DEUXIEME PARTIE Le Livre de la fraternité perdue (1998–2001)

22.

Si vous êtes allé à l'université de Madison, dans le Connecticut, entre les années 2000 et 2010, vous avez certainement vu le stade de l'équipe de football, qui pendant cette décennie porta le nom de Stade Saul Goldman.

J'ai toujours associé l'université de Madison à la grandeur des Goldman. Aussi, ne compris-je pas pourquoi, à la fin du mois d'août 2011, mon oncle Saul me téléphona chez moi, à New York, pour me demander de lui rendre ce qu'il considérait être un important service : il voulait que j'assiste à la destruction de l'inscription de son nom sur la façade du stade, qui était prévue pour le lendemain. C'était trois mois avant sa mort, six mois avant que je retrouve Alexandra.

À ce moment-là, j'ignorais encore tout de la situation de mon oncle. Depuis quelque temps, il se comportait de façon étrange. Mais j'étais loin de me douter qu'il vivait les derniers mois de sa vie.

— Pourquoi tiens-tu absolument à ce que je voie ça ? lui demandai-je.

— Depuis New York, tu n'en as que pour une heure de route…

— Mais enfin, Oncle Saul, la question n'est pas là. Je ne comprends pas pourquoi tu y accordes tant d'importance ?

— S'il te plaît, fais-le, c'est tout.

Je n'avais jamais rien pu lui refuser et j'acceptai.

Oncle Saul avait tout organisé, si bien que le recteur de l'université m'attendait au garde-à-vous dans le parking du stade lorsque j'arrivai. « C'est un honneur de vous recevoir, Monsieur Goldman, me dit-il. Je ne savais pas que Saul était votre oncle. Ne vous inquiétez pas, nous vous avons attendu, comme votre oncle l'a demandé. »

Il ouvrit la marche de façon solennelle et m'accompagna jusqu'à l'entrée du stade, devant les lettres en acier vissées dans le béton et qui proclamaient sa gloire :

STADE SAUL GOLDMAN

À bord d'une nacelle fixée à un bras articulé, deux employés dévissèrent consciencieusement chaque lettre, qui vint s'écraser au sol dans un fracas métallique.

TADE SAUL GOLDMAN

SAUL GOLDMAN

UL GOLDMAN

OLDMAN

Puis les ouvriers s'affairèrent à installer sur le mur désormais nu une enseigne lumineuse à la gloire d'une entreprise de fabrication de poulet pané, qui reprenait le financement du stade pour les dix années à venir.

— Voilà, me dit le recteur. Remerciez encore votre oncle de la part de l'université, c'était un geste très généreux de sa part.

— Je n'y manquerai pas.

Le recteur partit, mais je le retins. Une question me brûlait les lèvres.

— Pourquoi a-t-il fait ça ? demandai-je. Il se retourna.

— Fait quoi ?

— Pourquoi mon oncle a-t-il financé l'entretien du stade pendant dix ans ?

— Parce qu'il était généreux.

— Il y a autre chose. Il est généreux mais ça n'a jamais été son genre de se mettre en avant de cette façon.

Le recteur haussa les épaules.

— Je n'en sais rien. Il faudra le lui demander.

— Et combien a-t-il payé ?

— C'est confidentiel, Monsieur Goldman.

— Allons…

Il répondit après une hésitation :

— Six millions de dollars.

Je restai complètement estomaqué.

— Mon oncle a versé six millions de dollars pour avoir son nom sur ce stade pendant dix ans ?

— Oui. Bien entendu, son nom sera ajouté sur le mur des grands donateurs, dans l'entrée du bâtiment administratif. Il recevra également gratuitement le magazine de l'université.

Je restai un moment à regarder l'enseigne représentant un poulet souriant, en train d'être fixée contre la façade du stade. À l'époque, mon oncle était certes un homme relativement riche, mais à moins qu'il ait eu une source d'argent dont j'ignorais tout, je voyais difficilement comment il avait pu faire un don à l'université de six millions de dollars. D'où avait-il bien pu sortir cet argent ?

Je lui téléphonai lorsque je retournai au parking.

— Voilà, Oncle Saul, c'est fait.

— Comment cela s'est-il passé ?

— Ils ont dévissé les lettres et ils ont mis une enseigne à la place.

— Qui va financer le stade ?

— Une entreprise de poulet pané.

Je l'entendis sourire.

— Voilà, Marcus, où mène l'ego. Un jour, tu as ton nom sur un stade, et le lendemain tu es effacé de la surface de la terre au profit de tranches de poulet panées.

— Personne ne t'a effacé de la surface de la terre, Oncle Saul. Ce n'était que des lettres en métal vissées dans du béton.

— Tu es un sage, mon neveu. Tu rentres à New York maintenant ?

— Oui.

— Merci d'avoir fait ça, Marcus. C'était important pour moi.

Je restai dubitatif un long moment. Mon oncle, aujourd'hui employé dans un supermarché, avait, dix ans plus tôt, payé six millions de dollars pour avoir son nom sur le stade. J'étais certain que même à l'époque il n'avait pas les moyens de le faire. C'était le prix que les Clark demandaient pour leur maison dans les Hamptons et il n'avait pas eu les moyens de l'acheter. Comment avait-il pu, quatre ans plus tard, disposer d'une telle somme ? Où avait-il trouvé cet argent ?

Je remontai dans ma voiture et m'en allai. Ce fut la dernière fois que je me rendis à Madison.


Treize ans s'étaient écoulés depuis que nous étions entrés à l'université. C'était l'année 1998, et à cette époque-là, Madison, pour moi, résonnait comme le sanctuaire de la gloire. J'avais tenu ma promesse à Alexandra de ne pas venir y étudier et j'avais opté pour la faculté de lettres d'une petite université du Massachusetts. Mais Hillel et Woody, qui, eux, avaient eu l'intelligence de ne s'engager à rien, n'avaient pas résisté à l'envie de reformer le Gang des Goldman autour d'Alexandra, encouragés par Patrick Neville, avec qui ils étaient restés en contact après nos vacances dans les Hamptons.

Comme il est de coutume, au moment des vacances d'hiver de notre dernière année de lycée, nous avions postulé chacun dans plusieurs établissements, et envoyé notamment tous les trois notre candidature à l'université de Burrows, dans le Massachusetts. Nous avions failli y être réunis. Quatre mois plus tard, aux environs de Pâques, j'avais reçu une lettre m'informant que j'y étais accepté. Quelques jours après, mes cousins me téléphonaient pour m'annoncer la nouvelle. Ils hurlaient tellement dans le combiné que je mis du temps à comprendre. Ils étaient acceptés dans la même université que moi. Nous allions être réunis.

Mais mon excitation fut de courte durée : deux jours plus tard, ils reçurent chacun une réponse de l'université de Madison. Ils y étaient également acceptés, tous les deux. Là-bas, grâce aux contacts de Patrick Neville, Woody se voyait offrir une bourse d'études, pour rejoindre l'équipe des Titans. C'était la porte ouverte à une carrière professionnelle, surtout avec les contacts que Patrick avait auprès des Giants de New York. Woody accepta l'offre de Madison et Hillel décida de le suivre. C'est ainsi qu'à l'automne 1998, tandis que je quittais le New Jersey pour le Massachusetts, une petite voiture poussive immatriculée dans le Maryland parcourut pour la première fois les routes de l'État du Connecticut et longea la côte Atlantique jusqu'à la petite ville de Madison. La campagne s'était parée des couleurs de l'été indien : les érables et les sycomores flamboyaient de feuilles rouges et jaunes. La voiture traversa Madison en remontant la rue principale drapée aux couleurs des Titans, qui faisaient la fierté de la ville et le malheur des autres universités de la Ligue. Bientôt, les premiers bâtiments en briques rouges se détachèrent devant eux.

— Arrête la voiture ici ! dit Hillel à Woody.

— Ici ?

— Oui, ici ! Arrête-toi !

Woody obéit et gara la voiture sur le bas-côté. Ils descendirent tous les deux et admirèrent, époustouflés, le campus de l'université qui se dressait devant eux. Ils se dévisagèrent, éclatèrent d'un rire heureux et sautèrent dans les bras l'un de l'autre : « Université de Madison ! s'écrièrent-ils d'une même voix. On l'a fait, mon pote ! On l'a fait ! »

On aurait pu croire que l'amitié, plus forte que tout, avait encore triomphé et qu'après l'année et demie qu'Hillel avait passée à l'école spéciale, ils avaient choisi Madison pour être à nouveau ensemble. Sur la route de l'université, ils s'étaient promis d'y partager la même chambre, de choisir les mêmes cours, de manger ensemble et de réviser ensemble. Mais j'allais comprendre, avec le recul des années, que le choix de Madison avait été fait pour une seule et mauvaise raison. Et cette raison arriva vers eux sur la pelouse du campus, le premier matin de cours : Alexandra.

— Les Goldman ! s'écria-t-elle en leur sautant dans les bras.

— Tu ne t'attendais pas à nous voir ici, hein ? sourit Hillel.

Elle éclata de rire :

— Vous êtes tellement mignons, mes deux gros bêtas. Je savais très bien que vous veniez.

— Vraiment ?

— Mon père n'arrête pas de parler de vous. Vous êtes sa nouvelle obsession.

Ainsi débutèrent nos vies universitaires. Et comme ils l'avaient toujours fait, mes cousins de Baltimore brillèrent de tous leurs feux.

Hillel se laissa pousser un début de barbe qui lui allait bien : le petit garçon maigrichon, l'intello désagréable de l'école d'Oak Tree était devenu un assez bel homme, plein d'allant et de charisme, habillé avec goût, et apprécié pour la fulgurance de son intelligence et son verbe affûté. Rapidement remarqué par ses professeurs, il se rendit indispensable au sein du comité éditorial du journal de l'université.

Woody, plus viril que jamais, débordant de force et de testostérone, était devenu beau comme un dieu grec. Il avait laissé un peu pousser ses cheveux, qu'il coiffait en arrière. Il avait un sourire ravageur, des dents rayonnantes de blancheur, un corps taillé dans la pierre. Je n'aurais pas été surpris, au plus fort de sa carrière de joueur de football, de le voir apparaître sur les immenses affiches publicitaires pour des vêtements ou des parfums qui recouvrent certains bâtiments de Manhattan.

Je me rendis régulièrement à Madison pour assister aux matchs de Woody, dans ce qui s'appelait encore le Burger-Shake Stadium, une enceinte de 30 000 places, toujours comble, dans laquelle j'entendais des dizaines de milliers de spectateurs scander le nom de Woody. Je ne pouvais que voir leur connivence : il était évident qu'ils étaient heureux tous les trois et, je peux vous l'avouer ici, j'étais jaloux de ne plus être des leurs. Ils me manquaient. Le Gang des Goldman, c'étaient eux trois désormais et Madison était leur territoire. Mes cousins avaient offert à Alexandra la troisième place du Gang des Goldman, ce troisième siège dont je ne compris que des années plus tard qu'il était non permanent, au sein de ce Gang dont je fus moi-même membre, dont Scott fut membre également et dont Alexandra devenait membre à son tour.

*

Le premier Thanksgiving qui suivit notre entrée à l'université, en novembre 1998, je fus frappé par leur accomplissement. J'avais l'impression qu'en quelques mois, tout avait changé. La joie de les retrouver à Baltimore était intacte, mais cette fierté d'appartenir aux Baltimore qui, enfant, me galvanisait, m'avait cette fois abandonné. Jusque-là, c'était mes parents qui étaient dépassés par Oncle Saul et Tante Anita, mais à présent c'était à mon tour d'être surclassé par mes cousins.

Woody, l'invincible Viking du stade, était en train de devenir le soleil du football, rayonnant de force. Hillel, lui, écrivait pour le journal de l'université et il était très remarqué. L'un de ses professeurs, contributeur régulier au NewYorker, disait qu'il pourrait soumettre l'un de ses textes à ce prestigieux magazine. Je les regardais à la table magnifique de Thanksgiving, dans cette maison luxueuse, j'admirais leur superbe et je pouvais deviner leurs destins : Hillel, le défenseur des grandes causes, deviendrait un avocat encore plus célèbre que son père, qui d'ailleurs attendait son fils de pied ferme pour prendre possession du bureau voisin du sien, d'ores et déjà réservé pour lui. Goldman père et fils, avocats associés. Woody rejoindrait l'équipe de football des Ravens de Baltimore, qui avait été créée deux ans plus tôt et connaissait déjà des résultats exceptionnels grâce à une campagne de recrutement remarquable de jeunes talents. Oncle Saul disait avoir ses entrées dans les hautes sphères — ce qui ne surprit personne —, assurant à Woody d'être mis en lumière. Je les imaginais dans quelques années, devenus voisins à Oak Park, où ils auraient acheté deux magnifiques et imposantes maisons.

Ma mère dut ressentir mon désarroi et au moment de passer au dessert, elle se sentit soudain obligée de me mettre en valeur, déclarant soudain à la cantonade :

— Markie est en train d'écrire un livre !

Je virai au pourpre et suppliai ma mère de se taire.

— Un livre sur quoi ? demanda Oncle Saul.

— Un roman, répondit ma mère.

— Ce n'est qu'un projet, bégayai-je, on verra bien ce que ça donnera.

