TROISIEME PARTIE Le Livre des Goldman (1960–1989)

29.

Je passai tout le mois d'avril 2012 à mettre de l'ordre dans la maison de mon oncle. Je n'avais d'abord fait que classer quelques documents, au hasard, avant de me lancer dans une méticuleuse entreprise de rangement.

Tous les matins, je quittais mon paradis de Boca Raton pour traverser la jungle de Miami avant de retrouver les rues tranquilles de Coconut Grove. Chaque fois que j'arrivais devant la maison, j'avais l'impression qu'il était là, qu'il m'attendait sur la terrasse comme il l'avait fait pendant si longtemps. J'étais rapidement rattrapé par la réalité de la porte fermée à clé qu'il fallait déverrouiller et de la maison qui, malgré le passage régulier de la femme de ménage, sentait le renfermé.

Je commençai par le plus facile : ses vêtements, le linge de bain, les ustensiles de cuisine, que je mis dans des cartons et donnai à des œuvres de charité.

Puis il y eut le mobilier, ce qui fut plus compliqué : que ce soit un fauteuil, un vase ou une commode, je réalisai que tout me rappelait quelque chose de lui. Il n'avait gardé aucun souvenir d'Oak Park, mais je m'étais recréé mes propres souvenirs de ces cinq années pendant lesquelles j'avais passé tant de temps avec lui, dans cette maison.

Puis, il y eut les photos et les objets personnels. Je retrouvai dans des armoires des cartons entiers de photographies de sa famille. Je me plongeai dans ces photos comme dans la piscine du temps, retrouvant avec un certain bonheur ces Goldman-de-Baltimore qui n'existaient plus. Mais plus je les retrouvais, plus des questions me parcouraient l'esprit.


De temps en temps, je m'interrompais et je téléphonais à Alexandra. Il était rare qu'elle réponde. Quand elle le faisait, nous restions silencieux. Elle décrochait et je lui disais simplement :

— Salut, Alexandra.

— Salut, Markie.

Ensuite, plus rien. Je crois que nous avions tant à nous dire que nous ne savions même pas par où commencer. Pendant sept longues années, nous nous étions parlé tous les jours, sans exception. Combien de soirées avions-nous passé à nous parler ! Combien de fois, quand je l'emmenais dîner dehors, avions-nous été les derniers à table, à nous parler encore, pendant que les serveurs balayaient la salle et s'apprêtaient à fermer ! Après nous être manqués pendant si longtemps, par où devions-nous commencer pour nous raconter nos histoires ? Par le silence. Ce silence puissant, presque magique. Le silence qui avait pansé les blessures de la mort de Scott. À Coconut Grove, je m'asseyais sur la terrasse, ou sous l'avant-toit, et j'imaginais Alexandra dans son salon de Beverly Hills, face à d'immenses baies vitrées qui donnaient sur Los Angeles.

Un jour, je finis par briser le silence.

— Je voudrais être avec toi, lui dis-je.

— Pourquoi ?

— Parce que j'aime beaucoup ton chien.

Je l'entendis éclater de rire.

— Imbécile.

Je sais qu'en prononçant ce mot, elle sourit. Comme elle l'avait fait pendant si longtemps chaque fois que je faisais l'idiot avec elle.

— Comment va Duke ? demandai-je.

— Il va bien.

— Il me manque.

— Tu lui manques aussi.

— Peut-être que je pourrais le revoir.

— Peut-être, Markie.

Je me dis que tant qu'elle disait Markie, il y avait de l'espoir. Puis je l'entendis renifler. Elle ne disait plus rien. Je compris qu'elle pleurait. Je m'en voulais de lui faire tant de peine, mais je ne pouvais pas renoncer à elle.

Soudain, j'entendis dans le combiné un bruit, une porte qui s'ouvrait. Puis une voix d'homme : Kevin. Elle raccrocha aussitôt.


La première fois que nous eûmes une réelle discussion fut environ une semaine plus tard, après que je trouvai chez Oncle Saul l'article du Madison Daily Star consacré à Woody, avec une photo de lui entouré par Hillel, Oncle Saul et Tante Anita.

Je lui envoyai un SMS :

J'ai une question importante à te poser à propos des années à Madison.

