ÉPILOGUE JEAN Ier L’INCONNU

I LA ROUTE QUI MÈNE À ROME

Le lundi 22 septembre 1354, à Sienne, Giannino Baglioni, notable de cette ville, reçut au palais Tolomei, où sa famille tenait compagnie de banque, une lettre du fameux Cola de Rienzi qui avait saisi le gouvernement de Rome en reprenant le titre antique de tribun. Dans cette lettre, datée du Capitole et du jeudi précédent, Cola de Rienzi écrivait au banquier:

«Très cher ami, nous avons envoyé des messagers à votre recherche avec mission de vous prier, s’ils vous rencontraient, de vouloir bien vous rendre à Rome auprès de nous. Ils nous ont rapporté qu’ils vous avaient en effet découvert à Sienne, mais n’avaient pu vous déterminer à venir nous voir. Comme il n’était pas certain qu’on vous découvrirait, nous ne vous avions pas écrit; mais maintenant que nous savons où vous êtes, nous vous prions de venir nous trouver en toute diligence, aussitôt que vous aurez reçu cette lettre, et dans le plus grand secret, pour affaire concernant le royaume de France.»

Pour quelle raison le tribun, grandi dans une taverne du Trastevere mais qui affirmait être fils adultérin de l’empereur Henri VII d’Allemagne — donc un demi-frère du roi Jean de Bohême — et en qui Pétrarque célébrait le restaurateur des anciennes grandeurs de l’Italie, pour quelle raison Cola de Rienzi voulait-il s’entretenir, et d’urgence, et secrètement, avec Giannino Baglioni? Celui-ci ne cessait de se poser la question, les jours suivants, tandis qu’il cheminait vers Rome, en compagnie de son ami le notaire Angelo Guidarelli auquel il avait demandé de l’accompagner, d’abord parce qu’une route faite à deux semble moins longue, et aussi parce que le notaire était un garçon avisé qui connaissait bien toutes les affaires de banque.

En septembre le ciel est encore chaud sur la campagne siennoise, et le chaume des moissons couvre les champs comme d’une fourrure fauve. C’est l’un des plus beaux paysages du monde; Dieu y a tracé avec aisance la courbe des collines, et répandu une végétation riche, diverse, où le cyprès règne en seigneur. L’homme a su travailler cette terre et partout y semer ses logis, qui, de la plus princière villa à la plus humble métairie, possèdent tous, avec leur couleur ocre et leurs tuiles rondes, la même grâce et la même harmonie. La route n’est jamais monotone, serpente, s’élève, descend vers de nouvelles vallées, entre des cultures en terrasses et des oliveraies millénaires. À Sienne, Dieu et l’homme ont eu également du génie.

Quelles étaient ces affaires de France dont le tribun de Rome désirait parler, en secret, au banquier de Sienne? Pourquoi l’avait-il fait approcher à deux reprises, et lui avait-il envoyé cette lettre pressante où il le traitait de «très cher ami»? De nouveaux prêts à consentir au roi de Paris, sans doute, ou des rançons à acquitter pour quelques grands seigneurs prisonniers en Angleterre? Giannino Baglioni ignorait que Cola de Rienzi s’intéressât tellement au sort des Français.

Et si même il en était ainsi, pourquoi le tribun ne s’adressait-il pas aux autres membres de la compagnie, aux plus anciens, à Tolomeo Tolomei, à Andréa, à Giaccomo, qui connaissaient bien mieux ces questions, et étaient allés à Paris autrefois liquider l’héritage du vieil oncle Spinello, quand on avait dû fermer les comptoirs de France? Certes Giannino était né d’une mère française, une belle jeune dame un peu triste, qu’il revoyait au centre de ses souvenirs d’enfance, dans un manoir vétuste en un pays pluvieux. Et certes, son père, Guccio Baglioni, mort depuis quatorze ans déjà, le cher homme, au cours d’un voyage en Campanie… et Giannino, balancé par le pas de son cheval, dessinait un signe de croix discret sur sa poitrine… son père, du temps qu’il séjournait en France, s’était trouvé fort mêlé à de grandes affaires de cour, entre Paris, Londres, Naples et Avignon. Il avait approché les rois et les reines, et même assisté au fameux conclave de Lyon…

Mais Giannino n’aimait pas se souvenir de la France, précisément à cause de sa mère jamais revue, et dont il ignorait si elle était encore vivante ou trépassée; à cause de sa naissance, légitime selon son père, illégitime aux yeux des autres membres de la famille, de tous ces parents brusquement découverts lorsqu’il avait neuf ans: le grand-père Mino Baglioni, les oncles Tolomei, les innombrables cousins… Longtemps Giannino s’était senti étranger, parmi eux. Il avait tout fait pour effacer cette dissemblance, pour s’intégrer à la communauté, pour devenir un Siennois, un banquier, un Baglioni.

S’étant spécialisé dans le négoce des laines, peut-être parce qu’il gardait quelque nostalgie des moutons, des prés verts et des matins de brume, il avait épousé, deux ans après le décès de son père, une héritière de bonne famille siennoise, Giovanna Vivoli, dont lui étaient nés trois fils et avec laquelle il avait vécu fort heureux pendant six ans, avant qu’elle ne mourût pendant l’épidémie de peste noire, en 48. Remarié l’année suivante à une autre héritière, Francesca Agazzano, deux fils encore réjouissaient son foyer, et il attendait présentement une nouvelle naissance.

Il était estimé de ses compatriotes, conduisait ses affaires avec honnêteté, et devait à la considération publique la charge de camerlingue de l’hôpital Notre-Dame-de-la-Miséricorde…

San Quirico d’Orcia, Radicofani, Acquapendente, le lac de Bolsena, Montefiascone; les nuits passées aux hôtelleries à gros portiques, et la route reprise au matin… Giannino et Guidarelli étaient sortis de la Toscane. À mesure qu’il avançait, Giannino se sentait davantage décidé à répondre au tribun Cola, avec toute la courtoisie possible, qu’il ne voulait point se mêler de transactions en France. Le notaire Guidarelli l’approuvait pleinement; les compagnies italiennes gardaient trop mauvais souvenir des spoliations, et trop se détériorait le royaume de France, depuis le début de la guerre d’Angleterre, pour qu’on pût y prendre le moindre risque d’argent. Mieux valait vivre en une bonne petite république comme Sienne, aux arts et au commerce prospères, qu’en ces grandes nations gouvernées par des fous[31]!

Car Giannino, du palais Tolomei, avait bien suivi les affaires françaises durant les dernières années; on gardait là-bas quantité de créances qu’on ne verrait sans doute jamais honorées! Des déments, en vérité, ces Français, à commencer par leur roi Valois qui avait réussi à perdre d’abord la Bretagne et la Flandre, ensuite la Normandie, ensuite la Saintonge, et puis s’était fait buissonner comme chevreuil par les armées anglaises, autour de Paris. Ce héros de tournoi, qui voulait emmener l’univers en croisade, refusait le cartel de défi par lequel son ennemi lui offrait combat dans la plaine de Vaugirard, presque aux portes de son Palais; puis, s’imaginant les Anglais en fuite parce qu’ils se retiraient vers le nord… pour quelle raison auraient-ils fui, alors qu’ils étaient partout victorieux?… Philippe, soudainement, épuisant ses troupes par des marches forcées, se lançait à la poursuite d’Édouard, l’atteignait au-delà de la Somme; et là se terminait sa gloire.

