment que vous passez la nuit ici !… Ce soir, on dîne tous à bord du Vagrant ! »

Le Grec serra les mâchoires : il était piégé.


Irène se démenait, prenant à son compte les décisions de Kallenberg :

« Il m’a fait la surprise ! J’ai refusé que le bateau porte mon nom. Mon mari voulait l’appeler « Irène »… Non, non… C’était gentil de la part de mon mari, mais si j’avais accepté, ç’aurait été prétentieux de la mienne… Lena, tu aimes ?…

— Fantastique !… »

Elle était sincère. Il ne s’agissait plus d’un yacht, mais d’un musée flottant. Chaque salon, chaque cabine était orné de toiles de maîtres flamands du XVIIe siècle, impressionnistes chatoyants et, dans la salle à manger, la merveille des merveilles, un nu grandeur nature de Rembrandt, frère jumeau de sa Bethsabée, doré, mystérieux, superbe.

« Ne me demandez pas où ni comment Herman a déniché ce chef-d’œuvre, je n’en sais rien. Il ne veut le dire à personne. »

Irène jouait les guides, conduisant les invités de son beau-frère dans les arcanes du ventre de son navire. Sur leur passage, des maîtres d’hôtel courtois et dignes s’inclinaient. Les cloisons étaient faites de boiseries en palissandre contre lesquelles, ton sur ton, luisaient doucement des meubles précieux aux marqueteries raffinées. À profusion, des tapis rares, des fleurs, des objets d’art signés d’une valeur inestimable. Snobée, Nancy Pickman souffla dans un murmure :

« Ce qui est extraordinaire, c’est que, en plus, ça flotte… »


À leur entrée dans le bureau, la blonde se leva, suprêmement indifférente, passa devant eux sans un regard et sortit. Une fille très grande, des yeux bleus dédaigneux derrière des lunettes, un corps qui devait faire automatiquement se retourner les hommes lorsqu’elle marchait dans la rue. Marchait-elle ? Elle avait tellement l’air de planer… Le Grec ne l’avait pas lâchée des yeux jusqu’à ce qu’elle referme la porte :

« C’est un de tes petits mousses ?

— Ma secrétaire.

— Maintenant, je sais pourquoi Irène a dit à Lena qu’elle avait des insomnies…

— Quand j’engage des collaborateurs, je me passe de son avis. Tu demandes la permission à Lena, toi ? »

Barbe-Bleue avait un petit ton persifleur et irritant qui crucifiait Socrate dont les nerfs étaient déjà soumis à rude épreuve.

« Comment as-tu fait pour mettre le grappin sur la Menelas ? On la disait farouche ? »

S.S. lui jeta un regard froid mais ne répondit pas.

« Beau morceau !… Je lui dirais bien deux mots…

— Qui t’en empêche ?

— Elle est mariée, non ?… Sacré Socrate !… Ah !… Si j’avais ton savoir-faire avec les femmes !… « l’homme à la rose » !… »

Tout en lui était défi…

« Alors, il te plaît le Vagrant ?… Un cigare ?…

— Merci non. Beau bateau. Où l’as-tu fait construire ?

— Hambourg. Salaire doublé pour les ouvriers. Les équipes se sont relayées pendant six mois, nuit et jour, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Cinq millions de dollars. Trois millions d’œuvres d’art. Le plus beau yacht du monde. Je ne suis pas volé. Tu vois, l’argent, c’est fait pour acheter de la beauté. »

Non seulement il s’était foutu de sa gueule, mais voilà qu’il donnait des leçons ! Vertigineusement, le Grec cherchait un moyen de le faire choir de son piédestal. Il voulait lui faire mal, le toucher à un endroit vulnérable. Il savait que ses grands airs d’esthète éclairé, c’était bidon. C’est alors que son désir de lui river son clou lui fit commettre une imprudence fatale :

« La beauté… La beauté… Ce n’est pas tout.

— Qu’est-ce qu’il y a d’autre ? »

S.S. sortit de sa poche un de ses propres cigares, le ficha dans sa bouche et cracha :

« Business. »


« Mon pauvre vieux… fit Kallenberg avec une moue méprisante… Qu’est-ce que je peux souhaiter de plus ? »

Socrate laissa la question en suspens et alluma lentement son cigare. D’un air négligent :

« Au fait… J’ai acheté un truc ce matin.

— Une nouvelle chemise ?… ironisa Barbe-Bleue.

— Non. Les chantiers Haïdoko. »

Herman eut une grimace incrédule qu’il n’eut pas la force de réprimer. Le Grec l’observait avec passion, suivant avec une jouissance délicieuse les ravages qu’il venait de provoquer.

Depuis des années, tous les armateurs du monde étaient sur l’affaire. Têtes de liste : Satrapoulos et Kallenberg… Le vieux Haïdoko n’avait pas eu de chance. À sa mort, il laissait derrière lui, pour uniques héritières, une fille un peu cinglée, née d’un premier lit, et une veuve hystérique. Toutes deux n’avaient qu’un désir : se débarrasser des chantiers. Seulement, pour réaliser l’opération, il leur fallait se mettre d’accord et signer ensemble l’acte de vente — cette clause était formellement prescrite par testament. Or, la belle-mère et la fille se vouaient une telle haine qu’il suffisait que l’une dise oui pour que l’autre oppose son veto, et vice versa.

L’imbroglio durait depuis cinq ans. Découragés, les acheteurs les plus acharnés avaient baissé les bras et renoncé. Tous, sauf le Grec. À l’inverse de Kallenberg, il n’avait pas fait de surenchère. À quoi bon ? Elle n’aurait pas abouti. En revanche, deux de ses hommes, qu’il payait à l’année, faisaient des relances incessantes et l’informaient de tout fait nouveau. La bonne nouvelle était arrivée quarante-huit heures plus tôt : la veuve avait cassé sa pipe dans un accident de voiture. Curieusement, le conducteur du véhicule écrasé contre un arbre sur une route peu fréquentée n’avait pas de pantalon sur lui.

Les séides du Grec avaient bondi sur la fille et enlevé le morceau à des conditions très avantageuses.

Kallenberg, comme assommé, parvint à articuler d’une voix rauque :

« Comment as-tu fait ?

— Tstt… Tstt… Herman… Voyons !…

— Cher ? »

Socrate eut un rire léger :

« Pas grand-chose. Et un voyage.

— Quel voyage ?… bredouilla Barbe-Bleue.

— La veuve est morte. Mes fondés de pouvoir n’ont eu qu’à payer la somme. En prime, ils ont offert à la cinglée une croisière d’un an autour du monde. Elle a marché !… Tu es le premier à qui j’annonce la nouvelle… C’est tout frais, tu sais (il consulta sa montre)… Le contrat a dû être signé… il y a une heure, à Tokyo. »

Kallenberg regarda le Grec pensivement. Sous son bureau, il appuya du bout du pied sur un bouton. Un instant plus tard, la blonde ouvrait la porte. Barbe-Bleue ne lui laissa pas le temps de dire quoi que ce soit. Par-dessus les épaules de S.S., il lança :

« Ah ! oui. Greta, j’arrive !… »

Et au Grec :

« Tu m’excuses ? J’en ai pour une seconde… »

Il sortit sur les talons de la cavale. Satrapoulos ne put même pas s’étaler dans son fauteuil pour savourer le K.O. qu’il venait d’infliger : Herman était déjà de retour. Il eut un mot qui était bien dans sa manière quand il perdait une partie :

« Si on remontait sur le pont ? Nos amis doivent s’impatienter. »

Comme d’habitude, il tentait de minimiser la victoire d’autrui en ne la mentionnant pas, comme si elle n’avait pas eu lieu. Pas dupe, le Grec le toisa d’un air narquois et satisfait. Brave Kallenberg !… Pour un type qui avait fait des études à Harvard, il n’était même pas fichu d’être sport. Que leur apprenait-on là-bas, dans les universités ?


« Et voyez-vous, mon mari peut appeler le monde entier en cinq minutés !

— Si j’avais eu la même installation dans mon Q.G., j’aurais certainement gagné la guerre plus vite ! »

Tout le monde rit à la boutade de Lord Eaglebond. Kallenberg aussi, plus fort que les autres, malgré la rage que lui valait le stupide numéro d’Irène, celui de l’épouse au foyer… « mon mari par-ci, mon mari par-là… » Comme s’il avait été sa chose ! Il demanda :

« Voulez-vous que nous remontions sur le pont ? »

Les invités s’engagèrent dans l’escalier recouvert de moquette lavande. Herman se tint à l’écart pour les laisser passer. Nut, en arrivant devant lui, fronça les sourcils, comme si elle oubliait quelque chose…

« Herman, j’ai un coup de téléphone à donner. Vous permettez ?

— Mais bien entendu ! Où ça ?

— À New York.

— Spiridon ! »

L’officier-radio fit volte-face :

« Oui, commandant ?

— Voulez-vous vous mettre à la disposition de Madame ?

— Merci… dit Nut… Je vous rejoins là-haut dès que j’aurai eu ma communication.

— Vous n’aurez pas à attendre… se pavana Kallenberg. Toute l’installation est en priorité absolue.

— J’appelle Peggy Nash-Belmont. Vous avez un message à lui transmettre ?

— Dites-lui que nous l’attendons tous avec impatience. Je serais enchanté de la recevoir à bord. »


« Mais tu es une magicienne ! Comment as-tu su ? »

C’était fantastique : malgré les milliers de kilomètres qui les séparaient, la voix de Peggy lui parvenait comme si elle avait été près d’elle. Nut s’étonna :

« Comment j’ai su quoi ? »

Elle regarda l’officier. Discrètement, il sortit aussitôt du poste. Pendant ce temps, Peggy lui criait quelque chose avec enthousiasme. Nut sembla sidérée. Puis :

« Non !… C’est vrai !…

— Mais oui !… s’excitait Peggy ! Hier soir… Comme ça !… Personne n’était dans la confidence… Oh ! Nut !… C’était formidable !… »

Attendrie, Nut exigea :

« Madame Baltimore, je vous somme de tout me raconter sans omettre un seul détail… Oh ! Peggy !… Je suis si heureuse pour toi !… Je te félicite !… C’est merveilleux ! fantastique !… À quand le voyage de noces ?

— Tu n’y penses pas !… Scott est en pleine campagne !… Sais-tu comment j’ai passé la première nuit de ma lune de miel ?…

— Raconte !…

— Sur un quai de gare dans un bled de l’Illinois… Warren… Scott y faisait une conférence… Il était formidable !… Moi, je ne me doutais de rien… En sortant de la salle, il m’a présentée à un tas de types… Quand ça a été fini, il n’en restait plus qu’un, un seul qui ne bougeait pas…

« Scott m’a dit : « Et celui-là, tu veux le connaître ? » J’ai dit oui…

« Il a dit au type : Voici Peggy, ma fiancée… » Et à moi : « M. Billcott est le pasteur de Warren. Il veut bien nous marier tout de suite… »

« Tu peux pas savoir !… J’ai eu un malaise, je n’y croyais pas ! Dix minutes plus tard, j’étais mariée !… Scott voulait me faire la surprise… Je suis si heureuse !… Il avait nos alliances dans sa poche, je crois bien que j’ai pleuré !…

« Attends !… Ce n’est pas tout ! Quand on a voulu partir, la voiture était en panne. Scott a dit : « Tu vois, ça commence « bien… » On a éclaté de rire. On avait envie d’être seuls. Il m’a dit : « Viens, on va à la gare du patelin. J’ai assez vu ces faces de rats… On va prendre un train… » Sur le quai, il n’y avait pas un chat. On était là, comme deux idiots, à rire tout seuls… Il me tenait par la taille… On s’embrassait… Au distributeur automatique, on a pris deux sandwiches et du Coca-Cola… Il m’a dit :

« — Tu te rends compte, quand on épouse une héritière, il faut fêter ça !… »

« Oh ! Nut !… Nut !… C’est fait !… C’est fait !… Je désirais être sa femme depuis si longtemps !…

— Et sa famille ? Comment ça s’est passé ?

— Comment veux-tu que je le sache ?… Tout est allé si vite !… Je n’ai encore rencontré personne… Scott a dit que tout irait bien…

— Après tout, tu es l’un des plus beaux partis d’Amérique, toi aussi…

— J’étais, Nut, j’étais !… Maintenant, je ne suis plus que sa femme !… Appelle-moi Madame !

— La presse est au courant ?

— Jamais de la vie !… C’est à cause des journalistes que Scott avait préparé son coup en douce !… Personne ne sait rien !… Au fait, comment savais-tu que j’étais chez moi ?…

— Tu vois…

— Tu sais pourquoi ?… Je déménage !… Je vais chez lui pour quelques semaines…

— Tu quittes ton penthouse ?

— Ah ! non… Où est-ce que j’irais quand on se fâchera !… Il est fabuleux tu sais !… On va chercher quelque chose de plus grand !…

— Tu sais d’où je t’appelle ?

— D’Europe ?

— Oui, mais d’où ?

— Dis-moi ?

— D’Ibizza. Je suis sur un yacht encore plus beau que celui de Gus.

— Satrapoulos ?

— Non, Kallenberg.

— Je croyais que tu étais sur le bateau du Grec ?

— J’y suis ! Mais, à Ibizza, on a rencontré Herman. On dîne à son bord ce soir.

— Fantastique !… Ce que j’aimerais venir vous rejoindre avec Scott !

— Tout le monde vous attend !… Chiche !

— Impossible… Tu connais la formule : « Pour le meilleur et pour le pire. » En ce moment, c’est le pire ! Ce que ça peut être emmerdant, la politique ! Mais attends !… On va se rattraper bientôt !…

— Peggy ?

— Oui ?

— Il faut que je remonte sur le pont… Je te rappelle dans deux ou trois jours… Tu ne sauras jamais le bonheur que tu viens de me donner… Peggy ?…

— Oui ?…

— Je t’adore… Au revoir…

— Nut !… Tu peux m’appeler ici pendant une semaine encore. J’y viens tous les jours.

— Je t’adore !

— Moi aussi… Au revoir. »

Nut raccrocha, rêveuse. Devant la porte du standard, elle aperçut l’officier qui gardait le dos ostensiblement tourné. Mais sans doute les oreilles ouvertes.

« Monsieur !…

— Oui, madame ?…

— J’ai une autre communication à donner, toujours à New York. Demandez-moi le 751-27-43.

— Bien, madame. »

Pendant qu’il opérait, il se rendait à l’évidence : jamais, même sur l’ancien bateau de son patron, un invité ne réclamait une communication à moins de trois mille kilomètres ! Et les bavardages duraient parfois des heures ! Après tout, ce n’était pas son affaire. C’était le singe qui payait — après avoir longuement vérifié si aucun appel n’avait été donné par un membre de son équipage…

« Vous avez New York en ligne, madame… »

Nut prit le récepteur et lui jeta le même regard que tout à l’heure : compris ! Il s’éclipsa…

« C’est Mme Bambilt à l’appareil… »

Elle n’en dit pas plus, mais ce fut suffisant. Là-bas, on lui disait des choses qui métamorphosaient son visage… Ses traits se dilatèrent sous le coup d’une joie stupéfaite… Elle balbutia :

« Vous êtes sûr ?… Vraiment sûr !…

— Oui, madame… Certain… Le tribunal… »

Elle n’écoutait plus… La vie était belle… sereine, douce, prodigieuse, unique !