— Il a déjà écrit quelques nouvelles, poursuivit ma mère. Des textes excellents. Deux sont parues dans le journal de l'université.

— Je voudrais bien les lire, réclama gentiment Tante Anita.

Ma mère promit de les envoyer, et moi je lui fis promettre de se taire. J'eus l'impression que Woody et Hillel ricanaient. Je me trouvai stupide avec mes nouvelles insipides à côté d'eux qui étaient devenus, à mes yeux, des demi-dieux, mi-lions mi-aigles, prêts à s'envoler vers le soleil, tandis que j'étais resté le même petit adolescent impressionnable, à des années-lumière de leur superbe.

Cette année-là, il me sembla que la qualité du repas de Thanksgiving était supérieure aux autres années. Oncle Saul avait rajeuni. Tante Anita avait embelli. Était-ce la réalité, ou étais-je beaucoup trop occupé à tous les admirer pour réaliser que les Baltimore étaient en train de se désintégrer ? Mon oncle, ma tante, mes deux cousins : je les croyais en perpétuelle ascension, ils étaient en pleine chute. Je ne le compris que des années plus tard. Malgré tout ce que j'avais imaginé pour eux, lorsque mes cousins retourneraient à Baltimore après nos années universitaires, ce ne serait pas pour être un ténor du barreau et la vedette des Ravens.

Comment aurais-je pu imaginer ce qui allait leur arriver ?

23.

Depuis mon université du Massachusetts, où je me sentais un peu tenu à l'écart, je découvris avec agacement qu'à Madison, comme ç'avait été le cas à Baltimore avec Scott, la taille du Gang des Goldman, quand il s'agissait des Neville, pouvait être extensible. Après Alexandra, ce fut au tour de Patrick Neville d'obtenir une place privilégiée en leur sein.

Tous les mardis, Patrick venait à l'université pour donner ses cours hebdomadaires. La rumeur voulait que l'on puisse deviner son humeur à son moyen de transport : les jours de bonne humeur, il arrivait au volant d'une Ferrari noire, dans laquelle il traversait la Nouvelle-Angleterre comme une flèche. S'il était contrarié, il roulait à bord d'un 4 x 4 Yukon aux vitres teintées. Il jouissait d'une énorme notoriété et les étudiants se réclamaient de lui.

Ils tissèrent rapidement des liens étroits. À chacun de ses passages à Madison, il ne manquait pas de voir Woody et Hillel.

Les mardis soir, il les emmenait, avec Alexandra, dîner dans un restaurant de la rue principale. Quand il en avait le temps, il assistait aux entraînements des Titans, une casquette aux couleurs de l'équipe vissée sur la tête. Il était présent à tous les matchs à domicile et il lui arrivait même d'assister à des rencontres extérieures, parfois à plusieurs heures de route. Il proposait toujours à Hillel de l'accompagner et ils faisaient le trajet ensemble.

Je crois que Patrick aimait la compagnie de Woody et Hillel parce que chaque fois qu'il était avec eux, il retrouvait un peu Scott.

Il faisait avec eux ce qu'il aurait voulu faire avec son fils. À partir du second semestre à Madison, la saison de football étant terminée, il les invita régulièrement à passer le week-end à New York, chez lui. Ils me racontèrent, émerveillés, le luxe de son appartement : la vue, le jacuzzi sur la terrasse, les télévisions dans chaque pièce. Ils s'y sentirent bientôt chez eux, à contempler ses œuvres d'art, fumer ses cigares et boire son scotch.

Lors des vacances de printemps 1999, il les invita dans les Hamptons. La semaine qui suivit la fin de nos examens universitaires, ils vinrent me rendre visite à Montclair à bord de la Ferrari noire que Patrick leur avait prêtée. Je leur proposai d'aller dîner quelque part, mais leur voiture ne disposant que de deux sièges, j'avais dû me contenter de la vieille Honda Civic de ma mère, tandis qu'ils ouvraient la route avec leur bolide rugissant. Pendant le repas, je réalisai qu'ils avaient légèrement revu leur plan de carrière. New York avait surclassé Baltimore, l'économie l'avait emporté sur le droit.

— C'est dans la finance qu'il faut travailler, me dit Hillel. Si tu voyais la vie que mène Patrick…

— On a déjeuné avec le directeur sportif des Giants, me dit Woody. On a même pu aller visiter leur stade, dans le New Jersey. Il dit qu'il enverra un scout me voir jouer l'année prochaine.

Ils me montrèrent des photos d'eux sur la pelouse du Giants Stadium. Je les imaginais alors quelques années plus tard, au même endroit, célébrant la victoire des Giants au Superbowl, Woody, le quarterback vedette, et son quasi-frère, Hillel, le nouveau Golden boy que Wall Street s'arracherait.

Il se passa un événement au début de leur deuxième année universitaire. Un soir qu'il rentrait en voiture vers le campus par la route 5, Woody, environ cinq miles après avoir passé le pont Lebanon, manqua de renverser une jeune femme qui marchait sur le bord de la route. Il faisait nuit noire. Il s'arrêta immédiatement et se précipita hors de l'habitacle.

— Est-ce que ça va ? demanda-t-il.

Elle pleurait.

— Tout va bien, merci, répondit-elle en s'essuyant les yeux.

— C'est dangereux de marcher sur cette route.

— Je ferai attention.

— Monte, je te dépose quelque part, proposa Woody.

— Non, merci.

— Monte, je te dis.

La fille accepta finalement. Dans la lumière de l'habitacle, Woody crut la reconnaître. C'était une jolie fille, aux cheveux courts. Son visage lui était familier.

— Tu es étudiante à Madison ?

— Non.

— T'es sûre que ça va ?

— Sûre. Je n'ai pas envie de parler.

Il roula en silence et la déposa, selon son souhait, à proximité d'une station-service déserte à l'entrée de Madison.


Elle s'appelait Colleen. Woody le lut sur son badge le lendemain, lorsqu'il la retrouva derrière le comptoir de la station-service où il l'avait déposée la veille.

— Je savais que je t'avais vue quelque part, lui dit-il. En te déposant ici, j'ai fait le lien.

— S'il te plaît, ne parle pas de ça. As-tu pris de l'essence ?

— J'ai fait le plein, pompe numéro 3. Et je vais prendre ces barres de chocolat. Je m'appelle Woody.

— Merci pour hier, Woody. S'il te plaît, n'en parlons plus. Ça fait 22 dollars.

Il lui tendit l'argent.

— Colleen, est-ce que tout va bien ?

— Tout va bien.

Un client entra et elle en profita pour demander à Woody de partir.

Il obéit. Elle le troublait.

Colleen était l'unique employée de la station-service. Elle y passait ses journées seule. Elle ne devait pas avoir plus de vingt-deux ans, n'était jamais allée plus loin que le lycée et elle était déjà mariée à un type de Madison, un chauffeur-livreur qui passait plusieurs jours par semaine sur la route. Elle avait un regard triste. Une façon timide de ne pas regarder ses clients dans les yeux.

La station-essence était son seul horizon. C'était probablement la raison pour laquelle elle mettait tant de coeur à s'en occuper. La boutique attenante était propre et toujours bien achalandée. Il y avait même quelques tables, auxquelles les gens de passage pouvaient s'installer pour boire un café ou manger un sandwich industriel que Colleen réchauffait dans un four à micro-ondes. Lorsque les clients partaient, ils laissaient toujours un petit pourboire sur la table, qu'elle glissait dans sa poche, sans en parler à son mari. Dès les beaux jours, elle déplaçait les tables et les chaises sur la bande de gazon fleurie jouxtant le bâtiment.

Il n'y avait pas beaucoup de lieux de sortie à Madison et les étudiants se regroupaient dans les mêmes établissements. Lorsqu'ils voulaient être seuls, Woody et Hillel se rendaient à la station-service.

Troublé par sa rencontre nocturne avec Colleen, Woody augmenta la cadence de ses passages à la station-service. Parfois il passait au prétexte d'acheter des chewing-gums ou du liquide pour ses essuie-glaces. Le plus souvent, il traînait Hillel avec lui.

— Pourquoi tu veux absolument aller là-bas ? finit par demander Hillel.

— Il y a quelque chose qui cloche… J'aimerais comprendre.

— Dis que t'en pinces pour elle, c'est tout.

— Hill', cette fille marchait dans la nuit en pleurant, au bord de la route.

— Elle a peut-être eu un problème de voiture…

— Elle était effrayée. Elle avait peur.

— Peur de qui ?

— Je sais pas.

— Wood', tu peux pas protéger tout le monde.

À force de passer leur temps là-bas, ils apprivoisèrent un peu Colleen. Elle se montra moins timide, allant parfois jusqu'à discuter un peu avec eux. Elle leur vendait de la bière bien qu'ils n'aient pas l'âge. Colleen disait qu'elle ne risquait rien à leur vendre de l'alcool car le père de Luke, son mari, était le chef de la police locale. Luke, justement, était selon les dires de mes cousins un drôle d'oiseau. Il avait un air teigneux et était toujours assez déplaisant. Woody, qui le croisait parfois à la station-service, ne l'aimait pas. Il disait qu'il avait un drôle de sentiment quand il le voyait. Quand Luke était en ville, Colleen se comportait différemment. Quand il était en déplacement, elle était plus heureuse.


J'eus moi aussi l'occasion de me rendre à la station-service lors de mes visites à Madison. Je remarquai aussitôt que Woody plaisait bien à Colleen. Elle avait une façon particulière de le regarder. Elle ne souriait presque jamais, sauf quand elle lui parlait. C'était un sourire maladroit, spontané, qu'elle se forçait à vite réprimer.

Je crus d'abord que Woody éprouvait des sentiments pour Colleen. Mais je réalisai rapidement que ce n'était pas le cas. Mes deux cousins aimaient une seule et même fille : Alexandra.

Alexandra était dans sa quatrième et dernière année d'université. Ensuite elle partirait. Elle était le seul objet de leurs pensées. Je compris rapidement que leur indéfectible amitié ne leur suffisait pas. Leur vie ensemble sur le campus, leurs sorties, les matchs de football ne les satisfaisaient pas pleinement. Ils voulaient plus. Ils voulaient son amour. J'en eus la certitude absolue devant leur réaction quand ils découvrirent qu'elle voyait quelqu'un, profitant d'un week-end où Patrick Neville les invita chez lui pour fouiller sa chambre. Ils m'en parlèrent à Thanksgiving et Hillel me montra ce qu'il avait trouvé dans l'un des tiroirs de son bureau. Une feuille cartonnée sur laquelle était dessiné un coeur en rouge.

— Vous avez fouillé sa chambre ? demandai-je, interloqué.

— Oui, répondit Hillel.

— Vous êtes complètement fous !

Hillel était furieux contre elle.

— Pourquoi ne nous a-t-elle pas dit qu'elle avait un petit copain ?

— Et qui vous dit qu'elle voit quelqu'un ? rétorquai-je. Ce dessin date peut-être d'il y a longtemps.

— Il y a deux brosses à dents dans la salle de bains attenante à sa chambre, me dit Woody.

— Vous êtes même allés dans sa salle de bains ?

— On va pas se gêner. Je pensais qu'elle était notre amie, et les amis se disent tout.

— Tant mieux pour elle si elle a quelqu'un, dis-je.

— Bien sûr, tant mieux.

— J'ai l'impression que ça vous agace…

— On est ses amis, et je pense qu'elle pourrait nous le dire.


L'amitié qui légitimait leur trio cachait des sentiments bien plus profonds, et ce en dépit du pacte que nous avions conclu dans les Hamptons.

Pendant les mois qui suivirent, ils se laissèrent obséder par l'amant d'Alexandra. Ils voulaient à tout prix connaître son identité. Quand ils lui posèrent la question, elle jura être célibataire. Cela les rendit encore plus fous. Ils la suivaient sur le campus pour l'épier. Ils essayaient d'écouter ses conversations téléphoniques en utilisant le vieux capteur de son d'Hillel, ramené pour l'occasion de Baltimore. Ils interrogèrent même Patrick, qui n'en savait rien.

Au mois de mai 2000, nous assistâmes tous à la cérémonie de remise de diplôme d'Alexandra.

Après la partie officielle, profitant d'un moment de confusion, Alexandra s'éclipsa discrètement. Elle ne remarqua pas que Woody la suivait.

Elle se dirigea vers le bâtiment des sciences, où je l'attendais. Quand elle me vit, elle sauta dans mes bras et me donna un long baiser.

Woody apparut à ce moment-là et s'écria, abasourdi :

— Alors c'est toi, Marcus ? C'est toi son mec depuis tout ce temps ?

24.

En ce jour de mai 2000, je fus bien obligé de m'expliquer auprès de Woody et de tout lui raconter.

Il fut la seule personne à être au courant de la relation merveilleuse que je vivais avec Alexandra.

Entre Alexandra et moi, tout avait recommencé durant l'automne qui avait suivi nos dernières vacances dans les Hamptons. J'étais rentré à Montclair un peu dépité de l'avoir revue et d'avoir réalisé combien je l'aimais toujours. Et voilà que quelques semaines plus tard, à la sortie du lycée, je la vis sur le parking, assise sur le capot du coupé qu'elle conduisait. Je ne parvins pas à cacher mon excitation.

