TROISIÈME PARTIE LES DÉCHÉANCES

I LE COMPLOT DU FANTÔME

Le moine avait déclaré s’appeler Thomas Dienhead. Il avait le front bas sous une maigre couronne de cheveux couleur de bière, et tenait les mains cachées dans ses manches. Sa robe de Frère Prêcheur était d’un blanc douteux. Il regardait à droite et à gauche et avait demandé par trois fois si «my Lord» était seul, et si aucune autre oreille ne risquait d’entendre.

— Mais oui, parlez donc, dit le comte de Kent du fond de son siège, en agitant la jambe avec un rien d’impatience ennuyée.

— My Lord, notre bon Sire le roi Édouard le Second est toujours vivant.

Edmond de Kent n’eut pas le sursaut qu’on aurait pu attendre, d’abord parce qu’il n’était pas homme à faire montre volontiers de ses émotions, et aussi parce que cette stupéfiante nouvelle lui avait déjà été portée, quelques jours plus tôt, par un autre émissaire.

— Le roi Édouard est tenu secrètement au château de Corfe, reprit le moine; je l’ai vu et viens vous en fournir témoignage.

Le comte de Kent se leva, enjamba son lévrier et s’approcha de la fenêtre à petites vitres et croisillons de plomb par laquelle il observa un moment le ciel gris au-dessus de son manoir de Kensington.

Kent avait vingt-neuf ans; il n’était plus le mince jeune homme qui avait commandé la défense anglaise pendant la désastreuse guerre de Guyenne, en 1324, et dû, faute de troupes, se rendre, dans la Réole assiégée, à son oncle Charles de Valois. Mais bien qu’un peu épaissi, il gardait toujours la même blonde pâleur et la même nonchalance distante qui cachait plus de tendance au songe qu’à la véritable méditation.

Il n’avait jamais entendu chose plus étonnante! Ainsi son demi-frère Édouard II dont le décès avait été annoncé trois ans plus tôt, qui avait sa tombe à Gloucester — et dont on n’hésitait plus maintenant, dans le royaume, à nommer les assassins — aurait encore été de ce monde? La détention au château de Berkeley, le meurtre atroce, la lettre de l’évêque Orleton, la culpabilité conjointe de la reine Isabelle, de Mortimer et du sénéchal Maltravers, enfin l’inhumation à la sauvette, tout cela n’aurait été qu’une fable, montée par ceux qui avaient intérêt à ce qu’on crût l’ancien roi décédé, et grossie ensuite par l’imagination populaire?

Pour la seconde fois, en moins de quinze jours, on venait lui faire cette révélation. La première fois, il avait refusé d’y croire. Mais maintenant il commençait d’être ébranlé.

— Si la nouvelle est vraie, elle peut changer bien des choses au royaume, dit-il sans précisément s’adresser au moine.

Car depuis trois ans l’Angleterre avait eu le temps de s’éveiller de ses rêves. Où étaient la liberté, la justice, la prospérité, dont on avait imaginé qu’elles s’attachaient aux pas de la reine Isabelle et du glorieux Lord Mortimer? De la confiance qu’on leur avait accordée, des espérances qu’on avait mises en eux, il ne restait rien que le souvenir d’une vaste illusion déçue.

Pourquoi avoir chassé, destitué, emprisonné et — du moins le croyait-on jusqu’à ce jour — laissé assassiner le faible Édouard II soumis à d’odieux favoris, si c’était pour qu’il fût remplacé par un roi mineur, plus faible encore, et dépouillé de tout pouvoir par l’amant de sa mère?

Pourquoi avoir décapité le comte d’Arundel, assommé le chancelier Baldock, coupé en quatre morceaux Hugh Le Despenser, quand à présent Lord Mortimer gouvernait avec le même arbitraire, pressurait le pays avec la même avidité, insultait, opprimait, terrifiait, ne supportait aucune discussion de son autorité?

Au moins, Hugh Le Despenser, créature vicieuse et cupide, présentait-il quelques faiblesses sur lesquelles on pouvait agir. Il lui arrivait de céder à la peur ou à l’attrait de l’argent. Roger Mortimer, lui, était un baron inflexible et violent. La Louve de France, comme on appelait la reine mère, avait pour amant un loup.

Le pouvoir corrompt rapidement ceux qui s’en saisissent sans y être poussés, avant tout, par le souci du bien public.

Brave, héroïque même, célèbre pour une évasion sans exemple, Mortimer avait, dans ses années d’exil, incarné les aspirations d’un peuple malheureux. On se rappelait qu’il avait autrefois conquis le royaume d’Irlande pour la couronne anglaise; on oubliait qu’il s’y était fait la main.

Jamais, en vérité, Mortimer n’avait pensé à la nation dans son ensemble, ni aux besoins de son peuple. Il ne s’était fait le champion de la cause publique qu’autant que cette cause se trouvait confondue pour un moment avec la sienne propre. Il n’incarnait, en vérité, que les griefs d’une certaine fraction de la noblesse. Devenu le maître, il se comportait comme si l’Angleterre tout entière fût passée à son service.

Et d’abord il s’était approprié presque le quart du royaume en devenant comte des Marches, titre et fief qu’il avait fait créer pour lui. Au bras de la reine mère, il menait train de roi, et en usait avec le jeune Édouard III comme si celui-ci eût été non pas son suzerain mais son héritier.

Lorsque, en octobre 1328, Mortimer avait exigé du Parlement réuni à Salisbury la confirmation de son élévation à la pairie, Henry de Lancastre au Tors-Col, doyen de la famille royale, s’était abstenu de siéger. Au cours de la même session, Mortimer avait fait pénétrer ses troupes en armes dans l’enceinte du Parlement, pour mieux appuyer ses volontés. Ce genre de contrainte ne fut jamais du goût des assemblées.

Presque fatalement, la même coalition formée naguère pour abattre les Despensers s’était reconstituée autour des mêmes princes du sang, autour d’Henry Tors-Col, autour des comtes de Norfolk et de Kent, oncles du jeune roi.

Deux mois après l’affaire de Salisbury, Tors-Col, profitant d’une absence de Mortimer et d’Isabelle, réunissait secrètement à Londres, dans l’église Saint-Paul, de nombreux évêques et barons, afin d’organiser un soulèvement armé. Or Mortimer entretenait des espions partout. Avant même que la coalition se fût équipée, il venait ravager avec ses propres troupes la ville de Leicester, premier fief des Lancastre. Henry voulait continuer la lutte; mais Kent, jugeant l’affaire mal engagée, se dérobait alors, peu glorieusement.

Si Lancastre s’était tiré de ce mauvais pas sans autre dommage qu’une amende, d’ailleurs impayée, de onze mille livres, il le devait à ceci qu’il était premier membre du Conseil de régence et tuteur du roi, et que, par une logique absurde, Mortimer avait besoin de maintenir la fiction juridique de cette tutelle afin de pouvoir faire également condamner, pour révolte contre le roi, des adversaires tels que Lancastre lui-même!

Ce dernier avait été envoyé en France, sous le prétexte de négocier le mariage de la sœur du jeune roi avec le fils aîné de Philippe VI. Cet éloignement était une prudente disgrâce, sa mission durerait longtemps.

Tors-Col absent, Kent se trouvait du coup, et presque malgré lui, le chef des mécontents. Tout refluait vers sa personne; et lui-même cherchait à effacer sa défection de l’année précédente. Non, ce n’était pas la lâcheté qui l’avait détourné d’agir…

Il pensait à toutes ces choses, confusément, devant la fenêtre de son château de Kensington. Le moine se tenait toujours immobile, les mains dans les manches. Qu’il fût un Frère Prêcheur, tout comme le premier messager qui lui avait déjà certifié qu’Édouard II n’était pas mort, donnait également à réfléchir au comte de Kent, et l’inclinait à prendre la nouvelle au sérieux, car l’ordre des Dominicains était réputé hostile à Mortimer. Or l’information, si elle était véridique, faisait tomber toutes les présomptions de régicide qui pesaient sur Isabelle et Mortimer. En revanche, elle modifiait complètement la situation du royaume.

Car maintenant le peuple regrettait Édouard II et, passant d’un extrême à l’autre, n’était pas loin d’élever au martyre ce prince dissolu. Si Édouard II vivait encore, le Parlement pourrait fort bien revenir sur ses actes passés, en déclarant qu’ils lui avaient été imposés, et restaurer l’ancien souverain.

Quelles preuves, après tout, possédait-on de sa mort? Le témoignage des habitants de Berkeley défilant devant la dépouille? Mais combien d’entre eux avaient-ils vu Édouard II auparavant? Qui pouvait affirmer qu’on ne leur avait pas montré un autre corps?… Nul membre de la famille royale ne se trouvait présent aux obsèques mystérieuses en l’abbatiale de Gloucester; en outre, c’était un cadavre vieux d’un mois, dans une caisse couverte d’un drap noir, qu’on avait descendu au tombeau.

— Et vous dites, frère Dienhead, l’avoir véritablement vu, de vos yeux? demanda Kent en se retournant.

Thomas Dienhead regarda de nouveau autour de lui, comme un bon conspirateur, et répondit à voix basse:

— C’est le prieur de notre ordre qui m’a envoyé là-bas; j’ai gagné la confiance du chapelain qui, pour me permettre l’entrée, m’a obligé de revêtir des habits laïques. Tout un jour je suis resté caché dans un petit bâtiment, à gauche du corps de garde; au soir on m’a fait pénétrer dans la grand-salle, et là j’ai bien vu le roi attablé, entouré d’un service d’honneur.

— Lui avez-vous parlé?

— On ne m’a pas laissé l’approcher, dit le frère; mais le chapelain me l’a montré, de derrière un pilier, et il m’a dit: «C’est lui.»

Kent demeura un moment silencieux, puis demanda:

— Si j’ai besoin de vous, puis-je vous faire quérir au couvent des Frères Prêcheurs?

— Non point, my Lord, car mon prieur m’a conseillé de ne pas demeurer au couvent, pour le moment.

Et il donna son adresse, dans Londres, chez un clerc du quartier Saint-Paul.

Kent ouvrit son aumônière et lui tendit trois pièces d’or. Le frère refusa; il n’avait le droit d’accepter aucun présent.

— Pour les aumônes de votre ordre, dit le comte de Kent.

Alors le frère Dienhead sortit une main de ses manches, s’inclina très bas, et se retira.

Le jour même, Edmond de Kent décidait d’avertir les deux principaux prélats naguère affiliés à la conjuration manquée, Graveson, l’évêque de Londres, et l’archevêque d’York, William de Melton, celui-là même qui avait marié Édouard III et Philippa de Hainaut.

«On m’affirme par deux fois et de sources qui paraissent sûres…» leur écrivait-il.

Les réponses ne se firent pas attendre. Graveson garantissait son appui au comte de Kent en toute action que celui-ci voudrait mener; quant à l’archevêque d’York, primat d’Angleterre, il envoya son propre chapelain, Allyn, porter promesse de fournir cinq cents hommes d’armes, et même davantage s’il était nécessaire, pour la délivrance de l’ancien roi.

Kent prit alors d’autres contacts, avec Lord de la Zouche notamment, et avec plusieurs seigneurs, tels que Lord Beaumont et sir Thomas Rosslyn, qui s’étaient réfugiés à Paris afin de se soustraire à la vindicte de Mortimer. Car il y avait de nouveau, en France, un parti d’émigrés.

Ce qui emporta tout fut une communication personnelle et secrète du pape Jean XXII au comte de Kent. Le Saint-Père, ayant appris lui aussi que le roi Édouard II était toujours vivant, recommandait au comte de Kent d’agir pour sa délivrance, absolvant d’avance ceux qui participeraient à l’entreprise «ab omni pœna et culpa»… pouvait-on plus clairement dire que tous les moyens seraient bons?… et même menaçant le comte de Kent d’excommunication s’il négligeait cette tâche hautement pie.

Or ce n’était pas là un message oral, mais une lettre en latin où un éminent prélat du Saint-Siège, dont la signature était assez mal déchiffrable, rapportait fidèlement les paroles prononcées par Jean XXII dans un entretien à ce sujet. La lettre avait été acheminée par un membre de la suite du chancelier Burghersh, évêque de Lincoln, qui venait de rentrer d’Avignon où il était allé négocier, lui aussi, l’hypothétique mariage de la sœur d’Édouard III à l’héritier de France.

Edmond de Kent, fort ému, résolut alors d’aller vérifier sur place toutes ces informations si concordantes, et d’étudier les possibilités d’une évasion.

Il fit chercher le frère Dienhead à l’adresse que celui-ci avait donnée et, avec une escorte réduite mais sûre, il partit pour le Dorset. On était en février.

Arrivé à Corfe, par un jour de mauvais temps où les bourrasques salées balayaient la presqu’île désolée, Kent fit mander le gouverneur de la forteresse, sir John Daverill. Celui-ci vint se présenter au comte de Kent, dans l’unique auberge de Corfe, devant l’église de Saint-Édouard-le-Martyr, le roi assassiné de la dynastie saxonne.

De haute taille, étroit d’épaules, le front plissé et la lèvre méprisante, avec une sorte de regret dans la civilité ainsi qu’il convient à un homme de devoir, John Daverill s’excusa de ne pouvoir recevoir le noble Lord au château. Il avait des ordres absolus.

— Le roi Édouard II est-il vivant ou mort? lui demanda Edmond de Kent.

— Je ne puis vous le dire.

— C’est mon frère! Est-ce lui que vous gardez?

— Je ne suis pas autorisé à parler. Un prisonnier m’a été confié; je ne dois révéler ni son nom ni son rang.

— Pourriez-vous me laisser entrevoir ce prisonnier?

John Daverill fit non de la tête. Un mur, un roc, ce gouverneur, aussi impénétrable que l’énorme donjon sinistre défendu par trois vastes enceintes et qui se dressait sur le haut de la colline, au-dessus du petit village aux toits de pierres plates. Ah! Mortimer choisissait bien ses serviteurs!

Mais il y a des manières de nier qui sont comme des affirmations. Daverill eût-il fait tel mystère, eût-il montré pareille inflexibilité, si ce n’avait pas été l’ancien roi, précisément, qu’il gardait?

Edmond de Kent usa de son charme, qui était grand, et d’autres arguments aussi auxquels la nature humaine n’est pas toujours insensible. Il posa sur la table une lourde bourse d’or.

— Je voudrais, dit-il, que ce prisonnier fût bien traité. Ceci est pour améliorer son sort; il y a là cent livres esterlins.

— Je puis vous assurer, my Lord, qu’il est bien traité, dit Daverill à voix basse avec une nuance de complicité.

Et sans aucune gêne, il mit la main sur la bourse.

— Je donnerais volontiers le double, dit Edmond de Kent, seulement pour l’apercevoir.

Daverill eut une dénégation désolée.

— Comprenez, my Lord, qu’il y a en ce château deux cents archers de garde…

Edmond de Kent se crut un grand homme de guerre en notant intérieurement cette importante décision; il faudrait en tenir compte, pour l’évasion.

— … et que si jamais l’un d’eux parlait, que Madame la reine mère vînt à l’apprendre, elle me ferait décapiter.

Pouvait-on mieux se trahir, et avouer ce qu’on prétendait cacher?

— Mais je puis faire passer un message, reprit le gouverneur, car ceci restera entre vous et moi.

Kent, heureux de voir si vite avancer ses affaires, écrivit la lettre suivante, tandis que les rafales d’un vent mouillé battaient les fenêtres de l’auberge:

«Fidélité et respect à mon très cher frère, s’il vous plaît. Je prie Dieu de tout cœur que vous soyez en bonne santé car les dispositions sont prises pour que vous sortiez bientôt de prison et soyez délivré des maux qui vous accablent. Soyez assuré que j’ai l’appui des plus grands barons d’Angleterre et de toutes leurs forces, c’est-à-dire leurs troupes et leurs trésors. De nouveau vous serez roi; prélats et barons l’ont juré sur l’Évangile.»

Il tendit la feuille, simplement pliée, au gouverneur.

— Je vous prie de la sceller, my Lord, dit celui-ci; je ne veux point avoir pu en connaître la teneur.

Kent se fit apporter de la cire par quelqu’un de sa suite, apposa son cachet, et Daverill cacha le pli sous sa cotte.

— Un message, dit-il, sera parvenu de l’extérieur au prisonnier qui, je pense, le détruira aussitôt. Ainsi…

Et ses mains firent un geste qui signifiait l’effacement, l’oubli.

«Cet homme, si je sais m’y prendre assez bien, nous ouvrira les portes toutes grandes, le jour venu; nous n’aurons même pas à livrer bataille», pensait Edmond de Kent.

Trois jours plus tard sa lettre était aux mains de Roger Mortimer qui la lisait en conseil, à Westminster.

Aussitôt la reine Isabelle, s’adressant au jeune roi, s’écriait, pathétique:

— Mon fils, mon fils, je vous supplie d’agir contre votre plus mortel ennemi qui veut accréditer au royaume la fable que votre père est encore vivant, afin de vous déposer et prendre votre place. De grâce donnez les ordres pour qu’on châtie ce traître pendant qu’il en est temps.

En fait, les ordres étaient déjà donnés et les sbires de Mortimer galopaient vers Winchester pour arrêter le comte de Kent sur son chemin de retour. Mais ce n’était pas seulement une arrestation que voulait Mortimer; il exigeait une condamnation spectaculaire. Il avait quelques raisons de se hâter ainsi.

Dans un an, Édouard III allait être majeur; il manifestait déjà de nombreux signes de son impatience à gouverner. En éliminant Kent, après avoir éloigné Lancastre, Mortimer décapitait l’opposition et empêchait que le jeune roi pût échapper à son emprise.

Le 19 mars, le Parlement se réunissait à Winchester pour juger l’oncle du roi.

Au sortir d’un séjour de plus d’un mois en prison, le comte de Kent apparut décomposé, amaigri, hagard, et comme s’il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Il n’était pas homme, décidément, fait pour supporter l’adversité. Sa belle nonchalance distante l’avait quitté. Sous l’interrogatoire de Robert Howell, coroner de la maison royale, il s’effondra, avoua tout, conta son histoire de bout en bout, livra le nom de ses informateurs et de ses complices. Mais quels informateurs? L’ordre des Dominicains ne connaissait aucun Frère du nom de Dienhead; c’était là une invention de l’accusé, pour tenter de se sauver. Invention également la lettre du pape Jean XXII; personne, dans la suite de l’évêque de Lincoln, pendant l’ambassade d’Avignon, n’avait eu conversation au sujet du feu roi, ni avec le Saint-Père, ni avec aucun de ses cardinaux ou conseillers. Edmond de Kent s’obstinait. Voulait-on lui faire perdre la raison? Pourtant, il leur avait parlé, à ces Frères Prêcheurs! Il l’avait eue en main, cette lettre «ab omni pœna et culpa»

Kent découvrait enfin l’affreux traquenard dans lequel on l’avait attiré en se servant du fantôme du roi mort. Complot organisé de toutes pièces par Mortimer et par ses créatures: faux émissaires, faux moines, faux écrits, et, plus faux que tous et que tout, ce Daverill du château de Corfe! Kent avait basculé dans le piège.

Le coroner royal requérait la peine de mort.

Mortimer, assis sur l’estrade, devant les Lords, tenait chacun sous son regard; et Lancastre, le seul peut-être qui eût osé parler en faveur de l’accusé, était hors du royaume. Mortimer avait fait savoir qu’il n’engagerait aucune poursuite contre les complices de Kent, ecclésiastiques ou non, si celui-ci était condamné. Trop d’entre les barons se trouvaient, à un titre quelconque, compromis; ils abandonnèrent — et même Norfolk, propre frère de l’accusé — le second prince du sang à la rancune du comte des Marches. Une victime expiatoire, en somme.

Et bien que Kent, s’humiliant devant l’assemblée et reconnaissant son aberration, eût offert d’aller porter sa soumission au roi, en chemise, pieds nus et la corde au cou, les Lords, à regret, rendirent la sentence qu’on attendait d’eux. Pour apaiser leur conscience, ils chuchotaient:

— Le roi va le gracier; le roi usera de son pouvoir de grâce…

Il n’était pas vraisemblable qu’Édouard III fît décapiter son oncle, pour une action coupable certes, mais où la légèreté avait sa part, et où la provocation n’était que trop évidente.

Beaucoup qui avaient voté la mort se proposaient d’aller, le lendemain, demander la grâce.

Les Communes, elles, refusèrent de ratifier la sentence des Lords; elles réclamaient un supplément d’enquête.

Mais Mortimer, aussitôt acquis le vote de la Chambre Haute, courut au château où la reine Isabelle était à son dîner.

— C’est fait, lui dit-il; nous pouvons envoyer Edmond au billot. Mais nombre de nos faux amis escomptent que votre fils le sauvera de la peine suprême. Aussi je vous conjure d’agir sans retard.

Ils avaient pris soin d’occuper le jeune roi pour toute la journée par une réception au collège de Winchester, l’un des plus anciens et des plus réputés d’Angleterre.

— Le gouverneur de la ville, ajouta Mortimer, exécutera votre ordre, ma mie, aussi bien que s’il venait du roi.

Isabelle et Mortimer se regardèrent dans les yeux; ils n’en étaient plus à un crime près, ni à un abus de pouvoir. La Louve de France signa l’ordre de décapiter sur-le-champ son beau-frère et cousin germain.

Edmond de Kent fut à nouveau extrait de son cachot et, en chemise, les mains liées, conduit, sous escorte d’un petit détachement d’archers, dans une cour intérieure du château. Là il resta une heure, deux heures, trois heures, sous la pluie, tandis que le jour tombait. Pourquoi cette interminable attente devant le billot? Il passait par des alternances d’abattement et de folle espérance. Le roi son neveu était sans doute en train de sceller l’ordonnance de pardon. Cette station tragique était le châtiment qu’on imposait au condamné pour mieux lui inspirer le repentir et mieux lui faire apprécier la magnanimité de la clémence. Ou bien il y avait troubles et émeutes; le peuple peut-être s’était soulevé. Ou peut-être Mortimer venait-il d’être assassiné. Kent priait Dieu, et soudain se mettait à sangloter d’angoisse. Il grelottait sous sa chemise trempée; la pluie ruisselait sur le billot et sur le casque des archers. Quand donc ce supplice allait-il finir?

La seule explication qui ne pût se présenter à l’esprit du comte de Kent, c’était qu’on cherchait un bourreau, à travers tout Winchester, et qu’on n’en trouvait pas. Celui de la ville, sachant que les Communes rejetaient la sentence et que le roi n’avait pu se prononcer, refusait obstinément d’exercer son office sur un prince royal. Ses aides se solidarisaient avec lui; ils préféraient perdre leur charge.

On s’adressa aux officiers de la garnison pour qu’ils eussent à désigner un de leurs hommes, à moins que ne se proposât un volontaire auquel serait donnée grasse rémunération. Les officiers eurent un mouvement de dégoût. Ils voulaient bien maintenir l’ordre, monter la garde autour du Parlement, accompagner le condamné jusqu’au lieu d’exécution; mais il ne fallait pas leur demander plus, ni à eux ni à leurs soldats.

Mortimer entra dans une froide et féroce colère contre le gouverneur.

— Ne tenez-vous pas en vos prisons quelque meurtrier, faussaire ou brigand, qui veuille la vie sauve en échange? Allons, hâtez-vous, si vous ne voulez vous-même finir en geôle!