« Merci, Tom !… Merci !… »

Elle raccrocha et respira profondément. Désormais, elle n’avait plus aucun souci à se faire. Après des semaines d’inquiétude, le bonheur fou auquel elle aspirait devenait réalité.

Elle eut un sourire ensorceleur pour l’officier dont elle effleura la joue au passage :

« Merci… »

Un peu interloqué, ne sachant quelle attitude prendre, l’autre, d’instinct, rectifia la position dans un semi-garde-à-vous. Nut accéléra la marche pendant qu’elle montait l’échelle de coupée.

« La voilà !… », cria Kallenberg…

Mais Nut ne faisait attention à rien, ne voyait personne, n’entendait plus quoi que ce soit. Cette joie trop forte, elle allait la garder en elle une seconde encore. Son meilleur ami la partagerait le premier… Elle s’approcha tout près de Satrapoulos, qui était assis, un verre à la main. D’une voix vibrante, contenue, elle lui souffla :

« Socrate… C’est fantastique !… Je suis veuve !… »

Et, à la cantonade : je viens d’apprendre une très bonne nouvelle !… Scott et Peggy se sont mariés hier ! »


« Hé !… Irène ! Tu sais qu’Herman a failli se noyer ?

— Qu’est-ce que tu racontes ?… Nous n’avons pas quitté le bateau… »

Lena pouffa :

« Mais non !… Pas ton mari !… Mon chien ! »

Le rugissement du hors-bord qui démarrait couvrit ses éclats de rire. À l’aller, on avait été un peu serré dans le canot. Pour le retour, il avait été convenu de faire deux voyages jusqu’au Pégase. D’un air léger, Lena avait lancé :

« Les femmes d’abord ! »

Façon adroite d’avoir à l’œil ses deux plus dangereuses rivales, la Menelas et Nut. La deuxième fournée devait comporter le Grec, Emilio, Lord Eaglebond et Stany Pickman. Emilio essayait de faire comme s’il n’avait pas entendu ce que Lena avait dit à Irène. Mimi n’aimait pas l’insolence — il redoutait trop d’en être l’objet pour rire de celle qui ne le concernait pas. Eaglebond et Pickman étaient en grande conversation avec les invités de Kallenberg, une star italienne et son mari, un ancien général allemand devenu roi de la métallurgie qui s’esclaffait au souvenir des luttes qui l’avaient opposé à Eaglebond vingt-cinq ans plus tôt :

« Ach !… Fini tout ça !… C’était la guerre !… »

Barbe-Bleue entraîna Socrate à l’écart.

« Dans le fond, toi et moi, on est idiots !… Deux vrais gamins !… »

S.S. jeta un regard en coin à ce gamin de deux mètres et cent kilos. C’était nouveau, ça… Qu’est-ce qui lui prenait ?… L’alcool qu’il avait bu ou la raclée morale qu’il venait de recevoir ?

« C’est vrai !… On est toujours à se tirer dans les pattes… Qui en profite ?… Nos concurrents. Quand je pense qu’on devrait être deux alliés… qu’on pourrait s’associer !… »

Il était tombé sur la tête ou quoi ? Il allait le ramener sur terre. En douceur…

« C’est aux chantiers Haïdoko que tu fais allusion ? »

Le Grec attendit la réponse en tirant une longue bouffée de son cigare. Il était calme, serein. Le carré d’as qu’il venait d’abattre le mettait d’humeur légère. Kallenberg marqua une hésitation :

« Oui… Par exemple… Et d’autres affaires encore… Tu n’es pas très coopératif… »

S.S. émit une espèce de gloussement :

« Quand tu mets la main sur un gâteau, tu viens me chercher, toi ?

— Après tout, on est de la même famille.

— Mon cul ! La famille, ce sont des gens liés par le sang et séparés par des questions d’argent. On a épousé les deux sœurs, et alors ? On est plus copains pour ça ? Tu as toujours voulu me mettre des bâtons les roues !… La vérité, c’est que tu ne peux pas me blairer ! »

Il pencha la tête, réfléchit et ajouta :

« D’ailleurs, je te le rends bien. Tu es une ordure. »

En d’autres circonstances, Kallenberg aurait frappé, hurlé, étranglé. Mais là, pour quoi faire ? Le petit morpion serrait lui-même, sans le savoir, le nœud coulant qu’il avait autour du cou. Barbe-Bleue eut un sourire inquiétant :

« Dommage… Dommage… Tu n’as pas de chance en ce moment mon pauvre Socrate !…

— Socrate, il t’emmerde ! »

En cet instant, leurs rapports étaient complètement inversés. Le point faible de Kallenberg, c’était la colère. Il suffisait de le provoquer pour lui faire perdre une partie de ses moyens. La rage l’aveuglait. Le Grec, au contraire, avait plus d’emprise sur ses émotions, bien qu’elles fussent aussi dévastatrices. Pourquoi s’était-il laissé emporter ?… Et pourquoi Herman arrivait-il à garder son calme ? Satrapoulos n’osa pas répondre à cette question, mais un goût de métal envahit sa bouche. Il sentit que, quelque part, quelque chose craquait. Une menace… Il voulut briser le cercle :

« Salut. Je m’en vais. »

On entendit le bruit du chris-craft dont les moteurs rugirent contre la coque du Vagrant. Le Grec fit trois pas, s’attendant au pire, certain de l’imminence d’un danger dont il percevait le poids dans son dos, entre ses omoplates, sans pouvoir le définir…

« Dis donc !… »

Il fit volte-face. Kallenberg l’observait d’un petit air méchant, les mains sur les hanches, colossal.

« Qu’est-ce que tu veux ?

— J’ai oublié de te dire un truc… »

Ça y était !… Le coup allait partir. S.S. se contracta instinctivement, banda ses muscles et s’apprêta à encaisser… Simultanément, il entendit qu’on l’appelait :

« Socrate !… On lève l’ancre !… »

Lord Eaglebond, hilare, se dressait en haut de l’échelle de coupée ou deux marins du Vagrant le portaient plus qu’ils ne le soutenaient. Le Grec lui fit un signe amical et affronta Kallenberg. L’autre eut cette phrase curieuse :

« Pourrais-tu me donner l’heure ? »

Malgré lui, S.S. répondit :

« Deux heures du matin.

— Et au Japon, quelle heure crois-tu qu’il soit ? »

L’espace d’une seconde, le Grec eut la sensation d’être un poisson accroché au bout d’une ligne. Puis il comprit comment on avait réussi à le ferrer. Il eut envie de vomir, souhaitant paradoxalement entendre ce que Barbe-Bleue n’allait pas manquer de lui dire. La phrase redoutée et fatale tomba, sans appel :

« Je viens d’acheter les chantiers Haïdoko. »

À quoi bon lui demander des explications ? Kallenberg avait dû jouer sur le décalage horaire entre l’Europe et l’Asie. Pendant qu’il amusait la galerie, on alertait ses gens à Tokyo. Ils faisaient une surenchère auprès de la cinglée, cassaient le marché, enlevaient le morceau. C’était de bonne guerre : à sa place, S.S. en aurait fait autant. Il n’avait pas su se taire. Il n’avait pas pu résister au plaisir enfantin de se pavaner, d’étaler un triomphe qui n’était même pas définitivement acquis. Maintenant, on lui présentait la facture : bien fait pour sa gueule !

« C’est moche, hein ?… se paya le luxe d’ajouter Herman… Bah !… Tu es un lutteur… Tu sais encaisser… »

Voyant que Satrapoulos restait muet, il reprit :

« Tu n’en mourras pas !… Tiens, je vais te dire, on peut même s’arranger… »

Le Grec le regarda fixement :

« J’écoute…

— Veux-tu qu’on discute de ça demain ?

— Tout de suite.

— Dans le fond, je n’y tiens pas tellement, moi, à ces chantiers… C’est vrai ça… Ils m’embarrasseraient plutôt… »

Parle toujours, tu m’intéresses ! Kallenberg se battait depuis cinq ans pour mettre la main dessus. S’il feignait d’y renoncer, c’est qu’il avait quelque chose de plus juteux en vue. Il abattit sa carte d’un air négligent :

« Je peux passer la main, te les revendre… Autant que ce soit toi qui en profites.

— J’avais oublié… La famille…

— Eh oui !… Tiens, tu pourrais par exemple me céder trente pour cent de tes parts dans le fret de l’Arabie Saoudite… Suis pas gourmand, moi…

— Va te faire foutre.

— … et je te revendrais les chantiers en contrepartie. Sans bénéfice. Enfin, dix pour cent pour mes frais. Normal, non ?

— Va te faire foutre.

— Tu vois, on s’énerve, on s’énerve… Et on perd le sens des affaires !… Réfléchis… J’attendrai ta réponse jusqu’à demain midi. La nuit porte conseil. Je vais déjà faire préparer les contrats… Au cas où tu changerais d’avis…

— Va te faire foutre !… », hurla le Grec.

Il pivota et se précipita jusqu’à l’échelle de coupée qu’il dévala pour sauter dans le hors-bord. Le bruit des moteurs ne fut pas suffisant pour couvrir la voix de Kallenberg qui hurlait, du haut de la passerelle :

« Demain !… Midi !… »


Au moment de regagner sa cabine, alors qu’il lui baisait la main pour prendre congé, la Menelas murmura :

« Vous avez des ennuis ? »

Un peu surpris par ce flair, le Grec secoua la tête :

« Mais non… Bonne nuit. »

Plus fort, pour les autres :

« Dormez bien !… Quand vous vous réveillerez, nous serons au large ! »

Le dernier invité disparu, Satrapoulos se rendit au poste de commandement où veillait Stavenos :

« Je veux qu’on lève l’ancre à l’aube. À six heures, pas plus tard. Cap nord-est. Je vous donnerai d’autres ordres à mon réveil.

— Bien, commandant. Je vais prévenir le capitaine. »

Le Grec quitta la pièce et traversa le pont à grandes enjambées. Maintenant, il allait régler ses comptes. Arrivé devant la cabine de Lena, il en ouvrit la porte à la volée. Elle était allongée tout habillée sur le lit. Elle se redressa à demi :

« Qu’est-ce qui te prend ?

— Tout ça est de ta faute !

— Quoi ?… Qu’est-ce qui est de ma faute ?

— Tu es la pire de mes ennemies. Tu fais le jeu de mes adversaires ! »

Elle le regarda, interloquée :

« Je suis fatiguée, j’ai envie de dormir. Je ne sais pas de quoi tu parles, laisse-moi tranquille.

— Je voulais partir, moi, ce soir !… Il a fallu que tu insistes pour faire plaisir à cette grande saucisse !… »

Il tournait autour d’elle, l’œil mauvais. S’il ne déchargeait pas sa colère sur quelqu’un, il allait éclater…

« Tu sais combien ça me coûte ce dîner à la con ?… Soixante millions de dollars !… Tu t’en fous, hein ?… C’est pas toi qui les perds !… Tu as maman derrière toi !…

— Socrate !

— La ferme ! »

Des larmes vinrent aux yeux de Lena. Avec le courage des faibles, elle fit face et attaqua :

« Tu n’as pas le droit de me parler comme ça ! J’en ai assez des pouffiasses dont tu bourres mon bateau !

— Ton bateau !…

— Oui ! Je suis chez moi ici !…

— Alors restes-y ! C’est moi qui foutrai le camp ! Je t’ai assez vue !

— Salaud, va !… Salaud ! »

Le ton avait monté, on devait les entendre…

« Tu vas te taire !

— Je me tairai si je veux !… grinça Lena… Tu es fou !… En pleine nuit !… Dans ma cabine !… »

Elle éclata en sanglots et gémit entre deux hoquets :

« Je le dirai ce que tu viens de faire… comment tu me traites…

— Tu me fais perdre soixante millions ! Tout ce que tu trouves à me reprocher, ce sont les amis que j’invite !… Aucune femme ne te plaît !… Tu es jalouse, maladivement jalouse !…

— Je le dirai !…

— À qui le diras-tu ?… »

Elle renifla :

« À maman !… »

Exaspéré, le Grec haussa les épaules et sortit en claquant la porte. Il remonta sur le pont qu’il arpenta nerveusement. Il eut envie de tout planter là, d’aller prendre une bonne cuite sur le port. Il fallait qu’il se calme… Il alluma un cigare et alla s’asseoir auprès d’une embarcation de sauvetage sur le pont arrière. Pendant longtemps, une heure peut-être, il fuma. La nuit était extraordinairement calme. Là-bas, sur le quai, des bouffées de musique s’échappaient des boîtes encore ouvertes. Il écouta le clapotis de la mer. En fermant les yeux, il pouvait se croire au large, seul survivant du Pégase abandonné par ses passagers. Il leva la tête. Il y avait des étoiles partout. Il regarda celle qu’il avait choisie étant enfant comme étant la sienne, une petite, pas très visible, mais dont il était sûr qu’elle appartenait à lui seul. Elle semblait clignoter par intermittence. Le Grec soupira :

« Je ne vais pourtant pas me laisser manœuvrer par ce con !… »

Il fallait qu’il invente une parade. Il décida de se faire confiance. Il se rendit au poste de commandement où il trouva Kirillis et Stavenos penchés sur une carte.

« J’ai changé d’avis. On ne part plus. Stavenos, dites à Céyx de me réveiller à huit heures. On lèvera l’ancre avant le déjeuner. Bonsoir. »

Un peu apaisé, il regagna sa cabine, se servit un whisky, alluma un autre cigare et se concentra. Il était un peu plus de trois heures. Il lui en restait quatre ou cinq pour réfléchir. Il refusait l’idée de se laisser dépouiller par ce voleur sans tenter de se défendre. Mentalement, il se mit à évaluer les sommes qu’il aurait offertes au génie lui apportant le moyen de se tirer du pétrin. Mais qui ? En dehors de lui, il ne voyait personne. Et pour le moment, il ne trouvait rien.


À neuf heures, le hors-bord toucha terre. Le Grec sauta sur le quai et s’engagea sur la passerelle du Vagrant. À la main, il avait une serviette noire. Mis à part quelques hommes d’équipage qui astiquaient le pont, le bateau semblait dormir. Un officier en second s’avança :

« Puis-je vous être utile, monsieur ?

— Prévenez votre patron que je suis arrivé.

— Bien, monsieur. »

Satrapoulos fut accosté par un maître d’hôtel délaissant les fleurs qu’il disposait dans un vase…

« Puis-je vous servir quelque chose, monsieur ?

— Merci, non. »

Le Grec fit quelques pas sur le pont, s’émerveillant de l’architecture du navire, à la fois hardie, fine et puissante… Un rêve… Il leva la tête à plusieurs reprises, imaginant les voiles hissées claquant dans le vent. Plus loin, sur le port, il vit des gens prendre le soleil à la terrasse des cafés, à demi vêtus de couleurs claires. Ses propres vêtements le firent sourire. Sans y prêter attention, il avait endossé son uniforme de requin de la finance, son éternel costume d’alpaga noir. Il n’entendit arriver Kallenberg que lorsqu’il fut sur lui :

« Alors, sacré pirate !… En forme ?… »

Pas rasé, encore bouffi de sommeil, Barbe-Bleue paraissait réjoui. Satrapoulos resta de glace sans prendre la main qu’il lui tendait.

« On descend dans ton bureau ?

— Allons-y. »

Ils s’y retrouvèrent face à face, assis de part et d’autre de l’immense table de travail en authentique Louis XVI.

