QUATRIEME PARTIE Le Livre du drame (2002–2004)

37.

Baltimore.

18 février 2002.


Nous enterrâmes Tante Anita quatre jours après l'accident au cimetière de Forrest Lane. Il y avait énormément de monde. Beaucoup de visages que je ne connaissais pas.

Au premier rang, Oncle Saul, la mine éteinte, et Hillel, blême, sous le choc. Il se tenait comme un fantôme, les yeux livides, le nœud de cravate mal noué. Je lui parlais, mais c'était comme s'il n'entendait pas. Je le touchais, mais c'était comme s'il ne sentait pas. Il était comme anesthésié.

Je regardai le cercueil descendre jusqu'au fond de la terre sans pouvoir y croire. J'avais l'impression que tout ceci n'était pas réel. Que ce n'était pas ma tante Anita, ma tante bien-aimée, qui était dans ce cercueil en bois sur lequel nous jetions de la terre. Je m'attendais à la voir arriver et nous rejoindre. Je voulais qu'elle me prenne contre elle comme elle le faisait quand, enfant, je la retrouvais sur le quai de la gare de Baltimore et qu'elle me disait : « Tu es mon neveu préféré. » Je rougissais alors de bonheur.

Tante Anita avait été tuée sur-le-coup. La camionnette qui l'avait percutée ne s'était pas arrêtée. Personne n'avait rien vu. Du moins pas assez pour aider la police, qui n'avait pas le moindre indice. Après l'impact, Woody s'était précipité sur elle : il avait essayé de la réanimer, mais elle était déjà partie. Lorsqu'il comprit qu'elle était morte, il se mit à hurler en la serrant contre lui. Patrick était resté hagard sur le trottoir.


Parmi les personnes présentes autour de la tombe, il n'y avait ni Patrick, ni Alexandra. Patrick à cause de ce qui venait de se passer en bas de chez lui, et Alexandra pour éviter un esclandre lié à la présence d'un Neville à l'enterrement.

Woody, lui, nous observait de loin, caché derrière un arbre. Je crus d'abord qu'il n'était pas venu. J'avais essayé de le joindre toute la matinée, en vain : son téléphone était éteint. Je remarquai sa silhouette au moment où la cérémonie se terminait. Même de loin, je l'aurais reconnu. Tous les invités se dirigeaient vers le parking : il était prévu de se retrouver à la maison d'Oak Park autour d'une collation. Je m'éclipsai discrètement en direction du fond du cimetière. Woody me vit venir vers lui et il s'enfuit. Je me mis à courir. Il accéléra et je me retrouvai à galoper comme un dératé entre les tombes, mes chaussures glissant dans la boue. J'arrivai à sa hauteur, je voulus lui attraper le bras, mais je perdis l'équilibre et l'entraînai avec moi. Nous tombâmes tous les deux au sol et roulâmes sur l'herbe terreuse et mouillée.

Il se débattit. Bien qu'il soit infiniment plus fort que moi, je finis assis sur lui et le saisis par le col de sa veste.

— Putain, Woody ! hurlai-je. Arrête tes conneries ! T'étais passé où ? Ça fait trois jours que je suis sans nouvelles. Tu ne réponds plus au téléphone ! Je pensais que t'étais mort !

— Il vaudrait mieux que je sois mort, Marcus.

— Comment peux-tu dire des conneries pareilles ?

— Parce que je l'ai tuée !

— Tu ne l'as pas tuée ! C'était un accident.

— Laisse-moi, Marcus, s'il te plaît !

— Woody, que s'est-il passé ce soir-là ? Qu'est-ce que tu étais allé faire chez Patrick ?

— Il fallait que je parle à quelqu'un. Et je n'avais que lui à qui me confier. En arrivant à son appartement, j'ai compris qu'il avait un rendez-vous de Saint-Valentin. Il y avait des fleurs, du champagne. Il a insisté pour que je reste un peu. J'ai compris que son invitée était allée se cacher dans une chambre en attendant que je parte. Au début, j'ai trouvé ça presque amusant. Et puis j'ai vu sa veste, sur un fauteuil du salon. Son invitée, c'était Tante Anita.

Je ne pouvais pas y croire. La rumeur qui courait dans Oak Park était donc vraie. C'était pour lui que Tante Anita avait quitté Oncle Saul.

— Mais que s'est-il passé pour que tu débarques chez Patrick à onze heures du soir ? Je sens que tu ne me dis pas tout.

— Je m'étais disputé avec Hillel. Nous avons failli en venir aux mains.

Je ne pouvais pas imaginer Woody et Hillel se disputer, encore moins être sur le point de se battre.

— Une dispute à propos de quoi ? demandai-je encore.

— Rien, Marcus. Fous-moi la paix, maintenant. Laisse-moi être seul.

— Non, je ne te laisserai pas seul. Pourquoi ne m'as-tu pas appelé ? Pourquoi est-ce que tu dis que tu n'avais que Patrick à qui parler ? Tu sais que je suis toujours là pour toi.

— Tu es là pour moi ? Ah bon ? Ça fait longtemps que ça a changé, Marcus. Nous avions fait une promesse, dans les Hamptons. Tu te souviens ? Nous ne devions rien entreprendre avec Alexandra. En trahissant cette promesse, tu nous as trahis nous, Marcus. Tu as préféré une fille au Gang. J'imagine que ce soir-là tu étais en train de la baiser. Chaque fois que tu la baises, chaque fois que tu la touches, tu nous trahis, Marcus.

Je m'efforçai de faire comme si je n'entendais rien.

— Je ne te laisserai pas, Woody.

Il décida de se débarrasser de moi. D'un geste rapide, il pressa ses doigts contre ma glotte, me coupant la respiration. Je vacillai de mon appui : il se dégagea de ma prise et se releva, me laissant par terre, en train de tousser.

— Oublie-moi, Marcus. Je ne dois plus exister.

Il s'enfuit en courant, je repartis à sa poursuite, mais je n'eus que le temps de le voir monter dans une voiture immatriculée dans le Connecticut, qui disparut rapidement. C'était Colleen qui conduisait.

Je rejoignis la maison des Baltimore et me garai où je pus. La rue était encombrée des voitures des visiteurs. Je n'avais pas envie d'entrer : d'abord parce que j'étais imprésentable, trempé de sueur et le costume couvert de boue. Mais surtout, je n'avais aucune envie de voir Oncle Saul et Hillel désespérément seuls, entourés par tous ces gens condescendants, répétant, la bouche encore pleine de petits fours, des phrases toutes faites (« Il faudra du temps… » « Elle va nous manquer… » « Quelle tragédie… »), avant de fondre sur le buffet de mignardises de peur qu'il n'y en ait plus.

Je restai un moment dans ma voiture à observer la rue tranquille, l'esprit encombré de souvenirs, quand arriva une Ferrari noire immatriculée dans l'État de New York : Patrick Neville avait le culot de venir. Il se gara le long du trottoir opposé et resta un moment terré dans l'habitacle, sans me voir. Je finis par sortir de ma voiture et me dirigeai vers lui, furieux. En me voyant arriver, il sortit à son tour. Il avait une mine affreuse.

— Marcus, me dit-il, je suis content de voir quelqu'un que… Je ne le laissai pas terminer sa phrase.

— Foutez le camp ! lui intimai-je.

— Marcus, attends…

— Tirez-vous !

— Marcus, tu ne sais pas ce qui s'est passé. Laisse-moi t'expliquer…

— Tirez-vous ! hurlai-je. Tirez-vous, vous n'avez rien à faire ici !

Des invités, alertés par le bruit, sortirent de la maison des Baltimore. Je vis ma mère et Oncle Saul accourant jusqu'à nous. Bientôt, une petite foule de curieux s'était précipitée dehors, verre à la main, et nous faisait face, pour ne rien rater de la scène du neveu corrigeant l'amant de la tante. En croisant le regard désapprobateur de ma mère et les yeux impuissants de mon oncle, je me sentis affreusement honteux. Patrick essaya de s'expliquer devant tous.

« Ce n'est pas ce que vous croyez ! » répéta-t-il.

Mais il ne récolta que des regards pleins de mépris. Il monta dans sa voiture et partit.

Tout le monde retourna dans la maison et je fis de même. Depuis le perron où il avait assisté à la scène Hillel le fantôme me fixa dans les yeux et me dit : « T'aurais dû lui casser la gueule. »

Je restai dans la cuisine, assis au comptoir. Maria, à côté de moi, pleurait en réassortissant des plateaux de crudités, tandis que les sœurs philippines allaient et venaient avec de la vaisselle propre. Jamais la maison ne m'a semblé aussi vide.

*

Mes parents restèrent à Baltimore les deux jours qui suivirent l'enterrement, puis ils durent rentrer à Montclair. Comme je n'avais pas du tout l'esprit à retourner à l'université, je restai à Baltimore quelques jours de plus.

Je parlais tous les soirs à Alexandra. Craignant d'être surpris par Hillel, je trouvais l'excuse d'une course et j'empruntais la voiture d'Oncle Saul. Je m'achetais un café au drive-in d'un Dunkin Donuts à la fois proche et suffisamment éloigné pour ne pas être vu. Je me garais sur le parking, j'inclinais le dossier de mon siège et je lui téléphonais.

Sa seule voix pansait mes plaies. Je me sentais plus fort, plus puissant quand je lui parlais.

— Markie, je voudrais tellement être à tes côtés.

— Je sais.

— Comment vont Hillel et ton oncle ?

— Pas terrible. As-tu vu ton père ? A-t-il parlé de l'incident ?

— Il comprend très bien, ne t'inquiète pas, Markie. Tout le monde a les nerfs à vif en ce moment.

— Il ne pouvait pas se taper quelqu'un d'autre que ma tante ?

— Markie, il dit qu'ils étaient juste amis.

— Woody m'a dit qu'il y avait une table de la Saint-Valentin dressée.

— Anita voulait lui parler de quelque chose de grave. Ça concernait ton oncle… Jusqu'à quand est-ce que tu restes à Baltimore ? Tu me manques…

— Je ne sais pas. En tout cas toute la semaine. Tu me manques aussi.

Dans la maison un calme étrange régnait. Le fantôme de Tante Anita errait parmi nous. L'irréalité de la situation surpassait la tristesse. Maria s'activait inutilement. Je l'entendais s'énerver contre elle-même (« Madame Goldman t'avait dit de faire nettoyer les rideaux », « Madame Goldman serait déçue de toi »). Hillel, lui, était totalement silencieux. Il restait la plupart du temps dans sa chambre, le nez à la fenêtre. Je finis par le forcer à m'accompagner pour une petite marche jusqu'au Dairy Shack. Nous y commandâmes des laits frappés, que nous bûmes sur place. Puis nous repartîmes en direction de la maison des Baltimore. En arrivant sur Willowick Road, Hillel me dit :

— Tout ça, c'est en partie ma faute.

— Tout ça quoi ? demandai-je.

— La mort de Maman.

— Ne dis pas des choses pareilles… C'est un accident. Un putain d'accident.

Il poursuivit :

— Tout ceci est la faute du Gang des Goldman.

Je ne compris pas ce qu'il voulait dire.

— Tu sais, je pense qu'on doit essayer de se soutenir. Woody ne va pas bien non plus.

— Tant mieux.

— Je l'ai vu au cimetière, l'autre jour. Il m'a dit que vous vous étiez disputés ce soir-là…

Hillel s'arrêta net et me regarda dans les yeux.

— Tu trouves que c'est le moment de parler de ça ?

J'eus envie de répondre que oui, mais je n'arrivais même pas à soutenir son regard. Nous reprîmes notre marche dans un silence total.


Ce soir-là, Oncle Saul, Hillel et moi dînâmes d'un poulet rôti préparé par Maria. Nous ne prononçâmes pas un mot de tout le repas. Finalement, Hillel dit : « Je pars demain. Je retourne à Madison. » Oncle Saul acquiesça en secouant la tête. Je compris que les Goldman-de-Baltimore étaient sur la voie de la désintégration. Deux mois auparavant, Hillel et Woody faisaient les beaux jours de l'université de Madison, et Tante Anita et Oncle Saul étaient un couple heureux à la réussite éclatante. À présent, Tante Anita était morte, Woody était perdu, Hillel muré dans son silence ; quant à mon oncle Saul, ce fut pour lui le début d'une nouvelle vie à Oak Park. Il décida d'endosser le rôle du veuf parfait : courageux, résigné, fort.

Je restai encore toute une semaine à Baltimore et j'assistai au spectacle quotidien des voisins qui passaient lui apporter de la nourriture et des bons sentiments. Je les voyais défiler à la maison des Baltimore. Ils donnaient à Oncle Saul des accolades magnifiques, échangeaient des regards émus et de longues poignées de main. Puis je surprenais des conversations au supermarché, chez le teinturier, au Dairy Shack : les commérages allaient bon train. Il était le cocu, l'humilié. Celui dont la femme s'était tuée en s'enfuyant de chez son amant après y avoir été surprise le soir de la Saint-Valentin par son quasi-fils adoptif. Tout le monde semblait connaître les moindres détails de la mort de Tante Anita. Tout se savait. J'entendis des remarques à peine déguisées :

« En même temps, il l'a bien cherché. »

« Il n'y a pas de fumée sans feu. »

« Nous l'avons vu avec cette femme au restaurant. »

Je compris qu'il y avait une femme dans l'histoire. Une certaine Cassandra, du club de tennis d'Oak Park.


Je me rendis au club de tennis d'Oak Park. Je n'eus pas à chercher longtemps : il y avait à l'accueil un tableau avec les photos et les noms des professeurs de tennis, et l'un d'eux était une femme au physique attirant qui se prénommait Cassandra Davis. Je n'eus qu'à jouer les imbéciles charmants avec l'une des secrétaires pour découvrir que, par le plus grand des hasards, elle avait donné des leçons privées à mon oncle et que, par le plus grand des hasards, elle était souffrante ce jour-là. J'obtins son adresse et je décidai de me rendre chez elle.

Cassandra, comme je m'en doutais, n'était pas malade. Lorsqu'elle comprit que j'étais le neveu de Saul Goldman, elle me claqua la porte de son appartement à la figure. Comme je tambourinais pour qu'elle ouvre à nouveau, elle cria à travers la cloison :

— Qu'est-ce que tu me veux ?

— J'aimerais juste essayer de comprendre ce qui est arrivé à ma famille.

— Si Saul veut te le dire, il te le dira.

— Êtes-vous sa maîtresse ?

— Non. Nous sommes allés dîner une fois ensemble. Mais il ne s'est rien passé. Mais maintenant sa femme est morte, et je passe pour la pute de service.

Je comprenais de moins en moins ce qui se passait. Ce qui était certain, c'est que Saul ne me disait pas tout. J'ignorais ce qui s'était passé entre Woody et Hillel, et j'ignorais ce qui s'était passé entre Oncle Saul et Tante Anita. Je finis par repartir de Baltimore une semaine après l'enterrement de Tante Anita, sans réponses à mes questions. Le matin de mon départ, Oncle Saul m'accompagna jusqu'à ma voiture.