— Alexandra, mais qu'est-ce que tu fais là ?

Elle fit sa moue boudeuse.

— J'avais envie de te revoir…

— Je croyais que tu ne sortais pas avec des petits jeunes.

— Monte, crétin.

— Et où allons-nous ?

— Je ne le sais pas encore.

Où nous allâmes ? Sur la route de la vie. À partir de ce jour où je m'assis sur le siège passager de sa voiture, nous ne nous quittâmes plus et nous nous aimâmes passionnément. Nous nous téléphonions sans cesse, nous nous écrivions, elle m'envoyait des colis. Elle venait à Montclair le week-end, j'allais parfois, moi, la retrouver à New York ou à Madison, empruntant la vieille voiture de ma mère, le son de l'autoradio monté au maximum. Nous avions la bénédiction de mes parents et de Patrick Neville, qui promirent de n'en parler à personne. Car il nous semblait qu'il valait mieux que mes cousins ne sachent rien de ce qui se passait entre nous. C'est ainsi que je brisai le serment du Gang des Goldman de ne jamais conquérir Alexandra.

L'année suivante, quand j'entrai à la faculté de lettres de l'université de Burrows, nous n'étions qu'à une heure de route. Mon camarade de chambre, Jared, me laissait la pièce libre les week-ends où elle me rejoignait. Et je fis à mes cousins ce que je ne leur avais jamais fait : je leur mentis. Je mentais pour aller retrouver Alexandra. Je disais que j'étais à Boston, ou à Montclair, mais j'étais à New York avec elle. Et quand ils étaient à New York, chez Patrick Neville, j'étais lové dans ses draps à Madison.

Il arrivait malgré tout que je les jalouse de les savoir tous ensemble à l'université, que j'envie la complicité unique qu'elle entretenait avec Hillel et Woody. Un jour, elle avait fini par me dire : « Tu es jaloux de tes cousins, Marcus ? Tu es complètement fou ! Vous êtes tous les trois complètement fous, en fait. » Elle avait raison. Moi qui n'étais pas de caractère possessif, moi qui ne craignais pas les rivaux, je redoutais les membres du Gang des Goldman. Elle avait eu ensuite cette sortie anodine, mais qui avait été pour moi comme un coup de poignard en plein cœur : « Tu as gagné, Markie. Tu as gagné, tu m'as, moi. Qu'est-ce que tu veux de plus ? Tu vas quand même pas me faire une scène parce que je mange un hamburger avec tes cousins ? »

Je fus celui qui la remit sur le chemin de la musique. C'est moi qui l'encourageai à poursuivre son rêve. C'est moi qui la fis retourner jouer dans les bars de New York, qui la poussai à continuer à composer dans sa chambre du campus de Madison. Ses études terminées, elle était décidée à prendre son destin en main et elle s'apprêtait à signer avec un producteur new-yorkais pour lancer sa carrière.

Après que je lui eus tout avoué, Woody me promit de ne rien dire à Hillel.

Il ne me jugea pas. Il me dit simplement : « Tu as de la chance de l'avoir, Markie », et me gratifia d'une tape amicale sur l'épaule.

L'entrée dans notre troisième année universitaire, à l'automne 2000, le poussa à se consacrer au football et à Colleen, dont il se rapprocha beaucoup. Nous avions vingt ans.

Je crois qu'il avait beaucoup de chagrin à cause d'Alexandra. Mais il n'en parla jamais à Hillel et soigna sa peine à travers le sport. Il s'entraînait sans cesse. Il lui arrivait d'aller courir deux fois par jour, comme il le faisait à l'époque de l'école spéciale. Il devint le joueur vedette des Titans. L'équipe enchaînait les victoires, et lui les performances. Il fit la une de l'édition d'automne du magazine universitaire.

Il passait voir Colleen à la station-service tous les jours. Je crois qu'il avait besoin que quelqu'un s'occupe de lui. Quand il lui apporta le magazine de l'université, elle lui dit qu'elle était fière de lui. Mais le surlendemain, il la trouva avec des marques au cou. Son sang ne fit qu'un tour.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-il.

— Va-t'en, Woody.

— Colleen, est-ce que c'est Luke qui t'a fait ça ? Est-ce que ton mari te tape ?

Elle le supplia de s'en aller et il obéit. Trois jours durant, lorsqu'il arrivait à la station-service elle lui faisait un signe discret pour lui signifier de partir. Le quatrième jour, elle l'attendait dehors. Il sortit de voiture et s'approcha d'elle. Elle ne prononça pas un mot, lui attrapa la main et l'emmena dans la réserve. Là, elle se jeta contre lui et le serra aussi fort qu'elle put. Puis elle chercha ses lèvres et l'embrassa.

— Colleen… Tu dois me dire ce qui se passe, murmura Woody.

— Luke… Il a trouvé le magazine de l'université dans un tiroir du comptoir. Ça l'a rendu fou.

— Il t'a cognée ?

— Ce n'est pas la première fois.

— Le fils de pute… Où est-il ?

Elle sentit que Woody était prêt à en découdre.

— Il est parti ce matin pour le Maine. Il reviendra que demain soir. Mais ne fais rien, Woody. Je t'en supplie. Tu ne ferais qu'aggraver la situation.

— Alors quoi, je dois rester les bras croisés pendant que tu te fais cogner ?

— Nous trouverons une solution…

— Et en attendant ?

— En attendant, aime-moi, lui murmura-t-elle. Aime-moi comme je n'ai jamais été aimée.

Il l'embrassa encore, puis il la prit, tendrement, dans la réserve. Il se sentit bien avec elle.


Leur relation sentimentale se noua au fil des absences de Luke. La moitié de la semaine, quand il était à Madison, elle était à lui. Depuis que Luke avait trouvé le magazine, il se méfiait. Il la surveillait sans cesse, la contrôlait davantage. Woody ne devait pas approcher. Il la guettait de loin, tant à la station-essence qu'à leur domicile.

Puis Luke partait avec son camion. Et c'était la libération pour Colleen. Son travail à la station-essence terminé, elle sortait par l'arrière de son jardin, retrouvait Woody dans une rue adjacente, et ils partaient ensemble. Il l'emmenait sur le campus, elle ne verrait personne qu'elle connaissait là-bas.

Elle s'y sentait à l'abri.

Un soir, dans le lit de la chambre qu'Hillel leur avait laissée, alors qu'elle se tenait contre lui après avoir fait l'amour, il remarqua les marques sur son dos nu.

— Pourquoi ne portes-tu pas plainte ? Il va finir par te tuer.

— Son père est le chef de la police de Madison et son frère est son adjoint, lui rappela Colleen. Il n'y a rien à faire.

— J'imagine que Luke était trop con pour devenir flic…

— Il aurait voulu. Mais il a un casier judiciaire pour violence.

— Pourquoi n'irait-on pas porter plainte ailleurs ? proposa Woody.

— Parce que c'est la juridiction de Madison. Et que, de toute façon, je ne veux pas.

— Je ne sais pas si je peux faire ça, te regarder être maltraitée.

— Finis tes études, Woody. Ensuite emmène-moi loin, avec toi.

Mais ils ne purent pas continuer ainsi très longtemps. Luke, méfiant, se mit à contrôler sa présence à la maison. Colleen devait l'appeler au moment de quitter la station-service, puis rappeler depuis chez eux. Ensuite, il rappelait, à l'improviste, pour être certain qu'elle était là. Elle n'avait pas intérêt à rater un appel. Elle paya cher le soir où elle se rendit chez la voisine, à qui elle était allée prêter main forte après une fuite d'eau dans sa cuisine.

Quand Luke partait et que Woody pouvait retrouver Colleen, il avait l'impression qu'une tornade lui était passée dessus. Mais ces moments se faisaient de plus en plus rares.

Le frère commença à passer régulièrement à la station-service, pour voir qui s'y trouvait. Puis il se mit à la chercher à la fin du travail pour l'escorter chez elle. « Je veux juste être sûr que tu rentres en sécurité chez toi, lui dit-il. On ne sait pas trop qui traîne dans les rues de nos jours. »

La situation devenait sérieuse. Woody guettait Colleen à distance. S'approcher d'elle devenait dangereux. Hillel l'accompagnait souvent. Ils restaient tous les deux en planque, dans la voiture. Ils observaient la station, ou la maison. Parfois, pendant qu'Hillel faisait le guet, Woody se risquait à y entrer et retrouvait Colleen un petit moment.

Un soir qu'ils roulaient à proximité de la maison, ils furent pris en chasse par un véhicule de police. Woody se rangea sur le bas-côté et le père de Luke descendit de voiture.

Il s'approcha, contrôla l'identité des occupants puis il dit à Woody :

— Écoute-moi bien, mon petit gars. Joue au foot et occupe-toi de ton cul. Mais surtout ne viens pas faire chier. Compris ?

— Comment vous savez que je joue au foot ? demanda Woody.

Le père eut un sourire de faux jeton.

— J'aime bien savoir à qui j'ai affaire.

Ils repartirent et retournèrent au campus.

— Il faut que tu fasses gaffe, Wood', dit Hillel. Toute cette histoire commence à sentir mauvais.

— Je sais. Mais qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Que je dégomme son mari une fois pour toutes ?

Hillel hocha la tête, impuissant.

— Je ne veux pas qu'il t'arrive quelque chose, Woody. Et je dois t'avouer que je commence à avoir un peu peur.

*

Pour la première fois cette année-là, je ne retrouvai pas mes cousins pour Thanksgiving. L'avant-veille, ils m'annoncèrent qu'ils avaient été invités par Patrick Neville à une fête à laquelle étaient attendus des joueurs des Giants. Je décidai de me rendre à Baltimore malgré tout. Comme je l'avais fait durant toute mon enfance, j'y arrivai la veille de la fête, en train. Mais à Baltimore, et pour ma plus grande déception, personne ne m'attendait sur le quai de la gare. Je pris un taxi jusqu'à Oak Park. En arrivant chez les Baltimore, je vis Tante Anita qui sortait de la maison.

— Mon Dieu, Markie ! me dit-elle en me voyant. J'avais complètement oublié que tu arrivais ce soir.

— Ce n'est pas grave. Je suis là maintenant.

— Tu sais que tes cousins ne sont pas là…

— Je sais.

— Markie, je suis affreusement désolée. Je suis de garde ce soir à l'hôpital. Je dois y aller. Ton oncle sera content de te voir. Il y a des plats déjà prêts dans le frigo.

Elle me serra contre elle. Au moment de l'étreinte, je sentis que quelque chose avait changé. Elle avait l'air fatiguée, triste. Je ne voyais plus en elle cette lumière éclatante qui avait fait si souvent chavirer mon cœur d'enfant et d'adolescent.

J'entrai dans la maison. Je trouvai Oncle Saul devant la télévision. Comme Tante Anita, il m'accueillit avec un mélange de chaleur et de tristesse. Je montai à l'étage installer mes affaires dans l'une des chambres d'amis, et je me demandai à quoi servaient toutes ces chambres, si elles étaient vides. Je me promenai dans les immenses couloirs, j'entrai dans les gigantesques salles de bains. Je passai successivement dans les trois salons, tous éteints. Ni feu dans l'âtre, ni télévision allumée, ni livre ou journal laissé ouvert pour un lecteur impatient de pouvoir le reprendre. En redescendant, je vis Oncle Saul qui préparait notre dîner. Il avait dressé deux couverts sur le comptoir. Il y avait eu un temps pas si éloigné où, assis à ce même comptoir, lui, Hillel, Woody et moi, piaffant bruyamment d'impatience, tendions nos assiettes à Tante Anita de l'autre côté, qui, rayonnante et souriant à sa petite armée, faisait cuire à même une large plaque en téflon des quantités gargantuesques de pancakes, d'œufs et de bacon de dinde.

Nous dînâmes sans beaucoup parler. Il avait peu d'appétit. La seule chose dont il me parla fut les Ravens de Baltimore.

— Tu ne veux pas venir voir un match une fois ? J'ai des billets, mais ça n'intéresse personne. Ils font une saison du tonnerre, tu sais. Je t'ai dit que je connais bien des gens dans l'organisation des Ravens ?

— Oui, Oncle Saul.

— Alors il faut venir voir un match une fois. Dis-le à tes cousins. J'ai des billets gratuits, dans les loges et tout ça.

Après le repas, je partis me promener dans le quartier. Je saluai amicalement les voisins qui promenaient leur chien, comme si je les connaissais. Croisant un agent de sécurité dans son véhicule de patrouille, je fis le signe secret, auquel il répondit. Mais le geste était vain : le temps béni de notre enfance était perdu à jamais et il serait impossible de le retrouver : les Goldman-de-Baltimore appartenaient désormais au passé.

*

Ce même soir où je me trouvais à Baltimore et mes cousins à New York, Colleen rentra en retard chez elle. Elle descendit de voiture et courut jusqu'à la maison. Elle tourna la poignée, mais la porte était fermée à clé. Il était déjà parti. Elle regarda sa montre : il était dix-neuf heures vingt-deux. Elle eut envie de pleurer. Elle ouvrit la porte avec sa clé et pénétra dans l'intérieur sombre. Elle savait qu'à son retour, il la corrigerait.