« Tu as préparé les contrats ? demanda le Grec.

— Évidemment… rétorqua Herman d’un petit air supérieur.

— Parfait. Donne. »

Kallenberg lui passa les documents. Socrate s’en empara. Sans les lire, il les déchira. Devant l’expression éberluée de Barbe-Bleue, il ricana :

« Ça t’étonne ?… Tu me prends pour un con ?

— Comment ?… Tu refuses ?…

— À tes conditions, oui. Tu m’as eu, c’est vrai, mais pas autant que tu crois.

— Qu’est-ce que tu proposes ?

— Tu veux trente pour cent des actions de ma société. Tu n’en auras que vingt. Tu veux me céder l’affaire Haïdoko dix pour cent de plus que tu ne l’as payée. C’est non. Tu me la vendras dix pour cent de moins. »

Herman rugit de joie :

« Ah ! ça, c’est énorme !… Voilà qu’il me pose ses conditions !…

— À prendre ou à laisser.

— À t’entendre, on croirait que tu as le choix !…

— Tu m’as mis un marché en main, je t’en mets un autre. Je refuse de négocier le couteau sur la gorge.

— Allons, allons, calmons-nous !… Je ne veux pas la mort du pêcheur. »

Même à ce niveau-là, l’opération était fantastique pour Kallenberg. Pourquoi ne pas laisser au Grec la possibilité de sauver son amour-propre en tirant un petit baroud d’honneur ?

« Écoute, Socrate… »

Pendant une demi-heure, ils s’affrontèrent avec âpreté. Kallenberg, tout en ayant l’air de lâcher du lest, enfonça le Grec davantage. Visiblement, S.S. n’avait pas tous ses moyens. Peut-être le traumatisme de la veille ? Finalement, il fut convenu que Barbe-Bleue se porterait acquéreur de trente-cinq pour cent des actions sur le fret du pétrole. En revanche, il revendrait à Socrate les chantiers navals dix pour cent de moins qu’il ne les avait payés. Greta fut chargée d’établir les nouveaux contrats, sous la dictée commune des deux participants. Pour des raisons fiduciaires et syndicales, ils se mirent d’accord sur la clause suivante : aucun des deux ne rendrait l’affaire publique avant trois mois. En attendant, les documents ne bougeraient pas des coffres où on allait les enfermer.

« Relis… » dit Kallenberg.

Le Grec parcourut les feuillets…

« Correct. Vas-y. Signe. »

Herman manifesta une certaine méfiance :

« Signons ensemble. »

S.S. haussa les épaules avec ironie :

« Si tu veux. »

Il tendit ses documents à Kallenberg qui y apposa son paraphe. Satrapoulos tira son stylo de sa poche et fit de même. Ils échangèrent les contrats. L’affaire était conclue ! Kallenberg avait envie de crier victoire. Il se contint…

« Au fait, sais-tu comment j’ai réussi à convaincre la dingue de me vendre les chantiers ?… Tes gars lui avaient offert une croisière autour du monde. Les miens n’ont pas fait de surenchère : soixante millions de dollars, plus la croisière, plus… devine quoi ?… Ah ! les femmes !… Un chèque en blanc tiré à l’ordre de la maison Dior !… Sa garde-robe tu comprends !… »

Il s’étrangla de rire…

« Le plus beau, c’est qu’en fait de robes, on va bientôt lui passer une camisole de force !…

— Félicitations. Bien joué.

— Je vais te dire, Socrate… tu me plais… Tu es sport ! À ta place, je ne sais pas si j’aurai eu ton cran !

— Bah !… dit le Grec négligemment mais d’un air maussade… il faut savoir perdre… »

En se quittant, les deux hommes se serrèrent la main…

« Entre associés… » jubila Kallenberg…

S.S. le dévisagea d’un air froid, faillit répondre quelque chose mais se retint. Du pont de son super-bateau, Kallenberg regarda s’éloigner le chris-craft de Satrapoulos. Il avait une envie violente de hurler de joie : cette fois, il avait possédé le Grec jusqu’au trognon !… Pour se calmer, il décida d’aller faire l’amour à Greta tout de suite. Tant pis pour Irène si elle s’en mêlait. Deux jours plus tôt, elle les avait surpris en pleine action dans le bureau d’Herman. Elle avait fait une scène épouvantable. « Une seconde comme ça, je la fous à la mer ! » se jura Barbe-Bleue. Il s’engagea d’un pas décidé et conquérant dans la coursive.

Il ne se doutait pas que, trois mois plus tard, en ouvrant son coffre, il aurait la plus sale surprise de sa vie.


Le deuxième jour, au large des côtes d’Espagne, la Menelas demanda de l’ouzo : il n’y en avait plus. Le Grec descendit à l’office, entra dans une colère folle et menaça Céyx :

« Je te débarque au premier port !… »

Il convoqua Kirillis, lui demanda de mettre l’hydravion à la mer et d’envoyer le pilote à Palamos pour en rapporter l’apéritif. Il remonta sur le pont et informa Olympe :

« Ces ânes bâtés laissent ma cave vide !… Vous aurez votre ouzo avant deux heures…

— Voyons, Socrate, je peux m’en passer !…

— Certainement pas !… »

L’hydravion glissa de plus en plus rapidement sur l’eau et décolla, fonçant droit vers le sud. Quand il fut de retour, on transporta une caisse de bouteilles de l’appareil au canot, du canot à bord du Pégase. Céyx, qui en avait entendu d’autres, se présenta à nouveau sur le pont, sa bouteille bien en évidence sur le plateau. Il s’inclina devant la Menelas :

« Madame…

— Qu’est-ce que c’est ?

— L’ouzo que vous avez demandé, madame…

— Merci, non, je n’en veux pas. Je reste au whisky. »

C’était ce genre de truc qui rendait Lena enragée. En fait de caprices, elle ne supportait que les siens.

17

Le cinquième jour, on fit une brève escale à Cadaquès — Stany Pickman voulait acheter des Dali chez Dali. Le lendemain, la tempête se leva alors que le Pégase se trouvait au large du golfe du Lion. Les invités trouvèrent d’abord amusant le vent qui se levait. Les vagues devinrent courtes et sèches, — secouant durement le bateau. Elles semblaient l’attaquer de toutes parts, si bien qu’au tangage s’ajouta le roulis, au roulis, des creux surprenants atteignant plusieurs mètres de haut. Le capitaine pria les passagers de rentrer au salon. La météo prévoyait quelque chose de très violent — en réalité, elle n’avait rien prévu du tout — mais qui serait de courte durée. Lord Eaglebond vomit le premier directement sur la table où il feignait de s’intéresser à une partie de gin-rummy. Éclaboussée, Nancy Pickman vomit à son tour. Stany, qui ne se sentait pas très frais — au studio, les tempêtes sont reconstituées en bassin mais on les arrête quand on veut — raccompagna son épouse dans leur cabine. À peine lui tenait-il la tête au-dessus de la baignoire qu’il se sentait devenir tout pâle.

« Je ne me sens pas très bien… » dit-il avec un spasme affreux.

Dans le salon, résistaient encore Emilio — quel que fût son état, il s’était promis de ne jamais laisser sa femme seule en compagnie du Grec — et Lena, animée des mêmes intentions.

Ce qui était exaspérant, c’est que ni Socrate ni Olympe ne paraissaient gênés le moins du monde par la tempête qui se déchaînait. Dans le grand salon, tout ce qui n’était pas accroché aux murs ou rivé au plancher commença à valser. Un paravent de Coromandel voltigea, et des vases de glaïeuls dont l’eau se répandit sur la moquette.

« Veux-tu que nous allions dans la cabine ?… demanda Mimi, de plus en plus vert, à la Menelas.

— Mais pourquoi ?… lui répondit-elle d’un air innocent… Ici ou ailleurs…

— Vous ne vous sentez pas bien ?… interrogea le Grec.

— Si… Si… Très bien… rétorqua Mimi en contenant une nausée.

— Moi, je m’en vais !… » dit Lena.

Elle était blanche comme un linge. Pour ne pas dévisager sans cesse la Menelas, elle avait eu le tort de fixer son regard sur la ligne d’horizon qui devenait presque verticale toutes les six secondes. Quelques minutes de ce manège l’avaient détruite. Elle se leva en courant et sortit. Héroïque, Mimi faisait semblant de lire un magazine — Socrate s’aperçut qu’il le tenait à l’envers et ne put s’empêcher de sourire.

« Qu’est-ce qui vous amuse ?… gémit-il.

— Je crois que vous tenez votre magazine à l’envers. »

Il répliqua, non sans esprit :

« Mon magazine est à l’endroit. C’est votre bateau qui est à l’envers. »

Ayant dit, il se précipita vers la sortie, lançant un dernier et rageur :

« Olympe, viens !… Allons dans la cabine ! »

Dans le salon, il ne restait plus que Céyx, imperturbable, à genoux, épongeant l’eau des fleurs sur le tapis, et les vomissures.

« Laisse-nous !… » dit Socrate.

À la Menelas :

« Ça va ?…

— Ça va. Et vous ?

— Je n’ai aucun mérite, je ne crains pas le mal de mer. Je n’aurais jamais soupçonné que vous aviez une telle résistance…

— Aucun mérite non plus. Jusqu’à maintenant, je ne savais pas ce qu’était une tempête.

— Sous les tropiques, j’ai vu pire. »

Tout naturellement, ils avaient abandonné l’anglais pour le grec.

« Vous êtes née à Athènes ?

— Non. À Corfou.

— Vous avez appris le piano à Corfou ?

— Le rudiments, oui. J’avais six ans. Mon père est pêcheur. C’est moi qui allais livrer le poisson dans une villa de Paléokastrista. Le propriétaire était un Américain un peu raté et bourré de charme. Il m’offrait des bonbons. Moi, je préférais l’entendre jouer du Chopin. Je restais des heures à l’écouter. Le pauvre vieux… J’ai été le seul public qu’il ait jamais eu. Il m’a appris à monter des gammes. Il disait que j’étais douée.

— Il était bon prophète.

— Boph !… Vous connaissez le proverbe… Le génie, c’est dix pour cent d’inspiration, quatre-vingt-dix pour cent de transpiration. Pourquoi souriez-vous ?

— Pour rien… Je vous écoutais jongler avec vos pourcentages et ça me faisait penser à… Non, rien, des affaires…

— Vous ne jouez d’aucun instrument ?

— Moi ?… Non ! Je ne suis même pas certain d’entendre juste.

— Vous devez souffrir quand je répète mes exercices !

— Pas du tout !…

— Vos parents n’ont pas cherché à vous apprendre la musique ?… »

Ses parents… Tina, sa mère… Il faillit lui en parler. Après tout, elle ne cherchait pas à se hausser du col en s’inventant une ascendance brillante, le papa général, la maman faiseuse de bouquets…

« Mes parents ont préféré m’enseigner le calcul mental plutôt que le solfège… »

Il mentait, s’en rendait compte, en avait honte mais ne pouvait faire autrement. Une seconde nature. Qu’il était donc difficile de dire la vérité ! Il demanda :

« Vous dites toujours la vérité ?

— Je ne mentirais pas en disant le contraire.

— Attendez, allez plus lentement, c’est trop fort pour moi ! »

Elle eut un geste léger :

« Bien sûr que je mens !… Comme tout le monde. »

Elle était assise sur un divan. Le Grec lui faisait face dans un fauteuil. Entre eux, balayés par le tangage, roulaient et glissaient deux lourds cendriers. Elle reprit :

« Et vous, vous mentez ?

— Sans arrêt.

— Vous voyez bien que vous dites la vérité ! »

Ils éclatèrent de rire. La porte du salon s’ouvrit : Mimi apparut. La peau de son visage avait pris des nuances bleues. Socrate se leva, se cramponnant au dossier de son fauteuil pour se porter au secours du mari. Mimi eut l’énergie de lui faire un signe dont on n’aurait pu dire s’il était reproche, apaisement ou refus. Toujours est-il qu’il disparut.

« Je vais aller l’aider… », dit la Menelas.

Le capitaine Kirillis passa un visage inquiet dans le salon.

« Commandant… Puis-je vous dire un mot ?

— Entrez, Kirillis. Vous pouvez parler devant Madame.

— C’est moche, commandant !… La gîte du bateau est trop forte. On embarque des paquets de mer…

— Qu’allez-vous faire ?

— On nous a demandé par radio de ne pas approcher des côtes… On risque de se faire drosser.. ! J’ai peur que le Pégase ne tienne pas le coup…

— Saloperie de bateau !…

— C’est un bon bateau, commandant. Il n’est pas prévu pour ce genre de grain…

— Kirillis, je vous donnerai bientôt un autre commandement !

— Bien, commandant. Mais, pour l’instant… »

Le Grec était reparti dans ses pourcentages… Avec l’argent qu’il venait de gagner sur le dos de Kallenberg — dix pour cent de soixante millions de dollars, ça fait six millions de dollars — il allait pouvoir se payer un nouveau yacht encore plus superbe que celui de son beau-frère. Il redescendit sur terre, ou, plutôt, sur ce toboggan infernal qu’était devenu le Pégase.

« Commandant… interrogea Kirillis, je voulais savoir si tous les passagers avaient bien regagné leur cabine. Vous-même commandant… et vous madame…

— Ne vous occupez pas de moi !… Si vous y êtes, j’y suis !

— Et si vous y êtes tous les deux, précisa la Menelas, je vois encore moins pourquoi je n’y serais pas non plus !

— C’est que… hasarda Kirillis.

— Allons sur le pont !… dit Socrate.

— Vous n’y pensez pas, commandant !

— Chère amie, je vais voir ce qui se passe… Pouvez-vous m’attendre ici ?… »

Presque à quatre pattes, Kirillis et le Grec progressèrent dans la coursive, giflés par des paquets de mer, s’agrippant à tout ce qui offrait une prise. Dans le poste de commandement, Stavenos était accroché à la barre. Il les entendit entrer mais ne tourna pas la tête.

« Ça va ?… hurla Satrapoulos…

— On fait aller, commandant… grinça le second, les dents serrées.

— Vous allez où ?

— Nulle part, répliqua Kirillis. On tourne.

— Qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Attendre que ça se passe.

— Si le bateau tient… ajouta Stavenos.

— Merde ! » cria Kirillis…

Du doigt, il désignait une silhouette accrochée à la passerelle, glissant, trébuchant :

« Nom de Dieu !… rugit le Grec.

— J’y vais !… lui répondit Kirillis en écho.

— Restez où vous êtes !… Pilotez, je me charge du reste ! »

Il lutta un instant contre la porte que la pression du vent rabattait sur lui. Il avança aussi vite qu’il le put vers la Menelas qui était maintenant à genoux, ballottée comme un paquet de chiffons. Elle était bloquée, ne pouvant ni aller de l’avant ni revenir à son point de départ. S.S. progressait lentement, secoué, chahuté, dérapant, grognant, jurant…

« Tendez-moi la main ! » hurla-t-il dans la rafale.

