DEUXIÈME PARTIE LES JEUX DU DIABLE

I LES TÉMOINS

Toute jeunette, et pas plus grosse encore que le pouce, une poire pendait hors de l’espalier.

Sur le banc de pierre, trois personnages étaient assis; le vieux comte de Bouville, au centre, qu’on interrogeait, et, à sa droite, le chevalier de Villebresme, commissaire du roi, et de l’autre côté le notaire Pierre Tesson qui prenait la déposition par écrit.

Le notaire Tesson portait bonnet de clerc sur un énorme crâne en dôme d’où tombaient des cheveux plats; il avait le nez pointu, le menton exagérément long et effilé, et son profil faisait penser au premier quartier de la lune.

— Monseigneur, dit-il avec grand respect, puis-je à présent vous lire votre témoignage?

— Faites, messire, faites, répondit Bouville.

Et sa main se dirigea, tâtonnante, vers le petit fruit vert dont il éprouva la dureté. «Le jardinier aurait dû veiller à rattacher la branche», pensa-t-il.

Le notaire se pencha vers l’écritoire posée sur ses genoux et commença:

— Le dix-septième jour du mois de juin de l’an 1329 nous, Pierre de Villebresme, chevalier…

Le roi Philippe VI n’avait pas laissé les choses traîner. Deux jours après l’esclandre d’Amiens et les serments prononcés dans la cathédrale, il avait nommé une commission pour instruire l’affaire; et moins d’une semaine après le retour de la cour à Paris, l’enquête était déjà commencée.

— … et nous, Pierre Tesson, notaire du roi, sommes venus ouïr…

— Maître Tesson, dit Bouville, êtes-vous le même Tesson qui se trouvait précédemment attaché à l’hôtel de Monseigneur Robert d’Artois?

— Le même, Monseigneur…

— Et à présent vous voici notaire du roi? Fort bien, fort bien, je vous en complimente…

Bouville se redressa un peu, croisa les mains par-dessus son ventre rond. Il était vêtu d’une vieille robe de velours, trop longue et démodée, comme on en portait au temps de Philippe le Bel, et qu’il usait dans son jardin.

Il se tournait les pouces, trois fois dans un sens, trois fois dans l’autre. La journée serait belle et chaude, mais la matinée gardait encore quelque trace des fraîcheurs de la nuit…

— … sommes venus ouïr haut et puissant seigneur le comte Hugues de Bouville, et l’avons entendu en le verger de son hôtel sis non loin le Pré-aux-Clercs…

— Comme le voisinage a changé depuis que mon père a fait construire cette demeure, dit Bouville. En ce temps-là, depuis l’abbaye Saint-Germain-des-Prés jusqu’à Saint-André-des-Arts, il n’y avait guère que trois hôtels: celui de Nesle, sur le bord de la rivière, celui de Navarre, en retrait, et le second séjour des comtes d’Artois qui leur servait de campagne, car autour ce n’étaient encore que prés et champs… Et voyez à présent comme tout s’est bâti!.. Toutes les fortunes neuves ont voulu s’établir de ce côté; les chemins sont devenus des rues. Jadis, par-dessus mon mur, je ne voyais que des herbages; et maintenant, par le peu de lumière que mes yeux ont encore, je n’aperçois que des toits. Et le bruit! Le bruit qui se fait dans ce quartier! On se croirait tout juste au cœur de la Cité. Si j’avais encore un peu d’âge devant moi, je vendrais cette maison et ferais bâtir ailleurs. Mais en est-il seulement question…

Et sa main s’éleva de nouveau, hésitante, vers la petite poire verte au-dessus de lui. Attendre la maturité d’un fruit, c’était bien tout le temps d’espérance auquel il osait encore prétendre, et le plus long projet qu’il s’autorisât. Il perdait la vue depuis de nombreux mois déjà. Le monde, les êtres, les arbres ne lui apparaissaient plus que comme au travers d’un mur d’eau. On a été actif et important, on a voyagé, siégé aux conseils royaux et participé à de grands événements; et l’on finit dans son jardin, la pensée ralentie et la vue brouillée, seul et presque oublié, sauf lorsque les gens plus jeunes ont à faire appel à vos souvenirs…

Maître Pierre Tesson et le chevalier de Villebresme échangèrent un regard de lassitude. Ah! ce n’était pas un témoin aisé que le vieux comte de Bouville dont le propos s’égarait sans cesse sur des banalités vagues; or il était homme trop noble et trop vieux pour qu’on pût le brusquer.

Le notaire reprit:

— … lequel nous a déclaré, de sa voix, les choses ci-après écrites, à savoir: que lorsqu’il était chambellan de notre Sire Philippe le Bel avant que celui-ci ne devînt roi, il eut connaissance du traité de mariage conclu entre feu Monseigneur Philippe d’Artois et Madame Blanche de Bretagne, et qu’il eut ledit traité entre les mains, et qu’audit traité il était précisément inscrit que la comté d’Artois irait par droit d’héritage audit Monseigneur Philippe d’Artois et, après lui, à ses hoirs mâles, issus dudit mariage…

Bouville agita la main:

— Je n’ai point assuré cela. J’ai eu le traité en mains, comme je vous l’ai dit et comme je l’ai indiqué à Monseigneur Robert d’Artois lui-même quand il m’est venu visiter l’autre jour, mais je n’ai point souvenance, en toute conscience, de l’avoir lu.

— Et pourquoi, Monseigneur, auriez-vous tenu ce traité devers vous, si ce n’était point pour le lire? demanda le sire de Villebresme.

— Pour le porter au chancelier de mon maître, afin qu’il le scellât, car le traité fut revêtu, cela je m’en souviens bien, du sceau de tous les pairs dont mon maître Philippe le Bel était, en tant que premier fils de la couronne.

— Ceci est à noter, Tesson, dit Villebresme. Tous les pairs ont apposé leur sceau… Sans même avoir lu la pièce, Monseigneur, vous saviez bien que l’héritage d’Artois y était assuré au comte Philippe et à ses hoirs mâles?

— Je l’ai ouï dire, répondit Bouville, et ne puis rien certifier d’autre.

La manière qu’avait ce jeune Villebresme de lui faire déclarer plus qu’il ne voulait l’irritait un peu. Il n’était pas né, ce garçon, et son père était encore bien loin de l’engendrer, quand s’étaient passés les faits sur lesquels il enquêtait! Les voilà bien, ces petits officiers royaux, tout gonflés de leur charge neuve. Un jour ils se retrouveraient, eux aussi, vieux et seuls, contre l’espalier de leur jardin… Oui, Bouville se souvenait de ces choses inscrites au traité de mariage de Philippe d’Artois. Mais quand en avait-il entendu parler pour la première fois? Au moment du mariage même, en 1282, ou bien quand le comte Philippe était mort, en 98, de ses blessures reçues à la bataille de Fumes? Ou bien encore après que le vieux comte Robert II eut été tué à la bataille de Courtrai, en 1302, ayant survécu de quatre ans à son fils, d’où le procès entre sa fille Mahaut et son petit-fils Robert III l’actuel…

On demandait à Bouville de fixer un souvenir qui pouvait se placer à un quelconque moment sur une période de plus de vingt ans. Et ce n’étaient pas seulement le notaire Tesson et ce sire de Villebresme qui étaient venus lui presser la cervelle, mais Monseigneur Robert d’Artois lui-même, plein de courtoisie et de révérence, il fallait en convenir, mais tout de même parlant fort, s’agitant beaucoup et écrasant les fleurs du jardin sous ses bottes.

— Alors rectifions de la sorte, dit le notaire ayant corrigé son texte:

…et qu’il eut ledit traité entre les mains, mais ne le tint que peu, et aussi se souvient qu’il fut scellé du sceau des douze pairs; et encore que le comte de Bouville nous a déclaré avoir ouï dire, alors, qu’audit traité était précisément inscrit que la comté d’Artois…

Bouville approuva de la tête. Il aurait préféré qu’on supprimât ce petit «alors», «ouï dire, alors…» que le notaire avait introduit dans sa phrase. Mais il était fatigué de lutter. Et un mot a-t-il tellement d’importance?

— … irait à ses hoirs mâles issus dudit mariage; et encore nous a certifié que le traité fut bien placé aux registres de la cour, et encore tient pour vrai qu’il fut soustrait plus tard auxdits registres par manœuvres de malice et sur l’ordre de Madame Mahaut d’Artois…

— Je n’ai point dit cela non plus, fit Bouville.

— Vous ne l’avez point dit sous cette forme, Monseigneur, répondit Villebresme, mais cela ressort de votre déposition. Reprenons ce que vous avez certifié: d’abord que le traité de mariage a existé; secondement que vous l’avez vu, troisièmement qu’il fut mis aux registres…

— … revêtu du sceau des pairs…

Villebresme échangea un nouveau regard lassé avec le notaire.

— … revêtu du sceau des pairs, répéta-t-il pour faire plaisir au témoin. Vous certifiez encore que ce traité excluait de l’héritage la comtesse Mahaut, et qu’il disparut des registres de sorte qu’il ne put être produit au procès qu’intenta Monseigneur Robert d’Artois à sa tante. Qui pensez-vous donc qui l’ait fait soustraire? Croyez-vous que ce soit le roi Philippe le Bel qui en ait donné l’ordre?

La question était perfide. N’avait-on pas dit bien souvent que Philippe le Bel, pour avantager la belle-mère de ses deux derniers fils, avait rendu en sa faveur un jugement de complaisance? Bientôt on irait prétendre que c’était Bouville lui-même qui avait été chargé de faire disparaître les pièces!

— Ne mêlez pas, messire, la mémoire du roi le Bel, mon maître, à un acte si vilain, répondit-il avec dignité.

Par-dessus les toits et les frondaisons, les cloches sonnèrent au clocher de Saint-Germain-des-Prés. Bouville pensa que c’était l’heure à laquelle on lui apportait une écuelle de fromage caillé; son physicien lui avait recommandé d’en prendre trois fois le jour.

— Donc, reprit Villebresme, il faut bien que le traité ait été enlevé à l’insu du roi… Et qui pouvait avoir intérêt à ce qu’il fût dérobé, sinon la comtesse Mahaut?

Le jeune commissaire tapota du bout des doigts la pierre du banc; il n’était pas mécontent de sa démonstration.

— Oh! certes, fit Bouville, Madame Mahaut est capable de tout.

Sur ce point, sa conviction ne datait pas de la veille. Il savait Mahaut coupable de deux crimes, et bien autrement graves qu’un vol de parchemins. Elle avait tué, assurément, le roi Louis X; elle avait tué, sous ses yeux à lui, Bouville, un enfant de cinq jours qu’elle pensait être le roi posthume… et toujours pour garder sa comté d’Artois. Vraiment, c’était un souci bien sot que de se faire à son sujet scrupule d’exactitude! Elle avait volé le contrat de mariage de son frère, certainement, ce contrat dont elle avait le front de nier, et par serment, qu’il eût jamais existé! L’horrible femme… À cause d’elle, le véritable héritier des rois de France grandissait loin de son royaume, dans une petite ville d’Italie, chez un marchand lombard qui le croyait son fils… Allons! Il ne fallait pas penser à cela. Bouville avait naguère versé ce secret, qu’il était seul à détenir, dans l’oreille papale. Ne plus y penser, jamais… de peur d’être tenté d’en parler. Et puis, que ces enquêteurs s’en aillent, au plus vite!

— Vous avez raison, laissez ce que vous avez écrit, dit-il. Où dois-je signer?

Le notaire tendit la plume à Bouville. Celui-ci distinguait mal le bord du papier. Son paraphe sortit un peu de la feuille. On l’entendit encore marmonner:

— Dieu finira bien par lui faire expier ses fautes, avant de la remettre à la garde du diable.

Un peu de poudre à sécher fut répandue sur sa signature. Le notaire replaça feuilles et écritoire dans son sac de cuir noir; puis les deux enquêteurs se levèrent pour prendre congé. Bouville les salua de la main sans se lever. Ils n’avaient pas fait cinq pas qu’ils n’étaient plus pour lui que deux ombres vagues se dissolvant derrière le mur d’eau.

L’ancien chambellan agita une clochette posée à côté de lui, pour réclamer son lait caillé. Diverses pensées le tracassaient. Comment son maître vénéré, le roi Philippe le Bel, au rendu de son jugement pour l’Artois, avait-il pu oublier l’acte qu’il avait auparavant ratifié, comment ne s’était-il pas soucié de la disparition de cette pièce? Ah! les meilleurs rois ne commettent pas seulement de belles actions…

Bouville se disait aussi qu’il irait un prochain jour faire visite au banquier Tolomei, afin de s’informer de Guccio Baglioni… et de l’enfant… mais sans insister, comme par une politesse de conversation. Le vieux Tolomei ne bougeait presque plus de son lit. C’étaient les jambes, chez lui, qui étaient prises. La vie s’en va ainsi; pour l’un c’est l’oreille qui se ferme, pour l’autre les yeux qui s’éteignent, ou les membres qui cessent de se mouvoir. On compte le passé en années, mais on n’ose plus penser l’avenir qu’en mois ou en semaines.

«Vivrai-je encore quand ce fruit sera mûr, et le pourrai-je cueillir?» songeait le comte de Bouville en regardant la poire de l’espalier.


Messire Pierre de Machaut, seigneur de Montargis, était un homme qui ne pardonnait jamais les injures, même aux morts. Le trépas de ses ennemis ne suffisait pas à apaiser ses ressentiments.

Son père, pourvu d’un haut emploi au temps du Roi de fer, en avait été destitué par Enguerrand de Marigny, et la fortune de la famille en avait grandement souffert. La chute du tout-puissant Enguerrand avait été pour Pierre de Machaut une revanche personnelle; le grand jour de sa vie restait celui où, comme écuyer du roi Louis Hutin, il avait conduit Monseigneur de Marigny au gibet. Conduit, c’était manière de dire; accompagné, plutôt, et pas au premier rang, mais parmi nombre de dignitaires plus importants que lui. Toutefois, les années passant, ces seigneurs l’un après l’autre étaient décédés, ce qui permettait à messire Pierre de Machaut, chaque fois qu’il racontait ce trajet mémorable, de s’avancer d’une place dans la hiérarchie du cortège.

D’abord il s’était contenté d’avoir défié des yeux messire Enguerrand debout sur sa charrette et de lui avoir bien prouvé par son visage que quiconque nuisait aux Machaut, si élevé fût-il, bientôt en recueillait malheur.

Ensuite, le souvenir embellissant les choses, il assurait que Marigny, pendant cette ultime promenade, non seulement l’avait reconnu mais encore s’était adressé à lui en disant tristement:

— Ah! c’est vous, Machaut! Vous triomphez à présent; je vous ai nui, je m’en repens.

Aujourd’hui, après quatorze ans écoulés, il semblait qu’Enguerrand de Marigny allant à son supplice n’ait eu de paroles que pour Pierre de Machaut et, de la prison jusqu’à Montfaucon, ne lui eût rien celé de l’état de sa conscience.

Petit, les sourcils gris joints au-dessus du nez, la jambe raidie par une mauvaise chute en tournoi, Pierre de Machaut continuait de faire soigneusement graisser des cuirasses qu’il n’endosserait plus jamais. Il était vaniteux autant que rancunier, et Robert d’Artois le savait bien qui avait pris la peine d’aller le visiter deux fois pour qu’il lui parlât justement de cette fameuse chevauchée auprès de la charrette de messire Enguerrand.

— Eh bien! contez donc tout cela aux commissaires du roi qui viendront vous demander témoignage sur mon affaire, avait dit Robert. Les avis d’un homme aussi preux que vous l’êtes sont choses d’importance; vous éclairerez le roi et vous acquerrez grande gratitude de sa part comme de la mienne. Vous a-t-on jamais pensionné pour les services que votre père et vous-même rendîtes au royaume?

