Le mois de juin 2012 en Floride fut lourd et chaud.
Ma principale occupation consista à trouver un acquéreur pour la maison d'Oncle Saul. Il fallait que je m'en sépare. Mais je ne voulais pas la vendre à n'importe qui.
Je n'avais pas eu de nouvelles d'Alexandra et j'en étais troublé. Nous nous étions embrassés chez moi, à New York, mais elle était ensuite partie à Cabo San Lucas se donner une chance avec Kevin. D'après les rumeurs qui m'étaient parvenues, son séjour au Mexique avait rapidement tourné au vinaigre, mais je voulais l'entendre de sa bouche.
Elle finit par me téléphoner pour me dire qu'elle partait passer l'été à Londres. C'était un voyage prévu de longue date. Elle était en train de travailler à son nouvel album, dont une partie devait être enregistrée dans un prestigieux studio de la capitale britannique.
J'avais espéré qu'elle me proposerait de nous revoir avant son départ, mais elle n'avait pas le temps.
— Pourquoi m'appelles-tu si c'est pour me dire que tu t'en vas ? lui demandai-je.
— Je ne te dis pas que je m'en vais. Je te dis où je vais.
Je répondis bêtement :
— Et pourquoi ?
— Parce que c'est ce que font les amis. Ils se tiennent au courant de ce qu'ils font.
— Eh bien, si tu veux savoir ce que je fais, je suis en train de vendre la maison de mon oncle.
Elle eut une gentillesse dans la voix qui m'agaça :
— Je pense que c'est une bonne idée, me dit-elle.
Dans les jours qui suivirent, un courtier me présenta des acquéreurs qui me plurent. Un jeune couple charmant qui promettait de prendre grand soin de la maison et de la remplir d'enfants et de vie. Nous signâmes le contrat avec le notaire dans la maison, c'était important pour moi. Je leur donnai les clés et je leur souhaitai bon vent. Je m'étais affranchi de tout. Des Goldman-de-Baltimore, il ne me restait désormais plus rien.
Je remontai dans ma voiture et rentrai à Boca Raton. En arrivant chez moi, je trouvai devant ma porte le cahier de Leo, le fameux Cahier n° 1. Je le feuilletai. Il était vierge. Je le pris avec moi et allai m'installer dans mon bureau.
J'attrapai un stylo et le laissai glisser sur le papier du cahier ouvert devant moi. Ainsi débuta ce Livre des Baltimore.
Baltimore, Maryland.
Décembre 2004.
Quinze jours après le Drame, les corps de Woody et Hillel nous furent rendus et nous pûmes les mettre en terre.
Ils furent inhumés le même jour, l'un à côté de l'autre, au cimetière de Forrest Lane. Le soleil d'hiver était resplendissant, comme si la nature était venue les saluer. La cérémonie eut lieu dans la plus stricte intimité : je fis un discours devant Artie Crawford, mes parents, Alexandra et Oncle Saul, qui tenait une rose blanche dans chaque main. Derrière les verres fumés de ses lunettes, je voyais couler une traînée sans fin de larmes.
Après l'enterrement, nous déjeunâmes dans le restaurant du Marriott où nous logions tous. C'était étrange de ne pas être à Oak Park, mais Oncle Saul n'était pas prêt à retourner chez lui. Sa chambre était contiguë à la mienne et, après le repas, il annonça qu'il allait monter faire une sieste. Il se leva de table et je le vis fouiller dans sa poche pour s'assurer qu'il avait sa clé magnétique. Je le suivis du regard, je scrutai sa chemise déchirée, sa barbe naissante qu'il laisserait définitivement pousser, sa démarche fatiguée.
Il nous avait dit : « Je vais aller me reposer dans ma chambre », mais en voyant les portes de l'ascenseur se refermer sur lui, j'eus envie de lui crier que sa chambre n'était pas là, que sa chambre était à 10 miles au nord, dans le quartier d'Oak Park, sur Willowick Road, dans une maison splendide de Baltimore, luxueuse et confortable. Une maison emplie des chants d'allégresse de trois enfants unis par la solennelle promesse du Gang des Goldman, et qui s'aimaient comme des frères. Il nous avait dit : « Je vais aller me reposer dans ma chambre », mais sa chambre était 300 miles plus au nord, dans une maison merveilleuse des Hamptons qui avait abrité nos moments de bonheur. Il nous avait dit : « Je vais aller me reposer dans ma chambre », mais sa chambre était 1 000 miles au sud, au 26e étage de la Buenavista, où la table du déjeuner était dressée pour cinq, eux quatre plus moi.
Il n'avait pas le droit de dire que cette pièce à la moquette poussiéreuse et au lit trop mou du septième étage du Marriott de Baltimore était sa chambre. Je ne pouvais le tolérer, je ne pouvais accepter qu'un Goldman-de-Baltimore dorme dans le même hôtel que les Goldman-de-Montclair. Je me levai de table en m'excusant et je demandai à prendre la voiture de location pour faire une course dans le quartier. Alexandra m'accompagna.
Je roulai jusqu'à Oak Park. Je croisai une patrouille et lui fis le signe secret de notre tribu. Puis je m'arrêtai devant la maison des Baltimore. Je descendis de voiture et restai un moment en contemplation devant la maison. Alexandra me prit contre elle. Je lui dis : « Je n'ai plus que toi désormais. » Elle me serra fort.
Nous errâmes ensuite un moment dans Oak Park. Je passai près de l'école d'Oak Tree, je retrouvai le terrain de basket qui n'avait pas changé. Puis nous retournâmes au Marriott.
Alexandra n'allait pas bien. Elle était accablée de tristesse, mais je sentais qu'il n'y avait pas que ça. Je lui demandai ce qui se passait, et elle se borna à me répondre que c'était lié à la perte d'Hillel et Woody. Elle ne me disait pas tout, je le voyais bien.
Mes parents restèrent encore deux jours, puis ils durent rentrer à Montclair. Ils ne pouvaient pas s'absenter davantage de leur travail. Ils invitèrent Oncle Saul à venir s'installer quelque temps à Montclair, mais Oncle Saul déclina. Comme je l'avais fait après la mort de Tante Anita, je décidai de rester un peu à Baltimore. À l'aéroport, où j'accompagnai mes parents, ma mère m'embrassa et me dit : « C'est bien que tu restes avec ton oncle. Je suis fière de toi. »
Alexandra retourna à Nashville une semaine après l'enterrement. Elle disait vouloir rester à mes côtés, mais je trouvais plus utile et plus important qu'elle continue d'assurer la promotion de son album. Elle était invitée à plusieurs émissions de télévision sur d'importantes chaînes locales et avait encore plusieurs premières parties à assurer.
Je restai à Baltimore jusqu'aux vacances d'hiver. Je vis mon oncle Saul se désagréger peu à peu, et ce fut très difficile à supporter. Il restait cloîtré dans sa chambre, prostré sur son lit, avec la télévision en fond sonore pour meubler le silence.
De mon côté, je passais mes journées entre Oak Park et Forrest Lane. J'attrapais les souvenirs dans le filet à papillons de ma mémoire.
Une après-midi où j'étais au centre-ville, je décidai de passer à l'improviste au cabinet d'avocats. Je me disais que je pourrais éventuellement prendre du courrier pour Oncle Saul, que cela l'occuperait et lui changerait les idées. Je connaissais bien la réceptionniste : elle fit une drôle de tête en me voyant arriver. Je crus d'abord que c'était à cause du Drame. Je lui demandai à accéder au bureau de mon oncle. Elle me fit attendre et quitta son poste pour aller chercher l'un des avocats associés. Je trouvai son comportement suffisamment étrange pour ne pas lui obéir : j'allai directement au bureau d'Oncle Saul, je poussai la porte, pensant que la pièce serait vide, et quelle ne fut pas ma surprise en découvrant qu'un homme que je ne connaissais pas occupait les lieux.
— Qui êtes-vous ? demandai-je.
— Richard Philipps, avocat, me répondit l'homme d'un ton sec. Permettez-moi de vous demander à vous qui vous êtes.
— Vous êtes dans le bureau de mon oncle, Saul Goldman. Je suis son neveu.