Les échos de Crécy s’étaient répandus jusqu’à Sienne. On savait comment le roi de France avait obligé ses gens de marche à attaquer, sans prendre souffle, après une étape de cinq lieues, et comment la chevalerie française, irritée contre cette piétaille qui n’avançait pas assez vite, avait chargé à travers sa propre infanterie, la bousculant, la renversant, la foulant aux fers des chevaux, pour aller se faire mettre en pièces sous les tirs croisés des archers anglais.

— Ils ont dit, pour expliquer leur défaite, que c’étaient les traits à poudre, fournis aux Anglais par l’Italie, qui avaient semé le désordre et l’effroi dans leurs rangs, à cause du fracas. Mais non, Guidarelli, ce ne sont pas les traits à poudre; c’est leur stupidité.

Ah! On ne pouvait nier qu’il se fût accompli là de beaux faits d’armes. Par exemple, on avait vu Jean de Bohême, devenu aveugle vers la cinquantaine, exiger de se faire conduire quand même au combat, son destrier lié à droite et à gauche aux montures de deux de ses chevaliers; et le roi aveugle s’était enfoncé dans la mêlée, brandissant sa masse d’armes pour l’abattre sur qui? Sur la tête des deux malheureux qui l’encadraient. On l’avait retrouvé mort, toujours lié à ses deux compagnons assommés, parfait symbole de cette caste chevaleresque, enfermée dans la nuit de ses heaumes, qui, méprisant le peuple, se détruisait elle-même comme à plaisir.

Au soir de Crécy, Philippe VI errait dans la campagne, n’ayant plus que six hommes avec lui, et allait frapper à la porte d’un petit manoir en gémissant:

— Ouvrez, ouvrez à l’infortuné roi de France! Messer Dante, on ne devait pas l’oublier, avait maudit autrefois la race des Valois, à cause du premier d’entre eux, le comte Charles, le ravageur de Sienne et de Florence. Tous les ennemis du divino poeta finissaient assez mal.

Et après Crécy, la peste amenée par les Génois. De ceux-là non plus il ne fallait jamais attendre rien de bon! Leurs bateaux avaient rapporté d’Orient le mal affreux qui, gagnant d’abord la Provence, s’était abattu sur Avignon, sur cette ville toute pourrie de débauches et de vices. Il suffisait d’avoir entendu répéter les propos de messer Pétrarque sur cette nouvelle Babylone pour comprendre que sa puante infamie et les péchés qui s’y étalaient la désignaient aux calamités vengeresses.[32]

Le Toscan n’est jamais content de rien ni de personne, sauf de lui-même. S’il ne pouvait médire, il ne pourrait vivre. Et Giannino, en cela, se montrait bien toscan. À Viterbo, Guidarelli et lui n’en avaient pas encore fini de critiquer et de blâmer tout l’univers.

D’abord que faisait le pape en Avignon, au lieu de siéger à Rome, en la place désignée par saint Pierre? Et pourquoi élisait-on toujours des papes français, comme ce Pierre Roger, l’ancien évêque d’Arras, qui avait succédé à Benoît XII et régnait présentement sous le nom de Clément VI? Pourquoi ne nommait-il à son tour que des cardinaux français et refusait-il de rentrer en Italie? Dieu les avait tous punis. Une seule saison voyait la fermeture de sept mille maisons d’Avignon dépeuplée par la peste; on ramassait les cadavres par charretées. Puis le fléau montait vers le nord, à travers un pays épuisé par la guerre. La peste arrivait à Paris où elle causait mille morts par journée; grands ou petits, elle n’épargnait personne. La femme du duc de Normandie, fille du roi de Bohême, était morte de la peste. La reine Jeanne de Navarre, la fille de Marguerite de Bourgogne, était morte de la peste. La mâle reine de France elle-même, Jeanne la Boiteuse, sœur de Marguerite, avait péri de la peste; les Français, qui la détestaient, disaient que son trépas n’était qu’un juste châtiment.

Mais pourquoi Giovanna Baglioni, la première épouse de Giannino, Giovanna aux beaux yeux en amande, au cou pareil à un fût d’albâtre, avait-elle aussi été emportée? Était-ce là justice? Était-il juste que l’épidémie eût dévasté Sienne? Dieu manifestait vraiment peu de discernement et taxait trop souvent les bons pour payer les fautes des méchants.

Bienheureux ceux qui avaient échappé à la peste! Bienheureux messer Giovanni Boccacio, le fils d’un ami des Tolomei, de mère française, comme Giannino, et qui avait pu demeurer à l’abri, hôte d’un riche seigneur, dans une belle villa en lisière de Florence! Tout le temps de la contagion, afin de distraire les réfugiés de la villa Palmieri, et leur faire oublier que la mort rôdait aux portes, Boccacio avait écrit ses beaux et plaisants contes que maintenant l’Italie entière répétait. Le courage montré devant le trépas par les hôtes du comte Palmieri et par messer Boccacio ne valait-il pas toute la sotte bravoure des chevaliers de France? Le notaire Guidarelli partageait complètement cet avis.

Or le roi Philippe s’était remarié trente jours seulement après la mort de la mâle reine. Là encore, Giannino trouvait motif à blâmer, non exactement dans le remariage puisque lui-même en avait fait autant, mais dans l’indécente hâte mise par le roi de France à ses secondes noces. Trente jours! Et qui Philippe VI avait-il choisi? C’était là que l’histoire commençait d’être savoureuse! Il avait enlevé à son fils aîné la princesse à laquelle celui-ci devait se remarier, sa cousine Blanche, fille du roi de Navarre, qu’on surnommait Belle Sagesse.

Ébloui par l’apparition à la cour de cette pucelle de dix-huit ans, Philippe avait exigé de son fils, Jean de Normandie, qu’il la lui cédât, et Jean s’était laissé unir à la comtesse de Boulogne, une veuve de vingt-quatre ans, pour laquelle il n’éprouvait pas grand goût, non plus à vrai dire que pour aucune dame, car il semblait que l’héritier de France fût plutôt tourné vers les écuyers.

Le roi de cinquante-six ans avait alors retrouvé, entre les bras de Belle Sagesse, la fougue de sa jeunesse. Belle Sagesse, vraiment! le nom convenait bien; Giannino et Guidarelli en étaient secoués de rire sur leurs chevaux. Belle Sagesse! Messer Boccacio en eût pu faire un de ses contes. En trois mois, la donzelle avait eu les os du roi tournoyeur, et l’on conduisait à Saint-Denis ce superbe imbécile qui n’avait régné un tiers de siècle que pour conduire son royaume de la richesse à la ruine.

Jean II, le nouveau roi, âgé maintenant de trente-six ans, et qu’on appelait le Bon sans qu’on sût trop pourquoi, possédait tout juste, à ce que les voyageurs rapportaient, les mêmes solides qualités que son père, et le même bonheur dans ses entreprises. Il était seulement un peu plus dépensier, instable, et futile; mais il rappelait aussi sa mère par la sournoiserie et la cruauté. Se croyant constamment trahi, il avait déjà fait décapiter son connétable.

Parce que le roi Édouard III, campant dans Calais par lui conquis, avait institué l’ordre de la Jarretière, un jour qu’il s’était plu à rattacher lui-même le bas de sa maîtresse la belle comtesse de Salisbury, le roi Jean II, ne voulant pas demeurer en reste de chevalerie, avait fondé l’ordre de l’Étoile afin d’en honorer son favori espagnol, le jeune Charles de La Cerda. Ses prouesses s’arrêtaient là.