D’un hochement de tête, elle lui signifia qu’elle ne le prouvait pas. C’était une situation imbécile. Elle était collée au pont, soudée au montant métallique de la rambarde. Lui-même avait à peine assez de toutes ses forces pour ne pas être arraché du pont. Profitant d’une seconde d’accalmie, il s’agenouilla auprès d’elle, rivant ses deux mains contre les siennes. Il parvint à en dégager le bras gauche qu’il passa autour de ses épaules. Elle leva les yeux sur lui. Ils se regardèrent avec intensité. Ce fut tout. Tout était dit. Des mèches de ses cheveux giflèrent le visage du Grec. Il lécha le sel de sa propre peau mélangé au sel de ses cheveux. Il sentait ses épaules trembler sous sa main.

« C’est malin… », dit-il.

Sans répondre, elle nicha sa tête contre sa poitrine. Son parfum, si près, lui serra le cœur. Déjà, elle se dégageait.

« Accrochez-vous à moi !… On va tenter de rallier le salon… »

Là-haut, Stavenos et Kirillis n’en perdaient pas une miette.


Quand la tempête fut calmée sur la mer, elle éclata à bord du Pégase. Les agonisants avaient repris du poil de la bête. Chacun en voulait au Grec et à la Menelas de n’avoir pas été malades avec les autres. Exactement comme s’ils avaient manqué de tact et enfreint les règles tacites de la courtoisie. Lord Eaglebond se réconfortait au Chivas. Lady Eaglebond, elle aussi, y allait de sa topette. Stany Pickman ne pardonnait pas à Socrate de l’avoir invité à une croisière sans avoir la certitude que le temps resterait beau.

Le mal de mer avait laissé des traces sur son superbe visage buriné ; des cernes peu photogéniques et un teint blafard. Nancy avait vainement tenté de le réconforter. Il avait fallu qu’elle se fâche pour le faire sortir de sa cabine pour le dîner. D’ailleurs, personne n’avait faim, sauf Nut qui s’était endormie avant le début de cette fin du monde et qui se réveillait fraîche et rose cinq heures plus tard. Hargneux, Mimi avait sèchement prié le Grec de les déposer aussitôt que possible dans le premier port. Il avait souffert le martyre dans son appartement envahi par le Beechstein qui se baladait d’un bout à l’autre, du lit à la commode, dangereuse masse à roulettes qui menaçait de l’écraser. Quant à Lena, elle était doublement vexée. Elle se vantait volontiers d’être allergique à toute forme de nausées. Trahie par son corps, elle l’était aussi par son mari et son indésirable invitée.

Le dîner se traîna dans une ambiance détestable. Lena et Mimi, complices involontaires, surveillaient simultanément Socrate et Olympe, qui n’osaient échanger un regard de peur que leurs yeux ne racontent ce qu’ils ne s’étaient pas encore dit. Il fut convenu que le Pégase rallierait directement Saint-Tropez au cours de la nuit à venir, alors que le projet initial prévoyait une escale d’un jour à Cannes. Personne ne prit du dessert. Nul ne voulut aller flâner sur le pont. Pourtant, les étoiles brillaient, l’air était doux, la mer plate et lisse. Il y eut des bonsoirs assez froids, on prétexta des migraines ou des maux de cœur. Chacun regagna sa cabine pendant que le yacht, tremblant de toute sa carcasse comme une haridelle blessée, traçait sa route sud-sud-est.


L’incident éclata le lendemain à dix heures du matin, pour rien, ou presque. Le ménage Menelas venait de prendre congé des hôtes du Pégase sur le château arrière du yacht. Entre Lena et Olympe, la poignée de main avait été plutôt fraîche. Socrate raccompagnait ses invités jusqu’au bas de la passerelle. Le moment des adieux était venu.

« Merci pour ce très agréable voyage… dit Mimi sèchement.

— J’ai été ravi de vous avoir à mon bord… », dit le Grec sur le même ton.

Cinq mètres plus loin, deux marins aidaient un chauffeur en livrée à empiler dans le coffre d’une Cadillac noire les bagages de ses maîtres. De l’autre côté du quai, des vacanciers matinaux prenaient paresseusement leur petit déjeuner à la terrasse de chez Sénéquier. Au moment où ils se serraient la main sous l’œil méfiant de Mimi, Socrate prononça brièvement deux phrases en grec qui firent naître un sourire sur les lèvres de la Menelas. Elle hocha la tête et, toujours dans la même langue, roucoula trois mots. Exaspéré, se sentant étranger à ce dialogue qui se déroulait pourtant sous son nez, Mimi porta vivement les yeux sur Satrapoulos qui éclatait de rire en dévorant sa femme du regard.

« Goujat !… cria Mimi en s’agrippant à la chemise de Socrate… J’en ai marre de vos ronds de jambe, de vos manières de rustre ! Ça n’est pas parce que vous avez de l’argent et que vous l’étalez comme un paysan qu’il faut vous croire tout permis !… Et vos cadeaux ! D’ailleurs… (il désigna la broche en rubis, présent du Grec, que la Menelas portait sur son corsage…) Olympe !… Rends-lui son bijou tout de suite !

— Mais enfin, Emilio !… Qu’est-ce qui te prend ?… Tu es fou de crier comme ça ?… Rentrons, c’est stupide !…

— C’est la Menelas !… affirmèrent les badauds.

— Et l’autre, le petit costaud à lunettes, c’est Satrapoulos !…

— Dis donc !… Qu’est-ce qu’ils vont se mettre !

— Emilio, je t’en prie, ne fais pas de scandale ! »

Socrate saisit la balle au bond :

« Cher ami c’est ridicule !… C’est une horrible méprise !… Venez !… Remontons sur le bateau… Allons reprendre un verre !

— Jamais !… Vous m’entendez, jamais !… »

Autour d’eux, il y avait maintenant un cercle de curieux qui avaient allègrement abandonné leur café pour le pugilat. La Menelas eut une réaction de chef : elle saisit Mimi à bras-le-corps et le poussa dans la Cadillac tout en vérifiant d’un geste instinctif si sa broche était toujours en place. Pendant que la limousine démarrait, le Grec eut le temps d’apercevoir Emilio qui lui tendait le poing. Ravi intérieurement, il se composa un air sévère à l’usage des spectateurs. Et se heurta à Lena en voulant remonter à bord. Elle était défigurée par la colère :

« Bravo, c’est complet !… Décidément, partout où elle passe !… »

Socrate voulut répondre. Lena lui tourna le dos, escalada la passerelle et s’engouffra dans le bateau.


Il était midi. Socrate se déployait en gentillesses pour Nut, Lord et Lady Eaglebond, Stany et Nancy Pickman. En personnes qui savaient vivre, les uns et les autres avaient feint de ne pas s’apercevoir qu’une bagarre avait éclaté sur le quai. Pas de commentaires. Les adieux officiels s’étaient déroulés sur le pont arrière, c’est tout ce qu’ils voulaient savoir. Les Pickman devaient repartir le soir même pour Monte-Carlo, où ils avaient une résidence. Les Eaglebond n’étaient attendus à Londres que le lendemain après-midi — l’avion de Socrate les y emmènerait de Nice. Lena s’était esquivée, invoquant un malaise subit. Le Grec proposa :

« C’est notre dernière journée. Si on allait voir les nudistes au Levant ?

— C’est loin ?… demanda Stany.

— Une heure de bateau… », répondit évasivement S.S.

Visiblement, l’acteur ne tenait pas à affronter à nouveau la mer et ses dangers. Il prit les autres à partie :

« On pourrait peut-être se baigner dans le coin ?

— J’aimerais bien voir les nudistes…

— George ! reprocha Lady Eaglebond.

— Moi aussi !… fit Nancy avec enthousiasme… Il a raison !

— Excuse-moi, coupa Stany d’un air pincé… Je suis encore un peu secoué…

— Attendez !… lança Socrate… J’ai une meilleure idée ! On va aller à Tahiti ! C’est tout près !… Une plage épatante, bourrée de nudistes. On y va ?

— On prend le chris-craft ? s’inquiéta Lady Eaglebond.

— Socrate !… Allons-y en hélicoptère ! dit Lindy Nut.

— Pas possible. Nous sommes trop nombreux. Et le Pégase, il sert à quoi ?… Céyx !… »

Le maître d’hôtel, qui veillait à remplir les coupes de champagne dès qu’elles étaient vides, se figea :

« Oui, monsieur.

— Allez dire au capitaine que nous appareillons. Direction, Tahiti ! »

Céyx roula des yeux ronds. On rit de sa méprise :

« Mais non idiot !… se tordit le Grec… C’est la plage de l’autre côté de la presqu’île !…

— Vous m’avez fait un choc… ironisa Pickman.

— Vous avez déjà vu des nudistes ?… s’inquiéta Lady Eaglebond.

— Oui. Moi. Quand je me regarde dans la glace après mon bain… sourit Nut.

— Il paraît qu’ils ont les fesses toutes rouges ?

— Mais non ! Qui vous a dit ça ?

— Moi, on m’a raconté qu’ils sont tous gros et moches…

— Tant mieux, intervint Eaglebond… Je n’aurai pas de complexe.

— Vous avez l’intention de vous déshabiller ? »

Le Grec se rasséréna. La conversation était devenue générale. Il avait enfin réussi à reprendre ses invités en main, à les distraire de leur morosité. Dix minutes suffirent pour larguer les amarres, mais il fallut une bonne demi-heure pour sortir le yacht du port. Son tonnage lui interdisait les évolutions en surface réduite et chaque arrivée, chaque départ, étaient un calvaire pour Kirillis qui craignait d’éventrer des embarcations de moindre importance. Toutefois, Socrate était content : massées sur le quai, des centaines de personnes avaient admiré le navire et suivi la manœuvre. Un instant, il évoqua le Vagrant de Kallenberg et se rembrunit. Le salaud ne perdrait rien pour attendre !

Le Pégase contourna le phare, piqua vers le large, prit sa vitesse de croisière et longea la baie des Canoubiers. Sur les transats du pont arrière, les demandes et les réponses se chevauchaient…

« Ils ont le droit d’être à poil ?

— Mais non ! Quand ils aperçoivent la police, ils passent un slip.

— Les flics sont nus aussi ?

— Un flic nu, ça n’est plus un flic.

— C’est quoi alors ?

— Ce serait marrant que les flics se déguisent en nudistes !

— Et leur sifflet, ou est-ce qu’ils le mettraient ?

— Je ne vois qu’un seul endroit.

— Dans la bouche ?

— Pas du tout ! »

Nut frotta doucement le coude du Grec…

« Socrate, où est Lena ?

— Oublie-la. Elle boude.

— Qu’est-ce que tu as encore fait ?

— Rien !… Rien du tout ! Elle râle sûrement parce que, la Menelas et moi, on n’a pas dégueulé comme tout le monde.

— Comment la trouves-tu ? »

Socrate hésita une seconde. Amie ou ennemie ? Il opta pour la vérité.

« Je la trouve unique.

— Tu es pincé ?

— Bon !… Je crois qu’on approche… Céyx ! Apporte des longues-vues ! »

Nut répéta :

« Tu es pincé ?

— Je trouve surtout lamentable qu’une femme de cette classe vive avec un con pareil.

— Je les vois !… hurla Nancy… Non !… Ah ! ça… C’est formidable ! »

Elle accaparait la seule paire de jumelles disponible pour l’instant. Elle s’y accrochait, feignant d’ignorer les gestes de Lady Eaglebond qui voulait les lui prendre.

« Mais c’est incroyable !… Ils sont vraiment nus !…

— Fais voir !… insista Stany…

— Attends !… Bon dieu !… Ah ! non… Ce n’est pas possible !… C’est dégoûtant !

— Quoi ?… Qu’est-ce qu’il y a ?…

— Elle est monstrueuse !… Comment peut-on…

— Commandant, voici les longues-vues. »

On se rua sur le maître d’hôtel pour lui arracher les objets des mains.

« Zut !… Je ne peux rien voir… se lamenta Lord Eaglebond.

— Vous les tenez peut-être à l’envers ?… susurra Nut.

— Même pas, hélas !… Je suis myope.

— La blonde, là-bas… elle n’est pas mal… Regardez !

— Où ça, Stany ?… Où ça ?…

— À droite… Au bout…

— Racontez-moi !… feignit de geindre Eaglebond.

— Veux-tu que je te décrive ?… demanda sa femme.

— Non, pas toi… On n’a pas la même vision des choses. »

La Lady n’en perdait pas une miette. Les autres non plus. Pas même les matelots ni les officiers qui se camouflaient pour voir sans être vus des invités.

« Ce n’est pas juste ! dit Socrate, ravi de constater que ses amis s’amusaient comme des petits fous… Il n’y a pas de raison que Harry ne profite pas !

— Laissez !… Laissez !… J’ai l’habitude des brimades !

— C’est à moi que tu fais allusion ? plaisanta son épouse.

— Non, Virginie. À la politique.

— Attendez !… s’exclama le Grec… Harry, j’ai une idée ! On va mettre le chris-craft à la mer et aller les admirer sur place ! »

Chœur des vierges :

« Oh ! oui… Allons-y !

— Céyx !… Dites au lieutenant Stavenos de mettre le canot à la mer. Avec deux marins !…

— Allez-y sans moi… dit le lord en faisant un geste de dénégation souriante… Vraiment, non… En vous attendant, je me contenterai de ça… (Il désignait un Punch de chez Davidoff, son cigare favori, et une bouteille de Dom Pérignon qui rafraîchissait dans la glace.)

— Vous êtes sûr ?… s’inquiéta le Grec.

— Absolument.

— Harry, dès notre retour, je vous ferai mon rapport.

— Je reste avec lui… décida Virginie.

— Tu n’as pas envie de voir de beaux hommes nus ?… Polir changer un peu ?…

— Méchant !… D’ailleurs, ne t’inquiète pas. J’ai les jumelles.

— On embarque !… », cria S.S.

Tous dévalèrent l’échelle de coupée et s’entassèrent dans le hors-bord qui démarra immédiatement en direction de la plage. Quand il en fut à une centaine de mètres, le pilote stoppa les moteurs. L’embarcation se balança doucement. On apercevait nettement les silhouettes des nudistes. C’était bizarre de les voir marcher ou bavarder comme si de rien n’était, le sexe au vent.

« C’est quand même scandaleux ! dit Nancy, rivée au spectacle à s’en faire mal aux yeux.

— C’est vrai. Ils exagèrent… », ajouta son mari dont le puritanisme héréditaire ne l’empêchait pas de fureter du regard dans tous les sens, passant d’un ventre à des seins, d’une paire de fesses à des hanches.

« Vous êtes vraiment choqués ?… demanda Nut avec innocence.

— Lindy, voyons !… Vous trouvez ça beau ?… protesta Nancy Pickman…

— Ce n’est pas le nu qui est moche. Ce sont les gens.

— Tout de même… Tout de même… Cet exhibitionnisme… »

Un grand type bronzé se détacha d’un groupe et cria quelque chose qu’ils ne comprirent pas.

« Qu’est-ce qu’il dit ?

— Je ne sais pas. »

Pour être sûr d’être compris, le type fit un grand geste : tenant son bras droit tendu dans leur direction, à l’horizontale, il le cassa en quelque sorte par un coup violent de la main gauche, appliqué à hauteur de la saignée du coude. Socrate leva un sourcil :

« Il nous fait un bras d’honneur.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?… s’étonna Nancy qui faisait semblant de ne pas le savoir…

— Disons que ce jeune homme manque de galanterie… dit Socrate en souriant.

— Allons-nous-en… dit Nut. Après tout, on les regarde comme des bêtes curieuses.

— Ils n’ont qu’à pas s’exposer ! », répliqua Nancy tout en continuant à lorgner.