En visitant les cachots, on découvrit enfin l’homme souhaité; il avait volé des objets d’église et devait être pendu la semaine suivante. On lui remit la hache, mais il exigea d’avoir le visage masqué.

La nuit était venue. À la lueur des torches, combattue par l’averse, le comte de Kent vit s’avancer son exécuteur et comprit que ses longues heures d’espérance n’avaient été qu’une ultime et dérisoire illusion. Il poussa un cri affreux; il fallut l’agenouiller de force devant le billot.

Le bourreau d’occasion était plus peureux que cruel, et tremblait davantage que sa victime. Il n’en finissait pas de lever la hache. Il manqua son coup, et le fer glissa sur les cheveux. Il dut s’y reprendre à quatre fois, frappant dans une écœurante bouillie rouge. Les vieux archers, alentour, vomissaient.

Ainsi mourut, avant d’avoir trente ans, le comte Edmond de Kent, prince plein de grâce et de naïveté.

Et un voleur de ciboire fut rendu à sa famille.

Quand le jeune roi Édouard III revint d’avoir ouï une longue dispute en latin sur les doctrines de maître Occam, on lui apprit que son oncle avait été décapité.

— Sans mon ordre? dit-il.

Il fit appeler Lord Montaigu qui ne le quittait guère depuis l’hommage d’Amiens, et dont il avait pu à diverses reprises constater la loyauté.

— My Lord, lui demanda-t-il, vous étiez au Parlement ce jour. J’aimerais savoir la vérité…

II LA HACHE DE NOTTINGHAM

Le crime d’État a toujours besoin d’être couvert par une apparence de légalité.

La source de la loi est dans le souverain, et la souveraineté appartient au peuple qui exerce celle-ci soit par le truchement d’une représentation élue, soit par une délégation héréditairement faite à un monarque, et parfois selon les deux manières ensemble comme c’était le cas déjà pour l’Angleterre.

Tout acte légal en ce pays devait donc comporter le consentement conjoint du monarque et du peuple, que ce consentement fût tacite ou exprimé.

L’exécution du comte de Kent avait légalité de forme puisque les pouvoirs royaux étaient exercés par le Conseil de régence, et qu’en l’absence du comte de Lancastre, tuteur du souverain, la signature revenait à la reine mère; mais cette exécution n’avait ni le consentement véritable d’un Parlement siégeant sous la contrainte, ni l’adhésion du roi tenu dans l’ignorance d’un ordre donné en son nom; un tel acte ne pouvait être que funeste à ses auteurs.

Édouard III marqua sa réprobation autant qu’il le put en exigeant qu’on fît à son oncle Kent des funérailles princières. Comme il ne s’agissait plus que d’un cadavre Mortimer accepta de déférer aux désirs du jeune roi. Mais Édouard ne pardonnerait jamais à Mortimer d’avoir disposé à son insu, une fois de plus, de la vie d’un membre de sa famille; il ne lui pardonnerait pas non plus l’évanouissement de Madame Philippa à l’annonce brutale de l’exécution de l’oncle Kent. Or la jeune reine était enceinte de six mois et l’on aurait pu en user envers elle avec ménagements. Édouard en fit reproche à sa mère, et, comme cette dernière répliquait avec irritation que Madame Philippa montrait trop de sensibilité pour les ennemis du royaume et qu’il fallait avoir l’âme forte si l’on avait choisi d’être reine, Édouard lui répondit:

— Toute femme, Madame, n’a pas le cœur aussi pierreux que vous.

L’incident, pour Madame Philippa, n’eut pas de conséquence et, vers la mi-juin, elle accoucha d’un fils.[17] Édouard III en éprouva la joie simple, profonde et grave, qui est celle de tout homme au premier enfant que lui donne la femme qu’il aime et dont il est aimé. Du même coup, il se sentait, comme roi, brusquement mûri. Sa succession était assurée. Le sentiment de la dynastie, de sa propre place entre ses ancêtres et sa descendance, celle-ci toute fragile encore mais déjà présente dans un berceau mousseux, occupait ses méditations et lui rendait de moins en moins supportable l’incapacité juridique dans laquelle on le maintenait.

Toutefois, il était assailli de scrupules; rien ne sert de renverser une coterie dirigeante si l’on n’a pas de meilleurs hommes pour la remplacer ni de meilleurs principes à appliquer.

«Saurai-je vraiment régner, et suis-je assez formé pour cela?» se demandait-il souvent.

Son esprit demeurait marqué par le détestable exemple qu’avait fourni son père, entièrement gouverné par les Despensers, et l’exemple aussi détestable qu’offrait sa mère sous la domination de Roger Mortimer.

Son inaction forcée lui permettait d’observer et de réfléchir. Rien ne se pouvait faire au royaume sans le Parlement, sans son accord spontané ou obtenu. L’importance prise ces dernières années par cette assemblée de consultation, réunie de plus en plus fréquemment, en tous lieux et à tous propos, était la conséquence de la mauvaise administration, des expéditions militaires mal conduites, des désordres dans la famille royale et de l’état de constante hostilité entre le pouvoir central et la coalition des grands féodaux.

Il fallait faire cesser ces déplacements ruineux où Lords et Communes devaient courir à Winchester, à Salisbury, à York, et tenir des sessions qui n’avaient d’autre objet que de permettre à Lord Mortimer de faire sentir sa férule au royaume.

«Quand je serai vraiment roi, le Parlement siégera à dates régulières, et à Londres autant que se pourra… L’armée?… L’armée n’est point présentement l’armée du roi; ce sont des armées de barons qui n’obéissent que selon leur gré. Il faudrait une armée recrutée pour le service du royaume, et commandée par des chefs qui ne tiennent leur pouvoir que du roi… La justice?… La justice demande d’être concentrée dans la main souveraine qui doit s’efforcer de la faire égale pour tous. Au royaume de France, quoi qu’on dise, l’ordre est plus grand. Il faut aussi donner des ouvertures au commerce dont on se plaint qu’il soit ralenti par les taxes et interdictions sur les cuirs et les laines qui sont notre richesse.»

C’étaient là des idées qui pouvaient paraître fort simples mais cessaient de l’être du fait qu’elles logeaient dans une tête royale, des idées quasi révolutionnaires, en un temps d’anarchie, d’arbitraire et de cruauté comme rarement nation en connut.

Le jeune souverain brimé rejoignait ainsi les aspirations de son peuple opprimé. Il ne s’ouvrait de ses intentions qu’à peu de personnes, à son épouse Philippa, à Guillaume de Mauny, l’écuyer qu’elle avait amené de Hainaut avec elle, à Lord Montaigu surtout, qui lui traduisait le sentiment des jeunes Lords.

C’est souvent à vingt ans qu’un homme formule les quelques principes qu’il mettra toute une vie à appliquer. Édouard III avait une qualité majeure pour un homme de pouvoir: il était sans passions et sans vices. Il avait eu la chance d’épouser une princesse qu’il aimait; il avait la chance de continuer à l’aimer. Il possédait cette forme suprême de l’orgueil qui consistait à tenir pour naturelle sa position de roi. Il exigeait le respect de sa personne et de sa fonction; il méprisait la servilité parce qu’elle exclut la franchise. Il détestait la pompe inutile, parce qu’elle insulte à la misère et qu’elle est le contraire de la réelle majesté.

Les gens qui avaient séjourné autrefois à la cour de France disaient qu’il ressemblait par beaucoup de traits au roi Philippe le Bel; on lui trouvait même forme et même pâleur de visage, même froideur des yeux bleus quand parfois il relevait ses longs cils.

Édouard était plus communicatif et enthousiaste, certes, que son grand-père maternel. Mais ceux qui parlaient ainsi n’avaient connu le Roi de fer qu’en ses dernières années, à la fin d’un long règne; nul ne se rappelait ce qu’avait été Philippe le Bel à vingt ans. Le sang de France, en Édouard III, l’avait emporté sur celui des Plantagenets, et il semblait que le vrai Capétien fût sur le trône d’Angleterre.

En octobre de cette même année 1330, le Parlement fut à nouveau convoqué, à Nottingham cette fois, dans le nord du royaume. La réunion menaçait d’être houleuse; la plupart des Lords gardaient rancune à Mortimer de l’exécution du comte de Kent, dont leur conscience demeurait alourdie.

Le comte de Lancastre au Tors-Col, qu’on appelait maintenant le vieux Lancastre parce qu’il avait réussi le prodige de conserver sur les épaules, jusqu’à cinquante ans, sa grosse tête penchée, Lancastre, courageux et sage, était enfin de retour. Atteint d’une maladie des yeux qui, depuis longtemps menaçante, s’était brusquement aggravée jusqu’à la demi-cécité, il lui fallait faire guider ses pas par un écuyer; mais cette infirmité même le rendait encore plus respectable, et l’on sollicitait ses avis avec davantage de déférence.

Les Communes s’inquiétaient des nouveaux subsides qu’on allait leur demander de consentir et des nouvelles taxes sur les laines. Où donc passait l’argent?

Les trente mille livres du tribut d’Ecosse, à quel usage Mortimer les avait-il employées? Était-ce pour son profit ou celui du royaume qu’on avait mené cette dure campagne, trois ans plus tôt? Et pourquoi avoir gratifié le triste baron Maltravers, outre sa charge de sénéchal, d’une somme de mille livres pour salaire de la garde du feu roi, autrement dit du meurtre? Car tout se sait, ou finit par se savoir, et les comptes du Trésor ne peuvent rester éternellement secrets. Voilà donc à quoi servait le revenu des taxes! Et Ogle et Gournay, les assesseurs de Maltravers, et Daverill, le gouverneur de Corfe, en avaient reçu autant.

Mortimer qui, sur la route de Nottingham, s’avançait en un tel train de splendeur que le jeune roi lui-même semblait faire partie de sa suite, Mortimer n’était plus soutenu réellement que par une centaine de partisans qui lui devaient toute leur fortune, n’étaient puissants que de le servir, et risquaient la disgrâce, le bannissement ou la potence, si lui-même venait à tomber.

Il se croyait obéi parce qu’un réseau d’espions, jusqu’auprès du roi en la personne de John Wynyard, l’informait de toutes les paroles prononcées et faisait hésiter les conjurations. Il se croyait puissant parce que ses troupes imposaient la crainte aux Lords et aux Communes. Mais les troupes peuvent marcher à d’autres ordres, et les espions trahir.

Le pouvoir, sans le consentement de ceux sur lesquels il est exercé, est une duperie qui jamais ne dure longtemps, un équilibre éminemment fragile entre la peur et la révolte, et qui se rompt d’un coup quand suffisamment d’hommes prennent ensemble conscience de partager le même état d’esprit.

Chevauchant sur une selle brodée d’or et d’argent, entouré d’écuyers vêtus d’écarlate et portant son pennon flottant au bout des lances, Mortimer s’avançait sur une route pourrie.

Pendant le voyage, Édouard III nota que sa mère paraissait malade, qu’elle avait le visage terne et tiré, les yeux marqués de fatigue, le regard moins brillant. Elle allait en litière et non sur sa haquenée blanche, comme c’était sa coutume; souvent il fallait arrêter la litière dont le mouvement lui donnait la nausée. Mortimer avait auprès d’elle une présence attentive et gênée.

Peut-être Édouard eût-il moins remarqué ces signes s’il n’avait eu l’occasion d’observer les mêmes, au début de l’année, sur Madame Philippa son épouse. Et puis, en voyage, les serviteurs bavardent davantage; les femmes de la reine mère parlaient à celles de Madame Philippa. À York, où l’on fit halte deux jours, Édouard ne pouvait plus avoir de doutes; sa mère était enceinte.

Il se sentait submergé de honte et de dégoût. La jalousie également, une jalousie de fils aîné, aidait à son ressentiment. Il ne retrouvait plus la belle et noble image qu’il avait de sa mère, en son enfance.

«Pour elle j’ai haï mon père, à cause des hontes qu’il lui infligeait. Et voici qu’elle-même à présent me honnit! Mère à quarante ans d’un bâtard qui sera plus jeune que mon propre fils!»

Comme roi, il se sentait humilié devant son royaume, et comme époux devant son épouse.

Dans la chambre du château d’York, se retournant entre les draps sans parvenir à trouver le sommeil, il disait à Philippa:

— Te souviens-tu, ma mie, c’est ici que nous nous sommes épousés… Ah! je t’ai conviée à un bien triste règne!

Placide et réfléchie, Philippa prenait l’événement avec moins de passion; mais, assez prude, elle jugeait.

— De telles choses, dit-elle, ne se verraient point à la cour de France.

— Ah! ma mie… Et les adultères de vos cousines de Bourgogne?… Et vos rois empoisonnés?

Du coup, la famille capétienne devenait celle de Philippa, comme s’il n’en était pas lui-même tout également descendu.

— En France on est plus courtois, répondit Philippa, moins affiché dans ses désirs, moins cruel en ses rancunes.

— On est plus dissimulé, plus sournois. On préfère le poison au fer…

— Vous, vous êtes plus brutaux…

Il ne répondit pas. Elle craignit de l’avoir offensé, étendit vers lui un bras rond et doux.

— Je t’aime fort, mon ami, dit-elle, car toi tu ne leur es point semblable…

— Et ce n’est pas seulement la honte, reprit Édouard, mais aussi le danger…

— Que veux-tu dire?

— Je veux dire que Mortimer est bien capable de nous faire tous périr, et d’épouser ma mère afin de se faire reconnaître régent et de pousser son bâtard au trône…

— C’est chose folle à penser! dit Philippa.

Certes, une telle subversion qui supposait le reniement de tous les principes, à la fois religieux et dynastiques, eût été, dans une monarchie ferme, proprement inimaginable; mais tout est possible, et même les plus démentes aventures, dans un royaume déchiré et abandonné à la lutte des factions.

— Je m’en ouvrirai demain à Montaigu, dit le jeune roi.

En arrivant à Nottingham, Lord Mortimer se montra particulièrement impatient, autoritaire et nerveux, parce que John Wynyard, sans pouvoir percer la teneur des entretiens, avait surpris de fréquents colloques, dans la dernière partie du trajet, entre le roi, Montaigu et plusieurs jeunes Lords.

Mortimer s’emporta contre sir Édouard Bohun, le vice-gouverneur, lequel, chargé d’organiser le logement, et n’agissant d’ailleurs que selon l’habitude, avait prévu d’installer les grands seigneurs dans le château même.

— De quel droit, s’écria Mortimer, avez-vous, sans en référer à moi, disposé d’appartements si proches de ceux de la reine mère?

— Je croyais, my Lord, que le comte de Lancastre…

— Le comte de Lancastre, ainsi que tous les autres, devra loger à un mille au moins du château.

— Et vous-même, my Lord?

Mortimer fronça les sourcils comme si cette question constituait une offense.

— Mon appartement sera à côté de celui de la reine mère, et vous ferez remettre à celle-ci, par le constable, les clés du château, chaque soir.

Édouard Bohun s’inclina.

Il est parfois des prudences funestes. Mortimer voulait éviter qu’on commentât l’état de la reine mère; il voulait surtout isoler le roi, ce qui permit aux jeunes Lords de s’assembler et de se concerter beaucoup plus librement, loin du château et des espions de Mortimer.

Lord Montaigu réunit ceux de ses amis qui lui paraissaient les plus résolus, garçons pour la plupart entre vingt et trente ans: les Lords Molins, Hufford, Stafford, Clinton, ainsi que John Nevil de Horneby et les quatre frères Bohun, Édouard, Humphrey, William et John, celui-ci étant comte de Hereford et Essex. La jeunesse formait le parti du roi. Ils avaient la bénédiction d’Henry de Lancastre, et davantage même qu’une bénédiction.

De son côté Mortimer siégeait au château en compagnie du chancelier Burghersh, de Simon Bereford, de John Monmouth, John Wynyard, Hugh Turplington et Maltravers, les consultant sur les moyens d’empêcher le développement d’une nouvelle conjuration.

L’évêque Burghersh sentait le vent tourner et se montrait moins ardent à la sévérité; se couvrant de sa dignité ecclésiastique, il prêchait l’entente. Il avait su, naguère, glisser à temps du parti Despenser au parti Mortimer.

— Assez d’arrestations, de procès et de sang, disait-il. Peut-être que quelques satisfactions allouées en terres, argent ou honneurs…

Mortimer l’interrompit du regard; son œil, à la paupière coupée droit, sous le massif du sourcil, faisait encore trembler; l’évêque de Lincoln se tut.

Or, à la même heure, Lord Montaigu réussissait à s’entretenir en privé avec Édouard III.

— Je vous supplie, mon noble roi, lui disait-il, de ne pas tolérer plus longtemps les insolences et les intrigues d’un homme qui a fait assassiner votre père, décapiter votre oncle, corrompu votre mère. Nous avons juré de verser jusqu’à la dernière goutte de notre sang pour vous en délivrer. Nous sommes prêts à tout; encore faudrait-il agir avec hâte, et pour cela que nous puissions pénétrer en assez grand nombre dans le château où aucun de nous n’est logé.

Le jeune roi réfléchit un moment.

— À présent sûrement, William, répondit-il, je sais que je vous aime bien.

Il n’avait pas dit: «que vous m’aimez bien». Disposition d’âme vraiment royale; il ne doutait pas qu’on voulût le servir; l’important, pour lui, était d’accorder à bon escient sa confiance et son affection.

— Vous allez donc, continua-t-il, trouver le constable du château, sir William Eland, en mon nom, et le prier, de par mon ordre, de vous obéir en ce que vous lui demanderez.

— Alors, my Lord, dit Montaigu, que Dieu nous aide!

Tout dépendait, à présent, de cet Eland, et de ce qu’il fût acquis et de ce qu’il fût loyal; s’il révélait la démarche de Montaigu, les conjurés étaient perdus, et peut-être le roi lui-même. Mais sir Édouard Bohun garantissait qu’il pencherait du bon côté, ne fût-ce qu’en raison de la manière dont Mortimer, depuis l’arrivée à Nottingham, le traitait en valet.

William Eland ne déçut pas Montaigu, lui promit de se conformer à ses ordres autant qu’il pourrait, et jura de garder le secret.

— Puisque donc vous êtes avec nous, lui dit Montaigu, remettez-moi ce soir les clés du château…

— My Lord, répondit le constable, sachez que les grilles et portes sont fermées chaque soir par des clés que je remets à la reine mère, laquelle les cache sous ses oreillers jusqu’au matin. Sachez aussi que la garde habituelle du château a été relevée et remplacée par quatre cents hommes des troupes personnelles de Lord Mortimer.

Montaigu vit tous ses espoirs s’écrouler.

— Mais je sais un chemin secret qui conduit de la campagne jusqu’au château, reprit Eland. C’est un souterrain que firent creuser les rois saxons pour échapper aux Danois, quand ceux-ci ravageaient tout le pays. Ce souterrain est inconnu de la reine Isabelle, de Lord Mortimer et de leurs gens auxquels je n’avais nulle raison de le montrer; il aboutit au cœur du château, dans le keep, et par là on peut pénétrer sans être aperçu de personne.

— Comment trouverons-nous l’entrée dans la campagne?

— Parce que je serai avec vous, my Lord.

Lord Montaigu eut un second et rapide entretien avec le roi; puis, dans la soirée, en compagnie des frères Bohun, des autres conjurés et du constable Eland, il monta à cheval et quitta la ville, déclarant à suffisamment de personnes que Nottingham leur devenait peu sûre.

Ce départ, qui ressemblait beaucoup à une fuite, fut aussitôt rapporté à Mortimer.

— Ils se savent découverts et se dénoncent d’eux-mêmes. Demain je les ferai saisir et traduire devant le Parlement. Allons, nous aurons une nuit tranquille, ma mie, dit-il à la reine Isabelle.

Vers minuit, de l’autre côté du keep, dans une chambre aux murs de granit éclairée seulement d’une veilleuse, Madame Philippa demandait à son époux pourquoi il ne se couchait pas et demeurait assis au bord du lit, une cotte de mailles sous sa cotte de roi, et une épée courte au côté.

— Il peut se passer de grandes choses, cette nuit, répondit Édouard.

Philippa restait calme et placide en apparence, mais le cœur lui battait à grands coups dans la poitrine; elle se rappelait leur conversation d’York.

— Croyez-vous qu’il veuille venir vous assassiner?

— Cela aussi peut se faire.

Il y eut un bruit de voix chuchotées dans la pièce voisine, et Guillaume de Mauny, que le roi avait désigné pour prendre la garde en son antichambre, frappa discrètement à la porte. Édouard alla ouvrir.

— Le constable est là, my Lord, et les autres avec lui.

Édouard revint poser un baiser sur le front de Philippa; elle lui saisit les doigts, les tint un instant étroitement serrés et murmura:

— Dieu te garde!

Guillaume de Mauny demanda:

— Dois-je vous suivre, my Lord?

— Ferme étroitement les portes derrière moi, et veille sur Madame Philippa.

Dans la cour herbue du donjon, sous la clarté de la lune, les conjurés attendaient rassemblés autour du puits, ombres années de glaives et de haches.

La jeunesse du royaume s’était entouré les pieds de chiffons; le roi n’avait pas pris cette précaution et son pas fut seul à résonner sur les dalles des longs couloirs. Une unique torche éclairait cette marche.

Aux serviteurs, allongés à même le sol et qui se soulevaient, somnolents, on murmurait: «Le roi», et ils demeuraient où ils étaient, se tassant sur eux-mêmes, inquiets de cette promenade nocturne de seigneurs en armes, mais ne cherchant pas à en savoir trop.

La bagarre éclata seulement dans l’antichambre des appartements de la reine Isabelle, où les six écuyers postés là par Mortimer refusèrent le passage, bien que ce fût le roi qui le demandât. Bataille fort brève, où seul John Nevil de Horneby fut blessé d’un coup de pique qui lui traversa le bras; cernés et désarmés, les hommes de garde se collèrent aux murs; l’affaire n’avait duré qu’une minute, mais derrière l’épaisse porte on entendit un cri échappé de la gorge de la reine mère, puis le bruit de traverses poussées.

— Lord Mortimer, sortez! commanda Édouard III; c’est votre roi qui vient vous appréhender.

Il avait pris sa claire et forte voix de bataille, celle aussi que la foule d’York avait entendue le jour de son mariage.

Il n’y eut d’autre réponse qu’un tintement d’épée tirée hors d’un fourreau.

— Mortimer, sortez! répéta le jeune roi.

Il attendit encore quelques secondes, puis soudain saisit la plus proche hache des mains d’un jeune Lord, l’éleva au-dessus de sa tête, et, de toutes ses forces, l’abattit contre la porte.

Ce coup de hache, c’était l’affirmation trop longuement attendue de sa puissance royale, la fin de ses humiliations, le terme aux arrêts délivrés contre son vouloir; c’était la libération de son Parlement, l’honneur rendu aux Lords et la légalité restaurée au royaume. Bien plus que le jour du couronnement, le règne d’Édouard III commençait là, avec ce fer brillant planté dans le chêne sombre, et ce choc, ce grand craquement de bois dont l’écho se répercuta sous les voûtes de Nottingham.

Dix autres haches s’attaquèrent à la porte, et bientôt le lourd vantail céda.

Roger Mortimer était au centre de la pièce; il avait eu le temps de passer des chausses; sa chemise blanche était ouverte sur sa poitrine, et il tenait son épée à la main.