— Est-ce que ça ira ? lui demandai-je en le serrant dans mes bras.

— Ça ira.

Je relâchai mon étreinte, mais il me retint ensuite par les épaules et me dit :

— Markie, j'ai fait quelque chose de mal. C'est pour ça que ta tante est partie.


Après avoir quitté Oak Park, laissant derrière moi Oncle Saul et Maria pour derniers pensionnaires de la maison de mes plus beaux rêves d'enfant, je m'arrêtai longuement au cimetière de Forrest Lane. Je ne sais pas si je venais chercher sa présence à elle ou si j'espérais y croiser Woody.

Puis je pris la route jusqu'à Montclair. En arrivant dans ma rue, je me sentis bien. Le château des Baltimore s'était effondré, la maison des Montclair, petite mais solide, se tenait fièrement debout.

Je téléphonai à Alexandra pour lui dire que j'étais arrivé. Une heure plus tard, elle était chez mes parents. Elle sonna, je lui ouvris. Je me sentis tellement soulagé de la voir que je laissai échapper toutes mes émotions contenues des derniers jours, et j'éclatai en sanglots. « Markie… me dit Alexandra en me prenant dans ses bras. Je suis tellement désolée, Markie. »

38.

New York.

Été 2011.


Les événements liés à la mort de Tante Anita trouvèrent une nouvelle résonance neuf ans après les faits, au mois d'août 2011, lorsque Oncle Saul me téléphona pour me demander d'aller assister à la destruction de son nom sur le stade de l'université de Madison.

J'étais rentré à New York depuis qu'il m'avait chassé de chez lui, en juin. Il y avait cinq ans qu'il s'était installé à Coconut Grove et cela allait être le premier été où je n'irais pas le voir en Floride. C'est à ce moment-là que l'idée d'acheter une maison là-bas germa dans ma tête : si je me plaisais en Floride, il m'y fallait un lieu à moi. Je pourrais me trouver une maison pour écrire en paix, loin de l'agitation de New York, et proche de mon oncle. Jusque-là j'étais parti du principe que mes visites lui faisaient plaisir, mais je songeai qu'il avait peut-être besoin de place lui aussi pour vivre sa vie, sans avoir son neveu sur le dos. C'était compréhensible.

Ce qui était étrange, c'était le peu de nouvelles qu'il me donnait. Ce n'était pas son genre. J'avais toujours eu une relation étroite avec lui, la mort de Tante Anita et le Drame nous avaient rapprochés davantage. Depuis cinq ans, je descendais régulièrement la côte Est pour venir le sortir de sa solitude. Pourquoi avait-il subitement coupé les ponts ? Il ne se passait pas un jour sans que je me demande si j'avais fait quelque chose de mal. Était-ce lié à Faith, la gérante du supermarché, avec qui je le soupçonnais d'entretenir une relation sentimentale ? En éprouvait-il de la gêne ? Se considérait-il comme infidèle ? Sa femme était morte depuis neuf ans, il avait le droit de voir quelqu'un.

Il ne sortit de son silence que deux mois plus tard pour m'envoyer au stade de Madison. Je lui téléphonai longuement le lendemain de la destruction de son nom, après avoir réalisé que c'était Madison qui était au cœur de la mécanique qui avait perdu les Baltimore. Madison était le poison.

— Oncle Saul, lui demandai-je au téléphone, que s'est-il passé pendant ces années à Madison ? Pourquoi avoir financé l'entretien du stade pendant dix ans ?

— Parce que je voulais mon nom dessus.

— Mais pourquoi ? Ça ne te ressemble pas.

— Pourquoi me poses-tu toutes ces questions ? Est-ce que tu vas enfin écrire un livre sur moi ?

— Peut-être.

Il éclata de rire.

— Au fond, quand Hillel et Woody sont partis à Madison, ça a été le début de la fin. À commencer par la fin de mon couple. Tu sais, ta tante et moi, nous nous sommes tellement aimés.

Il me raconta dans les grandes lignes comment, alors qu'il était Goldman-du-New-Jersey, il avait rencontré Tante Anita, aux côtés de qui il était devenu Goldman-de-Baltimore. Il revint sur les origines de leur rencontre, quand il était parti étudier à l'université du Maryland, à la fin des années 1960. Le père de Tante Anita, le professeur Hendricks, y enseignait l'économie et Oncle Saul était son élève.

Tous deux s'entendaient particulièrement bien et quand Oncle Saul lui demanda son aide pour un projet, le professeur Hendricks accepta volontiers.

Le nom de Saul revenait souvent chez les Hendricks, si bien qu'un soir Madame Hendricks, la mère d'Anita, finit par demander :

— Enfin, qui est ce Saul qui monopolise nos conversations ? Je vais devenir jalouse…

— Mon étudiant Saul Goldman, ma chérie. Un Juif du New Jersey dont le père possède une compagnie de matériel médical. Je l'aime beaucoup ce garçon, il ira loin.

Madame Hendricks réclama que Saul soit invité à venir dîner à la maison, ce qui se produisit la semaine suivante. Anita tomba immédiatement sous le charme de ce jeune homme affable et élégant.

Les sentiments d'Anita furent partagés. Saul, d'ordinaire peu intimidable, perdait ses moyens quand il la voyait. Il finit par l'inviter à sortir, une fois, puis deux. Il fut de nouveau invité à venir dîner chez les Hendricks. Anita était frappée par l'impression que Saul faisait à son père. Elle le voyait le regarder avec cette façon bien à lui qu'il réservait à ceux qu'il respectait profondément. Saul se mit à venir parfois à la maison le week-end, pour travailler sur son projet, dont il finit par expliquer qu'il avait pour but de développer la compagnie de son père.


La première fois qu'ils s'embrassèrent, c'était un jour de pluie. Alors qu'il la ramenait chez elle en voiture, un déluge s'abattit sur eux. Il se gara peu avant la maison des Hendricks. La carrosserie était mitraillée par une pluie torrentielle et Saul suggéra d'attendre à l'abri. « Je pense que ça ne va pas durer », déclara-t-il d'un ton savant. Quelques minutes plus tard, la pluie redoublait. L'eau qui ruisselait sur le pare-brise et les vitres les rendait invisibles. Saul lui effleura la main, elle la lui prit, et ils s'embrassèrent.

À partir de ce jour-là, ils s'embrassèrent au moins une fois par jour tous les jours pendant trente-cinq ans.


À côté de ses études de médecine, Anita avait un emploi de vendeuse chez Delfino, un magasin de cravates assez en vue à Washington. Son patron était une peau de vache. Oncle Saul venait parfois la saluer, passant en coup de vent pour ne pas être importun, et ne le faisant que s'il n'y avait aucun client dans la boutique. Mais le patron d'Anita ne pouvait s'empêcher de faire des commentaires méprisants et lui disait : « Je ne vous paie pas pour flirter, Anita. »

Du coup, pour l'agacer, Oncle Saul se mit à acheter des cravates pour donner à sa présence une légitimité. Il entrait, feignait de ne pas connaître Anita, lui donnant du « Bonjour, Mademoiselle », et il demandait à essayer des modèles. Parfois, il se décidait rapidement et achetait une cravate. Souvent, il hésitait longuement. Il essayait, essayait encore, refaisait ses nœuds trois fois, demandait à Anita de lui pardonner d'être si lent et elle devait se pincer les lèvres pour ne pas éclater de rire. Tout ce cirque rendait son patron fou, mais il n'osait rien dire parce qu'il ne voulait pas risquer de perdre une vente.

Anita suppliait Saul d'arrêter de venir : il avait peu de moyens, et voilà qu'il dépensait tout pour acheter des cravates inutiles. Lui, disait qu'au contraire il n'avait jamais fait aussi bon usage de son argent. Ses cravates, il allait les conserver toute sa vie. Et des années plus tard, dans leur grande maison de Baltimore, quand Tante Anita suggérait à Saul de se débarrasser de ses vieilles cravates, il s'en offusquait, assurant que chacune d'elles constituait un souvenir particulier.


Quand Saul jugea que son projet de relance de Goldman & Cie était suffisamment abouti, il décida de le présenter à son père. La veille de se rendre dans le New Jersey, il répéta devant Anita sa présentation pour être certain que tout serait parfait. Mais le lendemain, Max Goldman ne voulut pas entendre parler d'expansion de sa compagnie. Saul reçut une fin de non-recevoir et il en fut terriblement meurtri. De retour dans le Maryland, il n'osa même pas raconter au père d'Anita qu'il s'était fait envoyer sur les roses.


Le professeur Hendricks était très engagé en faveur des droits civiques. Saul, sans être un activiste, était sensible à la cause. Il l'accompagna occasionnellement à une réunion ou à une manifestation, surtout parce qu'il y trouvait une façon de le remercier pour toute l'aide consacrée à son projet. Mais bientôt, il y découvrit un tout autre intérêt.

À cette époque, le pays était soufflé par un vent de contestation : des manifestations avaient lieu un peu partout contre la guerre, contre la ségrégation, contre le gouvernement. Des étudiants de toutes les universités organisaient des transports en bus d'un État à un autre, pour aller grossir les rangs des protestataires et Saul, qui n'avait pas le premier dollar pour financer les idées de développement de Goldman & Cie que son père refusait de soutenir, trouva dans ces manifestations l'occasion de voyager gratuitement pour prospecter les marchés au nom de l'entreprise familiale.

Son rayon géographique se mit à évoluer en fonction des mouvements protestataires. Émeutes de Kent State, grèves universitaires contre Nixon. Il préparait soigneusement ses voyages, et organisait des rendez-vous dans les villes où auraient lieu les manifestations avec des responsables d'hôpitaux, des grossistes, des transporteurs. Une fois sur place, dans la cohue de la foule, il disparaissait. Il boutonnait sa chemise, arrangeait son costume qu'il débarrassait de ses pin's anti-guerre, nouait une cravate et se rendait à ses rendez-vous. Il se présentait comme le directeur du développement de Goldman & Cie, petite firme de matériel médical du New Jersey. Il essayait de comprendre quels étaient les besoins dans les différentes régions, quels étaient les attentes et les mécontentements des hôpitaux et des médecins, dans quelle brèche Goldman & Cie pouvait s'engouffrer. Était-ce dans la rapidité de livraison ? Dans la qualité du matériel ? Dans le service de maintenance ? Fallait-il créer un dépôt dans chaque ville ? Dans chaque État ? Il se renseignait sur les loyers, les salaires, les conventions sociales des employés. De retour dans sa petite chambre du campus de l'université du Maryland, il consignait des pages de notes dans un grand dossier et notait toutes sortes d'indications sur une carte du pays accrochée au mur. Il n'avait qu'une idée en tête : préparer, point par point, un projet de développement de l'entreprise de son père, dont celui-ci ne pourrait qu'être fier. Ce serait son moment de gloire : il surpasserait son frère, l'ingénieur respecté. Il serait celui qui assurerait la pérennité des Goldman.

Il arrivait qu'Anita l'accompagne dans ses voyages. Surtout si son père participait à la manifestation. Elle restait avec ce dernier pendant tout le cortège et l'occupait, lui faisant croire que Saul était soit quelques rangs derrière, soit avec les organisateurs, en tête de la manifestation. Ils se retrouvaient au bus à la fin de la journée et le professeur Hendricks lui disait :

— Où étiez-vous, Saul, je ne vous ai pas vu aujourd'hui ?

— Cette foule, professeur Hendricks, cette foule…


L'année 1972 marqua le sommet de leur activisme. Toutes les causes étaient les leurs : Watergate, égalité des femmes, le Projet Honeywell contre les mines antipersonnel. Peu importait, tant qu'Oncle Saul avait un bon alibi pour poursuivre ses prospections. Un week-end ils étaient à une manifestation à Atlanta, le suivant ils participaient à une réunion du comité des droits des Noirs, et la semaine d'après à une marche sur Washington. Saul était en train de parvenir à nouer des relations de partenariat durables avec des hôpitaux universitaires de première importance.

Les parents de Saul savaient que leur fils était sans cesse par monts et par vaux, mais ils croyaient dur comme fer à la version officielle qui le voulait activiste engagé des droits civiques. Comment auraient-ils pu imaginer la réalité ?


Au printemps 1973, Oncle Saul était sur le point de révéler à son père l'extraordinaire travail accompli pour la compagnie : il y avait des partenariats prêts à être signés, des collaborateurs potentiels de confiance, des listes de dépôts à louer. Et puis il y eut cette manifestation de trop à Atlanta, dont le professeur Hendricks était le co-organisateur. Cette fois-là, Saul et Anita firent toute la marche au premier rang, avec lui. Cela n'aurait pas prêté à plus de conséquence, si une photo d'eux n'avait pas fait la une de Time Magazine. À cause de cette photo, Max Goldman avait eu cette terrible dispute avec son fils. Ils ne s'étaient ensuite plus adressé la parole pendant douze ans. Il aurait suffi de tout expliquer à Grand-père, mais Saul avait été incapable de ravaler sa fierté.


Au téléphone, j'interrompis Oncle Saul et lui demandai :

— Alors, tu n'as jamais été un activiste ?

— Jamais, Marcus. Je ne faisais qu'essayer de développer Goldman & Cie pour impressionner mon père. C'était tout ce que je voulais : qu'il soit fier de moi. Je me suis senti tellement rejeté, tellement blessé par lui. Il voulait tout diriger à sa façon. Regarde où cela nous a menés.


Après la dispute, Oncle Saul décida de donner à sa vie une nouvelle direction. Tandis qu'Anita entreprenait des études de médecine, lui se lança dans le droit.

Puis ils se marièrent. Max Goldman ne vint pas.

Saul passa le barreau de l'État du Maryland. Comme Anita trouva un poste de médecin interne à Johns Hopkins ; ils s'installèrent à Baltimore. Saul avait étudié le droit commercial et il devint rapidement un avocat prospère. Il fit parallèlement des investissements qui se révélèrent extrêmement fructueux.


Ils furent tellement heureux ensemble. Chaque semaine, ils allaient au cinéma, ils paressaient le dimanche. Quand Anita était en congé, elle passait à l'improviste à son bureau pour l'emmener déjeuner. Si en arrivant, elle voyait par son bureau vitré qu'il était trop occupé, pris par une affaire ou un dossier, elle allait au Stella, un restaurant italien tout proche. Elle commandait des pâtes et du tiramisu à emporter et les déposait à la secrétaire de Saul avec un mot : « Un ange est passé. »

Au fil des années, le Stella devint leur restaurant préféré à Baltimore. Ils se lièrent avec le patron, Nicola, à qui Oncle Saul donnait quelques conseils juridiques de temps à autre, Woody, Hillel et moi allions tous les trois bien connaître le Stella, où Oncle Saul et Tante Anita nous emmenèrent souvent.