Elle me rappela quelques heures plus tard. Elle était en voiture, je me demandai si elle s'était volontairement éloignée de chez elle pour être tranquille.

— Tu voulais me poser une question, me dit-elle.

— Oui. Je voulais savoir pourquoi est-ce que tu m'as interdit de venir à Madison, et pas à Woody et Hillel ?

— C'est ça ta question importante, Marcus ?

Je n'aimais pas quand elle disait Marcus.

— Oui.

— Enfin, Marcus, comment aurais-je pu savoir que c'était pour moi qu'ils étaient venus étudier à Madison ? C'est vrai, je m'étais réjouie de les voir arriver sur le campus. Depuis notre rencontre dans les Hamptons, j'éprouvais à leur égard une tendresse toute particulière. Il y avait quelque chose de très fort lorsque nous étions tous les trois, et en dehors des cours, je passais la plupart de mon temps avec eux. Ce n'est qu'ensuite que j'ai découvert leur rivalité.

— Leur rivalité ?

— Markie, tu le sais très bien. Une forme de rivalité s'est installée entre eux. C'était inévitable. Je me souviens de la rigueur des entraînements auxquels Woody s'astreignait à Madison. S'il n'était pas en cours, il était sur le terrain de football. Et s'il n'y était pas, c'est qu'il était en train de courir dix miles dans la forêt autour du campus. Je me souviens lui avoir demandé un jour : « Au fond, Woody, pourquoi tu fais tout ça ? » Il m'avait répondu : « Pour être le meilleur. » Il me fallut longtemps pour comprendre ce qu'il voulait dire : il ne voulait pas être le meilleur au football, il voulait être le meilleur aux yeux de ton oncle et ta tante.

— Meilleur que qui ?

— Qu'Hillel.

Elle me raconta des épisodes de leur rivalité dont je n'avais jamais rien su. Par exemple, le jour où Hillel proposa à Alexandra d'aller avec Woody et lui assister au concert d'un groupe que nous aimions bien et qui s'arrêtait dans la région. Le soir du concert, lorsqu'elle arriva à l'entrée de la salle, elle ne vit qu'Hillel. Il lui dit que Woody avait été retenu à l'entraînement, et ils avaient passé la soirée tous les deux. En croisant Woody le lendemain, elle lui avait dit :

— Dommage que tu aies raté le concert hier. C'était vraiment bien.

— Quel concert ? répondit-il.

— Hillel ne t'a pas prévenu ?

— Non. De quoi tu parles ?

Quelques jours plus tard, à la cafétéria de l'université, Hillel était venu s'asseoir à côté d'Alexandra avec son plateau et lui avait demandé de but en blanc :

— Au fond, Alex, si tu devais te choisir un petit copain et qu'il ne restait que le choix entre Woody et moi, tu choisirais qui ?

— Quelle étrange question ! avait-elle répondu. Avec aucun des deux. On ne sort pas avec ses amis. Ça gâche tout. Je préférerais finir vieille fille.

— Mais Woody ? Tu aimes Woody ?

— Woody, je l'aime bien, oui. Pourquoi tu me demandes ça ?

— Tu l'aimes ou tu l'aimes bien ?

— Hillel, tu veux en venir où ?

Ce fut ensuite au tour de Woody de demander, un jour qu'ils étaient, Alexandra et lui, à la bibliothèque :

— Tu penses quoi d'Hillel ?

— Du bien, pourquoi ?

— Tu as des sentiments pour lui ?

— Enfin, pourquoi tu me demandes ça ?

— Pour rien. Vous avez simplement l'air d'être très proches.

C'était comme s'ils découvraient la notion de préférence. Eux qui avaient été ensemble si semblables, si indivisibles, réalisaient que dans leur rapport aux autres, ils ne pouvaient pas être faits d'un seul bloc, mais qu'ils étaient bien deux individus différents. Alexandra me raconta qu'ils décidèrent d'expérimenter ce principe de préférence en essayant de savoir lequel des deux Patrick Neville préférait. Qui allait avoir un moment privilégié avec lui ? Lorsqu'ils allaient dîner ensemble, à côté de qui allait-il s'asseoir ? Qui allait l'impressionner plus que l'autre ?