— Jamais.

Quelle injustice! Alors que tant d’intrigants, de bourgeois, de parvenus, s’étaient fait mettre pendant les derniers règnes sur la liste des dons de la cour, comment avait-on pu oublier un homme d’aussi grande vertu que messire de Machaut? Oubli volontaire, à n’en pas douter, et inspiré par la comtesse Mahaut qui avait toujours eu partie liée avec Enguerrand de Marigny!

Robert d’Artois veillerait personnellement à ce que cette iniquité fût réparée.

Si bien que lorsque le chevalier de Villebresme, toujours flanqué du notaire Tesson, se présenta chez l’ancien écuyer, celui-ci ne mit pas moins de zèle à répondre aux questions que le commissaire à les poser.

L’interrogatoire eut lieu dans un jardin voisin, comme c’était l’usage de justice, les dépositions devant être faites en lieu ouvert et à l’air libre.

À entendre Pierre de Machaut, on eût cru que l’exécution de Marigny s’était passée l’avant-veille.

— Ainsi, disait Villebresme, vous étiez, messire, devant la charrette quand le sire Enguerrand en fut descendu auprès du gibet?

— Je suis monté dans la charrette, répondit Machaut, et d’ordre du roi Louis X je demandai au condamné de quelles fautes de gouvernement il voulait s’accuser avant de comparaître devant Dieu.

En réalité, c’était Thomas de Marfontaine qui avait été chargé de cet office, mais Thomas de Marfontaine était mort depuis longtemps…

— Et Marigny continua de se donner pour innocent de toutes les fautes qui lui avaient été reprochées pendant son procès; il reconnut néanmoins… ce sont ses propres paroles où l’on retrouve bien sa fourberie… «Avoir pour des causes justes accompli des actions injustes». Alors je lui demandai quelles étaient ces actions, et il m’en cita plusieurs, comme d’avoir destitué mon père, le sire de Montargis, et aussi d’avoir soustrait aux registres royaux le traité de mariage du feu comte d’Artois afin de servir l’intérêt de Madame Mahaut et de ses filles, les brus du roi.

— Ah! c’est donc lui qui fit accomplir ce retrait? Il s’en est accusé! s’écria Villebresme. Voilà qui est important. Notez, Tesson, notez.

Le notaire n’avait pas besoin de cet encouragement et grattait son papier avec entrain. Le bon témoin que ce sire de Machaut!

— Et savez-vous, messire, demanda Tesson prenant à son tour la parole, si le sire Enguerrand fut payé pour cette forfaiture?

Machaut eut une légère hésitation et ses sourcils gris se froncèrent.

— Certes, il le fut, répondit-il. Car je lui demandai encore s’il était vrai qu’il eût reçu, comme on le disait, quarante mille livres de Madame Mahaut pour lui faire gagner son procès devant le roi. Et Enguerrand baissa la tête en signe d’assentiment et de grande honte, et il me répondit: «Messire de Machaut, priez Dieu pour moi», ce qui était bien un aveu.

Et Pierre de Machaut croisa les bras d’un air de mépris triomphant.

— À présent tout est bien clair, dit Villebresme avec satisfaction.

Le notaire transcrivait les derniers points de la déposition.

— Avez-vous entendu déjà beaucoup de témoins? demanda l’ancien écuyer.

— Quatorze, messire, et il nous en reste le double à entendre, dit Villebresme. Mais nous sommes huit commissaires et deux notaires à nous partager la besogne.

II LE PLAIDEUR CONDUIT L’ENQUÊTE

Le cabinet de travail de Monseigneur d’Artois était décoré de quatre grandes fresques pieuses, assez platement peintes, où l’ocre et le bleu dominaient quatre figures de saints, «pour inspirer confiance», disait le maître du lieu. À droite, saint Georges terrassait le dragon; en face, saint Maurice, autre patron des chevaliers, se dressait en cuirasse et cotte azurée; sur le mur du fond, saint Pierre tirait de la mer ses inépuisables filets; sainte Madeleine, patronne des pécheresses, vêtue seulement de ses cheveux d’or, occupait la dernière paroi. C’était surtout vers ce mur-là que Monseigneur Robert aimait à porter les yeux.

Les poutres du plafond étaient pareillement peintes d’ocre, de jaune et de bleu, avec, de place en place, les blasons d’Artois, de Beaumont et de Valois. Des tables couvertes de brocarts, des coffres où traînaient des armes somptueuses, et de lourdes torchères de fer doré meublaient la pièce.

Robert se leva de son grand siège et rendit au notaire les minutes des dépositions qu’il venait de parcourir.

— Fort bien, fort bonnes pièces, déclara-t-il, surtout le dire du sire de Machaut qui paraît très spontané, et complète tout à propos celui du comte de Bouville. Décidément vous êtes habile homme, maître Tesson de la Chicane, et je ne regrette point de vous avoir élevé là où vous êtes. Sous votre face de Carême jeûné, il se cache plus d’astuce que dans la tête creuse de bien des maîtres au Parlement. Il faut reconnaître que Dieu vous a doté d’assez de place pour loger votre cervelle.

Le notaire eut un sourire obséquieux et inclina son crâne démesuré, coiffé du bonnet qui ressemblait à un énorme chou noir. Les compliments moqueurs de Monseigneur d’Artois dissimulaient peut-être quelque promesse d’avancement.

— Est-ce là toute la récolte? Avez-vous d’autres nouvelles à me donner pour ce jour? ajouta Robert. Où en sommes-nous avec l’ancien bailli de Béthune?

La procédure est une passion, comme le jeu. Robert d’Artois ne vivait plus que pour son procès, ne pensait, n’agissait qu’en fonction de sa cause. Cette quinzaine-là, la seule affaire de son existence était de se procurer des témoignages. Son esprit y travaillait de l’aube au soir, et même la nuit il se réveillait, tiré du rêve par une inspiration soudaine, pour sonner son valet Lormet qui arrivait tout somnolent et rechignant, et lui demander:

— Vieux ronfleur, ne m’as-tu pas parlé l’autre jour d’un certain Simon Dourin ou Dourier, qui fut clerc de plume chez mon grand-père? Sais-tu si l’homme vit toujours? Tâche demain à t’en enquérir.

À la messe, qu’il entendait chaque jour par convenance, il se surprenait à prier Dieu pour le succès de son procès. De la prière, il revenait tout naturellement à ses machinations, et se disait, pendant l’Évangile:

«Mais ce Gilles Flamand, qui fut autrefois écuyer de Mahaut et qu’elle a chassé pour quelque méfait… Voilà un homme, peut-être, qui pourrait témoigner pour moi. Il ne faut pas que j’oublie cela.»

On ne l’avait jamais vu plus assidu aux travaux du Conseil; il passait chaque jour plusieurs heures au Palais et donnait l’impression de s’employer ferme aux tâches du royaume; mais c’était seulement pour garder prise sur son beau-frère Philippe VI, se rendre indispensable et veiller à ce qu’on ne nommât aux emplois que des gens de son choix. Il suivait de fort près les arrêts de justice afin d’y puiser l’idée de quelque manœuvre. De tout le reste, il se moquait.

Qu’en Italie Guelfes et Gibelins continuassent à s’entre-déchirer, qu’Azzo Visconti ait fait assassiner son oncle Marco et barricadé la ville de Milan contre les troupes de l’empereur Louis de Bavière, tandis qu’en revanche Vérone, Vicence, Padoue, Trévise, se soustrayaient à l’autorité du pape protégé par la France, Monseigneur d’Artois le savait, l’entendait, mais n’y songeait qu’à peine.

Qu’en Angleterre le parti de la reine se trouvât en difficulté, et que l’impopularité de Roger Mortimer devînt chaque jour plus grande, Monseigneur d’Artois haussait les épaules. L’Angleterre, ces jours-là, ne l’intéressait pas, non plus que les lainiers des Flandres qui, pour les avantages de leur commerce, multipliaient les ententes avec les compagnies anglaises.

Mais que maître Andrieu de Florence, chanoine-trésorier de Bourges, fût pourvu d’un nouveau bénéfice ecclésiastique, ou que le chevalier de Villebresme passât à la Chambre aux deniers, ah! voilà qui était chose importante et ne pouvait supporter sursis! C’est que maître Andrieu, avec le sire de Villebresme, était des huit commissaires nommés pour instruire le procès d’Artois.

Ces commissaires, Robert les avait désignés à Philippe VI et pratiquement choisis… «Si l’on prenait Bouchait de Montmorency? Il nous a toujours loyalement servis… Si l’on prenait Pierre de Cugnières? Voilà un homme avisé que chacun s’accorde à respecter…» De même pour les notaires, dont ce Pierre Tesson depuis vingt ans attaché d’abord à l’hôtel de Valois, puis à la maison de Robert.

Jamais Pierre Tesson ne s’était senti si important; jamais il n’avait été traité avec tant de familière amitié, comblé d’autant de pièces d’étoffes pour les robes de son épouse, et de petits sacs d’or pour lui-même. Néanmoins il était fatigué, parce que Robert harcelait son monde et que la vitalité de cet homme était tout bonnement épuisante.

D’abord Monseigneur Robert était presque toujours debout. Sans arrêt il arpentait son cabinet, entre les hautes figures de saints. Maître Tesson ne pouvait décemment s’asseoir en présence de si grand personnage qu’un pair de France. Or les notaires ont l’habitude de travailler assis. Maître Tesson peinait donc à soutenir son sac de cuir noir qu’il n’osait poser sur les brocarts, et dont il extrayait les pièces l’une après l’autre; il redoutait d’achever ce procès avec un mal de reins pour la vie.

— J’ai vu, dit-il répondant à la question de Robert, l’ancien bailli Guillaume de la Planche, qui est présentement détenu au Châtelet. La dame de Divion était allée le visiter auparavant; il a bien témoigné comme nous l’attendions. Il demande que vous n’oubliez point de parler à messire Miles de Noyers pour sa grâce, car son affaire est mauvaise et il risque fort d’être pendu.[11]

— Je veillerai à ce qu’on le relâche; qu’il dorme tranquille. Et Simon Dourier, l’avez-vous entendu?

— Je ne l’ai pas entendu encore, Monseigneur, mais je l’ai approché. Il est prêt à déclarer par-devant les commissaires qu’il était présent le jour de 1302 où le comte Robert II, votre grand-père, peu avant de défunter, dicta la lettre qui confirmait votre droit à l’héritage d’Artois.

— Ah! Fort bien, fort bien.

— Je lui ai promis aussi qu’il serait repris dans votre hôtel et pensionné par vous.

— Pourquoi en avait-il été chassé? demanda Robert.

Le notaire esquissa le geste courbe de quelqu’un qui met de l’argent dans sa poche.

— Bah! s’écria Robert, il est vieux à présent, il a eu le temps de se repentir! Je lui donnerai cent livres l’an, le logement, et les draps.

— Manessier de Lannoy confirmera que les lettres soustraites furent brûlées par Madame Mahaut… Sa maison, comme vous le savez, allait être vendue pour payer ses dettes aux Lombards; il vous a grande grâce de lui avoir conservé un toit.

— Je suis bon; cela ne se sait pas assez, dit Robert. Mais vous ne m’apprenez rien sur Juvigny, l’ancien valet d’Enguerrand?

Le notaire baissa le nez d’un air coupable.

— Je n’en obtiens rien, dit-il; il refuse; il prétend qu’il ne sait pas, qu’il ne se souvient plus.

— Comment! s’écria Robert, je suis allé moi-même au Louvre, où il est pensionné pour faire bien peu, et je lui ai parlé! Et il s’obstine à ne pas se souvenir? Voyez donc si on ne peut le mettre un peu à la question. La vue des tenailles l’aidera peut-être à dire la vérité.

— Monseigneur, répondit le notaire tristement, on tourmente les prévenus, mais pas encore les témoins.

— Alors apprenez-lui que, si la mémoire ne lui revient pas, ses gages seront supprimés. Je suis bon; encore faut-il qu’on m’y aide.

Il saisit un chandelier de bronze qui pesait bien quinze livres et le fit sauter, tout en marchant, d’une main dans l’autre.

Le notaire pensa à l’injustice divine qui accorde tant de force musculaire à des gens qui ne l’emploient que pour s’amuser, et si peu aux pauvres notaires qui ont leur lourd sac de cuir noir à porter.

— Ne craignez-vous pas, Monseigneur, si vous supprimez à Juvigny ses gages, qu’il ne puisse les retrouver de la main de la comtesse Mahaut?

Robert s’arrêta.

— Mahaut? s’écria-t-il, mais elle ne peut plus rien; elle se terre, elle a peur. L’a-t-on vue à la cour ces temps-ci? Elle ne bouge plus, elle tremble, elle sait qu’elle est perdue.

— Dieu vous entende, Monseigneur, Dieu vous entende. Certes, nous gagnerons; mais cela n’ira pas sans encore quelques petites traverses…

Tesson hésitait à continuer, non tant par crainte de ce qu’il avait à dire qu’à cause du poids du sac. Encore cinq ou dix minutes à rester debout.

— J’ai été avisé, reprit-il, que nos gens d’enquête sont suivis en Artois, et nos témoins visités par d’autres que par nous. En outre, ces temps-ci, il y a eu certain va-et-vient de messagers entre l’hôtel de Madame Mahaut et Dijon. On a vu sa porte passée par divers chevaucheurs à la livrée de Bourgogne…

Mahaut cherchait à resserrer ses liens avec le duc Eudes, c’était chose bien claire. Or le parti de Bourgogne disposait à la cour de l’appui de la reine.

— Oui, mais moi j’ai le roi, dit Robert. La gueuse perdra, Tesson, je vous l’affirme.

— Il faudrait quand même produire les pièces, Monseigneur, parce que sans pièces… À des dires on peut toujours opposer d’autres dires… Le plus tôt sera le mieux.

Il avait de personnelles raisons pour insister. À inspirer tant de témoignages, voire à les extorquer par achat ou menaces, un notaire peut faire sa fortune, mais il risque aussi le Châtelet, et même la roue… Tesson ne souhaitait guère prendre la place de l’ancien bailli de Béthune.

— Elles viennent, vos pièces, elles viennent! Elles arrivent, je vous le dis! Croyez-vous que ce soit si facile de les obtenir?… À propos, Tesson, dit soudain Robert en désignant de l’index le sac de cuir noir, vous avez noté dans le témoignage du comte de Bouville que le traité de mariage avait été scellé par les douze pairs. Pourquoi avez-vous noté cela?

— Parce que le témoin l’a dit, Monseigneur.

— Ah oui… C’est très important, dit Robert songeur.

— Pourquoi donc, Monseigneur?

— Pourquoi? Parce que j’attends l’autre copie du traité, celle des registres d’Artois, qui doit m’être remise… et pour fort cher, d’ailleurs… Si les noms des douze pairs n’y figuraient pas, la pièce ne serait point bonne. Quels étaient les pairs en ce temps-là? Pour les ducs et comtes, c’est chose facile; mais les pairs d’Église, quels étaient-ils? Voyez comme il faut être attentif à tout?

Le notaire regarda Robert avec un mélange d’inquiétude et d’admiration.

— Savez-vous, Monseigneur, que si vous n’aviez pas été si grand sire, vous eussiez fait le meilleur notaire qui soit au royaume? Sans offense, je dis cela sans offense, Monseigneur!

Robert sonna pour qu’on raccompagnât son visiteur.

À peine le notaire se fut-il retiré que Robert sortit par une petite porte ménagée entre les hanches de la Madeleine — un jeu de décoration qui l’amusait fort — et courut à la chambre de son épouse. En ayant chassé les dames de parage, il dit:

— Jeanne, ma bonne amie, ma chère comtesse, faites savoir à la Divion d’interrompre l’écriture du traité de mariage: il y faut le nom des douze pairs de l’an 82. Les savez-vous? Eh bien, moi non plus! Où peut-on se les procurer sans donner l’éveil? Ah! que de temps perdu! Que de temps perdu!