— Saul Goldman ? Mais il y a des mois qu'il ne travaille plus ici.
— Qu'est-ce que vous me racontez…
— Il a été foutu à la porte.
— Quoi ? C'est impossible, il a fondé ce cabinet !
— La majorité des partenaires a exigé son départ. Ainsi va la vie, les vieux éléphants meurent et les lions mangent leur cadavre.
Je pointai sur lui un doigt menaçant :
— Vous êtes dans le bureau de mon oncle. Sortez !
À ce moment-là la réceptionniste déboula avec Edwin Silverstein, l'associé le plus ancien du cabinet et l'un des meilleurs amis d'Oncle Saul.
— Edwin, dis-je, que se passe-t-il ?
— Viens, Marcus, il faut qu'on parle.
Philipps ricana. Je m'écriai, fou de colère :
— Est-ce que ce sac à merde a pris la place de mon oncle ?
Philipps ne ricana plus.
— Reste poli, veux-tu ? Je n'ai pris la place de personne. Comme je te l'ai dit, les vieux éléphants meurent et…
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase, car je me jetai sur lui et l'empoignai par le col en lui disant :
— Quand les lions approchent des vieux éléphants, les jeunes éléphants viennent les buter !
Edwin m'enjoignit de lâcher Philipps et j'obéis.
— Il est fou ce type ! hurla Philipps. Je vais porter plainte ! Je vais porter plainte ! Il y a des témoins !
Tout l'étage s'était précipité pour voir ce qui se passait. Je balayai son bureau avec mon bras et jetai tout ce qui s'y trouvait par terre, y compris son ordinateur portable, puis je sortis de la pièce avec l'air du type prêt à tuer quelqu'un. Tout le monde s'écarta sur mon passage, je regagnai les ascenseurs. « Marcus ! s'écria Edwin en franchissant difficilement la haie de curieux pour me rejoindre. Attends-moi ! »
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, je m'engouffrai dans la cabine et il y entra avec moi.
— Marcus, je suis désolé. Je pensais que Saul t'avait dit ce qui s'était passé.
— Non.
Il m'emmena à la cafétéria de l'immeuble, où il m'offrit un café. Nous nous accoudâmes à une table haute dépourvue de chaises et il m'expliqua sur le ton de la confidence :
— Ton oncle a commis une grave erreur. Il a trafiqué certains comptes du cabinet et il a fait des fausses factures pour détourner de l'argent.
— Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?
— Je ne sais pas.
— Quand cela s'est-il passé ?
— Nous avons découvert la supercherie il y a un an environ. Mais c'était un montage habile. Il a détourné de l'argent pendant des années. Il nous a fallu plusieurs mois pour identifier ton oncle. Il a accepté de rembourser une partie de la somme et nous avons renoncé à porter plainte. Mais les autres associés du cabinet ont réclamé la tête de ton oncle, et ils l'ont obtenue.
— Mais enfin, il a fondé ce cabinet !
— Je le sais, Marcus. J'ai tout fait. J'ai tout essayé. Tout le monde était contre lui.
Je m'emportai :
— Non, Edwin, vous n'avez pas tout fait ! Vous auriez dû claquer la porte avec lui, remonter un autre projet ! Vous n'auriez pas dû laisser cela arriver !
— Je suis désolé, Marcus.
— Non, c'est facile d'être désolé tout en étant tranquillement installé dans votre fauteuil de cuir alors que c'est cette tête de con de Philipps qui a pris la place de mon oncle.
Je m'en allai, consumé par la rage. Je retournai au Marriott, tambourinai contre la porte de la chambre d'Oncle Saul. Il m'ouvrit.
— Tu as été chassé de ton cabinet ? m'écriai-je. Il baissa la tête et alla s'asseoir sur son lit.
— Comment le sais-tu ?
— Je suis passé au cabinet. Je voulais voir s'il y avait du courrier pour toi et j'ai découvert qu'ils avaient mis ce sac à merde dans ton bureau. Edwin a été obligé de tout me raconter. Tu comptais m'en parler quand ?
— J'ai eu honte. J'ai toujours honte.
— Mais que s'est-il passé ? Pourquoi as-tu détourné cet argent ?
— Je ne peux pas t'en parler. Je me suis mis dans une situation terrible.
J'étais au bord des larmes. Il le vit et me prit dans ses bras.
— Oh, Markie…
Je ne pus me retenir de pleurer, je voulais partir d'ici.
Pour me changer les idées, durant la période des fêtes de fin d'année, Alexandra utilisa les gains de son album pour m'offrir dix jours de vacances dans un hôtel de rêve aux Bahamas.
Un peu de repos loin de tout lui ferait du bien à elle aussi. Je la trouvais très marquée par les événements. Nous passâmes une première journée à la plage. C'était la première fois que nous nous retrouvions ensemble et au calme depuis longtemps, mais je percevais une tension étrange entre nous. Que se passait-il ? Je continuais à penser qu'elle me cachait quelque chose.
Le soir, avant d'aller dîner, nous bûmes un cocktail au bar de l'hôtel et je la poussai dans ses retranchements. Je voulais savoir. Elle finit par me dire :
— Je ne peux pas t'en parler.
Je m'énervai.
— Assez de tous ces petits secrets. Est-ce que quelqu'un pourrait être honnête avec moi pour une fois ?
— Markie, je…
— Alexandra, je veux savoir ce que tu me caches.
Elle éclata soudain en sanglots au milieu du bar. Je me sentis stupide. J'essayai de me rattraper et lui dis d'une voix plus douce :
— Alexandra, mon ange, que se passe-t-il ?
Des torrents de larmes dévalaient ses joues.
— Je ne peux plus te cacher la vérité, Marcus ! Je ne peux plus garder ça pour moi !
Je commençais à avoir un mauvais pressentiment.
— Que se passe-t-il, Alex ?
Elle essaya de se reprendre et me regarda droit dans les yeux :
— Je savais ce que tes cousins allaient faire. Je savais qu'ils allaient s'enfuir. Woody n'a jamais eu l'intention de se présenter à la prison.
— Quoi ? Tu savais ? Mais quand te l'ont-ils dit ?
— Ce soir-là. Tu t'occupais du barbecue avec ton oncle et je suis allée me promener avec eux. Ils m'ont tout raconté. Je leur ai promis de ne rien dire.
Je répétai, hagard :
— Tu savais depuis le début et tu ne m'as rien dit ?
— Markie, je…
Je me levai de ma chaise.
— Tu ne m'as pas prévenu de ce qu'ils allaient faire ? Tu les as laissé partir et tu ne m'as rien dit ? Mais qui es-tu, Alexandra ?
Tous les clients du bar nous dévisageaient.
— Calme-toi, Markie ! me supplia-t-elle.
— Me calmer ? Mais pourquoi est-ce que je me calmerais ? Quand je pense à la comédie que tu as jouée pendant leurs trois semaines de fuite !
— Mais j'étais réellement inquiète ! Qu'est-ce que tu crois ? Je tremblais, possédé par la fureur.
— Je crois que c'est fini, Alexandra.
— Quoi ? Markie, non !
— Tu m'as trahi. Je ne crois pas que je pourrai jamais te pardonner.
— Marcus, ne me fais pas ça !
Je lui tournai le dos et sortis du bar. Tout le monde nous dévisageait. Elle me suivit et essaya de me retenir par le bras, je me dégageai et hurlai :
— Laisse-moi ! LAISSE-MOI, JE TE DIS !
Je traversai le lobby de l'hôtel au pas de charge et sortis.
— Marcus, cria-t-elle en pleurant de désespoir, ne me fais pas ça !
Un taxi attendait devant l'hôtel. Je m'y engouffrai et verrouillai la porte. Elle se précipita, essaya de l'ouvrir, frappa à la vitre. J'ordonnai au chauffeur de prendre la direction de l'aéroport, laissant tout derrière moi.
Elle courut derrière la voiture, frappant encore contre la vitre, hurlant et pleurant. « Ne me fais pas ça, Marcus ! supplia-t-elle. Ne me fais pas ça ! »
Le taxi accéléra et elle dut renoncer. Je jetai mon téléphone par la fenêtre et poussai un cri, hurlant ma rage, hurlant ma colère, hurlant mon dégoût de cette vie injuste qui m'avait pris ceux qui comptaient le plus pour moi.