Selon Alexandra, Patrick avait une préférence pour Hillel. Il l'impressionnait par son intelligence, par la fulgurance de ses réflexions. Patrick lui demandait souvent son avis sur les affaires courantes, l'économie, la politique, la crise au Proche-Orient, et que sais-je ? Quand Hillel parlait, Patrick écoutait. Il appréciait évidemment beaucoup Woody, mais ce n'était pas le même niveau de relation qu'avec Hillel. Il éprouvait une réelle admiration pour Hillel.

À l'occasion d'un match des Titans contre l'université de New York, Patrick invita Woody le dimanche chez lui. Ils passèrent l'après-midi ensemble, à papoter et siroter du whisky. Woody se garda bien de le raconter à Hillel.

Alexandra s'en rendit compte en faisant une gaffe au cours d'une conversation anodine.

— Ah bon ? Woody était chez toi dimanche ? demanda Hillel.

— Tu ne le savais pas ?

Hillel en fut terriblement agacé.

— Je peux pas croire qu'il m'ait fait un coup pareil !

Alexandra essaya aussitôt de calmer le jeu.

— Est-ce que c'est vraiment si dramatique ? demanda-t-elle. Il lui avait lancé un regard noir, comme si elle était la dernière des imbéciles.

— Oui. Comment n'as-tu pas jugé bon de me prévenir ?

— Mais te prévenir de quoi ? s'agaça-t-elle. On dirait que j'ai surpris ta petite copine en train de te tromper et que je ne t'ai pas mis au courant.

— Je pensais qu'on se parlait, toi et moi, lâcha-t-il en faisant la moue.

— Écoute, Hillel, arrête ton cirque, tu veux ? Je ne suis pas responsable de ce que vous vous dites ou pas, Woody et toi. Ce n'est pas mes oignons. Et puis, tu m'as bien emmenée à un concert sans lui.

— Ce n'était pas la même chose.

— Ah bon ? Et pourquoi ?

— Parce que…

— Oh, Hillel, épargne-moi tes histoires de couple avec Woody, s'il te plaît.

Mais Hillel n'en resta pas là. Il décida que si Woody fréquentait Patrick en cachette, il avait le droit d'en faire autant. Une après-midi qu'Alexandra était avec Woody à la cafétéria, ils virent par la baie vitrée Patrick et Hillel sortir ensemble du bâtiment administratif. Ils se serrèrent la main chaleureusement et Patrick se dirigea vers le parking.

— Pourquoi mon père était-il là aujourd'hui ? demanda Alexandra à Hillel une fois qu'il les eut rejoints à la cafétéria.

Vous aviez l'air en grande discussion.

— Ouais, on avait rendez-vous tous les deux.

— Oh, je savais pas.

— Tu sais pas tout.

— Un rendez-vous de quoi ?

— Pour vendredi.

— Qu'est-ce qui se passe vendredi ?

— Rien. C'est confidentiel.

Ce jour-là, Woody fit beaucoup de peine à Alexandra : il avait un regard à la fois innocent et triste qui lui fendait le cœur. Elle en ressentit de l'agacement contre Hillel : elle haïssait son emprise sur Woody. Il était le préféré de Patrick, il avait déjà gagné. Que voulait-il de plus ? Elle. Il la voulait, elle, pour lui tout seul, mais ça, elle ne l'avait pas encore compris.

Douze ans plus tard, au téléphone avec moi, Alexandra me dit encore :

— Ces quelques épisodes, du moins pendant les années passées à leurs côtés à Madison, restaient au fond sans conséquence. Leurs liens uniques finissaient toujours par prendre le dessus. Il s'est passé autre chose ensuite, mais je ne sais pas quoi. Je crois que c'est lié à la mort de ton grand-père…

— Que veux-tu dire ?

— Hillel a découvert quelque chose à propos de Woody qui l'a terriblement blessé. Je ne sais pas quoi. Je me souviens simplement que pendant l'été qui a suivi la mort de ton grand-père, vous êtes allés en Floride pour aider votre grand-mère et qu'à son retour il m'a téléphoné. Il disait qu'il avait été trahi. Il n'a jamais voulu me préciser à quoi il faisait allusion.