Le peuple crevait de faim; les campagnes comme l’industrie, par suite de la peste et de la guerre, manquaient de bras; les denrées étaient rares et les prix démesurés; on supprimait des emplois; on imposait sur toutes les transactions une taxe de près d’un sol à la livre.

Des bandes errantes, semblables aux pastoureaux de jadis, mais plus démentes encore, traversaient le pays, des milliers d’hommes et de femmes en haillons qui se flagellaient les uns les autres avec des cordes ou des chaînes, en hurlant des psaumes lugubres le long des routes, et soudain, saisis de fureur, massacraient, comme toujours, les Juifs et les Italiens.

Cependant la cour de France continuait d’étaler un luxe insultant, dépensait pour un seul tournoi ce qui eût suffi à nourrir un an tous les pauvres d’un comté, et se vêtait de façon peu chrétienne, les hommes plus parés de bijoux que les femmes, avec des cottes pincées à la taille, si courtes qu’elles découvraient les fesses, et des chaussures terminées en si longues pointes qu’elles empêchaient de marcher.

Une compagnie de banque un peu sérieuse pouvait-elle à de telles gens consentir de nouveaux prêts ou fournir des laines? Certes non. Et Giannino Baglioni, entrant à Rome, le 2 octobre, par le Ponte Milvio, était bien résolu à le dire au tribun Cola de Rienzi.

II LA NUIT DU CAPITOLE

Les voyageurs s’étaient installés dans une osteria du Campo dei Fiori, à l’heure où les marchandes criardes soldaient leurs bottes de roses et débarrassaient la place du tapis multicolore et embaumé de leurs éventaires.

À la nuit tombante, ayant pris l’aubergiste pour guide, Giannino Baglioni se rendit au Capitole.

L’admirable ville que Rome, où il n’était jamais venu et qu’il découvrait en regrettant de ne pouvoir à chaque pas s’arrêter! Immense en comparaison de Sienne et de Florence, plus grande même, semblait-il, que Paris, ou que Naples, si Giannino se référait aux récits de son père. Le dédale de ruelles s’ouvrait sur des palais merveilleux, brusquement surgis, et dont les porches et les cours étaient éclairés de torches ou de lanternes. Des groupes de garçons chantaient, se tenant par le bras en travers des rues. On se bousculait, mais sans mauvaise humeur, on souriait aux étrangers; les tavernes étaient nombreuses d’où sortaient de bons parfums d’huile chaude, de safran, de poisson frit et de viande rôtie. La vie ne semblait pas s’arrêter avec la nuit.

Giannino monta la colline du Capitole à la lueur des étoiles. L’herbe croissait devant un porche d’église; des colonnes renversées, une statue dressant un bras mutilé attestaient l’antiquité de la cité. Auguste, Néron, Titus, Marc Aurèle avaient foulé ce sol.

Cola de Rienzi soupait en nombreuse compagnie, dans une vaste salle sur les assises mêmes du temple de Jupiter. Giannino vint à lui, mit un genou en terre et se nomma. Aussitôt le tribun, lui prenant les mains, le releva et le fit conduire dans une pièce voisine où, après peu d’instants, il le rejoignit.

Rienzi s’était choisi le titre de tribun, mais il avait plutôt le masque et le port d’un empereur. La pourpre était sa couleur; il drapait son manteau comme une toge. Le col de sa robe cernait un cou large et rond; le visage massif avec de gros yeux clairs, des cheveux courts, un menton volontaire, semblait destiné à prendre place à la suite des bustes des Césars. Le tribun avait un tic léger, un frémissement de la narine droite qui lui donnait une expression d’impatience. Le pas était autoritaire. Cet homme-là montrait bien, rien qu’en paraissant, qu’il était né pour commander, avait de grandes vues pour son peuple, et qu’il fallait se hâter de comprendre ses pensées et de s’y conformer. Il fit asseoir Giannino près de lui, ordonna à ses serviteurs de fermer les portes et de veiller à ce qu’on ne le dérangeât point; puis, tout aussitôt, il commença de poser des questions qui ne concernaient en rien les affaires de banque.

Le commerce des laines, les prêts d’argent, les lettres de change ne constituaient pas son souci. C’était Giannino uniquement, la personne de Giannino, qui l’intéressait. À quel âge Giannino était-il arrivé de France? Où avait-il passé ses premières années? Qui l’avait élevé? Avait-il toujours porté le même nom?

Après chaque demande, Rienzi attendait la réponse, écoutait, hochait le menton, interrogeait de nouveau.

Donc Giannino avait vu le jour dans un couvent de Paris. Sa mère, Marie de Cressay, l’avait élevé jusqu’à l’âge de neuf ans, en Ile-de-France, près d’un bourg nommé Neauphle-le-Vieux. Que savait-il d’un séjour qu’aurait fait sa mère à la cour de France? Le Siennois se rappelait les propos de son père, Guccio Baglioni, à ce sujet: Marie de Cressay, peu après avoir accouché de Giannino, avait été appelée à la cour comme nourrice, pour le fils nouveau-né de la reine Clémence de Hongrie; mais elle y était peu restée, puisque l’enfant de la reine était mort au bout de quelques jours, empoisonné disait-on.

Et Giannino se mit à sourire. Il avait été frère de lait d’un roi de France; c’était chose à laquelle il ne songeait presque jamais et qui lui paraissait soudain incroyable, presque risible, lorsqu’il se contemplait, tout près d’atteindre quarante ans, dans sa tranquille existence de bourgeois italien.

Mais pourquoi Rienzi lui posait-il toutes ces questions? Pourquoi le tribun aux gros yeux clairs, le bâtard de l’avant-dernier empereur, l’observait-il avec cette attention réfléchie?

— C’est bien vous, dit enfin Cola de Rienzi, c’est bien vous…

Giannino ne comprenait pas ce qu’il entendait par là. Il fut encore plus surpris quand il vit l’imposant tribun mettre un genou en terre et s’incliner jusqu’à lui baiser le pied droit.

— Vous êtes le roi de France, déclara Rienzi, et c’est ainsi que tout le monde doit vous traiter désormais.

Les lumières vacillèrent un peu autour de Giannino.

Quand la maison où l’on se tient paisiblement à dîner se fissure soudain parce que le sol est en train de glisser, quand le bateau sur lequel on dort vient en pleine nuit éclater contre un récif, on ne comprend pas non plus, dans le premier instant, ce qui arrive.

Giannino Baglioni était assis dans une chambre du Capitole; le maître de Rome s’agenouillait à ses pieds et lui affirmait qu’il était roi de France.

— Il y a eu neuf ans au mois de juin, la dame Marie de Cressay est morte…

— Ma mère est morte? s’écria Giannino.

— Oui, mon grandissime Seigneur… celle plutôt que vous croyiez votre mère. Et l’avant-veille de mourir elle s’est confessée…

C’était la première fois que Giannino s’entendait appeler «grandissime Seigneur» et il en demeura bouche bée, plus stupéfait encore que du baise-pied.

Donc, se sentant proche de trépasser, Marie de Cressay avait appelé auprès de son lit un moine augustin d’un couvent voisin, Frère Jourdain d’Espagne, et elle s’était confessée à lui.