Durant les années qui suivirent leur installation à Baltimore, le seul nuage au-dessus de leur bonheur fut qu'ils n'arrivèrent pas à avoir un enfant. Rien ne pouvait l'expliquer : les médecins consultés les déclarèrent tous deux en parfaite santé. Anita tomba finalement enceinte après sept ans de mariage, et c'est ainsi qu'Hillel allait entrer dans notre vie. Cette attente avait-elle été un caprice de la nature ou un clin d'œil de la vie, qui s'arrangea pour qu'Hillel et moi naissions à quelques mois d'intervalle seulement ?


Je demandai à mon oncle, au téléphone :

— Quel est le lien entre ce que tu me racontes et Madison ?

— Les enfants, Marcus. Les enfants.

*

Février-mai 2002.


Durant les trois mois qui suivirent la mort de Tante Anita, Hillel et moi terminâmes notre cursus universitaire.

Woody, lui, avait définitivement renoncé à ses études. Étouffé par la culpabilité, il trouva refuge auprès de Colleen, à Madison. Elle s'occupa de lui avec beaucoup de patience. La journée, il l'aidait à la station-essence et le soir il faisait la plonge dans un restaurant chinois pour gagner un peu d'argent. Hormis les passages au supermarché, il se cantonnait à ces deux endroits. Il ne voulait pas croiser Hillel. Ils ne se parlaient plus.


De mon côté, mon diplôme en poche, j'avais décidé de me consacrer à l'écriture de mon premier roman. C'était pour moi le début d'une période à la fois tragique et merveilleuse, qui allait mener à l'année 2006 : année de la parution de G comme Goldstein, mon premier roman, année de la consécration qui allait voir l'enfant de Montclair, le vacancier des Hamptons, devenir la nouvelle étoile des lettres américaines.

Si un jour vous rendez visite à mes parents à Montclair, ma mère vous montrera certainement « la pièce ». Depuis des années, elle la garde intacte. Je l'ai pourtant suppliée à maintes reprises de l'utiliser à meilleur escient, mais elle ne veut rien savoir. Elle l'appelle le musée de Markie. Si vous allez chez eux, elle vous la fera forcément visiter. Elle poussera la porte et vous dira : « Regardez, c'est là que Marcus a écrit. » Je n'aurais pas forcément songé à me réinstaller chez mes parents pour écrire si ma mère ne m'avait pas fait la surprise d'avoir réaménagé la chambre d'amis.

— Ferme les yeux et suis-moi, Markie, m'avait-elle dit le jour de mon retour de l'université.

J'avais obéi et m'étais laissé guider jusqu'au seuil de la pièce. Mon père était aussi excité qu'elle.

— N'ouvre pas encore les yeux, m'avait-elle ordonné en me voyant bouger les paupières. J'avais ri. Finalement, elle m'avait dit :

— Vas-y, tu peux regarder !

J'étais resté sans voix. La chambre d'amis, secrètement rebaptisée par mes soins la chambre-taudis, pour avoir, au fil du temps, accumulé les objets dont on ne savait pas s'il fallait les garder ou les jeter, était métamorphosée. Mes parents l'avaient intégralement débarrassée et refaite : nouveaux rideaux, nouvelle moquette, et une grande bibliothèque contre l'un des murs. Face à la fenêtre, le bureau que Grand-père utilisait du temps où il dirigeait sa compagnie, et qui était longtemps resté dans un dépôt. « Bienvenue dans ton bureau, m'avait dit ma mère en m'embrassant. Ici, tu seras bien pour écrire. » C'est à ce bureau que j'écrivis le roman de mes cousins, G comme Goldstein, le livre de leur destinée perdue, livre dont je n'entrepris en réalité la rédaction qu'après le Drame, soit à la fin de l'année 2004. Longtemps, je fis croire que la rédaction de mon premier roman nécessita quatre ans. Mais ceux qui se seraient penchés sur sa chronologie auraient remarqué qu'il y avait un trou de deux ans, qui me permettait de ne pas avoir à expliquer ce que je fis de l'été 2002 jusqu'au jour du Drame, le 24 novembre 2004.

39.

Automne 2002.


À la mort d'Anita, c'est Alexandra qui me sauva.

Elle fut mon équilibre, ma balance, mon point d'ancrage dans la vie. Au moment où je terminais mes études, cela faisait deux ans qu'elle n'avançait pas avec son producteur. Elle me demanda ce qu'elle devait faire et je lui expliquai que, selon moi, il n'y avait que deux villes propices à lancer une carrière musicale : New York et Nashville, Tennessee.

— Mais je ne connais personne à Nashville, me dit-elle.

— Moi non plus, lui répondis-je.

— Alors allons-y !

Et nous partîmes ensemble pour Nashville.

Elle vint me chercher un matin chez mes parents, à Montclair. Elle sonna, ma mère ouvrit, rayonnante.

— Alexandra !

— Bonjour, Madame Goldman.

— Alors, c'est le grand départ ?

— Oui, Madame Goldman. Je suis tellement contente que Markie m'accompagne.


Je crois que mes parents étaient enchantés que je prenne le large. Depuis toujours les Baltimore avaient pris une place considérable dans mon existence ; il était peut-être temps que je m'en éloigne.

Ma mère s'imaginait que c'était une folie de jeunesse. Que cela durerait deux mois au plus et que nous reviendrions, lassés par notre expérience. Elle était loin de s'imaginer ce qui allait se passer dans le Tennessee.

Dans la voiture, alors que nous quittions le New Jersey, Alexandra me demanda :

— Pas trop triste de ne pas pouvoir profiter de ton nouveau bureau, Markie ?

— Bah, il y aura bien un moment où je me mettrai à mon roman. Et puis, je ne vais pas rester un Montclair toute ma vie.

Elle sourit.

— Et que vas-tu être ? Un Baltimore ?

— Je crois que je veux juste devenir Marcus Goldman.


Ce fut le début pour moi d'une vie magique, qui allait durer deux ans et conduire Alexandra vers les sommets. Ce fut aussi le début d'une vie à deux sans pareille : Alexandra touchait une petite somme mensuelle grâce à un trust familial mis en place par son père. De mon côté, j'avais l'argent légué par Grand-père. Nous louâmes un petit appartement, qui fut notre premier chez-nous, où elle composait des chansons et moi, à la table de la cuisine, j'écrivais les premières ébauches d'un roman.

Nous ne nous posâmes aucune question : était-ce trop tôt pour notre couple ? Allions-nous être capables de supporter ensemble les aléas des lancements d'une carrière artistique ? C'était un pari risqué et tout aurait pu mal se passer. Mais notre complicité transcenda tout. C'était comme si rien ne pouvait nous atteindre.

Nous étions certes un peu à l'étroit, mais nous rêvions ensemble de nous installer un jour dans un grand appartement de West Village, avec une vaste terrasse fleurie. Elle musicienne célèbre, et moi écrivain à succès.


Je l'encourageai à faire table rase de ses deux années passées avec son producteur new-yorkais : elle devait faire ce qu'elle aimait. Le reste importait peu.

Elle écrivit une nouvelle série de chansons : je les trouvai bonnes. Je retrouvais son style. Je l'incitai à réarranger certaines de ses anciennes compositions. Parallèlement, elle testait la réaction du public en se produisant autant que possible sur les scènes libres des bars de Nashville. Il y en avait un en particulier, le Nightingale, dont il se disait que parmi le public se trouvaient souvent des producteurs à l'affût de nouveaux talents. Elle allait y chanter chaque semaine dans l'espoir d'être repérée.


Nos journées étaient longues. Le soir, après avoir joué dans les cafés, fatigués, nous allions dans un diner que nous aimions, ouvert jour et nuit, et nous nous affalions sur une banquette. Nous étions épuisés, affamés, mais heureux. Nous commandions des énormes hamburgers et une fois rassasiés, nous restions un moment. Nous étions bien. Elle me disait : « Raconte-moi, Markie, raconte-moi un jour comment ce sera… »

Je lui racontais ce que nous deviendrions.

Je lui racontais le succès de sa musique, les tournées à guichets fermés, des stades remplis, des milliers de personnes venues pour l'entendre, elle. Je la décrivais jusqu'à pouvoir la voir sur scène, jusqu'à entendre les acclamations du public.

Puis je lui parlais de nous. De New York où nous vivrions, et de la Floride où nous aurions une maison de vacances. Elle demandait : « Pourquoi la Floride ? » Je répondais : « Parce que ce sera bien. »

En général, il était suffisamment tard pour qu'il n'y ait que très peu de clients dans le restaurant. Alexandra attrapait sa guitare, s'appuyait contre moi, et se mettait à chanter. Je fermais les yeux. Je me sentais bien.


Dans le courant de l'automne, nous trouvâmes un studio qui nous fit un bon prix et elle enregistra une maquette.

Il fallait à présent la faire connaître.

Nous fîmes le tour des maisons de disques de la ville. Elle se présentait timidement à la réception, une enveloppe à la main, à l'intérieur de laquelle elle avait glissé un CD, enregistré par ses soins, de ses meilleurs titres. L'employée la regardait avec un air peu commode et elle finissait par dire :

— Bonjour, je m'appelle Alexandra Neville, je cherche une maison de disques et…

— Vous avez une maquette ? demandait la réceptionniste entre deux mouvements de mâchoires qui laissaient entrevoir un chewing-gum.

— Heu… oui. Voilà.

Elle tendait sa précieuse enveloppe à l'employée, qui la posait dans un bac en plastique derrière elle, débordant déjà d'autres maquettes.

— C'est tout ? demandait Alexandra.

— C'est tout, répondait la réceptionniste sur un ton très désagréable.

— Est-ce que vous allez me rappeler ?

— Si votre maquette est bonne, oui, sans doute.

— Mais comment est-ce que je peux être sûre que vous allez l'écouter ?

— Vous savez, ma petite, dans la vie on n'est jamais sûr de rien.

Elle ressortait du bâtiment dépitée et montait dans la voiture où je l'attendais.

— Ils disent que, si ça leur plaît, ils rappelleront, m'expliquait-elle.

Pendant plusieurs mois, personne ne téléphona.


En dehors de mes parents, personne ne sut vraiment ce que je faisais. Officiellement, j'étais dans mon bureau de Montclair occupé à écrire mon premier roman.

Il n'y avait personne pour vérifier.

La seule autre personne à connaître la vérité était Patrick Neville, par le biais d'Alexandra. Je n'étais pas parvenu à renouer avec lui. Il était l'homme qui m'avait pris ma tante.

C'était l'unique ombre au tableau dans ma relation avec Alexandra. Je ne voulais pas le voir : j'avais trop peur de lui sauter à la gorge. Il valait mieux que j'en reste éloigné. Parfois Alexandra me disait :

— Tu sais, à propos de mon père…

— N'en parlons pas. Il faut laisser le temps passer.

Elle n'insistait pas.

Au fond, la seule personne à qui je voulais cacher la vérité sur Alexandra et moi était Hillel. Je m'étais enfoncé dans un mensonge dont je ne pouvais plus m'extraire.

J'étais en contact très irrégulier avec lui ; ce n'était plus comme avant. C'était comme si, avec la mort de Tante Anita, notre relation s'était brisée. Mais ce n'était pas lié à la seule disparition de sa mère, il y avait autre chose que je ne saisis pas immédiatement.

Hillel était devenu sérieux. Il suivait ses cours à la faculté de droit et s'en contentait. Il avait perdu sa magie. Et il avait perdu son alter ego. Il avait coupé les ponts avec Woody.

Woody avait refait sa vie à Madison. Je l'appelais de temps en temps : il n'avait plus rien à raconter. Je compris le mal qui les frappait lorsqu'il me dit un jour au téléphone : « Rien de spécial. La station-service, le boulot au restaurant. Le train-train, quoi. » Ils avaient cessé de rêver : ils s'étaient laissé dévorer par une forme de renoncement à la vie. Ils étaient rentrés dans le rang.

Ils avaient défendu les opprimés, créé leur entreprise de jardinage, ils avaient rêvé de football et d'amitié éternelle. Le liant du Gang des Goldman était là : nous étions des rêveurs de première catégorie. C'est ce qui nous rendait si uniques. Mais désormais, de nous trois, j'étais le dernier à être animé par un rêve. Le rêve originel. Pourquoi voulais-je devenir un écrivain célèbre et pas un écrivain tout court ? À cause des Baltimore. Ils avaient été mes modèles, ils étaient devenus mes rivaux. Je n'aspirais qu'à les dépasser.


En cette année 2002, mes parents et moi nous rendîmes à Oak Park pour célébrer Thanksgiving. Il n'y avait qu'Hillel et Oncle Saul pour manger du bout des lèvres le repas préparé par Maria.

Ce n'était plus comme avant.

Cette nuit-là, je n'arrivais pas à dormir. Vers deux heures du matin, je descendis à la cuisine pour chercher une bouteille d'eau. Je vis de la lumière dans le bureau d'Oncle Saul. J'allai voir et je le trouvai assis dans un fauteuil de lecture, en contemplation devant une photo de Tante Anita et lui.

Il remarqua ma présence et je lui fis signe timidement, gêné de l'interrompre dans ses réflexions.

— Tu ne dors pas, Marcus ?

— Non. Je n'arrive pas à trouver le sommeil, Oncle Saul.

— Quelque chose te tracasse ?

— Que s'est-il passé avec Tante Anita ? Pourquoi t'a-t-elle quitté ?

— Ce n'est pas important.

Il refusait d'aborder le sujet. Pour la première fois, entre les Baltimore et moi, s'était installée une barrière infranchissable : il y avait des secrets.

*

New York. Août 2011.


Qui était cet oncle que je ne reconnaissais plus ? Pourquoi m'avait-il chassé de chez lui ?

Au téléphone, je sentis que sa voix était dure.

J'avais aimé la Floride car elle m'avait rendu mon oncle Saul. Entre la mort de Tante Anita en 2002, et le Drame, en 2004, il aurait eu de quoi sombrer dans une profonde dépression. Mais son déménagement pour Coconut Grove en 2006 l'avait transfiguré. Mon oncle Saul de Floride était redevenu l'oncle aimé. Et pendant cinq ans, j'avais vécu avec la joie de l'avoir retrouvé.

Mais voilà que, de nouveau, je sentais que notre relation périclitait. Il était redevenu cet oncle qui me cachait quelque chose. Il avait un secret, mais lequel ? Était-ce lié au stade de Madison ? Comme j'insistais au téléphone, il me dit :

— Tu veux savoir pourquoi j'ai financé l'entretien du stade de Madison ?

— Je voudrais bien.

— À cause de Patrick Neville.

— Patrick Neville ? Qu'a-t-il à voir avec tout cela ?

