QUATRIÈME PARTIE LE BOUTE-GUERRE

I LE PROSCRIT

Pendant plus de trois années Robert d’Artois, comme un grand fauve blessé, rôda aux frontières du royaume.

Parent de tous les rois et princes d’Europe, neveu du duc de Bretagne, oncle du roi de Navarre, frère de la comtesse de Namur, beau-frère du comte de Hainaut et du prince de Tarente, cousin du roi de Naples, du roi de Hongrie et de bien d’autres, il était, à quarante-cinq ans, un voyageur solitaire devant lequel les portes de tous les châteaux se fermaient. Il avait de l’argent à suffisance, grâce aux lettres de change des banques siennoises, mais jamais un écuyer ne se présentait à l’auberge où il était descendu pour le prier à dîner chez le seigneur du lieu. Quelque tournoi se donnait-il dans les parages? On se demandait comment éviter d’y convier Robert d’Artois, le banni, le faussaire, que naguère on eût installé à la place d’honneur. Et un ordre lui était délivré avec une déférence froide, par le capitaine de ville: Monseigneur le comte suzerain le priait de porter plus loin ses pas. Car Monseigneur le comte suzerain, ou le duc, ou le margrave, ne voulait pas se brouiller avec le roi de France et ne se sentait tenu à aucun égard envers un homme si déshonoré qu’il n’avait plus ni blason ni bannière.

Et Robert repartait à l’aventure, escorté de son seul valet Gillet de Nelle, un assez mauvais sujet qui, sans effort, eût mérité de se balancer aux fourches d’un gibet, mais qui vouait à son maître, comme Lormet jadis, une fidélité sans limite. Robert lui donnait, en compensation, cette satisfaction plus précieuse que de gros gages: l’intimité avec un grand seigneur dans l’adversité. Combien de soirées, durant cette errance, ne passèrent-ils pas à jouer aux dés, attablés dans l’angle d’une mauvaise taverne! Et quand le besoin de gueuser les démangeait un peu, ils entraient ensemble en quelqu’un de ces bordeaux qui étaient nombreux en Flandre, et offraient bon choix de lourdes ribaudes.

C’était en de tels lieux, de la bouche de marchands qui revenaient des foires, ou de maquerelles qui avaient fait parler des voyageurs, que Robert apprenait les nouvelles de France.

À l’été 1332, Philippe VI avait marié son fils Jean, duc de Normandie, à la fille du roi de Bohême, Bonne de Luxembourg. «Voilà donc pourquoi Jean de Luxembourg m’a fait expulser de chez son parent de Brabant, se disait Robert; voilà de quel prix on a payé ses services.» Les fêtes données pour ces noces, à Melun, avaient, à ce qu’on racontait, dépassé en splendeur toute autre dans le passé.

Et Philippe VI avait profité de ce grand rassemblement de princes et de noblesse pour faire coudre solennellement la croix sur son manteau royal. Car la croisade, cette fois, était décidée. Pierre de la Palud, patriarche de Jérusalem, l’avait prêchée à Melun, tirant les larmes aux six mille invités de la noce, dont dix-huit cents chevaliers d’Allemagne. L’évêque Pierre Roger la prêchait à Rouen dont il venait de recevoir le diocèse, après ceux d’Arras et de Sens. Le passage général était décidé pour le printemps 1334. On hâtait la construction d’une grande flotte dans les ports de Provence, à Marseille, à Aigues-Mortes. Et déjà l’évêque Marigny voguait, chargé d’aller porter défi au Soudan d’Egypte!

Mais si les rois de Bohême, de Navarre, de Majorque, d’Aragon, qui vivaient à la table de Philippe, si les ducs, comtes et grands barons, ainsi qu’une certaine chevalerie éprise d’aventure, avaient suivi avec enthousiasme l’exemple du roi de France, la petite noblesse de terroir montrait, elle, moins d’empressement à saisir les croix de drap rouge tendues par les prédicateurs, et à s’embarquer pour les sables d’Égypte. Le roi d’Angleterre, pour sa part, pressait l’instruction militaire de son peuple, mais ne donnait aucune réponse touchant les projets vers la Terre sainte. Et le vieux pape Jean XXII, d’ailleurs en grave querelle avec l’Université de Paris et son recteur Buridan sur les problèmes de la vision béatifique, faisait la sourde oreille. Il n’avait accordé à la croisade qu’une bénédiction réticente, et il rechignait au partage des frais… En revanche les marchands d’épices, d’encens, de soieries, de reliques, les fabricants d’armures et les constructeurs de bateaux poussaient beaucoup à l’entreprise.

Philippe VI avait déjà organisé la régence, pour la durée de son absence, et fait jurer aux pairs, aux barons, aux évêques, s’il venait à trépasser outre-mer,[26] qu’ils obéiraient en tout à son fils Jean et lui remettraient sans discussion la couronne.

«C’est donc que Philippe n’est point tellement assuré de sa légitimité, pensait Robert d’Artois, s’il engage à reconnaître son fils dès à présent.»

Accoudé devant un pot de bière, Robert n’osait pas dire à ses informateurs de rencontre qu’il connaissait tous les grands personnages dont ils lui parlaient; il n’osait pas dire qu’il avait jouté contre le roi de Bohême, procuré la mitre à Pierre Roger, qu’il avait fait sauter le roi d’Angleterre sur ses genoux et dîné à la table du pape. Mais il notait tout, pour en faire un jour son profit.

La haine le soutenait. Aussi longtemps qu’en lui resterait la vie, aussi longtemps resterait la haine. En quelque endroit qu’il prît auberge, c’était la haine qui l’éveillait avec le premier rayon de jour filtrant entre les volets d’une chambre inconnue. La haine était le sel de ses repas, le ciel de sa route.

On dit que les hommes forts sont ceux qui savent reconnaître leurs torts. Il en est de plus forts, peut-être, qui ne les reconnaissent jamais. Robert appartenait à cette seconde espèce. Il rejetait toutes fautes sur les autres, morts et vivants, sur Philippe le Bel, Enguerrand, Mahaut, sur Philippe de Valois, Eudes de Bourgogne, le chancelier Sainte-Maure. Et d’étape en étape, il ajoutait à la liste de ses ennemis sa sœur de Namur, son beau-frère de Hainaut, et Jean de Luxembourg, et le duc de Brabant.

À Bruxelles, il recruta un avoué véreux nommé Huy et son secrétaire Berthelot; c’était par des gens de procédure qu’il commençait à remonter sa maison.

À Louvain, l’avoué Huy lui dénicha un moine de mauvaise mine et de douteuse vie, Frère Henry de Sagebran, qui s’y connaissait davantage en envoûtes et pratiques sataniques qu’en litanies et œuvres de charité. Avec Frère Henry de Sagebran, l’ancien pair de France, se souvenant des leçons de Béatrice d’Hirson, baptisa des poupées de cire et les perça d’aiguilles en les nommant Philippe, Sainte-Maure ou Mathieu de Trye.

— Et celle-là, vois-tu, soigne-la bien, perce-la depuis la tête tout le long du corps car elle s’appelle Jeanne, la boiteuse reine de France. Ce n’est point vraiment la reine, c’est une diablesse!

Il se fournit aussi d’une encre invisible pour écrire certaines formules qui, tracées sur un parchemin, procuraient le sommeil éternel. Encore fallait-il que le parchemin fût glissé dans le lit de qui l’on voulait se débarrasser! Frère Henry de Sagebran, chargé d’un peu d’argent et de beaucoup de promesses, partit pour la France, tel un bon moine mendiant, avec, sous son froc, une grosse provision de parchemins à dormir.

Gillet de Nelle, de son côté, racolait des meurtriers à solde, des voleurs par vocation, des échappés de prison, gaillards à gueules basses, auxquels le crime répugnait moins que le travail à la journée. Et quand Gillet en eut fait une petite troupe, bien instruite, Robert les envoya au royaume de France avec mission d’agir de préférence pendant les grandes réunions ou fêtes.

— Les dos offrent au couteau des cibles faciles quand tous les yeux sont tournés vers les lices, ou toutes les oreilles tendues pour écouter prêcher croisade.

À courir les routes, Robert avait maigri; la ride s’enfonçait davantage dans les muscles de sa face, et la méchanceté des sentiments qui l’animaient du réveil au soir, et jusque dans ses rêves, avait donné à ses traits leur expression définitive. Mais, en même temps, l’aventure lui rajeunissait l’âme. Il avait l’amusement de goûter, en ces pays nouveaux, à des nourritures nouvelles, à des femmes nouvelles aussi.

Si Liège l’expulsa, ce ne fut pas pour ses méfaits anciens mais parce que son Gillet et lui-même avaient transformé une maison louée à un certain sieur d’Argenteau en vrai repaire de follieuses, et que le bruit qui s’y faisait gâtait le sommeil du voisinage.

Il y avait de bons jours; il y en avait de mauvais, comme celui où il apprit que le Frère Henry de Sagebran, avec ses parchemins à dormir pour l’éternité, s’était fait arrêter à Cambrai, et cet autre jour où l’un de ses meurtriers à solde reparut pour lui annoncer que ses compères n’avaient pu dépasser Reims et moisissaient à présent dans les prisons du «roi trouvé».

Puis Robert tomba malade, de la plus sotte façon. Étant réfugié dans une maison en bordure d’un canal où se déroulaient des joutes d’eau, la curiosité lui fit passer la tête jusqu’au col à travers une nasse à poisson qui masquait la fenêtre. Il se poussa si bien qu’il ne put se retirer qu’après de longs efforts, en s’arrachant le cuir des joues au grillage de la nasse. L’infection se mit dans les écorchures et la fièvre bientôt le saisit, dont il grelotta quatre jours, tout près de trépasser.

Dégoûté des Marches flamandes, il se rendit à Genève. Traînant ses chausses le long du lac, ce fut là qu’il apprit l’arrestation de la comtesse de Beaumont, son épouse, et de leurs trois enfants. Philippe VI, par représailles contre Robert, n’avait pas hésité à enfermer sa propre sœur d’abord au donjon de Nemours, puis à Château-Gaillard. La prison de Marguerite! Vraiment la Bourgogne prenait bien sa revanche.

De Genève, voyageant sous un nom d’emprunt et vêtu comme un quelconque bourgeois, Robert gagna Avignon. Il y resta deux semaines, cherchant à intriguer pour sa cause. Il trouva la capitale de la chrétienté débordante de richesses et de plus en plus dissolue. Ici les ambitions, les vanités, les vices ne s’adoubaient pas d’une cuirasse de tournoi, mais se dissimulaient sous des robes de prélats; les signes de la puissance ne s’étalaient pas en harnais d’argent ou en heaumes empanachés, mais en mitres incrustées de pierres précieuses, en ciboires d’or plus lourds que des hanaps de roi. On ne se défiait point en batailles, mais on se haïssait en sacristie. Les confessionnaux n’étaient pas sûrs; et les femmes se montraient plus infidèles, plus méchantes, plus vénales que partout ailleurs, puisqu’elles ne pouvaient tirer noblesse que du péché.

Et pourtant nul ne voulait se compromettre pour l’ancien pair de France. On se rappelait à peine l’avoir connu. Même dans ce bourbier Robert apparaissait comme un pestiféré. Et la liste de ses rancunes s’allongeait.