Son œil couleur de pierre brillait sous les sourcils épais, ses cheveux grisonnants et dépeignés entouraient son rude visage; il y avait encore une belle force en cet homme-là.

Isabelle, auprès de lui, les joues baignées de larmes, tremblait de froid et de peur; ses minces pieds nus faisaient deux taches claires sur le dallage. On apercevait dans la pièce voisine un lit défait.

Le premier regard du jeune roi fut pour le ventre de la reine mère, dont la robe de nuit dessinait l’arrondi. Jamais Édouard III ne pardonnerait à Mortimer d’avoir réduit sa mère, que ses souvenirs lui représentaient si belle et si vaillante dans l’adversité, si cruelle dans le triomphe mais toujours parfaitement royale, à cet état de femelle éplorée à qui l’on venait arracher le mâle dont elle était grosse, et qui se tordait les mains en gémissant:

— Beau fils, beau fils, je vous en conjure, épargnez le gentil Mortimer!

Elle s’était placée entre son fils et son amant.

— A-t-il épargné votre honneur? dit Édouard.

— Ne faites point de mal à son corps, cria Isabelle. Il est vaillant chevalier, notre ami bien-aimé; rappelez-vous que vous lui devez votre trône!

Les conjurés hésitaient. Allait-il y avoir combat, et faudrait-il tuer Mortimer sous les yeux de la reine?

— Il s’est assez payé d’avoir hâté mon règne! Allez, mes Lords, qu’on s’en saisisse, dit le jeune roi en écartant sa mère et en faisant signe à ses compagnons d’avancer.

Montaigu, les Bohun, Lord Molins et John Nevil dont le bras ruisselait de sang sans qu’il y prît garde, entourèrent Mortimer. Deux haches se levèrent derrière lui, trois lames se dirigèrent vers ses flancs, une main s’abattit sur son bras pour lui faire lâcher l’épée qu’il tenait. On le poussa vers la porte. Au moment de la franchir, Mortimer se retourna.

— Adieu, Isabelle, ma reine, s’écria-t-il; nous nous sommes bien aimés!

Et c’était vrai. Le plus grand, le plus spectaculaire, le plus dévastateur amour du siècle, commencé comme un exploit de chevalerie, et qui avait ému toutes les cours d’Europe, jusqu’à celle du Saint-Siège, cette passion qui avait frété une flotte, équipé une armée, s’était consommée dans un pouvoir tyrannique et sanglant, s’achevait entre des haches, à la lueur d’une torche fumeuse. Roger Mortimer, huitième baron de Wigmore, ancien Grand Juge d’Irlande, premier comte des Marches, était conduit vers les prisons; sa royale maîtresse, en chemise, s’écroulait au pied du lit.

Avant l’aurore, Bereford, Daverill, Wynyard et les principales créatures de Mortimer étaient arrêtés; on se lançait à la poursuite du sénéchal Maltravers, de Gournay et Ogle, les trois meurtriers d’Édouard II, qui avaient aussitôt pris la fuite.

La foule, au matin, s’était massée dans les rues de Nottingham et hurlait sa joie au passage de l’escorte qui emmenait sur une charrette, suprême honte pour un chevalier, Mortimer enchaîné. Tors-Col, l’oreille sur l’épaule, était au premier rang de la population et, bien que ses yeux malades vissent à peine le cortège, il dansait sur place et lançait en l’air son bonnet.

— Où le conduit-on? demandaient les gens.

— À la tour de Londres.

III VERS LES COMMON GALLOWS

Les corbeaux de la Tour vivent très vieux, plus de cent ans, dit-on. Le même énorme corbeau, attentif et sournois, qui sept ans plus tôt cherchait à piquer les yeux du prisonnier à travers les barreaux du soupirail, était revenu se poster devant la cellule.

Était-ce par dérision qu’on avait assigné à Mortimer son cachot d’autrefois? Là où le père l’avait gardé dix-sept mois enfermé, le fils à son tour le tenait captif. Mortimer se disait qu’il devait y avoir dans sa nature, dans sa personne, quelque chose qui le rendait intolérable à l’autorité royale, ou qui lui rendait insupportable cette autorité. De toute manière, un roi et lui ne pouvaient cohabiter dans la même nation, et il fallait bien que l’un des deux disparût. Il avait supprimé un roi; un autre roi allait le supprimer. C’est un grand malheur que d’être né avec une âme de monarque quand on n’est pas destiné à régner.

Mortimer, cette fois, n’avait plus l’espérance ni même le désir de s’évader. Il lui semblait être déjà mort, depuis Nottingham. Pour les êtres tels que lui, dominés par l’orgueil, et dont les plus hautes ambitions ont été un moment satisfaites, la chute équivaut au trépas. Le vrai Mortimer était à présent, et pour l’éternité humaine, inscrit dans les chroniques d’Angleterre; le cachot de la Tour ne contenait que sa charnelle mais indifférente enveloppe.

Chose singulière, cette enveloppe avait retrouvé des habitudes. De la même manière que lorsqu’on revient, après vingt ans d’absence dans la demeure où l’on vécut enfant, on pèse du genou machinalement et par une sorte de mémoire musculaire sur le battant de la porte qui autrefois forçait, ou bien l’on pose le pied au plus large de l’escalier pour éviter le bord d’une marche usée, de la même manière Mortimer avait repris les gestes de sa précédente détention. Il pouvait, la nuit franchir les quelques pas du soupirail au mur sans jamais se cogner; il avait, dès son entrée, repoussé l’escabelle à sa place ancienne; il reconnaissait les bruits familiers, la relève de la garde, la sonnerie des offices à la chapelle Saint-Pierre; et cela sans le moindre effort d’attention. Il savait l’heure où on lui apportait son repas, la nourriture était à peine moins mauvaise que du temps de l’ignoble constable Seagrave.

Parce que le barbier Ogle avait servi d’émissaire à Mortimer, la première fois, pour organiser sa fuite, on refusait de lui envoyer quelqu’un pour le raser. Une barbe d’un mois lui poussait aux joues. Mais, à ce détail près, tout était semblable, jusqu’à ce corbeau que Mortimer avait naguère surnommé «Édouard», et qui feignait de dormir, ouvrant de temps en temps son œil rond avant de lancer son gros bec à travers les barreaux.

Ah, si! Quelque chose manquait: les monologues tristes du vieux Lord Mortimer de Chirk, gisant sur la planche qui servait de couche… À présent, Roger Mortimer comprenait pourquoi son oncle avait refusé autrefois de le suivre dans son évasion. Ce n’était ni par peur du risque ni même par faiblesse de corps; on a toujours assez de forces pour entreprendre un chemin, même si l’on doit y tomber. C’était le sentiment que sa vie était terminée qui avait retenu le Lord de Chirk, et lui avait fait préférer attendre sa fin, sur ce bat-flanc.

Pour Roger Mortimer, qui ne comptait que quarante-cinq ans, la mort ne viendrait pas d’elle-même. Il éprouvait une vague angoisse lorsqu’il regardait vers le centre du Green la place où l’on dressait habituellement le billot. Mais on s’habitue à la proximité de la mort par toute une suite de pensées très simples qui s’organisent pour constituer une mélancolique acceptation. Mortimer se disait que le corbeau sournois vivrait après lui, et narguerait d’autres prisonniers; les rats aussi vivraient, les gros rats mouillés qui montaient la nuit des berges vaseuses de la Tamise et couraient sur les pierres de la forteresse; même la puce qui le taquinait sous sa chemise sauterait sur le bourreau, le jour de l’exécution, et continuerait de vivre. Toute vie qui s’efface du monde laisse les autres vies intactes. Rien n’est plus banal que de mourir.

Quelquefois il songeait à sa femme, Lady Jeanne, sans nostalgie ni remords. Il l’avait assez tenue à l’écart de sa puissance pour que l’on eût quelque raison de s’en prendre à elle. On lui laisserait, sans doute, la disposition de ses biens personnels. Ses fils? Certes, ses fils auraient à subir la séquelle des haines dont il était l’objet; mais comme il y avait peu de chances qu’ils devinssent jamais hommes d’aussi vaste valeur et d’aussi haute ambition que lui, qu’importait qu’ils fussent ou ne fussent pas comtes dans les Marches? Le grand Mortimer, c’était lui, ou plutôt ce qu’il avait été. Ni pour sa femme, ni pour ses fils, il n’éprouvait de regrets.

La reine?… La reine Isabelle mourrait un jour, et de cet instant-là il n’existerait plus personne sur terre à l’avoir connu dans sa vérité. C’était seulement lorsqu’il pensait à Isabelle qu’il se sentait encore quelque peu rattaché à l’existence. Il était mort à Nottingham, certes; mais le souvenir de son amour continuait de vivre, un peu comme les cheveux s’obstinent à croître quand le cœur a cessé de battre. Voilà tout ce qui restait au bourreau à trancher. Quand on séparerait la tête du corps, on anéantirait le souvenir des mains royales qui s’étaient nouées à ce cou.

Comme chaque matin, Mortimer avait demandé la date. On était le 29 novembre; le Parlement devait donc se trouver réuni et le prisonnier s’attendait à comparaître. Il connaissait assez la lâcheté des assemblées pour savoir que nul ne prendrait sa défense, bien au contraire. Lords et Communes allaient se venger avec empressement de la terreur qu’il leur avait si longtemps inspirée.

Le jugement avait déjà été prononcé, dans la chambre de Nottingham. Ce n’était pas à un acte de justice qu’on allait le soumettre, mais seulement à un simulacre nécessaire, une formalité, tout exactement comme lors des condamnations naguère ordonnées par lui.

Un souverain de vingt ans impatient de gouverner, et de jeunes Lords impatients d’être les maîtres de la faveur royale, avaient besoin de sa disparition pour être sûrs de leur pouvoir.

«Ma mort, pour ce petit Édouard, est l’indispensable complément de son sacre… Et pourtant, ils ne feront pas mieux que moi; le peuple ne sera pas davantage satisfait sous leur loi. Là où je n’ai pas réussi, qui donc pourrait réussir?»

Quelle attitude devrait-il adopter pendant le simulacre de justice? Se faire suppliant, comme le comte de Kent? Battre sa coulpe, implorer, offrir sa soumission, pieds nus et la corde au cou, en confessant le regret de ses erreurs? Il faut avoir grande envie de vivre pour s’imposer la comédie de la déchéance! «Je n’ai commis aucune faute. J’ai été le plus fort, et le suis resté jusqu’à ce que d’autres, plus forts pour un moment, m’abattent. C’est tout.»

Alors l’insulte? Faire face une dernière fois à ce Parlement de moutons et lui lancer: «J’ai pris les armes contre le roi Édouard II. Mes Lords, lesquels d’entre vous qui me jugez ce jour ne m’ont pas suivi alors?… Je me suis évadé de la tour de Londres. Mes Lords évêques, lesquels d’entre vous qui me jugez ce jour n’ont pas fourni aide et trésor pour ma liberté?… J’ai sauvé la reine Isabelle d’être tuée par les favoris de son époux, j’ai levé des troupes et armé une flotte qui vous ont délivrés des Despensers, j’ai déposé le roi que vous haïssiez et fait couronner son fils qui ce jour me juge. Mes Lords, comtes, barons et évêques, et vous messires des Communes, lesquels d’entre vous ne m’ont pas loué pour tout cela, et même pour l’amour que la reine m’a porté? Vous n’avez rien à me reprocher que d’avoir agi en votre place, et vous avez belles dents à me déchirer, pour faire oublier par la mort d’un seul ce qui fut la besogne de tous.»

Ou bien le silence… Refuser de répondre à l’interrogatoire, refuser de présenter une défense, ne pas prendre l’inutile peine de se justifier. Laisser hurler les chiens qu’on ne tient plus sous le fouet… «Mais combien j’avais raison de les soumettre à la peur!»

Il fut tiré de ses pensées par des bruits de pas. «Voici le moment», se dit-il.

La porte s’ouvrit, et des sergents d’armes apparurent qui s’écartèrent pour laisser passer le frère du défunt comte de Kent, le comte de Norfolk, maréchal d’Angleterre, suivi du Lord-maire et des shérifs de Londres, ainsi que de plusieurs délégués des Lords et des Communes. Tout ce monde ne pouvait tenir dans la cellule, et les têtes se pressaient dans l’étroit couloir.

— My Lord, dit le comte de Norfolk, je viens d’ordre du roi vous donner la lecture du jugement rendu à votre endroit, l’autre avant-hier, par le Parlement assemblé.

Les assistants furent surpris de voir, à cette annonce, Mortimer sourire. Un sourire calme, méprisant, qui ne s’adressait pas à eux mais à lui-même. Le jugement était déjà rendu depuis deux jours sans comparution, sans interrogatoire, sans défense… alors que l’instant d’avant il s’inquiétait de la figure à prendre devant ses accusateurs. Vain souci! On lui infligeait une ultime leçon; il aurait pu aussi bien se dispenser naguère, pour les Despensers, pour le comte d’Arundel, pour le comte de Kent, d’aucune formalité judiciaire.

Le coroner de la cour avait commencé de lire le jugement.

— Vu que fut ordonné par le Parlement séant à Londres, immédiatement après le couronnement de notre seigneur le roi, que le conseil du roi comprendrait cinq évêques, deux comtes et cinq barons, et que rien ne pourrait être décidé hors de leur présence, et que ledit Roger Mortimer, sans égard à la volonté du Parlement, s’appropria le gouvernement et l’administration du royaume, déplaçant et plaçant à sa guise les officiers de la maison du roi et de l’ensemble du royaume pour y introduire ses propres amis selon son bon plaisir…[18]

Debout, adossé au mur et la main posée sur un barreau du soupirail, Roger Mortimer regardait le Green et paraissait à peine intéressé par la lecture.

— … Vu que le père de notre roi ayant été conduit au château de Kenilworth, par ordonnance des pairs du royaume, pour y demeurer et y être traité selon sa dignité de grand prince, ledit Roger ordonna de lui refuser tout ce qu’il demanderait et le fit transférer au château de Berkeley où finalement, par ordre dudit Roger, il fut traîtreusement et ignominieusement assassiné…

— Va-t’en, mauvais oiseau, cria Mortimer, à l’étonnement des assistants, parce que le corbeau sournois venait de lui décharger un grand coup de bec sur le dos de la main.

— … Vu que, bien qu’il fût interdit par ordonnance du roi, scellée du grand sceau, de pénétrer en armes dans la salle de délibération du Parlement séant à Salisbury, ceci sous peine de forfaiture, ledit Roger et sa suite armée n’en pénétrèrent pas moins, violant ainsi l’ordonnance royale…

La liste des griefs s’allongeait, interminable. On reprochait à Mortimer l’expédition militaire contre le comte de Lancastre; les espions placés auprès du jeune souverain et qui avaient contraint celui-ci de se «conduire plutôt en prisonnier qu’en roi »; l’accaparement de vastes terres appartenant à la couronne; la rançon, le dépouillement, le bannissement de nombreux barons; la machination montée pour faire croire au comte de Kent que le père du roi était toujours vivant, «ce qui détermina ledit comte à vérifier les faits par les moyens les plus honnêtes et les plus loyaux»; l’usurpation des pouvoirs royaux pour traduire le comte de Kent devant le Parlement et le faire mettre à mort; le détournement des sommes destinées à financer la guerre de Gascogne, ainsi que des trente mille marcs d’argent versés par les Ecossais en exécution du traité de paix; la mainmise sur le Trésor royal de sorte que le roi n’était plus en état de tenir son rang. Mortimer était accusé encore d’avoir allumé la discorde entre le père du roi et la reine consort, «étant ainsi responsable du fait que la reine ne revint jamais à son seigneur pour partager son lit, au grand déshonneur du roi et de tout le royaume», et enfin d’avoir déshonoré la reine «en se montrant auprès d’elle comme son paramour notoire et avoué».

Mortimer, les yeux au plafond et se caressant la barbe, souriait à nouveau; c’était toute son histoire qu’on lisait et qui, sous cette forme étrange, allait entrer à jamais dans les archives du royaume.

— … C’est pourquoi le roi s’en est remis aux comtes, barons et autres, pour prononcer un juste jugement contre ledit Roger Mortimer; ce que les membres du Parlement, après s’être concertés, ont admis, déclarant que toutes charges énumérées étaient valables, notoires, connues de tout le peuple et particulièrement l’article touchant la mort du roi au château de Berkeley. C’est pourquoi il est décidé par eux que ledit Roger, traître et ennemi du roi et du royaume, sera traîné sur la claie et puis pendu…

Mortimer eut un léger sursaut. Donc, ce ne serait pas le billot? Jusqu’au bout il y avait de l’imprévu.

— … et aussi que la sentence sera sans appel ainsi que ledit Mortimer lui-même en a autrefois décidé dans les procès des deux Despensers et du défunt Lord Edmond, comte de Kent et oncle du roi.

Le clerc avait terminé et roulait les feuilles. Le comte de Norfolk, frère du comte de Kent, regardait Mortimer dans les yeux. Qu’avait-il fait celui-là, qui s’était tenu bien coi ces derniers mois, pour reparaître en affectant un air vengeur et justicier? À cause de ce regard, Mortimer eut envie de parler… oh! brièvement… juste pour dire au comte maréchal, et, à travers ce personnage, au roi, aux conseillers, aux Lords, aux Communes, au clergé, au peuple tout entier:

Quand il paraîtra au royaume d’Angleterre un homme capable d’accomplir telles choses que vous venez d’énumérer, vous vous soumettrez à lui derechef, tout également que vous me fûtes soumis. Mais je ne crois pas qu’il naisse de sitôt… À présent il est temps d’en finir. Est-ce maintenant que vous me conduisez?

Il semblait donner encore des ordres et commander sa propre exécution.

Oui, my Lord, dit le comte de Norfolk, c’est à présent. Nous vous menons aux Common Gallows.

Les Common Gallows, le gibet des voleurs, des bandits, des faussaires, des vendeurs de filles, le gibet de la crapule…[19]

Bien, allons! dit Mortimer.

Mais auparavant, vous devez être dépouillé, pour la claie.

Fort bien, dépouillez-moi.

On lui ôta ses vêtements, ne lui laissant qu’une toile autour des reins. Il sortit ainsi, nu parmi cette escorte chaudement vêtue, sous une petite pluie bruinante de novembre. Son haut corps musclé faisait une tache claire parmi toutes les robes sombres des shérifs, et les vêtements de fer de la garde.

La claie était dans le Green, construite de lattes rugueuses posées sur deux patins, et accrochée aux harnais d’un cheval de trait.

Mortimer conserva son sourire méprisant pour regarder cet équipage. Que de soins, que d’application à l’humilier! Il se coucha sans aide et on lui lia les poignets et les chevilles aux traverses de bois; puis le cheval se mit en marche et la claie commença de glisser, d’abord doucement sur l’herbe du Green, puis en raclant le gravier et les pierres du chemin.

Le maréchal d’Angleterre, le Lord-maire, les délégués du Parlement, le constable de la Tour, suivaient; une escorte de soldats, la pique sur l’épaule, ouvrait la route et protégeait la marche.

Le cortège sortit de la forteresse par la Traitors Gate où une foule attendait, curieuse, houleuse, cruelle, qui ne fit que grossir le long du chemin.

Quand on a généralement considéré les multitudes du haut d’un cheval ou d’une estrade, c’est une impression étrange que de les regarder soudain depuis le niveau du sol, d’apercevoir tous ces mentons agités, toutes ces bouches déformées par les cris, ces milliers de narines ouvertes. Les hommes ont vraiment de mauvais visages observés ainsi, et les femmes également, des visages grotesques et méchants, d’affreuses gueules de gargouilles sur lesquelles on n’a pas assez frappé lorsqu’on était debout! Et sans cette petite bruine qui lui tombait droit dans les yeux, Mortimer, secoué et cahoté sur sa claie, aurait mieux pu voir ces faces de haine.

Quelque chose de visqueux et de mou l’atteignit à la joue, lui coula dans la barbe; Mortimer comprit que c’était un crachat. Et puis, une douleur aiguë, perçante, le traversa tout entier; une main lâche lui avait lancé une pierre au bas-ventre. Sans les piquiers, la foule, s’enivrant de ses propres hurlements, l’eût déchiré sur place.

Il avançait sous une voûte sonore d’insultes et de malédictions, lui qui, six ans plus tôt, sur toutes les routes d’Angleterre, n’entendait s’élever que des acclamations. Les foules ont deux voix, une pour la haine, l’autre pour l’allégresse; c’est merveille que tant de gorges hurlant ensemble puissent produire deux rumeurs si différentes.

Et brusquement, ce fut le silence. Était-on déjà parvenu au gibet? Mais non; on était entré à Westminster et l’on faisait passer la claie lentement sous les fenêtres où se pressaient les membres du Parlement. Ceux-ci se taisaient en contemplant, traîné comme un arbre fourchu sur les pavés, celui qui tant de mois les avait pliés à sa volonté.

Mortimer, les yeux emplis de pluie, cherchait un regard. Peut-être, par suprême cruauté, avait-on fait obligation à la reine Isabelle d’assister à son supplice? Il ne l’aperçut pas.

Puis le cortège se dirigea vers Tyburn. Arrivé aux Common Gallows, le condamné fut délié et rapidement confessé. Une dernière fois Mortimer domina la foule, du haut de l’échafaud. Il souffrit peu, car la corde du bourreau, en le soulevant brusquement, lui rompit les vertèbres.

La reine Isabelle se trouvait ce jour-là à Windsor où elle se remettait lentement d’avoir perdu, en même temps que son amant, l’enfant qu’elle attendait de lui.

Le roi Édouard fit savoir à sa mère qu’il viendrait passer avec elle les fêtes de Noël.

IV UN MAUVAIS JOUR

Par les fenêtres de la maison Bonnefille, Béatrice d’Hirson regardait la pluie tomber dans la rue Mauconseil. Depuis plusieurs heures elle attendait Robert d’Artois qui lui avait promis de la rejoindre, cet après-midi-là. Mais Robert ne tenait aucunement ses promesses, les petites pas plus que les grandes, et Béatrice se jugeait bien stupide de le croire encore.

Pour une femme qui attend, un homme a tous les torts. Robert ne lui avait-il pas promis aussi, et depuis près d’un an, qu’elle serait dame de parage en son hôtel? Au fond, il n’était pas différent de sa tante; tous les Artois se ressemblaient. Des ingrats! On se crevait à faire leurs volontés; on courait les herbières et les jeteurs de sorts; on tuait pour servir leurs intérêts; on risquait la potence ou le bûcher… car ce n’eût pas été Monseigneur Robert qu’on eût arrêté si l’on avait pris Béatrice à verser l’arsenic dans la tisane de Madame Mahaut, ou le sel de mercure dans le hanap de Jeanne la Veuve. «Cette femme, aurait-il dit, je ne la connais pas! Elle prétend avoir agi sur mon ordre? Menteries. Elle était de la maison de ma tante, pas de la mienne. Elle invente fables pour se sauver. Faites-la donc rouer.» Entre la parole d’un prince de France, beau-frère du roi, et celle d’une quelconque nièce d’évêque, dont la famille n’était même plus en faveur, qui dont aurait hésité?