La comtesse de Beaumont, de ses beaux yeux bleus limpides, contemplait son mari; un vague sourire éclairait son visage. Son géant avait encore trouvé quelque motif d’agitation. Très calmement elle dit:

— À Saint-Denis, mon doux ami, à Saint-Denis, aux registres de l’abbaye. Nous y relèverons sûrement les noms des pairs. Je vais y envoyer Frère Henry, mon confesseur, comme s’il voulait faire quelque recherche savante…

Une expression de tendresse amusée, de gratitude joyeuse, passa sur le large visage de Robert.

— Savez-vous, ma mie, dit-il en s’inclinant avec une grâce pesante, que si vous n’étiez pas si haute dame, vous eussiez fait le meilleur notaire du royaume?

Ils se sourirent, et dans les yeux de Robert la comtesse de Beaumont, née Jeanne de Valois, lut la promesse qu’il visiterait son lit le soir.

III LES FAUSSAIRES

On croit toujours, lorsqu’on s’engage sur le chemin du mensonge, que le trajet sera court et facile; on franchit aisément et même avec un certain plaisir les premiers obstacles; mais bientôt la forêt s’épaissit, la route s’efface, se ramifie en sentiers qui vont se perdre dans les marécages; chaque pas bute, s’enfonce ou s’enlise; on s’irrite; on se dépense en démarches vaines dont chacune constitue une nouvelle imprudence.

À première vue, rien de plus simple que de contrefaire un vieux document. Une feuille de vélin jaunie au soleil et usée dans la cendre, la main d’un clerc soudoyé, quelques sceaux appliqués sur des lacets de soie: voilà qui ne semble requérir que peu de temps et des dépenses modiques.

Pourtant, Robert d’Artois avait dû renoncer, provisoirement, à faire reconstituer le contrat de mariage de son père. Et cela, non seulement à cause de la recherche du nom des douze pairs, mais aussi parce qu’il fallait que l’acte fût rédigé en latin et que n’importe quel clerc n’était pas apte à fournir la formule utilisée naguère dans les traités des mariages princiers. L’ancien aumônier de la reine Clémence de Hongrie, instruit de ces matières, tardait à fournir l’entrée et l’issue de lettre; on n’osait trop le presser de peur que la démarche ne prît un air suspect.

Il y avait aussi la question des sceaux.

— Faites-les copier par un graveur de coins, d’après d’anciens cachets, avait dit Robert.

Or les graveurs de sceaux étaient assermentés; celui de la cour, interrogé, avait déclaré qu’on ne pouvait imiter exactement un sceau, que deux coins jamais n’étaient identiques, et qu’une cire scellée d’un faux coin se reconnaissait aisément aux yeux des experts. Quant aux coins originaux, ils étaient toujours détruits à la mort de leur propriétaire.

Donc il fallait se procurer d’anciens actes pourvus des cachets dont on avait besoin, détacher ceux-ci, ce qui n’était pas opération aisée, et les reporter sur la fausse pièce.

Robert conseilla à la Divion de rassembler ses efforts sur un document moins difficile et qui présentait une égale importance.

Le 28 juin 1302, avant de partir pour l’ost de Flandre, où il devait périr percé de vingt coups de lance, le vieux comte Robert II avait mis ses affaires en ordre et confirmé par lettre les dispositions qui assuraient à son petit-fils l’héritage du comté d’Artois.

— Et cela est vrai, tous les témoins l’affirment! disait Robert à sa femme. Simon Dourier se rappelle même quels vassaux de mon grand-père étaient présents, et de quels bailliages on apposa les sceaux. Ce n’est rien d’autre que la vérité que nous ferons éclater là!

Simon Dourier, ancien notaire du comte Robert II, fournit la teneur de la déclaration, autant que sa mémoire la pouvait restituer. L’écriture en fut faite par un clerc de la comtesse de Beaumont, nommé Dufour; mais le texte de Dufour avait trop de ratures, et puis sa main se reconnaissait.

La Divion alla en Artois porter ce texte à un certain Robert Rossignol, qui avait été clerc de Thierry d’Hirson, et qui recopia la lettre, non avec une plume d’oie, mais avec une plume de bronze, pour mieux déguiser son écriture.

Ce Rossignol, à qui l’on offrit en récompense un voyage à Saint-Jacques-de-Compostelle où il avait promis de se rendre en accomplissement d’un vœu de santé, avait un gendre appelé Jean Oliette qui s’entendait assez bien à détacher les sceaux. Cette famille décidément était pleine de ressources! Oliette enseigna son savoir à la dame de Divion.

Celle-ci revient à Paris, s’enferme avec Madame de Beaumont et une seule servante, Jeannette la Mesquine[12]; et voilà les trois femmes s’exerçant, à l’aide d’un rasoir chauffé et d’un crin de cheval trempé dans une liqueur spéciale qui l’empêchait de casser, à détacher les cachets de cire de vieux documents. On partageait le sceau en deux; puis on chauffait l’une des moitiés et on la réappliquait sur l’autre, en prenant entre elles les lacets de soie ou la queue de parchemin de la nouvelle pièce. Enfin on cuisait un peu le bord de la cire pour faire disparaître la trace de la coupure.

Jeanne de Beaumont, Jeanne de Divion et Jeanne la Mesquine se firent ainsi la main sur plus de quarante sceaux; elles ne travaillaient jamais deux fois au même endroit, se cachant tantôt dans une chambre de l’hôtel d’Artois, tantôt à l’hôtel de l’Aigle, ou encore en des demeures de campagne.

Robert pénétrait parfois dans la pièce, pour jeter un coup d’œil sur l’opération.

— Alors, mes trois Jeanne sont au labeur! lançait-il avec bonne humeur.

C’était la comtesse de Beaumont qui, des trois, était la plus habile.

— Doigts de femme, doigts de fée, disait Robert en baisant courtoisement la main de son épouse.

Le tout n’était pas de savoir détacher les sceaux; encore fallait-il se procurer ceux dont on avait besoin.

Le sceau de Philippe le Bel était aisé à trouver; il existait partout des actes royaux. Robert se fit confier par l’évêque d’Évreux une lettre concernant sa seigneurie de Conches, pièce qu’il avait à consulter, prétendit-il, et qu’il ne rendit jamais.

En Artois, la Divion mit ses amis Rossignol et Oliette, ainsi que deux autres mesquines, Marie la Blanche et Marie la Noire, à rechercher les anciens cachets de bailliages et de seigneuries.

Bientôt tous les sceaux furent réunis, sauf un seul, le plus important, celui du feu comte Robert II. La chose pouvait paraître absurde, mais c’était ainsi: tous les actes de famille étaient enfermés aux registres d’Artois, sous la garde des clercs de Mahaut, et Robert, mineur lors de la mort de son grand-père, n’en détenait aucun.

La Divion, grâce à une sienne cousine, approcha un personnage nommé Ourson le Borgne, qui possédait une patente du feu comte, scellée avec «lacs de foi», et qui paraissait disposé à s’en défaire moyennant trois cents livres. Madame Jeanne de Beaumont avait bien dit qu’on achetât la pièce à n’importe quel prix; mais la Divion ne possédait pas tant d’argent en Artois; et messire Ourson le Borgne, méfiant, n’acceptait pas de se défaire de sa patente contre seules promesses.

La Divion, à bout de ressources, se souvint d’avoir un mari qui vivait assez benoîtement dans la châtellenie de Béthune. Il ne lui avait jamais montré trop d’aigre jalousie, et maintenant que l’évêque Thierry était mort… Elle recourut à lui. Sans doute, c’étaient beaucoup de gens, à présent, mis dans la confidence; mais il fallait bien en passer par là. Le mari ne voulut pas prêter d’argent, mais consentit à se défaire d’un bon cheval sur lequel il avait été en tournoi et que la Divion fit accepter à messire Ourson en complément de gages, lui laissant également les quelques bijoux qu’elle avait sur elle.

Ah! elle se dépensait, la Divion! Elle ne ménageait ni son temps, ni sa peine, ni ses démarches, ni ses voyages. Ni sa langue. Et puis elle faisait attention à ne plus rien égarer; elle dormait la tête sur ses clefs.

La main crispée par l’angoisse, elle découpa au rasoir le sceau du feu comte Robert. Un sceau qui coûtait trois cents livres! Et comment retrouver le semblable si par malheur il allait se briser?

Monseigneur Robert s’impatientait un peu, parce que tous les témoins, maintenant, étaient entendus, et que le roi lui demandait, fort aimablement, et par marque d’intérêt, si les pièces dont il avait juré l’existence seraient bientôt présentées.

Encore deux jours, encore un jour de patience; Monseigneur Robert allait être content!

IV LES INVITÉS DE REUILLY

Robert d’Artois, pendant la saison chaude, et quand le service du royaume ou les soucis de son procès lui en laissent le temps, aime à passer les fins de semaine à Reuilly, dans un château qui appartient à sa femme par héritage Valois.

Les prairies et les forêts entretiennent une agréable fraîcheur autour de cette demeure. Robert garde là son oisellerie de chasse. La maisonnée est nombreuse, car beaucoup de jeunes nobles, avant d’obtenir la chevalerie, se placent chez Robert pour y être écuyers, sommeliers, ou valets de sa chambre. Qui ne parvient pas à entrer dans la maison du roi s’efforce d’être attaché à celle du comte d’Artois, se fait recommander par des parents influents et, une fois accepté, cherche à se distinguer par son zèle. Tenir la bride du cheval de Monseigneur, lui tendre le gant de cuir sur lequel se posera son faucon muscadin, apporter son couvert à table, incliner sur ses puissantes mains l’aiguière à eau, c’est s’avancer un peu dans la hiérarchie de l’État; venir secouer son oreiller, au matin, pour l’éveiller, c’est presque secouer l’oreiller du Bon Dieu, puisque Monseigneur, chacun s’accorde à le dire, fait à la cour la pluie et le beau temps.

Ce samedi du début de septembre, il a invité à Reuilly quelques seigneurs de ses amis dont le sire de Brécy, le chevalier de Hangest et l’archidiacre d’Avranches, et même le vieux comte de Bouville, à demi aveugle, qu’il a fait prendre en litière. Pour ceux qui voulaient se lever matin, il a offert une petite chasse au vol.

À présent ses hôtes sont réunis dans la salle de justice où lui-même, en vêtements de campagne, se tient familièrement assis dans son grand faudesteuil. La comtesse de Beaumont, son épouse, est présente, et aussi le notaire Tesson qui a posé sur une table son écritoire et ses plumes.

— Mes bons sires, mes amis, dit-il, j’ai requis votre compagnie afin que vous me portiez conseil.

Les gens sont toujours flattés qu’on requière leur avis… Les jeunes écuyers nobles présentent aux invités les breuvages d’avant repas, les vins aux aromates, les dragées épicées, et les amandes émondées sur des coupes de vermeil. Ils sont attentifs à ne faire ni bruit ni faute en leur service; ils ouvrent tout grands leurs yeux; ils se préparent des souvenirs; ils diront plus tard: «J’étais ce jour-là chez Monseigneur Robert; il y avait le comte de Bouville qui avait été chambellan du roi Philippe le Bel…»

Robert parle posément, sérieusement: une certaine dame de Divion, qu’il ne connaît que peu, s’est venue proposer pour lui remettre une lettre qu’elle tient, avec d’autres, de l’évêque Thierry d’Hirson… dont elle était la douce amie, confie-t-il en baissant un peu la voix. La Divion demande argent, naturellement; ces femmes-là sont toutes de même sorte! Mais le document semble d’importance. Toutefois, avant de l’acquérir, Robert veut s’assurer qu’on ne le gruge pas, que cette lettre est bonne, qu’elle peut servir comme pièce à son procès et que ce n’est pas là quelque œuvre de faussaire fabriquée seulement pour lui soutirer monnaie. C’est pourquoi il a convié ses amis, qui sont d’avis sage et plus habiles que lui en matière d’écrits, à examiner la pièce.

De temps en temps Robert lance un coup d’œil à sa femme pour s’assurer de l’effet produit. Jeanne incline la tête, imperceptiblement; elle admire la grosse malice de son époux, et comme ce géant retors joue bien les naïfs quand il veut tromper. Il fait l’inquiet, le soupçonneux… Les autres ne vont pas manquer d’approuver si bonne lettre; ayant approuvé ils ne se dédiront plus de leur opinion, et à travers les milieux de la cour et du Parlement se répandra la nouvelle que Robert tient en main la preuve de son droit.

— Faites entrer cette dame Divion, dit Robert avec un air sévère.

Jeanne de Divion apparaît, bien provinciale, bien modeste; de la guimpe de lin sort son visage triangulaire, aux yeux cernés d’ombre. Elle n’a pas besoin de contrefaire l’intimidée; elle l’est. Elle sort d’une grande bourse d’étoffe un parchemin roulé d’où pendent plusieurs sceaux, et le remet à Robert qui le déploie, le considère un moment, puis le passe au notaire.

— Examinez les sceaux, maître Tesson.

Le notaire vérifie l’attache des lacets de soie, incline sur le vélin son énorme bonnet noir et son profil en croissant de lune.

— C’est bien le sceau du feu comte votre grand-père, Monseigneur, dit-il d’un ton convaincu.

— Voyez, mes bons sires, dit Robert.

On se transmet le document de main en main. Le sire de Brécy confirme que les sceaux des bailliages d’Arras et de Béthune sont excellents; le comte de Bouville approche la pièce de ses yeux fatigués; il ne distingue que la tache verte au bas de la lettre; il palpe la cire, douce sous le doigt, et les larmes s’échappent de ses paupières:

— Ah! murmure-t-il, le sceau de cire verte de mon bon maître Philippe le Bel!

Et il y a un moment de grand attendrissement, un instant de silence où l’on respecte les longs souvenirs de ce vieux serviteur de la couronne.

La Divion, qui se tient en retrait contre un mur, échange un regard discret avec la comtesse de Beaumont.

— À présent, lisez-nous cela, maître Tesson, commande Robert.

Et le notaire, ayant repris le parchemin, commence:

— Nous, Robert de France, pair et comte d’Artois…

Les formules initiales ont la tournure habituelle; l’assistance écoute avec calme.

— … et ci déclarons en présence des seigneurs de Saint-Venant, de Saint-Paul, de Waillepayelle, chevaliers, qui scelleront de leurs sceaux, et de maître Thierry d’Hirson, mon clerc…

Quelques regards se sont portés vers la Divion qui baisse le nez.

«Habile, habile, d’avoir mentionné l’évêque Thierry, pense Robert; cela authentifie les témoignages sur son rôle; tout cela s’enchaîne bien.»

— … que lors du mariage de notre fils Philippe nous lui avons fait investiture de notre comté, nous en réservant la jouissance notre vie durant, et que notre fille Mahaut y a consenti et qu’elle a renoncé à ladite comté…

— Ah! Mais c’est chose capitale, cela, s’écrie Robert. C’est plus que je n’attendais! Jamais nul ne m’avait dit que Mahaut eût consenti! Vous voyez, mes amis, quelle est sa vilenie!.. Continuez, maître Tesson.

Les assistants sont fort impressionnés. On hoche la tête, on se regarde… Oui, la pièce est d’importance.

— … et à présent que Dieu a rappelé à lui notre cher et bien-aimé fils le comte Philippe, demandons à notre seigneur le roi, s’il nous vient qu’à la guerre Dieu fasse sa volonté de nous, que notre seigneur le roi veille à ce que les hoirs de notre fils n’en soient pas déshérités.

Les têtes continuent d’approuver avec dignité; le chevalier de Hangest, qui est du Parlement, écarte les mains, en direction de Robert, d’un geste qui signifie: «Monseigneur, votre procès est gagné.»