Toutefois, il eut quelque consolation à constater, en écoutant les gens, que les affaires de son cousin Valois étaient moins brillantes qu’on eût pu le croire. L’Église cherchait à décourager la croisade. Quelle serait, une fois Philippe VI et ses alliés embarqués, la situation de l’Occident laissé à la discrétion de l’Empereur et du roi anglais? Si jamais ces deux souverains venaient à s’unir… Déjà le passage général avait été reculé de deux ans. Le printemps de 1334 s’était achevé sans que rien fût prêt. On parlait maintenant de l’année 36.

Pour sa part, Philippe VI, présidant lui-même une assemblée plénière des docteurs de Paris sur la montagne Sainte-Geneviève, brandissait la menace d’un décret d’hérésie contre le vieux pontife, âgé de quatre-vingt-dix ans, si celui-ci ne rétractait pas ses thèses théologiques. D’ailleurs, on donnait la mort de Jean XXII pour imminente; mais il y avait dix-huit ans qu’on annonçait cela!

«Rester vivant, se répétait Robert, voilà toute l’affaire; durer, pour attendre le jour où l’on gagne.»

Déjà le trépas de quelques-uns de ses ennemis venait lui rendre l’espérance. Le trésorier Forget était mort à la fin de l’autre année; le chancelier Guillaume de Sainte-Maure venait de mourir à son tour. Le duc Jean de Normandie, héritier de France, était gravement malade; et même Philippe VI, disait-on, subissait des ennuis de santé. Peut-être les maléfices de Robert n’avaient-ils pas été totalement inopérants…

Pour retourner en Flandre, Robert prit des habits de convers. Étrange frère, en vérité, que ce géant dont le capuchon dominait les foules, qui entrait d’un pas guerrier aux abbayes, et demandait l’hospitalité qu’on doit aux hommes de Dieu de la même voix qu’il eût demandé sa lance à un écuyer!

Dans un réfectoire de Bruges, la tête inclinée sur son écuelle, au bout de la longue table grasse, et faisant mine de murmurer des prières dont il ignorait le premier mot, il écoutait le frère lecteur, installé dans une petite niche creusée à mi-hauteur du mur, lire la vie des saints. Les voûtes renvoyaient la voix monotone sur la tablée des moines; et Robert se disait: «Pourquoi ne pas finir ainsi? La paix, la profonde paix des couvents, la délivrance de tout souci, le renoncement, le gîte assuré, les heures régulières, la fin de l’errance…»

Quel homme, fût-ce le plus turbulent, le plus ambitieux, le plus cruel, n’a pas connu cette tentation du repos, de la démission? À quoi bon tant de luttes, tant d’entreprises vaines, puisque tout doit s’achever dans la poudre du tombeau? Robert y songeait, de la même façon que, cinq ans plus tôt, il songeait à se retirer, avec sa femme et ses fils, dans une tranquille vie de seigneur terrien. Mais ce sont là pensées qui ne peuvent durer. Et chez Robert elles se présentaient toujours trop tard, à l’instant même où quelque événement allait le rejeter dans sa vocation véritable, qui était l’action et le combat.

Deux jours plus tard, à Gand, Robert d’Artois rencontrait Jakob Van Artevelde.

L’homme était sensiblement du même âge que Robert: l’approche de la cinquantaine. Il avait le masque carré, la panse forte et les reins bien plantés sur les jambes; il était fort mangeur et buveur solide, sans que jamais la tête lui tournât. En sa jeunesse, il avait fait partie de la suite de Charles de Valois à Rhodes, et accompli plusieurs autres voyages; il possédait son Europe. Ce brasseur de miel, ce grand négociant en draps, s’était, en secondes noces, marié à une femme noble.

Hautain, imaginatif et dur, il avait pris grande autorité, d’abord sur sa ville de Gand, qu’il dominait complètement, puis sur les principales communes flamandes. Lorsque les foulons, les drapiers, les brasseurs, qui constituaient la vraie richesse du pays, voulaient faire des représentations au comte ou au roi de France, c’était à Jakob Van Artevelde qu’ils s’adressaient afin qu’il allât porter leurs vœux ou leurs reproches d’une voix forte et d’une parole claire. Il n’avait aucun titre; il était messire Van Artevelde, devant qui chacun s’inclinait. Les ennemis ne lui manquaient pas, et il ne se déplaçait qu’accompagné de soixante valets armés qui l’attendaient aux portes des maisons où il dînait.

Artevelde et Robert d’Artois se jugèrent, se jaugèrent du premier coup d’œil pour gens de même race, courageux de corps, habiles, lucides, animés du goût de dominer.

Que Robert fût un proscrit gênait peu Artevelde; au contraire, ce pouvait être aubaine pour le Gantois que la rencontre de cet ancien grand seigneur, ce beau-frère de roi, naguère tout-puissant, et maintenant hostile à la France. Et pour Robert, ce bourgeois ambitieux apparaissait vingt fois plus estimable que les nobliaux qui lui interdisaient leur manoir. Artevelde était hostile au comte de Flandre, donc à la France, et puissant parmi ses concitoyens; c’était là l’important.

— Nous n’aimons pas Louis de Nevers qui n’est demeuré notre comte que parce qu’au mont Cassel le roi a massacré nos milices.

— J’y étais, dit Robert.

— Le comte ne vient parmi nous que pour nous demander l’argent qu’il dépense à Paris; il ne comprend rien aux représentations et n’y veut rien comprendre; il ne commande rien de son chef, et ne fait que transmettre les mauvaises ordonnances du roi de France. On vient de nous obliger à chasser les marchands anglais. Nous ne sommes point opposés, nous, aux marchands anglais, et nous nous moquons bien des différends que le roi trouvé peut avoir avec son cousin d’Angleterre au sujet de la croisade ou du trône d’Écosse! À présent l’Angleterre, par représailles, nous menace de couper les livraisons de ses laines. Ce jour-là, nos foulons et tisserands, ici et dans toute la Flandre, n’auront plus qu’à briser leurs métiers et fermer leurs échoppes. Mais ce jour-là aussi, Monseigneur, ils reprendront leurs couteaux… et Hainaut, Brabant, Hollande, Zélande seront avec nous, car ces pays ne tiennent à la France que par les mariages de leurs princes, mais non par le cœur du peuple, ni par son ventre; on ne règne pas longtemps sur des gens qu’on affame.

Robert écoutait Artevelde avec grande attention. Enfin un homme qui parlait clair, qui savait son sujet, et qui semblait appuyé sur une force véritable.

— Pourquoi, si vous devez vous révolter encore, dit Robert, ne pas vous allier franchement au roi d’Angleterre? Et pourquoi ne pas prendre langue avec l’empereur d’Allemagne qui est ennemi du pape, donc ennemi de la France qui tient le pape dans sa main? Vos milices sont courageuses, mais limitées à de petites actions parce qu’il leur manque des troupes à cheval. Faites-les soutenir d’un corps de chevaliers anglais, d’un corps de chevaliers allemands, et avancez-vous en France par la route d’Artois. Là, je gage de vous gagner encore plus de monde…

Il voyait déjà la coalition formée et lui-même chevauchant à la tête d’une armée.

— Croyez bien, Monseigneur, que j’y ai souvent pensé, répondit Artevelde, et qu’il serait aisé de parler avec le roi d’Angleterre, et même avec l’Empereur Louis de Bavière, si nos bourgeois y étaient prêts. Les hommes des communes haïssent le comte Louis, mais c’est néanmoins vers le roi de France qu’ils se tournent pour en obtenir justice. Ils ont fait serment au roi de France. Même quand ils prennent les armes contre lui, il demeure leur maître. En outre, et c’est là manœuvre habile de la part de la France, on a contraint nos villes à reconnaître qu’elles verseraient deux millions de florins au pape si elles se révoltaient contre leur suzerain, et ceci sous menace d’excommunication si nous ne payions pas. Les familles redoutent d’être privées de prêtres et de messes.

— C’est-à-dire qu’on a obligé le pape à vous menacer d’excommunication ou de ruine, afin que vos communes se tiennent tranquilles durant la croisade. Mais qui pourra vous forcer à payer, quand l’ost de France sera en Égypte?

— Vous savez comment sont les petites gens, dit Artevelde; ils ne connaissent leur force que lorsque le moment d’en user est passé.

Robert vida la grande chope de bière qui était devant lui; il prenait goût à la bière, décidément. Il resta un moment silencieux, les yeux fixés sur la boiserie. La maison de Jakob Van Artevelde était belle et confortable; les cuivres, les étains bien astiqués, les meubles de chêne y luisaient dans l’ombre.

— C’est donc l’allégeance au roi de France qui vous empêche de contracter des alliances et de reprendre les armes?

— C’est cela même, dit Artevelde.

Robert avait l’imagination vive. Depuis trois ans et demi, il trompait sa faim de vengeance avec de petites pâtures, envoûtes, sortilèges, tueurs à gages qui n’arrivaient pas jusqu’aux victimes désignées. Soudain son espérance retrouvait d’autres dimensions; une grande idée germait, enfin digne de lui.

— Et si le roi d’Angleterre devenait le roi de France? demanda-t-il.

Artevelde regarda Robert d’Artois avec incrédulité, comme s’il doutait d’avoir bien entendu.

— Je vous dis, messire: si le roi d’Angleterre était le roi de France? S’il revendiquait la couronne, s’il faisait établir ses droits, s’il prouvait que le royaume de France est sien, s’il se présentait comme votre suzerain légitime?

— Monseigneur, c’est un songe que vous bâtissez là!

— Un songe? s’écria Robert. Mais cette querelle-là n’a jamais été jugée, ni la cause perdue! Quand mon cousin Valois a été porté au trône… quand je l’ai porté au trône, et vous voyez la grâce qu’il m’en garde!.. les députés d’Angleterre sont venus faire valoir les droits de la reine Isabelle et de son fils Édouard. Il n’y a pas si longtemps; il y a moins de sept ans. On ne les a pas entendus parce qu’on ne voulait pas les entendre, et que je les ai fait reconduire à leur vaisseau. Vous appelez Philippe le roi trouvé; que n’en trouveriez-vous un autre! Et que penseriez-vous si l’on reprenait maintenant l’affaire, et qu’on vînt dire à vos foulons, vos tisserands, vos marchands, vos communaux: «Votre comte ne tient pas ses droits de bonne main; son hommage, il ne le devait point au roi de France. Votre suzerain, c’est celui de Londres!»

Un songe, en vérité, mais qui séduisait Jakob Van Artevelde. La laine qui arrivait du nord-ouest par la mer, les étoffes, rudes ou précieuses, qui repartaient par le même chemin, le trafic des ports, tout incitait la Flandre à tourner ses regards vers le royaume anglais. Du côté de Paris rien ne venait, sinon des collecteurs d’impôts.

— Mais croyez-vous, Monseigneur, en bonne raison, qu’aucune personne au monde puisse être convaincue de ce que vous dites, et puisse consentir à pareille entreprise?

— Une seule, messire, il suffit qu’une seule personne soit convaincue: le roi d’Angleterre lui-même.

Quelques jours plus tard, à Anvers, muni d’un passeport de marchand drapier, et suivi de Gillet de Nelle qui portait, pour la forme, quelques aunes d’étoffe, Monseigneur Robert d’Artois s’embarquait pour Londres.

II WESTMINSTER HALL

À nouveau un roi était assis, couronne en tête, sceptre en main, entouré de ses pairs. À nouveau, prélats, comtes et barons étaient alignés de part et d’autre de son trône. À nouveau, clercs, docteurs, juristes, conseillers, dignitaires s’offraient à sa vue, en rangs pressés.