Elle ne devait pas rentrer en retard de la station-essence. Elle le savait, Luke le lui avait dit. Elle fermait à dix-neuf heures, à dix-neuf heures quinze elle devait être rentrée. Si ce n'était pas le cas, il partait. Il allait dans un bar qu'il affectionnait et quand il revenait à la maison, il s'occupait d'elle.

Elle l'attendit jusqu'à vingt-trois heures ce soir-là. Elle eut envie d'appeler Woody, mais elle ne voulait pas le mêler à cela. Elle savait que cela finirait mal. Dans ces moments-là, elle songeait à s'enfuir. Mais pour aller où ?

Il rentra dans la maison et claqua la porte. Elle sursauta. Il apparut dans l'encadrement de la porte du salon.

— Désolée, gémit-elle aussitôt pour apaiser la colère de son mari.

— Qu'est-ce que tu foutais, bordel ? Hein ? Hein ? Tu finis à dix-neuf heures. Dix-neuf heures ! Pourquoi tu me fais poireauter comme un con ? Tu me prends pour un imbécile, c'est ça ?

— Je te demande pardon, Luke. Il y a des clients qui sont arrivés à dix-neuf heures, le temps de fermer, j'ai eu cinq minutes de retard.

— Tu finis à dix-neuf heures, je veux que tu sois à la maison à dix-neuf heures quinze ! C'est pas plus compliqué que ça. Mais il faut toujours que tu fasses ta maligne.

— Mais Luke, ça prend du temps de tout fermer…

— Arrête de gémir, tu veux ? Et va poser ton cul dans ma bagnole.

— Luke, pas ça ! supplia-t-elle. Il pointa sur elle un doigt menaçant.

— Tu ferais bien de m'obéir.

Elle sortit et monta dans son pick-up. Il s'installa dans sa voiture et démarra.

— Pardon, pardon, Luke, dit-elle d'une voix de souris. Je ne serai plus en retard.

Mais il ne l'écoutait plus. Il l'assommait d'injures. Elle pleurait. Il avait déjà quitté la ville de Madison et prit la route 5, toute en ligne droite. Il passa le pont Lebanon et continua encore. Elle le suppliait de rentrer à la maison.

Il ricana. « Quoi, t'es pas bien avec moi ? » Puis soudain, il s'arrêta au milieu de nulle part.

— Terminus, tout le monde descend, dit-il sur un ton qui ne tolérait aucune tergiversation.

Elle protestait vainement :

— Luke, s'il te plaît, pas ça.

— Dégage ! hurla-t-il soudain.

Dès qu'il hurlait, c'était le signal qu'elle devait obéir. Elle s'extirpa de l'habitacle et il repartit aussitôt, l'abandonnant à huit miles de chez eux. C'était sa punition : elle devait rentrer à pied et en pleine nuit jusqu'à Madison. Elle s'enfonçait dans la brume humide, elle qui ne portait en général que des robes courtes et de minces collants. Et elle laissait les ténèbres l'absorber.

La première fois, elle avait protesté. Lorsque Luke, criant à en devenir écarlate, lui avait ordonné de dégager, elle s'était rebellée. Elle lui avait dit qu'on ne traitait pas de la sorte sa femme. Luke était sorti de voiture.

— Allez, mon ange, viens là, avait-il dit presque tendrement.

— Pourquoi ?

— Parce que je vais te corriger. Je vais te foutre des claques pour que tu comprennes que, quand je te donne un ordre, tu dois obéir.

Elle s'était aussitôt excusée :

— Désolée, je n'voulais pas te mettre en colère… Je vais y aller, je vais faire tout comme tu veux. Excuse-moi, Luke. Je n'voulais pas te mettre en rogne.

Elle était aussitôt sortie de la voiture et était partie sur la route, mais elle n'avait pas eu le temps de parcourir cinq mètres que la voix de Luke l'avait déjà rattrapée :

— Tu piges pas ce que je te dis, ou quoi ? On ne parle peut-être pas la même langue ?

— Si, Luke. Tu m'as dit de ficher le camp, alors je fiche le camp.

— Ça, c'était avant ! Maintenant les ordres ont changé. Qu'est-ce que je t'ai dit, hein ?

Elle éclata en sanglots, terrorisée.

— Je sais plus, Luke… Pardonne-moi, je ne comprends plus rien.

— Je t'ai dit de venir ici pour recevoir des claques. T'as oublié ?

Ses jambes flanchaient.

— Pardon, Luke, j'ai compris la leçon. Je promets de plus désobéir.

— Viens ici ! hurla-t-il sans bouger. Quand je te dis de venir ici, tu dois venir ici ! Pourquoi tu dois toujours faire ta maligne, hein ?

— Pardon, Luke, j'ai été idiote, je recommencerai plus.

— Viens ici, bordel ! Viens ici ou je vais t'en foutre une double ration !

— Non, Luke, je t'en supplie !

— Rapplique !

Elle approcha, terrifiée, et se plaça devant lui.

— T'auras cinq belles baffes, d'accord ?

— Je…

— D'accord ?

— Oui, Luke.

— Je veux que tu comptes.

Elle se tint droite devant lui, il leva la main. Elle ferma les yeux, pleurant de tout son soûl. Il lui colla une claque monumentale qui la fit tomber par terre. Elle hurla.

— J'ai dit : compte !

Elle sanglota, à genoux sur le béton humide.

— Un… articula-t-elle entre deux pleurs.

— C'est bien. Allez, debout !

Elle se releva. Il la gifla de nouveau. Elle se plia en deux, les mains sur ses joues.

— Deux ! hurla-t-elle.

— C'est bien, allez, remets-toi en place.

Elle obéit, il lui tint la tête bien droite et la gifla encore de toutes ses forces.

— Trois !

Elle tomba à la renverse.

— Allons, allons, ne reste pas là, debout ! Et je ne t'ai pas entendue compter.

— Quatre, sanglota-t-elle.

— Tu vois, on arrive déjà au bout. Allez, viens devant moi et tiens-toi bien droite.

Lorsqu'il eut fini de la battre, il lui avait ordonné de disparaître et elle s'était aussitôt enfuie. Elle avait marché pendant plus d'une heure lorsqu'elle était arrivée au pont Lebanon. Ce n'était même pas la moitié du chemin jusqu'à Madison. Elle avait enlevé ses talons qui la faisaient trop souffrir et la ralentissaient, et elle avait battu de ses pas nus le bitume froid qui lui crevait les pieds. Soudain, des phares de voiture avaient illuminé la route. Une voiture était arrivée. Le conducteur ne la remarqua qu'au dernier moment et faillit la percuter. Il s'arrêta aussi. Elle avait déjà vu ce garçon à la station-service. C'était la nuit où elle avait croisé la route de Woody.

Depuis, si elle rentrait en retard de son travail, Luke la déposait sur la route déserte et la forçait à rentrer à pied. Cette nuit-là, lorsqu'elle arriva enfin chez elle, Luke avait verrouillé la porte de l'intérieur. Elle s'allongea sur le petit canapé d'extérieur sous le porche et y dormit, grelottant de froid.


Woody était de plus en plus préoccupé. Hillel me fit part de ses inquiétudes le concernant au début de l'année 2001.

— Je ne sais pas pourquoi il s'est soudain pris d'affection pour cette fille. Mais depuis six mois, il ne pense qu'à la sauver. Je le trouve différent. Es-tu au courant de quelque chose ?

— Non.

Je mentais. Je savais que Woody s'efforçait d'oublier Alexandra en s'occupant de Colleen. Il voulait se sauver en la sauvant. Je compris aussi qu'Hillel, en l'accompagnant dans ses surveillances nocturnes de la maison de Colleen, ne lui tenait pas compagnie : il veillait sur Woody, il voulait l'empêcher de faire une bêtise.

Il ne put empêcher une confrontation entre Luke et Woody au mois de février, dans un bar de Madison.

*

Madison, Connecticut.

Février 2001.


Woody roulait sur la rue principale de Madison lorsqu'il remarqua le pick-up de Luke garé devant un bar. Il freina aussitôt et se gara à côté. Il y avait dix jours que Luke n'était pas reparti faire ses livraisons. Dix jours que Woody n'avait pas vu Colleen. Dix jours où il avait été condamné à l'observer de loin. Un soir, quelques jours auparavant, il avait entendu des cris dans leur maison mais Hillel l'avait empêché de descendre de voiture et d'intervenir. Il était temps que cela cesse.

Il entra dans le bar et trouva Luke au comptoir. Il se dirigea droit sur lui.

— Mais voilà notre joueur de football ! dit Luke qui avait déjà un verre dans le nez.

— Tu devrais faire gaffe, Luke, lui dit Woody.

Luke avait bien dix ans de plus que lui. Il était plus costaud, plus large, le visage teigneux, les mains épaisses.

— T'as un problème, le footballeur ? demanda Luke en se dressant.

— J'ai un problème avec toi. Je veux que tu laisses Colleen tranquille.

— Ah bon ? Tu veux me dire comment je dois m'occuper de ma femme !

— Justement. Arrête de t'en occuper tout court. Elle ne t'aime pas.

— Comment tu me parles, petit con ? Je vais te donner deux secondes pour dégager d'ici.

— Si tu la touches encore…

— Eh bien quoi !

— Je te tuerai.

— Pauvre con ! vociféra Luke en empoignant Woody. T'es qu'un pauvre con !

Woody se défendit et le repoussa, avant de lui envoyer une droite en plein visage. Luke riposta et des clients du bar se précipitèrent sur eux pour les séparer. Il y eut un moment de confusion, puis des sirènes se firent entendre. Le père et le frère de Luke débarquèrent dans le bar pour y rétablir le calme. Ils arrêtèrent Woody et le firent monter dans une voiture de police. Ils quittèrent la ville et l'emmenèrent dans une carrière déserte où ils le tabassèrent à coups de matraque, jusqu'à ce qu'il perde connaissance.

Il retrouva ses esprits plusieurs heures plus tard. Le visage tuméfié, une épaule disloquée. Il se traîna jusqu'à la route et attendit qu'une voiture passe.

L'une d'elles s'arrêta et le conduisit à l'hôpital de Madison, où Hillel vint le chercher. Il n'avait que des blessures superficielles, mais il allait devoir ménager son épaule.

— Que s'est-il passé, Woody ? Je t'ai cherché une bonne partie de la nuit.

— Rien.

— Woody, tu as eu de la chance cette fois. Un peu plus et tu ne pouvais plus jamais jouer au foot. C'est ça que tu veux ? Foutre ta carrière en l'air ?

Colleen paya cher également l'intervention de Woody. Lorsqu'il la revit, une semaine plus tard, à la station-service, il remarqua son œil au beurre noir et sa lèvre écorchée.

— Qu'as-tu fait, Woody ?

— Je voulais te défendre.

— C'est mieux que nous ne nous voyions plus.

— Mais Colleen…

— Je t'avais demandé de rester à l'écart.

— Je voulais te protéger.

— Il ne faut plus se voir. C'est mieux ainsi. Va-t'en, s'il te plaît !

Il obéit.


Les vacances de printemps tombèrent quelques semaines plus tard. Hillel et moi en profitâmes pour éloigner Woody de Madison et lui changer les idées en l'emmenant passer dix jours à la Buenavista.

Ce séjour en Floride coïncida avec une grave et soudaine détérioration de l'état de santé de Grand-père Goldman. Il contracta une pneumonie qui le laissa très affaibli. Lorsque nous quittâmes la Floride, il était encore hospitalisé. Tante Anita disait qu'il n'allait pas tenir très longtemps. Grand-père avait pu sortir de l'hôpital et rentrer à la résidence, mais il ne quittait plus son lit. Nous venions le visiter tous les matins, de bonne heure : reposé par la nuit, il était disert. Il avait peu de forces mais tout son esprit. Un jour que nous discutions, Woody lui demanda :

— Au fond, Grand-père, je réalise que je ne sais même pas ce que tu faisais comme métier.

Grand-père eut un sourire lumineux.

— J'étais le président-directeur-général de Goldman & Cie.

— Qu'est-ce que c'était ?

— Une petite entreprise de fabrication de matériel médical, que j'avais fondée. Ça a été l'aventure de ma vie : imagine-toi, Goldman & Cie a existé pendant plus de quarante ans. J'aimais me rendre au bureau : nous étions installés dans un beau bâtiment en briques rouges que l'on voyait depuis la route et sur lequel on pouvait lire en grandes lettres capitales : GOLDMAN. J'en étais très fier.

— Mais où était-ce ? À Baltimore ?

— Non, dans l'État de New York. Nous, nous habitions à quelques miles de là, à Secaucus, dans le New Jersey.

— Qu'est devenue Goldman & Cie ? demanda encore Woody.

— Nous l'avons vendue. Vous étiez déjà nés mais vous ne pouvez pas vous en souvenir. C'était vers le milieu des années 1980.

Grand-père avait piqué la curiosité de Woody, qui demanda s'il existait des photos de l'époque de Goldman & Cie. Grand-mère dénicha une boîte à chaussures dans laquelle s'entassaient pêle-mêle toutes sortes de clichés. L'essentiel avait été pris ces dernières années : il y avait beaucoup de têtes que nous ne connaissions pas — des amis de Floride et quelques photos de Grand-père et Grand-mère ensemble. Puis nous tombâmes finalement sur une photo de Grand-père devant le fameux bâtiment de Goldman & Cie, que nous contemplâmes longuement. Nous trouvâmes également quelques photos d'Hillel, Woody et moi, adolescents, lors d'un séjour en Floride.