Le départ de Woody et Hillel pour l'université eut des conséquences sur la vie d'Oncle Saul et de Tante Anita que je n'aurais jamais soupçonnées. Pendant des années, ils avaient été le noyau existentiel de la vie des Baltimore. Tout avait été construit autour d'eux : les frais de scolarité, les vacances, les cours extrascolaires. Leur routine quotidienne était organisée en fonction de la leur. Les entraînements de football, les sorties, les ennuis à l'école. Pendant des années, Oncle Saul et Tante Anita avaient vécu pour eux et à travers eux.

Mais la roue de la vie tourne : à trente ans, Oncle Saul et Tante Anita avaient la vie devant eux. Ils avaient eu Hillel, ils avaient acheté une immense maison. Et voilà que vingt années avaient passé comme un éclair. Le temps d'un clin d'œil et Hillel, l'enfant tant attendu, était déjà en âge de partir à l'université.

Un jour de 1998, à Oak Park, installés dans la voiture qu'Oncle Saul venait de leur offrir, Hillel et Woody étaient partis pour l'université. Et après vingt ans de plénitude, la maison avait soudain été vide.

Il n'y eut plus d'école, plus de devoirs, plus de cours de football, plus d'échéances. Il y eut cette maison tellement déserte que les voix y résonnaient. Il n'y eut plus de bruit et plus d'âme.

Tante Anita s'efforce de cuisiner pour son mari. Malgré ses horaires contraignants à l'hôpital, elle trouve le temps de préparer des plats mijotés et compliqués. Mais une fois à table, ils mangent en silence. Avant, la conversation sortait d'elle-même : Hillel, Woody, l'école, les devoirs, le football. À présent il y a des silences lourds.

Ils invitent des amis, se rendent à des soirées de charité : la présence de tiers leur évite l'ennui. Les discussions embrayent avec plus de facilité. Mais dans la voiture du retour, plus un mot. Ils parlent d'un tel, ou d'un autre. Mais jamais d'eux. Ils ont été tellement occupés avec leurs enfants qu'ils ne se sont pas rendu compte qu'ils n'avaient plus rien à se dire.

Ils se murent dans le silence. Et dès qu'ils revoient Woody et Hillel, ils se réaniment. Aller les retrouver à l'université les occupe. Les voir revenir à la maison quelques jours les regonfle de joie. L'activité reprend, la maison s'anime, il faut faire des courses pour quatre. Puis ils repartent, et le silence reprend sa place.


Peu à peu, ce ne fut pas seulement la maison de Baltimore qui perdit sa résonance, une fois vidée d'Hillel et Woody, mais aussi tout le cycle de la vie de Tante Anita et Oncle Saul. Tout devint différent. Ils s'efforcèrent de faire ce qu'ils avaient toujours fait : les Hamptons, la Buenavista, Whistler. Mais sans Hillel et Woody, ces lieux de bonheur étaient devenus des lieux d'ennui.

Pour ne rien arranger, l'université avala peu à peu Hillel et Woody. Oncle Saul et Tante Anita eurent l'impression de les perdre. Ils avaient le football, le journal universitaire, les cours. Ils avaient de moins en moins de temps pour leurs parents. Lorsqu'ils se retrouvaient enfin, il n'était trop souvent question que de Patrick Neville.

Ce fut un coup terrible pour mon oncle.

Il commença à se sentir moins important, moins indispensable. Lui, le chef de famille, le conseiller, le guide, le sage, le tout-puissant, perdait du terrain. Planait sur Hillel et Woody l'ombre de Patrick Neville. Dans le désert d'Oak Park, Oncle Saul se sentait lentement écarté par Woody et Hillel au profit de Patrick.


Quand Hillel et Woody rentraient à Baltimore, ils racontaient combien Patrick était merveilleux et, quand c'était Oncle Saul et Tante Anita qui venaient à Madison pour assister aux matchs des Titans, ils voyaient bien qu'il y avait quelque chose de spécial entre Patrick et leurs deux enfants. Mes cousins avaient trouvé un nouveau modèle à suivre, plus beau, plus puissant, plus riche.

Chaque fois qu'il était question de Patrick, Oncle Saul maugréait : « Qu'a-t-il de si merveilleux ce Neville ? » À Madison, Patrick était sur son territoire. Si Woody et Hillel avaient besoin d'aide, c'était désormais vers Patrick qu'ils se tournaient. Et quand des questions de choix de carrière pour le football se posaient, c'était encore Patrick qu'il fallait interroger. « Pourquoi faut-il qu'il appellent toujours Patrick ? s'agaçait Oncle Saul. Nous ne comptons plus pour eux ? Nous ne sommes pas assez bien ? Qu'a-t-il de plus que moi, ce satané Neville-de-New-York ? »


Une année passe, puis deux. Oncle Saul dégringole. Sa propre existence de Baltimore ne lui suffit plus. Il veut être de nouveau admiré. Il ne pense plus à Tante Anita, il ne pense plus qu'à lui. Ils passent quelques jours tous les deux à la Buenavista pour se retrouver. Mais ce n'est pas pareil. Il lui manque ses fils pour l'aimer, il lui manque son neveu Marcus pour s'émerveiller devant le luxe de son appartement.

Tante Anita lui dit qu'elle est heureuse qu'ils ne soient que tous les deux, qu'ils aient enfin du temps pour eux. Mais cette tranquillité ne convient pas à Oncle Saul. Elle finit par lui dire :

— Je m'ennuie de toi, Saul. Dis-moi que tu m'aimes de nouveau. Dis-moi ce que tu me disais il y a trente ans.

— Ma chérie, si tu t'ennuies, achetons un chien.

Il ne remarque pas l'inquiétude qui envahit sa femme : elle voit bien dans les miroirs qu'elle a vieilli. Elle se pose mille questions : est-ce qu'il la délaisse parce qu'il est obnubilé par Patrick Neville ou parce qu'elle ne l'attire plus ? Elle voit à Madison ces filles de vingt ans au corps ferme et aux seins bien en place, et elle sent bien qu'il en a envie. Elle va même consulter un chirurgien esthétique, elle le supplie de l'aider. Qu'il lui remonte les seins, qu'il lui gomme les rides, qu'il lui raffermisse les fesses.

Elle est malheureuse. Son mari se sent délaissé et du coup la délaisse elle aussi. Elle voudrait le supplier de ne pas détourner son regard d'elle parce qu'ils ont vieilli. Elle voudrait qu'il lui dise qu'ils ne sont pas perdus. Elle voudrait qu'il l'aime comme avant, juste une dernière fois. Elle voudrait qu'il ait envie d'elle. Elle voudrait qu'il la prenne, comme il le faisait avant. Comme il l'avait fait dans sa chambrette de l'université du Maryland, comme il l'avait fait à la Buenavista, comme il l'avait fait dans les Hamptons, comme il l'avait fait la nuit de leur mariage. Comme il l'avait fait pour lui faire Hillel, comme il l'avait fait dans un chemin de campagne sur la banquette de sa vieille Oldsmobile, comme il l'avait fait d'innombrables fois dans la nuit chaude sur leur terrasse de Baltimore.

Mais Saul n'a plus de temps pour elle. Il ne veut pas réparer son couple, il ne veut pas se remémorer le passé. Il veut une renaissance. Dès qu'il le peut, il part courir dans le quartier.

— Tu n'as jamais couru, lui dit Tante Anita.

— Maintenant je cours.

À midi, il ne veut plus des plats qu'elle lui apporte du Stella. Il ne veut plus ni pâtes, ni pizza, mais des salades sans sauce et des fruits. Il installe des poids dans la chambre d'amis, un miroir en pied. Il se met à faire de l'exercice à tout bout de champ. Il mincit, il s'arrange, il change de parfum, s'achète des nouveaux vêtements. Ses clients le retiennent jusque tard le soir. Elle l'attend.

« Pardon, j'avais un dîner. » « Je suis navré, mais j'ai un voyage d'affaires ici et un voyage d'affaires là-bas. » « Les compagnies maritimes n'ont jamais eu autant besoin de mes services. » Il est soudain de si bonne humeur.

Elle veut lui plaire, et elle fait tout pour ça. Elle met une robe et elle lui fait à dîner, elle allume des bougies : au moment où il passera la porte, elle lui sautera au cou pour l'embrasser. Elle attend longtemps. Assez pour comprendre qu'il ne rentrera plus. Il téléphone finalement et bredouille qu'il est retenu.

Elle veut lui plaire, et elle fait tout pour ça. Elle va à la gymnastique, elle change sa garde-robe. Elle s'achète des nuisettes en dentelle et elle lui propose de jouer comme avant, de s'effeuiller devant lui. Il lui répond : « Pas ce soir, mais merci. » Et il l'abandonne comme ça, toute nue.

Qui est-elle ? Une femme qui a vieilli.

Elle veut lui plaire, elle fait tout pour ça. Mais il ne la regarde plus.

Il redevient le Saul d'il y a trente ans : il danse, il chantonne, il est drôle.

Il redevient le Saul qu'elle a tellement aimé. Mais ce n'est plus elle qu'il aime.

Celle qu'il aime s'appelle Cassandra, elle donne des leçons de tennis à Oak Park. Elle est belle, elle a la moitié de leur âge. Mais ce qui plaît le plus à Oncle Saul, c'est que lorsqu'il parle, elle a les yeux qui pétillent. Elle le regarde comme Hillel et Woody le regardaient avant. Avec Cassandra, il peut impressionner : il lui raconte son coup de Bourse génial de l'époque, l'affaire Dominic Pernell et ses exploits judiciaires.

Tante Anita trouve des messages de Cassandra, elle l'a vue rendre visite à Oncle Saul à son bureau avec des barquettes de salade et de légumes bio. Un soir, il quitte la maison pour aller « dîner avec des clients ». Quand finalement il rentre, Tante Anita l'attend, sent son odeur sur sa peau. Elle lui dit :

— Je veux te quitter, Saul.

— Me quitter ? Pourquoi ?

— Parce que tu me trompes.

— Je ne te trompe pas.

— Et Cassandra alors ?

— Ce n'est pas toi que je trompe quand je suis avec elle. C'est ma propre tristesse.


Personne ne soupçonna combien, durant leurs années à Madison, Oncle Saul souffrit de l'attachement de Woody et Hillel pour Patrick Neville.

Quand Oncle Saul et Tante Anita allaient voir un match des Titans à Madison, ils se sentaient comme des étrangers. Lorsqu'ils arrivaient au stade, Hillel était déjà installé à côté de Patrick dans une rangée où il n'y avait plus d'autres places libres. Ils s'installaient juste derrière. Après les victoires, ils retrouvaient Woody à la sortie des vestiaires : Oncle Saul irradiait de fierté et de joie, mais ses félicitations n'avaient pas autant de poids que celles de Patrick Neville. Ses avis n'étaient pas aussi valables que les siens. Lorsque Oncle Saul lui donnait un conseil de jeu, Woody répondait : « Tu as peut-être raison. Je demanderai à Patrick ce qu'il en pense. » Après les matchs, Oncle Saul et Tante Anita proposaient à Woody et Hillel d'aller dîner ensemble. Ils déclinaient la plupart du temps, prétextant qu'ils voulaient aller manger avec le reste de l'équipe. « Bien sûr, amusez-vous bien ! » leur disait Oncle Saul. Un jour, après un match, Oncle Saul alla dîner avec Tante Anita dans un restaurant de Madison. Au moment d'entrer dans l'établissement, il s'arrêta net et fit demi-tour. « Que se passe-t-il ? » demanda Tante Anita. « Rien, répondit Oncle Saul. Je n'ai plus faim. » Il fit barrage à sa femme et tenta de la convaincre de ne pas entrer. Elle comprit qu'il se passait quelque chose et, regardant par la vitre du restaurant, elle vit Woody, Hillel et Patrick attablés tous les trois.


Un jour, Woody et Hillel arrivent à Baltimore à bord de sa Ferrari noire. Oncle Saul, dépité, leur dit : « Alors quoi ? La voiture que je vous ai achetée n'était pas assez bien ? »

Il a l'impression que Patrick Neville l'a dépassé. Il n'est question que de sa carrière, son succès, son appartement extraordinaire à New York, son salaire mirobolant. Ils passent des week-ends chez lui à New York. Patrick devient le meilleur ami de ses deux garçons.

Et plus ils vont voir des matchs des Titans, plus Woody gagne, et plus Oncle Saul se sent délaissé. C'est à Patrick que Woody parle de ses opportunités et de ses plans de carrière. C'est avec Patrick qu'il veut dîner après les matchs. « C'est quand même grâce à nous qu'il n'a pas arrêté le football », se plaint Oncle Saul, malheureux, une fois seul avec sa femme dans la voiture.

Ils finissent par se joindre à leurs dîners d'après-match. Quand Patrick Neville s'arrange pour régler l'addition en douce, Saul se met en colère. « Que pense-t-il ? Que je n'ai pas les moyens d'inviter ? Pour qui se prend-il ? »

Mon oncle Saul avait été battu.

Il volait en première classe ? Patrick Neville volait en jet privé.

Patrick possédait une voiture qui valait une année du salaire de Saul. Ses salles de bains étaient grandes comme leurs chambres, ses chambres étaient grandes comme leur salon, son salon était grand comme leur maison.


Au téléphone, j'écoute Oncle Saul. Je finis par lui dire :

— Tu te trompes, Oncle Saul. Ils t'ont toujours tellement aimé et admiré. Woody était tellement reconnaissant de ce que tu avais fait pour lui. Il disait que, sans toi, il aurait fini dans la rue. C'est lui qui a demandé à frapper son maillot du nom de Goldman.

— Ce n'est pas une question de se tromper ou non, Marcus. C'est un sentiment. Personne ne peut le contrôler ou se raisonner. Un sentiment. J'étais jaloux, je ne me sentais pas à la hauteur. Patrick était un Neville-de-New-York, nous n'étions que des Goldman-de-Baltimore.

— Alors tu as payé six millions de dollars pour avoir ton nom sur le stade de Madison, dis-je.

— Oui. Pour que mon nom soit écrit en lettres immenses à l'entrée du campus. Pour que tout le monde me voie. Et pour réunir cette somme, j'ai fait une énorme bêtise. Et si tout ce qui est arrivé était ma faute Et si mon travail au supermarché n'était au fond que la punition de mes péchés ?

40.

2003–2004.


Au début de l'année 2003, un soir qu'Alexandra se produisait sur la scène du Nightingale, elle fit une rencontre qui allait changer sa vie. Sa prestation terminée, elle me rejoignit dans la salle. Je l'applaudis, je l'embrassai et je m'apprêtais à aller lui chercher un verre lorsqu'un homme nous aborda.

— J'ai adoré ! dit-il à Alexandra. Tu as un talent incroyable !

— Merci.

— Qui a composé ces chansons ?

— Moi-même.

Il lui tendit la main.