*

En rentrant à Boca Raton, après mes journées passées à vider lentement les souvenirs qui encombraient la maison de Coconut Grove, je retrouvais Leo qui se plaignait de ne plus me voir.

Un soir où il débarqua avec des bières et son échiquier sur ma terrasse, il me dit :

— C'est de mieux en mieux, votre histoire. Vous venez ici soi-disant pour écrire un livre, mais à part retrouver une vieille copine, voler un chien et faire le ménage dans la maison de votre oncle mort, je ne vous vois pas avancer beaucoup.

— Détrompez-vous, Leo.

— Quand vous vous mettrez vraiment à écrire, dites-le-moi. J'adorerais vous voir « travailler ».

Il remarqua sur la table devant moi des albums de photos. J'avais ramené les vieux albums de ma grand-mère, dont les Baltimore avaient été exclus et j'y avais rajouté des photos retrouvées chez Oncle Saul.

— Qu'est-ce que vous fabriquez, Marcus ? me demanda Leo intrigué.

— Je répare, Leo. Je répare.

30.

Floride.

Janvier 2011. Sept ans après le Drame.


Grand-mère invitait régulièrement Oncle Saul à dîner. Quand j'étais en visite chez lui, je me joignais à eux.

Ce soir-là, elle avait réservé dans un restaurant de poisson au nord de Miami et elle avait laissé un message sur le répondeur d'Oncle Saul pour donner ses consignes vestimentaires. « Nous allons dans un restaurant chic, Saul, fais un effort, s'il te plaît. » Avant de partir, Oncle Saul, qui avait mis son blazer — le seul qu'il possédait —, me demanda :

— De quoi ai-je l'air ?

— Tu es parfait.

Ce ne fut pas l'avis de Grand-mère. Nous arrivâmes à l'heure, mais comme elle était en avance elle considéra que nous étions en retard.

— De toute façon, Saul, tu es systématiquement en retard. Note que là, comme Markie était avec toi, je me suis dit que vous étiez sans doute pris dans les bouchons.

— Désolé, Maman.

— Et puis regarde-toi, tu aurais au moins pu mettre une veste et une chemise qui vont ensemble.

— Markie a dit que ça allait.

— C'est vrai, dis-je.

Elle haussa les épaules.

— Si Markie pense que ça va, alors ça va. C'est lui la vedette. Quand même, Saul, tu pourrais faire un peu attention à toi. Avant, tu étais toujours tellement élégant.

— C'était avant.

— Ah, j'ai eu les Montclair au téléphone tout à l'heure. Nathan aimerait nous recevoir cet été. Je pense que ça te changerait les idées. Il dit qu'il s'occupera des billets d'avion.

— Non, Maman. Je n'ai pas envie. Je te l'ai déjà dit.

— Tu es toujours en train de dire non. Une vraie tête de mule. Nathan est doux comme moi, toi tu as toujours voulu n'en faire qu'à ta tête. Comme ton père ! C'est pour ça que vous avez eu tant de mal à vous entendre.

— Ça n'a rien à voir, protesta Oncle Saul.

— Ça a tout à fait à voir. Si vous aviez été moins bornés tous les deux, les choses auraient été différentes.

Ils se disputèrent brièvement. Puis nous commandâmes nos plats et nous mangeâmes en quasi-silence. Quand le repas toucha à sa fin, Grand-mère quitta la table, prétextant devoir « aller au petit coin », pour aller payer l'addition sans embarrasser son fils. Au moment de partir, en embrassant Oncle Saul, elle glissa un billet de 50 dollars dans sa poche. Elle sauta dans un taxi, le voiturier apporta ma Range Rover et nous rentrâmes.

Régulièrement, comme il le fit ce soir-là, Oncle Saul me demandait de rouler un peu pour le plaisir. Il ne me donnait pas d'indications précises, mais je savais ce qu'il attendait de moi. Je remontais Collins Avenue, je passais devant les immeubles du bord de mer. Parfois, je roulais jusqu'à West Hollywood et Fort Lauderdale. Parfois, je bifurquais vers Aventura et Country Club Drive, et je repassais devant les immeubles du temps glorieux des Baltimore. Il finissait par dire : « Rentrons, Markie. » Je ne sus jamais si ces tours en voiture étaient des moments de nostalgie ou des tentatives de fuite. Je me disais qu'il allait me demander de bifurquer, de prendre l'autoroute I-95, celle qui monte jusqu'à Baltimore, et de retourner à Oak Park.