— Le Gang des Goldman, dit soudain Grand-père en brandissant le cliché, nous faisant éclater de rire.

Honneur à la mémoire de notre grand-père Max Goldman. Il décéda six semaines plus tard. Je garde de ces derniers moments avec lui le souvenir de sa vivacité et de son sens de l'humour, même aux portes de sa dernière demeure.

La tendresse de son rire ne quitte pas ma mémoire. Ni son exigence. Ni sa démarche et son éternelle élégance. Il n'est pas de cérémonie, de remise de prix, de rendez-vous important qui, au moment de nouer une cravate autour de mon cou, ne me fasse pas penser à lui, toujours impeccablement vêtu.

Gloire à toi, ô mon grand-père aimé. Sache que tu manques ici-bas. J'aime à croire que tu me regardes de là-haut et que tu suis avec un mélange d'amusement et d'émotion mon parcours. Tu sais donc que ma digestion est excellente et que je ne souffre pas du syndrome du côlon spastique. Je le dois peut-être aux kilos d'All-Bran que tu m'as fait avaler en Floride, sous ton regard bienveillant. Sois remercié de tout ce que tu m'as apporté et repose en paix.

25.

Grand-père fut enterré le 30 mai 2001 à Secaucus, New Jersey, la ville où il avait élevé, comme Grand-mère, mon père et Oncle Saul. Plusieurs de ses amis de Floride avaient insisté pour faire le déplacement.

J'étais assis à côté de mes cousins. Alexandra était là aussi, un rang derrière nous. Je mis ma main légèrement derrière moi et elle l'attrapa discrètement. Elle la serra. Je me sentais fort à ses côtés.

Je sais que plus tard, ce jour-là, Woody lui dit :

— C'est beau, comme tu l'aimes.

Elle sourit.

— Et toi ? demanda-t-elle. Hillel m'a parlé de cette fille, Colleen ?

— Elle est mariée. C'est compliqué. Je ne la vois plus pour le moment.

— Tu l'aimes ?

— Je ne sais pas. J'éprouve de la tendresse pour elle. Elle me fait me sentir moins seul. Mais elle n'est pas toi.

La cérémonie fut à l'image de Grand-père : sobre et empreinte d'humour. Mon père prononça un discours spirituel au cours duquel l'allusion aux All-Bran déclencha l'hilarité. Oncle Saul parla ensuite et fut plus grave. Il commença son oraison ainsi : « C'est la première fois que je reviens dans le New Jersey. Vous le savez, mes relations avec Papa ne furent pas toujours au beau fixe… »

Ces mots eurent une résonance étrange. Je ne retrouvai pas dans ses propos la relation dont j'avais été le témoin à la grande époque des Baltimore.

Après la cérémonie et la collation, Grand-mère voulut faire un tour de Secaucus. Je n'étais jamais venu ici et je proposai de l'emmener. Désireux de comprendre les allusions d'Oncle Saul, je profitai d'être seul en voiture avec Grand-mère pour l'interroger.

— De quoi parlait Oncle Saul tout à l'heure ?

Grand-mère fit semblant de ne pas m'entendre, regardant par la fenêtre.

— Grand-mère ?

— Markie, me dit-elle, ce n'est pas le moment des questions.

— Est-ce qu'il s'est passé quelque chose entre eux ? insistai-je.

— Markie, conduis maintenant et tais-toi, s'il te plaît. Vas-tu m'ennuyer avec tes questions un jour pareil ?

— Pardon, Grand-mère.

Je ne parlai plus. Elle me guida jusqu'à leur ancienne maison, hypothéquée au moment où la situation financière de Goldman & Cie avait commencé à vaciller. Puis elle me demanda de la conduire jusqu'à l'ancienne usine Goldman. Je n'y étais jamais allé, et elle me guida. Nous roulâmes vingt bonnes minutes, quittâmes le New Jersey, entrâmes dans l'État de New York et arrivâmes dans une zone industrielle désaffectée. Grand-mère s'arrêta devant un bâtiment abandonné en briques rouges. Elle promena son doigt sur la façade : « C'était mon bureau », me dit-elle en désignant un trou dans le mur, qui avait certainement été une fenêtre.

— Que faisais-tu ?

— Toute la comptabilité. C'est moi qui gérais les finances. Ton grand-père était un vendeur hors pair, mais pour un dollar de gagné, il en dépensait deux. Je tenais les cordons de la bourse, à la fabrique comme à la maison.

Quand je raccompagnai finalement Grand-mère au parking du cimetière, les Baltimore s'impatientaient dans le grand van avec chauffeur qui devait les ramener à Manhattan. Oncle Saul avait pris des chambres au New York Plaza pour Grand-mère et tous les Baltimore. Les Montclair, eux, restaient à Montclair.

Le lendemain, Oncle Saul me demanda de passer le voir à son hôtel, ce que je fis. Il nous réunit, Woody, Hillel et moi, dans un recoin tranquille du bar du New York Plaza et nous annonça que Grand-père avait demandé, dans ses dernières volontés, que l'un de ses comptes-épargne soit équitablement divisé entre « ses trois petits-enfants ». Il y avait vingt mille dollars pour chacun de nous trois.

*

Une semaine après l'enterrement, je ramenai Grand-mère en Floride. Je pris l'avion avec elle et passai quelques jours à Miami pour qu'elle ne soit pas seule. Oncle Saul mit à ma disposition son appartement à la Buenavista.

Ma présence auprès de ma grand-mère dans sa résidence pour personnes âgées la réconforta. Je la revois encore le jour de son retour à Miami, fumant sur sa terrasse, en regardant l'océan, les yeux dans le vague. Sur la table de son minuscule salon, elle avait laissé un carton à chaussures rempli de vieilles photos. J'en pris quelques-unes au hasard et, comme je ne reconnus ni les gens ni les lieux, je lui posai des questions. Elle répondit à moitié, je sentais bien que je troublais son besoin de tranquillité. Soudain, elle me parla des affaires dans le garde-meuble.

— Quel garde-meuble ? lui demandai-je.

— Un garde-meuble à Aventura. L'adresse est dans l'armoire à clés.

— Et qu'est-ce qu'il y a là-bas ?

— Tous les albums de famille. Puisque tu veux voir des photos, autant que tu ailles voir là-bas. Elles sont triées, classées et annotées. Fais-en ce que tu veux, du moment que tu cesses avec toutes tes questions.

J'ignore encore aujourd'hui si elle m'en parla pour que j'aille à leur recherche, ou pour que je m'en aille tout court. Piqué par la curiosité, je me rendis au garde-meuble où je trouvai, comme elle me l'avait promis, la vie des Goldman en milliers de photographies, rangées et triées dans des albums poussiéreux. Je les ouvris au hasard ; je retrouvai des visages rajeunis et tout ce que nous étions avant. Je remontai le temps et les époques, puis je m'amusai à me retrouver. Je me vis nourrisson, je vis la maison de Montclair avec une peinture encore fraîche. Je me vis nu dans une piscine en plastique posée sur notre pelouse. Je vis des images de mes premiers anniversaires. Je réalisai rapidement que, sur toutes les photos, il manquait les plus importants des personnages. Je pensai d'abord à un hasard ou une erreur de classement. Je passai plusieurs heures à parcourir tous les albums et je me rendis à l'évidence : nous étions partout, ils n'étaient nulle part. Des Montclair en veux-tu en voilà, alors que les Baltimore semblaient « persona non grata ». Aucune image d'Hillel petit, ni de sa naissance, ni de ses anniversaires. Aucune photo du mariage d'Oncle Saul et Tante Anita, alors que mes parents avaient droit à trois albums entiers. Les premiers clichés d'Hillel dataient au mieux de ses cinq ans. Dans les archives de mes grands-parents, il apparut que, pendant longtemps, les Goldman-de-Baltimore n'existaient pas.

Grand-mère Ruth imaginait certainement que j'allais rester enfermé dans le garde-meuble pour toujours, et qu'elle pourrait fumer sur sa terrasse en toute quiétude. A son grand dam, je débarquai dans son petit appartement les bras chargés des albums de famille.

— Markie, pourquoi tu m'encombres avec tout cela ? Si j'avais su, je ne t'aurais jamais parlé du garde-meuble !

— Grand-mère, où étaient-ils passés pendant toutes ces années ?

— De quoi me parles-tu, mon chéri ? Des albums ?

— Non, des Goldman-de-Baltimore. Avant les cinq ans d'Hillel, il n'y a aucune photo des Goldman-de-Baltimore…

Elle prit d'abord un air agacé et chassa du bras la possibilité d'une conversation.

— Bah, dit-elle, laissons le passé derrière, c'est mieux. Je repensai à l'étrange oraison prononcée par Oncle Saul à l'enterrement de Grand-père.

— Mais Grand-mère, insistai-je, c'est comme si, à un moment donné, ils avaient disparu de la surface de la terre.

Elle me sourit tristement.

— Tu ne crois pas si bien dire, Markie. Tu ne t'es jamais demandé comment ton oncle s'est retrouvé à Baltimore ? Pendant plus de dix ans, Oncle Saul et ton grand-père ne se sont pas parlé.

26.

L'année universitaire était déjà terminée lorsqu'à la fin juin 2001, après l'enterrement de Grand-père, Woody retourna à Madison. Il avait terriblement envie de revoir Colleen.

Elle n'était pas à la station-service. Une fille qu'il ne connaissait pas l'avait remplacée. Il alla se poster à proximité de son quartier. Il remarqua le pick-up de Luke devant la maison : il était là. Il se tapit dans sa voiture et attendit. Il ne vit pas Colleen. Il passa la nuit dans la rue.

À l'aube le lendemain, Luke quitta la maison. Il avait un sac avec lui. Il monta à bord de son pick-up et s'en alla. Woody le suivit à bonne distance. Ils arrivèrent aux bureaux de la compagnie de transport pour laquelle Luke travaillait. Une heure plus tard, il en repartait à bord d'un poids lourd. Woody était tranquille pour au moins vingt-quatre heures.

Il retourna à la maison. Frappa à la porte. Aucune réponse. Il frappa encore, essaya d'observer l'intérieur par les fenêtres. La maison semblait inoccupée. Soudain, il entendit une voix derrière lui qui le fit sursauter :

— Elle n'est pas là.

Il se retourna. C'était la voisine.

— Je vous demande pardon, Madame ?

— Vous cherchez la petite Colleen ?

— Oui, M'dame.

— Elle n'est pas là.

— Vous savez où elle est ?

La voisine prit un air désolé.

— Elle est à l'hôpital, mon garçon.


Woody se précipita à l'hôpital de Madison. Il la trouva alitée, le visage tuméfié et une minerve au cou. Elle avait été sévèrement battue. Lorsqu'elle le vit, ses yeux s'éclairèrent.

— Woody !

— Chut, reste calme.

Il voulut l'embrasser, la toucher, mais il eut peur de lui faire mal.

— Woody, j'ai cru que tu ne reviendrais jamais.

— Je suis là, maintenant.

— Pardon de t'avoir chassé. J'ai besoin de toi.

— Je ne m'en vais nulle part. Je suis là, maintenant.

Woody savait que s'il ne faisait rien, Luke finirait par la tuer. Mais comment la protéger ? Il demanda l'aide d'Hillel, qui lui-même chercha conseil auprès d'Oncle Saul et Patrick Neville. Woody avait des idées saugrenues pour piéger Luke : mettre une arme et de la marijuana dans sa voiture et contacter la police fédérale. Mais toutes les pistes remonteraient à lui. Hillel savait que, pour coincer légalement Luke, il fallait lui faire quitter la juridiction de son père. Il eut une idée.

*

Madison, Connecticut.

1er juillet 2001.


Colleen quitta sa maison en début d'après-midi. Elle mit sa valise dans le coffre de sa voiture et s'en alla. Une heure plus tard, Luke rentra. Il trouva le mot qu'elle lui avait laissé sur la table de la cuisine.

Je suis partie. je veux divorcer.

Si tu es prêt à discuter calmement, je suis au Motel Days Inn sur la route 38.

Il entra dans une colère noire. Elle voulait discuter ? Elle allait voir. Il allait lui faire passer ce genre d'envie. Il sauta dans sa voiture et roula comme un fou jusqu'au motel. Il repéra aussitôt sa voiture, garée devant une chambre. Il s'y précipita et tapa à la porte.

— Colleen ! Ouvre-moi.

Elle sentit son estomac se nouer.

— Luke, je ne t'ouvre que si tu es calme.

— Ouvre-moi cette porte immédiatement.

— Non, Luke.

Il frappa contre la porte de toutes ses forces. Colleen ne put s'empêcher de crier.

Hillel et Woody étaient dans la chambre voisine. Hillel décrocha le téléphone et contacta la police. Un opérateur lui répondit.