— Je m'appelle Eric Tanner. Je suis producteur et je cherche un artiste pour lancer mon label. Tu es celle que j'attends depuis longtemps.

Eric avait une façon de parler douce et sincère, loin de celle des bonimenteurs que j'avais pu rencontrer jusqu'alors. Mais il n'avait entendu Alexandra que l'espace de vingt minutes, et il fourmillait d'idées. Je me dis qu'il était soit un escroc, soit un fou.

Il nous remit sa carte de visite, et la vérification de ses informations nous donna toutes les raisons de douter de lui. Il y avait bien une compagnie enregistrée à son nom, mais l'adresse était celle de sa maison dans la banlieue de Nashville, et il n'avait encore produit aucun artiste.

Alexandra décida de ne pas le rappeler. C'est lui qui nous retrouva. Il retourna tous les soirs au Nightingale jusqu'à ce qu'il nous revoie. Il insista pour nous offrir un verre et nous nous assîmes à une table tranquille.

Il se lança dans un soliloque d'une vingtaine de minutes, expliquant tout ce qui l'avait touché chez Alexandra et pourquoi il savait qu'elle deviendrait une immense vedette.

Il nous expliqua qu'il était un ancien producteur au sein d'une major et qu'il venait de démissionner. Fonder son propre label était le rêve de sa vie, mais il avait besoin d'un artiste à la hauteur de ses ambitions, et Alexandra était l'étoile qu'il attendait depuis longtemps. La force de son discours, son charisme, son enthousiasme, convainquirent Alexandra. Lorsqu'il eut terminé, elle demanda à me parler un instant et m'entraîna à l'écart. Je vis ses yeux qui brillaient d'une intense joie.

— C'est lui, Markie. C'est le bon. Je le sens au fond de moi. C'est lui. Tu en penses quoi ?

— Écoute ton instinct. Si tu crois en lui, il faut foncer.

Elle sourit. Elle retourna se rasseoir à la table et dit à Eric :

— C'est d'accord, dit-elle. Je veux faire ce disque avec vous.

Ils signèrent une promesse d'engagement sur un bout de papier.


Ce fut le début d'une aventure extraordinaire. Eric nous prit sous son aile. Il était marié et père de deux enfants, et nous passâmes un nombre incalculable de dîners chez lui, à préparer le premier album d'Alexandra.

Nous montâmes un groupe, auditionnant des musiciens de la région dans un studio qu'Eric s'était fait prêter.

Puis commença le long processus d'enregistrement, qui dura plusieurs mois. Alexandra et Eric choisirent les douze morceaux qui composeraient l'album et travaillèrent sur les arrangements. Puis il y eut tout le travail en studio.

En octobre 2003, environ une année et demie après notre installation à Nashville, le premier disque d'Alexandra était enfin prêt.

Il fallait maintenant trouver un moyen de le faire connaître. Dans ce genre de situation, il n'y avait qu'une solution : prendre une voiture et sillonner le pays pour faire la tournée des radios.

Et c'est ce que nous fîmes, Alexandra et moi.

Nous traversâmes le pays de part en part, du nord au sud et d'est en ouest, allant de ville en ville, pour distribuer le disque aux chaînes de radio, et surtout persuader les programmateurs de diffuser ses chansons.

Tous les jours, c'était un recommencement. Une nouvelle ville, de nouvelles personnes à convaincre. Nous dormions dans des motels bon marché, où Alexandra parvenait à amadouer le personnel et utiliser la cuisine pour préparer des biscuits ou un gâteau à l'intention des responsables de la radio. Elle écrivait aussi de longues lettres manuscrites pour les remercier de leur attention. Elle n'arrêtait jamais. Elle y passait ses soirées, parfois ses nuits. Je somnolais sur le comptoir de la cuisine ou sur un coin de table à côté d'elle. La journée, je conduisais et elle dormait sur le siège passager. Puis nous arrivions à la station radio du jour et elle distribuait ses disques, ses lettres, ses biscuits. Elle envahissait les stations de radio de sa présence fraîche et pétillante.

Sur la route, nous écoutions attentivement les radios. À chaque nouveau morceau, nous espérions, le cœur battant, que ce pourrait être elle. Mais rien.

Puis, en avril, un jour que nous montions dans la voiture, j'allumai la radio et là, nous l'entendîmes soudain. Une radio diffusait sa chanson. Je montai le volume au maximum, je la vis éclater en sanglots. Elle laissait rouler sur ses joues des larmes de joie, elle me prit contre elle et m'embrassa longuement. Elle me dit que tout ça, c'était grâce à moi.

Cela faisait presque six ans que nous étions ensemble, six ans que nous étions heureux. Je pensais que rien ne pouvait nous séparer. Sauf le Gang des Goldman.

*

C'est Alexandra qui réunit à nouveau le Gang des Goldman.

Elle était encore en contact régulier avec Woody et Hillel.

Elle me dit, un jour du printemps 2004 : « Il faut que tu parles à Hillel, il doit savoir pour nous deux. C'est ton ami, et c'est le mien aussi. Les amis ne se mentent pas ainsi. »

Elle avait raison, et je le fis.

Au début du mois de mai, je me rendis à Baltimore. Je lui racontai tout. Quand j'eus fini de parler, il me sourit et se jeta dans mes bras :

— Je suis tellement content pour toi, Markie.

Je fus surpris de sa réaction.

— Vraiment ? lui demandai-je. Tu n'es pas fâché ?

— Pas le moins du monde.

— Mais nous avions fait ce pacte, dans les Hamptons…

— Je t'ai toujours admiré, me dit-il.

— Qu'est-ce que tu me racontes ?

— La vérité. Je t'ai toujours trouvé plus beau, plus intelligent, plus doué. La façon dont les filles te regardent, la façon dont ma mère parlait de toi après tes séjours chez nous. Elle me disait : « Prends exemple sur Markie. » Je t'ai toujours admiré, Markie. Et puis tes parents sont géniaux. Regarde, ta mère t'a installé un bureau pour que tu deviennes écrivain. Moi, mon père me tanne depuis toujours pour que je devienne avocat, comme lui. C'est ce que je suis en train de faire. Pour plaire à mon père. Comme je l'ai toujours fait. Toi, tu es un type exceptionnel, Marcus. La preuve : tu ne t'en rends même pas compte.

Je souris. J'étais très ému.

— Je voudrais que nous nous retrouvions avec Woody, lui dis-je. Je voudrais reformer le Gang.

— Moi aussi.


La réunion du Gang qui eut lieu au Dairy Shack d'Oak Park me fit prendre la mesure de l'union que nous formions, mes cousins et moi. Une année avait suffi pour apaiser la souffrance et les reproches et laisser place à cette amitié fraternelle, puissante et inaltérable, qui nous unissait tous les trois. Rien ne pouvait en venir à bout.

Nous nous retrouvâmes tous autour d'une même table, à siroter des milk-shakes, comme nous le faisions enfants. Il y avait Hillel, Woody et Colleen, Alexandra et moi.

Je réalisai qu'au fond Woody était heureux à Madison avec Colleen. Elle l'avait apaisé, elle avait soigné ses blessures, elle l'avait reconstruit. Il était parvenu à surmonter la mort de Tante Anita.

Comme pour défier le mauvais sort, après le Dairy Shack, nous nous rendîmes tous au cimetière de Forrest Lane. Alexandra et Colleen restèrent en retrait. Woody, Hillel et moi nous assîmes devant sa pierre tombale.

Nous étions devenus des hommes.

La photo de nous trois n'était pas telle que je l'avais imaginée dix ans plus tôt.

Ils n'étaient pas devenus les êtres tout en superlatifs que j'avais rêvés. Ils n'étaient pas devenus un grand footballeur et un avocat célèbre. Ils n'étaient pas devenus aussi extraordinaires que je l'aurais souhaité. Mais ils étaient mes cousins et je les aimais plus que tout.

A Oak Park, dans la grande maison de Willowick Road, mon oncle Saul n'était plus celui que j'avais connu. Il était plus seul, et plus triste. Mais au moins, lui aussi, je l'avais retrouvé.

J'en vins à me demander si, enfant, c'était moi qui avais rêvé à leur place. Si au fond, je ne les avais pas perçus différemment de ce qu'ils étaient réellement. Avaient-ils été réellement ces êtres hors du commun que j'avais tant admirés. Et si tout ceci n'avait été qu'une création de mon esprit ? Et si, depuis toujours, j'étais moi-même mon propre Baltimore ?


Nous passâmes la soirée et la nuit tous ensemble dans la maison des Baltimore, bien assez grande pour nous héberger. Oncle Saul était aux anges de nous voir réunis chez lui.

Il devait être minuit, nous étions sur la terrasse au bord de la piscine. Il faisait très chaud. Nous regardions les étoiles. Oncle Saul nous rejoignit et s'installa parmi nous. « Les enfants, nous dit-il, je me disais que nous pourrions tous nous retrouver ici pour Thanksgiving. »

Quel bonheur de l'entendre parler ainsi ! Je frissonnai de joie en l'entendant dire « les enfants ». Je fermai les yeux et je nous revis tous les trois, douze ans plus tôt.

Sa proposition suscita l'approbation générale. Nous étions excités rien qu'à l'idée d'imaginer la table de Thanksgiving. Il faudrait que les mois passent vite.

Mais il n'allait pas y avoir de Thanksgiving cette année-là. Deux mois plus tard, au début du mois de juillet 2004, Luke, le mari de Colleen, sortit de prison.

Il avait purgé sa peine.

41.

Madison, Connecticut.

Juillet 2004.


La rumeur traversa la ville à la seconde où il remit un pied en ville. Luke était de retour.

Il débarqua un matin avec un air triomphal, s'affichant sur les terrasses des bars de Madison. « Je suis rangé des bagnoles, s'esclaffait-il à qui voulait bien l'écouter. Je frappe plus personne. » Il éclatait d'un rire bête.

Il s'installa chez son frère, qui était son référent vis-à-vis de son officier de probation. Grâce à son réseau à Madison, il retrouva immédiatement un emploi en tant que manutentionnaire dans un magasin d'outillage. Le reste du temps, on le vit bientôt rôder en ville à longueur de journée. Il disait que Madison lui avait manqué.

Colleen fut terrorisée de savoir Luke libre. Elle ne pouvait plus se promener en ville sans risquer de le croiser. Woody avait peur aussi, mais il ne voulait pas le lui dire et s'efforça de la rassurer. « Écoute, Colleen, on savait bien qu'il sortirait un jour ou l'autre. Il a l'interdiction de s'approcher de toi, de toute façon, sinon il retourne en taule. Ne te laisse pas impressionner par lui, c'est tout ce qu'il cherche. »

Ils s'efforcèrent de faire comme si tout était normal. Mais l'omniprésence de Luke les condamna bientôt à éviter les lieux publics. Ils allaient faire leurs courses dans une ville voisine.

L'enfer ne faisait que commencer.

Luke commença par récupérer la maison.

Le divorce entre Colleen et lui avait été prononcé pendant son incarcération et il contestait la répartition des biens. Il avait acheté la maison avec ses économies et il décida d'attaquer la décision du tribunal, qui l'avait octroyée à son ex-femme.

Il prit un avocat qui obtint de geler la procédure. La décision d'octroi fut suspendue jusqu'à un jugement ultérieur, et la maison revenait pour l'instant à son propriétaire initial : Luke.

Woody et Colleen durent quitter les lieux. Oncle Saul leur avait donné le nom d'un avocat de New Canaan, qui les conseilla. Il leur dit que ce n'était qu'une question de temps, qu'avant la fin de l'été ils auraient récupéré la maison.

En attendant, ils louèrent une maisonnette peu confortable à l'entrée de Madison. « C'est juste pour quelque temps, promit Woody à Colleen. Nous serons bientôt débarrassés de lui. »

Mais Colleen n'était pas tranquille.

Luke avait récupéré son pick-up resté chez son frère. Chaque fois qu'elle le voyait passer, elle sentait son ventre se nouer.

— Qu'est-ce qu'on doit faire ? demanda-t-elle à Woody.

— Rien. On va pas se laisser effrayer.

Il lui semblait voir le pick-up partout. Devant leur maison. Sur le parking du supermarché où ils allaient désormais. Un matin, elle le vit garé devant la station-service. Elle appela la police. Mais quand le frère de Luke arriva à bord de sa voiture de patrouille, le pick-up avait disparu.

Elle avait les nerfs à fleur de peau. Woody travaillait tous les soirs comme plongeur et elle restait à la maison seule, inquiète. Elle regardait par la fenêtre sans cesse, scrutant la rue, et ne se déplaçait pas d'une pièce à une autre sans un couteau de cuisine.

Un soir, elle voulut aller acheter de la glace. Elle n'osa d'abord pas envisager de sortir. Puis elle se trouva stupide. Elle ne pouvait pas se laisser terroriser de la sorte.

Elle aurait pu trouver de la glace à n'importe quel coin de rue, mais pour ne pas risquer de le croiser, elle se rendit dans le supermarché de la ville voisine. Sur la route du retour, l'un des pneus de la voiture creva. C'était bien sa veine. Elle était sur une route déserte : elle allait devoir changer sa roue toute seule.

Elle plaça le cric sous la voiture et la leva. Mais lorsqu'elle voulut déboulonner la roue à l'aide de la croix, elle en fut incapable. Les vis étaient beaucoup trop serrées.

Elle attendit qu'une voiture passe. Elle aperçut bientôt des phares fendant l'obscurité. Elle fit un signe de la main et la voiture s'arrêta. Colleen s'approcha et elle reconnut soudain la voiture de Luke. Elle eut un mouvement de recul.

— Alors quoi ? demanda-t-il par la fenêtre baissée. Tu ne veux pas de mon aide ?

— Non, merci.

— Très bien. Je ne vais pas te forcer. Mais je vais attendre un peu, des fois que personne ne passerait.

Il resta garé sur le bas-côté. Dix minutes s'écoulèrent. Personne.

— C'est bon, finit par dire Colleen. Aide-moi, s'il te plaît.

Luke descendit de voiture en souriant.

— Ça me fait plaisir de t'aider. J'ai payé ma dette, tu sais. J'ai purgé ma peine. Je suis un autre homme.

— Je ne te crois pas, Luke.

Il changea la roue de Colleen.

— Merci, Luke.

— De rien.

— Luke, j'ai encore des affaires à la maison. J'y tiens. J'aimerais les récupérer si tu es d'accord.

Il eut un petit rictus et fit semblant de réfléchir.

— Tu sais, Colleen, je crois que je vais les garder, tes affaires. J'aime bien renifler tes vêtements de temps en temps. Ça me rappelle le bon vieux temps. Tu te souviens quand je te jetais au milieu de nulle part et que tu devais rentrer à pied ?

— Je n'ai pas peur de toi, Luke.

— Tu devrais, Colleen. Tu devrais !

Il se dressa devant elle, menaçant. Elle se précipita à bord de sa voiture et s'enfuit.