Le notaire achève:

— … et avons ceci scellé de notre sceau, en notre hôtel d’Arras, le vingt-huitième jour de juin de l’an de grâce treize cent vingt-deux.

Robert ne peut réprimer un sursaut. La comtesse de Beaumont pâlit. La Divion, contre son mur, se sent mourir.

Ils ne sont pas les seuls à avoir entendu treize cent vingt-deux. Dans l’auditoire les têtes se sont tournées avec surprise vers le notaire qui lui-même donne quelques signes d’affolement.

— Vous avez lu treize cent vingt-deux? demande le chevalier de Hangest. C’est treize cent et deux que vous voulez dire, l’année de la mort du comte Robert?

Maître Tesson voudrait bien pouvoir s’accuser d’un lapsus; mais le texte est là, sous les yeux, portant clairement treize cent vingt-deux. Et l’on va demander à revoir la pièce. Comment cela a-t-il pu se produire? Ah! Monseigneur Robert va être d’une humeur! Et lui-même, Tesson, dans quelle affaire s’est-il laissé engager. Au Châtelet… c’est au Châtelet que tout cela va finir!

Il fait ce qu’il peut pour réparer le désastre; il bredouille:

— Il y a un vice d’écriture… Mais oui, bien sûr, c’est treize cent et deux qu’il faut lire…

Et prestement, il trempe sa plume dans l’encre, rature, biffe quelques lettres, rétablit la date correcte.

— Est-ce bien à vous de corriger ainsi? lui dit le chevalier de Hangest d’un ton un peu choqué.

— Mais oui, messire, dit le notaire; il y a deux points marqués sous le mot, et c’est l’habitude des notaires de corriger les mots mal écrits sous lesquels des points sont mis…

— Cela est vrai, confirme l’archidiacre d’Avranches.

Mais l’incident a détruit toute la belle impression produite par la lecture.

Robert appelle un écuyer, lui commande à l’oreille de faire hâter le repas, et puis s’efforce de ranimer la conversation:

— En somme, maître Tesson, pour vous la lettre est bonne?

— Certes, Monseigneur, certes, s’empresse de répondre Tesson.

— Et pour vous aussi, messire l’archidiacre?

— Je la pense bonne.

— Peut-être, dit le sire de Brécy d’une voix amicale, devriez-vous la faire comparer avec d’autres lettres du feu comte d’Artois, de la même année…

— Et le moyen, mon bon, répond Robert, le moyen de comparer quand ma tante Mahaut tient tout en ses registres! Je crois la pièce bonne. On n’invente pas pareilles choses! Moi-même je n’en savais pas tant, et particulièrement que Mahaut eût renoncé.

À ce moment une sonnerie de trompes résonne dans la cour. Robert frappe dans ses mains.

— On corne l’eau, Messeigneurs! Passons à nous laver les mains, et allons dîner.


Il écumait en arpentant la chambre de la comtesse son épouse, et le plancher tremblait sous son pas.

— Et vous l’avez lue! Et Tesson l’a lue! Et la Divion l’a lue! Et personne, personne de vous n’a été capable de voir ce malheureux vingt-deux qui risque de faire crouler tout notre édifice!

— Mais vous-même, mon ami, répond calmement Jeanne de Beaumont, vous avez lu et relu cette lettre, et vous en étiez fort satisfait il me semble.

— Eh oui! je l’ai lue, et moi non plus je n’ai pas vu ce vice! Lire des yeux et lire de voix, ce n’est pas la même chose. Et pouvais-je penser qu’on allait commettre pareille sottise! Il a fallu que cet âne de notaire… Et l’autre âne qui a écrit la lettre… comment s’appelle-t-il celui-là? Rossignol?… Cela se prétend capable de rédiger une pièce, cela vous extrait plus d’argent qu’il n’en faut pour bâtir, et ce n’est même pas capable de tracer la bonne date! Je vais le faire saisir ce Rossignol, pour qu’on le fouette jusqu’au sang!

— Il vous faudra le faire prendre à Saint-Jacques, mon ami, où il est en pèlerinage avec vos deniers.

— À son retour, alors!

— Ne craignez-vous pas qu’il parle un peu trop haut pendant qu’on le fouettera?

Robert haussa les épaules.

— Heureux encore que la chose se soit passée ici, et non en lecture devant le Parlement! Il vous faudra veiller davantage, ma mie, pour les autres pièces, à ce que de telles erreurs ne se commettent plus.

Madame de Beaumont trouvait injuste que la colère de son époux se tournât contre elle. Elle déplorait l’erreur tout autant que lui, s’en attristait également, mais après tout le mal qu’elle s’était donné, après s’être écorché les mains à couper la cire de tant de sceaux, elle estimait que Robert eût pu se contenir et ne pas la traiter en coupable.

— Après tout, Robert, pourquoi vous acharnez-vous tant à ce procès? Pourquoi risquez-vous et me faites risquer, ainsi qu’à tant de personnes de votre entourage, d’être un jour convaincus de mensonge et de faux?

— Ce ne sont pas des mensonges, ce ne sont pas des faux! hurla Robert. C’est le vrai que je veux faire éclater aux yeux de tous, alors qu’on s’est obstiné à le cacher!

— Soit, c’est le vrai, dit-elle; mais un vrai, avouez-le, qui a mauvaise apparence. Craignez, sous de tels habits, qu’on ne le reconnaisse pas! Vous avez tout, mon ami; vous êtes pair du royaume, frère du roi par moi qui suis sa sœur, et tout-puissant en son Conseil; vos revenus sont larges, et ce que je vous ai apporté par dot et héritage fait votre fortune enviable par tous. Que ne laissez-vous l’Artois! Ne pensez-vous pas que nous avons assez joué à un jeu qui peut nous coûter fort cher?

— Ma mie, vous raisonnez bien mal et je m’étonne de vous entendre, vous si sage d’ordinaire, parler de la sorte. Je suis premier baron de France, mais un baron sans terre. Mon petit comté de Beaumont, qui ne m’a été donné qu’en compensation, est domaine de la couronne: je ne l’exploite pas, on m’en sert les revenus. On m’a élevé à la pairie, vous venez de le dire vous-même, parce que le roi est votre frère; or, Dieu puisse nous le garder longtemps, mais un roi n’est pas éternel. Nous en avons vu suffisamment passer! Que Philippe vienne à mourir, est-ce moi qui aurai la régence? Que sa mâle boiteuse d’épouse, qui me hait et qui vous hait, s’appuie sur la Bourgogne pour régenter, serai-je aussi puissant, et le Trésor me paiera-t-il toujours mes revenus? Je n’ai point d’administration, je n’ai point de justice, je n’ai pas vraiment de grands vassaux, je ne peux point tirer de ma terre des hommes à moi qui me doivent toute obéissance et que je puisse placer aux emplois. Qui nantit-on des charges aujourd’hui? Des gens venus de Valois, d’Anjou, du Maine, des apanages et fiefs du bon Charles, votre père. Où puisé-je mes propres serviteurs? Parmi ceux-là. Je vous le répète, je n’ai rien. Je ne puis lever de bannières assez nombreuses qui fassent trembler devant moi. La puissance vraie ne se compte qu’au nombre de châtellenies qu’on commande et dont on peut tirer des hommes de guerre. Ma fortune ne repose que sur moi, sur mes bras, sur la place que j’occupe au Conseil; mon crédit n’est fondé que sur la faveur, et la faveur ne tient que ce que Dieu le veut. Nous avons des fils; eh bien! Pensez à eux, ma mie, et comme il n’est pas bien sûr qu’ils aient hérité ma cervelle, je voudrais bien leur laisser la couronne d’Artois… qui est leur lot par juste héritage!

Il n’en avait jamais dit aussi long sur ses pensées profondes, et la comtesse de Beaumont, oubliant ses griefs du moment précédent, voyait son mari lui apparaître sous un jour nouveau, non plus seulement comme le colosse rusé dont les intrigues l’amusaient, le mauvais sujet capable de toutes les coquineries, le trousseur de toutes les filles qu’elles fussent nobles, bourgeoises ou servantes, mais comme un vrai grand seigneur, raisonnant les lois de sa condition. Charles de Valois, lorsque autrefois il courait après un royaume ou une couronne d’empereur, et cherchait pour ses filles des alliances souveraines, justifiait ses actes par de semblables soucis.

À ce moment un écuyer frappa à la porte: la dame de Divion demandait à parler au comte, de toute urgence.

— Que me veut-elle encore, celle-là? Elle ne craint donc pas que je l’écrase? Faites-la venir.

La Divion apparut, hagarde, porteuse d’une très mauvaise nouvelle. Ses deux mesquines en Artois, Marie la Blanche et Marie la Noire, celles qui l’avaient aidée à acheter plusieurs des sceaux de la fausse lettre, se trouvaient en prison, appréhendée par les sergents de la comtesse Mahaut.

V MAHAUT ET BÉATRICE

— Que le diable vous fasse sécher les entrailles à tous, mauvaises gens que vous êtes! criait la comtesse Mahaut. Comment? je fais saisir ces deux femmes, par lesquelles on pouvait tout savoir, et pas plus tôt elles sont prises, voici qu’on les relâche?

La comtesse Mahaut, en son château de Conflans sur la Seine, près de Vincennes, venait d’apprendre, quelques minutes plus tôt, que les deux servantes de la Divion, arrêtées sur son ordre par le bailli d’Arras, avaient été libérées. Sa colère était grande et «les mauvaises gens» auxquels ses malédictions s’adressaient n’étaient représentés pour l’heure que par la seule Béatrice d’Hirson, sa demoiselle de parage, sur laquelle elle déchargeait sa fureur. Le bailli d’Arras était un oncle de Béatrice, un frère cadet de feu l’évêque Thierry.

— Ces mesquines, Madame… n’ont été relâchées que sur un ordre du roi, présenté par deux sergents d’armes, répondit calmement Béatrice.

— Allons donc! Le roi se moque bien de deux servantes qui tiennent cuisine dans un faubourg d’Arras! Elles ont été relâchées sur l’ordre de mon Robert qui a couru chez le roi pour obtenir leur élargissement. A-t-on seulement pris le nom des sergents? S’est-on assuré qu’ils étaient bien des officiers royaux?

— Ils se nomment Maciot l’Allemant et Jean Le Servoisier, Madame… répondit Béatrice avec la même calme lenteur.

— Deux sergents d’armes de Robert! Je connais ce Maciot l’Allemant; il est de ceux que mon gueux de neveu emploie à tous ses méchants coups. Et d’abord, comment Robert a-t-il été averti que les servantes de la Divion avaient été prises? demanda Mahaut en jetant sur sa dame de parage un regard chargé de soupçon.

— Monseigneur Robert a gardé beaucoup d’intelligences en Artois… vous ne l’ignorez pas, Madame.

— Je souhaite, dit Mahaut, qu’il n’en ait pas trouvé parmi les gens qui me touchent de près… Mais c’est déjà me trahir que de mal me servir, et je suis trahie de toutes parts. Ah! depuis la mort de Thierry, on dirait que vous n’avez plus de cœur pour moi. Des ingrats! Je vous ai tous couverts de mes bienfaits; depuis quinze ans je te traite comme ma propre fille…

Béatrice d’Hirson abaissa ses longs cils noirs et regarda vaguement le dallage. Son visage ambré, lisse, aux lèvres bien ourlées, ne trahissait aucun sentiment, ni humilité, ni révolte, simplement une certaine fausseté par cet abaissement des cils extraordinairement longs derrière lesquels s’abritait le regard.

— … Ton oncle Denis, dont j’ai fait mon trésorier pour complaire à Thierry, me gruge et me dérobe! Où sont les comptes des cerises de mon verger qu’il a vendues cet été sur le marché de Paris? Un jour viendra où j’exigerai contrôle de ses registres! Vous avez tout, terres, maisons, châteaux achetés avec les profits que vous faites sur moi! Ton oncle Pierre, un niais, que je nomme bailli, pensant que d’être si sot au moins il me sera fidèle, le voilà qui n’est plus même capable de tenir closes les portes de mes prisons! On en sort comme on veut, comme d’une auberge ou d’un bordeau!

— Mon oncle pouvait-il refuser, Madame… devant le cachet du roi?

— Et les quatre jours qu’elles ont passés en geôle, qu’ont-elles dit ces servantes de mauvaise putain? Les a-t-on fait parler? Ton oncle les a-t-il soumises à la question?

— Mais, Madame, dit Béatrice toujours de la même voix lente, il ne le pouvait sans ordre de justice. Voyez ce qui est advenu à votre bailli de Béthune…

D’un geste de sa grande main tavelée, Mahaut balaya l’argument.

— Non, vous ne me servez plus avec cœur, dit-elle, ou plutôt vous m’avez toujours mal servie!

Mahaut vieillissait. L’âge marquait son corps de géante; un rude duvet blanc croissait sur ses joues qui s’empourpraient au moindre mécontentement; la montée du sang lui découpait alors comme une bavette rouge sur la gorge. Au cours de l’année précédente elle avait connu plusieurs graves altérations de santé. Cette période lui était funeste, de toutes les manières.

Depuis son parjure d’Amiens et la constitution de la commission d’enquête, son caractère s’aigrissait, jusqu’à devenir odieux. De plus, son esprit se fatiguait, elle mettait un peu toutes choses sur le même plan. La grêle avait-elle gâté les roses qu’elle faisait cultiver par milliers dans ses jardins, ou bien quelque accident était-il survenu aux machines hydrauliques qui alimentaient les cascades artificielles de son château d’Hesdin? Sa colère s’abattait, comme tempête, sur les jardiniers, sur les ingénieurs, sur les écuyers, sur Béatrice.

— Et ces peintures, faites il n’y a pas dix ans! criait-elle en montrant les fresques de la galerie de Conflans… Quarante-huit livres parisis, je les ai payées à cet imagier que ton oncle Denis avait fait venir de Bruxelles, et qui m’avait bien garanti qu’il emploierait les couleurs les plus fines[13]! Pas même dix ans, et regarde donc! L’argent des heaumes se ternit déjà et le bas de l’image est tout écaillé. Est-ce là bon travail honnête, je te le demande?

Béatrice s’ennuyait. La suite de Mahaut était nombreuse, mais composée seulement de gens âgés. Mahaut se tenait à présent assez éloignée de la cour de France qui était toute soumise à l’influence de Robert. Là-bas, à Paris, à Saint-Germain, autour du roi trouvé, c’étaient sans cesse joutes, tournois et fêtes, pour l’anniversaire de la reine, pour le départ du roi de Bohême, ou même sans raison, simplement pour se donner plaisirs. Mahaut n’y allait guère ou ne faisait que de brèves apparitions quand son rang de pair du royaume l’y obligeait. Elle n’était plus d’âge à danser caroles ni d’humeur à regarder les autres se divertir, surtout dans une cour où on la traitait si mal. Elle ne prenait même plus d’agrément à séjourner à Paris, en son hôtel de la rue Mauconseil; elle vivait retraite entre les hauts murs de Conflans, ou bien à Hesdin qu’elle avait dû remettre en état après les dévastations exercées par Robert en 1316.

Tyrannique depuis qu’elle n’avait plus d’amant — le dernier avait été l’évêque Thierry d’Hirson qui se partageait entre elle et la Divion, d’où la haine que Mahaut vouait à cette femme — et redoutant d’être saisie de malaises nocturnes, elle obligeait Béatrice à dormir au bout de sa chambre où stagnaient des odeurs accumulées de vieillesse, de pharmacie et de mangeaille. Car Mahaut dévorait toujours autant, à toute heure saisie des mêmes fringales monstrueuses; les tentures, les tapis sentaient le civet, la venaison, le brouet à l’ail. De fréquentes indigestions l’obligeaient à appeler mires, physiciens, barbiers et apothicaires; les potions et bouillons d’herbes succédaient aux viandes marinées. Ah! où était le bon temps où Béatrice aidait Mahaut à empoisonner les rois!