Un des marins consultait S.S. du regard pour savoir s’il devait lancer le moteur. Sur la plage, un petit groupe s’était formé, criant des insultes en direction du canot. On entendit :

« Voyeurs !…

— Dégueulasses !… »

Quelques garçons avancèrent dans l’eau jusqu’aux cuisses…

« Tu mouilles, hein, salope !…

— Prétentieux… laissa tomber Nut avec dédain.

— Qu’est-ce qu’ils disent ? », demanda Stany.

Avec volupté, Nut le lui répéta mot pour mot en anglais. L’acteur l’agaçait, sa femme aussi. Nut, dont la mère était française, était parfaitement bilingue. En fait, elle parlait mieux le français que l’anglais : quand on évoquait son charme, on s’apercevait à la réflexion que son accent français y contribuait sans doute pour beaucoup.

« Venez nous voir de plus près, connards !

— Vous n’osez pas, hein, dégonflés ?… »

Le Grec se durcit imperceptiblement.

« J’ai horreur qu’on me traite de dégonflé ! »

Nancy les harcelait :

« Qu’est-ce qu’ils disent ?… Qu’est-ce qu’ils disent ?

— Ils nous invitent à aller les voir de plus près… murmura Socrate distraitement. Eh bien, allons-y !… Va sur la plage !… »

À vitesse réduite, ils s’en approchèrent. Les types dans l’eau avaient un visage mi-ironique, mi-menaçant.

« Qui m’a traité de dégonflé ?… interrogea le Grec en jetant un regard circulaire.

— C’est moi, dit tranquillement un petit rouquin gras à l’œil bleu plein de malice. Il faut être vraiment une pédale ou un vicelard pour venir mater les gens chez eux !

— La plage est à tout le monde, non ?

— Ici, on est chez nous… », répondit un autre en défiant Satrapoulos du regard.

Les événements prenaient une tournure inquiétante. Sous la lisse, un matelot avait saisi une rame, à tout hasard.

« Puisque vous êtes si curieux, reprit le rouquin, descendez de là et venez faire un tour à terre !

— D’accord… », dit le Grec.

Il se laissa glisser dans l’eau tiède…

« Qui vient avec moi ? demanda-t-il.

— J’y vais… dit Pickman qui ne voulait pas perdre la face.

— Moi aussi… fit Nut.

— N’y allez pas, voyons… chevrota Nancy, effrayée.

— Ils ne vont pas nous bouffer, non ?… », lança Stany, essayant de se rassurer en prenant l’expression qui lui avait valu tant de triomphes à l’écran, quand il jouait le vengeur tranquille entrant dans le saloon bourré de tueurs.

Sous escorte, ils marchèrent sur la plage, sans trop oser regarder ces corps offerts au soleil et immobiles, faisant très attention à ne pas laisser glisser leurs yeux là où ils étaient pourtant invinciblement attirés.

« Vous avez bonne mine, dans vos fringues !… », commenta le rouquin gras.

Nut riposta :

« Et vous, vous auriez bonne mine si vous vous baladiez à poil au milieu de gens habillés ?

— Nous ?… Ah ! ça alors !… Qu’est-ce qu’on s’en fout !… »

Socrate vint à la rescousse :

« Chiche !… Si vous n’êtes pas des dégonflés, venez donc sur le bateau, je vous invite à prendre un verre. »

Il préférait mille fois les voir nus sur son bateau plutôt qu’être contraint par eux de se déshabiller lui-même.

« On y va, les gars ?… »

En un instant, quatre garçons et trois filles, dont deux très jolies et une pas mal, les entourèrent.

« D’accord… », dit Socrate.

Ils retournèrent au hors-bord où ils s’empilèrent dans le désordre. Le matelot qui barrait mit le cap sur le Pégase. Pendant la brève traversée, le Grec fut incapable de résister à la tentation : il jetait des regards furtifs à une blonde dont les fesses de vingt ans s’écrasaient à hauteur de ses yeux, à trente centimètres de son visage. Spectacle fascinant que cette amphore ferme et bronzée ourlée d’un duvet clair courant le long des lombaires pour aller se perdre dans la zone d’ombre où s’incurvait le bas du dos. Nut s’aperçut de son intérêt :

« Socrate !… Arrête !… On dirait que c’est la première fois… »

Elle lui sourit complice.

« Il est à vous ce bateau ?… Il est chouette ! »

Pickman céda à un geste de coquetterie : il enleva ses larges lunettes noires.

« Merde !… fit le rouquin… Eh ! les filles ! Regardez ! On le connaît, c’est un acteur…

— Stany Pickman ! », cria une brune (celle qui n’était pas trop mal).

Nancy se rengorgea discrètement. Elle n’aimait pas qu’on touche à sa vedette de mari, mais n’était pas fâchée qu’on le reconnaisse et qu’on l’admire.

Le canot accosta le Pégase. Le Grec laissa passer tout le monde, agacé de voir ses marins dévorer des yeux, tout comme lui, ses nouveaux invités bondissant sur l’échelle. Il les rejoignit sur le pont où les hommes d’équipage, stupéfaits, les détaillaient des pieds à la tête, abasourdis.

« Harry !… Harry !… cria S.S. très excité… J’ai une surprise pour vous !… »

Le vieil homme, le premier choc encaissé, se tordit de rire :

« Virginie, regarde ça !… Ah ! c’est trop fort !… Il est fantastique !…

— Qu’est-ce que vous buvez ?… demanda le Grec… Champagne ?… »

Le petit rouquin n’en serait jamais convenu, mais il était intimidé par le faste étalé sur ce yacht splendide. Nu, il se sentait tout con et avait presque envie de se serrer contre ses copains. Les filles affichaient un air beaucoup plus décontracté. Apparemment, leur pudeur n’était pas un obstacle à leur naturel.

« C’est grand ?… demanda l’une d’elles.

— Voulez-vous visiter ?… proposa Socrate très « homme à la rose ».

— On vous attend… », dirent les garçons. Il leur était désagréable d’affronter à poil le regard rigolard des marins en grande tenue blanche.

« Par ici… », dit S.S. en s’engageant dans la coursive.

Il avait pris la tête devant le trio, enchanté de jouer les cicérones avec aussi peu de conformisme. C’est ça la vie, il faut s’ouvrir à tout, aux rencontres, aux êtres… Tant de gens riches sont prisonniers de leur personnage !… Pas lui ! Il n’arrive jamais rien aux gens négatifs…

Il prit les deux plus jolies filles par le bras. Elles gloussèrent.

« Alors, ça vous plaît ?… »

Ils arrivaient sur le pont arrière. C’est à ce moment-là qu’il aperçut Lena.

Elle était toute seule, affalée dans une chaise longue, un verre à la main, un magazine sur les genoux, vêtue d’un ensemble pantalon-chemisier vert bouteille de chez Givenchy. En voyant Socrate tenant deux filles nues par le bras, suivi d’une troisième aussi nue que les deux autres, son maxillaire inférieur sembla se décrocher. Interdit, Socrate stoppa net. Au prix d’un énorme effort, il se ressaisit et lança aux filles d’une voix joviale, familière :

« C’est Helena, ma femme. Elle sera ravie de vous connaître. »

Lena fit un véritable bond. Sa mâchoire claqua avec la force d’un ressort. Elle essaya de reprendre son souffle, trop bouleversée pour articuler quoi que ce soit. Navré, conciliant, Socrate, bras ouverts, fit deux pas vers elle :

« Lena… C’est un malentendu…

— Ne m’approche pas !… hurla-t-elle soudain… Demain… Demain !… Mon avocat !… »

Elle fit un crochet et se mit à courir, les bras tendus en avant, comme une aveugle.


On croyait avoir tout vu sur le port de Saint-Tropez, cette Sodome du XXe siècle. Eh bien, pas du tout ! Hier matin, vers les 10 heures, l’armateur Satrapoulos s’est fait agresser devant son propre yacht par Emilio Gonzales del Salvador. Cela ne vous dit rien ? Mais si ! Il s’agit de « M. Menelas », immédiatement surnommé, après le drame : « le chauve aphrodisiaque ». Au cours d’une croisière qui les ramenait de Palma, Emilio, « Mimi » pour les intimes, délaissant sa panthère d’épouse, a fait une cour assidue à la belle Lena Satrapoulos. On ne sait si elle a répondu à ses avances, mais, au cours d’une tempête terrible, ils sont restés sur le pont alors que tous les autres, malades se bourraient de comprimés contre le mal de mer. À l’arrivée, Satrapoulos reprocha à son épouse d’avoir abusé d’une nausée passagère pour se livrer à « une inconduite notoire ». Mimi s’interposa. Coups et horions. Malheureusement, tout le monde dormait encore à Saint-Tropez et, seuls, quelques pêcheurs d’oursins ont pu se régaler du spectacle. Pour séparer les antagonistes, il a fallu que Lord Eaglebond et Stany Pickman, autres passagers de marque, s’en mêlent. Quant à la Menelas, elle s’est jetée sur Lena, qu’elle a traitée de « voleuse de mari », et l’a mordue cruellement au bras. Ce n’est pas tout. Deux heures plus tard, Satrapoulos, l’un des derniers séducteurs internationaux, dans la lignée des Ali Khan, Porfirio Rubirosa ou Juan Cappuro, vexé sans doute d’avoir joué les victimes, se vengeait à la grecque en invitant à son bord une vingtaine de filles absolument nues. Ivre de jalousie, Lena, le bras couvert de pansements, contacta son avocat pour le prier d’entamer une procédure de divorce. Aux dernières nouvelles, elle est partie pour Saint-Moritz afin d’y rejoindre ses deux bambins, les jumeaux Achille et Maria, qui s’y trouvent en villégiature. Toutefois, avant de laisser parler son cœur de mère, Lena, en mordue inquiète, a tenu à se faire faire une piqûre antitétanique. Pour ne pas être en reste, la Menelas se rendait au même moment chez un autre médecin pour y subir une injection antirabique. Laquelle de ces deux dames en colère contaminera l’autre ?

Le Grec, écœuré, froissa le quotidien qui puait l’encre fraîche. Il avala une gorgée de café noir sans sucre. L’article était titré : QUAND LES MILLIARDAIRES SE BATTENT COMME DES CHIFFONNIERS, et signé par un certain Jean-Paul Sarian. Quel con ! Comment pouvait-on imprimer de tels bobards ? Évidemment, il y avait ce petit détail qui ne lui déplaisait pas, en deuxième colonne, quand le pisse-copie le désignait comme « l’un des derniers séducteurs internationaux dans la lignée des Ali Khan, Porfirio Rubirosa ou Juan Cappuro ».

Juste compensation dans ce déluge de contrevérités. Avec les journalistes, le jeu de Socrate était de ne jamais faire de confidences pour qu’on écrive un maximum de choses sur lui. Quand on lui apportait les masses de journaux où il était cité, il avait l’impression d’exister. Évidemment, il jurait détester qu’on parle de lui, se gardant bien d’ajouter qu’il aimait encore moins qu’on n’en parle pas. Mimi faisant la cour à Lena, quelle blague ! Et lui-même dans le personnage du cocu ! Il eut envie d’envoyer un autre cadeau à la Menelas, rien que pour provoquer son minus de mari.

« Monsieur… Il y a une dame qui vous demande sur le pont… »

Céyx avait sa tête des bons jours, le faux jeton parfait…

« Quelle heure est-il ?

— Dix heures, monsieur.

— Qui est la dame ?

— Mme Médée Mikolofides, monsieur. »

Stupéfait, le Grec lui jeta un regard haineux et sauta de son lit : Lena avait promis de lui envoyer ses avocats, voilà qu’elle lui dépêchait sa mère !

« Pourquoi l’as-tu laissé monter à bord, crétin !

— Elle est montée toute seule, monsieur.

— Ça va !… File !… J’y vais. »

La tuile ! Pour que Lena appelle maman à la rescousse, il fallait que les choses tournent mal ! La vieille avait sans doute rappliqué de Grèce sur un coup de téléphone. Il enfila un pantalon, ne réussit pas à y faire entrer complètement les pans de sa chemise et se lança un coup d’œil navré dans le miroir de sa salle de bain : sans ses lunettes, il trouvait à sa tête une certaine similitude avec celle d’un toucan. Il haussa les épaules. Il savait qu’il était plutôt laid, mais agissait comme s’il était toujours le plus beau. On finissait par le croire. Sa fortune faisait le reste.

Quand il arriva sur le pont, sa belle-mère lui tournait le dos, tapant du pied avec impatience. S.S. prit contact en douceur :

« Médée… »

L’autre fit volte-face :

« Espèce de salaud !

— Médée… », s’étonna le Grec d’un ton apaisant.

De la main droite, il pétrissait convulsivement la liasse de dollars enfouie dans sa poche comme si, dans cette situation périlleuse, il en eût attendu le salut.

« Qu’est-ce que c’est encore que cette nouvelle connerie !… », brailla la veuve de sa terrifiante voix éraillée. Un grand silence s’était établi sur le Pégase : c’était l’heure douce où les matelots dégustent le lait de la revanche. S.S. tritura les billets avec frénésie…

« De quoi voulez-vous parler, Médée ? »

Le Grec avait toujours été impressionné par sa belle-mère. D’abord parce qu’elle était déjà l’un des plus riches armateurs du monde quand lui-même traînait la savate. Ensuite, parce que, dans la farouche concurrence qui les opposait, il n’avait pas encore trouvé le moyen de saper sa puissance. Enfin, parce que la vieille affectait à son égard des airs maternels et protecteurs que Socrate avait le plus grand mal à encaisser.

« Qu’est-ce que vous avez fait à ma fille, salaud ?… »

Malgré son hâle, le teint de S.S. devint cireux… La voix tremblante, il siffla :

« Répétez !…

— Oui, salaud !… Je ne permettrai pas qu’un aventurier à la manque fasse de la peine à ma petite Lena !

— Comment ?… Comment ?… bégaya Socrate.

— Si par malheur elle se plaint encore une fois, une seule, je vous casse les reins !… Je vous renverrai au ruisseau, moi !… J’en ai bouffé de plus coriaces ! »

Le Grec se sentit envahi par une coulée de lave brûlante. Hormis sa mère, personne au monde n’avait jamais osé le traiter en petit garçon. Il allait la tuer… Le bateau, le ciel, la mer, tout devint flou et sombre. Le noir. De petits filaments pourpres voltigèrent devant ses yeux. Il entendit sa propre voix comme si elle venait d’un autre…

« Foutez le camp ! »

Médée était tendue à bloc. Elle était partie d’Athènes directement, sur un coup de fureur. En d’autres circonstances, elle aurait perçu le danger. Là, non. Elle proféra, écrasante de mépris :

« Qu’est-ce que tu racontes, petit merdeux ?… C’est toi qui vas me faire partir ?

— Dehors, vieille conne !

— Qu’est-ce que tu as osé dire, sale maquereau ?… »

Socrate fut sur elle, la secouant, lui serrant la gorge… Toujours ce voile noir qui mettait un tampon de ouate entre le monde extérieur et lui…

« Commandant !… Commandant !… »

Kirillis arrachait la grosse femme des mains de son patron.

« Salope !… », écumait le Grec.

Stavenos vint à la rescousse. Il prit Médée sous les aisselles et lui fit traverser le pont à toute vitesse, jusqu’à la passerelle, lui jetant d’une voix hachée :

« Je vous en prie, madame ! Ne restez pas là !… Ne restez pas là !…

— Lâchez-moi !… Lâchez-moi !… », gémissait la veuve.