Elle se rendit au restaurant où Woody travaillait.

— Tu ne dois pas quitter la maison le soir, lui dit-il.

— Je sais. Je voulais juste aller faire une course.

Le lendemain, Woody se rendit dans une armurerie et se procura un revolver.

*

Nous étions loin de Madison et de la menace de Luke.

À Baltimore, Hillel et Oncle Saul vivaient leur vie paisible.

Peu à peu, les chansons d'Alexandra commencèrent à être diffusées à travers le pays. On parlait d'elle et elle s'était vu proposer la première partie de plusieurs groupes importants sur leur tournée américaine. Elle enchaînait les dates de concert, interprétant ses morceaux dans des versions acoustiques.

Je l'accompagnai à plusieurs concerts. Puis il fut temps pour moi d'aller à Montclair. Mon bureau m'attendait, et à présent que la carrière d'Alexandra était sur la bonne voie, il était temps que je m'attelle à mon premier roman, dont je n'avais pas encore décidé du sujet.

*

Les jours suivants, Colleen crut voir de nouveau le pick-up de Luke qui la suivait.

Elle recevait d'étranges coups de téléphone à la station-essence. Elle se sentait épiée.

Un jour, elle finit par ne même pas ouvrir la station-service et resta réfugiée dans la réserve. Elle ne pouvait plus vivre ainsi. Il fallut que Woody vienne la chercher. Il avait son pistolet rangé dans sa ceinture. Ils devaient s'enfuir loin de Luke avant que cela ne dégénère.

— Demain, nous partons, dit-il à Colleen. À Baltimore. Hillel et Saul nous aideront.

— Pas demain. Je veux récupérer mes affaires. Elles sont dans la maison.

— Nous le ferons demain soir. Ensuite nous partirons directement. Nous partirons pour toujours.


Woody savait que tous les soirs, Luke partait traîner dans un bar de la rue principale.

Le lendemain, ainsi qu'il l'avait dit à Colleen, ils se garèrent dans la rue, suffisamment loin pour ne pas être repérés, et ils attendirent de le voir s'en aller.

Vers vingt et une heures, ils virent Luke sortir de la maison, monter dans son pick-up et partir. Une fois qu'il eut disparu au bout de la rue, Woody sortit de la voiture. « Dépêche-toi ! » ordonna-t-il à Colleen. Elle essaya d'ouvrir la porte avec la clé, mais elle n'y parvint pas : il avait changé les serrures.

Woody lui prit la main et l'entraîna derrière la maison. Il trouva une fenêtre ouverte, s'introduisit dans la maison et ouvrit la porte arrière à Colleen.

— Où sont tes affaires ?

— À la cave.

— Vas-y rapidement, ordonna Woody. As-tu des affaires ailleurs ?

— Regarde dans le placard de la chambre.

Woody se dépêcha d'y aller et prit quelques robes.


Le frère de Luke passa dans la rue et ralentit devant la maison. Par la fenêtre de la chambre qui donnait sur la rue, il aperçut Woody. Il accéléra aussitôt en direction du bar.


Woody mit les robes dans un sac et appela Colleen. « Tu as fini ? » Elle ne répondit pas. Il descendit au sous-sol. Elle avait sorti toutes ses affaires.

— Tu ne peux pas tout emporter, dit Woody. Ne prends que le minimum.

Colleen acquiesça. Elle se mit à plier ses vêtements. « Fous-les tous dans un sac ! lui ordonna Woody. On ne doit pas traîner ici. »

Le frère de Luke entra dans le bar et trouva son frère au comptoir. Il lui murmura à l'oreille : « Ce petit connard de Woodrow Finn est chez toi en ce moment. Je pense qu'il récupère les affaires de Colleen. Je me suis dit que tu aurais aimé t'en occuper toi-même. » Luke eut soudain un regard furieux. Il posa une main sur l'épaule de son frère en guise de remerciement et quitta aussitôt le bar.


« Allez, on s'en va, maintenant ! » intima Woody à Colleen qui finissait de remplir un deuxième sac de vêtements. Elle se releva et empoigna les sacs. L'un d'eux se déchira et se vida sur le sol.

« Tant pis ! » dit Woody.

Ils remontèrent les escaliers du sous-sol en courant. À cet instant, Luke qui arrivait en trombe pila devant la maison et se précipita à l'intérieur. Il tomba nez à nez avec Woody et Colleen qui s'apprêtaient à sortir par la porte arrière.

« Cours ! » cria Woody à Colleen avant de se jeter sur Luke. Luke lui envoya un coup de poing et un coup de coude dans le visage et Woody s'écroula par terre. Luke se mit à lui donner de violents coups de pied dans le ventre. Colleen se retourna. Elle était sur le pas de la porte : elle ne pouvait pas abandonner Woody. Elle attrapa un couteau sur le comptoir de la cuisine et menaça Luke.

— Arrête, Luke !

— Sinon quoi ? ricana Luke. Tu vas me tuer ?

Il fit un pas en avant, elle ne bougea pas. Il eut un second mouvement très rapide : il lui attrapa le bras et le tordit. Elle lâcha le couteau et poussa un cri de douleur. Il lui attrapa les cheveux et lui frappa la tête contre le mur.

Woody essaya de se relever : Luke attrapa une lampe, arrachant le câble électrique, et la lui jeta au visage. Puis une petite table d'appoint avec laquelle il le frappa encore.

Il retourna vers Colleen, la tira par la chemise et se mit à la cogner.

« Je vais te passer l'envie de faire l'idiote avec moi ! » cria-t-il.

Tout en la battant, il gardait un œil sur Woody. Mais celui-ci, puisant dans ses dernières forces, parvint à se relever d'un mouvement rapide et se rua sur Luke, lui assénant un coup de poing par surprise. Luke attrapa Woody et voulut le jeter contre une table basse, mais Woody s'accrocha à lui et tous les deux tombèrent au sol. Ils luttèrent férocement, puis Luke parvint à attraper la gorge de Woody et serra tant qu'il put.

Woody eut le souffle coupé. Il aperçut derrière lui Colleen effondrée par terre, en sang. Il n'avait pas d'autre choix. Parvenant à se dégager le dos, il réussit à saisir le revolver rangé dans l'élastique de son pantalon. Il enfonça le canon dans le ventre de Luke et appuya sur la détente.

Une détonation retentit.

42.

Juillet 2004.


La nuit de la mort de Luke, Madison ne dormit pas.

Les habitants s'agglutinèrent le long des banderoles de police pour essayer de glaner quelques miettes du spectacle. La rue était balayée par les gyrophares des voitures de police. Des agents de la division criminelle de la police d'État du Connecticut furent dépêchés depuis New Canaan pour prendre en charge l'enquête.

Woody fut arrêté et transféré au quartier général de la police d'État à New Canaan. Le coup de téléphone auquel il avait droit fut pour Oncle Saul.

Celui-ci appela son collègue avocat à New Canaan et se mit immédiatement en route avec Hillel. Ils arrivèrent à une heure du matin et purent s'entretenir avec Woody. Il souffrait de blessures superficielles et avait été soigné au quartier général de la police par des ambulanciers. Colleen, elle, avait été transportée à l'hôpital. Elle était salement amochée.

Woody, sonné, raconta en détail ce qui s'était passé dans la maison de Luke.

— Je n'avais pas le choix, expliqua Woody. Il allait nous tuer tous les deux.

— Ne t'inquiète pas, le rassura Oncle Saul. Tu étais en état de légitime défense. On va rapidement te sortir de là.

Oncle Saul et Hillel s'installèrent dans un hôtel de New Canaan pour la nuit. Woody devait être déféré devant un juge le lendemain. Au vu des circonstances, il fut libéré contre une caution de 100 000 dollars, que Saul paya, et le procès fut fixé au 15 octobre.


Hillel m'avait prévenu des événements et je me rendis immédiatement dans le Connecticut. Woody avait interdiction de quitter l'État. Il ne pouvait pas rester à Madison après ce qui s'était passé.

Hillel et moi lui trouvâmes une petite location au calme, dans une ville proche où Colleen put le rejoindre à sa sortie de l'hôpital.

*

Les deux mois et demi qui nous séparaient du procès de Woody passèrent assez rapidement.

Hillel et moi nous relayâmes auprès de lui pour lui tenir compagnie. Il ne fallait pas le laisser seul. Il y avait heureusement Colleen, tellement douce avec lui. Elle anticipait ses besoins. Elle veillait sur lui. Elle était sa bouée de secours.

Mais la seule personne à avoir un véritable effet sur lui était Alexandra. Je le vis lorsqu'elle vint à son tour dans la maison du Connecticut.

Avec nous, Woody était le plus souvent silencieux. Il répondait poliment aux questions qu'on lui posait, s'efforçait de faire bonne figure. Quand il voulait être seul, il partait courir. Quand Alexandra était avec lui, il parlait. Il était différent.

Je compris qu'il l'aimait. Comme moi, depuis toujours, depuis que nous l'avions rencontrée en 1993, il l'aimait. Passionnément. Elle lui faisait l'effet qu'elle me faisait. Ils avaient les mêmes discussions interminables. À plusieurs reprises, ils restèrent sur la petite terrasse en bois devant la maison pendant des heures à discuter.

Je faisais le tour de la maison et je m'asseyais par terre, dans l'herbe, dans un angle où ils ne pouvaient pas me voir.

Je les écoutais. Il se confiait à elle. Il s'ouvrait à elle comme il ne s'était jamais ouvert à nous.

— Ce n'est pas comme pour Tante Anita, lui expliqua-t-il. Je ne ressens rien pour Luke. Je ne suis pas triste, je n'ai pas de remords.

— C'était de la légitime défense, Woody, dit Alexandra. Il n'en semblait pas convaincu.

— Au fond, j'ai toujours été violent. Depuis que je suis petit, tout ce que je sais faire, c'est taper sur les gens. C'est comme ça que j'ai rencontré les Baltimore, parce que je me battais. Et c'est comme ça que je vais les quitter.

— Pourquoi les quitter ? Pourquoi dis-tu cela ?

— Je crois que je vais être condamné. Je crois que c'est la fin.

— Ne dis pas des choses pareilles, Woody.

Elle lui attrapait le visage, elle plantait ses yeux dans les siens et elle lui disait : « Woodrow Finn, je t'interdis de dire des choses pareilles. »

J'étais jaloux de ces moments d'intimité que j'espionnais. Elle lui parlait comme elle me parlait à moi. Avec la même tendresse. À moi aussi, quand elle voulait me faire une gentille remontrance, elle m'appelait par mon prénom et mon nom. Elle disait : « Marcus Goldman, cesse de faire l'imbécile. » C'était sa façon de faire semblant d'être fâchée.

Il lui arrivait d'être vraiment fâchée. Elle avait des colères superbes. Rares, mais magnifiques. Elle fut furieuse contre moi lorsqu'elle réalisa que j'espionnais ses moments avec Woody et que j'éprouvais de surcroît de la jalousie.

Après m'avoir surpris, comme elle ne voulait pas me faire une scène dans la maison, elle dit à Woody et Colleen : « Marcus et moi allons au supermarché. » Nous montâmes dans sa voiture de location, elle conduisit jusqu'à ce que nous soyons hors de vue, s'arrêta et se mit à crier : « Marcus, est-ce que tu es complètement fou ? Tu es jaloux de Woody ? »

J'eus la mauvaise idée de vouloir protester. De lui dire qu'elle était trop attentive à lui et qu'elle l'appelait par son prénom et son nom. « Marcus, Woody a tué un homme. Tu comprends ce que cela signifie ? Il va être jugé. Je crois qu'il a besoin de ses amis. Et tu n'es pas un ami quand tu te gonfles de ressentiments stupides pour tes cousins ! »

Elle avait raison.


Woody était le seul à penser qu'il irait en prison. Oncle Saul, qui se rendit plusieurs fois dans le Connecticut pour préparer sa défense, était convaincu du contraire.

Ce n'est que quand il eut accès au dossier de l'accusation qu'il se rendit compte que la situation était plus grave qu'il le pensait.

Le bureau du procureur ne suivait pas la présomption de légitime défense. Au contraire, il considérait que Woody avait pénétré illégalement chez Luke, et armé de surcroît. On pouvait considérer que Luke était celui qui avait agi en état de légitime de défense en voulant maîtriser Woody. Le parquet retenait donc une accusation de meurtre à l'encontre de Woody. Quant à Colleen, elle risquait d'être poursuivie pour complicité de meurtre. Une enquête pénale allait être également ouverte.

Un vent de panique souffla sur la maison du Connecticut, jusqu'alors à l'abri de l'agitation. Colleen disait qu'elle ne supportait pas d'aller en prison. « Ne t'inquiète pas, lui répétait Woody. Tu n'as rien à craindre. Je te protégerai comme tu m'as protégé après la mort d'Anita. »

Nous ne comprîmes ce qu'il voulait dire qu'au moment où le procès s'ouvrit. Woody, sans en informer Oncle Saul et son avocat, s'accusa d'avoir poussé Colleen à l'accompagner chez Luke. Il affirma qu'elle avait voulu l'en dissuader et que, comme il avait pénétré quand même dans la maison, elle l'avait suivi pour l'en faire sortir. Puis Luke était arrivé et leur avait sauté dessus.

Lors de la pause, l'avocat de Woody essaya de le raisonner :

— Tu es fou, Woody ! Qu'est-ce qui te prend de t'accuser ainsi ! À quoi est-ce que cela sert que je te défende si tu te sabordes ?

— Je ne veux pas que Colleen aille en prison !

— Laisse-moi faire et personne n'ira en prison.

Sur la base des témoignages d'habitants de Madison, l'avocat de Woody put établir le calvaire que Luke faisait vivre à Colleen. Mais le procureur repartit au front de plus belle : ce n'était pas Colleen qui avait tué Luke et la question des violences passées au sein de leur couple ne pouvait pas entrer en ligne de compte pour déterminer si Woody avait agi en état de légitime défense. Pour l'accusation, Woody n'avait pas ouvert le feu pour mettre fin à une attaque comme le voulait le principe de légitime défense. Il s'était introduit chez Luke avec une arme. Depuis le début, il avait l'intention d'en finir.

Le procès virait au cauchemar. Après deux jours de débats, il ne faisait plus de doute que Woody allait être condamné. Pour éviter une condamnation trop lourde, Oncle Saul suggéra de passer un accord avec l'accusation : Woody plaiderait coupable du meurtre en échange d'une peine réduite. Lors de la réunion à huis clos pour établir un accord, le procureur se montra intraitable :

— Je n'irai pas au-dessous de cinq ans de prison, dit-il. Woodrow a attendu Luke chez lui et l'a abattu.

— Vous savez que ce n'est pas vrai, tempêta l'avocat de Woody.