Béatrice elle-même commençait à ressentir le poids des années. Sa jeunesse s’achevait. Trente-trois ans, c’est l’âge où toutes les femmes, même les plus perverses, contemplent les deux versants de leur vie, songent avec nostalgie aux saisons écoulées, et avec inquiétude aux saisons à venir. Béatrice était toujours belle et s’en assurait dans les yeux des hommes, ses miroirs préférés. Mais elle savait aussi qu’elle ne possédait plus absolument ce teint de fruit doré qui avait fait l’attrait de ses vingt ans; l’œil très sombre, et qui ne laissait presque pas paraître de blanc entre les cils, était moins brillant au réveil; la hanche s’alourdissait un peu. C’était maintenant que les jours ne se devaient point perdre.

Mais comment, avec cette Mahaut qui l’obligeait à coucher dans sa chambre, comment s’échapper pour rejoindre un amant de rencontre ou pour aller, à minuit, en quelque maison secrète, assister à une messe vaine et trouver, dans les pratiques du sabbat, les épices du plaisir?

— Où es-tu à rêver? lui cria brusquement la comtesse.

— Je ne suis pas à rêver, Madame… répondit-elle en ramenant sur Mahaut son regard coulant; je songe seulement que vous pourriez avoir meilleure fille que moi pour vous servir… Je pense à me marier.

C’était là savante méchanceté dont l’effet se manifesta sans retard.

— Beau parti que tu feras! s’écria Mahaut. Ah! il sera bien pourvu, celui qui te prendra pour femme et qui pourra rechercher ton pucelage dans le lit de tous mes écuyers, avant que d’aller aussi y gagner ses cornes!

— À l’âge que j’ai, Madame, et où vous m’avez tenue fille pour vous servir… pucelage est plutôt malheur que vertu. C’est de toute façon chose plus commune que les maisons et les biens que j’apporterai à un mari.

— Si tu les gardes, ma fille! Si tu les gardes! Car ils ont été tondus sur mon dos!

Béatrice sourit, et son regard noir à nouveau se voila.

— Oh… Madame, dit-elle avec une extrême douceur, vous n’iriez point retirer vos bienfaits à qui vous a servie en choses si secrètes… et que nous avons accomplies ensemble?

Mahaut la regarda avec haine.

Béatrice savait lui rappeler les cadavres royaux qui dormaient entre elles, les dragées du Hutin, le poison sur les lèvres du petit Jean Ier… et elle savait aussi comment la scène finirait, par une montée de sang au visage de la comtesse, par la bavette rouge marquée sur son cou bovin.

— Tu ne te marieras pas! Tiens, tiens, vois le mal que tu me fais, à me tenir tête, et sois contente, dit Mahaut en se laissant choir sur un siège. Le sang me monte aux oreilles qui sont toutes sonnantes; il va falloir encore me faire saigner.

— Ne serait-ce, Madame, de manger trop qui vous oblige à vous faire tirer tant de sang?

— Je mangerai ce qui me plaît, hurla Mahaut, et quand il me plaît! Je n’ai pas besoin d’une ignorante comme toi pour décider ce qui m’est bon. Va me chercher du fromage anglais! Et du vin! Et ne tarde pas!

Il ne restait plus de fromage anglais aux resserres; le dernier arrivage était épuisé.

— Qui l’a mangé? On me vole! Alors qu’on m’apporte un pâté en croûte!

«Eh oui! c’est cela. Bourre-toi, et crève!» pensait Béatrice en déposant le plateau.

Mahaut saisit une large tranche, à pleine main, et y mordit. Mais le craquement qu’elle entendit, et qui lui résonna dans le crâne, n’était pas seulement celui de la croûte; elle venait de se casser une dent, une de plus.

Ses yeux, gris et injectés, s’élargirent un peu. Elle demeura immobile quelques instants, la tranche de pâté d’une main, un verre de vin dans l’autre, et la bouche ouverte avec une incisive, rompue au collet, qui s’était mise horizontale, contre la lèvre. Elle posa le verre, détacha sans peine la partie brisée de la dent. Elle mesurait de la langue la place vide sous la gencive, et tâtait la surface râpeuse, blessante de la racine. En même temps, elle contemplait entre ses gros doigts le petit morceau d’ivoire jauni, noir à la brisure, ce fragment d’elle-même qui l’abandonnait.

Mahaut releva les yeux parce que Béatrice, devant elle, était en train de pouffer. Les bras croisés sur la taille, les épaules agitées, la demoiselle de parage ne pouvait plus contenir son fou rire. Avant qu’elle ait eu le temps de reculer, Mahaut fut sur elle et la gifla à la volée, par deux fois. Le rire de Béatrice s’arrêta net; derrière les longs cils, les prunelles noires étincelèrent d’un éclat méchant, puis s’éteignirent aussitôt.

Ce soir-là, quand Béatrice aida la comtesse à se dévêtir, il semblait que la paix fût rétablie entre elles. Mahaut, revenue à son obsession, expliquait à Béatrice:

— Comprends-tu pourquoi je tenais tant à ce qu’on questionnât ces deux femmes? Je suis certaine que la Divion aide Robert à fabriquer de fausses pièces, et je voudrais qu’on le prît la main dans le sac.

Elle suçait machinalement son chicot que le barbier avait limé.

Béatrice, depuis la double gifle, mûrissait un projet.

— Puis-je, Madame… vous proposer un conseil? Accepteriez-vous de l’ouïr?

— Mais oui, ma fille, parle, parle. Je suis vive, j’ai la main leste; mais j’ai confiance en toi, tu le sais bien.

— Eh bien! Madame, tout le mal vient de l’héritage de mon oncle Thierry… et de ce que vous n’avez point voulu payer ce qu’il laissait à la Divion. Une mauvaise créature, certes, et qui ne méritait pas tant! Mais vous vous êtes fait là une ennemie qui tenait certains secrets de la bouche de mon oncle… et qui est en train de les vendre à Monseigneur Robert. C’est une chance encore que j’aie pu vider à temps le coffre d’Hirson… où mon oncle serrait certains de vos papiers! Voyez quel usage en aurait pu faire cette mauvaise femme… Un peu d’argent et de terre que vous lui eussiez donnés… et le bec lui était scellé.

— Eh oui! dit Mahaut, j’ai peut-être eu tort. Mais avoue que cette ribaude qui s’en va se chauffer dans les draps d’un évêque, et se fait encore porter au testament comme si elle était épouse légitime… Eh oui! j’ai peut-être eu tort…

Béatrice aidait Mahaut à ôter sa chemise de jour. La géante levait ses énormes bras, découvrant aux aisselles une triste toison blanche; la graisse formait bosse sur sa nuque, comme sur l’échine des bœufs; la mamelle était lourde, affaissée, monstrueuse.

«Elle est vieille, pensait Béatrice, elle va mourir… mais quand? Jusqu’à son dernier jour, je vais vêtir et dévêtir ce vilain corps et user toutes mes nuits auprès… Et lorsqu’elle sera morte, que m’arrivera-t-il? Monseigneur Robert va sans doute gagner, avec l’appui du roi… La maison de Mahaut sera dispersée…»

Quand elle eut passé autour de Mahaut la chemise de nuit, Béatrice reprit:

— Si vous faisiez offrir à cette Divion de lui payer le legs qu’elle réclame… et même quelque chose en sus, vous la ramèneriez sans doute dans votre parti; et, si elle a servi à votre neveu pour de mauvaises besognes, vous pourriez connaître lesquelles… et en tirer avantage.

— C’est peut-être sagesse ce que tu dis là, répondit Mahaut. Mon comté vaut bien de dépenser un millier de livres, même pour payer le péché. Mais comment l’approcher, cette catin? Elle loge à l’hôtel de Robert qui doit la faire de près surveiller… et même la caresser un peu à l’occasion, car il n’a guère de dégoût. Il ne faudrait pas que la démarche fût éventée.

— Je m’offre, Madame, à aller la voir et à lui parler. Je suis la nièce de Thierry. Il pourrait m’avoir confié pour elle quelque volonté…

Mahaut regarda attentivement le visage calme, presque souriant, de sa demoiselle de parage.

— Tu risques gros, dit-elle. Si jamais Robert l’apprend…

— Je sais. Madame… je sais ce que je risque; mais le péril n’est point pour m’effrayer, dit Béatrice en ramenant sur la comtesse, qui s’était couchée, la couverture brodée.

— Allons, tu es une bonne fille, dit Mahaut. La joue ne te brûle pas trop?

— Si, Madame, toujours… pour vous servir…

VI BÉATRICE ET ROBERT

Lormet l’avait reçue à la petite porte de l’hôtel, celle qu’empruntaient les fournisseurs, comme si la visiteuse avait été une quelconque fripière ou brodeuse venue livrer une commande. D’ailleurs, vêtue d’une pèlerine de léger drap gris dont le capuchon lui couvrait les cheveux, Béatrice d’Hirson ne se distinguait en rien d’une ordinaire bourgeoise.

Elle avait immédiatement reconnu le vieux serviteur personnel de Monseigneur d’Artois; mais elle n’en avait pas montré d’étonnement, pas plus qu’elle n’en témoignait à traverser les deux cours, les bâtiments de service, et à voir qu’on la conduisait vers les appartements seigneuriaux.

Lormet allait devant, le souffle un peu bruyant, et se retournait de temps en temps pour jeter par-dessus l’épaule un regard défiant sur cette fille trop belle, à la démarche glissante et balancée, et qui ne paraissait nullement intimidée.

«Qu’ont à faire ici les gens de Mahaut? bougonnait intérieurement Lormet. Quel plat de sa façon cette gueuse vient-elle cuire à nos fourneaux? Ah! Monseigneur Robert est bien imprudent de lui avoir laissé franchir l’huis! La dame Mahaut sait bien comment agir; ce n’est pas la plus laide de ses femmes qu’elle lui dépêche!»

Un couloir voûté, une tapisserie, une porte basse qui tourna sur des gonds bien huilés, et Béatrice vit, aux trois murs, saint Georges dardant sa lance, saint Maurice appuyé sur son glaive et saint Pierre tirant ses filets.

Monseigneur Robert se tenait debout au milieu de la pièce, les jambes largement écartées, les bras croisés sur le poitrail et le menton posé sur le col.

Béatrice abaissa ses longs cils, et se sentit parcourue d’un délectable frémissement de crainte et de satisfaction mêlées.

— Vous ne vous attendiez point à me voir, je pense, dit Robert d’Artois.

— Oh! Si, Monseigneur… répondit Béatrice de sa voix lente; c’était bien vous que j’espérais approcher.

Elle avait fait le nécessaire pour cela, et si peu déguisé, pendant une semaine, ses émissaires auprès de la Divion que tout l’hôtel devait être averti.

La réponse surprit un peu Robert.

— Alors, que venez-vous faire? M’annoncer la mort de ma tante Mahaut?

— Oh! non, Monseigneur… Madame Mahaut s’est seulement cassé une dent.

— Belle nouvelle, dit Robert, mais qui ne me paraît pas valoir le dérangement. Vous envoie-t-elle en messagère? Voit-elle qu’elle a perdu sa cause et veut-elle à présent traiter avec moi? Je ne traiterai pas!

— Oh! non, Monseigneur… Madame Mahaut ne veut pas traiter puisqu’elle sait qu’elle gagnera.

— Elle gagnera? En vérité! Contre cinquante-cinq témoins, tous accordés pour reconnaître les vols et tromperies commis à mon endroit?

Béatrice sourit.

— Madame Mahaut en aura bien soixante, Monseigneur, pour prouver que vos témoins disent faux, et qui auront été payés le même prix…

— Ah ça! La belle; est-ce pour me narguer que vous êtes entrée ici? Les témoins de votre maîtresse ne vaudront rien parce que les miens appuient de bonnes pièces, que je montrerai.

— Ah! vraiment, Monseigneur? dit Béatrice d’un ton faussement respectueux. Alors c’est que Madame Mahaut se trompe sur la raison de la grande recherche de sceaux qui se fait en Artois, ces temps-ci… pour votre maison.

— On recherche des sceaux, dit Robert irrité, parce qu’on recherche toutes pièces anciennes, et que mon nouveau chancelier veille à mettre ordre en mes registres.

— Ah! vraiment, Monseigneur… répéta Béatrice.

— Mais ce n’est pas à vous de m’interroger! C’est moi qui vous demande ce que vous cherchez ici. Vous venez soudoyer mes gens?

— Nul besoin, Monseigneur, puisque je suis parvenue jusqu’à vous.

— Mais que me voulez-vous, à la parfin? s’écria-t-il.

Béatrice parcourait la pièce du regard. Elle vit la porte par laquelle elle était entrée, et qui s’ouvrait dans le ventre de la Madeleine. Elle eut un léger rire.

— Est-ce par cette chatière que passent toujours les dames que vous recevez?

Le géant commençait à s’énerver. Cette voix traînante, ironique, ce rire bref, ce regard noir qui brillait un instant et s’éteignait aussitôt derrière les longs cils recourbés, tout cela le troublait un peu.

«Prends garde, Robert, se disait-il, c’est là garce fameuse et qu’on ne doit pas t’envoyer pour ton bien!»

Il la connaissait de longue date, la demoiselle Béatrice! Ce n’était pas la première fois qu’elle le provoquait. Il se rappelait comment à l’abbaye de Chaâlis, sortant d’un conseil nocturne autour du roi Charles IV à propos des affaires d’Angleterre, il avait trouvé Béatrice qui l’attendait sous les arches du cloître de l’hôtellerie. Et bien d’autres fois encore… À chaque rencontre, c’était le même regard attaché au sien, le même mouvement onduleux des hanches, le même soulèvement de poitrine. Robert n’était pas homme que la fidélité ligotait; un tronc d’arbre habillé d’un jupon l’eût fait sortir de sa route. Mais cette fille, qui était à Mahaut et pour toutes besognes, lui avait toujours inspiré la prudence.

— Ma belle, vous êtes sûrement bien gueuse, mais peut-être également êtes-vous avisée. Ma tante croit qu’elle gagnera sa cause; mais vous, l’œil plus ouvert, vous vous dites déjà qu’elle la perdra. Sans doute pensez-vous que le bon vent va cesser de souffler du côté de Conflans, et qu’il serait temps de se faire bien voir de ce Monseigneur Robert dont on a tant médit, auquel on a si grandement nui, et dont la main risque d’être lourde le jour de la vengeance. N’est-ce pas cela?

Il marchait de long en large selon son habitude. Il portait une cotte courte qui lui moulait la panse; les énormes muscles de sa cuisse tendaient l’étoffe de ses chausses. Béatrice, à travers ses cils, ne cessait de l’observer, depuis la rousse chevelure jusqu’aux souliers.

«Comme il doit peser lourd!» pensait-elle.

— Mais on n’acquiert pas mes faveurs par un sourire, sachez-le, continuait Robert. À moins que vous n’ayez grand besoin de monnaie et quelque secret à me vendre? Je récompense si l’on me sert, mais je suis sans pitié si l’on veut me truffer!

— Je n’ai rien à vous vendre, Monseigneur.

— Alors, demoiselle Béatrice, pour votre gouverne et salut, sachez que vous aurez avantage à prendre au large des portes de mon hôtel, quel que soit le prétexte à vous en approcher. Mes cuisines sont bien gardées, mes plats sont éprouvés, mon vin est essayé avant qu’on ne me le verse.

Béatrice se passa sur les lèvres la pointe de la langue, comme si elle goûtait une liqueur savoureuse.

«Il redoute que je l’empoisonne», se disait-elle.

Oh! qu’elle s’amusait, et qu’elle avait peur à la fois. Et Mahaut, pendant ce temps, qui la croyait occupée à circonvenir la Divion! Oh! l’admirable moment! Béatrice avait l’impression de tenir au creux de sa main plusieurs lacs invisibles et mortels. Encore fallait-il les bien assujettir.