Pendant que nous roulions sans but à travers Miami, je demandai à Oncle Saul : « Que s'est-il passé entre toi et Grand-père pour que vous ne vous parliez plus pendant douze ans » ?

31.

Il y a une photo qui trône sur la table de nuit de ma grand-mère depuis toujours. Elle a été prise dans le New Jersey, au milieu des années 1960. On y voit les trois hommes de sa vie. Au premier plan, mon père et Oncle Saul, adolescents. Derrière eux, mon grand-père, Max Goldman, fier, plein d'allure, loin de l'image de l'homme tout pâle, plié en deux par l'âge et cantonné à sa tranquille vie de retraité en Floride que j'avais toujours eue de lui. En arrière-plan, la jolie maison blanche où ils habitaient, au 1603 Graham Avenue, à Secaucus.

Dans leur quartier, nulle famille n'était plus respectée que la leur. Ils étaient les Goldman-du-New-Jersey. Ils vivaient leurs plus belles années.

À la tête de la famille, Max Goldman. Une allure d'acteur et des costumes taillés sur mesure. Toujours une cigarette au coin des lèvres. Un homme loyal, honnête, dur en affaires, dont la parole valait n'importe quel contrat. Un mari aimant, un père attentionné, un patron adoré par ses employés. Un homme respecté. Affable, charismatique, il aurait pu vendre n'importe quoi à n'importe qui. Aux démarcheurs et aux Témoins de Jéhovah qui sonnaient à leur porte, le Grand Goldman enseignait l'art de vendre. Il les installait dans la cuisine, leur dispensait quelques conseils théoriques avant de les accompagner dans leur tournée pour des exercices pratiques.

Parti de rien, il a d'abord vendu des aspirateurs, puis des voitures, avant de se spécialiser dans le matériel médical et de se lancer à son compte. Quelques années plus tard, à la tête de Goldman & Cie, qui compte une cinquantaine d'employés, il est l'un des principaux fournisseurs de matériel médical de la région, ce qui lui assure un confortable niveau de vie. Sa femme, Ruth Goldman, est une mère de famille respectée et appréciée de tous. Elle gère dans l'ombre toute la comptabilité de la compagnie. C'est une femme douce, volontaire et avec beaucoup de caractère. Ceux qui ont besoin de son aide ne trouvent jamais porte close.

Depuis quelques années, pendant les vacances scolaires, Max Goldman se fait aider par ses deux fils au sein de Goldman & Cie. Non pas qu'il en ait réellement besoin, mais il veut les intéresser, il espère qu'ils reprendront les rênes de l'entreprise et la feront prospérer davantage. Ses deux garçons sont sa plus grande fierté. Ils sont polis, intelligents, sportifs, éduqués ; ils n'ont pas encore dix-sept ans, mais il sent bien que ce sont déjà des hommes. Il les réunit dans son bureau, leur expose ses idées et sa stratégie, et leur demande ensuite leur avis. Mon père s'intéresse de près aux machineries, il pense qu'il faut développer les technologies, imaginer des alliages plus légers. Il veut devenir ingénieur. Mon oncle Saul est plus porté sur la réflexion : il aime imaginer le développement stratégique de la compagnie.

Max Goldman est comblé : ses fils sont complémentaires. Ils ne sont pas rivaux : bien au contraire, chacun a son propre sens des affaires. Les soirs d'été, il aime se promener avec eux dans le quartier. Ils ne refusent jamais. Ils marchent, bavardent, et en chemin, ils s'assoient sur un banc. S'il est sûr que personne ne les voit, Max Goldman tend son paquet de cigarettes à ses fils. Il les traite comme des hommes. « Ne dites rien à votre mère. » Ils peuvent parfois rester sur le banc plus d'une heure : ils refont le monde et oublient le temps qui passe. Max Goldman parle du futur et il voit ses deux fils qui conquièrent le pays. Il passe ses bras autour de leurs épaules et leur dit : « Nous ouvrirons une succursale sur l'autre Côte, et des camions aux couleurs des Goldman traverseront le pays. »