— Cinq ans de prison, répéta le procureur. Vous savez que je vous fais une fleur. Il pourrait facilement en prendre pour dix ou quinze ans.

Oncle Saul, Woody et son avocat s'entretinrent longuement ensuite. Woody avait une lueur de panique dans les yeux : il ne voulait pas aller en prison.

— Saul, dit-il à mon oncle, tu te rends compte que si je dis oui, ils vont me passer les menottes dans la seconde qui suit et m'enfermer pendant cinq ans !

— Mais si tu refuses, tu risques d'y passer une bonne partie de ta vie. Dans cinq ans, tu n'auras pas encore trente ans. Tu auras le temps de te reconstruire.

Woody était effondré : il avait eu conscience depuis le début de ce qu'il encourait, mais à présent c'était bien réel.

— Saul, demande-leur de ne pas m'arrêter sur-le-champ, supplia Woody. Demande-leur de m'accorder quelques jours de liberté. Je veux me présenter à la prison en homme libre. Je ne veux pas être enchaîné comme un chien dans le prochain quart d'heure et jeté au fond d'un fourgon cellulaire.

L'avocat présenta la requête au procureur qui accepta l'accord. Et Woody fut condamné à cinq ans de prison sans incarcération immédiate, avec une date d'entrée en prison prévue une semaine plus tard, le 25 octobre, au pénitencier d'État de Cheshire, dans le Connecticut.

43.

Baltimore, Maryland.

24 octobre 2004.


Demain, Woody entrera en prison. Il y passera les cinq prochaines années de sa vie.

Sur la route qui me mène de l'aéroport de Baltimore à Oak Park, le quartier de son enfance où je vais le rejoindre pour sa dernière journée de liberté, je l'imagine déjà se présentant devant les grilles de l'imposant pénitencier de Cheshire, dans le Connecticut. Je l'imagine passer les portes, être déshabillé, fouillé. Je l'imagine revêtant l'uniforme des prisonniers et conduit jusqu'à sa cellule. J'entends les portes qui claquent derrière lui. Il avance, encadré par deux gardiens, tenant dans ses bras une couverture et des draps. Il passe au milieu d'autres prisonniers qui le dévisagent.

Demain, Woody entrera en prison.


Alexandra est venue avec moi. Elle est sur le siège passager. Elle me regarde avec intensité. Elle voit bien que je suis perdu dans mes pensées. Elle passe la main derrière ma nuque el me caresse les cheveux avec beaucoup de tendresse.

En arrivant à Oak Park, je ralentis. Je sillonne le quartier où nous avons été tellement heureux, Woody, Hillel et moi. Nous croisons une patrouille d'Oak Park, je fais le signe secret. Puis je m'engage sur Willowick Road et j'arrive à la maison des Baltimore. Woody et Hillel, mes deux cousins, mes deux frères, sont assis sur les marches de la maison. Hillel tient une photo entre ses mains et ils la contemplent. C'est cette photo de nous quatre prise le jour du départ d'Alexandra, neuf ans plus tôt. Hillel nous voit arriver et protège le cliché en le glissant entre les pages d'un livre à côté de lui. Ils se lèvent et viennent à notre rencontre. Nous nous donnons tous les quatre une longue accolade.

Nous sommes à un mois du Drame, mais nous ne le savons pas encore.


Woody n'avait pas le droit d'être à Baltimore. En attendant son entrée en prison, la justice lui imposait de rester dans le Connecticut. Mais il considérait que, s'il ne pouvait pas passer sa dernière journée de liberté où bon lui semblait, c'était comme s'il était déjà en prison.

Pour éviter tout contrôle, il avait préféré ne pas prendre l'avion. Hillel était allé le chercher en voiture dans le Connecticut et ils repartiraient pendant la nuit. Ils passeraient une dernière nuit blanche ensemble, ils assisteraient au lever du soleil, ils prendraient un copieux petit déjeuner fait de pancakes arrosés de sirop d'érable, d'œufs brouillés et de pommes de terre, puis dans la matinée Hillel l'emmènerait à la prison.


Ce n'était que le début de la journée. Il faisait un temps magnifique. L'automne avait coloré Oak Park de rouge et de jaune.

Nous passâmes la matinée sur les marches de la maison à profiter de la douceur de la journée. Oncle Saul nous apporta des cafés et des beignets. À midi, il alla chercher des hamburgers dans l'un des restaurants préférés d'Hillel. Nous mangeâmes dehors, tous les cinq.

Woody avait l'air serein. Nous parlions de tout, sauf de la prison. Alexandra dit que la tournée des radios continuait de porter ses fruits : ses chansons étaient de plus en plus diffusées et son album commençait à se vendre. Elle en avait déjà écoulé quelques dizaines de milliers. Chaque semaine, il montait d'un cran dans les classements.

« Quand je pense à toi ici il y a dix ans ! sourit Hillel. Tu nous faisais des concerts dans ta chambre. Aujourd'hui, te voilà aux portes du succès. » Il attrapa son livre et en sortit la photo de nous quatre. Nous rîmes en nous rappelant les années de notre jeunesse.


Après le déjeuner, nous partîmes nous promener dans Oak Park, Hillel, Woody et moi. Alexandra prétexta vouloir aider Oncle Saul à ranger les emballages des hamburgers pour nous laisser tous les trois.

Nous déambulâmes à travers les rues tranquilles. Une équipe de jardiniers débarrassaient les allées des feuilles mortes, et cela nous rappela l'époque de Skunk.

— C'était bien, le Gang des Goldman, dit Woody.

— Ça l'est toujours, répondis-je. Rien n'est terminé. Le Gang est éternel.

— La prison, ça change tout.

— Ne dis pas ça. On viendra te voir tout le temps. Oncle Saul dit que tu auras certainement une remise de peine. Tu seras vite dehors, et nous serons là.

Hillel acquiesça.

Nous fîmes le tour du quartier et nous fûmes bientôt de retour à la maison des Baltimore. Nous nous assîmes à nouveau sur les marches. Woody me confia soudain qu'il avait quitté Colleen. Il ne voulait pas lui faire subir cinq années de parloir. Au fond de moi, je songeai que s'il le faisait, c'est qu'il ne l'aimait pas vraiment. Il s'était senti moins seul avec elle, mais il ne l'avait jamais aimée comme il aimait Alexandra. Je me sentis alors obligé de parler d'elle.

— Je regrette de vous avoir trahis en sortant avec Alexandra, dis-je à mes cousins.

— Tu n'as rien trahi, me rassura Hillel.

— Le Gang des Goldman est éternel, ajouta Woody.

— Quand tu sortiras, Wood', on fera un voyage tous les trois. Un long voyage ensemble. On pourrait même louer une maison dans les Hamptons et y passer tout l'été. On pourrait louer une maison tous les étés ensemble.

Woody me sourit tristement.

— Marcus, il faut que je te parle de quelque chose.

Nous fûmes interrompus par Oncle Saul, qui ouvrit la porte.

— Oh, vous êtes-là ! dit-il. Je pensais faire griller des steaks ce soir, ça vous dit ? Je vais aller faire des courses maintenant.

Nous proposâmes à Oncle Saul de l'accompagner et Woody me murmura à l'oreille qu'il me parlerait tranquillement plus tard.

Nous nous rendîmes tous au supermarché d'Oak Park. Ce fut un moment très gai qui nous rappela le temps où nous faisions les courses avec Tante Anita et où elle nous laissait remplir le chariot de tous les produits que nous aimions.

Plus tard, sur la terrasse des Baltimore, j'aidai Oncle Saul à préparer le barbecue, pour laisser un peu d'intimité à Woody et Alexandra. Je savais que c'était important pour lui. Ils partirent se promener. Je crois que Woody avait envie d'aller voir le terrain de basket d'Oak Park. Hillel se joignit à eux. Je songeai qu'au fond ils étaient le Gang de Madison. Le Gang des Goldman, c'était bien nous trois.


Il était une heure du matin quand nous nous séparâmes.

Nous avions passé une soirée presque trop normale. Comme si ce qui allait se passer dans quelques heures n'était pas réel.

C'est Hillel qui donna le signal du départ. Ils avaient bien quatre heures de route devant eux. Nous nous prîmes dans les bras. Je serrai fort Woody contre moi. Je crois que c'est à ce moment-là que nous prîmes conscience de ce qui était en train de se passer. Nous quittâmes Oncle Saul tous ensemble, le laissant sur le perron de sa maison, sur ces marches où nous avions passé la journée. Il pleurait.

Alexandra et moi montâmes dans notre véhicule de location et suivîmes la voiture d'Hillel jusqu'à la limite d'Oak Park. Puis ils bifurquèrent à droite vers l'autoroute I-95 et nous à gauche vers le centre-ville, où nous avions pris une chambre d'hôtel. Oncle Saul avait évidemment offert de nous héberger mais je ne voulais pas dormir à Oak Park. Pas ce soir-là. Ce ne devait pas être un soir comme les autres. C'était le soir où je perdais Woody pour cinq longues années.

Dans la voiture, j'essayais de nous imaginer, Alexandra, Hillel et moi, dans cinq ans. Je me demandais ce que nous deviendrions d'ici au 25 octobre 2009.

*

Le lendemain, Alexandra et moi prîmes un vol de très bonne heure pour Nashville, Tennessee. Nous avions une réunion importante avec Eric Tanner, son manager, le jour même.

Je voulais parler encore une fois à Woody avant qu'il n'entre au pénitencier de Cheshire. Mais je n'arrivai pas à le joindre. Son téléphone était coupé, celui d'Hillel aussi. Je passai la journée à essayer. En vain. Je me laissai envahir par un mauvais pressentiment. J'appelai à la maison des Baltimore, pas de réponse. Je finis par téléphoner à Oncle Saul sur son portable : il était avec des clients et ne pouvait pas me parler. Je lui demandai de me rappeler aussitôt que possible, il ne le fit que le lendemain après-midi.

— Marcus ? C'est Oncle Saul.

— Bonjour, Oncle Saul. Comment vas…

Il ne me laissa pas parler.

— Marcus, écoute-moi bien : j'ai besoin que tu viennes tout de suite à Baltimore. Sans me poser de question. Il s'est produit un événement grave.

Il raccrocha. Je pensais d'abord que la ligne avait été coupée et je le rappelai aussitôt : il ne répondit pas. Comme j'insistais, il finit par décrocher et me dit d'une traite : « Viens à Baltimore. »

Il raccrocha de nouveau.

44.

26 octobre 2004.


Woody ne s'était pas présenté au pénitencier.

Oncle Saul me l'expliqua quand j'arrivai chez lui, dans la soirée, après avoir sauté à bord du premier vol pour Baltimore.

Oncle Saul était paniqué, nerveux. Je ne l'avais jamais vu ainsi.

— Comment ça, il ne s'est pas présenté ? demandai-je.

— Il est en fuite, Marcus. Woody est un fugitif.

— Et Hillel ?

— Il est avec lui. Il a disparu aussi. Il est parti en même temps que vous avant-hier soir et il n'est jamais revenu.

Oncle Saul me raconta s'être douté d'un problème la veille, quand il avait constaté, comme moi, qu'Hillel et Woody étaient injoignables. Un agent du U.S. Marshals Service, en charge d'appuyer les polices d'État dans les recherches de fugitifs, était venu le matin à la maison d'Oak Park. Il avait longuement interrogé Oncle Saul.

— Savez-vous où pourrait se trouver Woodrow ? avait demandé l'agent.

— Non. Pourquoi le saurais-je ?

— Parce qu'il était ici la veille de son entrée en prison. Des voisins l'ont vu. Ils sont formels. Woodrow n'avait pas le droit de quitter le Connecticut. Vous êtes avocat, vous devriez le savoir.

Oncle Saul avait compris que le Marshal avait une longueur d'avance sur lui.

— Écoutez, je vais jouer franc jeu avec vous. Oui, Woody était ici la veille de son entrée en prison. Il a grandi dans cette maison, il avait envie de passer une dernière journée ici avant d'aller pourrir en prison pendant cinq ans. Rien de bien méchant. Mais j'ignore où il se trouve à présent.

— Qui était avec lui ici ? avait interrogé l'agent.

— Des amis. Je ne sais plus très bien. Je n'ai pas voulu trop m'en mêler.

— Il y avait votre fils, Hillel. Des voisins l'ont identifié également. Où est votre fils, Monsieur Goldman ?

— À l'université, j'imagine.

— Est-ce qu'il n'habite pas ici ?

— Officiellement, oui. Dans les faits, il n'est jamais là. Toujours fourré chez des copines. Et puis je travaille beaucoup, je pars le matin et je rentre tard le soir. D'ailleurs, j'étais sur le point de partir pour mon cabinet.

— Monsieur Goldman, vous me le diriez si vous saviez quelque chose ?

— Évidemment.

— Parce que nous finirons par retrouver Woodrow. En général, les gens ne nous échappent pas. Et si je devais découvrir que vous l'avez aidé d'une façon ou d'une autre, cela ferait de vous un complice. Voici ma carte. Demandez à Hillel de me passer un coup de fil quand vous le verrez.

Oncle Saul n'avait eu aucune nouvelle d'Hillel de la journée.

— Est-ce que tu penses qu'il est avec Woody ? lui demandai-je.

— Ça m'en a tout l'air. Je ne pouvais pas te parler de cela au téléphone. Ma ligne est peut-être sur écoute. Ne parle de cela à personne, Marcus. Et surtout, ne communique pas avec moi par téléphone. Je pense qu'Hillel est allé aider Woody à se cacher quelque part et qu'il va revenir. Il faut essayer de gagner du temps avec les enquêteurs. Si Hillel revient ce soir, il n'aura qu'à dire qu'il était à l'université toute la journée. Il se pourrait que des policiers t'interrogent. Dis-leur la vérité, ne te mets pas dans le pétrin. Mais évite de mentionner Hillel, dans la mesure du possible.

— Qu'est-ce que je peux faire, Oncle Saul ?

— Rien. Et surtout, reste en dehors de tout cela. Rentre chez toi. N'en parle à personne.

— Et si Woody me contacte ?

— Il ne te contactera pas. Il ne prendra pas le risque de te mêler à ça.


À mille miles de Baltimore, Woody et Hillel passèrent la ville de Des Moines, en Iowa.

Lors de notre dernière soirée, ils savaient déjà qu'ils n'iraient pas à la prison de Cheshire. Woody ne pouvait pas supporter l'idée de la prison.

Ils avaient dormi dans des motels à proximité de l'autoroute. Ils payaient tout en liquide.

Leur plan de route était de traverser le pays jusqu'au Canada, en passant par le Wyoming et le Montana. Ils traverseraient ensuite l'Alberta, puis toute la Colombie-Britannique jusqu'au Yukon. Ils s'installeraient là-bas, ils trouveraient une petite maison. Ils referaient leur vie. Personne ne viendrait les chercher là-bas. Dans un sac, en général sous la garde de Woody, ils avaient 200 000 dollars en liquide.