Mais ce n’étaient pas les lis de France qui semaient le manteau royal; c’étaient les lions des Plantagenets. Ce n’étaient point les voûtes du Palais de la Cité qui renvoyaient sur la foule l’écho de sa propre rumeur, mais l’admirable charpente de chêne, aux immenses arcs ajourés, du grand hall de Westminster. Et c’étaient six cents chevaliers anglais, venus de tous les comtés, et les squires et les shérifs des villes, qui constituaient, couvrant les larges dalles carrées, le Parlement d’Angleterre siégeant au complet.

Pourtant, c’était afin d’écouter une voix française que cette assemblée avait été convoquée.

Debout, drapé dans un manteau d’écarlate, à mi-hauteur des marches de pierre au fond du hall, et comme ourlé d’or par la lumière tombant derrière lui du gigantesque vitrail, le compte Robert d’Artois s’adressait aux délégués du peuple de Grande-Bretagne.

Car pendant les deux années écoulées depuis que Robert avait quitté les Flandres, la roue du destin avait accompli un bon quart de tour. Et d’abord le pape était mort.

Vers la fin de 1334, le petit vieillard exsangue qui, au cours d’un des plus longs règnes pontificaux, avait rendu à l’Église une administration forte et des finances prospères, était obligé, du fond de son lit, dans la chambre verte de son grand palais d’Avignon, de renoncer publiquement aux seules thèses que son esprit eût défendues avec conviction. Pour éviter le schisme dont l’Université de Paris le menaçait, pour obéir aux ordres de cette cour de France en faveur de laquelle il avait réglé tant d’affaires douteuses et gardé bouche close sur tant de secrets, il reniait ses écrits, ses prêches, ses encycliques. Maître Buridan[27] dictait ce qu’il convenait de penser en matière de dogme: l’enfer existait, plein d’âmes à rôtir, afin de mieux assurer aux princes de ce monde la dictature sur leurs sujets; le paradis était ouvert, comme une bonne hôtellerie, aux chevaliers loyaux qui avaient bien massacré pour le compte de leur roi, aux prélats dociles qui avaient bien béni les croisades, et sans qu’il soit, à ces justes, besoin d’attendre le jugement dernier pour jouir de la vision béatifique de Dieu.

Jean XXII était-il encore conscient quand il signa ce reniement forcé? Il mourait le lendemain. Il y eut d’assez méchants docteurs, sur la montagne Sainte-Geneviève, pour dire en se moquant:

— Il doit savoir à présent si l’enfer existe!

Alors le conclave s’était réuni, et dans un lacis d’embrouilles qui menaçait de rendre cette élection plus longue encore que les précédentes. La France, l’Angleterre, l’Empereur, le bouillant Bohême, l’érudit roi de Naples, Majorque, Aragon, et la noblesse romaine, et les Visconti de Milan, et les Républiques, toutes les puissances pesaient sur les cardinaux.

Afin de gagner du temps et de ne faire avancer si peu que ce soit aucune candidature, ceux-ci, une fois enfermés, s’étaient tous tenu le même raisonnement: «Je vais voter pour l’un d’entre nous qui n’a nulle chance d’être élu.»

L’inspiration divine a d’étranges détours! Les cardinaux étaient si bien d’accord, in petto, sur celui qui avait les moindres chances, sur celui qui ne pouvait pas être pape, que tous les bulletins sortirent avec le même nom: celui de Jacques Fournier, le «cardinal blanc» comme on l’appelait, parce qu’il continuait de porter son habit de Cîteaux. Les cardinaux, le peuple quand on lui fit l’annonce, et l’élu lui-même se trouvèrent également stupéfaits. Le premier mot du nouveau pape fut pour déclarer à ses collègues que leur choix était tombé sur un âne. C’était trop de modestie.

Benoît XII, l’élu par erreur, apparut bientôt comme un pape de paix. Il avait consacré ses premiers efforts à arrêter les luttes qui ensanglantaient l’Italie, et rétablir, si cela se pouvait, la concorde entre le Saint-Siège et l’Empire. Or, cela se pouvait. Louis de Bavière avait répondu très favorablement aux avances d’Avignon, et l’on s’apprêtait à poursuivre, quand Philippe de Valois était entré en fureur. Comment! on se passait de lui, le premier monarque de la chrétienté, pour entamer des négociations si importantes? Une influence autre que la sienne viendrait à s’exercer sur le Saint-Siège? Son cher parent, le roi de Bohême, devrait renoncer à ses chevaleresques projets sur l’Italie?

Philippe VI avait intimé l’ordre à Benoît XII de rappeler ses ambassadeurs, d’arrêter les pourparlers, et ceci sous menace de confisquer aux cardinaux tous leurs biens en France.

Puis, accompagné toujours du cher roi de Bohême, du roi de Navarre et d’une si nombreuse escorte de barons et de chevaliers qu’on eût dit déjà une armée, Philippe VI, au début de 1336, venait faire ses Pâques en Avignon. Il y avait donné rendez-vous au roi de Naples et au roi d’Aragon. C’était là manière de rappeler le nouveau pape à ses devoirs, et de l’amener à bien comprendre ce qu’on attendait de lui.

Or Benoît XII allait montrer, par un tour de sa façon, qu’il n’était pas absolument l’âne qu’il prétendait être, et qu’un roi, désireux d’entreprendre une croisade, avait quelque intérêt à se ménager l’amitié du pape.

Le Vendredi saint, Benoît montait en chaire pour prêcher la souffrance de Notre-Seigneur et recommander le voyage de la croix. Pouvait-il faire moins, quand quatre rois croisés et deux mille lances campaient autour de sa ville? Mais le dimanche de Quasimodo, Philippe VI, parti vers les côtes de Provence inspecter sa grande flotte, eut la surprise de recevoir une belle lettre en latin qui le relevait de son vœu et de ses serments. Puisque l’état de guerre continuait de régner entre les nations chrétiennes, le Saint-Père refusait de laisser s’éloigner vers les terres infidèles les meilleurs défenseurs de l’Église.

La croisade des Valois s’arrêterait à Marseille.

En vain le roi chevalier l’avait-il pris de haut; l’ancien cistercien l’avait pris de plus haut encore. Sa main qui bénissait pouvait aussi excommunier et l’on imaginait mal une croisade excommuniée au départ!

— Réglez, mon fils, vos différends avec l’Angleterre, vos difficultés avec les Flandres; laissez-moi régler les difficultés avec l’Empereur; apportez-moi la preuve que bonne paix, bien certaine et durable, va régner sur nos pays, et vous pourrez ensuite aller convertir les Infidèles aux vertus que vous aurez vous-même montrées.

Soit! Puisque le pape le lui imposait, Philippe allait régler ses différends. Et avec l’Angleterre d’abord… en remettant le jeune Édouard dans ses obligations de vassal, et en lui enjoignant de livrer sans tarder ce félon de Robert d’Artois auquel il donnait asile. Les fausses grandes âmes, lorsqu’elles sont blessées, se cherchent ainsi de misérables revanches.

Quand l’ordre d’extradition, transmis par le sénéchal de Guyenne, était parvenu à Londres, Robert avait déjà pris pied solidement à la cour d’Angleterre. Sa force, ses manières, sa faconde lui avaient attiré de nombreuses amitiés; le vieux Tors-Col chantait ses louanges. Le jeune roi avait grand besoin d’un homme d’expérience qui connût bien les affaires de France. Or, qui donc en était mieux instruit que le comte d’Artois? Parce qu’il pouvait être utile, ses malheurs inspiraient la compassion.

— Sire, mon cousin, avait-il dit à Édouard III, si vous jugez que ma présence en votre royaume vous doive créer ou péril ou nuisance, livrez-moi à la haine de Philippe, le roi mal trouvé. Je n’aurai point à me plaindre de vous, qui m’avez fait si grande hospitalité; je n’aurai à blâmer que moi-même pour ce que j’ai, contre le bon droit, donné le trône à ce méchant Philippe au lieu de le faire octroyer à vous-même que je ne connaissais pas assez.

Et cela était prononcé la main largement étalée sur le cœur, et le buste ployé.

Édouard III avait répondu calmement:

— Mon cousin, vous êtes mon hôte, et vous m’êtes fort précieux par vos conseils. En vous livrant au roi de France je serais l’ennemi de mon honneur autant que de mon intérêt. Et puis, vous êtes accueilli au royaume d’Angleterre et non pas en duché de Guyenne… Suzeraineté de France ici ne vaut pas.

La demande de Philippe VI fut laissée sans réponse.

Et jour après jour, Robert put poursuivre son œuvre de persuasion. Il versait le poison de la tentation dans l’oreille d’Édouard ou celle de ses conseillers. Il entrait en disant:

— Je salue le vrai roi de France…

Il ne manquait pas une occasion de démontrer que la loi salique n’avait été qu’une invention de circonstance et que les droits d’Édouard à la couronne de Hugues Capet étaient les mieux fondés.

À la seconde sommation qui lui fut faite de livrer Robert, Édouard III ne répondit autrement qu’en accordant à l’exilé la jouissance de trois châteaux et douze cents marcs de pension.[28]

C’était le temps d’ailleurs où Édouard témoignait sa gratitude à tous ceux qui l’avaient bien servi, où il nommait son ami William Montaigu comte de Salisbury, et distribuait titres et rentes aux jeunes Lords qui l’avaient aidé dans l’affaire de Nottingham.

Une troisième fois, Philippe VI envoya son grand maître des arbalétriers signifier au sénéchal de Guyenne, pour le roi d’Angleterre, qu’on eût à rendre Robert d’Artois, ennemi mortel du royaume de France, faute de quoi, à quinzaine échue, le duché serait séquestré.

— J’attendais bien cela! s’écria Robert. Ce grand niais de Philippe n’a d’autre idée que de répéter ce que j’inventai naguère, cher Sire Édouard, contre votre père; donner un ordre qui offense le droit, puis séquestrer pour défaut d’exécution de cet ordre, et, par le séquestre imposer ou l’humiliation ou la guerre. Seulement, aujourd’hui, l’Angleterre a un roi qui véritablement règne, et la France n’a plus Robert d’Artois.

Il n’ajoutait pas: «Et naguère il y avait en France un exilé qui jouait tout juste le rôle que je joue ici, et c’était Mortimer!»

Robert avait réussi au-delà de ses espérances; il devenait la cause même du conflit qu’il rêvait de voir éclater; sa personne revêtait une importance capitale; et pour aborder ce conflit, il proposait sa doctrine: faire revendiquer par le roi d’Angleterre la couronne de France.

Voilà pourquoi ce jour de septembre 1337, sur les degrés de Westminster Hall, Robert d’Artois, manches déployées et pareil à un oiseau d’orage, devant les nervures du grand vitrail, s’adressait sur la demande du roi au Parlement britannique. Entraîné par trente ans de procédure, il parlait sans documents ni notes.

Ceux des délégués qui n’entendaient pas parfaitement le français prenaient de leurs voisins la traduction de certains passages.

À mesure que le comte d’Artois développait son discours, les silences se faisaient plus denses dans l’assemblée, ou bien les murmures plus intenses, quand quelque révélation frappait les esprits. Que de choses surprenantes! Deux peuples vivent, séparés seulement par un étroit bras de mer; les princes des deux cours se marient entre eux; les barons d’ici ont des terres là-bas; les marchands circulent d’une nation à l’autre… et l’on ne sait rien, au fond, de ce qui se passe chez le voisin!