«Et j’ai fait tout cela pour quoi? pensait Béatrice. Pour attendre; pour attendre, esseulée en ma maison, que Monseigneur Robert daigne une fois la semaine me visiter! Il avait dit qu’il viendrait après Vêpres; voici le Salut sonné. Il a dû encore ripailler, traiter trois barons à dîner, parler de ses grands exploits, des affaires du royaume, de son procès, flatter de la main le rein de toutes les chambrières. Même la Divion mange à sa table, à présent, je le sais! Et moi je suis ici à regarder la pluie. Et il arrivera à la nuitée, lourd, rotant beaucoup et les joues enflammées; il me dira trois fadaises, s’écroulera sur le lit pour y dormir une heure, et repartira. Si même il vient…»

Béatrice s’ennuyait, plus encore qu’à Conflans dans les derniers mois de Mahaut. Ses amours avec Robert s’enlisaient. Elle avait cru piéger le géant, mais c’était lui qui avait gagné. La passion contrariée, humiliée, se changeait en sourde rancune. Attendre, toujours attendre! Et ne pas même pouvoir sortir, courir les tavernes avec quelque amie à la recherche de l’aventure, parce que Robert pourrait justement survenir dans ce moment-là. En plus, il la faisait surveiller!

Elle comprenait bien que Robert se détachait d’elle et ne la voyait plus que par obligation, comme une complice qu’il faut ménager. Deux semaines entières se passaient parfois sans qu’il lui témoignât de désir.

«Tu ne gagneras pas toujours, Monseigneur Robert!» disait-elle tout bas. Elle commençait secrètement de le haïr, faute de le posséder assez.

Elle avait essayé les meilleures recettes de philtres d’amour: Tirez de votre sang, un vendredi de printemps; mettez-le sécher au four dans un petit pot, avec deux couillons de lièvre et un foie de colombe; réduisez le tout en poudre fine et faites-en avaler à la personne sur qui vous avez dessein; et si l’effet ne se sent pas à la première fois, réitérez jusqu’à trois fois.

Ou bien encore: Vous irez un vendredi matin, avant soleil levé, dans un verger fruitier et cueillerez sur un arbre la plus belle pomme que vous pourrez; puis vous écrirez avec votre sang, sur un petit morceau de papier blanc, votre nom et surnom, et, en une autre ligne suivante, le nom et le surnom de la personne dont vous voulez être aimé; et vous tâcherez d’avoir trois de ses cheveux, que vous joindrez, avec trois des vôtres, qui vous serviront à lier le petit billet que vous aurez écrit de votre sang; puis vous fendrez la pomme en deux, vous en ôterez les pépins, et, en leur place, vous mettrez le billet lié des cheveux; et avec deux petites brochettes pointues de branche de myrte verte, vous rejoindrez proprement les deux moitiés de pomme et la ferez ainsi sécher au four en sorte qu’elle devienne dure et sans humidité, comme des pommes sèches de carême; vous l’envelopperez ensuite dans des feuilles de laurier et de myrte et tâcherez de la mettre sous le chevet du lit où couche la personne, aimée, sans qu’elle s’en aperçoive; et en peu de temps elle vous donnera des marques de son amour.

Vaine entreprise. Les pommes du vendredi restaient inopérantes. La sorcellerie, où Béatrice se croyait infaillible, paraissait n’avoir pas de prise sur le comte d’Artois. Il n’était pas le Diable, tout de même! En dépit de ce qu’elle lui avait affirmé pour le conquérir.

Elle avait espéré être enceinte. Robert semblait aimer ses fils, par orgueil peut-être, mais il les aimait. Ils étaient les seuls êtres dont il parlât avec un peu de tendresse. Alors, un bâtard qui lui serait venu à présent… Et puis, c’eût été un bon moyen pour Béatrice; montrer son ventre et dire: «J’attends un enfant de Monseigneur Robert…» Mais soit qu’elle eût dans le passé dérangé la nature, soit que le Malin l’eût faite telle qu’elle ne pût engendrer, cet espoir-là aussi avait été déçu. Et il ne restait à Béatrice d’Hirson, ancienne demoiselle de parage de la comtesse Mahaut, que l’attente, la pluie, et des rêves de vengeance… À l’heure où les bourgeois se mettaient au lit, Robert d’Artois arriva enfin, la mine fort sombre et se grattant du pouce le piquant de la barbe. À peine regarda-t-il Béatrice qui avait pris soin de mettre une robe neuve; il se versa une grande rasade d’hypocras.

— Il est éventé, dit-il avec une grimace en se laissant choir sur un siège qui rendit un grand gémissement de bois.

Comment le breuvage n’eût-il pas perdu son arôme? L’aiguière était préparée depuis quatre heures!

— J’espérais plus tôt ta venue, Monseigneur.

— Eh oui! mais j’ai de graves soucis qui m’ont tenu empêché.

— Comme le jour d’hier, et comme l’hier d’avant…

— Comprends aussi que je ne peux me montrer entrant de jour en ta maison, surtout en ce moment qu’il me faut recroître de prudence.

— La bonne excuse! Alors ne me dis point que tu viendras de jour si tu ne me veux visiter que la nuit. Mais la nuit appartient à la comtesse ton épouse…

Il haussa les épaules d’un air excédé.

— Tu sais bien que je ne l’approche plus.

— Tous les époux disent cela à leur bonne amie, les plus grands du royaume comme le dernier savetier… et tous mentent de la même façon. Je voudrais bien voir que Madame de Beaumont te fît si bon visage et se montrât de si bon air avec toi si tu n’entrais jamais en son lit… Pour les journées, Monseigneur est au Conseil étroit, à croire que le roi tient conseil de la crevée de l’aube jusqu’au soir couchant. Ou bien Monseigneur est à la chasse… ou bien Monseigneur va jouter… ou bien Monseigneur est parti pour sa terre de Conches.

— La paix! cria Robert abattant le plat de la main sur la table. J’ai d’autres soins en tête que d’écouter sornettes de femelle. C’est aujourd’hui que j’ai présenté ma requête devant la Chambre du roi.

En effet, on était le 14 décembre, jour fixé par Philippe VI pour l’ouverture du procès d’Artois. Béatrice le savait. Robert l’en avait prévenue; mais agacée de jalousie, elle l’avait oublié.

— Et tout s’est passé à ton souhait?

— Pas absolument, répondit Robert. J’ai présenté les lettres de mon grand-père, et l’on a contesté qu’elles fussent vraies.

— Les croyais-tu bonnes? dit Béatrice avec un sourire méchant. Et qui donc les a contestées?

— La duchesse de Bourgogne qui s’est fait remettre les pièces à l’examen.

— Ah! la duchesse de Bourgogne est à Paris…

Les longs cils noirs se relevèrent un instant et le regard de Béatrice brilla d’un soudain éclat, vite dissimulé. Robert, tout à ses soucis, ne s’en aperçut pas.

Frappant les poings l’un contre l’autre, et les muscles des mâchoires contractés, il disait:

— Elle est venue tout exprès avec le duc Eudes. Mahaut me nuira donc jusque dans sa descendance! Pourquoi si mauvais sang coule-t-il en cette race-là? Tout ce qui est fille de Bourgogne est putain, vol et mensonge! Celle-ci, qui pousse contre moi son benêt de mari, est gueuse déjà comme toute sa parenté. Ils ont la Bourgogne; que veulent-ils encore la comté qu’ils m’ont volée? Mais je gagnerai. Je soulèverai l’Artois s’il le faut comme je l’ai fait déjà contre Philippe le Long, le père de cette mauvaise guenon. Et cette fois ce ne sera pas sur Arras que je marcherai, mais sur Dijon…

Il parlait, mais le cœur n’y était pas. C’était une colère assise, sans grands cris, sans ce pas à faire crouler les murs, sans toute cette comédie de la fureur qu’il savait si bien jouer. Pour quel auditoire se fût-il donné cette peine?

L’habitude en amour érode les caractères. On ne s’oblige à l’effort que dans la nouveauté, et l’on ne redoute que ce que l’on ne connaît pas. Nul n’est fait que de puissance, et les craintes disparaissent en même temps que le mystère s’efface. Chaque fois que l’on se montre nu, on abandonne un peu d’autorité. Béatrice ne craignait plus Robert.

Elle oubliait de le redouter parce qu’elle l’avait vu trop souvent dormir, et se permettait, envers ce géant, ce que personne n’eût osé.

Et de même pour Robert envers Béatrice, devenue une maîtresse jalouse, exigeante, pleine de reproches, comme toute femme quand une liaison cachée dure trop longtemps. Ses talents de sorcière n’amusaient plus Robert. Ses pratiques de magie et de satanisme lui paraissaient routine. Il se défiait de Béatrice, mais par simple habitude atavique, puisqu’il est entendu une fois pour toutes que les femmes sont menteuses et trompeuses. Comme elle lui mendiait le plaisir, il ne pensait plus à la craindre, et oubliait qu’elle ne s’était jetée dans ses bras que par goût de la trahison. Même le souvenir de leurs deux crimes perdait de l’importance et se dissolvait dans la poussière des jours, tandis que les deux cadavres s’effritaient sous terre.

Ils vivaient cette période d’autant plus dangereuse qu’on ne croit plus au danger. Les amants devraient savoir, au moment où ils cessent de s’aimer, qu’ils vont se retrouver tels qu’avant de commencer. Les armes ne sont jamais détruites, mais seulement déposées.

Béatrice observait Robert en silence, tandis qu’il rêvait, bien loin d’elle, à de nouvelles machinations pour gagner son procès. Mais quand on a usé de tout pendant vingt ans, fait fouiller les lois et les coutumes, utilisé le faux témoignage, la falsification d’écritures, le meurtre, même, et qu’on a le roi pour beau-frère, et qu’encore on ne tient pas la victoire, n’y a-t-il pas, certains jours, motif à désespérer? Changeant d’attitude, Béatrice vint s’agenouiller devant lui, soudain câline, soumise et tendre, comme si elle voulait à la fois consoler et se blottir.

— Quand donc mon gentil seigneur Robert me prendra-t-il en son hôtel? Quand me fera-t-il dame de parage de sa comtesse, comme il me l’a promis? Regarde la bonne chose que ce serait! Toujours près de toi, tu pourrais m’appeler à ton gré… je serais là pour te servir et veiller sur toi mieux qu’aucune. Quand donc?

— Quand mon procès sera gagné, dit-il comme chaque fois qu’elle revenait sur la question.

— Du train qu’il va, ce procès, je pourrai bien attendre d’avoir les cheveux blancs.

— Quand il sera jugé, si tu préfères. C’est chose dite, et Robert d’Artois n’a qu’une parole. Mais patience, que diable!

Il regrettait bien d’avoir dû, naguère, lui faire miroiter ce projet. À présent il était fermement décidé à n’y jamais donner suite. Béatrice en l’hôtel de Beaumont? Quel trouble, quelle fatigue, et quelle source d’ennuis!

Elle se releva, alla tendre les mains au feu de tourbe qui brûlait dans la cheminée.

— De la patience, j’en ai eu assez, je crois, dit-elle sans hausser la voix. D’abord, ce devait être après la mort de Madame Mahaut; ensuite, après la mort de Madame Jeanne la Veuve. Elles sont mortes, il me semble, et le bout de l’an va en être bientôt chanté en église… Mais tu ne veux pas que j’entre en ton hôtel… Une putain traînée comme la Divion, qui fut maîtresse de mon oncle l’évêque, et qui t’a fabriqué de si bonnes pièces qu’un aveugle les verrait fausses, a le droit, elle, de vivre à ta table, de se pavaner à ta cour…

— Laisse donc la Divion. Tu sais bien que je ne garde cette sotte menteuse que par prudence.

Béatrice eut un bref sourire. La prudence!.. Avec la Divion, parce qu’elle avait fait cuire quelques sceaux, il fallait user de prudence. Mais d’elle, Béatrice, qui avait envoyé deux princesses en tombe, on ne redoutait rien, et on pouvait la payer d’ingratitude.

— Allons, ne te plains pas, dit Robert. Tu as le meilleur de moi. Si tu étais en ma maison, je te pourrais sûrement moins voir, et avec moins d’abandon.

Il était bien gonflé de soi, Monseigneur Robert, et il parlait de ses présences comme de cadeaux sublimes qu’il daignait accorder!

— Alors si c’est le meilleur de toi que j’ai, que tardes-tu à me le donner… répondit Béatrice de sa voix traînante. Le lit est prêt.

Et elle montrait la porte ouverte sur la chambre.

— Non, ma petite mie; il me faut à présent retourner au Palais et y voir le roi, en secret, pour contrebattre la duchesse de Bourgogne.

— Oui, certes, la duchesse de Bourgogne… répéta Béatrice en hochant la tête d’un air entendu. Alors, est-ce demain que je dois attendre le meilleur?

— Hélas, demain je dois partir pour Conches et Beaumont.

— Et tu y resteras…?

— Fort peu. Deux semaines.

— Tu ne seras donc point là pour la fête de l’an neuf? demanda-t-elle.

— Non, ma belle chatte; mais je te ferai présent d’un bon fermail de pierreries pour décorer ta gorge.

— Je m’en parerai donc pour éblouir mes valets, puisque ce sont les seules gens que je voie.

Robert aurait dû se méfier davantage. Il est des jours funestes. À l’audience, ce 14 décembre, ses pièces avaient été protestées si fermement par le duc et la duchesse de Bourgogne que Philippe VI en avait froncé le sourcil par-dessus son grand nez, et regardé son beau-frère avec inquiétude. C’eût été l’occasion d’être plus attentif, de ne pas blesser, justement ce jour-là, une femme telle que Béatrice, de ne pas la laisser, pour deux semaines, insatisfaite de cœur et de corps. Il s’était levé.

— La Divion part-elle dans ta suite?

— Eh oui! mon épouse en a décidé de la sorte.

Une bouffée de haine souleva la belle poitrine de Béatrice, et ses cils firent une ombre ronde sur ses joues.

— Alors, Monseigneur Robert, je t’attendrai comme une servante aimante et fidèle, prononça-t-elle en lui présentant un visage souriant.

Robert effleura d’un baiser machinal la joue de Béatrice. Il lui posa sa lourde main sur les reins, l’y tint un moment, et son geste s’acheva en une petite tape indifférente. Non, décidément, il ne la désirait plus; et c’était bien là, pour elle, la pire offense.

V CONCHES

L’hiver fut relativement doux cette année-là. Avant le jour levé, Lormet le Dolois venait secouer l’oreiller de Robert. Celui-ci poussait quelques grands bâillements de fauve, se mouillait un peu le visage dans le bassin que lui présentait Gillet de Nelle, sautait dans ses vêtements de chasse, tout de cuir et la fourrure en dedans, les seuls vraiment bien agréables à porter. Puis il allait ouïr messe basse en sa chapelle; l’aumônier avait ordre de dépêcher l’office, Évangile et communion, en quelques minutes. Robert tapait du pied si le frère s’attardait un peu trop à prier; et le ciboire n’était pas rangé qu’il avait déjà passé la porte.

Il avalait un bol de bouillon chaud, deux ailes de chapon ou bien un morceau de porc gras, avec un bon hanap de vin blanc de Meursault qui vous dégourdit l’homme, coule comme de l’or dans la gorge, et réveille les humeurs endormies par la nuit. Tout cela debout. Ah! si la Bourgogne n’avait produit que ses vins, au lieu d’avoir aussi ses ducs! «Manger matin donne grand santé», disait Robert qui croquait encore en gagnant son cheval. Le coutel au côté, la corne en sautoir, et son bonnet de loup enfoncé sur les oreilles, il était en selle.

La meute de chiens courants, tenue sous le fouet, aboyait à pleines gueules; les chevaux piaffaient, la croupe piquée par le petit froid matinal. La bannière claquait sur le haut du donjon, puisque le seigneur séjournait au château. Le pont-levis s’abaissait, et chiens, chevaux, valets, veneurs, à grand vacarme, déboulaient vers la mare, au cœur du bourg, et gagnaient la campagne à la suite du gigantesque baron.

Il traîne, les matins d’hiver, sur les près du pays d’Ouche, une petite brume blanche qui a une odeur d’écorce et de fumée. Robert d’Artois aimait Conches, décidément! Ce n’était qu’un petit château, certes, mais bien plaisant, avec de bonnes forêts à l’entour.

Un soleil pâle dissipait la brume juste comme on arrivait au rendez-vous où les valets de limier présentaient leur rapport; ils avaient relevé traces et volcelets. On attaquait à la meilleure brisée.

Les bois de Conches regorgeaient de cerfs et de sangliers. Les chiens étaient bien créancés. Si l’on empêchait le sanglier de s’arrêter pour pisser, il était pris en guère plus d’une heure. Les grands cerfs majestueux emmenaient leur monde un peu plus longtemps, par de longs débuchers où la terre volait en gerbes sous les pieds des chevaux, et ils allaient se faire aboyer, raides, haletants, la langue sortie sous leur lourde ramure, dans quelque étang ou marais.

Le comte Robert chassait au moins quatre fois la semaine. Cela ne ressemblait pas aux grands laisser-courre royaux où deux cents seigneurs se pressaient, où l’on ne voyait rien, et où, par crainte de perdre la compagnie, on chassait le roi plutôt que le gibier. Ici, vraiment, Robert s’amusait entre ses piqueurs, quelques vassaux du voisinage fort fiers d’être invités, et ses deux fils qu’il commençait de former à l’art de vénerie que tout bon chevalier se doit de connaître. Il était content de ses fils, dix et neuf ans, qui grandissaient en force; il surveillait leur travail aux armes et à la quintaine. Ils avaient de la chance, ces gamins! Robert avait été trop tôt privé de son père…

Il servait lui-même l’animal hallali, prenant son coutelas pour le cerf, ou un épieu pour le sanglier. Il y montrait une grande dextérité et éprouvait plaisir à sentir le fer, appuyé au juste endroit, s’enfoncer d’un coup dans la chair tendre. Le gibier et le veneur étaient également fumants de sueur; mais l’animal s’écroulait, foudroyé, et l’homme restait debout.

Sur le chemin du retour, tandis qu’on commentait les incidents de la poursuite, les vilains des hameaux, en guenilles et les jambes entourées de toiles déchirées, surgissaient de leurs masures, pour courir baiser l’éperon du seigneur, d’un mouvement à la fois extasié et craintif; une bonne habitude qui se perdait en ville.

Au château, dès le maître apparu, on cornait l’eau pour la dînée de midi. Dans la grand-salle tendue de tapisseries aux armes de France, d’Artois, de Valois et de Constantinople — car Madame de Beaumont était Courtenay par sa mère — Robert s’attablait pour engloutir pendant trois heures de rang, tout en taquinant son entourage; il faisait comparaître son maître queux, la cuiller de bois pendue à la ceinture, et parfois le complimentait si le cuissot de laie, bien mariné, était fondant à point, ou lui promettait la potence si la sauce au poivre chaud, dont on arrosait le cerf entier rôti à la broche, manquait de relevé.

Il prenait le temps d’une courte sieste, après quoi il revenait dans la grand-salle pour entendre ses prévôts et receveurs, se faire donner les comptes, régler les affaires de son fief et rendre la justice. Il aimait beaucoup rendre la justice, voir l’envie ou la haine dans les yeux des plaideurs, la fourberie, l’astuce, la malice, le mensonge, se voir lui-même en somme, à la petite échelle des gens du fretin.

Il se réjouissait surtout des histoires de femmes ribaudes et de maris trompés.

— Faites paraître le cornard! ordonnait-il, carré dans son faudesteuil de chêne.

Et de poser les questions les plus paillardes, tandis que les clercs greffiers pouffaient derrière leurs plumes et que les requérants devenaient cramoisis de honte.

Robert avait une fâcheuse propension, que ses prévôts lui reprochaient, à n’infliger que des peines légères aux voleurs, larrons, pipeurs de dés, suborneurs, détrousseurs, maquereaux et brutaux, sauf, bien sûr, quand le larcin ou le délit avait été commis à son détriment. Une secrète connivence le liait de cœur avec tout ce qu’il y avait de truanderie sur la terre.

Justice rendue, et voilà la journée presque passée. Robert descendait aux étuves, installées dans une chambre basse du donjon, se plongeait dans une cuve d’eau chaude parfumée d’herbes et d’aromates qui défatiguent les membres, se faisait sécher et bouchonner comme un cheval, peigner, raser, friser.

Déjà, écuyers, échansons et valets avaient de nouveau dressé sur les tréteaux les tables du souper, où Robert paraissait dans une immense robe seigneuriale de velours vermeil ouvré de lis d’or et des châteaux d’Artois, et dont la fourrure intérieure lui couvrait la chaussure.

Madame de Beaumont, elle, portait une robe de camocas violet, fourrée de menu-vair, brodée en or des initiales «J» et «R» entrelacées, avec semis de trèfles d’argent.

La chère était moins lourde qu’au repas de midi: potages aux herbes ou au lait, un paon, un cygne rôti au milieu d’une couronne de pigeonneaux, fromages frais et fermentés, tartes et gaufres sucrées qui aidaient à goûter les vieux vins coulant des aiguières en forme de lion ou d’oiseau.

On servait à la française, c’est-à-dire à deux par écuelle, une femme et un homme mangeant au même plat, sauf le seigneur. Robert avait sa platée pour lui seul, qu’il vidait de la cuiller, du couteau et des doigts, s’essuyant à la nappe comme chacun. Pour la petite volaille, il broyait chair et os, tout ensemble.

Vers la fin du souper, le ménestrel Watriquet de Couvin était prié de prendre sa courte harpe et de dire un conte de sa composition. Messire Watriquet était de Hainaut; il connaissait bien le comte Guillaume et la comtesse, sœur de Madame de Beaumont; il avait fait ses débuts à leur cour, et poursuivait sa carrière en passant chez chaque Valois, à tour de rôle. On se le disputait à gros gages.

— Watriquet, le lai des Dames de Paris! réclamait Robert, la bouche encore grasse.

C’était son conte préféré et, bien qu’il le connût presque par cœur, il voulait l’entendre toujours, semblable en cela aux enfants qui exigent chaque soir la même histoire, et qu’on n’en omette rien. Qui eût pu, à ce moment-là, croire Robert d’Artois capable de faux et de crimes?

Le lai des Dames de Paris contait l’aventure de deux bourgeoises, Margue et Marion, femme et nièce d’Adam de Gonesse, qui, s’en allant au tripier, le matin du jour des Rois, rencontrent pour leur malheur une voisine, dame Tifaigne la coiffière, et se laissent entraîner par elle dans une auberge où l’hôte, dit-on, fait crédit.

Voici les commères attablées à la taverne des Maillets où le tenancier Drouin leur sert force bonnes choses: du vin claret, une oie grasse, une pleine écuelle d’aulx, des gâteaux chauds.

À cet endroit du conte, Robert d’Artois se mettait à rire, d’avance. Et Watriquet poursuivait:

… Lors commença Margue à suer

Et boire à grandes hanapées.

En peu d’heures eurent échappées

Trois chopines parmi sa gorge.

«Dame, foi que je dois saint Georges,

Dit Maroclippe, sa commère,

Ce vin me fait la bouche amère;

Je veux avoir de la grenache,

Si devais-je vendre ma vache

Pour en avoir aux mains plein pot.»

Assis près de la grande cheminée où un arbre entier flambait, Robert d’Artois, renversé en arrière, gloussait d’un gros rire de gorge.