L’esprit de Giannino remontait vers ses premiers souvenirs. Il voyait la chambre de Cressay et sa mère blonde et belle… Elle était morte depuis neuf ans, et il ne le savait pas. Et voilà qu’à présent elle n’était plus sa mère.

Frère Jourdain, à la demande de la mourante, avait consigné par écrit cette confession qui constituait la révélation d’un extraordinaire secret d’État, et d’un non moins extraordinaire crime.

— Je vous montrerai la confession, ainsi que la lettre de Frère Jourdain; tout cela est en ma possession, dit Cola de Rienzi.

Le tribun parla pendant quatre heures pleines. Il n’en fallait pas moins, et d’abord pour instruire Giannino d’événements, vieux de quarante ans, qui faisaient partie de l’histoire du royaume de France: la mort de Marguerite de Bourgogne, le remariage du roi Louis X avec Clémence de Hongrie.

— Mon père avait été de l’ambassade qui alla chercher la reine à Naples; il me l’a plusieurs fois raconté, dit Giannino; il faisait partie de la suite d’un certain comte de Bouville…

— Le comte de Bouville, dites-vous? Tout se confirme bien! C’est ce même Bouville qui était curateur au ventre de la reine Clémence, votre mère, noblissime Seigneur, et qui alla faire prendre, pour vous nourrir, la dame de Cressay au couvent où elle venait d’accoucher. Elle a raconté cela précisément.

À mesure que le tribun parlait, son visiteur se sentait perdre la raison. Tout était retourné; les ombres devenaient claires, le jour devenait noir. Giannino obligeait souvent Rienzi à revenir en arrière, comme lorsqu’on reprend une opération de calcul trop compliquée. Il apprenait d’un seul coup que son père n’était pas son père, que sa mère n’était pas sa mère, et que son père véritable, un roi de France, assassin d’une première épouse, avait fini lui-même assassiné. Il cessait d’être le frère de lait d’un roi de France mort au berceau; il était ce roi même soudain ressuscité.

— On vous a toujours appelé Jean, n’est-ce pas? La reine votre mère vous avait donné ce nom à cause d’un vœu. Jean ou Giovanni, qui fait Giovannino, ou Giannino… Vous êtes Jean Ier le Posthume.

Le Posthume! Une appellation sinistre, un de ces mots qui évoquent le cimetière et que les Toscans n’entendent pas sans faire les cornes avec leur main gauche.

Brusquement, le comte Robert d’Artois, la comtesse Mahaut, ces noms qui appartenaient aux grands souvenirs de son père… non, pas son père; enfin l’autre, Guccio Baglioni… surgissaient dans le récit du tribun, chargés de rôles terribles. La comtesse Mahaut, qui avait déjà empoisonné le père de Giannino, oui, le roi Louis!.. avait entrepris de faire périr également le nouveau-né.

— Mais le comte de Bouville, prudent, avait échangé l’enfant de la reine avec celui de la nourrice, qui d’ailleurs s’appelait Jean, également. C’est ce dernier qui a été tué, et enterré à Saint-Denis…

Et Giannino éprouva comme une sensation d’épaississement de son malaise, parce qu’il ne pouvait se déshabituer si vite d’être Giannino Baglioni, l’enfant du marchand siennois, et que c’était comme si on lui annonçait qu’il avait cessé de respirer à l’âge de cinq jours et que sa vie depuis, toutes ses pensées, tous ses actes, son corps même, n’étaient qu’illusion. Il se sentait s’évanouir, s’emplir d’ombre, se muer en son propre fantôme. Où se trouvait-il vraiment, sous la dalle de Saint-Denis, ou bien ici, au Capitole?

— Elle m’appelait parfois: «Mon petit prince», murmura-t-il.

— Qui cela?

— Ma mère… je veux dire, la dame de Cressay… quand nous étions seuls. Je croyais que c’était un mot comme les mères de France en donnent à leurs enfants; et elle me baisait les mains, et elle se mettait à pleurer… Oh! que de choses me reviennent… Et cette pension qu’envoyait le comte de Bouville, et qui faisait que les oncles Cressay, le barbu et l’autre, étaient plus gentils avec moi les jours où la bourse arrivait.

Qu’étaient devenus tous ces gens? Ils étaient morts pour la plupart, et depuis longtemps: Mahaut, Bouville, Robert d’Artois… Les frères Cressay avaient été armés chevaliers la veille de la bataille de Crécy, sur un jeu de mots du roi Philippe VI.

— Ils devaient être déjà assez vieux…

Mais alors, si Marie de Cressay n’avait jamais voulu revoir Guccio Baglioni, ce n’était pas qu’elle le détestât, comme celui-ci le prétendait amèrement, mais pour garder le serment qu’on lui avait fait prononcer par force, en lui remettant le petit roi sauvé.

— Par crainte de représailles également, sur elle-même ou sur son mari, expliqua Cola de Rienzi. Car ils étaient mariés, secrètement mais réellement, par un moine. Cela aussi elle l’a dit dans sa confession. Et un jour Baglioni est venu vous enlever, quand vous aviez neuf ans.

— Je me souviens bien de ce départ… et elle, ma… la dame de Cressay, elle ne s’est jamais remariée.

— Jamais, puisqu’elle avait contracté union.

— Lui non plus ne s’est pas remarié.

Giannino resta songeur un moment, s’entraînant à penser à la morte de Cressay, au mort de Campanie, comme à des parents d’adoption. Puis soudain il demanda:

— Pourrais-je avoir un miroir?

— Certes, dit le tribun avec une légère surprise.

Il frappa dans ses mains et donna un ordre à un serviteur.

— J’ai vu la reine Clémence, une fois… précisément quand je fus emmené de Cressay et que je passai quelques jours à Paris, chez l’oncle Spinello. Mon père… adoptif, ainsi que vous dites… me conduisit la saluer. Elle m’a donné des dragées. Alors, c’était elle, ma mère?

Les larmes lui montaient aux yeux. Il glissa la main sous le col de sa robe, sortit un petit reliquaire pendu à une cordelette de soie:

— Cette relique de saint Jean venait d’elle…

Il cherchait désespérément à retrouver les traits exacts du visage de la reine, pour autant qu’ils se fussent inscrits dans sa mémoire d’enfant. Il se rappelait seulement l’apparition d’une femme merveilleusement belle, tout en blanc dans le costume des reines veuves, et qui lui avait posé sur le front une main distraite et rose… «Et je n’ai pas su que j’étais devant ma mère. Et elle, jusqu’à son dernier jour, a cru son fils mort…»

Ah! cette comtesse Mahaut était une bien grande criminelle, pour avoir non seulement assassiné un innocent nouveau-né, mais encore jeté dans tant d’existences le désarroi et le malheur!

L’impression d’irréalité de sa personne avait à présent disparu chez Giannino pour faire place à une sensation de dédoublement tout aussi angoissante. Il était lui-même et un autre, le fils du banquier siennois et le fils du roi de France.

Et sa femme, Francesca? Il y pensa soudain. Qui avait-elle épousé? Et ses propres enfants? Alors ils descendaient de Hugues Capet, de Saint Louis, de Philippe le Bel?