Ainsi la règle: «France ne peut à femme être remise ni par femme transmise» n’était nullement tirée des anciennes coutumes; c’était juste trouvaille d’humeur lancée par un vieux rabâcheur de connétable, lors de la succession, vingt ans plus tôt, d’un roi assassiné. Oui, Louis Dixième, le Hutin, avait été assassiné. Robert d’Artois le proclamait et nommait sa meurtrière.

— Je la connaissais bien, elle était ma tante, et m’a volé mon héritage!

L’histoire des crimes commis par les princes français, le récit des scandales de la cour capétienne, Robert s’en servait pour épicer son discours, et les députés au Parlement d’Angleterre en frémissaient d’indignation et d’effroi, comme s’ils tenaient pour rien les horreurs accomplies sur leur propre sol et par leurs propres princes.

Et Robert poursuivait sa démonstration, défendant les thèses exactement inverses à celles qu’il avait soutenues naguère en faveur de Philippe de Valois, et avec une égale conviction.

Donc, à la mort du roi Charles IV, dernier fils de Philippe le Bel, et si même on avait voulu tenir compte de la répugnance des barons français à voir femme régner, la couronne de France devait, en toute équité, revenir, à travers la reine Isabelle, au seul mâle de la lignée directe…

L’immense manteau rouge pivota devant les yeux des Anglais tout saisis; Robert s’était tourné vers le roi. D’un coup il se laissa tomber, le genou sur la pierre.

— … revenir à vous, noble Sire Édouard, roi d’Angleterre, en qui je reconnais et salue le véritable roi de France!

On n’avait pas ressenti émotion plus intense depuis le mariage d’York. On annonçait aux Anglais que leur souverain pouvait prétendre à un royaume plus grand du double, plus riche du triple! C’était comme si la fortune de chacun, la dignité de chacun s’en trouvaient augmentées d’autant.

Mais Robert savait qu’il ne faut pas laisser s’épuiser l’enthousiasme des foules. Déjà il se relevait et rappelait qu’au moment de la succession de Charles IV, le roi Édouard avait envoyé, pour faire valoir ses droits, de hauts et respectés évêques, dont Monseigneur Adam Orleton qui aurait pu en témoigner de vive voix, s’il n’eût été présentement en Avignon, à ce même propos et pour obtenir l’appui du pape.

Et son propre rôle, à lui Robert, dans la désignation de Philippe de Valois, devait-il le passer sous silence? Rien n’avait mieux servi le géant, tout au long de sa vie, que la fausse franchise. Ce jour-là il en usa encore.

Qui donc avait refusé d’entendre les docteurs anglais? Qui avait repoussé leurs prétentions? Qui les avait empêchés de faire valoir leurs raisons devant les barons de France? Robert, de ses deux énormes poings, se frappa la poitrine:

— Moi, mes nobles Lords et squires, moi qui suis devant vous, qui, croyant agir pour le bien, et la paix, ai choisi l’injuste plutôt que le juste, et qui n’ai pas assez expié cette faute par tous les malheurs qui me sont advenus.

Sa voix, répercutée par les charpentes, roulait jusqu’au bout du Hall.

Pouvait-il apporter à sa thèse un argument plus probant? Il s’accusait d’avoir fait élire Philippe VI contre le bon droit; il plaidait coupable, mais présentait sa défense. Philippe de Valois, avant d’être roi, lui avait promis que toutes choses seraient remises en ordre équitable, qu’une paix définitive serait établie laissant au roi d’Angleterre la jouissance de toute la Guyenne, qu’en Flandre des libertés seraient consenties qui rendraient prospérité au commerce, et qu’à lui-même l’Artois serait restitué. Donc c’était dans un but de conciliation et pour le bonheur général que Robert avait agi de la sorte. Mais il était bien prouvé que l’on ne doit se fonder que sur le droit, et non sur les fallacieuses promesses des hommes, puisqu’au jour présent l’héritier d’Artois était un proscrit, la Flandre affamée, et la Guyenne menacée de séquestre!

Alors, si l’on devait aller à la guerre, que ce ne soit plus pour vaines querelles d’hommage lige ou non lige, de seigneuries réservées ou de définition des termes de vassalité; que ce soit pour le vrai, le grand, l’unique motif: la possession de la couronne de France. Et du jour où le roi d’Angleterre l’aurait ceinte, alors il n’y aurait plus, ni en Guyenne ni en Flandre, de motif à la discorde. Les alliés ne manqueraient pas en Europe, princes et peuples tous ensemble.

Et si pour ce faire, pour servir cette grande aventure qui allait changer le sort des nations, le noble Sire Édouard avait besoin de sang, Robert d’Artois, tendant les bras hors de ses manches de velours, au roi, aux Lords, aux Communes, à l’Angleterre, offrait le sien.

III LE DÉFI DE LA TOUR DE NESLE

Lorsque l’évêque Henry de Burghersh, trésorier d’Angleterre, escorté de William Montaigu, nouveau comte de Salisbury, de William Bohun, nouveau comte de Northampton, de Robert Hufford, nouveau comte de Suffolk, présenta le jour de la Toussaint, à Paris, les lettres de défi qu’Édouard III Plantagenet adressait à Philippe VI de Valois, celui-ci, pareil au roi de Jéricho devant Josué, commença par rire.

Avait-il bien entendu? Le petit cousin Édouard le sommait de lui remettre la couronne de France? Philippe regarda le roi de Navarre et le duc de Bourbon, ses parents. Il sortait de table en leur compagnie; il était de belle humeur; ses joues claires, son grand nez se teintèrent de rose et il se remit à pouffer.

Que cet évêque, noblement appuyé sur sa crosse, que ces trois seigneurs anglais, raides dans leurs cottes d’armes, fussent venus lui faire une annonce plus mesurée, le refus de leur maître, par exemple, de livrer Robert d’Artois, ou bien une protestation contre le décret de saisie de la Guyenne, Philippe sans doute se fût fâché. Mais sa couronne, son royaume tout entier? Cette ambassade, en vérité, était bouffonne.

Mais oui, il entendait bien: la loi salique n’existait pas, son couronnement était irrégulier…

— Et que les pairs m’aient fait roi de leur volonté, que l’archevêque de Reims, voici neuf ans, m’ait sacré, cela non plus, messire évêque, n’existe pas?

— Beaucoup de pairs et barons qui vous ont élu sont morts depuis, répondit Burghersh, et d’autres se demandent si ce qu’ils ont fait alors a été approuvé par Dieu!

Philippe, toujours secoué de rire, renversa la tête en arrière, découvrant les profondeurs de sa gorge.

Et quand le roi Édouard était venu lui rendre l’hommage à Amiens, ne l’avait-il pas reconnu pour roi?

— Notre roi, alors, était mineur. L’hommage qu’il vous fit, et qui eût dû, pour avoir valeur, être consenti par le Conseil de régence, n’avait été décidé que sur l’ordre du traître Mortimer, lequel depuis a été pendu.

Ah bah! il ne manquait pas d’aplomb, l’évêque, qui avait été fait chancelier par Mortimer, lui avait servi de premier conseiller, avait accompagné Édouard à Amiens et lu, lui-même, dans la cathédrale, la formule de l’hommage!

Que disait-il à présent de la même voix? Que c’était à Philippe, en tant que comte de Valois, de rendre l’hommage à Édouard! Car le roi d’Angleterre reconnaissait volontiers à son cousin de France le Valois, l’Anjou, le Maine, et même la pairie… Vraiment c’était trop de magnanimité!

Mais où se trouvait-on, Dieu du ciel, pour entendre pareilles énormités?

On était à l’hôtel de Nesle, parce qu’entre deux séjours à Saint-Germain et à Vincennes le roi passait la journée en cette demeure donnée à son épouse. Car, tout ainsi que de moindres seigneurs disaient: «On se tiendra en la grand-salle», ou «dans la petite chambre aux perroquets», ou encore «on soupera dans la chambre verte», le roi décidait: «Ce jour, je dînerai au Palais de la Cité», ou bien «au Louvre», ou bien «chez mon fils le duc de Normandie, dans l’hôtel qui fut à Robert d’Artois».

Ainsi les vieux murs de l’hôtel de Nesle, et la tour plus vieille encore qu’on apercevait par les fenêtres, étaient témoins de cette farce. Il semble que certains lieux soient désignés pour qu’y passe le drame des peuples sous un déguisement de comédie. En cette demeure où Marguerite de Bourgogne s’était si bien divertie à tromper le Hutin dans les bras du chevalier d’Aunay, sans pouvoir imaginer que cette joyeuseté changerait le cours de la monarchie française, le roi d’Angleterre faisait présenter son défi au roi de France, et le roi de France riait[29]!

Il riait si fort qu’il en était presque attendri; car il reconnaissait, en cette folle ambassade, l’inspiration de Robert. Cette démarche ne pouvait être inventée que par lui. Décidément, le gaillard était fou. Il avait trouvé un autre roi, plus jeune, plus naïf, pour se prêter à ses gigantesques sottises. Mais où s’arrêterait-il? Le défi de royaume à royaume! Le remplacement d’un roi par un autre… Passé un certain degré d’aberration, on ne peut plus tenir rigueur aux gens des outrances qui sont en leur nature.

— Où logez-vous, Monseigneur évêque? demanda Philippe VI courtoisement.

— À l’hôtel du Château Fétu, rue du Tiroir.

— Eh bien! Rentrez-y; ébattez-vous quelques jours en notre bonne ville de Paris, et revenez nous voir, si vous le souhaitez, avec quelque offre plus sensée. En vérité, je ne vous en veux point; et même, pour vous être chargé d’une pareille mission et l’accomplir sans rire, comme je vous le vois faire, je vous tiens pour le meilleur ambassadeur que j’aie jamais reçu…

Il ne savait pas si bien dire, car Henry de Burghersh avant d’arriver à Paris était passé par les Flandres. Il avait eu des conférences secrètes avec le comte de Hainaut, beau-père du roi d’Angleterre, avec le comte de Gueldre, avec le duc de Brabant, avec le marquis de Juliers, avec Jakob Van Artevelde et les échevins de Gand, d’Ypres et de Bruges. Il avait même déjà détaché une partie de sa suite vers l’empereur Louis de Bavière. Certaines paroles qui s’étaient dites, certains accords qui avaient été pris, Philippe VI les ignorait encore.

— Sire, je vous remets les lettres de défi.

— C’est cela, remettez, dit Philippe. Nous garderons ces bonnes feuilles pour les relire souvent, et chasser la tristesse si elle nous vient. Et puis l’on va vous servir à boire. Après tant parler, vous devez avoir le gosier sec.

Et il frappa des mains pour appeler un écuyer.

— À Dieu ne plaise, s’écria l’évêque Burghersh, que je devienne un traître et que je boive le vin d’un ennemi auquel, du fond du cœur, je suis résolu à faire tout le mal que je pourrai!

Alors Philippe de Valois se remit à rire aux éclats, et, sans plus s’inquiéter de l’ambassadeur ni des trois Lords, il prit le roi de Navarre par l’épaule et rentra dans les appartements.