« Il y a un type qui est en train de tabasser sa femme, expliqua Hillel. Je crois qu'il va la tuer… »

Luke était toujours dehors, frappant furieusement à coups de pied et de poing. Hillel, après avoir raccroché, regarda sa montre, attendit qu'une minute passe, puis il fit un signe à Woody qui téléphona à la chambre de Colleen. Elle décrocha.

— Tu es prête, Colleen ?

— Oui.

— Ça va aller…

— Je sais.

— Tu es très courageuse.

— Je le fais pour nous.

— Je t'aime.

— Moi aussi.

— Maintenant, vas-y.

Elle raccrocha. Elle prit une ample respiration puis elle ouvrit la porte. Luke se jeta sur elle et se mit à la cogner. Des hurlements retentirent sur le parking du motel. Woody sortit de la chambre, prit un couteau dans sa poche et creva le pneu arrière du pick-up de Luke, avant de s'enfuir, le ventre noué.

Encore des coups. Et aucune sirène de police ne se faisait entendre.

— Arrête ! supplia Colleen en pleurs, repliée au sol en position fœtale pour se protéger des coups de pied.

Luke la souleva par les cheveux, jugeant qu'elle en avait eu pour son compte. Il la traîna hors de la chambre, la força à monter dans le pick-up. Des clients de l'hôtel alertés par les cris sortirent de leur chambre, mais n'osèrent pas intervenir. Des sirènes enfin se firent entendre. Deux voitures de police arrivèrent au moment où Luke sortait à toute vitesse du parking. Il n'alla pas beaucoup plus loin, immobilisé par son pneu crevé. Il fut arrêté dans les minutes qui suivirent. En se rendant au motel, il avait franchi la frontière avec l'État de New York. C'est là qu'il allait être incarcéré en attendant son procès pour violence et séquestration.

*

Colleen fut hébergée quelque temps à Baltimore, chez les Goldman. Ce fut une renaissance pour elle. Dans le courant du mois d'août, elle nous accompagna, Woody, Hillel et moi, en Floride. Grand-mère avait besoin d'aide pour mettre de l'ordre dans les affaires de Grand-père.

Nous n'avions pas besoin d'être quatre pour faire le tri dans les documents et les livres laissés par Grand-père. Aussi nous envoyâmes Woody et Colleen passer un peu de temps ensemble tous les deux. Ils louèrent une voiture et descendirent dans les Keys.

Hillel et moi passâmes une semaine dans la paperasse laissée par Grand-père.

Nous étions convenus que je m'occupais des archives et Hillel des documents légaux. Comme je trouvai dans un tiroir le testament de Grand-Père, je le remis à Hillel, sans même le lire.

Hillel l'examina lentement. Puis il fit une drôle de tête.

— Ça va ? lui demandai-je. T'as l'air bizarre tout d'un coup.

— Ça va. J'ai juste chaud. Je vais aller prendre l'air sur le balcon.

Je le vis plier le document en deux, puis il quitta la pièce, en l'emportant avec lui.

27.

Au début du mois de septembre 2001, Luke fut condamné à trois ans de prison ferme dans l'État de New York. Ce fut une délivrance pour Colleen, qui déposa dans le même temps une demande de divorce. Elle pouvait se réinstaller en toute quiétude à Madison.

Ce moment coïncidait avec le début de notre quatrième et dernière année à l'université. Celle durant laquelle le Stade Burger Shake de Madison devint le Stade Saul Goldman.

Je me souviens de la cérémonie du changement de nom qui eut lieu le samedi 8 septembre, et à laquelle j'assistai. Oncle Saul était rayonnant. Tout le gratin de l'université était présent. Un rideau recouvrait les lettres en métal massif et, après un discours du recteur, Oncle Saul tira sur un cordon qui le détacha, révélant la nouvelle identité du lieu. Pour une raison que je ne m'expliquais pas, la seule personne qui manqua ce jour-là fut Tante Anita.

Quelques jours plus tard, New York était frappée par les attentats du 11 Septembre. Madison, comme le reste du pays, fut assommée par le choc et c'est un peu le succès des Titans qui poussa les habitants à délaisser leurs postes de télévision et à retourner au stade.


Ce fut le début d'une saison exceptionnelle pour Woody. Il jouait à son meilleur niveau. À ce moment-là, rien ne laissait présager ce qui allait arriver. Cette année devait être celle de la consécration sportive pour les Titans. Woody jouait avec une rage de vaincre extraordinaire. La saison avait à peine démarré que l'équipe de Madison affolait déjà les statistiques et enchaînait les victoires, écrasant ses adversaires les uns après les autres. Ses performances drainaient une quantité impressionnante de spectateurs, les matchs se jouaient à guichets fermés et la ville de Madison en profitait largement : les restaurants étaient pleins ; dans les boutiques, les maillots aux couleurs de l'équipe et les drapeaux s'arrachaient. Un vent de folie soufflait sur la région : tout indiquait que cette année, les Titans remporteraient le championnat universitaire.

Parmi les admiratrices de Woody, il y avait Colleen. Elle s'affichait désormais fièrement avec lui à Madison. Quand elle le pouvait, elle fermait la station-service un peu plus tôt et venait assister aux entraînements. Lorsqu'il avait du temps libre, il l'aidait. Il organisait la réserve, s'occupait parfois des voitures des clients, qui lui disaient : « Si j'avais su que c'est un champion de football qui me ferait le plein aujourd'hui… »

Woody devint non seulement la vedette de tous les étudiants, mais également la coqueluche de la ville de Madison, dont l'un des diner proposait même à la carte un hamburger à son nom : le Woody. C'était un sandwich à quatre étages, composé d'assez de pain et de viande pour que même un très gros mangeur ne puisse pas en venir à bout. Celui qui le finissait se voyait non seulement offrir son repas, mais il avait aussi les honneurs d'un Polaroid, le cliché étant aussitôt accroché au mur sous les vivats des autres clients. Et le patron de l'établissement de répéter fièrement à propos de son hamburger : « Ce Woody-là, c'est comme notre Woody à nous : personne ne peut en venir à bout. »

À Baltimore, lors du dîner de Thanksgiving, Woody demanda son accord à la famille pour changer le nom sur son maillot de footballeur et y inscrire celui de Goldman. Tout le monde en fut terriblement excité et ému. Pour la première fois, il nous transcendait : grâce à lui, nous n'étions plus des Montclair ou des Baltimore, nous étions des Goldman. Nous étions enfin réunis sous la même bannière.

Une semaine plus tard, le Madison Daily Star, le journal local de la ville de Madison, publia un reportage sur les Baltimore, qui racontait l'histoire de Woody, Hillel, Tante Anita et Oncle Saul, avec une photo d'eux quatre, souriants et heureux, tenant le maillot de Woody frappé du nom de Goldman.


Pendant que tous les regards étaient tournés vers Woody qui marchait vers la gloire sportive, à Baltimore, Oncle Saul et Tante Anita s'enfonçaient lentement dans l'ombre, sans que personne ne s'en aperçoive.

D'abord, Oncle Saul perdit un procès très important sur lequel il travaillait depuis plusieurs années. Il était le défenseur d'une femme qui poursuivait une compagnie d'assurance-maladie ayant refusé de payer des traitements médicaux à son mari diabétique, qui en était mort. Oncle Saul réclamait pour elle plusieurs millions de dommages-intérêts. Elle fut déboutée.

Puis d'importantes tensions éclatèrent entre lui et Tante Anita. Elle voulut d'abord connaître le montant du don qu'il avait fait à l'université de Madison pour que le stade porte son nom. Il lui soutint que c'était trois fois rien, qu'il s'était arrangé avec le recteur. Elle ne le croyait pas. Il se comportait de façon étrange. Ce n'était pas son genre de mettre en avant son ego. Elle le savait très généreux, toujours attentif à l'autre. Il servait bénévolement dans les soupes populaires, il ne passait jamais devant un sans-abri sans lui donner quelque chose. Mais il n'en parlait jamais. Il ne s'en vantait jamais. Il était modeste, humble, c'est pour ça qu'elle l'aimait. Qui était cet homme qui voulait soudain avoir son nom sur un stade de football ?

Elle se mit à faire ce qu'elle n'avait jamais fait de toute sa vie commune avec son mari : elle fouilla son bureau, elle fouina dans ses affaires, elle lut son courrier et ses e-mails. Elle devait découvrir la vérité. Comme elle ne trouva rien à leur domicile, elle profita de le savoir au tribunal pour passer à son bureau et s'y enferma sous un prétexte quelconque. Elle trouva des classeurs de comptabilité personnelle et finit par découvrir la vérité : Oncle Saul avait promis six millions de dollars à l'université de Madison. Elle ne put d'abord pas y croire. Elle dut relire les documents plusieurs fois. Comment son mari avait-il pu faire une chose pareille ? Pourquoi ? Et surtout avec quel argent ? Que lui cachait-il ? Elle eut l'impression de vivre un cauchemar. Elle l'attendit dans son bureau pour le sommer de s'expliquer, mais il prit sa découverte avec beaucoup de calme :

— Tu n'as pas à fouiller dans mes affaires. Surtout ici. Je suis tenu au secret professionnel.

— N'essaie pas de noyer le poisson, Saul. Six millions de dollars ! Tu as promis six millions de dollars ? D'où sors-tu une somme pareille ?

— Cela ne te regarde pas !

— Saul, tu es mon mari ! Comment veux-tu que cela ne me regarde pas ?

— Parce que tu ne comprendrais pas.

— Parle-moi, Saul, je t'en supplie. D'où as-tu sorti une somme pareille ? Que me caches-tu ? As-tu des liens avec le crime organisé ?

Il éclata de rire.

— Où vas-tu chercher des choses pareilles ? Laisse-moi maintenant, s'il te plaît. Il est déjà tard et je dois encore travailler.


Je ne vis rien de ce qui se passait. Quand je n'étais pas à l'université, j'étais avec Alexandra. Je vivais un bonheur total à ses côtés. Elle me connaissait mieux que personne, elle me comprenait mieux que personne. Elle pouvait lire dans mes pensées, deviner ce que j'allais dire avant que je l'aie dit.

Cela faisait déjà un an qu'elle avait terminé l'université et qu'elle essayait de percer dans le monde de la musique, mais sa carrière ne décollait pas. Je n'aimais pas beaucoup le producteur avec qui elle s'était associée. Je le trouvais trop occupé à promouvoir son image plutôt que sa musique. Lui disait que tout était lié, je n'étais pas d'accord. Pas avec le talent qu'avait Alexandra. J'essayai de le lui dire, j'essayai de la pousser à s'écouter elle-même, avant tout. Elle composait des chansons de grande qualité : son producteur, au lieu de l'aider à s'épanouir davantage, passait son temps à freiner sa créativité pour la faire entrer dans un moule préfabriqué, censé plaire au plus grand nombre. Structure : introduction, couplet, refrain, couplet 2, refrain, pont, pré-refrain, refrain final. Le premier refrain durait 1 minute. Les producteurs faisaient à la musique le même sacrilège qu'aux livres et aux films : ils les calibraient.

Parfois, elle était gagnée par le découragement. Elle disait qu'elle n'arriverait à rien. Qu'il valait mieux qu'elle renonce. Je lui remontais le moral : il m'arrivait de quitter l'université et de venir à New York pour la nuit. En général, je la trouvais déprimée, enfermée dans sa chambre. Je la poussais à se changer, à prendre sa guitare et je l'emmenais jouer sur la scène libre d'un bar. Chaque fois c'était la même chose : elle électrisait le public. Les applaudissements nourris qui concluaient ses prestations la regonflaient. Elle quittait la scène rayonnante. Nous allions dîner. Elle était heureuse de nouveau. Elle redevenait ce moulin à paroles que j'aimais tant. Elle avait oublié son chagrin.

Le monde nous appartenait.

*

Je fis le déplacement presque tous les week-ends à Madison pour voir jouer Woody. Je rejoignais dans les gradins du Stade Saul Goldman la foule de ses supporters privilégiés : Oncle Saul, Tante Anita, Patrick Neville, Hillel, Alexandra et Colleen.

À force de victoires, les premières rumeurs circulèrent : il se disait que les recruteurs des plus grandes équipes de la NFL venaient l'observer chaque semaine. Patrick affirmait que des représentants des Giants allaient venir. Oncle Saul assurait que les cadres des Ravens suivaient les Titans avec la plus grande attention. Les soirs de match, dans les travées du Stade Saul Goldman, Hillel essayait de repérer les recruteurs avant de se précipiter dans les vestiaires pour faire des comptes rendus à Woody.

— Wood', s'écria-t-il un soir, j'en ai repéré au moins un ! Il prenait des notes, il était pendu au téléphone. Je l'ai suivi jusque dans le parking… il avait des plaques du Massachusetts. Tu sais ce que ça veut dire ?

— Les Patriots de la Nouvelle-Angleterre ? Demanda Woody sans oser y croire.

— Les Patriots de la Nouvelle-Angleterre, mon pote ! exulta Hillel.

Sous les vivats des autres joueurs qui se changeaient, ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.

Par deux fois, au terme d'un match victorieux, Oncle Saul et Tante Anita furent directement approchés par des observateurs d'équipes prestigieuses. Le soir où les Titans écrasèrent les Cougars de Cleveland — seule autre équipe invaincue du championnat cette saison-là et victorieuse l'année précédente —, Patrick Neville rejoignit Woody dans le vestiaire avec le recruteur des Patriots de la Nouvelle-Angleterre, repéré quelques semaines plus tôt par Hillel.