Elle portait la main à son cou marbré d’un cercle rouge. Elle étouffait. Là-haut, sur le Pégase, Satrapoulos secouait la tête, vidé, la bouche ouverte, aspirant l’air comme s’il venait de se noyer.

18

Quand l’hélicoptère se posa sur l’aéroport de Nice, le Grec n’eut que vingt mètres à faire pour grimper dans son avion. Presque immédiatement, Jeff eut la piste et décolla. L’appareil fila vers l’est, vira à droite, accomplit trois quarts de cercle et fonça en direction du nord. Destination, Hambourg. L’ordre de vol avait été si soudain que Jeff avait eu à peine le temps de faire le plein. Quant à savoir à quel moment se situerait le retour… Assis du bout des fesses dans son fauteuil, contracté, mâchoires crispées, Socrate essayait de se détendre en buvant du whisky. D’un œil torve, il parcourait les nuages sur lesquels glissait l’avion. En vingt-quatre heures, il avait réussi à se mettre à dos un mari jaloux et une mère sourcilleuse. Il n’avait même pas eu la satisfaction physique de leur casser la gueule. Il ôta ses lunettes. Les nuages devinrent plus flous, le brouillard envahit tout ce qui ne se trouvait pas dans un rayon de deux mètres. Sa tête dodelina, il s’endormit. À l’atterrissage, les bonds de l’appareil sur la piste le réveillèrent. Avec surprise, il constata qu’il avait gardé son verre à la main, à demi plein. Il le vida d’un trait. Le whisky était tiède, il fit la grimace.

Jeff fut devant lui :

« Hambourg, monsieur. »

Le Grec maugréa :

« Merci quand même. Si vous ne m’aviez rien dit, j’aurais pu croire qu’on était à Dakar. »

Il fit trois pas sur le béton, revint vers Jeff :

« Ne bougez pas d’ici. Tenez-vous prêt à décoller. Au fait, dites à Céyx qu’il prenne immédiatement un avion pour Athènes… Non ! Ne lui dites pas ça. Qu’il vienne nous attendre à Nice, on le prendra au passage.

— Bien, monsieur. »

Mentalement, le pilote traduisit le message en langage clair. Décodée, la phrase signifiait ceci : « J’ai envie d’aller me soûler la gueule chez « Papa ». À mort. J’ai besoin de mon valet de chambre pour me ramener à la maison. »

Quand les problèmes dépendaient des autres, le patron arrivait toujours à les résoudre. Mais quand ses propres états d’âme le dépassaient, il allait se cuiter chez « Papa ». Il pouvait se trouver n’importe où dans le monde, il pouvait avoir sous la main une cargaison de bouteilles, rien n’y faisait, c’était chez « Papa » et pas ailleurs. Bizarre… Jeff en fut tout soulagé. S.S. avait une telle résistance à l’alcool qu’il en aurait pour des heures avant de succomber. Et, à Athènes, Jeff connaissait une fille. Si son mari n’était pas là — lui aussi était pilote — il pourrait passer une partie de la nuit avec elle. Jeff était un sage qui tenait compte des leçons de la vie : c’est parce qu’il avait baisé la plupart des épouses de ses confrères qu’il ne s’était jamais marié.


En lettres gothiques dorées sur fond de marbre, le building affichait : Nieblung and Fust. À peine sous le porche, le Grec fut intercepté par une grande asperge blonde en costume noir qui, visiblement, avait envie soit de lui lécher les bottes, soit de se rouler par terre devant lui :

« Ces messieurs vous attendent, monsieur. »

Au huitième étage, Herr Fust en personne accueillit Socrate, bras ouverts :

« Cher ami !… Cher ami !…

— Vos ingénieurs sont là ?

— Mais bien entendu, comme vous me l’avez demandé !

— Les architectes ?

— Ils vous attendent aussi. Vous savez, j’ai eu le plus grand mal… J’ai été surpris par votre coup de téléphone… Certains ont dû revenir… »

Des portes capitonnées se refermaient sur leur passage. La dernière s’ouvrit sur une grande salle de conférences dont le centre était occupé par une longue table noire. Autour de la table, une vingtaine de personnes qui se levèrent comme un seul homme à l’entrée du Grec et de Fust. S.S. leur fit signe de se rasseoir :

« Messieurs, je suis pressé. J’irai donc droit au but. Je voudrais un bateau… Non, pas un bateau… « Le Bateau ». En réalité, je voudrais que vous me construisiez le plus beau bateau de plaisance du monde. »

Il y eut un instant de flottement. Chacun essayait de capter le regard de son voisin.

« Un bateau comment ?… », se ressaisit Fust avec les intonations mielleuses habituellement réservées à la femme de sa vie lorsqu’on lui demande pour la première fois de se déshabiller. Le Grec eut un air songeur, il y était déjà !…

« Un bateau unique. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Mais, bien sûr !… gémit Fust servilement !… Bien sûr !…

— Non, vous ne voyez rien ! Pour la bonne raison qu’un navire semblable n’a jamais flotté sur aucune mer. Je veux quelque chose qui n’ait jamais existé… quelque chose de parfait, de la pointe du mât à la base de la quille… Une piscine qui devienne à ma fantaisie piste de danse ou patinoire… Pas de cabines, mais des appartements immenses… Six, pas plus ! Des salles de bain en marbre et en or massif…

— Quel tonnage ?

— Et la propulsion ?

— Quel moteur ?

— Et la longueur ?

— La vitesse ? »

Le Grec leva la main :

« Je m’en fous ! Vous êtes les meilleurs chantiers du monde ? »

Regard circulaire sur des visages modestement baissés…

« Eh bien, construisez-moi le plus beau yacht du monde !

— Il nous faudra du temps… dit Fust en se tordant les mains.

— Oui, monsieur Fust. Il faut du temps. Mais moins que vous ne pensez. Je veux avoir vos premiers projets sous huitaine. Je veux que les travaux commencent le neuvième. Je veux que les équipes se relaient nuit et jour…

— Monsieur Satrapoulos…

— Je veux que les pièces soient usinées à peine sorties de vos cartons à dessin.

— Mais… Mais… bredouilla Fust… Ce n’est pas possible… Nous avons un planning… Nous ne pouvons… D’autres clients…

— Pour commencer, je vous ouvre un crédit de six millions de dollars… Quoi ?… Quels clients ? »

Écrasé par le chiffre, Fust baissait la tête. Quel chantier naval pouvait se permettre de refuser une commande de six millions de dollars alors que les Danois et les Japonais cassaient les marchés et raflaient les affaires ?

« Monsieur Satrapoulos…

— C’est oui ou c’est non ? »

Fust baissa les bras et, des yeux, demanda secours à son brain-trust : pas un de ces traîtres n’osait le regarder en face…

« Eh bien, on va faire notre possible… Mes collaborateurs et moi…

— Je ne vous demande pas de faire votre possible. Je vous demande l’impossible. Je veux une réponse claire : oui ou non ? »

Fust déglutit péniblement. Un « oui » mourant vint expirer sur ses lèvres. Il voulut rire mais ne réussit qu’à tirer une pauvre grimace de son visage contracté…

« Permettez-moi seulement… On ne construit pas un bâtiment semblable en partant de l’idée d’une piscine… »

Il émit un gloussement timide qui tomba à plat dans une parfaite absence d’écho.

Le Grec le regarda sévèrement :

« Si monsieur ! Ce bateau-là, vous le construirez autour de la piscine… »

Il se pencha vers Fust, confidentiel, et lui chuchota à l’oreille :

« Vous vous y connaissez en peinture ?

— Moi ?… s’étonna Fust avec une expression égarée.

— Dénichez-moi quelqu’un qui soit capable d’acheter des tableaux sans se faire rouler. Pour commencer, j’en veux pour deux millions de dollars… Quelque chose de gai, de vif… Je peux compter sur vous ?… »

Il reprit pour les hommes du brain-trust :

« Eh bien, messieurs, tout semble réglé ! Dans soixante minutes, je dois décoller de Hambourg. Je m’en accorde trente pour répondre à vos questions. Je vous écoute ! »

Le plus jeune des ingénieurs ouvrit le feu sur un ton passionné :

« J’ai une idée ! On pourrait peut-être faire… »


Ce qui était marrant chez Épaphos, c’est que tout le monde pouvait y rencontrer n’importe qui. En outre, n’importe quoi pouvait y arriver. De simples matelots y côtoyaient des princes authentiques, la jet-society de passage à Athènes s’y encanaillait avec des travestis. Un soir de folie, on y avait même vu un très haut fonctionnaire dansant un slow cheek to cheek avec un gigantesque débardeur. Des jolies femmes, des personnages ambigus, de très très jeunes gens, des hommes mûrs chargés de milliards autant que d’années, des bedaines en smoking, des torses d’éphèbes lisses en tricot de marin, des popes en rupture de froc, tous unis par les mêmes mots de passe, le plaisir et l’imprévu. Régnant sur ce happening permanent, un colosse de cent vingt kilos, Épaphos soi-même. Quand les têtes lui revenaient, quand les additions montaient, quand il pouvait mettre d’emblée un nom sur un visage, il autorisait les clients à l’appeler « Papa ». Et, à Athènes, appeler Épaphos « Papa », ce n’était pas rien ! Papa voyait défiler chez lui tellement de monde de pays si différents qu’il pouvait à coup sûr indiquer à ses amis le cheval gagnant d’une course à Vincennes, la valeur qui allait grimper dans les quarante-huit heures à la Bourse de New York, le gagnant du championnat du monde des poids moyens à Rome, l’investissement idéal à Nassau.

En ouvrant la porte de la boîte, le Grec s’adressa à Céyx sur un ton courroucé :

« Qu’est-ce que tu as à me suivre ?… Va m’attendre ailleurs.

— Bien, monsieur. »

Déjà, « Papa » propulsait sa masse tonnelée vers Socrate :

« Mon frère !… » hurla-t-il.

S.S. ouvrit les bras, se sentit soulevé et emporté dans trois tours de valse… L’orchestre s’arrêta net au milieu d’une mesure et attaqua le sirtaki qui saluait toujours l’arrivée du Grec : Viens près de moi…

La salle se mit à fredonner à l’unisson :

Viens près de moi…

Le temps nous presse

Je veux de toi

Trop de caresses…

« Tournée générale ! » dit le Grec.

« Papa » le conduisit à une table dont il éjecta les occupants, un couple anonyme. Chez « Papa », les anonymes, par définition, laissaient la place à ceux qui avaient un nom. De bonne grâce. D’abord parce qu’ils n’avaient pas le choix, ensuite parce que, leur jour venu, ils bénéficieraient du même privilège.

« Que boiras-tu, mon frère ?

— Chivas.

— Holà ! Du Chivas !… »

La boîte n’était pas grande. Tout s’y passait comme sur un forum à l’antique, en gueulant. De simples chaises paillées, des tables de bois non recouvertes, des bougies, un long bar fait de la proue d’un navire du temps de la marine à voile, des tonneaux contre les murs crépis à la chaux, la vraie taverne.

« Alors « Papa », les affaires ?

— Tu vois !… Tu es seul ?

— Tu vois…

— Tu veux quoi ? Blonde, brune ?… Une rousse ? Un éléphant ?… Demande ! Ma maison, c’est ta maison ! »

Machinalement, le Grec plongea la main dans sa poche et y sentit l’épaisseur rassurante de la liasse…

« Sais pas encore… Tu bois avec moi ?

— Trinquons mon frère ! »

La bouteille diminua du quart de son contenu.

« Sec ?

— Sec !

— Je reviens… dit « Papa »… C’est chaud ce soir, tu vas voir ! »

Léger comme une bulle de savon, il zigzagua sur la piste sans heurter personne mais en créant un puissant appel d’air sur son passage. Le Grec se versa un autre verre et regarda autour de lui. Il aimait cet endroit. Chaque fois qu’il avait le cafard, il venait s’y réfugier. Le temps d’une nuit, le temps d’un oubli, d’une cuite qui lui lavait complètement le cerveau. Il y avait amené toutes ses maîtresses, jamais sa propre femme. La Menelas y viendrait-elle ? En face de lui, il y avait une table occupée par cinq personnes, deux marins, dont un très beau, et trois filles. À un moment, le marin dévisagea Socrate et leva son verre à sa santé, d’un air ironique. Puis il se pencha vers les autres et leur dit quelque chose qui les fit rire. Agacé d’être hors du coup, S.S. lui fit signe de venir. Le marin se leva et s’approcha de sa table. Il avait une silhouette mince et musclée, impressionnante.

« Qu’est-ce qui te fait rire ?…

— Vous ne me reconnaissez pas, monsieur Satrapoulos ? J’ai travaillé à votre bord il y a deux ans… Eugenio…

— Sur le Pégase ?

— Oui, je conduisais le canot. »

S.S. se souvint de lui. C’était un bon marin, mais à plusieurs reprises, aux escales, il n’était pas rentré à bord et Kirillis l’avait congédié. D’après lui, Eugenio était littéralement couvert de femmes.

« Alors, qu’est-ce qui t’amusait ? »

Eugenio eut un sourire désarmant d’ingénuité…

« C’est mon copain et les filles, là… Je leur disais que si j’avais autant d’argent que vous, au lieu de boire du raki, on se serait payé du whisky.

— Tu aimes ça ?

— Vous pensez !…

— Assieds-toi ! Tu veux boire avec moi ? Ho ! Un verre !

— Ça fait rien. Il y en a déjà un.

— C’est celui du patron. Prends-en un autre. »

Socrate se sentait agressif. Ce type avait tout ce qu’il n’avait pas. Une élégance naturelle, une façon de se mouvoir, et cet œil bleu d’homme du froid dans un visage de Latin.

« Tu tiens l’alcool ?

— Autant que n’importe qui.

— Autant que moi ?

— Pourquoi pas ?

— Alors, à la tienne ! »

Ensemble, ils vidèrent leur verre d’un trait. Le Grec les emplit à nouveau.

« Une fois toi, une fois moi. Ça va ?

— Ça va.

— À la tienne !

— À la vôtre.

— Qu’est-ce que tu as à m’emmerder avec mon argent ? Qu’est-ce que tu en ferais, toi ?

— Tout ce que vous en faites.

— Et qu’est-ce que tu crois que j’en fais ?

— Vous achetez.

— Quoi ?

— Tout.

— Tu as besoin de quoi ?

— De tout. Je n’ai rien.

— Et ta gueule ?

— Vous pouvez acheter un bateau avec ma gueule ? Et une maison ? Et une femme ?

— Tu as besoin d’argent pour les femmes ?

— Pour certaines, il m’en faudrait. »

Le Grec haussa les épaules.

« Fous-leur la paix à celles-là. Baise les autres ! Santé ?

— Santé !

— Qui c’est les filles avec toi ?

— Des filles.

— Elles t’aiment ?

— Vous rigolez ?… Je les connais depuis tout à l’heure.

— Chivas !… commanda Socrate.

— Sirtaki !… hurla « Papa » en écho.

— Va danser ! dit le Grec.

— Pourquoi moi ? Allez-y, vous !

— Si j’y vais, tu y vas ?

— D’accord.