— Le pape Jean XXII devait avoir eu vent de cette affaire, reprit Cola de Rienzi. On m’a rapporté que certains cardinaux dans son entourage chuchotaient qu’il doutait que le fils du roi Louis X fût mort. Simple présomption, pensait-on, comme il en court tellement et qui ne paraissait guère fondée, jusqu’à cette confession in extremis de votre mère adoptive, votre nourrice, qui fit promettre au moine augustin de vous rechercher et vous apprendre la vérité. Toute sa vie, elle avait, par son silence, obéi aux ordres des hommes: mais à l’instant de paraître devant Dieu, et comme ceux qui lui avaient imposé ce silence étaient décédés sans l’avoir relevée du serment, elle voulut se délivrer de son secret.

Et Frère Jourdain d’Espagne, fidèle à la promesse donnée, s’était mis à la recherche de Giannino; mais la guerre et la peste l’avaient empêché d’aller plus loin que Paris. Les Tolomei n’y tenaient plus comptoir. Frère Jourdain ne se sentait plus en âge d’entreprendre de longs voyages.

— Il remit donc confession et récit, reprit Rienzi, à un autre religieux de son ordre, le Frère Antoine, homme d’une grande sainteté qui a accompli plusieurs fois le pèlerinage de Rome et qui m’était venu visiter précédemment. C’est ce Frère Antoine qui, voici deux mois, se trouvant malade à Porto Vénère, m’a laissé connaître tout ce que je viens de vous apprendre, en m’envoyant les pièces et son propre récit. J’ai un moment hésité, je vous l’avoue, à croire toutes ces choses. Mais, à la réflexion, elles m’ont paru trop extraordinaires et fantastiques pour avoir été inventées; l’imagination humaine ne saurait aller jusque-là. C’est la vérité souvent qui nous surprend. J’ai fait contrôler les dates, recueillir divers indices, et envoyé à votre recherche; je vous ai d’abord adressé ces émissaires qui, faute d’être porteurs d’un écrit, n’ont pu vous convaincre de venir à moi; et enfin, je vous ai mandé cette lettre grâce à laquelle, mon grandissime Seigneur, vous vous trouvez ici. Si vous voulez faire valoir vos droits à la couronne de France, je suis prêt à vous y aider.

On venait d’apporter un miroir d’argent. Giannino l’approcha des grands candélabres, et s’y regarda longuement. Il n’avait jamais aimé son visage; cette rondeur un peu molle, ce nez droit mais sans caractère, ces yeux bleus sous des sourcils trop pâles, était-ce là le visage d’un roi de France? Giannino cherchait, dans le fond du miroir, à dissiper le fantôme, à se reconstituer…

Le tribun lui posa la main sur l’épaule.

— Ma naissance aussi, dit-il gravement, fut longtemps entourée d’un bien singulier mystère. J’ai grandi dans une taverne de cette ville; j’y ai servi le vin aux portefaix. Je n’ai su qu’assez tard de qui j’étais le fils.

Son beau masque d’empereur, où seule la narine droite frémissait, s’était un peu affaissé.

III «NOUS, COLA DE RIENZI…»

Giannino, sortant du Capitole à l’heure où les premières lueurs de l’aurore commençaient à ourler d’un trait cuivré les ruines du Palatin, ne rentra pas dormir au Campo dei Fiori. Une garde d’honneur, fournie par le tribun, le conduisit de l’autre côté du Tibre, au château Saint-Ange où un appartement lui avait été préparé.

Le lendemain, cherchant l’aide de Dieu pour apaiser le grand trouble qui l’agitait, il passa plusieurs heures dans une église voisine; puis il regagna le château Saint-Ange. Il avait demandé son ami Guidarelli; mais il fut prié de ne s’entretenir avec personne avant d’avoir revu le tribun. Il attendit, seul jusqu’au soir, qu’on vînt le chercher. Il semblait que Cola de Rienzi ne traitât ses affaires que de nuit.

Giannino retourna donc au Capitole où le tribun l’entoura de plus grands égards encore que la veille et s’enferma de nouveau avec lui.

Cola de Rienzi avait son plan de campagne qu’il exposa: il adressait immédiatement des lettres au pape, à l’Empereur, à tous les souverains de la chrétienté, les invitant à lui envoyer leurs ambassadeurs pour une communication de la plus haute importance, mais sans laisser percer la nature de cette communication; puis, devant tous les ambassadeurs réunis en une audience solennelle, il faisait apparaître Giannino, revêtu des insignes royaux, et le leur désignait comme le véritable roi de France… Si le noblissime Seigneur lui donnait son accord, bien entendu.

Giannino était roi de France depuis la veille, mais banquier siennois depuis vingt ans; et il se demandait quel intérêt Rienzi pouvait avoir à prendre ainsi parti pour lui, avec une impatience, une fébrilité presque, qui agitait tout le grand corps du potentat. Pourquoi, alors que depuis la mort de Louis X quatre rois s’étaient succédé au trône de France, voulait-il ouvrir une telle contestation? Était-ce simplement, comme il l’affirmait, pour dénoncer une injustice monstrueuse et rétablir un prince spolié dans son droit? Le tribun livra assez vite le bout de sa pensée.

— Le vrai roi de France pourrait ramener le pape à Rome. Ces faux rois ont de faux papes.

Rienzi voyait loin. La guerre entre la France et l’Angleterre, qui commençait à tourner en guerre d’une moitié de l’Occident contre l’autre, avait, sinon pour origine, au moins pour fondement juridique, une querelle successorale et dynastique. En faisant surgir le titulaire légitime et véritable du trône de France, on déboutait les deux autres rois de toutes leurs prétentions. Alors, les souverains d’Europe, au moins les souverains pacifiques, tenaient assemblée à Rome, destituaient le roi Jean II et rendaient au roi Jean Ier sa couronne. Et Jean Ier décidait le retour du Saint-Père dans la Ville éternelle. Il n’y avait plus de visées de la cour de France sur les terres impériales d’Italie; il n’y avait plus de luttes entre Guelfes et Gibelins; l’Italie, dans son unité retrouvée, pouvait aspirer à reprendre sa grandeur de jadis; enfin le pape et le roi de France, s’ils le souhaitaient, pouvaient même, de l’artisan de cette grandeur et de cette paix, de Cola de Rienzi, fils d’empereur, faire l’Empereur, et pas un empereur à l’allemande, un empereur à l’antique! La mère de Cola était du Trastevere, où les ombres d’Auguste, de Titus, de Trajan, se promènent toujours, même aux tavernes, et y font lever les rêves…

Le lendemain 4 octobre, au cours d’une troisième entrevue, celle-ci dans la journée, Rienzi remettait à Giannino, qu’il appelait désormais Giovanni di Francia, toutes les pièces de son extraordinaire dossier: la confession de la fausse mère, le récit du Frère Jourdain d’Espagne, la lettre du Frère Antoine; enfin, ayant appelé un de ses secrétaires, il commença de dicter l’acte qui authentifiait le tout:

— Nous, Cola de Rienzi, chevalier par la grâce du Siège apostolique, sénateur illustre de la Cité sainte, juge, capitaine et tribun du peuple romain, avons bien examiné les pièces qui nous ont été délivrées par le Frère Antoine, et nous y avons d’autant plus ajouté foi qu’après tout ce que nous avons appris et entendu, c’est en effet par la volonté de Dieu que le royaume de France a été en proie, pendant de longues années, tant à la guerre qu’à des fléaux de toutes sortes, toutes choses que Dieu a permises, nous le croyons, en expiation de la fraude qui a été commise à l’égard de cet homme, et qui a fait qu’il a été longtemps dans l’abaissement et la pauvreté…

Le tribun semblait plus nerveux que la veille; il s’arrêtait de dicter chaque fois qu’un bruit non familier parvenait à son oreille, ou au contraire qu’un silence un peu long s’établissait. Ses gros yeux se dirigeaient souvent vers les fenêtres ouvertes; on eût dit qu’il épiait la ville.