L'homme remit sa carte à Woody et lui dit :

— Mon garçon, les Patriots seraient très heureux de te compter dans leurs rangs.

— Oh, mon Dieu ! Merci, M'sieur, répondit Woody. Je sais pas quoi dire. Il faut que j'en parle avec Hillel.

— Hillel est ton agent ? demanda le recruteur.

— Non, Hillel est mon copain. J'ai pas vraiment d'agent, en fait.

— Je peux être ton agent, proposa spontanément Patrick.

J'ai toujours rêvé de faire ça.

— Oui, volontiers, répondit Woody. Vous feriez ça ?

— Évidemment.

— Alors, je vous laisse traiter avec mon agent, dit en souriant Woody au recruteur.

Ce dernier lui serra chaleureusement la main.

— Bonne chance, mon garçon. Tout ce qu'il te reste à faire, c'est de remporter ce championnat. Rendez-vous en NFL.

Ce soir-là, contrairement à leur habitude, Hillel et Woody ne célébrèrent pas la victoire avec le reste de l'équipe. Enfermés dans leur chambre avec Patrick, qui prenait son nouveau rôle d'agent très à cœur, ils discutèrent des possibilités qui s'offraient à Woody.

— Il faut essayer de signer une option avant la fin de l'année, dit Patrick. Si tu remportes le championnat, ça ne sera sûrement pas très difficile.

— On parle d'une première offre à combien, selon vous ? demanda Hillel.

— Ça dépend. Mais le mois dernier, les Patriots ont offert 7 millions de dollars à un joueur universitaire.

— 7 millions de dollars ? s'étouffa Woody.

— 7 millions de dollars, répéta Patrick. Et crois-moi, fiston, tu ne vaux pas moins. Et si ce n'est pas cette année, ce sera l'année prochaine. Je ne me fais pas de souci pour ta carrière.

Patrick parti, Woody et Hillel restèrent éveillés toute la nuit. Étendus sur leurs lits, les yeux grands ouverts, ils restaient sonnés par la valeur potentielle du contrat.

— Qu'est-ce que tu vas faire de tout ce fric ? demanda Hillel.

— On va le diviser en deux. La moitié pour toi et l'autre pour moi.

Hillel sourit.

— Pourquoi tu ferais ça ?

— Parce que t'es comme mon frère, et les frères partagent tout.


Au début du mois de décembre 2001, alors qu'ils venaient d'accéder aux demi-finales du championnat, les Titans furent soumis à un contrôle antidopage par la Ligue de football.

Une semaine plus tard, Woody ne se présenta pas au cours d'économie après son entraînement du matin. Hillel essaya en vain de le joindre sur son téléphone portable. Il décida d'aller voir au stade, mais en traversant le campus, il vit la Chevrolet Yukon noire de Patrick Neville se garer devant le bâtiment administratif. Hillel comprit qu'il s'était passé quelque chose. Il courut jusqu'à Patrick.

— Qu'y a-t-il, Patrick ?

— Woody ne t'a pas dit ?

— Qu'est-ce qu'il aurait dû me dire ?

— Il s'est fait griller au contrôle antidopage.

— Quoi ?

— Cet imbécile s'est dopé.

— Patrick, c'est impossible !

Hillel suivit Patrick dans le bureau du recteur. À l'intérieur, en plus de ce dernier, il y avait Woody, prostré sur une chaise et, face à lui, un commissaire de la Ligue universitaire de football.

En voyant Patrick entrer dans la pièce, Woody se leva de sa chaise avec un air suppliant.

— Je ne comprends pas, Patrick ! s'écria-t-il. Je jure que j'ai rien pris !

— Que se passe-t-il ? interrogea Patrick.

Le recteur présenta Patrick au représentant de la Ligue en tant qu'agent de Woody, puis il lui demanda de faire le point de la situation.

— Woodrow a été testé positif à la pentazocine. Le test et les contre-tests ont tous donné le même résultat. C'est très grave. La pentazocine est un dérivé de la morphine, une substance strictement interdite par la Ligue.

— Je ne me suis pas dopé ! cria Woody. Je le jure ! Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ?

— Woodrow, arrêtez votre cirque, voulez-vous ! tonna le commissaire. Vos performances étaient trop belles pour être vraies.

— J'ai attrapé froid récemment, et le médecin m'a prescrit des vitamines. Je n'ai pris que ce qu'il m'a dit. Pourquoi aurais-je pris cette merde ?

— Parce que vous êtes blessé.

Il y eut un bref silence.

— Qui vous a dit ça ? demanda Woody.

— Le médecin de l'équipe. Vous avez une tendinite au bras. Et un ligament de l'épaule déchiré.

— J'ai été pris dans une bagarre au printemps dernier. Je me suis fait taper dessus par des flics ! Mais ça date d'il y a au moins huit mois.

— Épargnez-moi vos salades, Woody, le coupa le commissaire.

— C'est la vérité, je le jure !

— Ah bon ? Vous n'avez pas été victime d'un surentraînement pendant l'été ? J'ai un rapport du médecin de l'équipe qui affirme que, suite à des douleurs répétées, il a fait procéder à une échographie de votre bras qui a révélé une tendinite relativement grave, due selon lui à un excès de mouvements répétés.

Woody se sentit acculé. Ses yeux s'embuèrent de larmes.

— C'est vrai, le médecin voulait que j'arrête de jouer quelque temps, expliqua-t-il. Mais je me sentais capable de tenir ma place au sein de l'équipe. Je connais mon corps ! Je me serais soigné après le championnat. Vous pensez que j'aurais fait la connerie de me doper juste avant les demi-finales du championnat ?

— Oui, répondit le commissaire de la Ligue. Parce que vous avez trop mal pour jouer sans antidouleur. Je pense que vous avez pris du Talacen pour pouvoir jouer. Tout le monde sait que c'est un médicament efficace, et il est connu que ses traces disparaissent rapidement du sang. Je crois que vous le saviez très bien et que vous pensiez qu'en arrêtant les prises suffisamment tôt avant la finale du championnat, nous n'aurions rien trouvé au contrôle antidopage. Est-ce que je me trompe ?

Il y eut un long silence.

— Woody, est-ce que tu as pris cette merde ? finit par demander Patrick.

— Non ! Je le jure ! Le médecin a pu se tromper quand j'étais malade !

— Le médecin ne t'a pas prescrit de Talacen, Woodrow, répondit le commissaire. Nous avons vérifié. C'étaient des vitamines.

— Alors le pharmacien, en préparant les cachets !

— Ça suffit, Woodrow ! ordonna le recteur. Vous avez déshonoré cette université.

Il attrapa sur le mur un cadre dans lequel était affichée la couverture du magazine de l'université, avec le visage de Woody, et le jeta à la poubelle.

Patrick Neville se tourna vers le recteur.

— Qu'est-ce qui va se passer à présent ?

— Nous avons à discuter. Vous comprenez que c'est une situation extrêmement grave. Le règlement de la Ligue prévoit la suspension du joueur dans ce genre de cas, et le règlement de Madison prévoit l'exclusion de l'université.

— Avez-vous déjà un accord avec les Patriots de la Nouvelle-Angleterre ? demanda le commissaire.

— Non.

— Tant mieux, car ils auraient pu demander des dommages et intérêts pour atteinte à leur image si ç'avait été le cas.

Il y eut un silence pesant, puis le commissaire reprit la parole :

— Monsieur Neville, je me suis longuement entretenu avec le recteur. La réputation de Madison pourrait s'en trouver entachée, celle du championnat également. Tout le monde est accroché aux prouesses de Woody. Si le public apprend qu'il s'est dopé, nous souffrirons tous d'un énorme préjudice et nous voulons à tout prix éviter une telle situation. Mais nous ne pouvons pas fermer les yeux…

— Que proposez-vous alors ?

— Un compromis acceptable pour tous. Dites que Woody s'est blessé. Il s'est gravement blessé et ne pourra plus jouer. En échange, la Ligue ne poussera pas l'enquête plus loin, la réputation de Madison restera intacte. Ce qui veut dire que le conseil de discipline de l'université n'aura pas à se pencher sur Woodrow et qu'il pourra terminer ses études ici.

— Blessé, pour combien de temps ?

— Pour toujours.

— Mais s'il ne joue plus, aucun club de NFL ne voudra de lui.

— Monsieur Neville, je crois que vous n'avez pas compris la gravité de la situation. Si vous refusez, nous ouvrirons une procédure disciplinaire, tout le monde sera au courant. En cas de procédure disciplinaire, Woody sera exclu de l'équipe et certainement de l'université également. Vous auriez la possibilité de faire recours, mais vous perdriez car les tests sont formels. Je vous offre l'opportunité d'enterrer toute cette histoire maintenant. Donnant-donnant. La réputation des Titans est sauve, et Woody termine son cursus.

— Mais sa carrière de joueur de football sera terminée, dit Patrick.

— Oui. Si ce compromis vous semble acceptable, je vous laisse vingt-quatre heures pour organiser une conférence de presse et annoncer que Woody s'est blessé à l'entraînement et ne jouera plus jamais au football.

Le commissaire sortit de la pièce. Woody plongea son visage dans ses mains, muet de désarroi. Patrick et Hillel s'isolèrent.

— Patrick, dit Hillel, il y a bien quelque chose que l'on peut faire ! Enfin, c'est une histoire de fous !

— Hillel, il n'aurait jamais dû prendre du Talacen.

— Mais il n'a jamais pris cette merde !

— Hillel, je doute que le pharmacien se soit trompé en lui donnant des vitamines. Et il a des blessures avérées.

— Et alors, admettons qu'il ait volontairement pris du Talacen, ce n'est qu'un antidouleur après tout !

— C'est un produit interdit par la Ligue.

— Nous pouvons faire un recours !

— Tu as entendu : il perdra. Je le sais et toi aussi. Il a une chance unique de sauver sa place à l'université. S'il fait un recours, cette histoire de dopage deviendra publique. Il perdra tout : l'université le mettra dehors et aucune autre université n'acceptera de le reprendre. C'est un gamin plein de ressources, il faut qu'il finisse ses études. Au moins, avec ce compromis, il sauve sa tête.

À cet instant, Woody sortit du bureau et se planta devant Hillel et Patrick. Il leur dit en essuyant ses larmes du revers du bras :

— Nous ne ferons pas de recours. Je ne veux pas que ça se sache. Je ne veux pas que Saul et Anita sachent quoi que ce soit. J'aurais trop honte qu'ils sachent la vérité. Je porte le nom de Goldman sur le maillot. Je ne le salirai pas.

Patrick convoqua une conférence de presse pour le lendemain.


Mesdames et Messieurs, j'ai le devoir de vous faire part d'un coup dur pour l'université de Madison et l'équipe des Titans. Notre très prometteur capitaine, Woodrow Finn, s'est gravement blessé lors d'un entraînement solitaire en salle de musculation. Il souffre d'une déchirure des ligaments de l'épaule et du bras et ne pourra probablement plus jamais jouer au football. Un nouveau capitaine sera nommé à sa place. Nous souhaitons à Woody un prompt rétablissement et nos meilleurs vœux pour la réorientation de sa carrière.


À la demande de Woody, nous gardâmes le secret. En dehors de Patrick Neville, les seuls à connaître la vérité sur la fin de sa carrière de joueur furent Hillel, Alexandra, Colleen et moi.


Le jour de la conférence de presse, Tante Anita et Oncle Saul se précipitèrent à Madison, où ils restèrent quelques jours. Ignorant les véritables raisons du retrait de Woody, ils se mirent en tête de le soigner. « On va te remettre sur pied », promit Oncle Saul. Woody affirmait qu'il avait trop mal pour envisager de pouvoir rejouer un jour. Tante Anita insista pour lui faire passer des radios, qui révélèrent des lésions sévères : les ligaments du bras et de l'épaule étaient terriblement abîmés, et une échographie révéla même un début de déchirure.

— Woody, mon ange, comment as-tu pu jouer dans cet état ? s'épouvanta Tante Anita.

— C'est pour ça que je ne joue plus.

— Je ne suis pas spécialiste, dit-elle, je vais demander conseil à mes collègues à Johns Hopkins. Mais je ne pense pas que cela soit irréversible. Il faut y croire, Woody !

— Je n'y crois plus. Je n'ai plus envie.

— Qu'est-ce qui se passe, mon grand ? s'inquiéta Oncle Saul. Tu m'as l'air bien déprimé. Même si tu dois t'arrêter quelques mois, il y a toujours l'espoir qu'un club te recrute.

S'il nous avoua s'être blessé en s'entraînant au cours de l'été, Woody nous jura ne pas avoir pris de Talacen. Pourtant, les résultats des radios laissaient planer un doute sur sa capacité à avoir pu jouer sans antidouleur. Pour lui, la seule explication possible était que le médecin de l'équipe s'était mélangé les pinceaux en lui prescrivant des vitamines pour soigner son coup de froid.

— Son histoire ne tient pas debout, dis-je à Alexandra. Il peut à peine tenir sa fourchette à table. Je me demande vraiment s'il n'a pas pris du Talacen de son propre chef.