À l'aéroport de Nassau, j'achetai un billet pour le premier vol à destination de New York. Je voulais disparaître à jamais. Pourtant, elle me manquait déjà. Et dire que je n'allais plus la revoir pendant huit longues années.
Il m'arrive souvent de repenser à cette scène. Moi qui abandonne Alexandra. En ce chaud mois de juin 2012, seul à mon bureau de Boca Raton, retraçant les méandres de notre jeunesse, je pensais à elle, à Londres. Je n'avais qu'une envie : aller la retrouver. Mais il me suffisait de la revoir en larmes, poursuivant mon taxi, pour me dissuader de faire quoi que ce soit. Avais-je le droit de surgir dans sa vie après huit ans et de tout chambouler ?
Quelqu'un frappa à la porte de la pièce. Je sursautai. C'était Leo.
— Pardonnez-moi, Marcus. Je me suis permis d'entrer chez vous : je ne vous vois plus et je commençais à me faire du souci. Est-ce que tout va bien ?
Je soulevai le cahier dans lequel j'écrivais en lui adressant un sourire amical.
— Tout va bien, Leo. Merci pour le cahier.
— Il vous revient de droit. C'est vous l'écrivain, Marcus. Un livre, c'est beaucoup plus de travail que je pensais. Je vous dois des excuses.
— Ne vous en faites pas.
— Vous avez l'air un peu triste, Marcus.
— Alexandra me manque.
Janvier 2005.
Dans les semaines qui suivirent ma rupture avec Alexandra, je passai la plupart de mon temps à Baltimore. Ce n'était pas tant pour rendre visite à Oncle Saul que pour me cacher d'elle. J'avais tiré un trait sur elle, j'avais changé de numéro de téléphone. Je ne voulais pas qu'elle vienne à Montclair.
Je me repassais sans cesse dans la tête la scène du départ d'Oak Park, lorsque la voiture d'Hillel et Woody bifurquait vers l'autoroute. Ils entraient dans la clandestinité. Si j'avais connu leur projet de fuite, j'aurais pu les en dissuader. J'aurais raisonné Woody. Qu'est-ce que c'était que cinq années ? A la fois beaucoup et rien. En sortant, il n'aurait même pas trente ans. Il aurait la vie devant lui. Et puis, s'il se tenait bien, il pourrait même bénéficier d'une remise de peine. Il aurait pu utiliser ces années pour terminer ses études par correspondance. Je l'aurais convaincu que nous avions la vie devant nous.
Depuis leur mort, tout semblait s'effondrer. À commencer par la vie d'Oncle Saul. La mauvaise passe dans laquelle il se trouvait ne faisait que commencer.
Son éviction de son cabinet d'avocats commençait à faire du bruit. Des rumeurs disaient que la vraie raison de son départ était un important détournement de fonds. Le conseil de discipline du barreau du Maryland venait d'ouvrir une procédure, estimant que le comportement d'Oncle Saul, s'il était avéré, portait atteinte à la profession.
Pour sa défense, Oncle Saul se fit épauler par Edwin Silverstein. Je le croisais régulièrement au Marriott. Un soir, il m'emmena dîner dans un restaurant vietnamien du quartier.
Je lui demandai :
— Qu'est-ce que je peux faire pour mon oncle ?
Il me répondit :
— Honnêtement, pas grand-chose. Tu sais, Marcus, t'as du cran. C'est pas donné à tout le monde. T'es vraiment un chouette garçon. Ton oncle a de la chance de t'avoir…
— Je voudrais faire plus.
— Tu en fais déjà assez. Saul m'a dit que tu voulais devenir écrivain ?
— Oui.
— Je ne pense pas que tu puisses vraiment bien te concentrer ici. Tu devrais aussi penser à toi et ne pas passer trop de temps à Baltimore. Tu devrais aller écrire ton bouquin.
Edwin avait raison. Il était temps pour moi de me lancer dans le projet qui me tenait tant à cœur. C'est dans le courant de ce mois de janvier, en rentrant d'un séjour à Baltimore, que je commençai mon premier roman. J'avais compris que pour faire revenir mes cousins, il me faudrait les raconter.
L'idée me vint sur une aire de l'autoroute I-95, quelque part en Pennsylvanie. J'étais en train de boire un café et de relire mes notes quand je les vis entrer. C'était impossible. Pourtant, c'était bien eux. Ils plaisantaient, heureux, et en me voyant, me sautèrent dessus.
— Marcus, me dit Hillel en me serrant contre lui, je savais bien que c'était ta voiture !
Woody se joignit à notre accolade et noua ses énormes bras autour de nous deux.
— Vous n'êtes pas réels, dis-je. Vous êtes morts ! Vous êtes deux connards morts qui m'avez laissé tout seul dans ce monde de merde !
— Oh, Markikette, ne fais pas la tête ! lança Hillel goguenard, en m'ébouriffant les cheveux.
— Viens ! me dit Woody dans un sourire consolateur. Viens avec nous !
— Où allez-vous ?
— Au Paradis des Justes.
— Je ne peux pas vous accompagner.
— Pourquoi ?
— Je dois aller à Montclair.
— Alors, nous te retrouverons là-bas.
Je ne fus pas certain de bien comprendre. Ils me serrèrent contre eux et repartirent. Avant qu'ils ne passent la porte, je les interpellai :
— Hillel ! Wood' ! Est-ce que c'était de ma faute ?
— Non, bien sûr que non ! répondirent-ils comme un seul homme.
Ils tinrent parole. Mes cousins adorés, je les retrouvai à Montclair, dans le bureau aménagé par ma mère. J'étais à peine assis à ma table de travail, et les voilà qui dansaient déjà autour de moi. Ils étaient tels que je les avais toujours connus : bruyants, magnifiques, débordants de tendresse.
— J'aime ton bureau, me dit Hillel, vautré sur mon fauteuil.
— J'aime la maison de tes parents, poursuivit Woody. Pourquoi est-ce qu'on n'est jamais venus ?
— Je ne sais pas. C'est vrai… Vous auriez dû.
Je leur montrai mon quartier, nous arpentâmes Montclair. Ils trouvaient que tout était beau. Notre trio réuni à nouveau me remplissait d'un bonheur fou. Puis nous retournions à mon bureau et je reprenais le cours de mon histoire.
Tout s'arrêtait lorsque mon père ouvrait la porte de la chambre.
— Marcus, il est deux heures du matin… Tu travailles encore ? me demandait-il.
Ils s'enfuyaient tous les deux par les interstices du plancher comme des souris effrayées.
— Oui, je vais bientôt aller me coucher.
— Je ne voulais pas te déranger. J'ai vu de la lumière et… Est-ce que tout va bien ?
— Tout va bien.
— Il m'a semblé entendre des voix…
— Non, c'était peut-être de la musique.
— Peut-être.
Il venait m'embrasser.
— Bonne nuit, fils. Je suis fier de toi.
— Merci, P'a. Bonne nuit à toi aussi.
Il s'en allait en refermant la porte. Mais ils étaient partis. Ils avaient disparu. Ils étaient les disparus.
Entre janvier et novembre 2005, j'écrivis sans relâche dans le bureau de Montclair. Je descendais tous les week-ends à Baltimore retrouver Oncle Saul.
Je fus le seul des Goldman à aller le voir régulièrement. Grand-mère disait que c'était trop pour elle. Mes parents firent l'aller-retour quelquefois, mais je crois qu'ils avaient du mal à accepter la situation. Et puis il fallait être capable de supporter Oncle Saul, en fantôme de lui-même, qui refusait de quitter le périmètre de l'hôtel Marriott de Baltimore où il résidait.
Pour ne rien arranger, en février, sur décision du conseil de discipline, Oncle Saul fut radié du barreau du Maryland. Le Grand Saul Goldman ne serait plus jamais avocat.