— … Giannino s’est présenté devant nous, à notre invitation, le jeudi 2 octobre. Avant de lui parler de ce que nous avions à lui dire, nous lui avons demandé ce qu’il était, sa condition, son nom, celui de son père, et toutes les choses qui le concernaient. D’après ce qu’il nous a répondu, nous avons trouvé que ses paroles s’accordaient avec ce que disaient les lettres du Frère Antoine; ce que voyant, nous lui avons respectueusement révélé tout ce que nous avions appris. Mais comme nous savons qu’un mouvement se prépare à Rome contre nous…

Giannino eut un sursaut. Comment! Cola de Rienzi, si puissant qu’il parlait d’envoyer des ambassadeurs au pape et à tous les princes du monde, redoutait… Il leva le regard vers le tribun; celui-ci confirma, en abaissant lentement les paupières sur ses yeux clairs; sa narine droite tremblait.

— Les Colonna, dit-il sombrement. Puis il se remit à dicter:

— … Comme nous craignons de périr avant de lui avoir donné quelque appui ou quelque moyen pour recouvrer son royaume, nous avons fait copier toutes ces lettres et les lui avons remises en main propre, le samedi 4 octobre 1354, les ayant scellées de notre sceau marqué de la grande étoile entourée de huit petites, avec le petit cercle au milieu, ainsi que des armes de la Sainte Église et du peuple romain, pour que les vérités qu’elles contiennent en reçoivent une garantie plus grande et pour qu’elles soient connues de tous les fidèles. Puisse Notre Très Pieux et Très Gracieux Seigneur Jésus-Christ nous accorder une vie assez longue pour qu’il nous soit donné de voir triomphante en ce monde une aussi juste cause. Amen, amen!

Quand ceci fut fait, Rienzi s’approcha de la fenêtre ouverte et, prenant Jean Ier par l’épaule d’un geste presque paternel, il lui montra, à cent pieds plus bas, le grand désordre de ruines du forum antique, les arcs de triomphe et les temples écroulés. Le soleil couchant teintait d’or rose cette fabuleuse carrière où Vandales et papes s’étaient fournis de marbre pendant près de dix siècles, et qui n’était pas encore épuisée. Du temple de Jupiter, on apercevait la maison des Vestales, le laurier qui croissait au temple de Vénus…

— C’est là, dit le tribun désignant la place de l’ancienne Curie romaine, c’est là-bas que César fut assassiné… Voulez-vous me rendre un très grand service, mon noble Seigneur? Nul ne vous connaît encore, nul ne sait qui vous êtes, et vous pouvez cheminer en paix comme un simple bourgeois de Sienne. Je veux vous aider de tout mon pouvoir; encore faut-il pour cela que je sois vivant. Je sais qu’une conspiration se trame contre moi. Je sais que mes ennemis veulent mettre fin à mes jours. Je sais qu’on surveille les messagers que j’envoie hors de Rome. Partez pour Montefiascone, présentez-vous de ma part au cardinal Albornoz, et dites-lui de m’envoyer des troupes, avec la plus grande urgence.

Dans quelle aventure Giannino se trouvait-il, en si peu d’heures, engagé? Revendiquer le trône de France! Et à peine était-il Prince prétendant, partir en émissaire du tribun pour lui chercher du secours. Il n’avait dit oui à rien, et à rien ne pouvait dire non.

Le lendemain 5 octobre, après une course de douze heures il parvenait à ce même Montefiascone qu’il avait traversé, médisant si fort de la France et des Français, cinq jours plus tôt. Il parla au cardinal Albornez qui aussitôt décida de marcher sur Rome avec les soldats dont il disposait; mais il était déjà trop tard. Le mardi 7 octobre, Cola de Rienzi était assassiné.

IV LE ROI POSTHUME

Et Giovanni di Francia rentra à Sienne, y reprit son commerce de banque et de laines, et pendant deux ans se tint coi. Simplement, il se regardait souvent dans les miroirs. Il ne s’endormait pas sans penser qu’il était le fils de la reine Clémence de Hongrie, le parent des souverains de Naples, l’arrière-petit-fils de Saint Louis. Mais il n’avait pas une immense audace de cœur; on ne sort pas brusquement de Sienne, à quarante ans, pour crier: «Je suis le roi de France», sans risquer d’être pris pour un fou. L’assassinat de Cola de Rienzi, son protecteur de trois jours, l’avait fait sérieusement réfléchir. Et d’abord, qui serait-il allé trouver?

Toutefois il n’avait pas gardé la chose si secrète qu’il n’en eût parlé un peu à son épouse Francesca, curieuse comme toutes les femmes, à son ami Guidarelli, curieux comme tous les notaires, et surtout Fra Bartolomeo, de l’ordre des Frères Prêcheurs, curieux comme tous les confesseurs.

Fra Bartolomeo était un moine italien, enthousiaste et bavard, qui se voyait déjà chapelain de roi. Giannino lui avait montré les pièces remises par Rienzi; il commença d’en parler dans la ville. Et les Siennois bientôt de se chuchoter ce miracle: le légitime roi de France était parmi leurs concitoyens! On s’attroupait devant le palazzo Tolomei; quand on venait commander des laines à Giannino, on se courbait très bas; on était honoré de lui signer une traite; on se le désignait lorsqu’il marchait dans les petites rues. Les voyageurs de commerce qui avaient été en France assuraient qu’il avait tout à fait le visage des princes de là-bas, blond, les joues larges, les sourcils un peu écartés.

Et voilà les marchands siennois dispersant la nouvelle auprès de leurs correspondants en tous comptoirs italiens d’Europe. Et voilà qu’on découvre que les Frères Jourdain et Antoine, les deux Augustins que chacun croyait morts, tant ils se présentaient dans leurs relations écrites comme vieux ou malades, étaient toujours bien vivants, et même s’apprêtaient à partir pour la Terre sainte. Et voilà que ces deux moines écrivent au Conseil de la République de Sienne, pour confirmer toutes leurs déclarations antérieures; et même le Frère Jourdain écrit à Giannino, lui parlant des malheurs de la France et l’exhortant à prendre bon courage!

Les malheurs en effet étaient grands. Le roi Jean II, «le faux roi» disaient maintenant les Siennois, avait donné toute la mesure de son génie dans une grande bataille qui s’était livrée à l’ouest de son royaume, du côté de Poitiers. Parce que son père Philippe VI s’était fait battre à Crécy par des troupes de pied, Jean II, le jour de Poitiers, avait décidé de mettre à terre ses chevaliers, mais sans leur laisser ôter leurs armures, et de les faire marcher ainsi contre un ennemi qui les attendait en haut d’une colline. On les avait découpés dans leurs cuirasses comme des homards crus.

Le fils aîné du roi, le dauphin Charles, qui commandait un corps de bataille, s’était éloigné du combat, sur l’ordre de son père assurait-on, mais avec bien de l’empressement à exécuter cet ordre. On racontait aussi que le dauphin avait les mains qui gonflaient et qu’à cause de cela il ne pouvait tenir longtemps une épée. Sa prudence, en tout cas, avait sauvé quelques chevaliers à la France, tandis que Jean II, isolé avec son dernier fils Philippe qui lui criait: «Père, gardez-vous à droite, père, gardez-vous à gauche!» alors qu’il avait à se garder d’une armée entière, finissait par se rendre à un chevalier picard passé au service des Anglais.