Ce que Max Goldman ignore, c'est que ses deux fils lorsqu'ils en discutent ensemble, poussent les rêves encore plus loin : leur père veut ouvrir deux usines ? Ils en imaginent dix. Ils voient le monde en grand. Ils se voient vivre dans le même quartier, dans deux maisons proches, et les soirs d'été, se promener ensemble. Acheter ensemble une maison d'été au bord d'un lac, et y passer les vacances avec leurs familles respectives. Dans le quartier, on les appelle les frères Goldman. Ils n'ont qu'une année de différence, montrent le même goût pour l'excellence. Il est rare de voir l'un sans l'autre. Ils partagent tout et, le samedi soir, ils sortent ensemble. Ils vont à New York et hantent la Première Rue. On peut toujours les trouver chez Schmulka Bernstein, le premier restaurant chinois casher de New York. Debout sur les chaises, la tête couverte d'un chapeau chinois, ils y écrivent les plus belles pages de leur jeunesse et vivent leurs plus beaux exploits.

Des décennies ont passé. Tout a changé.

*

Vous ne retrouverez pas les bâtiments de l'entreprise familiale. Ou du moins pas tels qu'ils étaient. Une partie a été rasée et l'autre, restée à l'abandon, est devenue une ruine, depuis que le projet immobilier qui devait naître à leur place a été bloqué par une association de riverains. Goldman & Cie a été rachetée en 1985 par la firme technologique Hayendras.

Vous ne retrouverez pas non plus les lieux de leur jeunesse. Schmulka Bernstein n'existe plus. À la place, sur la Première Rue, il y a désormais un restaurant branché bobo qui sert d'excellents sandwichs au fromage grillé. La seule trace du passé est une vieille photo de ce qu'avait été cet endroit, accrochée près de l'entrée du restaurant. On y voit, debout sur des chaises, deux adolescents aux traits assez similaires, coiffés de chapeaux chinois.

Si Grand-mère Ruth ne m'en avait pas parlé, je n'aurais jamais pu imaginer que mon père et Oncle Saul avaient été un jour liés par une telle connivence. Les scènes dont j'avais été témoin, à Baltimore lors de Thanksgiving ou durant les vacances d'hiver en Floride, me semblaient à des années-lumière des récits de leur enfance. Tout ce que j'avais pu déceler entre eux n'avait été que leurs différences.

Je me souviens bien de nos sorties en famille à Miami. Mon père et Oncle Saul s'accordaient d'avance sur le restaurant où nous allions dîner, choisissant en général parmi une liste de quelques-uns qui se valaient et où nous aimions tous aller. A la fin du repas, malgré les protestations de Grand-père, l'addition était payée à parts égales par mon père et Oncle Saul, au nom d'une fraternité absolument symétrique. Mais parfois, environ une fois par saison, Oncle Saul nous emmenait dans un restaurant de meilleur standing. Il annonçait d'avance « je vous invite », ce qui indiquait à l'assemblée des Goldman, un peu impressionnée, que c'était un restaurant hors de portée du porte-monnaie de mes parents. En général, tout le monde était ravi : Hillel, Woody et moi nous réjouissions de découvrir un nouvel endroit. Grand-père et Grand-mère, eux, s'extasiaient devant tout, que ce soit la variété du menu, la beauté de la salière, la qualité de la vaisselle, le tissu des serviettes, le savon des toilettes ou la limpidité des urinoirs automatiques. Seuls mes parents se plaignaient. Avant de partir au restaurant, j'entendais ma mère pester : « Je n'ai rien à me mettre, je n'ai pas prévu de grandes tenues. On est en vacances, pas au cirque ! Enfin, Nathan, tu pourrais quand même dire quelque chose. » Après le dîner, en sortant du restaurant, mes parents restaient en arrière de la procession des Goldman, et ma mère déplorait la nourriture qui ne valait pas son prix et le service obséquieux.