C’était toute sa jeunesse, passée dans les tavernes, bordeaux et autres mauvais lieux, qu’il revoyait à travers ce conte. En avait-il assez connu de ces franches garces, attablées et s’enivrant avec application à l’insu de leurs maris!

À minuit, chantait Watriquet, Margue, Marion et la coiffière, ayant tâté de tous les vins, de l’Arbois jusqu’au Saint-Mélion, et s’étant fait porter gaufres, oublies, amandes pelées, poires, épices et noix, étaient encore à l’auberge. Margue propose d’aller danser dehors. Le tavernier exige, pour les laisser sortir, qu’elles déposent leurs habits en gage; ce à quoi elles consentent volontiers, saoules qu’elles sont; en un tournemain elles se défont de leurs robes et pelissons, cottes, chemises, bourses et courroies.

Nues comme au jour de leur naissance, les voilà parties dans la nuit de janvier, braillant à tue-tête: «Amour au vireli m’en vois», titubant, trébuchant, s’écorchant aux murs, se rattrapant l’une à l’autre, pour finalement s’écrouler, ivres mortes, sur les monceaux d’ordures.

Le jour se lève, les portes s’ouvrent. On les découvre toutes souillées et sanglantes et ne bougeant pas plus que «merdes en la mi voie». On va quérir les maris qui les croient assassinées; on les porte au cimetière des Innocents; on les jette à la fosse commune.

L’une sur l’autre, toutes vives;

Or leur fuyait par les gencives

Le vin, et par tous les conduits.

Elles ne sortent de leur sommeil que la nuit suivante, au milieu du charnier, couvertes de terre, mais pas encore dessaoulées, et se mettent à crier dans le cimetière tout noir et gelé:

«Drouin, Drouin, où es allé?

Apporte trois harengs salés

Et un pot de vin du plus fort

Pour faire à nos têtes confort;

Et ferme aussi la grand fenestre!»

C’était un rugissement que poussait alors Monseigneur Robert. Le ménestrel Watriquet avait peine à finir son conte car, pour plusieurs minutes, le rire du géant emplissait la salle. Les yeux larmoyants, il se frappait les côtes à deux mains. Dix fois il répétait: «Et ferme aussi la grand fenestre!» Sa joie était si contagieuse que toute la maisonnée se tordait avec lui.

— Ah! les drôlesses! Toutes dépouillées, les naches à la bise… Et ferme aussi la grand fenestre!

Et il repartait à rire.

Au fond, c’était une bonne vie, celle qu’on menait à Conches… Madame de Beaumont était une bonne épouse, le comté de Beaumont était un bon petit comté, et qu’importait qu’il fût domaine de la couronne puisque les revenus en étaient assurés? Alors l’Artois?… Était-ce si important l’Artois, après tout, cela méritait-il tant de soucis, luttes et besognes?… «La terre où l’on me couchera un jour, que ce soit celle de Conches ou celle d’Hesdin…»

Ce sont là propos qu’on se tient lorsqu’on a passé la quarantaine, qu’une affaire engagée ne tourne pas complètement à souhait, et qu’on dispose de deux semaines de loisirs. Mais l’on sait bien, dans le fond, qu’on ne se tiendra pas à cette sagesse fugitive… Tout de même, demain, Robert irait courir un cerf du côté de Beaumont, et il en profiterait pour inspecter le château, voir s’il ne convenait pas de l’agrandir…

Ce fut en rentrant de Beaumont, où il s’était rendu avec son épouse, l’avant-dernier jour de l’année, que Robert d’Artois trouva ses écuyers et ses valets l’attendant, tout affolés, sur le pont-levis de Conches.

On était venu dans l’après-midi se saisir de la dame de Divion pour l’emmener en prison, à Paris.

— S’en saisir? Qui est venu s’en saisir?

— Trois sergents.

— Quels sergents? D’ordre de qui? hurla Robert.

— Du roi.

— Allons donc! Et vous avez laissé faire! Vous êtes des niais que je vais bâtonner. Saisir chez moi? Quelle imposture! Avez-vous vu l’ordre, au moins?

— Nous l’avons vu, Monseigneur, répondit Gillet de Nelle tremblant, et nous avons même exigé de le garder. Nous n’avons laissé prendre madame de Divion qu’à cette condition. Le voici.

C’était bien un ordre royal, tracé d’une main de clerc, mais scellé du cachet de Philippe VI. Et non pas du sceau de chancellerie, ce qui eût pu expliquer quelque haute fourberie. La cire portait le relief du sceau privé de Philippe, le «petit sceau» comme on disait, que le roi gardait sur lui, dans une bourse, et que sa main seule utilisait.

Le comte d’Artois n’était pas, de nature, un homme angoissé. Ce jour-là, pourtant, il apprit à connaître la peur.

VI LA MALE REINE

Aller de Conches à Paris en une seule journée, c’était une rude étape, même pour un cavalier entraîné, et qui exigeait un cheval solide. Robert d’Artois laissa en route deux de ses écuyers dont les montures étaient tombées boiteuses. Il arriva de nuit dans la cité, trouva, malgré l’heure tardive, les rues encore encombrées de bandes joyeuses qui fêtaient l’An neuf. Des ivrognes vomissaient dans l’ombre, sur le seuil des tavernes; des femmes se tenaient par le bras, chantant à tue-tête et le pas mal assuré, comme dans le conte de Watriquet.

Sans égard pour cette roture que le poitrail de son cheval bousculait. Robert alla droit au Palais. Le capitaine de garde lui apprit que le roi était venu dans la journée, pour recevoir les vœux des bourgeois, mais qu’il était reparti pour Saint-Germain.

Robert, alors, franchissant le pont, alla au Châtelet. Un pair de France pouvait se permettre de réveiller le gouverneur. Or, celui-ci, interrogé, déclara n’avoir reçu, ni la veille ni ce jour, aucune dame qui se nommât Jeanne de Divion, ni qui ressemblât à sa description.

Si elle n’était au Châtelet, elle devait être au Louvre, car on n’incarcérait, d’ordre du roi, qu’en ces deux places-là.

Robert poussa donc jusqu’au Louvre; mais le capitaine lui fit la même réponse. Alors, où était la Divion? Robert avait-il cheminé plus vite que les sergents royaux et, par une autre route, devancé leur détachement? Pourtant, à Houdan, où il s’était renseigné, on lui avait bien dit que trois sergents, conduisant une dame, étaient passés depuis plusieurs heures. Le mystère se faisait de plus en plus dense autour de cette affaire.

Robert se résigna à rentrer en son hôtel, dormit peu, et avant l’aube partit pour Saint-Germain.

La gelée blanche couvrait les champs et les prés; les branches des arbres étaient vernies de givre, et les collines, la forêt, autour du manoir de Saint-Germain, semblaient un paysage de confiserie.

Le roi venait de s’éveiller. Les portes s’ouvrirent pour Robert jusqu’à la chambre de Philippe VI, lequel était encore au lit, entouré de ses chambellans et de ses veneurs, et donnait des ordres pour la chasse du jour.

Robert entra d’un pas d’assaut, mit un genou au parquet, se releva aussitôt et dit:

— Sire, mon frère, reprenez la pairie que vous m’avez donnée, mes fiefs, mes terres, mes revenus, ôtez-m’en le bien et l’usage, chassez-moi de votre Conseil étroit auquel je ne suis plus digne de paraître. Non, je ne suis plus rien au royaume!

Ouvrant tout grands ses yeux bleus par-dessus son nez charnu, Philippe demanda:

— Mais qu’avez-vous donc, mon frère? D’où vous vient cet émoi? Que dites-vous?

— Je dis le vrai. Je dis que je ne suis plus rien au royaume puisque le roi, sans daigner m’en informer, fait saisir une personne qui loge sous mon toit!

— Qui ai-je fait saisir? Quelle personne?

— Une certaine dame de Divion, mon frère, qui est de ma maison, servante à la robe de mon épouse votre sœur, et que trois sergents, sur votre ordre, sont venus prendre à mon château de Conches pour la conduire en geôle!

— Sur mon ordre? dit Philippe stupéfait. Mais je n’ai jamais donné tel ordre… Divion? J’ignore ce nom. Et de toute manière, mon frère, faites-moi la grâce de me croire, je n’eusse point fait saisir en votre maisonnée, quand même en aurais-je eu le motif, sans vous tenir au fait, et d’abord vous demander conseil.

— C’est ce que j’aurais cru, mon frère, dit Robert, pourtant, cet ordre est bien de vous.

Et il tira de sa cotte la lettre d’arrestation remise par les sergents.

Philippe VI y jeta les yeux, reconnut son petit sceau, et les chairs de son nez blêmirent.

— Hérouart, ma robe! cria-t-il à l’un des chambellans. Et qu’on se hâte à sortir; qu’on me laisse seul avec Monseigneur d’Artois!

Ayant rejeté ses couvertures brodées d’or, il était déjà debout, en longue chemise blanche. Le chambellan l’aida à enfiler une robe fourrée, voulut aviver le feu dans la cheminée.

— Sors, sors!.. J’ai dit qu’on me laisse seul.

Jamais Hérouart de Belleperche, depuis qu’il servait le roi, n’avait été traité avec pareille violence, comme un simple garçon de cuisine.

— Non, je n’ai nullement scellé cela, ni dicté rien qui y ressemble, dit le roi quand le chambellan se fut retiré.

Il examina très attentivement la pièce, rapprocha les deux parties du cachet brisé par l’ouverture de la lettre, prit une loupe de cristal dans un tiroir de crédence.

— Ne serait-ce pas, mon frère, dit Robert, qu’on aurait contrefait votre sceau?

— Cela ne se peut. Les faiseurs de coins sont habiles à prévenir copies et dissimulent toujours quelque petite imperfection volontaire, surtout pour coins royaux ou de grands barons. Regarde le «L «de mon nom; vois la brisure qui est au bâton, et ce point creux dans le feuillage de bordure…

— Alors, dit Robert, n’aurait-on pas détaché le cachet d’une autre pièce?

— La chose, en effet, se pratique, il paraît; avec un rasoir chauffé, ou de quelque autre manière; mon chancelier me l’a certifié.

Le visage de Robert prit une expression naïve, comme s’il apprenait là une chose insoupçonnée. Mais le cœur lui battait un peu plus vite.

— Mais ce ne saurait être le cas, poursuivit Philippe, car, tout exprès, je n’use de mon petit sceau que pour des cachets à briser; jamais je ne l’emploie sur page plate ni lacs.

Il resta silencieux un moment, les yeux fixés sur Robert comme s’il lui demandait une explication qu’il ne cherchait, en vérité, que dans sa propre pensée.

— Il faut, conclut-il, qu’on m’ait dérobé un moment mon sceau. Mais qui? Mais quand? De tout le jour il ne quitte la bougette à ma ceinture; je ne m’en défais que la nuit…

Il alla vers la crédence, prit dans le tiroir une bourse de tissu d’or dont il palpa d’abord le contenu, puis qu’il ouvrit, et dont il sortit son petit sceau qui était d’or, avec une fleur de lis pour servir de poignée.

— … et je le reprends au matin…

Sa voix s’était faite plus lente; un doute terrible s’installait en lui. Il reprit l’ordre d’arrestation et l’étudia de nouveau, avec grande attention.

— Je connais cette main, dit-il. Ce n’est pas celle d’Hugues de Pommard, ni celle de Jacques La Vache, ni de Geoffroy de Fleury… Il sonna.

Pierre Trousseau, l’autre chambellan de service, se présenta.

— Mande-moi d’urgence, s’il est au château, ou bien ailleurs où qu’il se trouve, le clerc Robert Mulet; qu’il vienne ici avec ses plumes.

— Ce Mulet, demanda Robert, ne sert-il pas aux écritures de la reine Jeanne ton épouse?

— Oui, Mulet sert tantôt à moi, tantôt à Jeanne, dit Philippe VI évasivement, pour masquer sa gêne.

Ils avaient repris, machinalement, leur tutoiement d’antan, lorsque Philippe était bien loin d’être roi, lorsque Robert n’était pas encore pair, lorsqu’ils étaient seulement deux cousins bien unis; en ce temps-là Monseigneur Charles de Valois citait toujours Robert en exemple à Philippe, pour sa force, sa ténacité, son intelligence aux affaires.

Mulet était au château. Il arriva, se hâtant, l’écritoire sous le bras, et se courba pour baiser la main du roi.

— Pose ta boîte, écris, dit Philippe VI qui commença aussitôt à dicter: «De par le roi, à notre aimé et féal prévôt de Paris, Jean de Milon, salut. Nous vous ordonnons de diligenter…»

Les deux cousins, d’un même mouvement, s’étaient rapprochés et lisaient par-dessus l’épaule du clerc. Son écriture était bien celle de l’ordre d’arrestation.

— «… à faire délivrer sur l’heure la dame Jeanne de…»

— Divion, articula Robert.

— «… laquelle a été recluse en notre prison…» Au fait, où se trouve-t-elle? demanda Philippe.

— Ni au Châtelet, ni au Louvre, dit Robert.

— À la tour de Nesle, Sire, dit le clerc qui croyait se faire apprécier pour son zèle et sa bonne mémoire.

Les deux cousins se regardèrent et croisèrent les bras d’un geste identique.

— Et comment le sais-tu? demanda le roi au clerc.

— Sire, parce que j’ai eu l’honneur, l’autre avant-hier, d’écrire votre ordre pour saisir cette dame.

— Et qui te l’a dicté?

— La reine, Sire, qui m’a dit que vous n’aviez point le temps de le faire et l’en aviez chargée. Les deux ordres, pour mieux dire, celui de saisie et celui d’écrou.

Le sang s’était complètement retiré du visage de Philippe qui, partagé entre la honte et la colère, n’osait plus regarder son beau-frère.

«La belle gueuse, pensait Robert. Je savais bien qu’elle me haïssait, mais jusqu’à voler le sceau de son époux pour me nuire… Et qui donc a pu si bien la renseigner?»

— Vous ne faites pas achever, Sire? dit-il.

— Certes, certes, dit Philippe sortant de ses pensées.

Il dicta la formule finale. Le clerc alluma une chandelle au feu, fit couler quelques gouttes de cire rouge sur la feuille pliée qu’il présenta au roi pour qu’il y appliquât lui-même son petit sceau.

Philippe, perdu dans ses réflexions, semblait n’accorder à ses propres gestes qu’une attention secondaire. Robert prit l’ordre, agita une cloche. Ce fut Hérouart de Belleperche qui reparut.

— Au prévôt, sur l’heure, d’ordre du roi, lui dit Robert en lui remettant la lettre.

— Et fais appeler céans Madame la reine, ordonna Philippe VI depuis le fond de la pièce.

Le clerc Mulet attendait, regardant alternativement le roi et le comte d’Artois et se demandant si son excès de zèle avait été si bien venu. Robert, de la main, lui enjoignit de disparaître.

Quelques instants plus tard la reine Jeanne entra avec cette démarche particulière qui venait de sa boiterie. Son corps se déplaçait dans un quart de cercle dont la jambe la plus longue formait le pivot. C’était une reine maigre, d’assez beau visage, encore que la dent déjà s’y gâtât. L’œil était grand, avec la fausse limpidité du mensonge; les doigts très longs, un peu tordus, laissaient paraître du jour entre eux même lorsqu’ils étaient joints.

— Depuis quand, Madame, envoie-t-on des ordres en mon nom?

La reine prit un air de surprise et d’innocence parfaitement joué.

— Un ordre, mon aimé Sire?

Elle avait la voix grave, mélodieuse, où traînait un accent de tendresse bien feinte.

— Et depuis quand me dérobe-t-on mon sceau pendant que je dors?

— Votre sceau, doux cœur? Mais jamais je n’ai touché à votre sceau. De quel sceau parlez-vous?

Une gifle énorme vint lui couper la parole.

Les yeux de Jeanne la Boiteuse s’emplirent de larmes, tant le coup avait été brutal et cuisant; sa bouche s’entrouvrit de stupeur et elle porta ses longs doigts à sa joue qui se marbrait de rouge.

Robert d’Artois n’était pas moins surpris, mais lui, avec bonheur. Jamais il n’aurait cru son cousin Philippe, que chacun disait si soumis à sa femme, capable de lever la main sur elle. «Serait-il vraiment devenu roi?» se dit Robert.

Philippe de Valois était surtout redevenu homme et pareil à tout époux, grand seigneur ou dernier valet, qui corrige sa femme menteuse. Une autre gifle partit, comme si la première lui avait aimanté la main; et puis une grêle. Jeanne, affolée, se défendait le visage de ses deux bras levés. La main de Philippe tombait où elle pouvait, sur le haut de la tête, sur les épaules. En même temps, il criait:

— C’est l’autre nuit, n’est-ce pas, que vous m’avez joué ce tour? Et vous avez le front de nier alors que Mulet m’a tout avoué? Mauvaise putain qui me mignote, se frotte à moi, se dit toute prise d’amour, profite de la faiblesse que j’ai pour elle, et me berne quand je dors, et me dérobe mon sceau de roi? Ne sais-tu pas qu’il n’est acte plus laid, pire que vol? Que d’aucun sujet en mon royaume, fût-ce le plus grand, je ne tolérerais qu’il usât du cachet d’autrui sans le faire bâtonner? Et c’est du mien qu’on se sert! A-t-on vu pire scélérate qui veut me déshonorer devant mes pairs, devant mon cousin, mon propre frère? N’ai-je pas raison, Robert? dit-il s’arrêtant un instant de frapper pour chercher approbation. Comment pourrions-nous gouverner nos sujets si chacun se servait à volonté de nos sceaux pour ordonner ce que nous n’avons point voulu? C’est faire viol à notre honneur.

Puis, revenant sur sa femme avec un brusque regain de fureur:

— Et voilà le bel emploi que vous faites de l’hôtel de Nesle que je vous ai donné. M’avez-vous assez supplié pour l’avoir! Êtes-vous aussi mauvaise que votre sœur, et cette tour maudite servira-t-elle toujours à abriter les méfaits de Bourgogne? Que si vous n’étiez pas la reine, par le malheur que j’ai eu de vous épouser, c’est bien vous que j’y ferais jeter en prison! Et puisque par d’autres ne peux vous châtier, eh bien! je le fais moi-même.

Et les coups se remirent à pleuvoir.

«Puisse-t-il la laisser morte! «pensait Robert.

Jeanne s’était maintenant recroquevillée sur le lit, les jambes battant hors de sa robe, et chaque coup lui tirait un gémissement ou un hurlement. Puis, soudain, elle fit face comme un chat, les ongles en avant, et se mit à hurler, les joues barbouillées de larmes:

— Oui, je l’ai fait! Oui, j’ai dérobé ton sceau dans ton sommeil, parce que tu rends mauvaise justice et que je veux défendre mon frère de Bourgogne contre ce méchant Robert que voici, qui nous a toujours nui par cautèle et par crime, qui, de complot avec ton père, a fait périr ma sœur Marguerite…

— Garde la mémoire de mon père hors de ta bouche! s’écria Philippe.

À la lueur qu’elle vit dans le regard de son époux, elle se tut, car vraiment il était bien capable de la tuer.

Il ajouta, élevant la main d’un geste protecteur jusqu’à l’épaule de Robert d’Artois:

— Et garde-toi, mauvaise, de jamais nuire à mon frère qui est le meilleur soutien de mon trône.

Quand il alla ouvrir la porte pour informer son chambellan qu’il supprimait la chasse de ce jour, vingt têtes accolées reculèrent ensemble. Jeanne la Boiteuse était détestée des serviteurs qu’elle harcelait d’exigences, qu’elle dénonçait pour le moindre manquement, et qui l’appelaient entre eux «la mâle reine». Le récit de la correction qu’elle venait de recevoir allait emplir de joie le Palais.[20]

Vers la fin de la matinée, dans le verger de Saint-Germain où la gelée fondait, Philippe et Robert se promenaient ensemble, à pas lents. Le roi avait la tête basse.

— N’est-ce pas chose affreuse, Robert, que d’avoir à se défier de sa propre épouse, et même quand on dort? Que puis-je faire? Mettre mon sceau sous mon oreiller? Elle y glissera la main. J’ai le sommeil lourd. Je ne puis quand même pas l’enfermer au couvent: c’est ma femme! Ne plus la laisser dormir auprès de moi, c’est tout ce que je puis. Le pis est que je l’aime, cette drôlesse! Ne va point le redire, mais j’ai, comme tout chacun, tâté de quelques autres au déduit. J’en suis revenu avec plus de goût pour elle… Mais si jamais elle recommence, je la battrai encore!

À ce moment, Trouillard d’Usages, vidame du Mans et chevalier de l’hôtel, s’avança dans l’allée pour annoncer le prévôt de Paris qui le suivait.

Rond de bedaine, et roulant sur de courtes pattes, Jean de Milon n’avait pas la mine gaie.

— Alors, messire prévôt, vous avez fait relâcher cette dame?

— Non, Sire, répondit le prévôt d’une voix gênée.

— Quoi? Mon ordre était-il faux? Peut-être n’avez-vous pas reconnu mon sceau?

— Non point, Sire, mais avant que de l’exécuter, je voulais vous en entretenir, et suis bien aise aussi de trouver Monseigneur d’Artois avec vous, dit Jean de Milon en regardant Robert d’un air gêné. Cette dame a confessé.

— Qu’a-t-elle confessé? demanda Robert.

— Toutes sortes de vilenies, Monseigneur, fausses écritures, pièces contrefaites, et d’autres choses encore.

Robert garda très bon contrôle de soi, feignit même de prendre la chose pour plaisanterie, et s’écria en haussant les épaules:

— Certes, si on l’a passée à la question, elle a dû confesser beaucoup! Que je vous livre aux tourmenteurs, messire de Milon, et je gage que vous confesserez m’avoir voulu sodomiser!

— Hélas! Monseigneur, dit le prévôt, la dame a parlé avant la question… par peur, simplement par peur d’être questionnée. Elle a donné longue liste de complices.

Philippe VI, silencieux, observait son beau-frère. Un nouveau travail se faisait dans sa tête.

Robert sentit un piège se refermer sur lui. Un roi qui vient de rouer de coups son épouse, et devant témoin, pour usurpation de sceau et fausses lettres, peut difficilement relâcher, même pour complaire à son plus intime parent, une ordinaire sujette qui vient d’avouer d’identiques méfaits.

— Ton conseil, mon frère? demanda Philippe à Robert sans le quitter du regard.

Robert comprit que son salut dépendait de sa réponse; il fallait jouer la loyauté. Tant pis pour la Divion. Tout ce qu’elle avait pu ou pourrait déclarer le concernant serait tenu par lui pour mensonge éhonté.

— Votre justice, Sire mon frère, votre justice! déclara-t-il. Maintenez cette femme en cachot, et si elle m’a trompé, sachez bien que je réclamerai de vous la plus grande rigueur.

En même temps il se disait: «Mais qui donc a prévenu le duc de Bourgogne?» Et puis la réponse, l’évidente réponse, lui vint aussitôt.

Il n’existait qu’une seule personne qui ait pu dire au duc de Bourgogne, ou à la mâle reine elle-même, que la Divion se trouvait à Conches: Béatrice.

Ce fut seulement vers la fin mars, quand la Seine, gonflée par les crues de printemps, inondait les rives et entrait dans les caves, que des mariniers repêchèrent, du côté de Chatou, un sac flottant entre deux eaux et contenant un corps de femme complètement nu.