À présent le roi Valois était prisonnier du roi Édouard III. N’avançait-on pas, comme prix de sa rançon, le chiffre fabuleux d’un million de florins? Ah! il ne fallait pas compter sur les banquiers siennois pour y contribuer.

On commentait toutes ces nouvelles, avec beaucoup d’animation, un matin d’octobre 1356, devant le Municipio de Sienne, sur la belle place en amphithéâtre bordée de palais ocres et roses; on en discutait, en faisant de grands gestes qui effarouchaient les pigeons, lorsque soudain Fra Bartolomeo s’avança dans sa robe blanche vers le groupe le plus nombreux, et, justifiant sa renommée de Frère Prêcheur, commença de parler comme s’il eût été en chaire.

— On va voir enfin ce qu’est ce roi prisonnier et quels sont ses titres à la couronne de Saint Louis! Le moment de la justice est arrivé; les calamités qui s’appesantissent sur la France depuis vingt-cinq années ne sont que le châtiment d’une infamie, et Jean de Valois n’est qu’un usurpateur… Usurpatore, usurpatore! hurlait Fra Bartolomeo devant la foule qui grossissait. Il n’a aucun droit au trône qu’il occupe. Le véritable, le légitime roi de France, c’est à Sienne qu’il se trouve et tout le monde le connaît: on l’appelle Giannino Baglioni…

Son doigt indiquait par-dessus les toits la direction du palais Tolomei.

— … on le croit le fils de Guccio, fils de Mino; mais en vérité il est né en France, du roi Louis et de la reine Clémence de Hongrie.

La ville fut mise par ce prêche dans un tel émoi que le Conseil de la République se réunit sur l’heure au Municipio, demanda à Fra Bartolomeo d’apporter les pièces, les examina, et, après une grande délibération, décida de reconnaître Giannino comme roi de France. On allait l’aider à recouvrer son royaume; on allait nommer un conseil de six d’entre les citoyens les plus avisés et les plus riches pour veiller à ses intérêts, et informer le pape, l’Empereur, les souverains, le Parlement de Paris, qu’il existait un fils de Louis X, honteusement dépossédé mais indiscutable, qui revendiquait son héritage. Et tout d’abord on lui vota une garde d’honneur et une pension.

Giannino, effrayé de cette agitation, commença par tout refuser. Mais le Conseil insistait; le Conseil brandissait devant lui ses propres documents et exigeait qu’il fût convaincu. Il finit par raconter ses entrevues avec Cola de Rienzi, dont la mort continuait de l’obséder, et alors l’enthousiasme ne connut pas de limites; les plus nobles des jeunes Siennois se disputaient l’honneur d’être de sa garde; on se serait presque battu entre quartiers, comme le jour du Palio.

Cet empressement dura un petit mois, pendant lequel Giannino parcourut sa ville avec un train de prince. Son épouse ne savait trop quelle attitude adopter et se demandait si, simple bourgeoise, elle pourrait être ointe à Reims. Quant aux enfants, ils étaient habillés toute la semaine de leurs vêtements de fête. L’aîné du premier mariage, Gabriele, devrait-il être considéré comme l’héritier du trône? Gabriele Primo, roi de France… cela sonnait étrangement. Ou bien… et la pauvre Francesca Agazzano en tremblait… le pape ne serait-il pas forcé d’annuler un mariage si peu en rapport avec l’auguste personne de l’époux, afin de permettre que celui-ci contractât une nouvelle union avec une fille de roi?

Négociants et banquiers furent vite calmés par leurs correspondants. Les affaires n’étaient-elles pas assez mauvaises en France, qu’il fallût y faire surgir un roi de plus? Les Bardi de Florence se moquaient bien de ce que le légitime souverain fût siennois! La France avait déjà un roi Valois, prisonnier à Londres où il menait une captivité dorée, en l’hôtel de Savoie sur la Tamise, et se consolait, en compagnie de jeunes écuyers, de l’assassinat de son cher La Cerda. La France avait également un roi anglais qui commandait à la plus grande part du pays. Et maintenant le nouveau roi de Navarre, petit-fils de Marguerite de Bourgogne, qu’on appelait Charles le Mauvais, revendiquait lui aussi le trône. Et tous étaient endettés auprès des banques italiennes… Ah! les Siennois étaient bien venus d’aller soutenir les prétentions de leur Giannino!

Le Conseil de la République n’envoya aucune lettre aux souverains, aucun ambassadeur au pape, aucune représentation au Parlement de Paris. Et l’on retira bientôt à Giannino sa pension et sa garde d’honneur.

Mais c’était lui, maintenant, entraîné presque contre son gré dans cette aventure, qui voulait la poursuivre. Il y allait de son honneur, et l’ambition, tardivement, le tourmentait. Il n’admettait plus qu’on tînt pour rien qu’il eût été reçu au Capitole, qu’il eût dormi au Château Saint-Ange et marché sur Rome en compagnie d’un cardinal. Il s’était promené un mois avec une escorte de prince, et ne pouvait supporter qu’on chuchotât, le dimanche, quand il entrait au Duomo dont on venait d’achever la belle façade noire et blanche: «Vous savez, c’est lui qui se disait héritier de France!» Puisqu’on avait décidé qu’il était roi, il continuerait de l’être. Et, tout seul, il écrivit au pape Innocent VI, qui avait succédé en 1352 à Pierre Roger; il écrivit au roi d’Angleterre, au roi de Navarre, au roi de Hongrie, leur envoyant copie de ses documents et leur demandant d’être rétabli dans ses droits. L’entreprise en fût peut-être restée là si Louis de Hongrie, seul de tout le parentage, n’eût répondu. Il était neveu direct de la reine Clémence; dans sa lettre il donnait à Giannino le titre de roi et le félicitait de sa naissance!

Alors, le 2 octobre 1357, trois ans jour pour jour après sa première entrevue avec Cola de Rienzi, Giannino, emportant avec lui tout son dossier, ainsi que deux cent cinquante écus d’or et deux mille six cents ducats cousus dans ses vêtements, partit pour Bude, pour demander protection à ce cousin lointain qui acceptait de le reconnaître. Il était accompagné de quatre écuyers fidèles à sa fortune.

Mais quand il arriva à Bude, deux mois plus tard, Louis de Hongrie ne s’y trouvait pas. Tout l’hiver, Giannino attendit, dépensant ses ducats. Il découvrit là un Siennois, Francesco del Contado, qui était devenu évêque.

Enfin, au mois de mars, le cousin de Hongrie rentra dans sa capitale, mais ne reçut pas Giovanni di Francia. Il le fit interroger par plusieurs de ses seigneurs qui se déclarèrent d’abord convaincus de sa légitimité, puis, huit jours plus tard, faisant volte-face, affirmèrent que ses prétentions n’étaient qu’imposture. Giannino protesta; il refusait de quitter la Hongrie. Il se constitua un conseil, présidé par l’évêque siennois; il parvint même à recruter, parmi l’imaginative noblesse hongroise toujours prête aux aventures, cinquante-six gentilshommes qui s’engagèrent à le suivre avec mille cavaliers et quatre mille archers, poussant leur aveugle générosité jusqu’à offrir de le servir à leurs frais aussi longtemps qu’il ne serait pas en état de les récompenser.