Elle rabattit en arrière son capuchon, dénoua le cordon du col et ôta sa pèlerine. Ses cheveux sombres, épais, étaient tordus en tresse autour des oreilles. Sa robe de marbré, fort échancrée sur la poitrine, montrait la naissance généreuse des seins. Robert, qui aimait les femmes plantureuses, ne put s’empêcher de penser que Béatrice avait gagné en beauté depuis leur dernière rencontre.

Béatrice étala sa pèlerine sur le dallage de façon qu’elle couvrît la moitié d’un rond. Robert eut un regard de surprise.

— Que faites-vous donc là?

Elle ne répondit pas, tira de son aumônière trois plumes noires qu’elle posa sur le haut de la pèlerine, les croisant pour former comme une petite étoile; puis elle se mit à tourner, décrivant de l’index un cercle imaginaire et murmurant des paroles incompréhensibles.

— Mais que faites-vous? répéta Robert.

— Je vous ensorcelle… Monseigneur, répondit tranquillement Béatrice, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, ou tout au moins la chose la plus coutumière pour elle.

Robert éclata de rire. Béatrice le regarda et lui prit la main comme pour l’amener à l’intérieur du cercle. La main de Robert se retira.

— Vous avez peur, Monseigneur? dit Béatrice en souriant.

Voilà bien la force des femmes! Quel seigneur eût osé dire au comte Robert d’Artois qu’il avait peur sans recevoir un poing énorme sur la face ou une épée de vingt livres en travers du crâne? Et voici qu’une vassale, une chambrière, vient rôder autour de son hôtel, se fait conduire jusqu’à lui, occupe son temps à lui conter des sornettes… «Mahaut a perdu une dent… Je n’ai pas de secret à vous vendre…» étend son manteau sur le carrelage et lui déclare en belle face qu’il a peur!

— Vous semblez avoir toujours craint de vous approcher de moi, continua Béatrice. Le jour que je vous vis pour la première fois, il y a bien longtemps, à l’hôtel de Madame Mahaut… quand vous vîntes lui annoncer que ses filles allaient être jugées… peut-être ne vous souvenez-vous pas… déjà, vous vous étiez détourné de moi. Et souventes fois depuis… Non, Monseigneur, ne me faites point croire que vous auriez peur!

Sonner Lormet, lui ordonner d’éloigner cette moqueuse; n’était-ce pas ce que la sagesse conseillait à Robert, sans perdre davantage de temps?

— Et que cherches-tu, avec ta chape, ton cercle, et tes trois plumes? demanda-t-il. À faire apparaître le Diable?

— Mais oui, Monseigneur… dit Béatrice.

Il haussa les épaules devant cette gaminerie et, par jeu, avança dans le cercle.

— Voilà qui est fait, Monseigneur. C’est tout juste ce que je voulais. Parce que c’est vous, le Diable…

Quel homme résiste à ce compliment-là? Robert eut cette fois un vrai rire, un rire de gorge satisfait. Il prit le menton de Béatrice entre le pouce et l’index.

— Sais-tu que je pourrais te faire brûler comme sorcière?

— Oh! Monseigneur…

Elle se tenait contre lui, la tête levée vers les larges mâchoires piquées de poils rouges; elle percevait son odeur de sanglier forcé. Elle était tout émue de danger, de trahison, de désir et de satanisme.

Une ribaude, une ribaude bien franche, comme Robert les aimait! «Qu’est-ce que je risque?» se dit-il.

Il la saisit aux épaules, l’attira contre lui.

«C’est le neveu de Madame Mahaut, son neveu qui lui souhaite tant de mal», pensait Béatrice tandis qu’elle perdait souffle contre sa bouche.

VII LA MAISON BONNEFILLE

L’évêque Thierry d’Hirson, de son vivant, possédait à Paris, dans la rue Mauconseil, un hôtel jouxte celui de la comtesse d’Artois, et qu’il avait agrandi en achetant la maison d’un de ses voisins nommé Julien Bonnefïlle. Ce fut cette maison, reçue en héritage, que Béatrice proposa à Robert d’Artois comme abri de leurs rencontres.

La promesse de s’ébattre en compagnie de la dame de parage de Mahaut, à côté de l’hôtel de Mahaut, dans une maison payée sur les deniers de Mahaut, et qui, de surcroît, gardait le nom de maison Bonnefïlle, il y avait en tout cela de quoi satisfaire le penchant naturel de Robert pour la farce. Le sort organise parfois de ces amusements…

Néanmoins, Robert, dans les débuts, n’en usa qu’avec une extrême prudence. Bien qu’il fût lui-même propriétaire, dans la même rue, d’un hôtel où il ne résidait pas mais qu’il venait visiter de temps à autre, il préférait ne se rendre à la maison Bonnefïlle que le soir tombé. En ces quartiers proches de la Seine, où les voies étroites étaient encombrées d’une foule dense et lente, un seigneur tel que Robert d’Artois, de stature si reconnaissable et escorté d’écuyers, ne pouvait passer inaperçu. Robert attendait donc la chute du jour. Il se faisait toujours accompagner de Gillet de Nelle et de trois serviteurs, choisis parmi les plus discrets et surtout les plus forts. Gillet était la cervelle de cette garde et les trois valets à poings d’assommeurs se plaçaient aux issues de la maison Bonnefïlle, sans livrée, comme de quelconques badauds.

Au cours des premières entrevues, Robert refusa de boire le vin aux épices que Béatrice lui offrait. «La donzelle peut bien avoir été chargée de m’enherber», se disait-il. Il ne se dévêtait qu’à regret de son surcot doublé d’une fine maille de fer, et, tout le temps du plaisir, gardait l’œil vers le coffre où il avait posé sa dague.

Béatrice se délectait de lui voir pareilles craintes. Ainsi, elle, petite bourgeoise d’Artois, fille non mariée à trente ans passés, et qui avait roulé dans toutes sortes de draps, pouvait inspirer crainte à un tel colosse et un si puissant pair de France?

L’aventure avait pour Béatrice, plus encore que pour Robert, tout le piment de la perversité. Dans la maison de son oncle l’évêque! Et avec le mortel ennemi de Madame Mahaut à laquelle, pour excuser ses absences, Béatrice devait conter sans cesse de nouvelles fables… La Divion était réticente… Elle ne céderait pas d’un coup et ce serait folie que de lui verser forte somme pour laquelle elle pourrait ne vendre qu’un gros mensonge… Non, il fallait la voir souvent, lui extirper, bribe après bribe, les intrigues du mauvais Monseigneur Robert, lui faire livrer le nom des témoins de complaisance, et ensuite vérifier ses dires, aller trouver le sieur Juvigny, au Louvre, ou Michelet Guéroult, le valet du notaire Tesson. Ah! tout cela n’allait pas sans peine, ni temps, ni monnaie… «Il conviendrait, Madame, de donner une pièce d’étoffe à ce clerc, pour sa femme; sa langue se déliera… M’autorisez-vous à vous prendre quelques livres?»

Et le plaisir de regarder Madame Mahaut dans les yeux, de lui sourire, et de penser: «Il y a moins de douze heures, je m’offrais toute dépouillée à messire votre neveu!»

À voir sa demoiselle de parage tant se dépenser à son service, Mahaut la rabrouait moins, lui montrait de nouveau de l’affection et ne lui ménageait pas les gâteries. Pour Béatrice c’était une occasion doublement exquise que de jouer Mahaut tout en s’appliquant à conquérir Robert. Car on ne saurait prétendre avoir conquis un homme parce qu’on a passé une heure avec lui au même lit, pas plus qu’on n’est le maître d’un fauve parce qu’on l’a acheté et qu’on l’observe à travers les grilles de la cage.

La possession ne fait pas le pouvoir.

On n’est le maître, vraiment, que lorsqu’on a si bien travaillé le fauve qu’il se couche à la voix, rentre les griffes, et qu’un regard lui sert de barreaux.

Les défiances de Robert étaient pour Béatrice comme autant de griffes à limer. En toute sa carrière de chasseresse elle n’avait jamais eu l’occasion de piéger si grand gibier, et réputé si féroce que c’en était proverbe.

Le jour où Robert consentit à accepter de la main de Béatrice un gobelet de grenache, elle connut sa première victoire. «J’aurais donc pu y mettre du poison, et il l’aurait bu…»

Et quand une fois il s’endormit, pareil à l’ogre des fabliaux, alors elle éprouva le sentiment du triomphe. Le géant avait au cou une démarcation nette, là où se fermait la robe ou la cuirasse; la teinte brique du visage tanné par le grand air s’arrêtait brusquement, et, au-dessous, commençait la peau blanche, tavelée de taches de son et couverte aux épaules de poils roux comme la soie des porcs. Cette ligne semblait à Béatrice la marque toute tracée pour le tranchant d’une hache ou le fil d’un poignard.

Les cheveux couleur de cuivre, frisés en rouleaux sur les joues, s’étaient déplacés et laissaient apparaître une oreille petite, délicatement ourlée, enfantine, attendrissante. «On pourrait, pensait Béatrice, dans cette petite oreille, enfoncer un fer jusqu’à la cervelle…»

Robert se réveilla en sursaut, au bout de quelques minutes, avec inquiétude.

— Eh bien! Monseigneur… je ne t’ai pas tué, dit-elle en riant.

Son rire découvrait une gencive rouge sombre.

Comme pour la remercier, il relança au jeu. Il lui fallait avouer qu’elle l’y secondait bien, inventive, sournoise, peu ménagère de soi, jamais rechigneuse, et criant fort sa joie. Robert qui, pour avoir troussé toutes sortes de cottes, soie, lin ou chanvre, se croyait grand maître en ribauderie, devait reconnaître qu’il avait trouvé là plus forte partie.

— Si c’est au sabbat, ma petite mie, lui disait-il, que tu as appris toutes ces galanteries, on devrait davantage y envoyer pucelles!

Car Béatrice lui parlait souvent du sabbat et du Diable. Cette fille lente et molle en apparence, ondoyante de démarche, traînante en sa parole, ne révélait qu’au lit sa vraie violence, de même que son discours ne devenait rapide et animé que lorsqu’il s’agissait de démons ou de sorcellerie.

— Pourquoi donc ne t’es-tu jamais mariée? lui demandait Robert. Les époux n’ont pas dû manquer à se proposer, surtout si tu leur as donné tel avant-goût du mariage…

— Parce que le mariage se fait à l’église, et que l’église m’est mauvaise.

Agenouillée sur le lit, les mains aux genoux, l’ombre au creux du ventre, Béatrice, les cils bien ouverts, disait:

— Tu comprends, Monseigneur, les prêtres et les papes de Rome et d’Avignon n’enseignent pas la vérité. Il n’y a pas un seul Dieu; il y en a deux, celui de la lumière et celui des ténèbres, le prince du Bien et le prince du Mal. Avant la création du monde, le peuple des ténèbres s’est révolté contre le peuple de la lumière; et les vassaux du Mal, pour pouvoir vraiment exister, puisque le Mal est le néant et la mort, ont dévoré une partie des principes du Bien. Et parce que les deux forces du Bien et du Mal étaient en eux, ils ont pu créer le monde et engendrer les hommes où les deux principes sont mêlés et toujours en bataille, et où le Mal dirige, puisque c’est l’élément du peuple d’origine. Et l’on voit bien qu’il y a deux principes puisqu’il y a l’homme et la femme, faits comme toi et comme moi, de manière diverse, poursuivait-elle avec un sourire avide. Et c’est le Mal qui chatouille nos ventres et les pousse à se joindre… Or les gens dans lesquels la nature du Mal est plus forte que la nature du Bien doivent honorer Satan et faire pacte avec lui pour être heureux et triompher en leurs affaires; et ils ne doivent rien faire pour le Seigneur du Bien qui leur est adverse.

Cette étrange philosophie, qui puait fortement le soufre, et où traînaient des bribes mal digérées de manichéisme, d’impurs éléments de doctrines cathares, mal transmis et mal compris, avait plus d’adeptes que les gens au pouvoir ne le croyaient. Béatrice ne représentait pas un cas isolé; mais pour Robert, dont l’esprit n’avait jamais effleuré ce genre de problème, elle entrouvrait les portes d’un monde mystérieux; il était surtout fort admiratif d’entendre de tels raisonnements dans la bouche d’une femme.

— Tu as plus de cervelle que je n’aurais cru. Qui donc t’a appris tout cela?

— D’anciens Templiers, répondit-elle.

— Ah! les Templiers! Certes, ils connaissaient beaucoup de choses…

— Vous les avez détruits.

— Pas moi, pas moi! s’écria Robert. Philippe le Bel et Enguerrand, les amis de Mahaut… Mais Charles de Valois et moi-même nous étions opposés à leur destruction.

— Ils sont restés puissants par magie; tous les maux survenus depuis lors au royaume sont arrivés à cause du pacte que les Templiers ont fait avec Satan, parce que le pape les avait condamnés.

— Les malheurs du royaume, les malheurs du royaume… disaient Robert peu convaincu. Certains ne sont-ils pas l’œuvre de ma tante plutôt que celle du Diable? Car c’est elle qui a expédié mon cousin Hutin, et son fils ensuite. N’y aurais-tu pas mis un peu la main?

Il revenait souvent sur cette question mais, chaque fois, Béatrice esquivait. Ou bien elle souriait, vaguement, comme si elle n’avait pas entendu; ou bien elle répondait à côté.

— Mahaut ne sait pas… elle ne sait pas que j’ai fait pacte avec le Diable… Sûrement elle me chasserait…

Et elle repartait aussitôt d’un débit rapide sur ses sujets favoris, sur la messe vaine, l’opposé, la négation de la messe chrétienne, qu’on devait célébrer à minuit, dans un souterrain, et près d’un cimetière de préférence. L’idole avait une tête à deux visages; on se servait d’hosties noires que l’on consacrait en prononçant trois fois le nom de Belzébuth. Si l’officiant pouvait être un prêtre renégat, ou un moine défroqué, cela n’en valait que mieux.

— Le Dieu d’en haut est failli; il a promis la félicité et ne donne que malheur aux créatures qui le servent; il faut obéir au Dieu d’en bas. Tiens, Monseigneur, si tu veux que les pièces de ton procès soient renforcées par le Diable, fais-les traverser d’un fer rouge dans le coin de la feuille, et qu’il y demeure un trou marqué d’un peu de brûlure. Ou bien encore, souille la page d’une petite tache d’encre étalée en forme de croix où la branche du haut finisse comme une main… Je sais comment il faut faire.

Mais Robert, lui non plus, ne se livrait pas tout à fait; et bien que Béatrice dût être la première à savoir que les pièces qu’il se targuait de posséder étaient des faux, jamais il ne se serait laissé aller à en convenir.

— Si tu veux prendre tout pouvoir sur un ennemi et qu’il agisse à sa perte par volonté maligne, lui confia-t-elle un jour, il faut que tu le fasses frotter aux aisselles, au revers des oreilles et à la plante des pieds d’un onguent fait de fragments d’hosties et de poudre d’os d’un petit enfant sans baptême, cela mêlé à du rut d’homme répandu sur le dos d’une femme pendant la messe vaine, et du sang mensuel de cette femme…[14]

— Je serais plus sûr, répondit Robert, si, à une bonne ennemie que j’ai, on versait la poudre à faire mourir les rats et les bêtes puantes.

Béatrice feignit de ne pas réagir. Mais l’idée lui fit passer des ondes chaudes sous la peau. Non, il ne fallait pas qu’elle répondît tout de suite à Robert. Il ne fallait pas qu’il sût qu’elle était déjà consentante… Est-il meilleur pacte qu’un crime pour lier à jamais deux amants?