Je venais le retrouver sans rien attendre de lui. Je ne le prévenais même pas de ma venue. Je quittais Montclair en voiture et je roulais jusqu'au Marriott. À force d'y venir. j'avais l'impression d'être dans cet hôtel comme dans ma propre maison ; les employés m'appelaient par mon prénom, j'entrais directement dans les cuisines pour commander ce que je voulais. À mon arrivée, je montais au septième étage, je frappais à la porte de sa chambre et il ouvrait, la mine défaite, la chemise froissée, la télévision en arrière-fond sonore. Il me disait bonjour comme si j'arrivais de la rue d'à côté. Je ne m'en formalisais pas. Il finissait par me serrer contre lui.
— Markie, murmurait-il, mon petit Markie ! Ça me fait plaisir de te voir.
— Ça va, Oncle Saul ?
Souvent, je lui posais la question en espérant qu'il retrouverait son air invincible, qu'il se rirait des tracas comme il avait su le faire du temps de notre jeunesse perdue et qu'il me dirait que tout allait bien, mais il hochait la tête et me répondait :
— C'est un cauchemar, Marcus. Un cauchemar.
Il s'asseyait sur le lit et attrapait le téléphone pour appeler la réception.
— Tu restes combien de temps ? me demandait-il.
— Autant que tu veux.
J'entendais un employé répondre à l'autre bout du fil et Oncle Saul dire : « Mon neveu est là, il me faudrait une autre chambre, s'il vous plaît. » Puis il se tournait vers moi et me disait :
— Pas plus longtemps que le week-end. Tu dois avancer dans ton livre, c'est important.
Je ne comprenais pas pourquoi il ne rentrait pas chez lui. Puis, au début de l'été, un jour où j'allai faire un tour à Oak Park, à la recherche d'inspiration pour mon livre, je découvris avec horreur un camion de déménagement devant la maison des Baltimore. Une nouvelle famille y emménageait. Je trouvai le mari occupé à diriger deux costauds qui déplaçaient un panneau.
— Vous louez ? lui demandai-je.
— J'ai acheté, me répondit-il. Je retournai aussitôt au Marriott.
— Tu as vendu la maison d'Oak Park ?
Il me regarda tristement :
— Je n'ai rien vendu, Markie.
— Il y a pourtant une famille en train d'emménager à l'intérieur et qui affirme avoir acheté la maison.
Il répéta :
— Je n'ai rien vendu. La banque me l'a saisie.
J'en fus complètement abasourdi.
— Et les meubles ?
— J'ai tout fait débarrasser, Markie.
Dans la foulée, il m'annonça qu'il était sur le point de vendre la maison des Hamptons pour avoir des liquidités, et qu'il allait également se défaire de la Buenavista, et utiliser le capital pour aller s'offrir une nouvelle vie et une nouvelle maison ailleurs.
— Tu vas quitter Baltimore ? demandai-je, incrédule.
— Je n'ai plus rien à faire ici.
De la grandeur des Goldman-de-Baltimore, de ce qu'ils avaient été, il ne resterait bientôt plus rien. Ma seule parade à la vie, c'était mon livre.
Grâce aux livres,
Tout était effacé
Tout était oublié.
Tout était pardonné.
Tout était réparé.
À mon bureau de Montclair, je pouvais revivre éternellement le bonheur des Baltimore. Au point que je ne voulais plus quitter ma pièce, et s'il me fallait vraiment m'absenter, j'étais encore plus excité de les retrouver à mon retour.
Et quand je retournais au Marriott, à Baltimore, je détournais l'attention d'Oncle Saul de sa télévision en lui parlant du livre que j'écrivais. Il s'y intéressait au plus haut point, n'en parlait sans cesse, voulait savoir comment j'avançais et il pourrait bientôt en lire un extrait.
— De quoi parle ton roman ? m'interrogeait-il.
— C'est l'histoire de trois cousins.
— Les trois cousins Goldman ?
— Les trois cousins Goldstein, le corrigeais-je. Dans les livres, ceux qui ne sont plus se retrouvent et s’étreignent.
Je passai dix mois à raccommoder les plaies de mes cousins en réécrivant notre histoire. Je terminai le roman les cousins Goldstein à la veille de Thanksgiving 2005, soit une année exactement après le Drame.
Dans la scène finale du roman des Goldstein, Hillel et Woody descendaient en voiture de Montréal vers Baltimore. Ils s'arrêtaient dans le New Jersey pour me prendre et nous continuions la route ensemble. À Baltimore, dans une magnifique maison illuminée, le couple insubmersible d'Oncle Saul et Tante Anita attendait notre retour.
Durant cet été 2012, grâce à la magie du roman, je les retrouvai comme je l'avais déjà fait sept ans plus tôt.
Une nuit, vers deux heures du matin, ne parvenant pas à trouver le sommeil, je m'installai sur la terrasse. Malgré la nuit, il faisait une chaleur tropicale, mais j'étais bien dehors, bercé par le chant des grillons. J'ouvris mon cahier et je me mis à écrire son nom. Il n'en fallut pas plus pour qu'elle apparaisse devant moi.
— Tante Anita, murmurai-je.
Elle me sourit et posa avec tendresse ses mains sur mon visage.
— Tu es toujours aussi beau, Markie.
Je me levai et l'enlaçai.
— Ça fait tellement longtemps, lui dis-je. Tu me manques terriblement.
— Toi aussi, mon ange.
— J'écris un livre sur vous. Un livre sur les Baltimore.
— Je sais, Markie. Je suis venue te dire qu'il faut que tu arrêtes de te torturer avec le passé. D'abord le livre de tes cousins, maintenant le livre des Baltimore. Il est temps que tu écrives le livre de ta vie. Tu n'es responsable de rien, et il n'est rien que tu aurais pu faire. Quant au coupable, s'il en faut un, des chaos de nos vies, ce n'est que nous, Marcus. Nous seuls. Chacun est responsable de sa vie. Nous sommes responsables de ce que nous sommes devenus. Marcus, mon neveu, mon chéri, rien, m'entends-tu, rien de tout cela n'est de ta faute. Et rien de tout cela n'est de la faute d'Alexandra. Tu dois laisser partir les fantômes.
Elle se leva.
— Où vas-tu ? demandai-je.
— Je ne peux pas rester.
— Pourquoi ?
— Ton oncle m'attend.
— Comment va-t-il ?
Elle sourit.
— Il va très bien. Il dit qu'il a toujours su que tu écrirais un livre sur lui.
Elle sourit, me fit un signe de la main et disparut dans l'obscurité.
À sa parution en 2006, le succès phénoménal de mon livre me rendit mes deux cousins. Ils étaient partout : dans les librairies, dans les mains des lecteurs, dans les bus, dans les métros, dans les avions. Ils m'accompagnèrent fidèlement à travers le pays durant toute la tournée promotionnelle qui suivit la parution du roman.
Je n'avais plus jamais eu de contact avec Alexandra. Mais je l'avais revue un nombre incalculable de fois sans qu'elle le sache. Sa carrière avait pris un envol spectaculaire. Pendant l'année 2005, son premier disque avait continué sa progression dans les classements, atteignant, au mois de décembre, le million et demi d'exemplaires vendus, et son titre phare avait terminé à la première place des Charts américains. Sa notoriété avait rapidement explosé. L'année de la publication de mon livre fut celle de la sortie du deuxième album d'Alexandra. C'était pour elle le triomphe absolu. Public et critiques étaient conquis.
Je n'avais jamais cessé de l'aimer. Je n'avais jamais cessé de l'admirer. J'allais régulièrement la voir en concert. Tapi dans l'obscurité de la salle, anonyme parmi des milliers d'autres spectateurs, je bougeais mes lèvres en même temps que les siennes pour réciter les paroles de ses chansons que je connaissais par coeur, pour la plupart écrites dans notre petit appartement de Nashville. Je me demandais si elle y vivait encore. Certainement pas. Elle avait sûrement emménagé dans la banlieue aisée de Nashville, là où, à l'époque, nous allions ensemble admirer les maisons en nous demandant laquelle nous habiterions un jour.
Avais-je des remords ? Évidemment. J'en crevais. En la voyant sur scène, je fermais les yeux pour n'entendre plus que le son de sa voix, et dans ma tête je retournais des années en arrière. Nous étions sur le campus de l'université de Madison et elle me tirait par la main. Je lui demandais :
— T'es sûre que personne ne va nous voir ?