Toute la population du village, pataugeant dans la boue, s’était assemblée autour de la macabre trouvaille, et les mères giflaient leurs gamins en criant:

— Allons, fuyez, vous autres; ce n’est pas pour vous, ces choses-là!

Le cadavre était hideusement gonflé, avec l’horrible teinte verdâtre d’une décomposition déjà avancée; il avait dû séjourner plus d’un mois dans le fleuve. On pouvait pourtant reconnaître que la morte était jeune. Ses longs cheveux noirs semblaient bouger parce que des bulles y crevaient. Le visage avait été lacéré, talonné, écrasé pour qu’on ne pût l’identifier; et le cou portait la trace d’un lacet.

Les mariniers, partagés entre le dégoût et une attirance obscène, poussaient du bout de leurs gaffes l’impudique charogne.

Soudain le corps, rendant l’eau qui le gonflait, se mit à remuer de lui-même, donnant un instant l’illusion de ressusciter, et les commères s’écartèrent en hurlant.

Le bailli, qu’on avait averti, arriva, posa quelques questions, tourna autour de la morte, inspecta les objets sortis du sac, avec le cadavre, et qui s’égouttaient sur l’herbe: une corne de bouc, une figurine de cire enveloppée de chiffons et piquée d’épingles, un grossier ciboire d’étain gravé de signes sataniques.

— C’est une sorcière occise par ses compagnons après quelque sabbat ou noire messe, déclara le bailli.

Les commères se signèrent. Le bailli désigna une corvée pour aller enfouir au plus vite le corps et les vilains objets dans un boqueteau, à l’écart du village, et sans une prière.

Un crime bien fait, en somme, bien maquillé, où Gillet de Nelle avait suivi les bonnes leçons de Lormet le Dolois, et qui s’achevait comme l’avaient souhaité les meurtriers.

Robert d’Artois était vengé de la trahison de Béatrice, ce qui ne signifiait pas qu’il fût pour autant triomphant.

Dans deux générations, les villageois de Chatou ne sauraient plus pourquoi on avait appelé un bouquet d’arbres, en aval, «le bois de la sorcière».

VII LE TOURNOI D’ÉVREUX

Vers le milieu du mois de mai, on vit des hérauts à la livrée de France, accompagnés de sonneurs de busines, s’arrêter sur les places des villes, aux carrefours des bourgades et devant l’entrée des châteaux. Les sonneurs soufflaient dans leur longue trompette d’où pendait une flamme fleurdelisée, le héraut déroulait un parchemin et d’une voix forte proclamait:

— «Or, oyez, oyez! On fait assavoir à tous princes, seigneurs, barons, chevaliers et écuyers des duchés de Normandie, de Bretagne et de Bourgogne, des comtés et marches d’Anjou, d’Artois, de Flandre et de Champagne, et à tous autres, qu’ils soient de ce royaume ou de tout autre royaume chrétien, s’ils ne sont bannis ou ennemis du roi notre Sire, à qui Dieu donne bonne vie, que le jour de la Sainte-Lucie, sixième de juillet, auprès la ville d’Évreux, sera un grandissime pardon d’armes et très noble tournoi, où l’on frappera de masses de mesure et épées rabattues, en harnais propre pour ce faire, en timbre, cotte d’armes et housseaux de chevaux armoyés des nobles tournoyeurs, comme de toute ancienneté et coutume.

«Duquel tournoi sont chefs très hauts et très puissants princes, mes très redoutés seigneurs notre Sire bien aimé, Philippe, roi de France, pour appelant, et le Sire Jean de Luxembourg, roi de Bohême, pour défendant. Et pour ce fait-on derechef assavoir à tous princes, seigneurs, barons, chevaliers et écuyers des marches dessus dites et autres de quelconque nation qu’ils soient, qui auront vouloir et désir de tournoyer pour acquérir honneur, qu’ils portent de petits écussons que ci présentement donnerai, à ce qu’on reconnaisse qu’ils sont des tournoyeurs, et pour ce en demande qui en voudra avoir. Et audit tournoi il y aura de nobles et riches prix, par les dames et damoiselles donnés.

«Outre plus, j’annonce à tous princes, barons, chevaliers, et écuyers qui avez l’intention de tournoyer, que vous êtes tenus de vous rendre audit lieu d’Évreux et prendre vos auberges le quatrième jour avant ledit tournoi, pour faire de vos blasons fenêtres et montrer vos pavois, sous peine de ne pas être reçus audit tournoi. Et ceci il est fait assavoir de par mes seigneurs les juges diseurs, et me le pardonnez, s’il vous plaît.»

Les trompettes sonnaient de nouveau, et les gamins jusqu’à la sortie du bourg faisaient en courant escorte au héraut qui s’en allait plus loin porter la nouvelle.

Les badauds, avant de se disperser, disaient:

Cela va encore cher nous coûter, si notre châtelain se veut rendre à ce tournoi crié! Il va partir avec sa dame et toute sa maisonnée… Toujours pour eux les amusailles, et pour nous les tailles à payer.

Mais plus d’un pensait en même temps: «Si le seigneur, des fois, voulait emmener mon aîné comme goujat d’écurie, il y aurait sûrement une bonne bourse à gagner, et peut-être quelque emploi d’avenir… J’en parlerai au chanoine pour qu’il recommande mon Gaston.»

Pour six semaines, le tournoi allait être la grande affaire et l’unique préoccupation des châteaux. Les adolescents rêvaient d’étonner le monde de leurs premiers exploits.

Tu es trop jeune encore; une autre année. Les occasions ne manqueront pas, répondaient les parents.

Mais le fils de nos voisins de Chambray, qui a mon âge, va bien s’y rendre, lui!

Si le sire de Chambray a raison perdue, ou des deniers à perdre, cela le regarde.

Les vieillards rabâchaient leurs souvenirs. À les entendre, on eût cru qu’en leur temps les hommes étaient plus forts, les armes plus lourdes, les chevaux plus rapides:

Au tournoi de Kenilworth, que donna le Lord Mortimer de Chirk, l’oncle à celui qu’on pendit à Londres cet hiver…

Au tournoi de Condé-sur-Escaut, chez Monseigneur Jean d’Avesnes, le père au comte de Hainaut l’actuel…

On empruntait sur la moisson prochaine, sur les coupes de bois; on portait sa vaisselle d’argent chez les plus proches Lombards afin de la transformer en plumes pour le heaume du seigneur, en étoffes de cendal ou de camocas pour les robes de madame, en caparaçons pour les chevaux.

Les hypocrites feignaient de se plaindre:

Ah! que de dépenses, que de soucis; alors qu’il ferait si bon à demeurer chez soi! Mais nous ne pouvons nous dispenser de paraître à ce tournoi, pour l’honneur de notre maison… Si le roi notre Sire a envoyé ses hérauts à la porte de notre manoir, nous le fâcherions en n’y allant pas.

Partout on tirait l’aiguille, on battait le fer, on cousait le tissu de mailles sur le cuir des haubergeons, on entraînait les chevaux et s’entraînait soi-même dans les vergers dont les oiseaux s’enfuyaient, effrayés par ces charges, ces chocs de lances et grands cliquetis d’épées. Les petits barons mettaient trois heures à essayer leur cervelière.

Pour se faire la main, les châtelains organisaient des tournois locaux où les hommes d’âge, fronçant le sourcil, gonflant les joues, jugeaient des coups en regardant leurs cadets s’éborgner. Après quoi l’on s’attablait pour dîner longuement, bâfrant, buvant et discutant.

Ces jeux guerriers, de baronnie à baronnie, finissaient par être aussi coûteux que de vraies campagnes.

Enfin on se mettait en route; le grand-père avait décidé à la dernière minute d’être du voyage, et le fils de quatorze ans avait eu gain de cause; il servirait de petit écuyer. Les destriers d’armes, qu’il ne fallait point fatiguer, étaient conduits en main; les coffres aux robes et aux cuirasses étaient chargés sur des mulets. Les goujats de service traînaient les pieds dans la poussière. On logeait aux hôtelleries des couvents ou bien chez quelque parent dont le manoir se trouvait sur le chemin, et qui lui-même se rendait au tournoi. Un lourd souper encore, copieusement arrosé, et à l’aube crevant on repartait tous ensemble.

Ainsi, de halte en halte, les troupes grossissaient, jusqu’à la rencontre, en formidable appareil, du sire comte dont on était vassal. On lui baisait la main; quelques banalités s’échangeaient qui seraient longuement commentées. Les dames faisaient sortir des coffres une de leurs robes nouvelles et l’on s’agrégeait à la suite du comte, déjà longue d’une demi-lieue et toutes bannières flottantes sous le soleil de début d’été.

De fausses armées, équipées de lances épointées, d’épées sans tranchant et de masses sans poids, franchissaient alors la Seine, l’Eure, la Risle, ou montaient de la Loire, pour se rendre à une fausse guerre où rien n’était sérieux sinon les vanités.

Dès huit jours avant le tournoi, il ne restait plus chambre ou soupente à louer en toute la ville d’Évreux. Le roi de France tenait sa cour dans la plus grande abbaye, et le roi de Bohême, en l’honneur duquel les fêtes étaient données, logeait chez le comte d’Évreux, roi de Navarre.

Singulier prince que ce Jean de Luxembourg, roi de Bohême, parfaitement impécunieux, couvert de plus de dettes que de terres, qui vivait aux crochets du Trésor de France mais n’eût pas imaginé de paraître en moins grand équipage que l’hôte dont il tirait ses ressources! Luxembourg avait près de quarante ans, et en paraissait trente; on le reconnaissait à sa belle barbe châtaine, soyeuse et déployée, à sa tête rieuse et altière, à ses mains avenantes, toujours tendues. C’était un prodige de vivacité, de force, d’audace, de gaieté, de bêtise aussi. D’une stature voisine de celle de Philippe VI, il était vraiment magnifique et offrait en tous points la figure d’un roi telle que l’imagination populaire pouvait se la représenter. Il savait se faire aimer de tous, des princes comme du peuple, universellement; il était même parvenu à être l’ami à la fois du pape Jean XXII et de l’empereur Louis de Bavière, ces deux adversaires irréductibles. Merveilleuse réussite pour un imbécile, car, chacun là-dessus s’accordait également: Jean de Luxembourg était aussi stupide qu’il était séduisant.

La bêtise n’interdit pas l’entreprise, au contraire; elle en masque les obstacles et fait apparaître facile ce qui, à toute tête un peu raisonnante, semblerait désespéré. Jean de Luxembourg, délaissant la petite Bohême où il s’ennuyait, s’était engagé, en Italie, dans de démentes aventures. «Les luttes entre Gibelins et Guelfes ruinent ce pays, avait-il pensé comme s’il faisait là grande découverte. L’Empereur et le pape se disputent des républiques dont les habitants ne cessent de s’entretuer. Eh bien! puisque je suis ami d’un parti et de l’autre, qu’on me remette ces États, et j’y ferai régner la paix!» Le plus étonnant était qu’il y fût presque parvenu. Pendant quelques mois il avait été l’idole de l’Italie, mis à part les Florentins, gens difficiles à berner, et le roi Robert de Naples que ce gêneur commençait à inquiéter.

En avril, Jean de Luxembourg avait tenu une conférence secrète avec le cardinal légat Bertrand du Pouget, parent du pape et même, chuchotait-on, son fils naturel, conférence par laquelle les Bohémiens considéraient avoir réglé d’un coup, et le sort de Florence, et le retrait de Rimini aux Malatesta, et l’établissement d’une principauté indépendante dont Bologne serait la capitale. Or, sans qu’il sût comment, sans qu’il comprît pourquoi, alors que ses affaires semblaient si bien avancées qu’il songeait même à remplacer son intime ami, Louis de Bavière, au trône impérial, voilà que soudain Jean de Luxembourg avait vu se dresser contre lui deux coalitions formidables, où Guelfes et Gibelins, pour une rare fois, faisaient alliance, où Florence était d’accord avec Rome, où le roi de Naples, soutien du pape, attaquait au sud, tandis que l’Empereur, ennemi du pape, attaquait au nord, et où les deux ducs d’Autriche, le margrave de Brandebourg, le roi de Pologne, le roi de Hongrie, venaient à la rescousse. Il y avait là de quoi surprendre un prince si aimé, et qui voulait donner la paix aux Italiens!

Laissant seulement huit cents chevaux à son fils Charles pour maîtriser toute la Lombardie, Jean de Luxembourg, la barbe au vent, avait couru de Parme jusqu’en Bohême où les Autrichiens pénétraient. Il était tombé dans les bras de Louis de Bavière et, à force de grands baisers sur les joues, avait dissipé l’absurde malentendu. La couronne impériale? Mais il n’y avait songé que pour faire plaisir au pape!

À présent il arrivait chez Philippe de Valois pour le prier d’intervenir auprès du roi de Naples, et lui soutirer également de nouveaux subsides afin de poursuivre son projet de royaume pacifique.

Philippe VI pouvait-il faire moins, envers cet hôte chevaleresque, que d’offrir un tournoi en son honneur?

Ainsi dans la plaine d’Évreux, sur les bords de l’Iton, le roi de France et le roi de Bohême, amis fraternels, allaient se livrer fausse bataille… avec plus de monde sous les armes que n’en avait le fils de ce même roi de Bohême pour s’opposer à l’Italie entière.

Les lices, c’est-à-dire l’enclos du tournoi, étaient tracées dans une vaste prairie plate où elles formaient un rectangle de trois cents pieds sur deux cents, fermé par deux palissades, la première à claire-voie et faite de poteaux terminés en pointe, la seconde, à l’intérieur, un peu plus basse et bordée d’une épaisse main courante. Entre les deux palissades se tenaient, pendant les épreuves, les valets d’armes des tournoyeurs.

Du côté de l’ombre avaient été bâtis les échafauds, trois grandes tribunes couvertes de toile et décorées de bannières: celle du milieu pour les juges, et les deux autres pour les dames.

Tout autour, dans la plaine, se pressaient les pavillons des valets et palefreniers; c’était là qu’on venait admirer, en se promenant, les montures de tournoi; sur chaque pavillon flottaient les armes de son propriétaire.

Les quatre premiers jours de la rencontre furent consacrés aux joutes individuelles, aux défis que se lançaient deux à deux les seigneurs présents. Certains voulaient leur revanche d’une défaite essuyée dans une précédente rencontre; d’autres, qui ne s’étaient jamais encore mesurés, souhaitaient s’éprouver; ou bien l’on poussait deux jouteurs fameux à s’affronter.

Les tribunes s’emplissaient plus ou moins, selon la qualité des adversaires. Deux jeunes écuyers avaient-ils pu, en faisant démarches, obtenir les lices pour une demi-heure de grand matin? Les échafauds alors n’étaient que maigrement garnis de quelques amis ou parents. Mais qu’on annonçât une rencontre entre le roi de Bohême et messire Jean de Hainaut, arrivé tout exprès de la Hollande avec vingt chevaliers, les tribunes menaçaient de crouler. C’était alors que les dames arrachaient une manche de leur robe pour la remettre au chevalier de leur choix, fausse manche souvent, où la soie n’était cousue par-dessus la vraie manche que par quelques fils faciles à casser, ou bien vraie manche, chez certaines dames osées qui se plaisaient à découvrir un beau bras.

Il y avait toute espèce de personnes, sur les gradins; car en cette grande affluence qui faisait d’Évreux comme une foire de noblesse, on ne pouvait point trop trier. Quelques follieuses de haut vol, aussi parées que les baronnes, et plus jolies souvent et de plus fines manières, parvenaient à se glisser aux meilleures places, jouaient de l’œil et provoquaient les hommes à d’autres tournois.

Les jouteurs qui n’étaient pas en lice, sous couvert d’assister aux exploits d’un ami, venaient s’asseoir auprès des dames, et il s’amorçait là des fleuretages qu’on poursuivrait le soir, au château, entre les danses et les caroles.

Messire Jean de Hainaut et le roi de Bohême, invisibles sous leurs armures empanachées, portaient chacun à la hampe de leur lance six manches de soie, comme autant de cœurs accrochés. Il fallait qu’un des jouteurs renversât l’autre ou bien que le bois de lance se brisât. On ne devait frapper qu’à la poitrine, et l’écu était incurvé de manière à dévier les coups. Le ventre protégé par le haut arçon de la selle, la tête enfermée dans un heaume dont la ventaille était abaissée, les adversaires se lançaient l’un contre l’autre. Dans les tribunes, on hurlait, on trépignait de joie. Les deux jouteurs étaient de force égale, et l’on parlerait longtemps de la grâce avec laquelle messire de Hainaut mettait lance sur fautre,[21] et aussi de la façon qu’avait le roi de Bohême d’être droit comme flèche sur ses étriers et de tenir au choc jusqu’à ce que les deux hampes, se ployant en arcs, finissent par se rompre.

Quant au comte Robert d’Artois, venu de Conches en voisin, et qui montait d’énormes chevaux percherons, son poids le rendait redoutable. Harnais rouge, lance rouge, écharpe rouge flottant à son heaume, il avait une habileté particulière pour cueillir l’adversaire en pleine course, l’élever hors de sa selle et l’envoyer dans la poussière. Mais il était d’humeur sombre, ces temps-ci, Monseigneur d’Artois, et l’on eût dit qu’il participait à ces jeux plutôt par devoir que par plaisir.

Cependant les juges diseurs, tous choisis parmi les plus importants personnages du royaume, tels le connétable Raoul de Brienne, ou messire Miles de Noyers, s’occupaient de l’organisation du grand tournoi final.

Entre le temps passé à se harnacher et déharnacher, à paraître aux joutes, à commenter les exploits, à ménager les vanités des chevaliers qui voulaient combattre sous telle bannière et non sous telle autre, et le temps employé à table, et celui encore d’écouter ménestrels après les festins, et de danser après avoir ouï les chansons, c’était à peine si le roi de France, le roi de Bohême et leurs conseillers disposaient d’une petite heure chaque jour pour s’entretenir des affaires d’Italie qui étaient, somme toute, la raison de cette réunion. Mais on sait que les affaires les plus importantes se règlent en peu de paroles si les interlocuteurs sont en bonne humeur de s’accorder.

Comme deux vrais rois de la Table Ronde, Philippe de Valois, magnifique en ses robes brodées, et Jean de Luxembourg, non moins somptueux, s’adressaient, le hanap en main, de solennelles déclarations d’amitié. On décidait à la hâte d’une lettre au pape Jean XXII ou d’une ambassade au roi Robert de Naples.

— Ah! il faudra aussi, mon beau Sire, que nous parlions un peu de la croisade, disait Philippe VI.

Car il avait repris le projet de son père Charles de Valois et de son cousin Charles le Bel. Tout allait si bien au royaume de France, le Trésor se trouvait si convenablement fourni et la paix de l’Europe, avec l’aide du roi de Bohême, si convenablement assurée, qu’il devenait urgent d’envisager, pour l’honneur et la prospérité des nations chrétiennes, une belle et glorieuse expédition contre les Infidèles.

— Ah! Messeigneurs, on corne l’eau…

La conférence était levée; on discuterait de la croisade après le repas, ou le lendemain.

À table, on se gaussait fort du jeune roi Édouard d’Angleterre qui, trois mois auparavant, et accompagné du seul Lord Montaigu, était venu, déguisé en marchand, pour s’entretenir secrètement avec le roi de France. Oui, costumé comme un quelconque négociant lombard! Et dans quel dessein? Pour conclure un règlement de commerce au sujet des fournitures lainières à la Flandre. Un marchand, en vérité; il s’occupait des laines! Avait-on jamais vu prince se soucier de telles affaires, comme un vulgaire bourgeois des guildes ou des hanses?

— Alors, mes amis, puisqu’il le voulait, je l’ai reçu en marchant! disait Philippe de Valois charmé de son propre calembour. Sans fêtes, sans tournoi, en marchant dans les allées de la forêt d’Halatte; et je lui ai offert un petit souper maigre.[22]

Il n’avait que des idées absurdes, ce jeunot! N’était-il pas en train d’instituer dans son royaume une armée permanente de gens de pied, avec service obligatoire? Qu’espérait-il de cette piétaille alors qu’on savait bien, et la bataille du mont Cassel l’avait assez prouvé, que seule la chevalerie compte dans les combats et que le fantassin fuit dès qu’il voit paraître cuirasse?

— Il semble toutefois que l’ordre règne davantage en Angleterre depuis que Lord Mortimer a été pendu, faisait observer Miles de Noyers.

— L’ordre règne, répondait Philippe VI, parce que les barons anglais sont las, pour un temps, de s’être beaucoup battus entre eux. Dès qu’ils auront repris souffle, le pauvre Édouard verra ce qu’il pourra, avec sa piétaille! Et il avait pensé, naguère, le cher garçon, à réclamer la couronne de France… Allons, Messeigneurs, regrettez-vous de ne l’avoir pour prince, ou bien préférez-vous votre «roi trouvé»? ajoutait-il en se frappant gaillardement la poitrine.

Au sortir de chaque festin, Philippe disait à Robert d’Artois, assez bas:

— Mon frère, je veux te parler seul à seul, et de choses fort graves.

— Sire mon cousin, quand tu le souhaiteras.

— Eh bien, ce soir…

Mais le soir on dansait, et Robert ne cherchait pas à hâter un entretien dont il devinait trop aisément l’objet; depuis les aveux de la Divion, toujours tenue en prison, d’autres arrestations avaient été opérées, dont celle du notaire Tesson, et tous les témoins soumis à une contre-enquête… On avait remarqué, pendant les brèves conférences avec le roi de Bohême, que Philippe VI ne demandait guère le conseil de Robert, ce qui pouvait être interprété comme un signe de défaveur.

La veille du tournoi, le «roi d’armes»,[23] accompagné de ses hérauts et de ses sonneurs, se rendit au château, aux demeures des principaux seigneurs et sur les lices mêmes, afin de proclamer:

— «Or oyez, oyez, très hauts et puissants princes, ducs, comtes, barons, seigneurs, chevaliers et écuyers! Je vous notifie, de par Messeigneurs les juges diseurs, que chacun de vous fasse ce jour apporter son heaume sous lequel il doit tournoyer, et ses bannières aussi, en l’hôtel de Messeigneurs les juges, afin que mesdits seigneurs les juges puissent commencer à en faire le partage; et après qu’ils seront départis, les dames viendront voir et visiter pour en dire leur bon plaisir; et pour ce jour autre chose ne se fera, sinon les danses après souper.»

À l’hôtellerie des juges, les heaumes, à mesure qu’ils arrivaient présentés par les valets d’armes, étaient alignés sur des coffres dans le cloître, et répartis par camp. On eût dit les dépouilles d’une folle armée décapitée. Car pour se bien distinguer pendant la bataille, les tournoyeurs, par-dessus leur tortil ou leur couronne comtale, faisaient fixer à leur heaume les emblèmes les plus voyants ou les plus étranges: qui un aigle, qui un dragon, qui une femme nue, ou une sirène, ou une licorne dressée. De plus, de longues écharpes de soie, aux couleurs du seigneur, étaient accrochées à ces casques.

Dans l’après-midi, les dames vinrent à l’hôtellerie et, précédées des juges et des deux chefs de tournoi, c’est-à-dire les rois de France et de Bohême, furent invitées à faire le tour du cloître, tandis qu’un héraut, s’arrêtant devant chaque heaume, en nommait le possesseur.