Car elle l’aimait. Elle ne se rendait pas compte que, cherchant à le piéger, c’était elle qui entrait en dépendance. Elle ne vivait plus que pour le moment où elle le rejoignait, pour ne vivre ensuite que de se souvenir et à nouveau d’attendre. Attendre ce poids de deux cents livres, et cette odeur de ménagerie que Robert dégageait, surtout dans l’ébat amoureux, et ce grondement de félin qu’elle lui tirait de la gorge.

Il existe plus de femmes qu’on ne pense qui ont le goût du monstre. Les nains de la cour, Jean le Fol et les autres, le savaient bien qui ne pouvaient suffire à leurs conquêtes! Même une anomalie accidentelle est objet de curiosité et, partant, de désir. Un chevalier borgne par exemple, rien que pour l’envie de soulever le carreau d’étoffe noire qui lui couvre une partie du visage. Robert, à sa manière, tenait du monstre.

La pluie d’automne s’égouttait sur les toits. Les doigts de Béatrice s’amusaient à suivre les renflements d’une panse gigantesque.

— D’abord toi, Monseigneur, disait-elle, tu n’as besoin de rien pour obtenir ce que tu veux, ni besoin d’être instruit d’aucune science… Tu es le Diable lui-même. Le Diable ne sait pas qu’il est le Diable…

Il rêvassait, repu, le menton en l’air, écoutant cela…

Le Diable a des yeux qui brûlent comme la braise, d’immenses griffes au bout des doigts pour lacérer les chairs, une langue partagée en deux, et un souffle de fournaise s’échappe de sa bouche. Mais le Diable pouvait avoir aussi le poids et l’odeur de Robert. Elle était amoureuse de Satan. Elle était la femelle du Diable et on ne l’en séparerait jamais…

Un soir que Robert d’Artois, venant de la maison Bonnefille, rentrait à son hôtel, sa femme lui présenta le fameux traité de mariage, enfin rédigé, et auquel il ne manquait plus que les sceaux.

Robert, l’ayant examiné, s’approcha de la cheminée, et, d’un geste négligent, mit le tisonnier dans les braises; puis, quand la pointe fut rouge, il en troua le coin d’une des feuilles qui se mit à grésiller.

— Que faites-vous, mon ami? demanda Madame de Beaumont.

— Je veux seulement, dit Robert, m’assurer que c’est du bon vélin.

Jeanne de Beaumont considéra un instant son mari, puis lui dit doucement, presque maternelle:

— Vous devriez bien, Robert, vous faire couper les ongles… Quelle est cette mode neuve que vous avez de les porter si longs?

VIII RETOUR À MAUBUISSON

Il arrive que toute une machination longuement ourdie soit compromise dès l’origine par une faille de raisonnement.

Robert s’aperçut soudain que les catapultes qu’il avait si bien montées pouvaient se casser net au moment de tirer, faute de sa part d’avoir songé à un ressort premier.

Il avait certifié au roi son beau-frère, et juré solennellement sur les Écritures, que ses titres d’héritage existaient; il avait fait établir des lettres aussi semblables que possible aux documents disparus; il avait provoqué de nombreux témoignages pour étayer la validité de ces écrits. Toutes les chances semblaient donc rassemblées pour que ses preuves fussent agréées sans discussion.

Mais il existait une personne qui savait, elle, indubitablement, que les actes étaient faux: Mahaut d’Artois, puisqu’elle avait brûlé les vrais actes, ceux d’abord des registres de Paris, dérobés quelque vingt ans plus tôt grâce à des complaisances dans l’entourage de Philippe le Bel, et puis, tout récemment, les copies récupérées dans le coffre de Thierry d’Hirson.

Or, si un faux peut passer pour authentique aux yeux de gens favorablement prévenus et qui n’ont jamais eu connaissance des originaux, il n’en va pas de même pour qui est averti de la falsification.

Certes, Mahaut n’irait pas déclarer: «Ces pièces sont mensongères parce que j’ai jeté au feu les bonnes»; mais, sachant les pièces frauduleuses, elle allait tout mettre en œuvre pour le démontrer; on pouvait sur ce point lui faire confiance! L’arrestation des mesquines de la Divion constituait une alerte probante. Trop de personnes déjà avaient participé à la fabrication pour qu’il ne s’en trouvât pas quelqu’une capable de trahir par peur, ou par appât du gain.

Si une erreur s’était glissée, comme le malheureux «1322» à la place de «1302» dans la lettre lue à Reuilly, Mahaut ne manquerait pas de la déceler. Les sceaux pouvaient sembler parfaits mais Mahaut en exigerait le contre-examen minutieux. Et puis, le feu comte Robert II avait, comme tous les princes, l’habitude de faire mentionner dans ses actes officiels le nom du clerc qui les avait écrits. Évidemment, pour les fausses lettres, on s’était gardé de cette précision. Or, telle omission sur une seule pièce pouvait passer, mais sur quatre qu’on allait présenter? Mahaut aurait beau jeu à faire ouvrir les registres d’Artois: «Comparez, dirait-elle, et parmi toutes les lettres scellées par mon père, cherchez donc la main d’un de ses clercs qui ressemble à ces écritures-là!»

Robert en était venu à la conclusion que ses pièces, qui avaient en son esprit valeur de vérité, ne pouvaient être utilisées que lorsque la personne qui avait fait disparaître les originaux aurait elle-même disparu. Autrement dit, son procès n’était gagné qu’à la condition que Mahaut fût morte. Ce n’était plus un souhait mais une nécessité.

— Si Mahaut venait à trépasser, dit-il un jour à Béatrice d’un air songeur, les deux mains sous la tête et regardant le plafond de la maison Bonnefille… oui, si elle trépassait, je pourrais fort bien te faire entrer en mon hôtel comme dame de parage de mon épouse… Puisque je recueillerais l’héritage d’Artois, on comprendrait que je reprenne certaines gens de la maison de ma tante. Et ainsi je pourrais t’avoir toujours auprès de moi…

L’hameçon était gros, mais lancé vers un poisson qui avait la bouche ouverte.

Béatrice n’entretenait pas de plus douce espérance. Elle se voyait habitant l’hôtel de Robert, y tramant ses intrigues, maîtresse d’abord secrète, puis avouée, car ce sont là choses que le temps installe… Et qui sait? Madame de Beaumont, comme toute créature humaine, n’était pas éternelle. Certes, elle avait sept ans de moins que Béatrice et jouissait d’une santé qui semblait excellente; mais quel triomphe, justement, pour une femme plus âgée, de supplanter une cadette! Est-ce qu’un envoûtement bien accompli ne pourrait pas, d’ici quelques années, faire de Robert un veuf? L’amour ôte tout frein à la raison, toute limite à l’imagination. Béatrice se rêvait par moments comtesse d’Artois, en manteau de pairesse…

Et si le roi, comme cela pouvait aussi survenir, trépassait, et que Robert devînt régent? En chaque siècle, il existe des femmes petitement nées qui se haussent ainsi jusqu’au premier rang, par le désir qu’elles inspirent à un prince, et parce qu’elles ont des grâces de corps et une habileté de tête qui les rendent supérieures, par droit naturel, à toutes les autres. Les dames empérières de Rome et de Constantinople, à ce que racontaient les romans des ménestrels, n’étaient pas toutes nées sur les marches d’un trône. Dans la société des puissants de ce monde, c’est allongée qu’une femme s’élève le plus vite…

Béatrice mit, pour se laisser ferrer, juste le temps nécessaire à bien s’assurer prise sur celui qui la voulait prendre. Il fallut que Robert, pour la convaincre, s’engageât assez, et qu’il lui eût dix fois certifié qu’elle entrerait à l’hôtel d’Artois, et les titres et prérogatives dont elle jouirait, et quelle terre lui serait donnée… Oui, alors, peut-être, elle pouvait indiquer un envoûteur qui, par image de cire bien travaillée, aiguilles plantées et conjurations prononcées, ferait œuvre nocive sur Mahaut. Mais encore Béatrice feignait d’être traversée d’hésitations, de scrupules; Mahaut n’était-elle pas sa bienfaitrice et celle de toute la famille d’Hirson?

Agrafes d’or et fermaux de pierreries bientôt s’accrochèrent au cou de Béatrice; Robert apprenait les usages galants. Caressant de la main le bijou qu’elle venait de recevoir, Béatrice disait que, si l’on voulait que l’envoûte réussît, le plus sûr et le plus rapide moyen consistait à prendre un enfant de moins de cinq ans auquel on faisait avaler une hostie blanche, puis de trancher la tête de l’enfant et d’en égoutter le sang sur une hostie noire que l’on devait ensuite, par quelque subterfuge, faire manger à l’envoûté. Un enfant de moins de cinq ans, cela requérait-il grand-peine à trouver? Combien de familles pauvres, surchargées de marmaille, eussent consenti à en vendre un!

Robert faisait la grimace; trop de complications pour un résultat bien incertain. Il préférait un bon poison, bien simple, qu’on administre et qui fait son œuvre.

Béatrice enfin sembla se laisser fléchir, par dévouement à ce diable qu’elle adorait, par impatience de vivre auprès de lui, à l’hôtel d’Artois, par espérance de le voir plusieurs fois le jour. Pour lui, elle serait capable de tout… Elle s’était déjà, depuis une semaine, procuré telle provision d’arsenic blanc qu’elle eût pu exterminer le quartier, lorsque Robert crut triompher en lui faisant accepter cinquante livres pour en acquérir.

Il fallait maintenant attendre une occasion favorable. Béatrice représentait à Robert que Mahaut était entourée de physiciens qui accouraient au moindre malaise de Madame; les cuisines étaient surveillées, les échansons diligents… L’entreprise n’était pas facile.

Et puis, soudain, Robert changea d’avis. Il avait eu un long entretien avec le roi. Philippe VI, au vu du rapport des commissaires qui avaient si bien travaillé sous la direction du plaignant, et plus que jamais convaincu du bon droit de son beau-frère, ne demandait qu’à servir ce dernier. Afin d’éviter un procès d’une conclusion si certaine, mais dont le retentissement ne pouvait être que déplaisant pour la cour et tout le royaume, il avait résolu de convoquer Mahaut et de la convaincre de renoncer à l’Artois.

— Elle n’acceptera jamais, dit Béatrice, et tu le sais aussi bien que moi, Monseigneur…

— Essayons toujours. Si le roi parvenait à lui faire entendre raison, ne serait-ce pas la meilleure issue?

— Non… la meilleure issue c’est le poison.

Car l’éventualité d’un règlement amiable n’arrangeait nullement les affaires de Béatrice; son entrée à l’hôtel de Robert se trouvait reculée. Béatrice devrait rester dame de parage de la comtesse jusqu’à ce que celle-ci s’éteignît, Dieu savait quand! C’était elle à présent qui voulait presser les choses; les obstacles, les difficultés par elle-même soulevées, ne l’effrayaient plus. L’occasion favorable? Elle en avait plusieurs chaque jour, ne fût-ce que lorsqu’elle portait à la comtesse Mahaut ses tisanes ou ses médecines…

— Mais puisque le roi la convie dans trois jours à Maubuisson? insistait Robert.

Les deux amants en convinrent de la sorte: ou bien Mahaut acceptait la proposition royale de se démettre de l’Artois, et alors on lui laisserait la vie; ou bien elle refusait et, dans ce cas, le jour même Béatrice lui administrerait le poison. Quelle meilleure opportunité pouvait-on saisir? Mahaut prise de malaise en sortant de la table du roi! Qui donc oserait soupçonner ce dernier de l’avoir fait assassiner, ou même le soupçonnant, oserait le dire?

Philippe VI avait proposé à Robert d’être présent à l’entrevue de conciliation; mais Robert refusa.

— Sire mon frère, vos paroles auront plus d’effet si je ne suis point là; Mahaut me hait beaucoup, et ma vue risquerait de l’entêter plutôt que de l’encourager à se soumettre.

Il pensait cela sérieusement, mais en outre il voulait, par son absence, se dérober à toute éventuelle accusation.

Trois jours plus tard, le 23 octobre, la comtesse Mahaut, cahotée dans sa grande litière toute dorée et décorée des armes d’Artois, avançait sur la route de Pontoise. Son seul enfant survivant, la reine Jeanne, veuve de Philippe le Long, était du voyage. Béatrice se tenait en face de sa maîtresse sur un tabouret de tapisserie.

— Que croyez-vous, Madame… que le roi vous veuille proposer? disait Béatrice. Si c’est un accommodement… souffrez que je vous donne mon conseil… je vous engage à refuser. Je vous aurai avant peu toutes bonnes preuves contre Monseigneur Robert. La Divion est prête, cette fois, à nous livrer de quoi le confondre.

— Que ne l’amènes-tu un peu, cette Divion qui t’est devenue si familière et que je ne vois jamais? dit Mahaut.

— Cela ne se peut, Madame… elle craint pour sa vie. Si Monseigneur Robert l’apprenait, elle n’entendrait pas messe le matin suivant. Moi-même elle ne me vient visiter que de nuit à la maison Bonnefille… et toujours escortée de plusieurs valets qui la gardent. Mais refusez fortement, Madame, refusez!

Jeanne la Veuve, en robe blanche, regardait défiler le paysage et se taisait. Ce fut seulement quand les toits aigus de Maubuisson apparurent au loin, par-dessus les masses rousses de la forêt, qu’elle ouvrit la bouche pour dire:

— Vous rappelez-vous, ma mère, il y a quinze ans…

Il y avait quinze ans que, sur ce même chemin, en robe de bure et la tête rasée, elle hurlait son innocence dans le chariot noir qui l’emmenait vers Dourdan. Un autre chariot noir emmenait sa sœur Blanche et sa cousine Marguerite de Bourgogne vers Château-Gaillard. Quinze ans!

Elle avait été graciée, elle avait retrouvé la tendresse de son époux. Marguerite était morte. Louis X était mort… Jamais Jeanne n’avait posé de questions à Mahaut sur les conditions de la disparition de Louis Hutin et du petit Jean Ier… Et Philippe le Long était devenu roi, pour six ans, et il était mort à son tour. Il semblait à Jeanne qu’elle eût vécu trois vies distinctes; la première se terminait, loin dans le passé, avec l’atroce journée de Maubuisson; dans la seconde, elle était couronnée reine de France à Reims, auprès de Philippe; et puis, dans sa troisième vie, elle devenait cette veuve, entourée d’égards mais éloignée du pouvoir, et assise en ce moment dans la grande litière. Trois vies; et l’étrange impression d’avoir été trois personnes différentes qui avaient peine à concorder. Sa propre continuité, elle ne la ressentait que par la présence de cette mère imposante, autoritaire, qui l’avait toujours dominée, et à laquelle, depuis l’enfance, elle craignait d’adresser la parole.

Mahaut elle aussi se souvenait…

— Et toujours à cause de ce mauvais Robert, dit-elle; c’est lui qui avait tout manège avec cette chienne d’Isabelle dont on me dit que les affaires ne vont pas fort pour l’heure, non plus que celles du Mortimer dont elle est la putain. Ils seront tous châtiés un jour!

Chacune suivait sa propre pensée.

— À présent j’ai des cheveux… mais j’ai des rides, murmura la reine veuve.

— Tu auras l’Artois, ma fille, dit Mahaut en lui posant la main sur le genou.

Béatrice contemplait la campagne et souriait aux nuages.

Philippe VI reçut Mahaut courtoisement, mais non sans quelque hauteur, et parla comme il sied à un roi. Il voulait la paix entre ses grands barons; les pairs, soutiens de la couronne, ne devaient point donner l’exemple de la discorde ni s’offrir au déshonneur public.

— Je ne veux point juger de ce qui s’est accompli sous les précédents règnes, dit Philippe comme s’il jetait un voile d’indulgence sur les agissements anciens de Mahaut. C’est sur l’état présent que je veux statuer. Mes commissaires ont achevé leur besogne; les témoignages, ma cousine, ne vous sont guère favorables, je ne vous le peux celer. Robert va produire ses pièces…

— Témoignages payés et travaux de faussaires… grommela Mahaut.