— Mais non ! Allez, viens je te dis !
— Et Woody et Hillel ?
— Ils sont à New York, chez mon père. T'inquiète.
Elle ouvrait la porte de sa chambre et me poussait à l'intérieur. Le poster était là, contre le mur. Comme à Montclair. Loué soit Tupac, notre éternel entremetteur. Je la jetais sur le lit, elle éclatait de rire. Nous nous blottissions l'un contre l'autre et elle murmurait en attrapant mon visage entre ses mains :
— Je t'aime, Markikette Goldman.
— Je t'aime, Alexandra Neville.
En cette année 2006, Oncle Saul venait d'emménager dans la maison de Coconut Grove, achetée grâce à la vente de la Buenavista, et j'avais commencé à venir régulièrement à Miami.
Oncle Saul vivait très confortablement de l'argent de la vente de la maison des Hamptons, qu'il avait converti en actions extrêmement profitables. Pour s'occuper, il participait à différents clubs de lecture, assistait à toutes les conférences d'une librairie proche et s'occupait de ses manguiers et ses avocatiers.
Mais cela n'allait pas durer longtemps. Comme pour beaucoup d'autres, la tranquillité financière de mon oncle s'arrêta net en octobre 2008, lorsque l'économie mondiale fut secouée par la crise dite des subprimes. Les marchés s'effondrèrent. Les banques d'investissement et les fonds spéculatifs s'écroulèrent les uns après les autres, perdant l'argent de tous leurs clients. Du jour au lendemain, des gens jusqu'alors riches n'avaient plus rien. Ce fut le cas de mon oncle Saul. Le 1er octobre 2008, son portefeuille d'actions était valorisé à 6 millions de dollars, la valeur de la vente de sa maison des Hamptons. A la fin du même mois, il ne valait plus que 60 000 dollars.
Je l'appris en venant lui rendre visite au début de novembre, pour la période de Thanksgiving — que ni lui ni moi ne fêtions plus. Je le découvris aux abois. Il n'avait plus rien. Il avait vendu sa voiture et roulait désormais dans une vieille Honda Civic en fin de carrière. Il comptait chacun de ses dollars. Il avait voulu vendre la maison de Coconut Grove, mais elle ne valait plus rien.
— Je l'ai payée 700 000 dollars, avait-il dit au courtier venu l'évaluer.
— Il y a un mois, vous l'auriez vendue avec une plus-value, avait répondu son interlocuteur. Mais aujourd'hui, c'est fini. L'immobilier s'est complètement effondré.
J'avais proposé à Oncle Saul de l'aider. Je savais que Grand-mère et mes parents avaient fait de même. Mais il n'avait pas l'intention de se morfondre ni de se laisser décourager par la vie. Et je compris que c'était pour cette raison que je l'admirais : pas pour sa situation financière ou sociale, mais parce qu'il était un battant extraordinaire. Il avait besoin de gagner sa vie et il se mit en quête de n'importe quel emploi.
Il trouva un job de serveur dans un restaurant branché de South Beach. C'était un travail pénible et physiquement difficile pour lui, mais il était prêt à tout surmonter. Sauf les humiliations qu'il subissait de la part de son patron, qui lui criait sans cesse : « Tu es trop lent, Saul ! », « Dépêche-toi, les clients attendent ! » Il était arrivé qu'il brise une assiette dans sa précipitation, retenue ensuite sur son salaire. Un soir où il fut poussé à bout, il démissionna sur-le-champ, jeta son tablier par terre et s'enfuit du restaurant. Il erra à travers les rues piétonnes de Lincoln Road Mall, et finit sur un banc, en sanglots. Personne ne lui prêta attention, sauf un immense Noir qui se promenait en chantant et qui fut touché par sa détresse. « Je m'appelle Sycomorus, lui dit l'homme. Ça n'a pas l'air d'aller fort… » Sycomorus, qui travaillait déjà au Whole Foods de Coral Gables, parla à Faith d'Oncle Saul, et Faith lui trouva un poste aux caisses du supermarché.
Dans le calme de Boca Raton, mon nouveau livre avançait au fil des semaines.
Avais-je, en cet été 2012, invité les Baltimore dans mon esprit pour revivre notre passé ou pour parler d'Alexandra ?
Leo continuait de suivre l'évolution de mon travail. Je le laissais lire mes pages au fur et à mesure. Au début du mois d'août, il me demanda :
— Pourquoi ce livre, Marcus ? N'aviez-vous pas déjà écrit votre premier roman à propos de vos cousins ?
— Celui-ci est différent, expliquai-je. C'est le livre des Baltimore.
— Le livre est peut-être différent, mais au fond, rien n'a changé pour vous, me dit Leo.
— Que voulez-vous dire ?
— Alexandra.
— Oh, pitié ! Vous n'allez pas vous mêler de ça !
— Vous voulez mon avis ?
— Non.
— Je vais vous le donner quand même. Si les Baltimore étaient encore de ce monde, Marcus, ils vous diraient qu'il est temps d'être heureux. Que ce n'est pas trop tard. Allez la retrouver, demandez-lui pardon. Reprenez votre vie ensemble. Vous n'allez pas passer toute votre vie à attendre ! Vous n'allez pas passer toute votre vie à aller voir ses concerts et à vous demander ce que vous auriez pu devenir ! Appelez-la. Parlez-lui. Au fond de vous, vous savez qu'elle n'attend que ça.
— Il est trop tard, dis-je.
— Il n'est pas trop tard, Marcus ! martela Leo. Il n'est jamais trop tard.
— Je continue à penser que si Alexandra m'avait révélé ce que mes cousins s'apprêtaient à faire, ils seraient encore là aujourd'hui. Je les en aurais empêchés. Ils seraient en vie. Je ne sais pas si je pourrai jamais lui pardonner.
— S'ils n'étaient pas morts, me dit Leo d'un ton grave, vous ne seriez jamais devenu écrivain. Ils devaient s'en aller pour que vous puissiez vous accomplir.
Il quitta la pièce, me laissant à mes réflexions. Je refermai mon cahier. Devant moi, il y avait cette photo de nous quatre, qui ne me quittait plus.
Je pris mon téléphone et je l'appelai.
C'était la fin de la journée à Londres. Je sentis à la façon dont elle répondit qu'elle était heureuse que je lui téléphone.
— Alors, il t'a fallu tout ce temps pour m'appeler, me dit-elle. J'entendis du bruit derrière elle.
— Est-ce que je te dérange ? demandai-je. Je peux te rappeler plus tard, si tu veux.
— Non pas du tout. Je suis à Hyde Park. Je viens tous les jours ici après ma journée de studio. Il y a ce petit café au bord du lac, c'est un endroit très apaisant.
— Comment va ton disque ?
— Ça avance bien. Je suis contente du résultat. Comment va ton livre ?
— Bien. C'est un livre à propos de nous. À propos de mes cousins. À propos ce qui s'est passé.
— Et comment se termine ton livre ?
— Je ne sais pas. Je ne l'ai pas encore fini.
Il y eut un silence, au bout duquel elle dit :
— Ça ne s'est pas passé comme tu le penses, Marcus. Je ne t'ai pas trahi. J'ai voulu te protéger.
Et c'est ainsi qu'elle me raconta ce qui s'était passé le soir du 24 octobre 2004, lors de la dernière soirée de liberté de Woody.
Ce soir-là, elle était partie se promener dans Oak Park avec Hillel et Woody, alors qu'Oncle Saul et moi étions en train de préparer le barbecue.
— Alex, lui dit Woody, il y a quelque chose que tu dois savoir. Je n'irai pas en prison demain. Je vais m'enfuir.
— Quoi ? Woody, tu es fou !
— Au contraire. Tout est prévu. Une nouvelle vie m'attend dans le Yukon.
— Dans le Yukon ? Au Canada ?
— Oui. C'est probablement la dernière fois que nous nous voyons, Alex.
Elle éclata en sanglots.
— Ne fais pas ça, je t'en supplie !
— Je n'ai pas le choix, dit Woody.