IV AUTOUR DE WINDSOR

Autour de Windsor, la campagne est verte, largement vallonnée, amicale. Le château couronne moins la colline qu’il ne l’enveloppe, et ses rondes murailles font songer aux bras d’une géante endormie sur l’herbe.

Autour de Windsor, le paysage ressemble à celui de la Normandie, du côté d’Évreux, de Beaumont ou de Conches.

Robert d’Artois, ce matin-là, s’en allait à cheval, au pas. Sur son poing gauche, il portait un faucon muscadin dont les serres étaient enfoncées dans le cuir épais du gant. Un seul écuyer le devançait, du côté de la rivière.

Robert s’ennuyait. La guerre de France ne se décidait pas. On s’était contenté, vers la fin de l’année précédente, et comme pour confirmer par un acte belliqueux le défi de la tour de Nesle, de prendre une petite île appartenant au comte de Flandre, au large de Bruges et de l’Écluse. Les Français, en retour, étaient venus brûler quelques bourgs côtiers du sud de l’Angleterre. Aussitôt, à cette guerre non débutée, le pape avait imposé une trêve, et des deux côtés on y avait consenti, pour d’étranges motifs.

Philippe VI, tout en ne parvenant pas à prendre au sérieux les prétentions d’Édouard à la couronne de France, avait toutefois été fort impressionné par un avis de son oncle, le roi Robert de Naples. Ce prince, érudit au point d’en devenir pédant, et l’un des deux seuls souverains du monde, avec un porphyrogénète byzantin, à jamais avoir mérité le surnom d’«Astrologue», venait de se pencher sur les cieux respectifs d’Édouard et de Philippe; ce qu’il y avait lu l’avait assez frappé pour qu’il prît la peine d’écrire au roi de France «d’éviter de se combattre jamais au roi anglais, pour ce que celui-ci serait trop fortuné en toutes les besognes qu’il entreprendrait». Pareilles prédictions vous nouent un peu l’âme, et, si grand tournoyeur qu’on soit, on hésite avant de rompre des lances contre les étoiles.

Édouard III, de son côté, semblait un peu effrayé de sa propre audace. L’aventure dans laquelle il s’était lancé pouvait paraître, à bien des égards, démesurée. Il craignait que son armée ne fût pas assez nombreuse ni suffisamment entraînée; il dépêchait vers les Flandres et l’Allemagne ambassade sur ambassade afin de renforcer sa coalition. Henry Tors-Col, quasi aveugle maintenant, l’exhortait à la prudence, tout au contraire de Robert d’Artois qui poussait à l’action immédiate. Qu’attendait donc Édouard pour se mettre en campagne? Que les princes flamands qu’on était parvenu à rallier fussent morts? Que Jean de Hainaut, exilé maintenant de la cour de France après y avoir été si fort en faveur, et qui vivait de nouveau à celle d’Angleterre, n’eût plus le bras assez fort pour soulever son épée? Que les foulons de Gand et de Bruges fussent lassés et vissent moins d’avantages aux promesses non tenues du roi d’Angleterre qu’à l’obéissance au roi de France? Édouard souhaitait recevoir des assurances de l’empereur; mais l’empereur n’allait pas risquer d’être excommunié une seconde fois avant que les troupes anglaises aient pris pied sur le Continent! On parlait, on parlementait, on piétinait; on manquait de courage, il fallait dire le mot.

Robert d’Artois avait-il à se plaindre? En apparence, nullement. Il était pourvu de châteaux et pensions, dînait auprès du roi, buvait auprès du roi, recevait tous les égards souhaitables. Mais il était las de dépenser ses efforts, depuis trois ans, pour des gens qui ne voulaient point courir de risques, pour un jeune homme à qui il tendait une couronne, quelle couronne! et qui ne s’en saisissait point. Et puis il se sentait seul. Son exil, même doré, lui pesait. Qu’avait-il à dire à la jeune reine Philippa, sinon lui parler de son grand-père Charles de Valois, de sa grand-mère d’Anjou-Sicile? Par moments, il prenait le sentiment d’être lui-même un ancêtre.

Il aurait aimé voir la reine Isabelle, la seule personne en Angleterre avec laquelle il eût vraiment des souvenirs communs. Mais la reine mère n’apparaissait plus à la cour; elle vivait à Castle-Rising, dans le Norfolk, où son fils allait, de loin en loin, la visiter. Depuis l’exécution de Mortimer elle n’avait plus d’intérêt à rien[30]

Robert connaissait les nostalgies de l’émigré. Il pensait à Madame de Beaumont; quel visage aurait-elle, au sortir de tant d’années de réclusion, quand il la retrouverait, si jamais ils devaient être réunis? Reconnaîtrait-il ses fils? Reverrait-il jamais son hôtel de Paris, son hôtel de Conches, reverrait-il la France? Du train qu’allait cette guerre qu’il s’était donné tant de mal à créer, il lui faudrait attendre d’être centenaire avant d’avoir quelque chance de revenir en sa patrie! Alors, ce matin-là, mécontent, irrité, il était parti chasser seul, pour occuper le temps et pour oublier. Mais l’herbe, souple sous les pieds du cheval, l’épaisse herbe anglaise, était encore plus touffue et plus gorgée d’eau que l’herbe du pays d’Ouche. Le ciel avait une teinte bleu pâle, avec de petits nuages déchiquetés et volant très haut; la brise de mai caressait les haies d’aubépine fleurie et les pommiers blancs, pareils aux pommiers et aux aubépines de Normandie.

Robert d’Artois allait avoir bientôt cinquante ans, et qu’avait-il fait de sa vie? Il avait bu, mangé, paillardé, chassé, voyagé, besogné pour lui-même et pour les États, tournoyé, plaidé plus qu’aucun homme en son temps. Nulle existence n’avait connu plus de vicissitudes, de tumulte et de tribulations. Mais jamais il n’avait profité du présent. Jamais il ne s’était vraiment arrêté à ce qu’il faisait, pour savourer l’instant. Son esprit constamment avait été tourné vers le lendemain, vers l’avenir. Son vin trop longtemps avait été dénaturé par le désir de le boire en Artois; au lit de ses amours, c’était la défaite de Mahaut qui avait occupé ses pensées; au plus joyeux tournoi, le soin de ses alliances lui faisait surveiller ses élans. Durant son errance de banni, le brouet de ses haltes, la bière de ses repos, avaient toujours été mêlés d’une âcre saveur de rancune et de haine. Et aujourd’hui encore, à quoi pensait-il? À demain, à plus tard. Une impatience rageuse l’empêchait de profiter de cette belle matinée, de ce bel horizon, de cet air doux à respirer, de cet oiseau tout à la fois sauvage et docile dont il sentait l’étreinte sur son poing… Était-ce cela qu’on appelait vivre, et de cinquante ans passés sur la terre ne restait-il que cette cendre d’espérances?

Il fut tiré de ses songes amers par les cris de son écuyer posté en avant, sur une éminence.

— Au vol, au vol! Oiseau, Monseigneur, oiseau!

Robert se dressa sur sa selle, plissa les paupières. Le faucon muscadin, la tête enfermée dans un capuchon de cuir dont seul le bec dépassait, avait frémi sur le poing; lui aussi connaissait la voix. Il y eut un bruit de roseaux froissés et puis un héron s’éleva des bords de la rivière.

— Au vol, au vol! continuait de crier l’écuyer.

Le grand oiseau, volant à faible hauteur, glissait contre le vent et venait en direction de Robert. Celui-ci le laissa passer, et quand l’oiseau eut pris environ trois cents pieds d’éloignement, alors il libéra le faucon de son capuchon, et d’un large geste le lança en l’air.

Le faucon décrivit trois cercles autour de la tête de son maître, descendit, rasa le sol, aperçut la proie qu’on lui destinait, et fila droit comme trait d’arbalète. Se voyant poursuivi, le héron allongea le cou pour dégorger les poissons qu’il venait d’avaler dans la rivière, et s’alléger d’autant. Mais le muscadin se rapprochait; il montait d’essor, en tournoyant comme s’il suivait une spirale. L’autre, à grands coups d’ailes, s’élevait vers le ciel pour éviter que le rapace ne le coiffât. Il montait, montait, diminuait au regard, mais perdait de la distance, parce qu’il avait été levé contre le vent et se trouvait ralenti par sa propre envergure. Il dut rebrousser chemin, le faucon accomplit un nouveau tourbillon dans les airs et s’abattit sur lui Le héron avait fait un écart de côté, et les serres ne purent assurer leur prise. Étourdi néanmoins par le choc, l’échassier tomba de cinquante pieds, comme une pierre, et puis se remit à fuir. Le faucon fondait à nouveau sur lui Robert et son écuyer suivaient, tête levée, cette bataille où l’agilité l’emportait sur le poids, la vitesse sur la force, la méchanceté belliqueuse sur les instincts pacifiques.

— Vois donc ce héron, criait Robert avec passion, c’est vraiment le plus lâche oiseau qui soit. Il est large quatre fois comme mon petit émouchet, il pourrait l’assommer d’un seul coup de son long bec, et il fuit, le couard, il fuit! Va, mon petit vaillant, cogne! Ah! le brave petit oiseau! Voilà! Voilà l’autre cède, il est pris!

Il mit son cheval au galop pour gagner l’endroit où les oiseaux allaient s’abattre. Le héron avait le cou étreint dans les serres du faucon, il devait étouffer, ses vastes ailes ne battaient plus que faiblement et, dans sa chute, il entraînait son vainqueur. À quelques pieds du sol, l’oiseau de proie ouvrit les serres pour laisser sa victime choir seule et puis se rejeter sur elle et l’achever à coups de bec dans les yeux et la tête. Robert et son écuyer étaient déjà là.

— Au leurre, au leurre! dit Robert.

L’écuyer décrocha de sa selle un pigeon mort et le jeta au faucon, pour le «leurrer». Demi-leurre, en vérité, un faucon bien dressé devait savoir se contenter de cette récompense sans toucher à la proie. Et le vaillant petit muscadin, la face maculée de sang, dévora le pigeon mort, tout en gardant une patte posée sur le héron. Du ciel descendaient lentement quelques plumes grises arrachées pendant le combat.

L’écuyer mit pied à terre, ramassa l’échassier et le présenta à Robert; un héron superbe et qui, ainsi élevé à bout de bras, avait des pattes au bec presque la longueur d’un homme.

— C’est vraiment trop lâche oiseau! répéta Robert. Il n’y a presque point de plaisir à le prendre. Ces hérons sont des braillards qui s’effraient de leur ombre et se mettent à crier quand ils la voient. On devrait laisser ce gibier-là aux vilains.

Le faucon repu, et obéissant au sifflet, était venu se reposer sur le poing de Robert, celui-ci le recoiffa de son capuchon. Puis on reprit au petit trot la direction du château. Soudain, l’écuyer entendit Robert d’Artois rire tout seul d’un éclat bref, sonore, que rien apparemment ne motivait, et qui fit broncher les chevaux.

Comme ils rentraient à Windsor, l’écuyer demanda:

— Que dois-je faire du héron, Monseigneur?

Robert leva les yeux vers la bannière royale qui flottait sur le donjon de Windsor, et son visage prit une expression moqueuse et méchante.

«Prends-le et accompagne-moi aux cuisines, répondit-il. Et puis tu iras quérir un ménestrel ou deux parmi ceux qui sont au château.»

V LES VŒUX DU HÉRON

Le repas en était au quatrième des six services, et la place du comte d’Artois, à la gauche de la reine Philippa, demeurait vide.