— Messire Jean de Hainaut… Monseigneur le comte de Blois… Monseigneur d’Évreux, roi de Navarre…

Certains des heaumes étaient peints, de même que les épées et les hampes des lances, d’où les surnoms de leurs propriétaires: le Chevalier aux armes blanches, le Chevalier aux armes noires.

— Messire le maréchal Robert Bertrand, le chevalier au Vert Lion…

Venait ensuite un heaume rouge monumental, et que sommait une tour d’or:

— Monseigneur Robert d’Artois, comte de Beaumont-le-Roger…

La reine qui, au premier rang des dames, avançait de son pas inégal, fit le geste d’étendre la main. Philippe VI l’arrêta en lui relevant le poignet, et, feignant de l’aider à marcher, lui dit à mi-voix:

— Ma mie, je vous le défends bien!

La reine Jeanne eut un sourire méchant.

— C’eût été pourtant bonne occasion, murmura-t-elle à sa voisine et belle-sœur, la jeune duchesse du Bourgogne.

Car, selon les règles du tournoi, si une dame touchait un des heaumes, le chevalier auquel ce heaume appartenait se trouvait «recommandé», c’est-à-dire qu’il n’avait plus le droit de participer à la rencontre. Les autres chevaliers s’assemblaient pour le battre à coups de hampes, à son entrée en lice; son cheval était donné aux sonneurs de trompettes; lui-même juché de force sur la main courante qui entourait les lices et obligé d’y demeurer, à califourchon, ridiculement, pendant tout le temps du tournoi. On infligeait tel traitement d’infamie à celui qui avait médit d’une dame, ou forfait d’autre manière à l’honneur, soit en prêtant argent à usure, soit pour «parole faussée».

Le mouvement de la reine n’avait pas échappé à Madame de Beaumont, qu’on vit pâlir. Elle s’approcha du roi son frère et lui adressa des reproches.

— Ma sœur, lui répondit Philippe VI avec une expression sévère, remerciez-moi plutôt que de vous plaindre.

Le soir, pendant les danses, chacun était au courant de l’incident. La reine avait fait mine de «recommander» Robert d’Artois. Celui-ci montrait son visage des très mauvais jours. Pour les caroles, il refusa ostensiblement la main à la duchesse de Bourgogne, et alla se planter devant la reine Jeanne, laquelle ne dansait jamais à cause de son infirmité; il resta là un long instant, le bras arrondi comme s’il l’invitait, ce qui était méchant affront de revanche. Les épouses cherchaient des yeux leurs maris; les violes et les harpes se faisaient entendre dans un silence angoissé. Il eût suffi du plus léger éclat pour que le tournoi fût avancé d’une nuit et que la mêlée commençât aussitôt, dans la salle de bal.

L’entrée du roi d’armes, escorté de ses hérauts, et qui venait pour une nouvelle proclamation, produisit une utile diversion.

— «Or, oyez, hauts et puissants princes, seigneurs, barons, chevaliers et écuyers qui êtes au tournoi parties! Je vous fais assavoir de par Messeigneurs les juges diseurs que chacun de vous soit demain dedans les rangs à l’heure de midi, en armes et prêt pour tournoyer, car à une heure après midi les juges feront couper les cordes pour commencer le tournoi, auquel il y aura de riches dons par les dames donnés. Outre plus, je vous avise que nul d’entre vous ne doit amener dedans les rangs valets à cheval pour vous servir outre la quantité, à savoir: quatre valets pour princes, trois pour comtes, deux pour chevaliers et un pour écuyers, et des valets de pied chacun à son plaisir, comme ainsi en ont ordonné les juges. Outre plus, s’il plaît à vous tous, vous lèverez la main dextre en haut vers les saints, et tous ensemble promettrez que nul d’entre vous audit tournoi ne frappera à son escient d’estoc, ni non plus de la ceinture jusque plus bas; et d’autre part, si, par cas d’aventure, le heaume choit de la tête à aucun d’entre vous, nul autre ne le touchera tant que son heaume ne sera remis et lacé; et vous vous soumettrez, si vous en faites autrement, à perdre armure et destrier, et à être criés bannis du tournoi les autres fois. Et ainsi vous jurez et promettez par la foi, sur votre honneur.»

Tous les tournoyeurs présents levèrent la main et crièrent:

— Oui, oui, nous le jurons!

— Prenez bien garde, demain, dit le duc de Bourgogne à ses chevaliers, car notre cousin d’Artois pourrait se montrer mauvais et ne pas respecter toutes les semonces.

Et puis l’on se remit à danser.

VIII HONNEUR DE PAIR, HONNEUR DE ROI

Chaque tournoyeur se trouvait dans le pavillon de drap brodé où flottait sa bannière et s’y faisait équiper. D’abord les chausses de mailles auxquelles on fixait les éperons; puis les plaques de fer qui couvraient les jambes et les bras; ensuite le haubert de cuir épais par-dessus lequel on revêtait l’armure de corps, sorte de tonnelet de fer, articulé ou bien d’une seule pièce, selon les préférences. Venaient ensuite la cervelière de cuir pour protéger des chocs du heaume, et le heaume lui-même, empanaché ou surmonté d’emblèmes, et qui se laçait au col du haubert par des lanières de cuir. Par-dessus l’armure, on passait la cotte de soie, de couleur éclatante, longue, flottante, avec d’immenses manches festonnées qui pendaient aux épaules, et des armoiries brodées sur la poitrine. Enfin le chevalier recevait l’épée, au tranchant émoussé, et l’écu, large ou rondache.

Dehors le destrier attendait, couvert d’une housse armoriée, mâchant son mors à longues branches, et le frontal protégé d’une plaque de fer sur laquelle était fixé, comme sur le heaume du maître, un aigle, un dragon, un lion, une tour ou un bouquet de plumes. Des valets d’armes tenaient les trois lances épointées dont chaque tournoyeur disposait, ainsi qu’une masse assez légère pour n’être pas meurtrière.

Les gens de noblesse se promenaient entre les pavillons, venaient assister au harnachement des champions, adressaient aux amis les derniers encouragements.

Le petit prince Jean, fils aîné du roi, contemplait avec admiration ces préparatifs, et Jean le Fol, qui l’accompagnait, faisait des grimaces sous son bonnet à marotte.

La foule populaire, nombreuse, était tenue à distance par une compagnie d’archers; elle verrait surtout de la poussière, car, depuis quatre jours que les jouteurs piétinaient les lices, l’herbe était morte et le sol, bien qu’arrosé, se transformait en poudre.

Avant même que d’être à cheval, les tournoyeurs ruisselaient sous leur harnois dont les plaques de fer chauffaient au grand soleil de juillet. Ils perdraient bien quatre livres dans la journée.

Les hérauts passaient en criant:

— Lacez heaumes, lacez heaumes, seigneurs chevaliers, et hissez bannières, pour convoyer la bannière du chef!

Les échafauds s’étaient emplis et les juges diseurs, parmi lesquels le connétable, messire Miles de Noyers et le duc de Bourbon, se trouvaient à leurs places dans la tribune centrale.

Les trompes retentirent; les tournoyeurs, aidés par leurs valets, montèrent pesamment à cheval et se rendirent, qui devant la tente du roi de France, qui devant la tente du roi de Bohême, pour se former en cortège, deux par deux, chaque chevalier suivi de son porte-bannière, jusqu’aux lices, où ils firent leur entrée.

Des cordes séparaient l’enclos par moitié, dans le sens de la largeur. Les deux partis se rangèrent face à face. Après de nouvelles sonneries de trompettes, le roi d’armes s’avança pour répéter une dernière fois les conditions du tournoi.

Enfin il cria:

— Coupez cordes, hurlez bataille, quand vous voudrez!

Le duc de Bourbon n’entendait jamais ce cri sans un certain malaise, car c’était celui qu’autrefois poussait son père, Robert de Clermont, le sixième fils de Saint Louis, dans les crises de démence qui le saisissaient soudain au milieu d’un repas ou d’un conseil royal. Le duc lui-même préférait être juge plutôt que combattant.

Les hommes préposés avaient levé leurs haches; les cordes se rompirent. Les porte-bannières quittèrent les rangs; les valets à cheval, armés de tronçons de lance qui n’avaient pas plus de trois pieds, s’alignèrent contre la main courante, prêts à se porter au secours de leurs maîtres. Puis la terre trembla sous les sabots de deux cents chevaux lancés au galop les uns contre les autres; et la mêlée s’engagea.

Les dames, debout dans les tribunes, criaient en suivant des yeux le heaume de leur chevalier préféré. Les juges étaient attentifs à distinguer les coups échangés afin de désigner les vainqueurs. Le choc des lances, des étriers, des armures, de toute cette ferraille, produisait un vacarme infernal. La poussière faisait écran au soleil.

Dès le premier affrontement, quatre chevaliers furent jetés à bas de leur destrier et vingt autres eurent leur lance rompue. Les valets, répondant aux appels qui sortaient par la ventaille des heaumes, coururent porter des lances neuves aux tournoyeurs désarmés et relever les désarçonnés qui gigotaient comme des crabes retournés. L’un d’eux avait la jambe brisée et quatre hommes durent l’emporter.

Miles de Noyers était maussade et, bien que juge diseur, ne s’intéressait qu’assez vaguement au spectacle. En vérité, on lui faisait perdre son temps. Il avait à présider aux travaux de la Chambre des Comptes, contrôler les arrêts du Parlement, veiller à l’administration générale du royaume. Et pour complaire au roi, il lui fallait se tenir là, à regarder des hurleurs casser des lances de frêne! Il cachait peu ses sentiments.

— Tous ces tournois coûtent trop cher; ce sont profusions inutiles, et que le peuple blâme, disait-il à ses voisins. Le roi n’entend pas ses sujets parler dans les bourgs et les campagnes. Lorsqu’il passe, il ne voit que gens courbés à lui baiser les pieds; mais moi, je sais bien ce que me rapportent les baillis et les prévôts. Vaines dépenses d’orgueil et de futilité! Et pendant ce temps rien ne se fait; les ordonnances demeurent à signer pendant deux semaines; on ne tient conseil que pour décider qui sera roi d’armes ou chevalier d’honneur. La grandeur d’un royaume ne se mesure pas à ces simulacres de chevalerie. Le roi Philippe le Bel le savait bien, qui, d’accord avec le pape Clément, avait fait interdire les tournois.

Le connétable Raoul de Brienne, la main en visière pour observer la mêlée, répondit:

— Certes, vous ne parlez point à tort, messire, mais vous négligez cet aspect du tournoi qu’il est un bon entraînement à la guerre.

— Quelle guerre? dit Miles de Noyers. Croyez-vous donc qu’on s’en ira en guerre avec ces gâteaux de noces sur la tête et ces manches festonnées qui pendent de deux aunes? Les joutes, oui, je vous le concède, entretiennent l’habileté au combat; mais le tournoi, depuis qu’il ne se fait plus en armure de guerre et que le chevalier ne porte plus le poids véritable, a perdu tout sens. Il est même funeste, car nos jeunes écuyers qui n’ont jamais servi à l’ost croiront qu’à l’ennemi les choses se passent de pareille façon, et qu’on attaque seulement quand on crie «coupez cordes!».

Miles de Noyers pouvait parler avec autorité, car il avait été maréchal à l’armée, du temps que son parent Gaucher de Châtillon débutait en la charge de connétable et que Brienne s’exerçait encore à la quintaine.

— Il est bon également que nos seigneurs apprennent à se connaître pour la croisade, dit le duc de Bourbon d’un air entendu.

Miles de Noyers haussa les épaules. Cela convenait bien au duc, ce couard légendaire, de prôner la croisade!

Messire Miles était las de veiller aux affaires de la France sous un souverain que tous s’accordaient à juger admirable et que lui, par longue expérience du pouvoir, tenait pour peu capable. Une certaine fatigue survient à poursuivre des efforts dans une voie que personne n’approuve, et Miles, qui avait commencé sa carrière à la cour de Bourgogne, se demandait s’il n’allait pas bientôt y retourner. Mieux valait administrer sagement un duché que follement un royaume; or le duc Eudes, la veille, lui avait fait une invite en ce sens. Il chercha du regard le duc dans la mêlée et vit qu’il gisait au sol, renversé par Robert d’Artois. Alors Miles de Noyers reprit intérêt au tournoi.

Tandis que le duc Eudes était replacé debout par ses valets, Robert descendait de cheval et offrait à son adversaire le combat à pied. Masse et épée en main, les deux tours de fer s’avancèrent l’une vers l’autre, d’un pas un peu titubant, pour s’accabler de coups. Miles surveillait Robert d’Artois, prêt à le disqualifier au premier manquement. Mais Robert observait les règles, n’attaquait pas plus bas que la ceinture, ne frappait que de taille. De sa masse d’armes, il martelait le heaume du duc de Bourgogne, écrasant le dragon qui le surmontait. Et bien que la masse ne pesât qu’une livre, l’autre devait en avoir le crâne rudement ébranlé, car il commençait à mal se défendre et son épée battait l’air plus qu’elle ne touchait Robert. En voulant esquiver, Eudes de Bourgogne perdit l’équilibre; Robert lui posa un pied sur la poitrine et la pointe de son épée au laçage du heaume; le duc cria merci. Il s’était rendu et devait quitter le combat. Robert se fit remonter en selle et passa au galop, fièrement, devant les tribunes. Une dame enthousiaste arracha sa manche que Robert cueillit, du bout de la lance.

— Monseigneur Robert devrait ces jours-ci montrer moins de superbe, dit Miles de Noyers.

— Bah! dit Raoul de Brienne, le roi le protège.

— Jusques à quand? répliqua Miles de Noyers. Madame Mahaut semble avoir trépassé un peu vite, et Madame Jeanne la Veuve également. Et puis, il y a cette Béatrice d’Hirson, leur dame de parage, qui a disparu, et que sa famille vainement recherche… Le duc de Bourgogne agira sagement en faisant goûter ses plats.

— Vous avez bien changé de sentiment à l’égard de Robert. L’autre année, vous lui paraissiez tout acquis.

— C’est que, l’autre année, je n’avais pas encore à instruire son affaire dont je viens de diriger la seconde enquête…

— Ah! voici messire de Hainaut qui attaque, dit le connétable.

Jean de Hainaut, qui secondait le roi de Bohême, se dépensait follement; il n’était pas de seigneur important, dans le parti du roi de France, qu’il ne fût venu défier; dès à présent on savait qu’il recevrait le trophée du vainqueur.

Le tournoi dura une pleine heure au bout de laquelle les juges firent sonner à nouveau les trompettes, ouvrir les barrières et disjoindre les rangs. Une dizaine de chevaliers et écuyers d’Artois, néanmoins, semblaient n’avoir pas entendu le signal et assommaient avec entrain quatre seigneurs bourguignons dans un coin des lices. Robert n’était pas parmi eux, mais certainement avait inspiré quelques-uns de ses partisans; la bagarre risquait de tourner au massacre. Le roi Philippe VI fut obligé de se faire déheaumer et, tête nue pour être reconnu, il alla, à l’admiration de tous, séparer les acharnés.

Précédées des hérauts et des sonneurs, les deux troupes se reformèrent en cortège pour sortir de l’arène. Ce n’était plus qu’armures faussées, cottes en lambeaux, peintures écaillées, chevaux boiteux sous des housses déchirées. La rencontre se soldait par un mort et quelques estropiés à vie. Outre messire Jean de Hainaut, auquel irait le prix offert par la reine, tous les tournoyeurs recevraient en souvenir un présent, hanap de vermeil, coupe ou écuelle d’argent.

Dans leurs pavillons aux portières relevées, les seigneurs se déharnachaient, montrant des visages bouillis, des mains écorchées à la jointure des gantelets, des jambes tuméfiées. En même temps on échangeait des commentaires.

— Mon heaume s’est faussé au tout début. C’est cela qui m’a gêné…

— Si le sire de Courgent ne s’était pas jeté à votre rescousse, vous auriez vu, l’ami!

— Le duc Eudes n’a pas su tenir longtemps devant Monseigneur Robert!

— Ah! Brécy s’est bien comporté, je le reconnais!

Rires, courroux, halètements de fatigue; les tournoyeurs se dirigeaient vers les étuves, installées dans une grange voisine, et entraient aux baquets préparés, les princes d’abord, puis les barons, puis les chevaliers, et les écuyers en dernier. Il existait entre eux cette familiarité, amicale et solide, que créent les compétitions physiques; mais on devinait aussi quelques rancunes tenaces.

Philippe VI et Robert d’Artois trempaient dans deux cuves jumelles.

— Beau tournoi, beau tournoi, disait Philippe. Ah! mon frère, il faut que je te parle.

— Sire, mon frère, je suis tout à t’entendre.

La démarche qu’il avait à faire coûtait visiblement à Philippe. Mais pour parler cœur à cœur avec son cousin, son beau-frère, son ami de jeunesse et de toujours, quel meilleur moment pouvait-il trouver que celui-ci, où ils venaient de tournoyer ensemble, et où les cris qui emplissaient la grange, les grandes claques que les chevaliers s’appliquaient sur les épaules, les clapotis d’eau, la buée qui s’élevait des cuves, isolaient parfaitement leur entretien?

— Robert, ton procès est mauvais parce que tes lettres sont fausses.

Robert dressa au-dessus du baquet ses cheveux rouges, ses joues rouges.

— Non, mon frère, elles sont vraies!

Le roi prit un visage désolé.

— Robert, je t’en conjure, ne t’obstine pas en si mauvaise voie. J’ai fait pour toi le plus que j’ai pu, et contre l’avis de beaucoup, tant ma famille que dans mon Conseil. Je n’ai accepté de remettre l’Artois à la duchesse de Bourgogne que sous réserve de tes droits. J’ai imposé pour gouverner Ferry de Picquigny, un homme à toi dévoué. J’ai offert à la duchesse que l’Artois lui soit racheté pour t’être remis…

— Il n’était pas besoin de lui racheter l’Artois, puisqu’il est à moi!

Devant tant d’obstination butée, Philippe VI eut un geste d’irritation. Il cria à son chambrier:

— Trousseau! Un peu plus d’eau fraîche, je te prie.

Puis il poursuivit:

— Ce sont les communes d’Artois qui n’ont pas voulu payer le prix pour changer de maître; qu’y puis-je?… L’ordonnance d’ouvrir ton procès attend depuis un mois. Depuis un mois je refuse de la signer parce que je ne veux pas que mon frère soit confronté à de basses gens qui vont le souiller d’une boue dont je ne suis pas sûr qu’il se puisse laver. Chaque homme est faillible; nul d’entre nous n’a commis que de louables choses. Tes témoins ont été payés ou menacés; ton notaire a parlé; les faussaires sont écroués, et leurs aveux recueillis d’avoir écrit tes lettres.

— Elles sont vraies, répéta Robert.

Philippe VI soupira. Que d’efforts faut-il faire pour sauver un homme malgré lui!

— Je ne dis pas, Robert, que tu en sois vraiment coupable. Je ne dis pas, comme on le prétend, que tu aies mis la main à ces lettres. On te les a apportées, tu les as crues bonnes, tu as été trompé…

Robert, dans son baquet, contractait les mâchoires.

— Peut-être même, continua Philippe, est-ce ma propre sœur, ton épouse, qui t’a abusé. Les femmes ont de ces faussetés, parfois, croyant nous servir! Fausseté est leur nature. Vois la mienne, qui n’a pas répugné à dérober mon sceau.

— Oui, les femmes sont fausses, dit Robert avec colère. Tout cela est manège de femmes monté entre ton épouse et sa belle-sœur de Bourgogne. Je ne connais point les viles gens dont on m’oppose les aveux extorqués!

— Je veux également tenir pour calomnie, reprit plus bas Philippe, ce qu’on dit de la mort de ta tante…

— Elle avait dîné chez toi!

— Mais sa fille n’y avait pas dîné, quand elle trépassa en deux jours.

— Je n’étais pas le seul ennemi qu’elles se fussent acquis en leur mauvaise vie, répondit Robert d’un ton de feinte indifférence.

Il sortit de la cuve et réclama des toiles pour se sécher. Philippe en fit autant. Ils étaient l’un devant l’autre, nus, la peau rosé, et fortement velus. Leurs serviteurs attendaient à quelques pas, avec les vêtements d’apparat sur les bras.

— Robert, j’attends ta réponse, dit le roi.

— Quelle réponse?

— Que tu renonces à l’Artois, pour que je puisse éteindre l’affaire…

— Et pour que tu puisses aussi reprendre la parole que tu m’avais donnée avant d’être roi. Sire, mon frère, aurais-tu donc oublié qui t’a porté au trône, qui t’a rallié les pairs, qui t’a gagné ton sceptre?

Philippe de Valois prit Robert par les poignets et, le regardant droit dans les yeux:

— Si j’avais oublié, Robert, crois-tu que je te parlerais en ce moment comme je le fais?… Pour la dernière fois, renonce.

— Jamais, répondit le géant en secouant la tête.

— C’est au roi que tu refuses?

— Oui, Sire, au roi que j’ai fait. Philippe desserra les doigts.

— Alors, si tu ne veux point sauver ton honneur de pair, dit-il, moi je veillerai à sauver mon honneur de roi!

IX LES TOLOMEI

— Faites-moi pardon, Monseigneur, de ne pouvoir me lever pour vous mieux accueillir, dit Spinello Tolomei, d’une voix haletante, à l’entrée de Robert d’Artois.

Le vieux banquier était allongé sur un lit dressé dans son cabinet de travail; une couverture légère laissait deviner la forme de son gros ventre et de sa poitrine amenuisée. Une barbe de huit jours semblait, sur ses joues effondrées, comme un dépôt de sel, et sa bouche bleuie cherchait l’air. Mais de la fenêtre, donnant sur la rue des Lombards, ne venait aucune fraîcheur. Paris cuisait, sous le soleil d’un après-midi d’août.

Il ne restait plus beaucoup de vie dans le corps de messer Tolomei, plus beaucoup de vie dans le regard de son seul œil ouvert qui n’exprimait rien qu’un mépris fatigué, comme si quatre-vingts ans d’existence avaient été un bien inutile effort.

Autour du lit se tenaient quatre hommes au teint basané, aux lèvres minces, aux yeux luisants comme des olives noires, et tous vêtus également de robes sombres.

— Mes cousins Tolomeo Tolomei, Andréa Tolomei, Giaccomo Tolomei… dit le moribond en les désignant. Et puis vous connaissez mon neveu, Guccio Baglioni…

À trente-cinq ans, les tempes de Guccio étaient déjà blanches.

— Ils sont tous venus de Sienne pour me voir mourir… et aussi pour d’autres choses, ajouta lentement le vieux banquier.

Robert d’Artois, en chausses de voyage, le buste un peu penché sur le siège qu’on lui avait avancé, regardait le vieillard avec cette fausse attention des gens qu’obsédé un très grave souci.

— Monseigneur d’Artois est un ami, j’ose le dire, reprit Tolomei à l’adresse de ses parents. Tout ce qu’on pourra faire pour lui doit être fait; il nous a sauvés, souvent, et il n’a pas dépendu de lui cette fois…

Comme les cousins siennois n’entendaient guère le français, Guccio leur traduisit, rapidement, les paroles de l’oncle; les cousins hochèrent, d’un même mouvement, leurs faces sombres.