— Bien sûr que si ! Tu peux purger ta peine. Cinq ans, ça passe vite. Tu sortiras avant tes trente ans !
— Je n'ai pas le courage d'affronter la prison. Je ne suis peut-être pas aussi dur que tout le monde l'a toujours pensé.
Elle se tourna vers Hillel et le supplia :
— Convaincs-le de renoncer, Hillel.
Hillel baissa les yeux.
— Je pars aussi, Alexandra. Je pars avec Woody.
Elle resta atterrée.
— Mais qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez vous ?
— J'ai commis un crime bien plus grave que celui de Woody, dit Hillel. J'ai détruit ma famille.
— Détruit ta famille ? répéta Alexandra qui n'y comprenait plus rien.
— Si Woody en est arrivé là, si ma mère est morte, c'est uniquement à cause de moi. Il est temps que je paie. J'emmène Woody au Canada. C'est ma façon de lui demander pardon.
— Mais pardon de quoi ? Je ne comprends rien à ce que vous essayez de me dire.
— Tout ce qu'on essaie de te dire, Alex, c'est adieu. On veut te dire qu'on t'aime. Nous t'aimons comme tu ne pourras jamais nous aimer. C'est peut-être aussi la raison pour laquelle nous partons.
Elle pleurait.
— Ne faites pas ça, je vous en conjure !
— Notre décision est prise, dit Hillel. Notre destin est scellé.
Elle s'essuya les yeux.
— Promettez d'y réfléchir cette nuit. Tu ne feras même pas cinq ans de prison, Woody ! Ne gâche pas tout…
— C'est tout réfléchi, répondit Woody. Ils semblaient déterminés tous les deux.
— Est-ce que Marcus sait ? finit par demander Alexandra.
— Non, dit Woody. J'ai voulu le lui dire avant, mais nous avons été interrompus par Saul. Je vais lui parler tout à l'heure.
— Non, s'il te plaît. Ne lui dis rien. Je vous en supplie tous les deux, ne lui dites pas !
— Mais c'est Marcus, on ne peut pas le lui cacher !
— Je ne vous demande qu'une dernière faveur. Au nom de notre amitié. N'en parlez pas à votre cousin.
Le récit d'Alexandra me bouleversa. J'avais toujours cru que Woody et Hillel ne s'étaient confiés qu'à elle et qu'ils m'avaient volontairement caché leur plan. J'avais toujours cru qu'en partageant leur dernier secret avec elle, ils m'avaient écarté du Gang des Goldman. Mais ils avaient voulu me le dire et Alexandra les en avait empêchés.
— Pourquoi, lui demandai-je, pourquoi les as-tu persuadés de ne rien me dire ? Je les aurais empêchés de s'enfuir, je les aurais sauvés !
— Tu n'aurais pas pu les empêcher, Markie. Rien ni personne n'aurait pu les convaincre de renoncer. Je l'ai lu dans leurs regards, et c'est la raison pour laquelle je les ai suppliés de ne rien te dire. Tu serais parti avec eux, Marcus. Je le sais. Tu n'aurais pas abandonné le Gang des Goldman. Tu les aurais suivis, tu te serais retrouvé dans leur cavale, tu aurais fini par te faire tuer. Comme eux. En les suppliant de ne rien te dire, je les ai en fait suppliés de t'épargner. Je savais que tu partirais avec eux, Markie. Je ne voulais pas te perdre. Je ne pouvais pas le supporter. J'ai voulu te sauver. Mais je t'ai perdu quand même.
Après un silence, je murmurai :
— Qu'est-ce qu'Hillel avait pu commettre de si grave pour partir avec Woody ? Pour estimer lui devoir pareille réparation ?
— Je l'ignore. Mais c'est le genre de questions que tu devrais poser à mon père.
— À ton père ?
— Il n'est pas l'homme que tu crois. Et j'ai l'impression qu'il en sait beaucoup, même s'il n'a jamais voulu m'en parler.
— Ton père s'est immiscé dans ma famille. Il a humilié mon oncle en essayant d'épater Woody et Hillel à tout prix.
— Contrairement à ce que tu crois, mon père n'a jamais eu besoin d'épater Woody et Hillel pour exister.
— Et la Ferrari ? Et les voyages ? Et les week-ends à New York ? rétorquai-je.
— C'est moi qui lui ai demandé de faire tout ça, me répondit Alexandra. Mon père aimait beaucoup Woody et Hillel, c'est vrai. Qui ne les aimait pas ? Mais s'il a tant fait pour eux, c'était pour nous protéger, toi et moi. Pour nous donner la liberté de vivre notre relation en paix. Il savait qu'en leur prêtant sa voiture, ils partiraient s'amuser et ne s'occuperaient ni de toi ni de moi. C'était la même chose quand il les emmenait voir des matchs des Giants, ou quand il les invitait chez lui. Tu tenais tellement à ce que tes cousins ne soient pas au courant pour toi et moi. Mon père, Marcus, a tout fait pour protéger ton secret. Il n'y a jamais eu de compétition avec Saul. La compétition qu'a vécue ton oncle, c'était contre lui-même. Tout ce que mon père a fait, c'est tenir tes cousins loin de nous. Et c'était ton souhait.
Je restai abasourdi.
Elle reprit :
— J'ai quitté Kevin il y a deux semaines, Marcus. A cause de toi. Il est venu ici sans m'avertir. Il voulait me faire une surprise. Quand il a frappé à la porte de ma chambre d'hôtel, j'ai d'abord cru que c'était toi. Je ne sais pas pourquoi. J'ai été tellement déçue quand je l'ai vu dans le judas. J'ai compris que je devais être honnête avec lui et le quitter. Il mérite de trouver quelqu'un qui l'aime vraiment. Quant à toi, Marcus, je ne peux plus continuer à t'attendre. Tu es un être génial, c'est avec toi que j'ai passé les plus belles années de ma vie et c'est grâce à toi que je suis devenue celle que je suis. Mais à force de ressasser le passé, tu ne te rends pas compte de ce qui était évident pour moi depuis toujours.
— Quoi donc ?
— Les Goldman-de-Montclair, c'étaient eux les meilleurs.
Le lendemain de ma conversation avec Alexandra, je pris le premier vol pour New York. Je devais impérativement parler avec Patrick Neville.
J'arrivai à son immeuble dans la matinée. Il était déjà parti travailler. Le portier m'autorisa à l'attendre et je ne bougeai pas du canapé du hall de toute la journée, ne m'absentant que pour aller chercher à manger ou me rendre aux toilettes. Il était dix-huit heures quand il finit par arriver. Je me levai. Il me fixa un moment, puis il sourit, plein de bonté, et me dit : « Depuis le temps que je t'attendais. »
Il me fit monter chez lui, me prépara du café. Nous nous installâmes dans sa cuisine. C'était étrange d'être ici : c'était la première fois que je revenais depuis la mort de Tante Anita.
— Je vous demande pardon, Patrick.
— Pourquoi ?
— Pour la scène que je vous ai faite après l'enterrement de ma tante.
— Bah, c'est oublié depuis longtemps. Marcus, il faut avant tout que tu saches que je n'ai jamais eu d'aventure avec ta tante.
— Que s'est-il passé alors, le soir où elle était chez vous ? Et pourquoi était-elle chez vous ?
— Elle venait de quitter ton oncle.
— Ça, je le sais.
— Mais tu ne sais pas pourquoi. Si elle est venue chez moi, ce soir-là, c'était pour me demander mon aide. Elle voulait que je vienne en aide à Woody et Saul.
— Woody et Saul ?
— Quelques mois plus tôt, Woody avait été renvoyé de l'équipe de football de Madison.
— Oui, je m'en souviens.
— La version officielle était une déchirure des ligaments qui l'empêchait de jouer. Ton oncle et ta tante sont immédiatement venus à Madison. Woody ne voulait rien leur dire, mais moi, je leur ai révélé la vérité. Je leur ai dit que Woody avait été contrôlé positif au Talacen. Si ta tante est venue me trouver à New York en ce 14 février 2002, c'est parce qu'elle venait de faire deux découvertes qui l'avaient bouleversée.
Voilà comment, dix ans après les faits, Patrick me révéla enfin ce qui s'était passé ce jour de la Saint-Valentin.