— Notre cousin Robert n’est-il donc point rentré? demanda Édouard III qui s’était déjà, en s’asseyant à table, étonné de cette absence.

Un des nombreux écuyers tranchants qui circulaient derrière les convives répondit qu’on avait aperçu le comte Robert, retour de la chasse, voici près de deux heures. Que signifiait pareil manquement? Si même Robert était las, ou malade, il eût pu envoyer un de ses serviteurs pour porter au roi son excuse.

— Robert se conduit à votre cour, Sire mon neveu, tout juste comme il le ferait en auberge. Venant de lui d’ailleurs, ceci n’a rien pour surprendre, dit Jean de Hainaut, l’oncle de la reine Philippa.

Jean de Hainaut, qui se piquait d’être maître en chevalerie courtoise, n’aimait guère Robert, dans lequel il voyait toujours le parjure, banni de la cour de France pour falsification de sceaux; et il blâmait Édouard III de lui accorder si grande créance. Et puis Jean de Hainaut naguère avait été épris de la reine Isabelle, comme Robert, et sans plus de succès; mais il était blessé de la manière gaillarde dont Robert parlait en privé de la reine mère.

Édouard, sans répondre, garda ses longs cils baissés, le temps que s’apaisât l’irritation qu’il éprouvait. Il se retenait d’un mouvement d’humeur qui eût pu faire dire ensuite: «Le roi a parlé sans savoir; le roi a prononcé des mots injustes.» Puis il releva son regard vers la comtesse de Salisbury qui était certes la dame la plus attirante de toute la cour. Grande, avec de belles tresses noires, un visage ovale au teint uni et pâle, et des yeux prolongés d’une ombre mauve au creux des paupières, la comtesse de Salisbury donnait toujours l’impression de rêver. Ces femmes-là sont dangereuses car, sous leur apparence de songe, elles pensent. Les yeux cernés de mauve rencontraient souvent les yeux du roi.

William Montaigu, comte de Salisbury, ne prêtait guère attention à cet échange de regards, d’abord parce qu’il tenait la vertu de sa femme pour aussi certaine que la loyauté du roi, son ami, et aussi parce qu’il était lui-même en ce moment captivé par les rires, la vivacité de parole, le pépiement d’oiseau de la fille du comte de Derby, sa voisine. Les honneurs pleuvaient sur Salisbury; il venait d’être fait gardien des Cinq-Ports et maréchal d’Angleterre.

Mais la reine Philippa, elle, était inquiète. Une femme se sent toujours inquiète lorsqu’elle voit durant qu’elle est enceinte les yeux de son époux se tourner trop souvent vers un autre visage. Or Philippa était prégnante à nouveau et elle ne recevait pas d’Édouard toutes les marques de gratitude, d’émerveillement, qu’il lui avait prodiguées pendant sa première maternité.

Édouard avait vingt-cinq ans; il avait laissé pousser depuis quelques semaines une légère barbe blonde qui n’encadrait que le menton. Était-ce pour plaire à la comtesse de Salisbury? Ou bien pour donner plus d’autorité à son visage qui restait celui d’un adolescent? Avec cette barbe, le jeune roi se mettait à ressembler un peu à son père; le Plantagenet semblait vouloir se manifester en lui, et lutter avec le Capétien. L’homme, simplement à vivre, se dégrade, et perd en pureté ce qu’il gagne en puissance. Une source, si transparente soit-elle, ne peut éviter de charrier, lorsqu’elle devient fleuve, les boues et les limons. Madame Philippa avait des raisons d’être inquiète…

Soudain des accents de vielle tournée et de luth pincé résonnèrent, aigrelets, derrière la porte dont les vantaux s’ouvrirent. Deux petites chambrières âgées au plus de quatorze ans parurent, couronnées de feuillages, en longues chemises blanches, et jetant devant elles des fleurs d’iris, de marguerites et d’églantines qu’elles sortaient d’une panière. En même temps, elles chantaient: «Je vais à la verdure car l’amour me l’apprend.» Deux ménestrels suivaient, les accompagnant de leurs instruments. Robert d’Artois marchait derrière eux, dépassant à mi-corps le petit orchestre, et soulevant à deux bras son héron rôti sur un large plat d’argent.

Toute la cour se mit à sourire, puis à rire, de cette entrée de farce. Robert d’Artois jouait les écuyers tranchants. On ne pouvait inventer manière plus gentille et plus gaie de se faire pardonner un retard.

Les valets avaient interrompu leur service et, le couteau ou l’aiguière en main, ils s’apprêtaient à se former en cortège pour prendre part au jeu.

Mais soudain la voix du géant s’éleva, couvrant chanson, luth et vielle:

— Ouvrez vos rangs, mauvaises gens faillis! C’est à votre roi que je viens faire présent.

On riait toujours. Ce «mauvaises gens faillis» semblait une joyeuse trouvaille. Robert s’était arrêté auprès d’Édouard III et, esquissant un fléchissement de genou, lui présentait le plat.

— Sire, s’écria-t-il, j’ai là un héron que mon faucon a pris. C’est le plus lâche oiseau qui soit de par le monde, car il fuit devant tous les autres. Les gens de votre pays, à mon avis, devraient s’y vouer, et je le verrais figurer aux armes d’Angleterre mieux que je n’y vois les lions. C’est à vous, roi Édouard, que j’en veux faire l’offrande car il revient de droit au plus lâche et plus couard prince de ce monde, qu’on a déshérité du royaume de France, et auquel le cœur manque pour conquérir ce qui lui appartient.

On s’était tu. Un silence, angoissé chez certains, indigné chez les autres, avait remplacé les rires. L’insulte était indubitable. Déjà Salisbury, Suffolk, Guillaume de Mauny, Jean de Hainaut, à demi levés de leurs sièges, attendaient, pour se jeter sur le comte d’Artois, un geste du roi. Robert ne semblait pas ivre. Était-il fou? Certes il fallait qu’il le fût car jamais on n’avait ouï que personne en aucune cour, et à plus forte raison pour un étranger banni de son pays natal, eût agi de pareille façon.

Les joues du jeune roi s’étaient empourprées. Édouard regardait Robert droit dans les yeux. Allait-il le chasser de la salle, le chasser de son royaume?

Édouard prenait toujours quelques secondes avant de parler, sachant que chaque parole de roi compte, ne fût-ce que lorsqu’il dit «Bonne nuit» à son écuyer. Clore par force une bouche ne supprime pas l’outrage qu’elle a proféré. Édouard était sage, et il était honnête. On ne montre pas son courage en ôtant, par colère, à un parent qu’on a recueilli, et qui vous sert, les bienfaits qu’on lui a octroyés; on ne montre pas son courage en faisant jeter en prison un homme seul parce qu’il vient de vous accuser de faiblesse. On montre son courage en prouvant que l’accusation est fausse. Il se leva.

— Puisqu’on me traite de couard, face aux dames et à mes barons, il vaut mieux que je dise là-dessus mon avis; et pour vous assurer, mon cousin, que vous m’avez mal jugé, et que ce n’est point lâcheté qui me retient encore, je vous fais vœu qu’avant l’année achevée, j’aurai passé l’eau afin de défier le roi qui se prétend de France, et me combattre à lui, vint-il à moi un contre dix. Je vous sais gré de ce héron, que vous avez pris pour moi, et que j’accepte avec grand merci.

Les convives restaient muets; mais leurs sentiments avaient changé de nature et de dimension. Les poitrines s’élargissaient comme si chacun eût besoin d’aspirer plus d’air. Une cuiller qui tomba rendit dans ce silence un tintement exagéré. Robert avait dans les prunelles une lueur de triomphe. Il s’inclina et dit:

— Sire, mon jeune et vaillant cousin, je n’attendais pas de vous une autre réponse. Votre noble cœur a parlé. J’en ai une grande joie pour votre gloire; et pour moi, sire Édouard, j’en tire grande espérance, car ainsi je pourrai revoir mon épouse et mes enfants. Par Dieu qui nous entend, je vous fais un vœu de partout vous précéder en bataille, et prie que vie assez longue me soit accordée pour vous servir assez et assez me venger.

Puis, s’adressant à la tablée entière:

— Mes nobles Lords, chacun de vous n’aura-t-il pas à cœur de faire vœu comme le roi votre Sire bien-aimé l’a fait?

Toujours portant le héron rôti, aux ailes et au croupion duquel le cuisinier avait replanté quelques-unes de ses plumes, Robert avança vers Salisbury:

— Noble Montaigu, à vous le premier je m’adresse!

— Comte Robert, tout à votre désir, dit Salisbury qui quelques instants plus tôt était prêt à se lancer sur lui.

Et se levant, il prononça:

— Puisque le roi notre Sire a désigné son ennemi, je choisis le mien; et comme je suis maréchal d’Angleterre, je fais vœu de n’avoir repos gagné que lorsque j’aurai défait en bataille le maréchal de Philippe le faux roi de France.

Gagnée par l’enthousiasme, la table l’applaudit.

— Moi aussi, je veux faire vœu, s’écria en battant des mains la demoiselle de Derby. Pourquoi les dames n’auraient-elles pas droit de vouer?

— Mais elles le peuvent, gente comtesse, lui répondit Robert, et à grand avantage; les hommes n’en tiendront que mieux leur foi. Allez, pucelettes, ajouta-t-il pour les deux fillettes couronnées, remettez-vous à chanter en l’honneur de la dame qui veut vouer.

Ménestrels et pucelettes reprirent: «Je vais à la verdure car l’amour me l’apprend.» Puis devant le plat d’argent où le héron se figeait dans sa sauce, la demoiselle de Derby dit, d’une voix aigrelette:

— Je voue et promets à Dieu de Paradis que je n’aurai mari, qu’il soit prince, comte ou baron, avant que le vœu que vient de faire le noble Lord de Salisbury soit accompli. Et quand il reviendra, s’il en échappe vif, le mien corps lui octroie, et de bon cœur.

Ce vœu causa quelque surprise, et Salisbury rougit.

Les belles nattes noires de la comtesse de Salisbury n’eurent pas un mouvement; ses lèvres simplement se pincèrent d’une légère ironie et ses yeux aux ombres mauves cherchèrent à accrocher le regard du roi Édouard, comme pour lui faire comprendre: «Nous n’avons point trop à nous gêner.»

Robert s’arrêta ainsi devant chaque convive, faisant donner quelques tours de vielle et chanter les fillettes pour laisser à chacun le temps de préparer son vœu et choisir son ennemi. Le comte de Derby, père de la demoiselle qui avait fait une déclaration si osée, promit de défier le comte de Flandre; le nouveau comte de Suffolk désigna le roi de Bohême. Le jeune Gautier de Mauny, tout bouillant d’avoir été récemment armé chevalier, impressionna vivement l’assemblée en promettant de réduire en cendres toutes les villes, autour du Hainaut, qui appartenaient à Philippe de Valois, dût-il, jusqu’à ce faire, ne plus voir la lumière que d’un œil.

— Eh bien! qu’il en soit ainsi, dit la comtesse de Salisbury, sa voisine, en lui posant deux doigts sur l’œil droit. Et quand votre promesse sera accomplie, alors mon amour soit à qui plus m’aime; c’est là mon vœu.