— Pourquoi nous mentirait-il ?

— Peut-être parce qu'il n'assume pas.

Elle eut une moue.

— J'en doute, dit-elle.

— Évidemment que tu en doutes ! Tu lui donnerais le bon Dieu sans confession ! T'arrêtes pas de le chouchouter !

— Est-ce que tu es jaloux de lui, Markie ? Je regrettais déjà ce que je venais de dire.

— Non, pas du tout, répondis-je d'un ton mal assuré.

— Markikette, je te promets que le jour où tu passeras à côté de 7 millions de dollars et d'une carrière de footballeur professionnel à cause d'un médecin maboul qui a confondu les médicaments, tu auras droit à une attention au moins aussi grande que celle que je porte à Woody.

*

Woody ne termina jamais ses études.

Pendant les vacances d'hiver qui suivirent son exclusion des Titans, Hillel et moi essayâmes de lui remonter le moral, sans beaucoup de succès. À la reprise des cours, déprimé, il se rendit à Madison sans parvenir à franchir les limites du campus. Il arrêta la voiture à l'approche des premiers bâtiments.

— Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda Hillel dans la voiture avec lui.

— Je ne peux pas…

— Tu ne peux pas quoi ?

— Tout ça… souffla-t-il en désignant de la main le Stade Saul Goldman qui se dressait devant eux. Il descendit de voiture.

— Vas-y déjà, dit-il à Hillel. Je te rejoins. J'ai besoin de marcher un peu.

Hillel obéit, sans bien comprendre. Woody ne le rejoignit jamais. Il avait envie d'amour et de tendresse : il marcha jusqu'à la station-essence et se réfugia auprès de Colleen.

Il ne la quitta plus. Il s'installa chez elle et occupa ses journées à travailler avec elle à la station-essence. Elle était désormais la raison de sa présence à Madison. Sinon, il y aurait longtemps qu'il se serait enfui, loin.

Hillel passait tous les jours le voir. Il lui apportait ses notes de cours et essayait de le pousser à ne pas tout abandonner si près du but.

— Woody, tu es à quelques mois de terminer tes études. Ne gâche pas cette chance…

— J'ai plus le courage, Hill'. Je ne crois plus en moi. Je ne crois plus en rien.

— Woody… est-ce que tu t'es dopé ?

— Non, Hillel. Je te le jure. C'est pour ça que je ne veux plus retourner dans cette université de menteurs. Je ne veux plus rien d'eux, ils m'ont détruit.


Quelques semaines plus tard, le jeudi 14 février 2002, Woody décida de se rendre une dernière fois à l'université de Madison pour récupérer ses affaires dans la chambre qu'il occupait avec Hillel.

Colleen lui prêta sa voiture et il se rendit sur le campus en début de soirée. Il avait essayé de joindre Hillel, mais sans succès. Sans doute était-il en train de réviser à la bibliothèque.

Il frappa à la porte de leur chambre. Aucune réponse. Il avait gardé la clé : il la sortit de sa poche, la tourna dans la serrure et ouvrit. La chambre était déserte.

Il se sentit soudain nostalgique. Il s'assit sur son lit un petit moment et contempla la pièce. Il ferma les yeux un instant : il se revit sur le campus, un jour de grand soleil, se promenant avec Hillel et Alexandra, attirant tous les regards. Après un moment de rêverie, il ouvrit le grand sac apporté avec lui et commença à y mettre ses effets personnels : quelques livres, des cadres photos, une lampe qu'il aimait et qu'il avait apportée d'Oak Park, ses baskets de sport avec lesquelles il avait tant couru. Puis il ouvrit l'armoire dans laquelle étaient rangés ses vêtements et ceux d'Hillel. Les trois rayonnages supérieurs étaient les siens. Il les vida. Puis il recula de quelques pas et regarda l'armoire ouverte, envahi par un sentiment de tristesse : c'était la première fois qu'il quittait volontairement Hillel.

À force de fixer les rayonnages, il lui sembla voir une forme au fond du dernier rayonnage appartenant à Hillel. Il s'approcha et remarqua un sac en papier dissimulé derrière des piles de vêtements. Il ne sut pas pourquoi, il eut envie de voir ce que c'était. Quelque chose l'attira. Il écarta les vêtements, attrapa le sac et l'ouvrit. Il blêmit et se sentit soudain vaciller.

28.

Oncle Saul n'est venu que deux fois chez mes parents, à Montclair. Je le sais, car pendant très longtemps ma mère se plaignit qu'il n'avait jamais mis les pieds chez nous. Je l'entendais parfois s'emporter contre mon père à ce sujet, surtout lorsqu'il était question d'organiser des fêtes de famille.

— Tout de même, Nathan, ton frère n'a jamais mis les pieds ici ! Ça ne te choque pas ? Il ne sait pas comment est notre maison.

— Je lui ai montré des photos, tempérait mon père.

— Ne fais pas l'imbécile avec moi, s'il te plaît !

— Deborah, tu sais pourquoi il ne vient pas.

— Je le sais et ça m'énerve encore plus ! Vous êtes vraiment insupportables avec vos histoires de famille stupides !

Longtemps je ne sus pas à quoi ma mère faisait référence. Il m'était arrivé de m'immiscer dans leur conversation.

— Pourquoi Oncle Saul ne veut pas venir ici ?

— Ce n'est pas important, me répondait à chaque fois ma mère. Ce sont des idioties.


La première fois, ce fut en juin 2001, à la mort de Grand-père. Quand Grand-mère avait téléphoné pour annoncer son décès, il était spontanément venu jusque chez nous.

La seconde fois fut le jeudi 14 février 2002, après que Tante Anita l'eut quitté.

Ce jour-là, j'arrivai à Montclair en fin d'après-midi. C'était la Saint-Valentin et j'étais en route depuis mon université pour passer la soirée et la nuit à New York avec Alexandra. Comme il y avait quelque temps que je n'avais pas vu mes parents, j'avais fait le détour par Montclair pour les embrasser et passer un petit moment avec eux.

À mon arrivée, je vis la voiture de mon oncle garée dans notre allée. Je me précipitai à l'intérieur de la maison et ma mère m'intercepta dans l'entrée.

— Qu'est-ce qu'Oncle Saul fait ici ? demandai-je, inquiet.

— Markie chéri, ne va pas dans la cuisine.

— Mais qu'est-ce qui se passe enfin ?

— C'est ta tante Anita…

— Quoi, Tante Anita ?

— Elle a quitté ton oncle. Elle est partie.

— Partie ? Comment ça, partie ?

Je voulus téléphoner à Hillel, mais ma mère m'en dissuada.

— Ne mêle pas Hillel à ça pour le moment, me dit-elle.

— Mais que s'est-il passé ?

— Je t'expliquerai tout, Markie, je te le promets. Ton oncle va rester pour le week-end, il prendra ta chambre, si tu es d'accord.

Je voulus aller l'embrasser, mais au moment d'entrer dans la cuisine je le vis, par la porte entrebâillée, en larmes. Le grand, l'immense, le tout-puissant Saul Goldman pleurait.

— Tu devrais peut-être aller retrouver Alexandra, me murmura gentiment ma mère. Ton oncle a besoin d'un peu de tranquillité, je crois.

Je ne partis pas, je m'enfuis. Je quittai Montclair non pas parce que ma mère me l'avait conseillé, mais parce que, ce jour-là, j'avais vu mon oncle pleurer. Il n'était que Samson, lui qui avait été si fort. Il avait donc suffi de lui couper les cheveux.

J'allai retrouver celle avec qui tout allait mieux. Alexandra, la femme de ma vie. Comme je savais qu'elle détestait le kitsch de la Saint-Valentin, je lui avais organisé une soirée sans dîner à cinq plats ni roses rouges. Je passai la prendre directement au studio où elle enregistrait une nouvelle maquette, et nous allâmes nous enfermer dans une chambre au Waldorf Astoria, pour regarder des films, faire l'amour et survivre grâce au room-service. Dans ses bras, j'étais à l'abri de ce qui était en train de se passer.

*

Ce même soir du 14 février 2002, Woody attendit le retour d'Hillel dans la chambre, assis sur le lit. Il était plus de vingt-deux heures lorsqu'il arriva. « Putain, Woody, tu m'as fait peur ! » sursauta Hillel en ouvrant la porte. Woody ne répondit rien. Il se contenta de dévisager Hillel. « Woody ? Est-ce que tout va bien ? » demanda encore Hillel.

Woody désigna le sac en papier à côté de lui.

— Pourquoi ?

— Woody… Je…

D'un bond, Woody se leva et attrapa Hillel par le col de sa veste. Il le plaqua brutalement contre le mur.

— Pourquoi ? répéta-t-il en hurlant.

Hillel le fixa dans les yeux et le défia.

— Frappe-moi, Woody. C'est tout ce que tu sais faire, de toute façon…

Woody brandit son poing et le tint en l'air un long instant, les dents serrées, le corps tremblant. Il poussa un cri de colère et s'enfuit. Il courut jusqu'au parking et monta dans de la voiture de Colleen. Il démarra en trombe. Il avait besoin de se confier à quelqu'un de confiance et la seule personne à qui il pensa était Patrick Neville. Il roula en direction de Manhattan. Il essaya de le joindre, mais son téléphone était éteint.

Il était vingt-trois heures lorsqu'il arriva devant l'immeuble de Patrick Neville, gara la voiture sur le trottoir opposé, traversa la rue sans même faire attention et s'engouffra dans l'immeuble. Le portier de nuit l'arrêta.

— Je dois monter chez Patrick Neville, c'est urgent.

— Est-ce que Monsieur Neville vous attend ?

— Appelez-le ! Appelez, bon Dieu !

Le portier téléphona chez Patrick Neville.

— Bonsoir, Monsieur, pardonnez-moi de vous déranger, il y a un Monsieur…

— Woody, dit Woody.

— … Monsieur Woody… Très bien.


Le portier raccrocha et fit signe à Woody qu'il pouvait accéder à l'ascenseur. Arrivé au 23e étage, il se précipita vers la porte des Neville. Patrick, qui l'avait vu arriver à travers le judas, lui ouvrit avant qu'il n'ait à sonner.

— Woody, que se passe-t-il ?

— Il faut que je te parle.

Il vit une hésitation dans le regard de Patrick.

— Peut-être que je te dérange…

— Non, pas du tout, répondit Patrick.

Woody semblait bouleversé, il ne pouvait pas le laisser ainsi. Il le fit entrer et l'emmena au salon. En passant, Woody remarqua une table dressée pour la Saint-Valentin, avec des chandelles, un grand bouquet de roses, du champagne dans un seau et deux verres remplis qui n'avaient pas été touchés.

— Patrick, je suis désolé, je ne savais pas que tu avais de la visite. Je vais te laisser.

— Pas avant que tu m'aies dit ce qui se passe. Assieds-toi.

— Mais je t'ai interrompu dans…

— Ne t'inquiète pas, l'arrêta Patrick. Tu as bien fait de venir. Je vais te chercher quelque chose à boire et après tu vas tout me raconter.

— Je veux bien un café.

Patrick s'éclipsa dans la cuisine, laissa Woody seul dans le salon. Comme il regardait autour de lui, il vit soudain une veste de femme et un sac posés sur un fauteuil. La petite copine de Patrick, songea Woody. Elle devait être allée se cacher dans une chambre. Il ne savait pas que Patrick fréquentait quelqu'un. Mais soudain, il lui sembla reconnaître cette veste. Troublé, il se leva et s'en approcha. Il vit un porte-monnaie dans le sac, s'en saisit et l'ouvrit. Il prit une carte de crédit au hasard et il se sentit pris d'une envie de vomir. Ce n'était pas possible. Pas elle. Il voulut en avoir le cœur net et se précipita vers les chambres. Patrick sortit de la cuisine à cet instant. « Woody, où vas-tu ? Attends ! » Il posa son plateau chargé de deux tasses de café et courut après lui. Mais Woody avait déjà pénétré dans le couloir et poussait les portes des pièces à la hâte. Il la trouva finalement dans la chambre de Patrick : Tante Anita.

— Woody ? s'écria Tante Anita.

Il resta muet, terrifié. Patrick arriva à lui.

— Ce n'est pas ce que tu crois, lui dit-il. Nous allons tout t'expliquer.

Woody le poussa en arrière pour l'écarter du passage et s'enfuit. Tante Anita lui courut après.

« Woody ! s'écria-t-elle. Woody ! Je t'en supplie, arrête-toi ! »

Pour ne pas avoir à attendre l'ascenseur, il descendit par les escaliers. Elle prit l'ascenseur. Le temps qu'il arrive au rez-de-chaussée, elle l'attendait déjà. Elle l'enveloppa de ses bras.

« Woody, mon ange, attends ! »

Il se défit de son étreinte.

« Laisse-moi ! T'es qu'une salope ! »

Il s'enfuit et hurla :

« Je vais le dire à Saul ! »

Elle courut derrière lui.

« Woody, je t'en supplie ! »

Il franchit la porte de l'immeuble, bondit sur le trottoir et traversa la rue sans même regarder, pour regagner sa voiture. Il voulait s'enfuir loin. Tante Anita s'élança derrière lui sans voir la camionnette qui arrivait à toute vitesse et qui la percuta de plein fouet.

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