Tante Anita avait pris congé de l'hôpital afin de préparer une soirée en amoureux pour elle et son mari. En début d'après-midi, elle partit faire quelques courses au supermarché d'Oak Park. Elle en profita pour s'arrêter à la pharmacie.
Le gérant, qu'elle connaissait bien, après l'avoir servie, lui réclama l'ordonnance qu'il attendait depuis des mois.
— Quelle ordonnance ? demanda-t-elle.
— L'ordonnance pour le Talacen, lui répondit le pharmacien. Votre fils en a pris plusieurs boîtes cet automne. Il a dit que vous apporteriez une ordonnance.
— Mon fils ? Hillel ?
— Oui, Hillel. Comme je vous connais bien, j'ai accepté pour lui rendre service. En principe, je ne fais jamais ça. Il me faut cette ordonnance, docteur Goldman.
Elle se sentit défaillir. Elle promit de revenir avec une ordonnance avant la fin de la journée et rentra chez elle. Elle eut envie de vomir, elle crut à un cauchemar. Hillel avait-il acheté du Talacen à la demande de Woody ? Ou le lui avait-il fait ingérer à son insu ?
Le téléphone sonna. Elle décrocha. C'était la banque à propos du remboursement de l'hypothèque de la maison d'Oak Park. Anita dit que c'était une erreur : l'hypothèque avait été remboursée depuis longtemps. Mais son interlocuteur reprit : « Madame Goldman, vous avez contracté une nouvelle hypothèque en août. Votre mari m'a apporté de documents signés de votre main. La maison a été hypothéquée pour six millions de dollars. »
Oncle Saul avait financé le stade en faisant un emprunt de six millions de dollars. La maison d'Oak Park avait été sacrifiée pour réparer son ego blessé.
Elle se laissa envahir par la panique. Elle fouilla le bureau de son mari et toutes ses affaires personnelles.
Dans le sac de sport qu'il utilisait pour jouer au tennis, elle découvrit des documents comptables qu'elle n'avait encore jamais vus.
Tante Anita téléphona aussitôt à Oncle Saul. Ils eurent une violente dispute au téléphone. Elle lui dit qu'elle ne pouvait plus le supporter, qu'elle le quittait. Elle prit sa voiture, emportant les documents comptables avec elle, et roula au hasard. Elle finit par téléphoner à Patrick Neville pour lui demander de l'aide. Elle était dans un état de détresse totale et il lui proposa de venir à New York.
Ce soir-là, Patrick avait prévu un dîner en tête à tête avec une jeune femme qui travaillait avec lui et qui lui plaisait. Il décommanda. Lorsque Tante Anita vit le champagne sur la table, elle regretta de déranger Patrick le soir de la Saint-Valentin. Il insista pour qu'elle reste. « Vous n'allez nulle part, lui dit-il. Je ne vous ai jamais vue aussi bouleversée. Vous allez me dire ce qui se passe. »
Elle raconta tout : le Talacen et l'hypothèque. Si c'était Hillel qui avait dopé Woody à son insu, elle voulait que Patrick intervienne auprès de l'université pour que Woody soit réhabilité. Elle espérait pouvoir encore sauver sa carrière. Elle voulait aussi que Patrick puisse trouver un moyen de mettre un terme au contrat qui liait Saul et l'université, récupérer ce qui pouvait l'être de leur argent et sauver leur maison.
Elle lui montra ensuite les documents qu'elle avait emportés avec elle. Patrick les étudia attentivement : cela ressemblait furieusement à une comptabilité falsifiée.
— On dirait que Saul détourne de l'argent du cabinet sur l'un de ses comptes. Il le camoufle ensuite en modifiant les totaux des factures de ses clients.
— Mais pourquoi ferait-il une chose pareille ?
— Pour éponger un emprunt trop important, qu'il a peut-être de la peine à rembourser.
Patrick proposa ensuite à Anita de dîner. Il lui dit qu'elle pouvait rester chez lui autant qu'elle le voulait. Puis, soudain, le téléphone sonna : c'était le portier. Woody était là, il voulait monter. Patrick demanda à Anita de se cacher dans une des chambres. Woody arriva à l'appartement.
La suite était connue.
Lorsque Patrick eut fini de parler, je restai sans voix pendant un long moment, complètement sonné. Et je n'étais pas au bout de mes surprises. Car Patrick me confia ensuite qu'il avait parlé avec Hillel du Talacen. Il était allé le trouver à Madison et l'avait obligé à tout lui raconter.
Hillel avait expliqué que le soir du 14 février, Woody et lui avaient eu une dispute terrible. Woody avait découvert le reliquat de Talacen caché au fond d'une armoire. Hillel n'avait pas jugé bon de s'en débarrasser.
— Tu as dopé Woody à son insu ? s'était désespéré Patrick.
— Je voulais qu'il soit chassé de l'équipe de football. Je m'étais renseigné sur les produits interdits, et le Talacen était le plus simple à obtenir. Je n'ai plus eu qu'à mélanger les comprimés avec les protéines et les compléments alimentaires que Woody prenait.
— Mais pourquoi avoir fait une chose pareille ?
— J'étais dévoré par la jalousie.
— Tu étais jaloux de Woody ?
— Il était le préféré de mes parents. C'était évident. Il récoltait toute l'attention. Je l'ai réalisé lorsque nous avons été séparés et que j'ai dû aller à l'école spéciale. Mes parents m'ont éloigné de Baltimore. Mais ils ont gardé Woody près d'eux. Papa lui a appris à conduire, il l'a poussé à faire du foot, il l'a emmené voir les matchs des Redskins. Et moi, pendant ce temps, j'étais où ? À une heure de route, coincé dans cette école de merde ! Il m'a pris mes parents, puis il a pris mon nom. À l'université, il a décidé de se faire appeler Goldman. Il a obtenu la bénédiction de mes parents pour faire inscrire notre nom sur son maillot. Il était désormais le Grand Goldman, le champion de football. Il nous devait tout, nous l'avions sorti de la rue. Depuis toujours, quand on lui demandait qui il était, il disait : je suis le copain d'Hillel Goldman. J'étais sa référence. Mais voilà qu'à l'université on me disait en entendant mon nom : « Goldman ? Comme Woody, le joueur de l'équipe de football ? » Je ne voulais plus le voir jouer, je ne voulais plus entendre son nom de faux-Goldman. J'ai décidé d'agir à la fin de l'été qui a suivi la mort de mon grand-père. En mettant de l'ordre dans ses affaires, j'ai trouvé son testament. Mon père nous avait dit que, selon les volontés de Grand-père, Woody, Marcus et moi, nous partagerions 60 000 dollars. C'était un mensonge. Dans les volontés de mon grand-père, Woody n'apparaissait pas. Mais mon père, pour ne pas faire de peine à Woody, son chouchou, a décidé de l'inclure d'autorité. Woody prenait trop de place, je devais faire quelque chose.
Ce fut un choc terrible.
Hillel avait été celui qui avait détruit la carrière de Woody. C'était à cause de lui que, à la suite de leur dispute, Woody s'était rendu chez Patrick Neville le soir du 14 février, était tombé nez à nez avec Tante Anita, et qu'elle était morte.
Quant à mon oncle Saul, si après le Drame il était resté si longtemps au Marriott de Baltimore, ce n'était pas parce qu'il ne voulait pas retourner à la maison d'Oak Park, mais parce qu'il ne la possédait plus. À ce moment-là, sans travail depuis des mois, à court de liquidités, il avait été incapable de continuer à payer l'hypothèque. C'est pour cela que la banque avait fini par saisir la maison.
Je demandai alors à Patrick :
— Pourquoi n'avez-vous rien dit ?
— Pour ne pas accabler ton oncle davantage. Woody et Hillel connaissaient la vérité sur le Talacen. Était-il bien utile de mêler encore ton oncle à ça ? Et fallait-il révéler à Hillel que son père avait détourné de l'argent et hypothéqué la maison pour financer le stade de Madison ? Il ne restait plus à ton oncle que sa dignité. J'ai voulu le protéger. J'ai toujours aimé ta famille, Marcus. Je ne vous ai toujours voulu que du bien.