En même temps elle regardait le roi. Mais le naïf Gautier, qui croyait cette promesse à lui destinée, garda la paupière fermée après que la dame en eut ôté les doigts. Puis, sortant son mouchoir qui était rouge, il se le noua en travers du front pour tenir l’œil couvert.

Le moment de pure grandeur était passé. Quelques rires se mêlaient déjà à cette compétition de bravoure orale. Le héron était arrivé devant messire Jean de Hainaut, lequel avait bien espéré que la provocation tournerait autrement pour son auteur. Il n’aimait pas à recevoir des leçons d’honneur, et son visage poupin cachait mal son dépit.

— Lorsque nous sommes en taverne, et force vin buvant, dit-il à Robert, les vœux nous coûtent peu pour nous faire regarder des dames. Nous n’avons alors parmi nous que des Olivier, des Roland et des Lancelot. Mais quand nous sommes en campagne sur nos destriers courants, nos écus au col, nos lances abaissées, et qu’une grande froidure nous glace à l’approche de l’ennemi, alors combien de fanfarons aimeraient mieux être dans les caves! Le roi de Bohême, le comte de Flandre et Bertrand le maréchal sont aussi bons chevaliers que nous, cousin Robert, vous le savez bien; car bannis que nous soyons l’un et l’autre de la cour de France, mais pour raisons diverses, nous les avons assez connus; leurs rançons ne nous sont pas encore acquises! Pour ma part je fais vœu simplement que si notre roi Édouard veut passer par le Hainaut, je serai auprès de lui pour toujours soutenir sa cause. Et ce sera la troisième guerre où je le servirai.

Robert venait maintenant vers la reine Philippa. Il mit un genou en terre. La ronde Philippa tourna vers Édouard son visage taché de son.

— Je ne puis faire vœu, dit-elle, sans l’autorisation de mon seigneur.

Elle donnait par là une calme leçon aux dames de sa cour.

— Vouez tout ce qu’il vous plaira, ma mie, vouez ardemment; je ratifie d’avance, et que Dieu vous aide! dit le roi.

— Si donc, mon doux Sire, je puis vouer ce qui me plaît, reprit Philippa, puisque je suis grosse d’enfant et que même le sens remuer, je voue qu’il ne sortira de mon corps que vous ne m’ayez menée outremer pour accomplir votre vœu…

Sa voix tremblait légèrement, comme au jour de ses noces.

— … mais s’il advenait, ajouta-t-elle, que vous me laissiez ici, et partiez outre-mer avec d’autres, alors je m’occirais d’un grand couteau d’acier pour perdre à la fois et mon âme et mon fruit!

Ceci fut prononcé sans emphase, mais bien clairement pour que chacun en fût averti. On évitait de regarder la comtesse de Salisbury. Le roi baissa ses longs cils, prit la main de la reine, la porta à ses lèvres et dit dans le silence, pour rompre le malaise:

— Ma mie, vous nous donnez à tous leçon de devoir. Après vous, personne ne vouera.

Puis à Robert:

— Mon cousin d’Artois, prenez votre place auprès de Madame la reine.

Un écuyer partagea le héron dont la chair était dure pour avoir été cuite trop fraîche, et froide d’avoir si longtemps attendu. Chacun néanmoins en mangea une bouchée. Robert trouva à sa chasse une exquise saveur: la guerre, ce jour-là, était vraiment commencée.

VI LES MURS DE VANNES

Et les vœux prononcés à Windsor furent tenus.

Le 16 juillet de la même année 1338, Édouard III prenait la mer à Yarmouth, avec une flotte de quatre cents vaisseaux. Le lendemain il débarquait à Anvers. La reine Philippa était du voyage, et de nombreux chevaliers, pour imiter Gautier de Mauny, avaient l’œil droit caché par un losange de drap rouge.

Ce n’était pas encore le temps des batailles, mais celui des entrevues. À Coblence, le 5 septembre, Édouard rencontrait l’empereur d’Allemagne.

Pour cette cérémonie, Louis de Bavière s’était composé un étrange costume, moitié empereur, moitié pape, dalmatique de pontife sur tunique de roi, et couronne à fleurons scintillant autour d’une tiare. D’une main il tenait le sceptre, de l’autre le globe surmonté de la croix. Ainsi s’affirmait-il comme le suzerain de la chrétienté entière.

Du haut de son trône, il prononça la forfaiture de Philippe VI, reconnut Édouard comme roi de France et lui remit la verge d’or qui le désignait comme vicaire impérial. C’était là encore une idée de Robert d’Artois qui s’était rappelé comment Charles de Valois, avant chacune de ses expéditions personnelles, prenait soin de se faire proclamer vicaire pontifical. Louis de Bavière jura de défendre, pendant sept ans, les droits d’Édouard, et tous les princes allemands venus avec l’Empereur confirmèrent ce serment.

Cependant Jakob Van Artevelde continuait d’appeler à la révolte les populations du comté de Flandre, d’où Louis de Nevers s’était enfui, définitivement. Édouard III alla de ville en ville, tenant de grandes assemblées où il se faisait reconnaître roi de France. Il promettait de rattacher à la Flandre Douai, Lille, l’Artois même, afin de constituer, de tous ces territoires aux intérêts communs, une seule nation. L’Artois étant cité dans le grand projet, on devinait bien qui l’avait inspiré et en serait, sous tutelle anglaise, le bénéficiaire.

En même temps, Édouard décidait d’augmenter les privilèges commerciaux des cités; au lieu de réclamer des subsides, il accordait des subventions, et il scellait ses promesses d’un sceau où les armes d’Angleterre et de France étaient conjointement gravées.

À Anvers, la reine Philippa donna le jour à son second fils, Lionel.

Le pape Benoît XII multipliait vainement en Avignon ses efforts de paix. Il avait interdit la croisade pour empêcher la guerre franco-anglaise, et celle-ci maintenant n’était que trop certaine.

Déjà, entre avant-gardes anglaises et garnisons françaises, se produisaient de grosses escarmouches, en Vermandois et en Thiérache, auxquelles Philippe VI ripostait en envoyant des détachements en Guyenne et d’autres jusqu’en Écosse pour y fomenter la rébellion au nom du petit David Bruce.

Édouard III faisait la navette entre la Flandre et Londres, engageant aux banques italiennes les joyaux de sa couronne afin de subvenir à l’entretien de ses troupes comme aux exigences de ses nouveaux vassaux.

Philippe VI, ayant levé l’ost, prit l’oriflamme à Saint-Denis et s’avança jusqu’au-delà de Saint-Quentin, puis, à une journée seulement d’atteindre les Anglais, il fit faire demi-tour à toute son armée et alla reporter l’oriflamme sur l’autel de Saint-Denis. Quelle pouvait être la raison de cette étrange dérobade de la part du roi tournoyeur? Chacun se le demandait. Philippe trouvait-il le temps trop mouillé pour engager le combat? Ou bien les prédictions funestes de son oncle Robert l’Astrologue lui étaient-elles soudain revenues en tête? Il déclarait s’être décidé pour un autre projet. L’angoisse, en une nuit, lui avait fait échafauder un autre plan. Il allait conquérir le royaume d’Angleterre. Ce ne serait point la première fois que les Français y prendraient pied; un duc de Normandie, trois siècles plus tôt, n’avait-il pas conquis la Bretagne Grande?… Eh bien! lui, Philippe, paraîtrait sur ces mêmes rivages d’Hastings; un duc de Normandie, son fils, serait à ses côtés! Chacun des deux rois ambitionnait donc de conquérir le royaume de l’autre.

Mais l’entreprise exigeait d’abord la maîtrise de la mer. Édouard ayant la plus grande partie de son armée sur le Continent, Philippe résolut de le couper de ses bases, pour l’empêcher de ravitailler ses troupes ou de les renforcer. Il allait détruire la marine anglaise.

Le 22 juin 1340, devant l’Écluse, dans le large estuaire qui sépare la Flandre de la Zélande, deux cents navires s’avançaient, parés des plus jolis noms, la flamme de France flottant à leur grand mât: La Pèlerine, la Nef-Dieu, la Miquolette, l’Amoureuse, la Faraude, la Sainte-Marie-Porte-Joye… Ces vaisseaux étaient montés par vingt mille marins et soldats, complétés de tout un corps d’arbalétriers; mais on ne comptait guère, parmi eux, plus de cent cinquante gentilshommes. La chevalerie française n’aimait pas la mer.

Le capitaine Barbavera, qui commandait aux cinquante galères génoises louées par le roi de France, dit à l’amiral Béhuchet:

— Monseigneur, voici le roi d’Angleterre et sa flotte qui viennent sur nous. Prenez la pleine mer avec tous vos navires, car si vous restez ici, enfermés comme vous l’êtes dans les grandes digues, les Anglais, qui ont pour eux le vent, le soleil et la marée, vous serreront tant que vous ne saurez vous aider.

On aurait pu l’écouter; il avait trente ans d’expérience navale et, l’année précédente, pour le compte de la France, avait audacieusement brûlé et pillé Southampton. L’amiral Béhuchet, ancien maître des eaux et forêts royales, lui répondit fièrement:

— Honni soit qui s’en ira d’ici!

Il fit ranger ses bâtiments sur trois lignes: d’abord les marins de la Seine, puis les Picards et les Dieppois, enfin les gens de Caen et du Cotentin; il ordonna de lier les navires entre eux par des câbles, et y disposa les hommes comme sur des châteaux forts.

Le roi Édouard, parti l’avant-veille de Londres, commandait une flotte sensiblement égale. Il ne possédait pas plus de combattants que les Français n’en avaient; mais sur les vaisseaux il avait réparti deux mille gentilshommes parmi lesquels Robert d’Artois, malgré le grand dégoût que celui-ci avait de naviguer.

Dans cette flotte se trouvait également, gardée par huit cents soldats, toute une nef de dames d’honneur pour le service de la reine Philippa. Au soir, la France avait dit adieu à la domination des mers. On ne s’était même pas aperçu de la chute du jour tant les incendies des vaisseaux français fournissaient de lumière.

Pêcheurs normands, picards, et marins de la Seine s’étaient fait mettre en pièces par les archers d’Angleterre et par les Flamands venus à la rescousse sur leurs barques plates, du fond de l’estuaire, pour prendre à revers les châteaux forts à voile. Ce n’étaient que craquements de mâtures, cliquetis d’armes, hurlements d’égorgés. On se battait au glaive et à la hache parmi un champ d’épaves. Les survivants, qui cherchaient à échapper à la fin du massacre, plongeaient entre les cadavres, et l’on ne savait plus si l’on nageait dans l’eau ou dans le sang. Des centaines de mains coupées flottaient sur la mer.

Le corps de l’amiral Béhuchet pendait à la vergue du navire d’Édouard. Depuis de longues heures, Barbavera avait pris le large avec ses galères génoises.

Les Anglais étaient meurtris mais triomphants. Leur plus grand désastre: la perte de la nef des dames, coulée au milieu de cris affreux.

Des robes dérivaient parmi le grand charnier marin, comme des oiseaux morts.

Le jeune roi Édouard avait été blessé à la cuisse et le sang ruisselait sur sa botte de cuir blanc; mais les combats désormais se passeraient sur la terre de France.