— Viens ! On danse ensemble. »

Eugenio dénoua le foulard rouge qu’il avait autour du cou, en prit une extrémité dans la main et passa l’autre à Socrate. Tenant le foulard bien tendu, ils s’avancèrent sur la piste, face à une ligne de danseurs qui s’était déjà formée. On applaudit. Avec vivacité, le Grec exécuta les pas souples, croisant les jambes de façon que l’une traîne toujours derrière l’autre, se déplaçant latéralement par une succession de revers croisés.

« Vous dansez bien !

— Tu crois peut-être que le pognon rend paralytique ? » De temps en temps, il extrayait un billet de sa poche, le roulait en boulette et en bombardait l’un des musiciens qui faisait un « couac » dans son émotion. Ils revinrent à la table.

« Cul sec ?

— Cul sec ! »

Un serveur passa, chargé d’une monstrueuse pile d’assiettes. Le Grec allongea la jambe, le serveur s’étala, les assiettes se brisèrent en miettes, tout le monde hurla de joie.

« Mon frère !… brailla « Papa » du haut de son bar-bateau… Tu veux en casser d’autres ?

— Oui ! cria-t-on de tous côtés…

— Je te parie que j’ai plus d’assiettes que tu peux en casser ?… ajouta-t-il d’une voix de stentor.

— Amène-les !… » rugit Socrate.

Outre les boissons, le bri d’assiettes était l’une des principales ressources de la boîte. D’ailleurs, chez « Papa », on pouvait tout briser du moment qu’on payait la note. Parfois, des mobiliers entiers passaient ainsi de vie à trépas, de l’état de chaises, de buffets ou de tables à celui de bois de chauffage. C’était le grand truc du patron : cassez tout, payez et cassez-vous.

« Tu veux des grandes ou des petites ?

— Tout ce que tu as ! Donnez-en à tout le monde ! Eugenio ?… Tu te sens en forme ?

— Oui.

— Santé ?

— Santé !

— À celui qui en casse le plus ?

— D’accord ! »

En rangs serrés, des serveurs chargés de piles sortirent des cuisines. Certains ne purent arriver à destination : poussés dans le dos, ils valsaient dans la salle, cherchant désespérément à garder leur équilibre, n’y arrivant pas, se répandant mi-furieux, mi-ravis dans un effrayant vacarme de vaisselle pulvérisée. Les clients se ruaient à la curée, brisant, jetant, piétinant…

« Une à une ! » criait le Grec à Eugenio. Il désirait conférer à la joute un caractère de régularité.

À toute allure, ils s’emparaient des assiettes que leur tendaient deux loufiats spécialement dévolus à leur personne et les écrasaient sur les dalles du parquet. Ils étaient rouges d’excitation, sérieux comme des papes, appliqués dans leur frénésie comme des enfants. On se relaya pour leur fournir de nouvelles munitions. « Papa » s’arrangea pour qu’ils devinssent le centre et les seuls protagonistes d’un spectacle ayant pour témoins tous les autres clients. Bientôt, il n’y eut plus d’assiettes…

Le Grec défia le marin :

« On continue avec tout ce qui nous tombe sous la main !

— D’accord ! »

Avec un ensemble parfait, ils élevèrent leur chaise et l’abattirent sur la table. Elles se fracassèrent. Socrate retourna la table et entreprit d’en arracher les pieds. Eugenio se précipita vers le bar qu’il balaya d’un revers de main de toutes les bouteilles qui s’y trouvaient. Le Grec le suivit. Armé d’un pied de table, arrachant au passage les filets de pêcheurs qui décoraient le mur, il s’attaqua aux bouteilles en réserve sur les étagères. Quand il n’y en eut plus une d’intacte, il eut une idée de génie : il décrocha une hache d’incendie et s’attaqua aux tonneaux dont certains étaient pleins. Du vin pissa, en jets rouge sombre. Eugenio voulut s’emparer de la hache :

« Tu n’avais qu’à y penser plus tôt ! » rugit S.S., en continuant à frapper comme un forcené.

Quand plus rien ne fut intact, il s’arrêta, soufflant comme une forge : des applaudissements frénétiques éclatèrent. Le Grec prit « Papa » à témoin :

« Alors ?… Qui a gagné ? »

« Papa » leva la main de Socrate :

« Le vainqueur ! »

Bon perdant, Eugenio vint le féliciter. Le Grec lui glissa :

« Où sont tes filles ?

— Je sais pas… Par là…

— On va les baiser ?

— D’accord !

— Tu as une piaule ?

— À côté, oui. L’hôtel…

— On y va ?

— Allons-y !

— Où est ton copain ?

— Laissez tomber. Il aime pas ça.

— Il est de la pédale ?

— Comme une reine.

— Ben merde !… Eh ! « Papa » ! Envoie-moi la note !

— C’est pas pressé mon frère !… C’est pas pressé !…

— Ne me prends pas pour un con ! Je sais que tu l’enverras demain.

— Reviens quand tu veux. J’adore quand tu casses tout ! »

Le Grec et Eugenio se prirent par les épaules, s’enlacèrent et sortirent de la boîte ravagée en esquissant un pas de sirtaki. Avec les rares instruments qu’ils avaient réussi à préserver de l’apocalypse, les musiciens accompagnèrent leurs pas. « Papa » désigna S.S. à ses derniers clients avachis dans la vinasse et, d’une voix de stentor, afin d’être entendu de l’intéressé :

« Regardez-le bien !… Ça, c’est un homme ! »


Céyx luttait contre le sommeil. Il n’avait plus la force d’attendre ni le culot de déserter. Cinq heures du matin… Le premier rayon de soleil rampa dans la rue, alla fouiller derrière les pavés, entre les poubelles, caressant des détritus, sculptant une ombre longue et précise à ce qui était informe. La rue avait l’air d’un décor. Dans la torpeur qui le gagnait, Céyx imaginait qu’un rideau se levait, que des girls levant haut la jambe envahissaient l’espace compris entre les murs crépis entre lesquels, sur des cordes légères, flottait du linge humide. De l’hôtel, sortaient de temps en temps des matelots qui s’étiraient, allumaient une cigarette et se dirigeaient nonchalamment vers le port. Ou une fille, qui se ployait pour rattacher sa sandale, faisait trois pas, sortait de son sac un miroir, se passait la langue sur les lèvres et se tapotait les cils… Un bateau mugit… Céyx regarda sa montre et se donna jusqu’à 5 h 30. S’il n’apparaissait pas avant quinze minutes, il irait se coucher. À 5 h 20, le Grec mit un pied dans la rue et l’emplit avec la densité d’un acteur sur qui repose le dénouement de la pièce. Il fit dix mètres, s’arrêta, retira ses lunettes, les frotta de sa pochette en soie blanche, cligna des yeux à plusieurs reprises, quitta une zone d’ombre pour aller se planter en plein soleil.

Il remit ses lunettes, le regarda en face et respira profondément. Sur tout son visage, une expression d’apaisement et de concentration. Céyx se demanda à quoi il pensait. Le Grec ne l’avait toujours pas vu. Il ôta son veston d’alpaga noir, le fit voltiger sur son épaule et reprit sa marche…

« Monsieur !

— Qu’est-ce que tu veux ? »

Céyx fut déconcerté. Il ne voulait rien, en dehors d’aller dormir. Il attendait, c’est tout.

« Où voulez-vous que je vous conduise ?

— Pourquoi, tu as une voiture ?

— Non…

— Alors ?

— Il y a une station de taxis un peu plus bas. »

Ils s’y rendirent. Un vieux les chargea dans une antique Chevrolet. S.S. lui dit :

« À l’aéroport. »

Pendant le trajet, il ne prononça pas un mot. À l’arrivée, il demanda de l’argent à son maître d’hôtel pour régler la course. Céyx paya le chauffeur d’un billet et refusa la monnaie qu’il voulait lui rendre. Le Grec s’en aperçut :

« Tu es fou de laisser un pourboire pareil ? Tu ne seras jamais riche. »

Céyx courut réveiller Jeff qui s’était assoupi dans la salle de repos des pilotes, sa petite amie n’étant pas à la maison, il avait préféré dormir plutôt qu’en chercher une autre.

« Le patron est là ?

— Oui.

— Il a fait la foire ?

— Tout cassé chez « Papa ».

— Alors c’est la forme !

— Sais pas. Il n’a ouvert la bouche que pour me demander de payer son taxi.

— T’en fais pas, tu récupéreras.

— Tu parles ! Avec un radin pareil… Gaffe, le voilà ! »

Le Grec les attendait, les mains dans le dos.

« On repart, monsieur ?… s’enquit Jeff.

— On rentre à Nice.

— Il faut qu’on s’arrête une minute à Rome. J’ai un truc qui chauffe.

— Tu pouvais pas voir ça avant ? Je suis pressé, moi ! »

Effectivement, Socrate venait d’accoucher d’une idée dont la réalisation exigeait une action immédiate.


Avec Lena, c’est fini, je peux plus. Les autres me fatiguent dès que je les ai possédées. Oui, mais je ne peux pas m’en passer… Qu’est-ce que je veux exactement ? L’idéal, c’est d’avoir une femme à la maison, une qu’on aime, et de sauter toutes les autres… Mais celle qu’on aime ne veut pas qu’on en saute d’autres… Le faire quand même. Elle aura de la peine… À cause de moi. Et alors ? Est-ce ma faute ? Mais si c’est elle qui va avec un autre homme ? Les salopes !… Je suis incapable de vivre seul. Je suis incapable de vivre à deux. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Vivre à trois ? Tout ça n’est pas facile… Comment font les autres ? Ils doivent se poser les mêmes questions que moi… Pourtant, personne n’en parle jamais. Et les enfants dans tout ce micmac ?… Si je vis officiellement avec la Menelas, est-ce qu’ils vont être malheureux ? C’est sacré, le bonheur des enfants ! L’enfance, faut pas y toucher ! Oui, mais quand ils sont grands, ils se foutent bien de vous ! Je l’ai bien fait, moi, avec ma mère… Elle n’avait qu’à m’aimer davantage ! Peut-être m’aimait-elle ? Mes enfants savent-ils que je les aime ? Comment pourraient-ils le savoir ? À quoi pourraient-ils le voir, je ne le leur dis jamais ? Et d’abord, est-ce que je les aime ?… Et son mari, comment réagira-t-il ?… Je l’emmerde ! Il n’a qu’à la défendre s’il veut la garder ! En tout cas, on verra bien s’il est capable de m’empêcher de la prendre ! Elle ne m’a jamais rien dit, mais je suis sûr qu’elle est d’accord… Après tout, je vis pour moi, pas pour les autres ! Je vais l’épouser ! Sinon, à quoi me servirait mon argent ?… Je n’ai pas le droit d’être heureux, moi, comme tout le monde ?…

Ainsi pensait le Grec au moment où les roues de son avion prenaient contact avec la piste de l’aéroport de Nice. Chose curieuse, il n’avait pas fermé l’œil depuis vingt-quatre heures et ne se sentait pas du tout fatigué. Une fois, quand il avait dix-sept ans, il avait passé cinq jours et cinq nuits sans se coucher. Pourtant, avec les gains de cette partie de poker, il avait eu à peine de quoi s’acheter un costume. Aujourd’hui, à cinquante-deux ans, il aurait pu être le grand-père de cet adolescent rusé qu’il avait été. Mais aller enlever la femme de sa vie vous donne un sacré coup de jeune !


Quand elle entendit le bruit de la clef dans la serrure, Lena se précipita. Marc ouvrit la porte. Elle n’attendit même pas qu’il la referme. Elle lui sauta au cou et le serra dans ses bras avec passion :

« Oh ! mon amour !… Pour la vie, tous les deux !… C’est fait !… Je suis libre ! »

Cueilli à froid, Marc essayait de se dégager refusant d’assimiler ce que ses oreilles venaient d’entendre. D’un coup de pied, il referma la porte. Elle claqua comme un cadenas. Le piège. Son cœur tournait à six mille tours, mais il était incapable de parler. Les idées semblaient le fuir, les mots devenaient flasques dans son cerveau.

« Je l’ai plaqué ! C’est fini !… Nous allons vivre ensemble ! »

Peu à peu s’infiltrait en lui l’horreur du désastre…

« Tu es heureux ?… Tu ne dis rien ?…

Il réussit à articuler d’une voix lugubre :

« C’est formidable, ma chérie, formidable… Je… Je suis assommé…

— Dès que tu auras divorcé, nous nous installerons au Champ-de-Mars… D’ailleurs, c’est inutile d’attendre… Parle-lui ce soir, dis-lui que tu reprends ta liberté ! Tu m’aimes ? »

Il contint une nausée. La panique le disputait à la révolte…

« Oui… Oui… je t’aime…

— Marc ! Mon Marc !… Tu réalises ?… Je ne te quitterai plus ! Quand tu tourneras un film, je t’attendrai dans le studio !… Oh ! Marc !… Je n’arrive pas à y croire !… »

Il y croyait encore moins… Il fallait absolument qu’il fasse quelque chose, qu’il l’arrête, qu’elle descende de son nuage… En outre, il n’était passé qu’en coup de vent. Belle l’attendait. Elle était nerveuse ces jours-ci. Si jamais elle apprenait !… Si Lena lui téléphonait !…

« Écoute, Lena…

— Oui, mon amour, dis-moi ?… Non, ne dis rien, j’ai une idée ! C’est moi-même qui vais prévenir ta femme. Je veux me conduire avec élégance tu comprends !

— Lena, je t’en prie… Il faudrait peut-être… Laisse-moi le lui dire…

— Tu crois ?

— Oui, ça vaut mieux, vraiment… Tout cela est si rapide… Je ne m’attendais pas… »

Elle renifla, méfiante brusquement :

« Tu ne t’attendais pas ? Voilà six ans qu’on en parle !

— Je sais, je sais, mais tu comprends…

— Je comprends quoi ?

— Laisse-moi m’habituer à cette idée… Ne précipitons rien…

— Mais, Marc… »

Pour ne pas vomir, pour chasser cette peur qu’il sentait l’envahir, il se mit à gueuler :

« Enfin quoi !… Tu m’annonces ça comme une bombe, tu arrives sans prévenir !… Tu es peut-être libre, toi, mais moi, j’ai des dispositions à prendre… Je ne peux pas casser dix ans de mariage en cinq minutes !

— Marc !… Mais tu disais… »

À son tour de ne pas vouloir comprendre.

« Je disais !… Je disais !… Si tu crois que c’est facile ! »

Elle baissa les bras :

« C’est pour toi que j’ai quitté Socrate, mes enfants, ma vie, tout… Tu m’avais juré… Tu devais…

— Tu as l’air de me mettre au pied du mur !… J’ai horreur de ça, tu comprends !… Horreur !… C’est vrai, non ?…

— Marc…

— Marc !… Marc !… Marc !… Quoi, Marc ?… C’est pas toi qui es dans le pétrin ! Tu ne me laisses même pas le temps de me retourner ! Tu es comme une enfant !… Tout, tout de suite ! Merde à la fin !… Tiens, je m’en vais, j’en ai marre !… »

Avant même qu’elle eût pu répondre ou tenter de le retenir, il bondissait sur la porte et se jetait dans l’escalier…

« Marc ?… »

Elle sentit des larmes lui rouler doucement sur les joues. Elles lui brouillaient les yeux. Elle s’assit sur le lit et se mit à sangloter sans bruit.