Encore leur fallait-il, pour s’équiper et partir, l’autorisation du roi de Hongrie. Celui-ci, qui se faisait nommer «le Grand», mais ne paraissait pas briller par la rigueur de jugement, voulut réexaminer lui-même les documents de Giannino, les approuva comme authentiques, proclama qu’il allait fournir appuis et subsides à l’entreprise, puis, la semaine suivante, annonça que, tout bien réfléchi, il abandonnait ce projet.

Et pourtant le 15 mai 1359, l’évêque Francesco del Contado remettait au prétendant une lettre datée du même jour, scellée du sceau de Hongrie, par laquelle Louis le Grand «enfin éclairé par le soleil de la vérité» certifiait que le seigneur Giannino di Guccio, élevé dans la ville de Sienne, était bien issu de la famille royale de ses ancêtres, et fils du roi Louis de France et de la reine Clémence de Hongrie, d’heureuses mémoires. La lettre confirmait également que la divine Providence, se servant du secours de la nourrice royale, avait voulu qu’un échange substituât au jeune prince un autre enfant à la mort duquel Giannino devait son salut. «Ainsi autrefois la Vierge Marie, fuyant en Egypte, sauvait son enfant en laissant croire qu’il ne vivait plus…»

Toutefois l’évêque Francesco conseillait au prétendant de partir au plus vite, avant que le roi de Hongrie ne fût revenu sur sa décision, d’autant qu’on n’était pas absolument certain que la lettre eût été dictée par lui, ni le sceau apposé par son ordre…

Le lendemain, Giannino quittait Bude, sans avoir eu le temps de réunir toutes les troupes qui s’étaient offertes à le servir, mais néanmoins avec une assez belle suite pour un prince qui avait si peu de terres.

Giovanni di Francia se rendit alors à Venise où il se fit tailler des habits royaux, puis à Trévise, à Padoue, à Ferrare, à Bologne, et enfin il rentra à Sienne, après un voyage de seize mois, pour se présenter aux élections du Conseil de la République.

Or, bien que son nom fût sorti le troisième des boules, le Conseil invalida son élection, justement parce qu’il était le fils de Louis X, justement parce qu’il était reconnu comme tel par le roi de Hongrie, justement parce qu’il n’était pas de la ville. Et on lui ôta la citoyenneté siennoise.

Vint à passer par la Toscane le grand sénéchal du royaume de Naples, qui se rendait en Avignon. Giannino s’empressa de l’aller trouver; Naples n’était-elle pas le berceau de sa famille maternelle? Le sénéchal, prudent, lui conseilla de s’adresser au pape.

Sans escorte cette fois, les nobles hongrois s’étant lassés, il arriva au printemps 1360 dans la cité papale, en simple habit de pèlerin. Innocent VI refusa obstinément de le recevoir. La France causait au Saint-Père trop de tracas pour qu’il songeât à s’occuper de cet étrange roi posthume.

Jean II le Bon était toujours prisonnier; Paris demeurait marqué par l’insurrection où le prévôt des marchands, Étienne Marcel, avait péri assassiné après sa tentative d’établir un pouvoir populaire. L’émeute était aussi dans les campagnes où la misère soulevait ceux qu’on appelait «les Jacques». On se tuait partout, on ne savait plus qui était ami ou ennemi. Le dauphin aux mains gonflées, sans troupes et sans finances, luttait contre l’Anglais, luttait contre le Navarrais, luttait contre les Parisiens même, aidé du Breton du Guesclin auquel il avait remis l’épée qu’il ne pouvait tenir. Il s’employait en outre à réunir la rançon de son père.

L’embrouille était totale entre des factions toutes également épuisées; des compagnies, qui se disaient de soldats mais qui n’étaient que de brigands, rendaient les routes incertaines, pillaient les voyageurs, tuaient par simple vocation du meurtre.

Le séjour d’Avignon devenait, pour le chef de l’Église, aussi peu sûr que celui de Rome, même avec les Colonna. Il fallait traiter, traiter au plus vite, imposer la paix à ces combattants exténués, et que le roi d’Angleterre renonçât à la couronne de France, fût-ce à garder par droit de conquête la moitié du pays, et que le roi de France fût rétabli sur l’autre moitié pour y ramener un semblant d’ordre. Qu’avait-on à faire d’un pèlerin agité qui réclamait le royaume en brandissant l’incroyable relation de moines inconnus, et une lettre du roi de Hongrie que celui-ci démentait?

Alors Giannino erra, cherchant quelque argent, essayant d’intéresser à son histoire des convives d’auberge qui disposaient d’une heure à perdre entre deux pichets de vin, accordant de l’influence à des gens qui n’en avaient point, s’abouchant avec des intrigants, des malchanceux, des routiers de grandes compagnies, des chefs de bandes anglaises qui, venues jusque-là, écumaient la Provence. On disait qu’il était fou et, en vérité, il le devenait.

Les notables d’Aix l’arrêtèrent un jour de janvier 1361 où il semait le trouble dans leur ville. Ils s’en débarrassèrent dans les mains du viguier de Marseille lequel le jeta en prison. Il s’évada au bout de huit mois pour être aussitôt repris; et puisqu’il se réclamait si haut de sa famille de Naples, puisqu’il affirmait avec tant de force être le fils de Madame Clémence de Hongrie, le viguier l’envoya à Naples.

On négociait justement dans ce moment-là le mariage de la reine Jeanne, héritière de Robert l’Astrologue, avec le dernier fils de Jean II le Bon. Celui-ci, à peine revenu de sa joyeuse captivité, après la paix de Brétigny conclue par le dauphin, courait en Avignon où Innocent VI venait de mourir. Et le roi Jean II proposait au nouveau pontife Urbain V un magnifique projet, la fameuse croisade que ni son père Philippe de Valois ni son grand-père Charles n’avaient réussi à faire partir!

À Naples, Jean le Posthume, Jean l’Inconnu, fut enfermé au château de l’œuf; par le soupirail de son cachot il pouvait voir le Château-Neuf, le Maschio Angioino, d’où sa mère était partie si heureuse, quarante-six ans plus tôt, pour devenir reine de France.

Ce fut là qu’il mourut, la même année, ayant partagé, lui aussi, par les détours les plus étranges, le sort des Rois maudits.

Quand Jacques de Molay, du haut de son bûcher, avait lancé son anathème, était-il instruit, par les sciences divinatoires dont les Templiers passaient pour avoir l’usage, de l’avenir promis à la race de Philippe le Bel? Ou bien la fumée dans laquelle il mourait avait-elle ouvert son esprit à une vision prophétique?

Les peuples portent le poids des malédictions plus longtemps que les princes qui les ont attirées.

Des descendants mâles du Roi de fer, nul n’avait échappé au destin tragique, nul ne survivait, sinon Édouard d’Angleterre, qui venait d’échouer à régner sur la France.

Mais le peuple, lui, n’était pas au bout de souffrir. Il lui faudrait connaître encore un roi sage, un roi fou, un roi faible, et soixante-dix ans de calamités, avant que les reflets d’un autre bûcher, allumé pour le sacrifice d’une fille de France, n’eussent dissipé, dans les eaux de la Seine, la malédiction du grand-maître.

Paris, 1954–1960

Essendiéras, 1965–1966


FIN

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