Édouard III envoya aussitôt à Philippe VI de nouvelles lettres de défi. «Pour éviter de graves destructions aux peuples et aux pays, et une grande mortalité de chrétiens, ce que tout prince doit avoir à cœur d’empêcher», le roi anglais offrait à son cousin de France de le rencontrer en combat singulier, puisque la querelle concernant l’héritage de France leur était affaire personnelle. Et si Philippe de Valois ne voulait point de ce «challenge entre leurs corps», il lui offrait de l’affronter avec seulement cent chevaliers de part et d’autre, en champ clos: un tournoi en somme, mais à lances non épointées, à glaives non rabattus, où il n’y aurait pas de juges diseurs pour surveiller la mêlée et dont le prix ne serait point une broche de parure ou un faucon muscadin, mais la couronne de Saint Louis.

Or le roi tournoyeur répondit que la proposition de son cousin était irrecevable, vu qu’elle avait été adressée à Philippe de Valois et non pas au roi de France dont Édouard était le vassal traîtreusement révolté.

Le pape fit négocier une nouvelle trêve. Les légats se dépensèrent fort et s’attribuèrent tout le mérite d’une paix précaire que les deux princes n’acceptaient que pour se donner le temps de souffler.

Cette seconde trêve avait quelques chances de durer, lorsque mourut le duc de Bretagne.

Il ne laissait pas de fils légitime ni d’héritier direct. Le duché fut réclamé à la fois par le comte de Montfort-l’Amaury, son dernier frère, et par Charles de Blois, son neveu: une autre affaire d’Artois, et qui, juridiquement, se présentait à peu près de la même manière. Philippe VI appuya les prétentions de son parent Charles de Blois, un Valois par alliance. Aussitôt Édouard III prit parti pour Jean de Montfort. Si bien qu’il y eut deux rois de France, ayant chacun son duc de Bretagne, comme chacun avait déjà son roi d’Écosse.

La Bretagne touchait à Robert de fort près, puisqu’il était, par sa mère, du sang de ses ducs. Édouard III ne pouvait ni moins ni mieux faire que de remettre au géant le commandement du corps de bataille qui allait y débarquer.

La grande heure de Robert d’Artois était venue.

Robert a cinquante-six ans. Autour de son visage, aux muscles durcis par une longue destinée de haine, les cheveux ont pris cette bizarre couleur de cidre allongé d’eau qui vient aux hommes roux lorsqu’ils blanchissent. Il n’est plus le mauvais sujet qui s’imaginait faire la guerre quand il pillait les châteaux de sa tante Mahaut. À présent, il sait ce qu’est la guerre; il prépare soigneusement sa campagne; il a l’autorité que confèrent l’âge et toutes les expériences accumulées au long d’une tumultueuse existence. Il est unanimement respecté. Qui donc se rappelle qu’il fut faussaire, parjure, assassin et un peu sorcier? Qui oserait le lui rappeler? Il est Monseigneur Robert, ce colosse vieillissant, mais d’une force toujours surprenante, toujours vêtu de rouge, et toujours sûr de soi, qui s’avance en terre française à la tête d’une armée anglaise. Mais cela compte-t-il pour lui que ses troupes soient étrangères? Et d’ailleurs cette notion existe-t-elle pour aucun des comtes, barons, et chevaliers? Leurs expéditions sont des affaires de famille et leurs combats des luttes d’héritages; l’ennemi est un cousin, mais l’allié est un autre cousin. C’est pour le peuple, dont les maisons vont être brûlées, les granges pillées, les femmes malmenées, que le mot «étranger» signifie «ennemi»; pas pour les princes qui défendent leurs titres et assurent leurs possessions.

Pour Robert, cette guerre entre France et Angleterre c’est sa guerre; il l’a voulue, prêchée, fabriquée; elle représente dix ans d’efforts incessants. Il semble qu’il ne soit né, qu’il n’ait vécu que pour elle. Il se plaignait naguère de n’avoir jamais pu goûter le moment présent; cette fois il le savoure enfin. Il aspire l’air comme une liqueur délectable. Chaque minute est un bonheur. Du haut de son énorme alezan, la tête au vent et le heaume pendu à la selle, il adresse à son monde de grandes joyeusetés qui font trembler. Il a vingt-deux mille chevaliers et soldats sous ses ordres, et, lorsqu’il se retourne, il voit ses lances osciller jusqu’à l’horizon ainsi qu’une terrible moisson. Les pauvres Bretons fuient devant lui, quelques-uns en chariot, la plupart à pied, sur leurs chausses de toile ou d’écorce, les femmes traînant les enfants, et les hommes portant sur l’épaule un sachet de blé noir.

Robert d’Artois a cinquante-six ans, mais de même qu’il peut encore fournir sans fatigue des étapes de quinze lieues, de même il continue de rêver… Demain il va prendre Brest; puis il va prendre Vannes, puis il va prendre Rennes; de là il entrera en Normandie, il se saisira d’Alençon qui est au frère de Philippe de Valois; d’Alençon, il court à Évreux, à Conches, son cher Conches! Il court à Château-Gaillard, libère Madame de Beaumont. Puis il fond, irrésistible, sur Paris; il est au Louvre, à Vincennes, à Saint-Germain, il fait choir du trône Philippe de Valois, et remet la couronne à Édouard qui le fait, lui, Robert, lieutenant général du royaume de France. Son destin a connu des fortunes et des infortunes moins concevables, alors qu’il n’avait pas, soulevant la poussière des routes, toute une armée le suivant.

Et en effet Robert prend Brest, où il délivre la comtesse de Montfort, âme guerrière, corps robuste, qui, tandis que son mari est retenu prisonnier par le roi de France, continue, le dos à la mer, de résister au bout de son duché. Et en effet Robert traverse, triomphant, la Bretagne, et en effet il assiège Vannes; il fait dresser perrières et catapultes, pointer les bombardes à poudre dont la fumée se dissout dans les nuages de novembre, ouvrir une brèche dans les murs. La garnison de Vannes est nombreuse, mais ne paraît pas particulièrement résolue; elle attend le premier assaut pour pouvoir se rendre de façon honorable. Il faudra, de part et d’autre, sacrifier quelques hommes afin que cette formalité soit remplie.

Robert fait lacer son heaume d’acier, enfourche son énorme destrier qui s’affaisse un peu sous son poids, crie ses derniers ordres, abaisse devant son visage la ventaille de son casque, agite d’un geste tournoyant les six livres de sa masse d’armes au-dessus de sa tête. Les hérauts qui font claquer sa bannière hurlent à pleine voix: «Artois à la bataille!»

Des hommes de pied courent à côté des chevaux, portant à six de longues échelles; d’autres tiennent au bout d’un bâton des paquets d’étoupe enflammée; et le tonnerre roule vers l’éboulis de pierres, à l’endroit où le rempart a cédé; et la cotte flottante de Monseigneur d’Artois, sous les lourdes nuées grises, rougeoie comme la foudre…

Un trait d’arbalète, ajusté du créneau, traversa la cotte de soie, l’armure, le cuir du haubergeon, la toile de la chemise. Le choc n’avait pas été plus dur que celui d’une lance de joutes; Robert d’Artois arracha lui-même le trait et, quelques foulées plus loin, sans comprendre ce qui lui arrivait, ni pourquoi le ciel devenait soudain si noir, ni pourquoi ses jambes n’enserraient plus son cheval, il s’écroula dans la boue.

Tandis que ses troupes enlevaient Vannes, le géant déheaumé, étendu sur une échelle, était porté jusqu’à son camp; le sang coulait sous l’échelle.

Robert n’avait jamais été blessé auparavant. Deux campagnes en Flandre, sa propre expédition en Artois, la guerre d’Aquitaine… Robert, à travers tout cela, était passé sans seulement une écorchure. Pas une lance brisée, en cinquante tournois, pas une défense de sanglier ne lui avait même effleuré la peau.

Pourquoi devant Vannes, devant cette ville qui n’offrait pas de résistance véritable, qui n’était qu’une étape secondaire sur la route de son épopée? Aucune prédiction funeste, concernant Vannes ou la Bretagne, n’avait été faite à Robert d’Artois. Le bras qui avait tendu l’arbalète était celui d’un inconnu qui ne savait même pas sur qui il tirait.

Quatre jours Robert lutta, non plus contre les princes et les Parlements, non plus contre les lois d’héritage, les coutumes des comtés, contre les ambitions ou l’avidité des familles royales; il luttait contre sa propre chair. La mort pénétrait en lui, par une plaie aux lèvres noirâtres ouverte entre ce cœur qui avait tant battu et ce ventre qui avait tant mangé; non pas la mort qui glace, celle qui incendie. Le feu s’était mis dans ses veines. Il fallait à la mort brûler en quatre jours les forces qui restaient en ce corps, pour vingt ans de vie.

Il refusa de faire un testament, criant que le lendemain il serait à cheval. Il fallut l’attacher pour lui administrer les derniers sacrements, parce qu’il voulait assommer l’aumônier dans lequel il croyait reconnaître Thierry d’Hirson. Il délirait.

Robert d’Artois avait toujours détesté la mer; un bateau appareilla pour le ramener en Angleterre. Toute une nuit, au balancement des flots, il plaida en justice, étrange justice où il s’adressait aux barons de France en les appelant «mes nobles Lords», et requérait de Philippe le Bel qu’il ordonnât la saisie de tous les biens de Philippe de Valois, manteau, sceptre et couronne, en exécution d’une bulle papale d’excommunication. Sa voix, depuis le château d’arrière, s’entendait jusqu’à l’étrave, montait jusqu’aux hommes de vigie, dans les mâts.

Avant l’aube, il s’apaisa un peu et demanda qu’on approchât son matelas de la porte; il voulait regarder les dernières étoiles. Mais il ne vit pas se lever le soleil. À l’instant de mourir, il imaginait encore qu’il allait guérir. Le dernier mot que ses lèvres formèrent fut: «Jamais!» sans qu’on sût s’il s’adressait aux rois, à la mer ou à Dieu.

Chaque homme en venant au monde est investi d’une fonction infime ou capitale, mais généralement inconnue de lui-même, et que sa nature, ses rapports avec ses semblables, les accidents de son existence le poussent à remplir, à son insu, mais avec l’illusion de la liberté. Robert d’Artois avait mis le feu à l’occident du monde; sa tâche était achevée.

Lorsque le roi Édouard III, en Flandre, apprit sa mort, ses cils se mouillèrent, et il envoya à la reine Philippa une lettre où il disait:

«Doux cœur, Robert d’Artois notre cousin est à Dieu commandé; pour l’affection que nous avions envers lui et pour notre honneur, nous avons écrit à nos chancelier et trésorier, et les avons chargés de le faire enterrer en notre cité de Londres. Nous voulons, doux cœur, que vous veilliez à ce qu’ils fassent bien selon notre volonté. Que Dieu soit gardien de vous. Donné sous notre sceau privé en la ville de Grandchamp, le jour de Sainte-Catherine, l’an de notre règne d’Angleterre seizième et de France tiers.»

Au début de janvier 1343, la crypte de la cathédrale Saint-Paul, à Londres, reçut le plus lourd cercueil qui y fût jamais descendu.


… Et ici l’auteur, contraint par l’histoire à tuer son personnage préféré, avec lequel il a vécu six années, éprouve une tristesse égale à celle du roi Édouard d’Angleterre; la plume, comme disent les vieux conteurs de chroniques, lui échappe hors des doigts, et il n’a plus le désir de poursuivre, au moins immédiatement, sinon pour faire connaître au lecteur la fin de quelques-uns des principaux héros de ce récit.

Franchissons onze ans, et franchissons les Alpes…

Загрузка...