Coconut Grove, Floride.
Septembre 2011.
Environ trois semaines après que j'étais allé assister à la destruction de son nom sur le stade, Oncle Saul me téléphona. Il avait une voix faible. Il me dit simplement : « Marcus, je ne me sens pas bien. Il faut que tu viennes. » Je compris que c'était urgent et je réservai un billet sur le prochain vol à destination de Miami.
J'arrivai en début de soirée à Coconut Grove. La Floride était accablée par une chaleur cuisante. Devant la maison de mon oncle, je trouvai Faith assise sur les marches qui menaient au porche. Je crois qu'elle m'attendait. À la façon dont elle me prit dans ses bras pour me saluer, je compris qu'il se passait quelque chose de grave. Je pénétrai à l'intérieur de la maison. Je le trouvai dans sa chambre, au fond de son lit. En me voyant, son visage s'illumina. Il paraissait néanmoins très faible et était très amaigri.
— Marcus, me dit-il, je suis tellement heureux de te voir.
— Oncle Saul, que t'arrive-t-il ?
L'oncle de mauvaise humeur des derniers mois, l'oncle qui m'avait chassé de chez lui, était un oncle malade. Au début du printemps, on lui avait diagnostiqué un cancer du pancréas, dont on savait déjà, à ce moment-là, qu'il ne se relèverait pas.
— J'ai essayé de me soigner, Markie. Faith m'a beaucoup aidé. Lorsqu'elle venait me chercher à la maison et que nous disparaissions, c'était pour aller à mes séances de chimiothérapie.
— Mais pourquoi ne m'as-tu rien dit ?
Il retrouva sa vigueur et éclata de rire.
— Parce que je te connais, Markie. Tu m'aurais cassé les pieds pour aller chez tous les médecins possibles, tu aurais tout sacrifié pour me veiller et je ne voulais pas de ça. Tu ne dois pas gâcher ta vie pour moi. Tu dois vivre.
Je m'assis au bord de son lit. Il me prit la main.
— C'est la fin, Markie. Je ne guérirai pas. Je vis mes derniers mois. Et je veux les vivre avec toi.
Je le pris contre moi. Je le serrai fort. Nous pleurâmes tous les deux.
Je n'oublierai jamais les trois mois que nous passâmes ensemble, de septembre à novembre 2011.
Une fois par semaine, je l'accompagnais chez son oncologue à l'hôpital Mount Sinai de Miami. Nous ne parlions jamais de sa maladie. Il ne voulait rien en dire. Je lui demandais souvent :
— Comment ça va ?
Et il me répondait en se drapant dans son aplomb légendaire :
— Ça ne pourrait pas aller mieux.
Je parvenais parfois à questionner son médecin :
— Docteur, combien de temps lui reste-t-il ?
— C'est difficile à dire. Son moral est plutôt bon. Votre présence lui fait beaucoup de bien. Les traitements ne peuvent pas le guérir, mais ils peuvent le maintenir un peu.
— Quand vous dites un peu, vous parlez en jours, en semaines, en mois, en années ?
— Je comprends votre détresse, Monsieur Goldman, mais je ne peux pas m'avancer plus. Peut-être quelques mois.
Je le vis s'affaiblir de plus en plus.
Fin octobre, il y eut quelques alertes : un jour où il vomissait du sang, je l'emmenai de toute urgence à Mount Sinai, où il resta hospitalisé plusieurs jours. Il en ressortit très faible. Marcher le fatiguait. Je lui louai une chaise roulante avec laquelle je l'emmenais faire des promenades à Coconut Grove. La scène n'était pas sans me rappeler Scott dans sa brouette. Je le lui dis et cela le fit énormément rire. J'aimais quand il riait.
Début novembre, il quittait difficilement son lit. Il n'en bougeait presque plus. Son visage était terreux, ses traits marqués. Une infirmière venait à la maison trois fois par jour. Je ne dormais plus dans la chambre d'amis. Il n'en sut jamais rien, mais je passais mes nuits dans le couloir, près de sa porte ouverte, pour veiller sur lui.
Sa faiblesse physique ne l'empêchait pas de parler. Je me souviens de la conversation que nous eûmes la veille de son départ — la veille de Thanksgiving.
— Depuis combien de temps n'as-tu pas célébré Thanksgiving ? me demanda Oncle Saul.
— Depuis le Drame.
— Qu'est-ce que tu entends par le Drame ?
Je fus surpris par sa question.
— Je parle de la mort de Woody et Hillel, répondis-je.
— Arrête avec le Drame, Marcus. Il n'y a pas un Drame mais des drames. Le drame de ta tante, de tes cousins. Le drame de la vie. Il y a eu des drames, il y en aura d'autres et il faudra continuer à vivre malgré tout. Les drames sont inévitables. Ils n'ont pas beaucoup d'importance, au fond. Ce qui compte, c'est la façon dont on parvient à les surmonter. Tu ne surmontes pas ton drame en refusant de célébrer Thanksgiving. Au contraire, tu t'enfonces encore plus à l'intérieur. Il faut arrêter de faire ça, Marcus. Tu as une famille, tu as des amis. Je veux que tu recommences à fêter Thanksgiving. Promets-le-moi.
— Je te le promets, Oncle Saul.
Il toussa, but un peu d'eau. Il reprit :
— Je sais que tu as été obsédé par ces histoires de Goldman-de-Baltimore et Goldman-de-Montclair. Mais à la fin de l'histoire, il n'y a qu'un seul Goldman, et c'est toi. Tu es un Juste, Marcus. Beaucoup d'entre nous cherchons à donner du sens à nos vies, mais nos vies n'ont de sens que si nous sommes capables d'accomplir ces trois destinées : aimer, être aimé et savoir pardonner. Le reste n'est que du temps perdu. Surtout, continue d'écrire. Car tu avais raison : tout peut être réparé. Mon neveu, promets-moi de nous réparer. Répare les Goldman-de-Baltimore.
— Comment ?
— Réunis-nous de nouveau. Toi seul peux le faire.
— Comment ? demandai-je.
— Tu trouveras bien.
Sans bien comprendre ce qu'il voulait dire, je le lui promis :
— Je le ferai, Oncle Saul. Tu peux compter sur moi.
Il sourit. Je me penchai vers lui et il posa sa main sur mes cheveux. D'un filet de voix il me donna sa bénédiction.
Le lendemain, le matin de Thanksgiving, lorsque je vins le trouver dans sa chambre, il ne se réveilla pas. Je m'assis à côté de lui et posai ma tête contre sa poitrine, le visage ruisselant de larmes.
Le dernier des Baltimore était parti.
C'était la mi-août 2012, deux jours après ma conversation avec Patrick Neville. Alexandra me téléphona. Elle était à Hyde Park, assise à la terrasse du Serpentine Bar, au bord du petit lac. Elle buvait un café et Duke somnolait à ses pieds.
— Je suis contente que tu aies finalement parlé avec mon père, dit-elle.
Je lui racontai tout ce que j'avais appris. Puis je lui dis :
— Au fond, malgré ce qui s'est passé entre eux, tout ce qui comptait pour Hillel et Woody était le bonheur d'être ensemble. Ils ne pouvaient pas supporter d'être fâchés ou séparés. Leur amitié a tout pardonné. Leur amitié a été cent fois supérieure au Drame. C'est ce dont je dois me souvenir.
Je sentis qu'elle était émue.
— Tu es retourné en Floride, Markie ?
— Non.
— Tu es toujours à New York ?
— Non.
Je sifflai.
Duke dressa les oreilles et bondit sur ses pattes. Il me vit et courut comme un dératé dans ma direction, effrayant une nuée de mouettes et de canards. Il me sauta dessus et me fit tomber à la renverse.
Alexandra se leva de sa chaise.
« Markie ? s'écria-t-elle. Markie, tu es venu ! »
Elle se précipita jusqu'à moi. Je me relevai et je la pris dans mes bras. Avant de se blottir contre moi, elle murmura encore : « Tu m'as tellement manqué, Markie. » Je la serrai fort.
Il me sembla voir, dansant dans les airs, mes deux cousins qui riaient.