19

À Antibes, désillusion : le yacht de le Menelas était bien dans le port, mais, à bord, il n’y avait que trois marins un peu surpris de l’insistance du Grec qui voulait absolument vérifier si on ne lui mentait pas.

« Vos patrons sont partis quand ?

— Ce matin, monsieur, vers les dix heures.

— Où ça ?

— Il me semble que Madame a parlé de sa résidence de Genève.

— Vous êtes sûr ?

— Ma foi… Je crois bien…

— Salut ! »

Niki attendait dans la Rolls aux côtés de Céyx, ivre de sommeil.

« Hé ! Déconne pas ! Tu vas pas t’endormir non !

— Suis crevé… Préviens-moi s’il arrive…

— Attention, le voilà ! »

Les yeux de Céyx papillotèrent. Il fit un effort surhumain pour s’arracher aux délicieux coussins de cuir, ouvrir la portière et monter à l’avant, près du chauffeur. Le Grec semblait chargé comme un canon, à vif…

« Retourne à l’aéroport. »

Ils refirent le trajet en sens inverse. Par malchance pour Jeff, le Grec l’aperçut alors qu’il sortait sa voiture de location du parking.

« Klaxonne !… »

Niki actionna la trompe furieusement, à plusieurs reprises. Jeff se retourna, vit la Rolls et freina. Céyx lui faisait de grands signes. Jeff laissa le moteur en marche et le clignotant allumé. Maugréant, il traversa le terre-plein. Le Grec était déjà debout devant son carrosse de luxe :

« Retourne garer ta voiture. On repart.

— Où ça, monsieur ?… répondit le pilote en refrénant une formidable envie de l’envoyer promener, de lui dire merde une bonne fois.

— À Genève. Tu as dix minutes pour décoller. »

À son ton, Jeff comprit qu’il avait bien fait de la fermer.


En vol, Jeff avait prévenu le bureau de Genève pour qu’on dépêche une voiture à l’aéroport. Pendant le trajet, Satrapoulos n’avait cessé de boire, l’air absent et crispé. Il émanait de sa personne une telle menace que Céyx, malgré son désir de sangloter de fatigue, n’avait pas osé le quitter du regard. S.S. avait même condescendu à lui proposer un double whisky :

« Avale ! Ça t’aidera à tenir le coup. Est-ce que je dors, moi ? »

La villa des Gonzalez del Salvador se situait dans un calme quartier résidentiel des environs de Genève. Sur l’un des montants en brique rouge où s’accrochait la grille noire, on pouvait lire Sonate. Musique pour musique, le Grec estima que, en cet instant, Sérénade eût mieux convenu. Il appuya sur un bouton. Un interphone grésilla :

« Qui est là ?

— Satrapoulos. »

Il eut envie d’enfoncer la grille à coups de pied. Elle s’ouvrit toute seule. Au pas de charge, il franchit une cinquantaine de mètres entre deux haies de rhododendrons, escalada le perron et se heurta, devant la porte ouverte, à un larbin en livrée :

« Où est votre patron ?

— Monsieur a-t-il rendez-vous ?

— Il est là ou pas ?

— J’ignore si M. Gonzalez del Salvador est là, monsieur. Il faut que je m’informe. »

S.S. le balaya d’un revers du bras :

« Pas la peine, je vais le trouver moi-même… Emilio ! »

À l’étage, que desservait un escalier central, il y eut un bruit de porte…

« Aurélien, qui est-ce ? »

Mimi apparut, en robe de chambre cramoisie. À la vue du Grec, son visage tourna au blanc fixe. Il contemplait sans trop y croire le petit homme en noir qui avait eu le culot de forcer sa porte :

« Si vous venez pour des excuses, c’est inutile. Je refuse de les accepter.

— Je n’ai à m’excuser de rien. Je viens chercher votre femme.

— Hein ?… Quoi ?… Que dites-vous ?…

— Vous m’avez parfaitement entendu ! Où est-elle ?

— Aurélien… Laissez-nous je vous prie… »

Le valet s’esquiva, à regret. À défaut de voir le spectacle, il en serait réduit à en capter les échos en collant son oreille aux portes.

« Olympe !… cria Socrate.

— Mais voyons vous êtes fou !… Vous êtes chez moi !…

— Olympe ! Où êtes-vous ?

— Elle n’est pas là !… Elle n’est pas là !… s’interposa Mimi d’une voix qui avait grimpé de plusieurs tons entre la première et la dernière syllabe.

— Bon ! Puisque vous ne voulez pas le dire, j’irai la chercher tout seul ! »

Le Grec gravit trois marches. Mimi, bras tendus, lui barra le passage :

« Calmez-vous, voyons !… Calmez-vous !… Allons par là, venez ! Mon bureau…

— Je me fous de votre bureau ! Je veux votre femme !

— Voilà, nous y sommes… Je vous sers un verre… Enfin, ce n’est pas possible, expliquez-vous ! Asseyez-vous !… »

S.S. faillit lui répondre, entrer dans son jeu : temps perdu ! Il tourna les talons, sortit du bureau et se propulsa au premier étage, ouvrant les portes à la volée…

« Olympe !… »

Médusé, Mimi le suivait deux mètres en arrière :

« Enfin !… Vous ne pouvez pas !… Vous n’avez pas le droit !… Vous n’avez pas votre bon sens !

— Olympe !… Olympe !… »

Il la trouva dans sa chambre. Depuis le début, la Menelas avait entendu ce qui se passait. Plutôt que se montrer ou prendre parti, elle s’était recroquevillée dans un coin, rendue à son éternelle condition, retrouvant les réflexes primitifs de la femelle que se disputent deux mâles. Elle osa à peine lever les yeux sur le Grec. Il lui dit très doucement :

« Olympe, je viens vous chercher pour vous épouser. Si vous ne me suivez pas maintenant, je reviendrai demain, et après-demain, et tous les jours de ma vie jusqu’à ce que je vous emmène. Je vous attends en bas.

— Il est fou !… gémit Mimi… Il est fou !

— Vous, foutez-moi la paix ! Si vous vous croyez capable d’intervenir, allez-y ! Défendez-vous ! Défendez-la !… Empêchez-moi ! »

Il dévala l’escalier sans même lui prêter attention. Emilio éclata :

« J’appelle la police !… Je ne permettrai pas !… Ça va vous coûter cher !

— J’espère bien. Une femme pareille ne coûte jamais assez cher. Vous auriez dû le comprendre avant. »

On entendit la voix mélodieuse de la Menelas :

« Aurélien !… »

La livrée se précipita, sans un regard pour les deux hommes. Mimi ricana :

« Vous ne pensez tout de même pas qu’elle va vous suivre ! »

Le Grec resta de marbre.

« Vous êtes un aventurier, monsieur ! Même pas, vous êtes un salaud ! Et ma femme pense la même chose de vous ! »

Aurélien fit un second passage. Il portait sous le bras deux grosses valises. Mimi s’étrangla :

« Aurélien ! Où allez-vous ?…

— C’est Madame, monsieur… répondit-il avec un air lugubre et fataliste.

— Ah ! c’est trop fort !… C’est trop fort ! »

En effet, cela devait l’être : Mimi abandonna le champ de bataille et entra dans son bureau dont il claqua violemment la porte. La Menelas apparut en haut de l’escalier. Elle en descendit lentement les marches, caressant de la main, comme pour un adieu définitif, la rampe d’acajou poli. Arrivée devant le Grec, elle le regarda longuement, droit dans les yeux, sans ciller.

« Je suis prête.

— Voulez-vous le revoir ? »

Elle secoua la tête :

« Je suis prête. »

Socrate lui prit la main, l’étreignit en silence et l’entraîna sur le perron. Au bout de l’allée, la Bentley, les routes, la mer, le ciel et les nuages.


L’orchestre jouait en sourdine sur le Pégase ancré à deux milles au large de la baie de Tahiti. Les mets avaient défilé sur la table sans que Socrate ou Olympe n’y touchent. Ils ne parlaient pas, ne bougeaient pas, ne se touchaient pas. Seulement, par-dessus la lueur tremblotante des chandelles, leurs yeux s’interrogeaient. Pour une fois, le Grec n’était pas pressé de posséder ce qu’il était en droit de considérer comme sien. Il avait le temps… Il avait installé la Menelas dans sa cabine dont il avait fait sortir ses propres affaires. L’après-midi et le crépuscule s’étaient écoulés doucement, sans fièvre…

« Votre piano restera toujours dans votre appartement. Vous n’avez rien mangé… Voulez-vous boire ?

— Non. Vous avez bu pour moi.

— C’est vrai. Je bois depuis quarante-huit heures. Quand je ne dors pas, je bois.

— Pas couché du tout ?

— Non…

— Fatigué ?

— Non. Je flotte. Une sensation merveilleuse. Et vous ?

— Je flotte aussi. C’est bon.

— J’aimerais vous emmener marcher sur le sable. Voulez-vous ?

— Oui. »

Une minute plus tard, le moteur du hors-bord ronflait. À l’avant, une bâche recouvrait quelque chose de volumineux. Quand le canot s’échoua sur la plage, le Grec chuchota une phrase à l’oreille de Stavenos. Il aida la Menelas à descendre. Elle quitta ses chaussures et fit quelques pas. S.S. la rattrapa. Le canot repartit vers le large, rendant la nuit à son silence. Très loin devant eux, il y avait des lumières semblant clignoter sous l’effet de la distance. Socrate leva la tête et regarda le ciel :

« Vous connaissez le nom des étoiles ?

— Oui.

— C’est quoi, ça, là-haut, à gauche ?

— Celle-là, au bout ? Arcturus. Au-dessus de vous, Cassiopée. Vous l’apercevez ?… À droite de la Grande Ourse. Encore plus loin à droite, la nébuleuse d’Andromède.

— C’est quoi, les nébuleuses ?

— De la poussière d’étoiles. Vous ne savez pas ça ?

— Il y a tellement de choses que j’ignore… »

Elle lui prit la main.

« Savez-vous combien il y a d’étoiles dans le ciel ?

— Ma foi…

— Imaginez la surface entière de la Terre. Imaginez maintenant qu’elle corresponde à la surface du ciel. Eh bien, pour chaque centimètre carré, il y a environ quinze cents étoiles.

— C’est vrai ?

— Oui, c’est vrai. Et chacune de ces étoiles naît, grandit et meurt.

— Comment meurent-elles ?

— La plupart du temps, elles explosent. »

Le Grec eut un rire silencieux :

« Dans mon genre, je dois être une espèce d’étoile.

— Vous avez envie d’exploser ?

— Si j’avais le choix, oui. Disons en tout cas que je n’ai pas envie de m’éteindre. »

Elle lui fit face. La nuit était si noire qu’il ne voyait pas ses yeux. Il sentait son souffle, tout contre son visage. Elle murmura :

« Moi non plus. Plus maintenant. »

Il perçut le frôlement de ses cheveux contre sa joue. Avec une douceur à couper le souffle, il referma ses bras autour d’elle… Elle tremblait.

« Venez. Il faut que je vous montre quelque chose. »

Il l’entraîna dans la direction d’où ils arrivaient. Là où avait accosté le bateau, il y avait trois masses sombres posées sur le sable, deux grandes et une petite.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Vos bagages. Savez-vous ce qu’il y a dedans ?

— Des robes, des bijoux, des fourrures. Ce que j’ai de précieux. Pourquoi ?

— Je vais les brûler. »

On lui avait tellement vanté les colères de la « panthère » qu’il fut stupéfait de sa réaction. Elle laissa simplement tomber :

« Ah !… Pourquoi ?

— Parce que, ce soir, pour nous, tout commence. Je veux que rien ne reste du passé. Je vous veux nue, comme si vous veniez de naître. »

Il déboucha le jerrican d’essence et en arrosa les trois lourdes valises. Quand il eut terminé, il lui posa une dernière question :

« Olympe, pas de regrets ? »

En guise de réponse, elle lui pressa la main. Il craqua une allumette. Il y eut une grande flamme qui éteignit les étoiles et illumina le sable blanc, et la frange d’écume déposée sur le rivage par les vagues. Un tout petit feu sur une aussi grande plage, mais qui valait dix mille soleils. Ils s’éloignèrent vers la terre. Quand ils eurent franchi le talus, ils firent encore quelques mètres et le Grec s’assit. Il voulut la tirer vers lui. Elle résista à sa pression. Sa silhouette se découpait sur le halo rougeâtre des flammes mourantes qui se consumaient en contrebas. Lentement, elle fit passer sa robe au-dessus de sa tête. Elle se laissa glisser auprès de lui.

« Tiens… lui dit-elle… Tu as oublié ça. »

Dans sa main, il sentit les perles d’un collier.

« Jette-le !… », dit-il.

Elle le lança au loin, dans les broussailles. Elle lui prit le visage entre ses mains et s’allongea contre lui, jusqu’à ce que leurs lèvres se touchent…

« Et maintenant… souffla-t-elle… Suis-je assez nue ? »


Kallenberg froissa les journaux avec irritation. Depuis trois mois, l’enlèvement de la Menelas par Satrapoulos prenait le pas sur les plus graves nouvelles internationales. On signalait le couple simultanément dans plusieurs points du monde. Ils avaient déjeuné dans un bistrot d’Acapulco, acheté de l’or à Beyrouth, donné une fête en Floride, rencontré un ténor de la politique à Berlin-Ouest. Tout cela le même jour. Foutaises !… Pourquoi l’insignifiante personne du Grec passionnait-elle la presse ? Combien payait-il pour qu’on parle de lui ? Si le public avait su que son héros de pacotille s’était fait rouler de plusieurs millions de dollars !…

Seulement, lui, Kallenberg, préférait rester dans l’ombre et tirer les ficelles. C’était peut-être moins glorieux — bien que l’injuste silence entourant ses succès le rendît parfois amer — mais infiniment plus efficace.

« Ça va Greta… Je vous appelle tout à l’heure. »

Il prit un fugace plaisir à ne pas ôter la main qu’il gardait coincée entre ses cuisses, sous la jupe. Elle virevolta en souriant et se dégagea. Quand elle fut sortie, Barbe-Bleue opéra diverses combinaisons sur les cadrans de son coffre-fort. La porte s’ouvrit. Il s’empara d’un dossier portant simplement la mention « Baran ». À voix haute, il ricana :

« Maintenant, pauvre con, il va falloir payer ! »

Il sortit du dossier le contrat par lequel Socrate allait devoir lui céder trente-cinq pour cent du fret de l’Arabie Saoudite. Il étala la feuille bien à plat sur son bureau. Avec un certain malaise, il réalisa que quelque chose, quelque part, ne collait pas. Quoi, il n’en savait rien encore. Ce qu’avait enregistré son œil refusait de parvenir à son cerveau. Et pourtant !… Là, en bas de la page, à l’endroit précis où il avait contraint le Grec à apposer son paraphe, la signature avait disparu !… Fébrilement, il regarda le papier en transparence : rien. C’était une absence énorme, impossible, quelque chose qui révoltait l’intelligence. Il retourna la feuille à l’envers, n’admettant pas que ses yeux pussent lui jouer un tour pareil. Mais non… Le papier était aussi blanc que si jamais un stylo ne l’avait effleuré.

Il bondit de son fauteuil avec une force sauvage et se rua comme un fou dans le couloir.

« Greta !… Greta !… »

Tout en sachant très bien que le désastre était irrémédiable. Par un procédé qu’il ne s’expliquait pas, cette ordure de Grec avait réussi à le posséder.

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