Je ne comprenais pas pourquoi elle traitait Oncle Saul de la sorte, au lieu de reconnaître sa générosité. Une fois, j'entendis même ma mère utiliser à son encontre des termes particulièrement virulents. À cette époque, on parlait de licenciements dans la compagnie où travaillait mon père. Je n'en savais rien, mais mes parents avaient failli renoncer aux vacances en Floride pour mettre de l'argent de côté en cas de coup dur, avant de décider de les maintenir malgré tout. Dans ces moments-là, j'en voulais à Oncle Saul parce qu'il rendait mes parents petits. Il leur jetait le sort maudit de l'argent, qui les faisait rapetisser jusqu'à n'être que deux vermisseaux pleurnichards, qui devaient se déguiser pour sortir et se faire offrir une nourriture qu'ils n'avaient pas les moyens de se payer. Je voyais également le regard débordant de fierté de mes grands-parents. Les jours qui suivaient ces sorties, j'entendais Grand-père Goldman raconter à qui voulait l'entendre combien son fils, le grand Saul, roi de la tribu des Baltimore, avait réussi dans la vie. « Ce restaurant, disait-il, si vous aviez vu ça ! Du vin français comme vous n'en avez jamais bu, de la viande qui fond dans la bouche. Le personnel aux petits soins ! Vous n'avez pas le temps de dire ouf que votre verre est à nouveau rempli. »

À Thanksgiving, Oncle Saul offrait des billets d'avion en première classe à mes grands-parents pour venir à Baltimore. Ils s'extasiaient du confort des sièges, de l'excellence du service à bord, des repas servis dans de la vaisselle et du fait qu'ils pouvaient embarquer avant tout le monde. « Embarquement prioritaire ! s'exclamait Grand-père, triomphant, en nous narrant ses exploits de voyageur. Et pas parce qu'on est vieux et impotents, mais parce que grâce à Saul on est des clients importants ! »

Toute ma vie, je vis mes grands-parents porter mon oncle en triomphe. Ses choix étaient perfection, et sa parole vérité. Je les vis aimer Tante Anita comme si elle était leur fille, je les vis vénérer les Baltimore. Comment imaginer qu'il y avait eu une période de douze ans pendant laquelle Grand-père et Oncle Saul ne s'étaient pas parlé !

Il me revient également en mémoire nos séjours familiaux en Floride avant la Buenavista, à l'époque où nous habitions tous dans l'appartement de mes grands-parents. Il était fréquent que nos avions atterrissent presque en même temps et que nous arrivions ensemble à l'appartement. Mes grands-parents, en nous ouvrant la porte, embrassaient toujours Oncle Saul en premier. Puis ils nous disaient : « Allez poser vos valises, mes chéris. Les enfants, on vous a installés dans le salon ; Nathan et Deborah, dans la pièce de la télévision. Saul et Anita, vous êtes dans la chambre d'amis. » Chaque année, ils annonçaient la répartition des lits comme s'il s'agissait d'une grande loterie, mais chaque année, c'était pareil : Oncle Saul et Tante Anita héritaient de la chambre d'amis tout confort, avec grand lit et salle de bains attenante, et mes parents étaient réduits au canapé-lit de la pièce étriquée dans laquelle mes grands-parents regardaient la télévision. Cette pièce présentait à mes yeux deux déshonneurs. D'abord, parce qu'elle avait été secrètement rebaptisée la « puanterie » par le Gang des Goldman, en raison de l'odeur rance qui y persistait (mes grands-parents n'y faisaient jamais fonctionner la climatisation). Chaque année en arrivant, Hillel et Woody, qui, eux, croyaient à un hasard authentique dans la loterie des lits, tremblaient à l'idée de devoir y dormir. Et au moment de l'annonce des lots par Grand-père, je les voyais se tenir la main et implorer le ciel en disant : « Pitié, pas la "puanterie" ! Pitié, pas la "puanterie" ! » Mais ce qu'ils ne comprirent jamais, c'est que la « puanterie » était le supplice de mes parents : c'était toujours eux qui étaient condamnés à y séjourner.