De retour à Nashville le lendemain, je racontai à Alexandra ce qui s'était passé. Je lui donnai les consignes reçues d'Oncle Saul. Ne parler de cela à personne, et entre nous surtout pas au téléphone.

Je me demandai si je devais aller à leur recherche. Elle m'en dissuada. « Woody ne s'est pas perdu, Markie. Il s'est enfui. Ce qu'il veut, c'est justement qu'on ne le retrouve pas. »

*

29 octobre 2004.


Hillel n'avait pas réapparu.

Le Marshal retourna interroger Oncle Saul.

— Où est votre fils, Monsieur Goldman ?

— Je ne sais pas.

— Cela fait plusieurs jours qu'il n'a pas été vu à l'université.

— Il est majeur, il fait ce qu'il veut.

— Il a vidé son compte-épargne il y a une semaine. D'où avait-il autant d'argent d'ailleurs ?

— Sa mère est morte il y a deux ans. C'était sa part d'héritage.

— Donc votre fils a disparu avec beaucoup d'argent en même temps que son ami recherché. Je crois que vous voyez où je veux en venir.

— Pas du tout, inspecteur. Mon fils fait ce qu'il veut de son temps et de son argent. Nous sommes dans un pays libre, non ?


Hillel et Woody étaient à une vingtaine de miles de Cody, dans le Wyoming. Ils s'étaient trouvé un petit motel où l'on payait les nuits en liquide, et le patron ne posait aucune question. Ils ne savaient pas comment passer la frontière avec le Canada sans risquer d'être pris. Au moins, dans le motel, ils étaient à l'abri.

La chambre disposait d'une petite kitchenette. Ils pouvaient se faire à manger sans avoir besoin de sortir. Ils avaient fait provision de pâtes et de riz, des produits faciles à stocker et qui n'étaient pas périssables.

Ils pensaient au Yukon. C'était ce qui les faisait tenir. Ils imaginaient une maison en rondins, au bord d'un lac. Tout autour, la nature sauvage. Ils gagneraient leur vie en allant à Whitehorse de temps en temps, rendre des menus services aux gens, comme ils l'avaient fait à l'époque des Jardiniers Goldman.


Je pensais sans cesse à eux. Je me demandais où ils étaient. Je regardais le ciel et je me disais qu'ils regardaient sans doute le même ciel. Mais depuis où ? Et pourquoi ne m'avaient-ils rien dit de leurs intentions ?

*

16 novembre 2004.


Il y avait trois semaines qu'ils étaient en fuite.

Hillel, accusé d'apporter son concours à un fugitif, était également recherché par le Marshals Service. Ils bénéficiaient d'un avantage : les recherches n'étaient pas très poussées. La police fédérale avait des criminels bien plus importants à traquer, et les moyens consacrés à les retrouver étaient limités. Dans ce genre de cas, la personne en fuite finissait toujours par se faire pincer lors d'un contrôle, ou était poussée à la faute par manque d'argent. Ce n'était pas le cas d'Hillel et Woody. Ils ne bougeaient pas de leur chambre. Ils avaient beaucoup d'argent avec eux.

« Tant qu'on ne se montre pas, tout va bien », disait Hillel à Woody.

Mais ils n'allaient pas tenir encore longtemps enfermés. C'était comme la prison. Ils devaient essayer de franchir la frontière, ou au moins de changer de motel pour prendre un peu l'air.


Deux jours plus tard, ils repartirent en direction du Montana.

Les paysages étaient époustouflants. C'était un avant-goût du Yukon.

À Bozeman, dans le Montana, ils firent la connaissance d'un homme dans un bar de motards, qui leur confia être en mesure de leur faire des faux papiers pour vingt mille dollars. C'était une grosse somme, mais ils acceptèrent. Des faux documents de qualité étaient le garant de leur invisibilité, et donc de leur survie.

L'homme leur proposa de les emmener jusqu'à un hangar proche, pour faire des photos d'identité. Ils le suivirent, lui à moto, eux en voiture. Mais le rendez-vous était une embuscade : quand ils descendirent de leur véhicule, ils se retrouvèrent entourés par un groupe de motards armés. Tenus en loue et fouillés, ils se firent voler leur sac d'argent.

*

19 novembre 2004.


Ils se retrouvèrent avec seulement mille dollars, qu'Hillel avait dissimulés dans une poche intérieure de sa veste. Ils passèrent une première nuit, dans la voiture, sur une aire de repos.

Le lendemain, ils roulèrent en direction du Nord. Leur plan était chamboulé. Sans argent, ils n'iraient nulle part. L'essence engloutissait le peu qu'il leur restait. Woody se disait prêt à commettre un braquage. Hillel l'en dissuada. Ils devaient se trouver un emploi. N'importe où. Mais surtout ne pas se faire remarquer.


Ils passèrent la nuit du 20 au 21 novembre sur un parking du Montana. Vers trois heures du matin, ils furent réveillés par des coups sur la vitre et une lumière aveuglante. C'était un policier.

Hillel ordonna à Woody de se tenir tranquille. Il baissa sa vitre.

— Vous n'avez pas le droit de passer la nuit sur le parking.

— Désolé, Monsieur l'agent, répondit Hillel. On s'en va tout de suite.

— Restez dans le véhicule pour le moment. Je voudrais votre permis de conduire et une pièce d'identité de la personne qui vous accompagne.

Hillel vit la panique envahir les yeux de Woody. Il lui souffla d'obéir. Il remit les documents au policier, qui retourna à sa voiture procéder aux vérifications.

— Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Woody.

— Je vais démarrer et on se tire.

— Dans les cinq minutes, on aura toute la police de l'État derrière nous, on ne s'en sortira pas.

— Qu'est-ce que tu proposes alors ?

Woody, sans répondre, ouvrit sa portière et sortit.

Hillel entendit le policier crier : « Retournez dans votre voiture ! Retournez immédiatement dans votre véhicule ! » Woody dégaina soudain un revolver et ouvrit le feu. D'abord une fois, puis une deuxième. Les balles vinrent se loger dans le pare-brise. Le policier plongea derrière sa voiture pour se protéger et sortir son arme, mais Woody était déjà à sa hauteur et lui tira dessus. Une première balle l'atteignit au thorax.

Woody tira encore sur lui à quatre reprises. Puis il courut jusqu'à la voiture. Hillel était prostré. Les mains sur les oreilles. « Démarre ! cria Woody. Démarre ! » Hillel obéit et la voiture disparut dans un crissement de pneus.


Ils roulèrent un moment, sans croiser personne. Puis ils bifurquèrent sur un chemin forestier et ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils furent certains d'être invisibles au milieu des arbres.

Hillel sortit de voiture.

— Tu es complètement fou ! hurla-t-il. Qu'est-ce que t'as fait, bon Dieu, qu'est-ce que t'as fait ?

— C'était lui ou nous, Hill' ! Lui ou nous !

— On a tué un homme, Woody. On a tué un homme !

— Ce ne sera que le deuxième pour moi, répondit Woody d'un ton presque cynique. Qu'est-ce que tu pensais, Hillel ! Qu'on allait prendre la clé des champs et que ce serait la belle vie ? Je suis un putain de fugitif.

— Je ne savais même pas que tu avais un flingue.

— Tu me l'aurais pris si je te l'avais dit.

— Exactement. Donne-le-moi, maintenant.

— Jamais. Imagine qu'on te pique avec…

— Donne-le-moi ! Je vais m'en débarrasser. Donne-le-moi, Woody, ou nos chemins se séparent ici !

Après une longue hésitation, Woody lui remit l'arme. Hillel disparut entre les arbres. Il y avait une rivière en contrebas et Woody entendit Hillel y jeter l'arme. Il revint à la voiture, blême.

— Qu'y a-t-il ? demanda Woody.

— Nos documents d'identité… ils sont avec le flic.

Woody se prit le visage entre les mains. Dans le feu de l'action, il avait complètement oublié de les récupérer.

— Il faut qu'on laisse la voiture ici, dit Hillel. Le flic avait les papiers de la voiture avec lui. On doit partir à pied.

*

21 novembre 2004.


Ce furent les premières nouvelles.

Le Marshal vint cette fois trouver Oncle Saul à son cabinet.

— Un policier a été tué cette nuit par Woodrow Finn sur un parking du Montana lors d'un contrôle de routine. La caméra de bord a tout enregistré. Il était dans une voiture immatriculée à votre nom.

Il lui montra une image tirée de l'enregistrement vidéo.

— C'est la voiture qu'Hillel utilise, dit Oncle Saul.

— C'est la vôtre, rectifia le Marshal.

— Comment voulez-vous que j'aie été dans le Montana cette nuit ?

— Je n'insinue pas que vous étiez avec Woody, Monsieur Goldman. Le conducteur de la voiture était votre fils, Hillel. Son permis de conduire a été retrouvé sur place. Il est désormais complice du meurtre d'un membre des forces de l'ordre.

Oncle Saul devint pâle et plongea son visage entre ses mains.

— Qu'attendez-vous de moi, inspecteur ? demanda-t-il.

— Votre totale collaboration. S'ils vous font le moindre signe, vous devez me prévenir. Sinon, je serai obligé de vous arrêter pour assistance à des fugitifs et des meurtriers. Et vous l'avez vu, les preuves sont là.

*

22 novembre 2004.


Après avoir abandonné la voiture, ils avaient marché jusqu'à un motel. Ils avaient payé en liquide, avec une rallonge pour que le tenancier ne leur demande pas de pièce d'identité. Ils s'étaient douchés, reposés. Un homme les avait emmenés en voiture jusqu'à la gare routière de Bozeman, pour cinquante dollars. Ils avaient acheté des tickets de Greyhound pour Casper, Wyoming.

— Qu'est-ce qu'on va faire ensuite ? demanda Woody à Hillel.

— On ira à Denver et on trouvera un bus pour Baltimore.

— Qu'est-ce qu'on va faire à Baltimore ?

— Demander de l'aide à mon père. On pourrait se cacher quelques jours à Oak Park.

— Les voisins nous verront.

— Nous ne devrons pas quitter la maison. Personne n'imaginera que nous sommes là. Ensuite, mon père pourra nous conduire quelque part. Au Canada ou au Mexique. Il trouvera un moyen. Il me donnera de l'argent. C'est le seul qui puisse nous aider.

— J'ai peur d'être pris, Hillel. J'ai peur de ce qui va m'arriver. Est-ce qu'ils m'exécuteront ?

— Ne t'inquiète pas. Reste calme. Il ne va rien nous arriver.

Après deux jours de voyage, ils arrivèrent à la gare routière de Baltimore le 24 novembre. C'était la veille de Thanksgiving. C'était le jour du Drame.

*

24 novembre 2004.

Jour du Drame.


Depuis la gare routière de Baltimore, où ils arrivèrent en fin de matinée, ils prirent les transports publics et arrivèrent jusqu'à Oak Park.

Ils avaient acheté deux casquettes qu'ils gardaient vissées sur la tête. Mais c'était une précaution inutile. À cette heure-là, les rues étaient désertes. Les enfants étaient à l'école, les adultes étaient au travail.

Ils pressèrent le pas sur Willowick Road. Bientôt ils aperçurent la maison. Leur rythme cardiaque s'accéléra. Ils y étaient presque. Une fois à l'intérieur, ils seraient à l'abri.

Ils atteignirent enfin la maison. Hillel avait la clé. Il ouvrit la porte et tous les deux s'engouffrèrent à l'intérieur. L'alarme était activée et Hillel tapa le code sur l'écran. Oncle Saul était absent. Il était à son cabinet, comme tous les jours.


Dans la rue, en planque dans sa voiture, le Marshal, qui venait de voir Woody et Hillel entrer dans la maison, se saisit de sa radio et appela des renforts.


Ils étaient affamés. Ils se dirigèrent directement vers la cuisine.

Ils se firent des sandwichs avec du pain de mie, de la dinde froide, du fromage et de la mayonnaise. Ils les dévorèrent. Ils se sentaient apaisés d'être de retour chez eux. Les deux jours de bus les avaient épuisés. Ils avaient envie de prendre une douche et de se reposer.

Une fois leur déjeuner terminé, ils montèrent à l'étage. Ils s'arrêtèrent devant la chambre d'Hillel. Ils regardèrent les vieilles images sur les murs. Sur le bureau d'enfant, une photo d'eux sur le stand de soutien à Clinton lors de l'élection de 1992.

Ils sourirent. Woody sortit de la pièce, longea le couloir et entra dans la chambre d'Oncle Saul et Tante Anita. Hillel jeta un coup d'œil par la fenêtre. Son cœur cessa de battre soudain : des policiers en cagoules et gilets pare-balles prenaient position dans le jardin. Ils étaient repérés. Ils étaient faits comme des rats.

Woody était toujours sur le seuil de la chambre de ses parents. Il lui tournait le dos et ne remarqua rien. Hillel s'approcha de lui doucement.

— Ne te retourne pas, Woody.

Woody obéit et ne bougea pas.

— Ils sont là, hein ?

— Oui. Il y a des policiers partout.

— Je ne veux pas être pris, Hill'. Je veux être ici pour toujours.

— Je sais, Wood'. Moi aussi, je veux être ici pour toujours.

— Tu te souviens de l'école d'Oak Tree ?

— Bien sûr, Wood'.

— Que serais-je devenu sans toi, Hillel ? Merci, tu as donné du sens à ma vie.

Hillel pleurait.

— Merci à toi, Woody. Je te demande pardon pour tout ce que je t'ai fait.

— Il y a longtemps que je t'ai pardonné, Hillel. Je t'aime pour toujours.

— Je t'aime pour toujours, Woody.

Hillel sortit de sa poche le revolver de Woody dont il ne s'était jamais débarrassé. C'était une pierre qu'il avait jetée dans la rivière.

Il plaça le canon derrière la tête de Woody.

Il ferma les yeux.

Au rez-de-chaussée, on entendit un terrible fracas. L'unité d'intervention de la police venait de défoncer la porte d'entrée.

Hillel tira une première fois. Woody s'écroula par terre.

Il y eut des cris au rez-de-chaussée. Les policiers se replièrent, pensant être pris pour cible.

Hillel se coucha sur le lit de ses parents. Il enfouit son visage dans les coussins, se glissa dans les draps, retrouva toutes les odeurs de son enfance. Il revit ses parents dans ce lit, c'était dimanche matin. Woody et lui entraient en fanfare, leur faisant la surprise d'avoir les bras chargés de plateaux de petits déjeuners. Ils s'installaient sur le lit avec eux, ils partageaient les pancakes laborieusement confectionnés. Ils riaient. Par la fenêtre ouverte, le soleil les baignait d'une lumière chaude. Le monde leur appartenait.

Il plaça l'arme contre sa tempe.

Tout finit comme tout commence.

Il appuya sur la détente.

Et tout était fini.

Загрузка...