Le repas eut lieu dans la grande salle, celle-là même où autrefois Philippe le Bel avait jugé ses trois brus. «Tout le monde doit y penser», se disait la reine Jeanne la Veuve; et elle en avait l’appétit coupé. Or, à l’exception de sa mère et d’elle-même, personne ne songeait plus à cet événement lointain dont presque tous les témoins déjà avaient disparu. Tout à l’heure, peut-être, à l’issue du dîner, un vieil écuyer dirait à un autre:

— Vous rappelez-vous, messire, nous étions là, quand Madame Jeanne monta dans le chariot… et voilà qu’elle revient en reine douairière…

Et le souvenir s’effacerait aussitôt qu’évoqué.

C’est une erreur commune à tous les humains que de croire que leur prochain accorde à leur personne autant d’importance qu’ils lui en attachent eux-mêmes; les autres, sauf s’ils ont un intérêt particulier à s’en souvenir, oublient vite ce qui nous est arrivé; et si même ils n’ont pas oublié, leur souvenir ne revêt pas la gravité que nous imaginons.

En un autre lieu peut-être Mahaut se fût montrée plus accessible aux propositions de Philippe VI. Monarque qui se voulait arbitre, il cherchait l’accommodement. Mais Mahaut, parce qu’elle était à Maubuisson, et que toutes ses haines s’en trouvaient ravivées, ne se sentait pas en humeur de céder. Elle ferait condamner Robert comme faussaire, elle prouverait qu’il était parjure, c’était là son unique pensée.

Obligée de mesurer ses paroles, elle mangeait énormément, par compensation, engloutissant tout ce qu’on lui présentait au plat, et vidant son hanap aussitôt que rempli. La colère autant que le vin lui empourprait le visage. Le roi n’était-il pas en train de lui conseiller, tout bonnement, d’abandonner son comté à Robert, celui-ci s’engageant à verser à sa tante quarante mille livres l’an?

— Je me fais fort, disait Philippe, d’obtenir là-dessus l’agrément de votre neveu.

Mahaut pensa: «Si Robert en est à me faire proposer cela par son beau-frère, c’est donc bien qu’il n’est pas très assuré de ses titres et qu’il préfère payer une rente de quarante mille livres l’année plutôt que de montrer ses fausses pièces!»

— Je refuse, Sire mon cousin, dit-elle, de me dépouiller ainsi; et comme l’Artois m’appartient, votre justice me le conservera.

Philippe VI la regarda par-dessus son grand nez. Cette obstination à refuser était peut-être dictée à Mahaut par un souci d’orgueil, ou bien par la crainte, en cédant, d’accréditer les accusations… Philippe suggéra une autre solution: Mahaut gardait son comté, ses titres et droits, sa couronne de pair, pour toute sa vie durant, et elle instituait par-devant le roi, en un acte ratifié par les pairs, son neveu Robert comme héritier de l’Artois. Honnêtement, elle n’avait aucune raison de s’opposer à cet arrangement; son seul fils lui avait été tôt repris par Dieu; sa fille ici présente était pourvue d’un douaire royal, et ses petites-filles mariées l’une à la Bourgogne, l’autre à la Flandre, la troisième au Viennois. Mahaut pouvait-elle souhaiter mieux? Quant à l’Artois, il reviendrait un jour à son destinataire naturel.

— Car si votre frère, le comte Philippe, n’était pas mort avant votre père, pouvez-vous nier, ma cousine, que votre neveu, aujourd’hui, serait le tenant de la comté? Ainsi pour tous deux l’honneur est sauf, et je donne au différend qui vous oppose un juste règlement.

Mahaut serra les mâchoires et agita la tête en signe de dénégation.

Alors Philippe VI montra quelque irritation et fit hâter le service. Puisque Mahaut en usait ainsi, puisqu’elle lui faisait l’offense de repousser son arbitrage, elle irait au procès… À son gré!

— Je ne vous retiens point à loger, ma cousine, lui dit-il aussitôt les mains lavées; je ne pense pas que le séjour en ma cour vous soit plaisant.

C’était la disgrâce, et clairement signifiée.

Avant de reprendre la route, Mahaut alla verser quelques larmes sur la tombe de sa fille Blanche, dans la chapelle de l’abbaye. Elle-même, en ses volontés, avait décidé de se faire enterrer là.[15]

— Ah! Maubuisson, dit-elle, n’est pas une place qui nous aura porté chance. L’endroit ne vaut que pour y dormir morte.

Tout le long du trajet de retour, elle ne cessa d’exhaler sa colère.

— L’avez-vous entendu, ce grand niais que le mauvais sort nous a baillé pour roi? Me défaire de l’Artois, tout aisément, à seule fin de lui complaire! Instituer pour mon héritier ce gros puant de Robert! Mais la main me sécherait au bout du bras plutôt que de sceller cela! Faut-il qu’il y ait entre eux long marché de coquinerie et qu’ils se doivent beaucoup l’un à l’autre… Et dire que sans moi, si je n’avais pas si bien déblayé autrefois les avenues du trône…

— Ma mère… murmura doucement Jeanne la Veuve.

Si elle avait osé exprimer sa pensée, si elle n’avait pas craint d’essuyer une terrible rebuffade, Jeanne eût conseillé à sa mère d’accepter les propositions du roi. Mais cela n’eût servi à rien.

— Jamais, répétait Mahaut, jamais ils n’obtiendront cela de moi.

Elle venait, sans le savoir, de signer son arrêt de mort, et l’exécuteur était devant elle, dans la litière, qui la regardait à travers des cils noirs.

— Béatrice, dit soudain Mahaut, aide-moi un peu à me délacer; j’ai le ventre qui enfle.

La rage lui avait dérangé la digestion. Il fallut arrêter la litière pour que Madame Mahaut allât se soulager les entrailles dans le premier champ.

— Ce soir, Madame, dit Béatrice, je vous donnerai de la pâte de coings.

En arrivant à Paris dans la nuit, à l’hôtel de la rue Mauconseil, Mahaut se sentait le cœur encore un peu brouillé, mais elle allait mieux. Elle fit un repas maigre et se coucha.

IX LE SALAIRE DES CRIMES

Béatrice attendit que tous les serviteurs fussent endormis. Elle s’approcha du lit de Mahaut, souleva le rideau de tapisserie qu’on fermait pour la nuit. La veilleuse pendue au ciel de lit dispensait une faible lueur bleutée. Béatrice était en chemise et tenait une cuiller à la main.

«Madame, vous avez oublié de prendre votre pâte de coings…»

Mahaut, somnolente, et dont les sens luttaient entre la fureur et la fatigue, dit simplement:

— Ah oui… tu es une bonne fille d’y avoir pensé.

Et elle avala le contenu de la cuiller.

Deux heures avant l’aurore, elle réveilla son monde à grands appels et fracas de sonnette. On la trouva vomissant au-dessus d’un bassin que Béatrice lui tendait.

Thomas le Miesier et Guillaume du Venat, ses physiciens, aussitôt appelés, se firent conter par le menu la journée de la veille et donner le détail de ce que la comtesse avait mangé; ils conclurent sans peine à une forte indigestion accompagnée d’un flux de sang causé par le mécontentement.

On envoya chercher le barbier Thomas qui, pour les quinze sols habituels, saigna la comtesse, et la dame Mesgnière, l’herbière du Petit Pont, fournit un clystère aux herbes.[16]

Béatrice prit prétexte d’aller chercher un électuaire chez maître Palin, l’épicier, pour s’échapper dans la soirée et rejoindre Robert à trois porches de chez Mahaut, dans la maison Bonnefille.

— C’est chose faite, lui dit-elle.

— Elle est morte? s’écria Robert.

— Oh! non… elle va souffrir longuement! dit Béatrice avec un noir éclat dans le regard. Mais il faudra être prudents, Monseigneur, et nous voir moins souvent ces temps-ci.

Mahaut mit un mois à mourir.

Béatrice, soir après soir, pincée après pincée, la poussait vers la tombe, et ceci d’autant plus impunément que Mahaut n’avait confiance qu’en elle et ne prenait les remèdes que de sa main.

Après les vomissements qui durèrent trois jours, elle fut atteinte d’un catarrhe de la gorge et des bronches; elle n’avalait qu’avec une extrême douleur. Les physiciens déclarèrent qu’elle avait été saisie de froid pendant son indigestion. Puis, quand le pouls commença de faiblir, on pensa l’avoir trop saignée; ensuite sa peau sur tout le corps se couvrit de boutons et de pustules.

Prévenante, attentive, toujours présente, et montrant cette humeur égale et souriante si précieuse aux malades, Béatrice se délectait à contempler les écœurants progrès de son œuvre. Elle n’allait presque plus retrouver Robert; mais le souci de chercher chaque jour dans quel aliment ou quel remède elle glisserait le poison lui procurait un suffisant plaisir.

Lorsque Mahaut vit ses cheveux tomber, par touffes grises comme du foin mort, alors elle se sut perdue.

— On m’a enherbée, dit-elle tout angoissée à sa demoiselle de parage.

— Oh! Madame, Madame, ne prononcez point ces mots. C’est chez le roi que vous avez fait votre dernier dîner, avant d’être malade.

— Eh! c’est bien à cela que je pense, dit Mahaut.

Elle demeurait coléreuse, emportée, houspillant ses physiciens qu’elle accusait d’être des ânes. Elle ne donnait pas signe de se rapprocher de la religion, et accordait plus de souci aux affaires de son comté qu’à celles de son âme. Elle dicta une lettre à sa fille: «Si je venais à trépasser, je vous commande aussitôt de vous rendre auprès du roi et d’exiger de lui rendre l’hommage pour l’Artois avant que Robert ait rien pu tenter…»

Les maux qu’elle endurait ne lui faisaient nullement penser aux souffrances qu’elle avait naguère infligées à autrui; elle restait jusqu’à la fin une âme égoïste et dure, où même l’approche de la mort ne faisait apparaître aucune ressource de repentir ni d’humaine compassion.

Il lui sembla toutefois nécessaire de se confesser d’avoir tué deux rois, ce qu’elle n’avait jamais avoué à ses confesseurs ordinaires. Elle choisit pour cela de faire appeler un Franciscain obscur. Quand le moine sortit, tout pâle, de la chambre, il fut pris en charge par deux sergents qui avaient ordre de le conduire au château d’Hesdin. Les instructions de Mahaut furent mal comprises; elle avait dit que le moine devait être gardé à Hesdin jusqu’à son trépas; le gouverneur du château crut qu’il s’agissait du trépas du moine et on le jeta dans une oubliette. Ce fut le dernier crime, involontaire celui-là, de la comtesse Mahaut.

Enfin la malade fut saisie d’atroces crampes qui se manifestèrent d’abord aux orteils, puis dans les mollets; puis ce furent les avant-bras qui se durcirent. La mort montait.

Le 27 novembre, des chevaucheurs partirent, vers le couvent de Poissy où résidait alors la reine Jeanne la Veuve, vers Bruges, pour prévenir le comte de Flandre, et trois à la suite, dans le cours de la journée, pour Saint-Germain où séjournait le roi en compagnie de Robert d’Artois. Chacun des chevaucheurs dirigés vers Saint-Germain semblait à Béatrice le porteur d’un message d’amour adressé à Robert: la comtesse Mahaut avait reçu les sacrements, la comtesse ne pouvait plus parler, la comtesse était au bord de trépasser…

Profitant d’un moment où elle se trouvait seule auprès de l’agonisante, Béatrice se pencha vers la tête chauve, vers la face pustuleuse qui ne paraissait plus vivre que par les yeux, et prononça doucement:

— Vous avez été empoisonnée, Madame… par moi… et pour l’amour que j’ai de Monseigneur Robert.

La mourante eut un regard d’incrédulité d’abord, puis de haine; en cet être d’où l’existence fuyait, le dernier sentiment fut le désir de tuer. Oh! non, elle n’avait à regretter aucun de ses actes; elle avait eu bien raison d’être méchante puisque le monde n’est peuplé que de méchants! La pensée qu’elle recevait là, à l’ultime minute, le salaire de ses crimes, ne l’effleura même pas. C’était une âme sans rachat.

Quand sa fille arriva de Poissy, Mahaut lui désigna Béatrice d’un doigt raide et froid qui ne pouvait presque plus bouger; sa lèvre se contracta; mais sa voix ne put sortir, et elle rendit la vie dans cet effort.

Aux obsèques qui eurent lieu le 30 novembre, à Maubuisson, Robert eut un maintien pensif et sombre qui surprit. Sa manière eût été davantage d’afficher un air de triomphe. Pourtant son attitude n’était pas feinte. À perdre un ennemi contre lequel on s’est battu vingt ans, on éprouve une sorte de dépouillement. La haine est un lien très fort qui laisse, en se rompant, quelque mélancolie.

Obéissant aux dernières volontés de sa mère, la reine Jeanne la Veuve, dès le lendemain, demandait à Philippe VI que le gouvernement de l’Artois lui fût remis. Avant de répondre, Philippe VI tint à s’en expliquer très franchement avec Robert:

— Je ne puis faire autrement que de déférer à la requête de ta cousine Jeanne, puisque d’après les traités et jugements elle est l’héritière légitime. Mais c’est un consentement de pure forme que je vais donner, et provisoire, jusqu’à ce que nous parvenions à un règlement ou bien que le procès ait lieu… Je t’engage à m’adresser au plus tôt ta propre requête.

Ce que Robert s’empressa de faire, par une lettre ainsi rédigée: «Mon très cher et redouté Seigneur, comme je, Robert d’Artois, votre humble comte de Beaumont, ai été longtemps déshérité contre droits et contre toute raison, par plusieurs malices, fraudes et cautèles, de la comté d’Artois, laquelle m’appartient et doit m’appartenir par plusieurs causes bonnes, justes, de nouveau venues à ma connaissance, ainsi vous requiers humblement qu’en mon droit vous me vouliez ouïr…»

La première fois que Robert revint à la maison Bonnefille, Béatrice crut lui servir un plat de choix en lui faisant le récit, heure par heure, des derniers moments de Mahaut. Il écouta, mais sans témoigner aucun plaisir.

— On dirait que tu la regrettes, dit-elle.

— Non point, non point, répondit Robert, pensivement, elle a bien payé…

Son esprit était déjà tourné vers le prochain obstacle.

— À présent je puis être dame de parage chez toi. Quand vais-je entrer en ton hôtel?

— Quand j’aurai l’Artois, répondit Robert. Fais en sorte de rester auprès de la fille de Mahaut; c’est elle, maintenant, qu’il me faut écarter de ma route.

Lorsque Madame Jeanne la Veuve, retrouvant un goût des honneurs qu’elle n’avait plus éprouvé depuis la mort de son époux Philippe le Long, et libérée, enfin, à trente-sept ans, de l’étouffante tutelle maternelle, se déplaça en grand appareil pour aller prendre possession de l’Artois, elle fit halte à Roye-en-Vermandois. Là, elle eut envie de boire un gobelet de vin claret. Béatrice d’Hirson dépêcha l’échanson Huppin à en quérir. Huppin était plus attentif aux yeux de Béatrice qu’aux devoirs de son service; depuis quatre semaines il languissait d’amour. Ce fut Béatrice qui apporta le gobelet. Comme elle était cette fois pressée d’en finir, elle n’usa pas d’arsenic mais de sel de mercure.

Et le voyage de Madame Jeanne s’arrêta là.

Ceux qui assistèrent à l’agonie de la reine veuve racontèrent que le mal la saisit vers le milieu de la nuit, que le venin lui coulait par les yeux, la bouche et le nez, et que son corps devint tout taché de blanc et de noir. Elle ne résista pas deux jours, n’ayant survécu que deux mois à sa mère.

Alors la duchesse de Bourgogne, petite-fille de Mahaut, réclama la comté d’Artois.

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