— Mais, si c’est d’argent que vous avez nécessité, Monseigneur, hélas, hélas, et malgré tout mon dévouement pour vous, nous ne pouvons rien. Vous savez trop pourquoi…

On sentait que Spinello Tolomei économisait ses forces. Il n’avait pas besoin de s’étendre longuement. À quoi bon commenter la situation dramatique où se débattaient, depuis quelques mois, les banquiers italiens?

En janvier, le roi avait rendu une ordonnance par laquelle tous les Lombards se voyaient menacés d’expulsion. Ce n’était pas là chose nouvelle; chaque règne, en ses moments difficiles, brandissait la même menace et raflait aux Lombards une part de leur fortune en les obligeant à racheter leur droit de séjour. Pour compenser la perte, les banquiers augmentaient pendant un an le taux d’usure. Mais l’ordonnance cette fois s’accompagnait d’une plus grave mesure. Toutes les créances que les Italiens détenaient sur des seigneurs français se trouvaient, de par la volonté royale, annulées; et il était interdit aux débiteurs de s’acquitter, si même ils en avaient le vouloir ou la possibilité. Des sergents royaux, montant la garde aux portes des comptoirs, faisaient rebrousser chemin aux honnêtes clients qui venaient rembourser. Les banquiers italiens en auraient pleuré!

— Et cela parce que la noblesse s’est trop endettée pour ces folles fêtes, pour tous ces tournois où elle veut briller devant le roi! Même sous Philippe le Bel nous ne fûmes pas traités de telle façon.

— J’ai plaidé pour vous, dit Robert.

— Je sais, je sais, Monseigneur. Vous avez toujours défendu nos compagnies. Mais voilà, vous n’êtes guère mieux en grâce que nous, à présent… Nous pouvions croire que les choses s’arrangeraient comme les autres fois. Mais avec la mort de Macci dei Macci, le dernier coup nous a été porté!

Le vieil homme tourna son regard vers la fenêtre, et se tut.

Macci dei Macci, l’un des plus grands financiers italiens en France, auquel Philippe VI depuis le début de son règne avait confié, sur le conseil de Robert, l’administration du Trésor, venait d’être pendu la semaine précédente après jugement sommaire.

Guccio Baglioni, la voix chargée de colère contenue, dit alors:

— Un homme qui avait mis tout son labeur, toute son astuce au service de ce royaume. Il se sentait plus français que s’il était né sur la Seine! S’est-il enrichi en son office davantage que ceux qui l’ont fait pendre? C’est toujours sur les Italiens qu’on frappe parce qu’ils n’ont pas moyens de se défendre!

Les cousins siennois captaient ce qu’ils pouvaient du discours; au nom de Macci dei Macci, leurs sourcils étaient remontés jusqu’au milieu du front, et, les paupières fermées, ils avaient émis une même lamentation de gorge.

— Tolomei, dit Robert d’Artois, je ne viens pas vous emprunter de l’argent, mais vous prier de m’en prendre.

Si affaibli qu’il fût, messer Tolomei releva légèrement le torse, tant l’annonce était surprenante.

— Oui, reprit Robert, je voudrais vous remettre tout mon trésor de monnaie contre des lettres de change. Je pars. Je quitte le royaume.

— Vous, Monseigneur? Votre procès va-t-il si mal? Le jugement a-t-il été rendu contre vous?

— Il va l’être dans quatre semaines. Sais-tu, banquier, comment me traite ce roi dont j’ai épousé la sœur et qui jamais, sans moi, n’eût été roi? Il a envoyé son bailli de Gisors corner à la porte de tous mes châteaux, à Conches, à Beaumont, à Orbec, qu’il m’ajournait pour la Saint-Michel devant son lit de justice. Feinte justice où l’arrêt contre moi est déjà rendu. Philippe a mis tous ses chiens à mes trousses: Sainte-Maure, son mauvais chancelier, Forget, son trésorier voleur, Mathieu de Trye, son maréchal, et Miles de Noyers pour leur faire la voie. Les mêmes qui se sont alliés contre vous, les mêmes qui ont pendu votre ami Mâche des Mâche! C’est la mâle reine, c’est la boiteuse qui a gagné, c’est la Bourgogne qui l’emporte, et la vilenie. Ils ont jeté en geôle mes notaires, mon aumônier, et tourmenté mes témoins pour les obliger à se renier. Eh bien! qu’ils me jugent; je ne serai pas là. Ils m’ont volé l’Artois, qu’ils me honnissent à loisir! Ce royaume ne m’est plus rien, et son roi est mon ennemi; je m’en vais hors des frontières pour lui faire tout le mal que je pourrai! Demain je suis à Conches pour envoyer mes chevaux, ma vaisselle, mes joyaux et mes armes vers Bordeaux, et les mettre sur un vaisseau d’Angleterre! Ils veulent saisir et mon corps et mes biens; ils ne me prendront pas!

— Est-ce en Angleterre que vous allez, Monseigneur? demanda Tolomei.

— Je demande d’abord refuge à ma sœur, la comtesse de Namur.

— Votre épouse part-elle avec vous?

— Mon épouse me rejoindra plus tard. Alors voilà, banquier: mon trésor de monnaie contre lettres de change sur vos comptoirs de Hollande et d’Angleterre. Et gardez pour vous deux livres sur vingt.

Tolomei déplaça un peu sa tête sur l’oreiller, et entama avec son neveu et ses cousins une conversation en italien dans laquelle Robert ne saisissait que des bribes. Il captait mots de débitorimborsodeposito… En acceptant l’argent d’un seigneur français, la compagnie des Tolomei ne contrevenait-elle pas à l’ordonnance? Non, puisqu’il ne s’agissait pas d’un règlement de dettes, mais d’un deposito

Puis Tolomei tourna de nouveau vers Robert d’Artois son visage de sel et ses lèvres bleuies.

— Nous aussi, Monseigneur, nous partons; ou plutôt eux partent… dit-il en désignant ses parents. Ils vont emporter tout ce que nous avons ici. Nos Compagnies en ce moment sont divisées. Les Bardi, les Peruzzi hésitent; ils pensent que le pire est passé, et qu’en courbant un peu l’échine… Ils sont comme les Juifs qui font toujours confiance aux lois et croient qu’on les tiendra quittes lorsqu’ils auront payé leur rouelle; ils payent la rouelle et ensuite on les mène au bûcher! Alors, les Tolomei, eux, s’en vont. Ce départ causera quelque surprise car nous emportons en Italie tout l’argent qui nous a été confié; le plus gros en est déjà acheminé. Puisqu’on refuse de nous payer les dettes, eh bien, nous emportons les dépôts[24]!

Une dernière expression de malice glissa sur les traits effondrés du vieil homme.

— Je ne laisserai à la terre de France que mes os qui sont petite richesse, ajouta-t-il.

— La France, en vérité, ne nous a pas été bonne, dit Guccio Baglioni.

— Eh quoi! elle t’a donné un fils, ce n’est pas si mal!

— C’est vrai, dit Robert d’Artois, vous avez un garçon. Il pousse bien?

— Grand merci, Monseigneur, répondit Guccio. Oui, il est bientôt plus haut que moi; il a quinze ans. Mais il montre peu de goût pour la banque.

— Il y viendra, il y viendra, dit le vieillard… Alors, Monseigneur, nous acceptons. Confiez-nous votre trésor de monnaie; nous le ferons sortir et vous remettrons lettres de change pour le montant, sans en rien retenir. La monnaie fraîche est toujours serviable.

— Je t’en sais gré, Tolomei; mes coffres seront portés à la nuit.

— Quand l’argent commence à fuir un royaume, le bonheur de ce royaume est mesuré. Vous aurez votre revanche, Monseigneur; je ne la verrai point, mais je vous le dis, vous aurez votre revanche!

L’œil gauche, habituellement clos, s’était ouvert; Tolomei le regardait des deux yeux; le regard de la vérité, enfin. Et Robert d’Artois se sentit l’âme toute remuée, parce qu’un vieux Lombard qui allait bientôt mourir l’observait intensément.

— Tolomei, j’ai vu des hommes courageux, lutter jusqu’au bout en bataille; tu es aussi courageux qu’eux, à ta manière.

Un sourire triste passa sur les lèvres du banquier.

— Ce n’est point du courage, Monseigneur, au contraire. Si je ne faisais pas de banque, j’aurais si peur en ce moment!

Sa main amaigrie se leva de la couverture et fit signe à Robert d’approcher.

Robert se pencha, comme pour recueillir une confidence.

— Monseigneur, dit Tolomei, laissez-moi bénir mon dernier client.

Et il traça du pouce un signe de croix sur les cheveux du géant, ainsi que les pères italiens ont coutume de le faire au front de leurs fils, lorsqu’ils partent pour un long voyage.

X LE LIT DE JUSTICE

Au centre d’une estrade à degrés, sur un siège aux bras terminés par des têtes de lion, Philippe VI était assis, couronne en tête et revêtu du manteau royal. Une grande broderie de soie, aux armes de France, ondulait au-dessus de lui; il se penchait de temps à autre, tantôt à sa gauche vers son cousin le roi de Navarre, tantôt à sa droite vers son parent le roi de Bohême, pour les prendre à témoin du regard, et leur faire apprécier combien sa mansuétude avait été longue.

Le roi de Bohême secouait sa belle barbe châtaine, d’un air à la fois confondu et indigné. Se pouvait-il qu’un chevalier, un pair de France, comme l’était Robert d’Artois, un prince à la fleur de lis, se fût conduit de telle façon, eût mis la main à d’aussi sordides entreprises que celles en ce moment énumérées, se fût compromis avec des gens d’aussi méchante espèce?

Au rang des pairs laïques, on voyait siéger pour la première fois l’héritier du trône, le prince Jean, anormalement grand pour ses treize ans, enfant au regard sombre et lourd, au menton trop long, et que son père venait de créer duc de Normandie.

À la suite du jeune prince se trouvaient le comte d’Alençon, frère du roi, les ducs de Bourbon et de Bretagne, le comte de Flandre, le comte d’Étampes. Il y avait deux tabourets vides: celui du duc de Bourgogne, qui ne pouvait siéger étant partie dans le procès, et celui du roi d’Angleterre, lequel ne s’était même pas fait représenter.

Parmi les pairs ecclésiastiques on reconnaissait Monseigneur Jean de Marigny, comte-évêque de Beauvais, et Guillaume de Trye, duc-archevêque de Reims.

Pour donner plus de solennité à ce lit de justice, le roi y avait convoqué les archevêques de Sens et d’Aix, les évêques d’Arras, d’Autun, de Blois, de Forez, de Vendôme, le duc de Lorraine, le comte Guillaume de Hainaut et son frère Jean, et tous les grands officiers de la couronne: le connétable, les deux maréchaux, Miles de Noyers, les sires de Châtillon, de Soyecourt, de Garencières qui étaient du Conseil étroit, et bien d’autres encore, assis en retour de l’estrade, le long des murs de la grand-salle du Louvre où se tenait l’audience.

À même le sol, les jambes repliées sur des carreaux d’étoffe, étaient entassés les maîtres des requêtes et conseillers au Parlement, les clercs de justice et ecclésiastiques de petit rang.

Debout en face du roi, à six pas, le procureur général, Simon de Bucy, entouré des commissaires d’enquête, lisait depuis deux heures les feuillets de son réquisitoire, le plus long qu’il ait eu à prononcer en toute sa carrière. Il avait dû reprendre tout l’historique de l’affaire d’Artois dont l’origine remontait à la fin de l’autre siècle, rappeler le premier procès de 1309, l’arrêt rendu par Philippe le Bel, la rébellion armée de Robert contre Philippe le Long en 1316, le second jugement de 1318, pour parvenir à la procédure présente, au faux serment d’Amiens, à l’enquête, à la contre-enquête, aux innombrables dépositions recueillies, aux subornations de témoins, à la fabrication des faux, aux arrestations de complices.

Tous ces faits mis en lumière l’un après l’autre, expliqués et commentés dans leur enchaînement, leur engrenage compliqué, constituaient non seulement l’un des plus grands procès de droit privé, et maintenant de droit criminel, jamais plaidé, mais encore intéressaient directement l’histoire du royaume sur une période d’un quart de siècle. L’assistance était à la fois fascinée et stupéfaite, stupéfaite par les révélations du procureur, fascinée parce qu’elle découvrait la vie secrète du grand baron devant lequel hier tous tremblaient encore, dont chacun cherchait à devenir l’ami, et qui avait si longtemps décidé de toute chose en la nation de France! La dénonciation des scandales de la tour de Nesle, l’emprisonnement de Marguerite de Bourgogne, l’annulation du mariage de Charles IV, la guerre d’Aquitaine, le renoncement à la croisade, le soutien donné à Isabelle d’Angleterre, l’élection de Philippe VI, Robert avait été l’âme de tout cela, créant l’événement ou le dirigeant, mais toujours mû par une seule pensée, un seul intérêt: l’Artois, l’héritage d’Artois!

Combien étaient-ils, parmi les présents, qui devaient leur titre, leur fonction, leur fortune à ce parjure, ce faussaire, ce criminel… à commencer par le roi lui-même!

La place de l’accusé était symboliquement occupée dans le prétoire par deux sergents d’armes soutenant un grand panonceau de soie où figurait l’écu de Robert, «semé de France, au lambel de quatre pendants de gueules, chaque pendant chargé des trois châteaux d’or».

Et chaque fois que le procureur prononçait le nom de Robert, il se tournait vers le panonceau comme s’il désignait la personne.

Il en est arrivé à la fuite du comte d’Artois:

— «Nonobstant que l’ajournement lui ait été régulièrement signifié par maître Jean Loncle, garde de la baillie de Gisors, en ses demeures ordinaires, ledit Robert d’Artois, comte de Beaumont, a fait défaut devant notre Sire le roi et sa chambre de justice dûment convoquée au vingt-neuvième jour de septembre. Or il nous a été appris et confirmé de plusieurs parts que ledit Robert avait ses chevaux et son trésor sur un navire, à Bordeaux, embarqués, et ses monnaies d’or et d’argent dirigées par moyens interdits hors du royaume, et que lui-même, au lieu de se présenter devant la justice du roi, s’était retrait hors des frontières.

«Le six d’octobre 1331, la femme de Divion, reconnue coupable de nombreux méfaits accomplis pour le service dudit Robert et le sien propre, dont au premier chef faux en écritures et contrefaçon de sceaux, a été brûlée à Paris, en la place aux Pourceaux, et ses os réduits en poudre, ceci par-devant Messeigneurs le duc de Bretagne, le comte de Flandre, le sire Jean de Hainaut, le sire Raoul de Brienne, connétable de France, les maréchaux Robert Bertrand et Mathieu de Trye, et messire Jean de Milon, prévôt de Paris, qui a rendu compte au roi de l’exécution…»

Ceux qu’on venait de nommer baissèrent les yeux; ils gardaient le souvenir de la Divion hurlant contre son poteau, et des flammes qui dévoraient sa robe de chanvre, et de la chair des jambes qui se gonflait, qui éclatait sous la brûlure, le souvenir aussi de l’atroce odeur que le vent d’octobre leur renvoyait au visage. Ainsi avait fini la maîtresse de l’ancien évêque d’Arras.

— «Les douze et quatorze d’octobre, maître Pierre d’Auxerre, conseiller, et Michel de Paris, bailli, ont signifié à Madame de Beaumont, épouse dudit Robert, d’abord à Jouy-le-Châtel, puis à Conches, Beaumont, Orbec et Quatre-mares, ses demeures ordinaires, que le roi ajournait ledit pour juger, le quatorze de décembre. Or, ledit Robert, à cette date, a fait pour la seconde fois défaut. Par grand vouloir de mansuétude, notre Sire le roi a donné nouvel ajournement à quinzaine de la fête de la Chandeleur, et pour que ledit Robert ne pût point l’ignorer, proclamation en fut faite d’abord dans la Grand-Chambre du Parlement, ensuite à la Table de Marbre dans la grand-salle du Palais, et après portée à Orbec et Beaumont, et encore à Conches par les mêmes maîtres Pierre d’Auxerre et Michel de Paris, où ils ne purent parler à la dame de Beaumont, mais dirent leur proclamation à la porte de sa chambre, et à si haute voix qu’elle la pût entendre…»

Chaque fois qu’on citait Madame de Beaumont, le roi passait la main sur son visage, tordait un peu son grand nez charnu. C’était de sa sœur qu’il s’agissait!

— «Au Parlement de justice tenu par le roi à la date citée, ledit Robert d’Artois n’a point comparu, mais s’est fait représenter par maître Henry, doyen de Bruxelles, et maître Thiébault de Meaux, chanoine de Cambrai, avec procuration pour se présenter en sa place et proposer ses causes d’absence. Mais vu que l’ajournement était pour le lundi à quinzaine de la Chandeleur, et que la commission dont ils étaient porteurs désignait le mardi, pour cette raison leur commission ne put être reconnue valable, et défaut fut pour la troisième fois prononcé contre le défendeur. Or il est su et notoire que durant ce temps Robert d’Artois a voulu prendre refuge d’abord auprès de madame la comtesse de Namur, sa sœur; mais le roi notre Sire ayant donné défense à madame de Namur d’aider et de recueillir ce rebelle, elle a interdit audit Robert, son frère, le séjour en ses États. Et qu’ensuite ledit Robert a voulu prendre refuge auprès de Monseigneur le comte Guillaume sur ses États de Hainaut; mais qu’à l’instante demande du roi notre Sire, Monseigneur le comte de Hainaut a interdit de même audit Robert le séjour en ses États. Et encore ledit Robert a demandé refuge et asile au duc de Brabant, lequel duc, prié par notre Sire le roi de ne point faire droit à cette demande, a d’abord répondu que n’étant pas vassal au roi de France il pouvait accueillir qui lui plaisait, à sa convenance; mais ensuite le duc de Brabant a cédé aux remontrances à lui présentées par Monseigneur de Luxembourg, roi de Bohême, et s’est courtoisement conduit en chassant Robert d’Artois de son duché.[25]»

Philippe VI se tourna et vers le comte de Hainaut et vers le roi de Bohême, leur adressant à chacun un signe d’amicale et triste gratitude. Philippe souffrait, visiblement; et il n’était pas le seul. Si coupable que fût Robert d’Artois, ceux qui l’avaient connu l’imaginaient errant de petite cour en petite cour, accueilli un jour, banni le lendemain, repartant plus loin pour être chassé encore. Pourquoi avait-il mis tant d’acharnement à sa propre perte, quand le roi, jusqu’au bout, lui avait ouvert les bras?

— «Nonobstant que l’enquête fût close, après soixante et seize témoins entendus, dont quatorze retenus aux prisons royales, et la justice du roi suffisamment éclairée, nonobstant que les charges énumérées fussent assez apparentes, notre Sire le roi, par amitié ancienne, a fait savoir audit Robert d’Artois qu’il lui donnait sauf-conduit pour rentrer au royaume et en ressortir s’il lui plaisait, sans qu’il lui soit causé de mal ni à lui ni à ses gens, afin qu’il pût entendre les charges, présenter sa défense, reconnaître ses torts et obtenir sa grâce. Or ledit Robert, loin de saisir cette offre de clémence, n’est point rentré au royaume, mais, en ses divers séjours, il s’est abouché à toutes sortes de mauvaises gens, bannis et ennemis du roi, et il a averti moult personnes, qui l’ont répété, de son intention de faire périr par glaive ou maléfice le chancelier, le maréchal de Trye et divers conseillers de notre Sire le roi, et enfin il a prononcé les mêmes menaces contre le roi lui-même.»

L’assistance bourdonna d’un long murmure indigné.

— «Toutes ces choses susdites étant sues et notoires, vu que ledit Robert d’Artois a été ajourné une dernière fois, par publications régulièrement faites, à ce présent mercredi huit avril avant Pâques fleuries, et que le citons à comparaître pour la quatrième fois…»

Simon de Bucy s’interrompit et fit signe à un sergent massier, lequel prononça à très haute voix:

— Messire Robert d’Artois, comte de Beaumont-le-Roger, à comparaître!

Tous les regards se tournèrent instinctivement vers la porte comme si l’accusé allait vraiment entrer. Quelques secondes passèrent, dans un silence total. Puis le sergent frappa le sol de sa masse, et le procureur poursuivit:

— … et constatons que ledit Robert fait défaut, en conséquence, au nom de notre Sire le roi, requérons: que ledit Robert soit déchu des titres, droits et prérogatives de pair du royaume, ainsi que de tous ses autres titres, seigneuries et possessions; outre plus que ses biens, terres, châteaux, maisons et tous objets, meubles ou immeubles lui appartenant soient confisqués et remis au Trésor, pour qu’il en soit disposé selon la volonté du roi; outre plus que ses armoiries soient détruites en présence des pairs et barons, pour jamais ne paraître plus sur bannière ou sur sceau, et sa personne à toujours bannie des terres du royaume, avec interdiction à tous vassaux, alliés, parents et amis du roi notre Sire de lui donner abri; enfin requérons que la présente sentence soit à cris proclamée et à trompes aux carrefours principaux de Paris, et signifiée aux baillis de Rouen, Gisors, Aix et Bourges, ainsi qu’aux sénéchaux de Toulouse et de Carcassonne, pour qu’il en soit fait exécution… de par le roi.»

Maître Simon de Bucy se tut. Le roi semblait rêver. Son regard erra un moment sur l’assemblée. Puis inclinant la tête, d’abord à droite, ensuite à gauche:

— Mes pairs, votre conseil, dit-il. Si nul ne parle c’est qu’il approuve!

Aucune main ne se leva, aucune bouche ne s’ouvrit.

La paume de Philippe VI frappa la tête du lion au bras du fauteuil:

— C’est chose jugée!

Le procureur alors commanda aux deux sergents qui tenaient l’écusson de Robert d’Artois de s’avancer jusqu’au pied du trône. Le chancelier Guillaume de Sainte-Maure, l’un de ceux que Robert, dans son exil, menaçait de mort, s’avança vers le panonceau, demanda le glaive d’un des sergents et en attaqua le bord de l’étoffe. Puis, dans un long crissement de soie, l’écusson fut partagé.

La pairie de Beaumont avait vécu. Celui pour lequel elle avait été instituée, le prince de France descendant du roi Louis VIII, le géant à la force fameuse, aux intrigues infinies, n’était plus qu’un proscrit; il n’appartenait plus au royaume sur lequel ses ancêtres avaient régné, et rien en ce royaume ne lui appartenait plus.

Pour les pairs et les seigneurs, pour tous ces hommes dont les armoiries étaient comme l’expression non seulement de la puissance mais presque de l’existence, qui faisaient flotter ces emblèmes sur leurs toits, sur leurs lances, sur leurs chevaux, qui les brodaient sur leur propre poitrine, sur la cotte de leurs écuyers, sur la livrée de leurs valets, qui les peignaient sur leurs meubles, les gravaient sur leur vaisselle, en marquaient hommes, bêtes et choses qui à quelque degré dépendaient de leur volonté ou constituaient leurs biens, cette déchirure, sorte d’excommunication laïque, était plus infamante encore que le billot, la claie ou la potence. Car la mort efface la faute et le déshonneur s’éteint avec le déshonoré.

«Mais tant qu’on est vivant, on n’a jamais toute partie perdue», se disait Robert d’Artois, errant hors de sa patrie sur des routes hostiles, et se dirigeant vers de plus vastes crimes.

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