Le second déshonneur n'était pas lié à la pièce elle-même, mais au fait qu'il n'y avait pas de toilettes à proximité. Ce qui impliquait pour mes parents, s'ils avaient un besoin nocturne, de traverser le salon où nous, le Gang des Goldman, dormions. Ma mère, coquette et élégante, ne s'était jamais montrée à moi sans être apprêtée. Je me souviens que lors des petits déjeuners du dimanche, mon père et moi l'attendions longuement à table. Je demandais où était Maman et mon père me répondait par un immuable « Elle se prépare ». En Floride, au cœur de la nuit, je la devinais traversant la pièce pour rejoindre les toilettes, vêtue d'une vilaine chemise de nuit froissée, les cheveux en bataille. Je trouvais cette scène humiliante. Une nuit, au moment de passer devant nous, un coin de sa chemise de nuit se leva et nous vîmes ses fesses nues. Nous faisions tous les trois semblant de dormir et je sais qu'Hillel et Woody la virent parce que, lorsqu'elle s'enferma dans les cabinets, après s'être assurés que je dormais — ce qui n'était pas le cas —, ils pouffèrent et se moquèrent d'elle. Je l'ai longtemps haïe pour s'être ainsi montrée nue et avoir, une fois encore, jeté l'opprobre sur les Montclair, dormeurs de la « puanterie » et promeneurs nocturnes exhibitionnistes, tandis que lorsqu'ils sortaient de leur chambre avec salle de bains, Oncle Saul et Tante Anita étaient, eux, toujours propres et habillés.

En Floride, je fus aussi le témoin caché des tensions récurrentes entre mes parents et Oncle Saul. Un jour, alors qu'il se croyait seul avec lui dans le salon, j'entendis mon père dire d'un ton cinglant à Oncle Saul :


— Tu ne m'as pas dit que tu prenais des billets en première classe pour Papa et Maman. C'est le genre de décision qu'on doit prendre ensemble. Combien je te dois ? Je vais te faire un chèque.

— Mais non, laisse.

— Non, je veux payer ma part.

— Vraiment, ne t'en fais pas. Je ne suis pas à ça près.

Je ne suis pas à ça près. Ce n'est que des années plus tard que je compris que mes grands-parents n'auraient jamais pu vivre avec la maigre rente que Grand-père touchait depuis la chute de Goldman & Cie, et que le financement de leur vie en Floride ne tenait à rien d'autre qu'à la générosité d'Oncle Saul.

À chaque retour de Thanksgiving, j'entendais ma mère énumérer ses griefs contre Oncle Saul.

— Évidemment, il peut faire le malin avec ses billets en première classe pour vos parents. On n'a pas les moyens, nous, il devrait s'en rendre compte !

— Il a refusé mon chèque, il a tout payé, le défendait mon père.

— C'est la moindre des choses ! Enfin, quand même !

Je n'aimais pas ces retours à Montclair. Je n'aimais pas entendre ma mère parler en mal des Baltimore. Je n'aimais pas l'entendre les dénigrer, déblatérer sur leur incroyable maison, leur style de vie, leurs voitures sans cesse nouvelles, et la voir haïr tout ce qui me fascinait. Longtemps, je crus que ma mère avait été jalouse de sa propre famille. C'était avant que je comprenne le sens de ce qu'elle asséna un jour à mon père, et qui n'allait trouver écho que des années plus tard. Je n'oublierai pas ce retour de Baltimore, lorsqu'elle dit : « Mais enfin, est-ce que tu te rends compte que tout ce qu'il a, au fond, c'est grâce à toi ? »

32.

En ce mois d'avril 2012, alors que je mettais de l'ordre dans la maison de mon oncle, je me renversai dessus le café que j'étais en train de boire. Pour limiter les dégâts, j'enlevai mon t-shirt et passai la partie tachée sous l'eau. Puis je le mis à sécher sur la terrasse, restant torse nu. Cette scène me rappela Oncle Saul quand il faisait sécher son linge sur un fil tendu à l'arrière de la maison. Je le vois sortir le linge propre de la machine à laver et le mettre dans un bac en plastique, pour l'emporter dehors. Il se dégage une agréable odeur d'adoucissant. Ses vêtements secs, il les repassait lui-même, maladroitement.

Quand il s'installa à Coconut Grove, il disposait encore de moyens financiers considérables. Il employait une femme de ménage, Fernanda, qui venait trois fois par semaine, nettoyait la maison et l'égayait avec des fleurs fraîches et des pots-pourris, lui préparait des repas et s'occupait du linge.

Il dut s'en séparer quelques années plus tard, quand il perdit tout. J'avais insisté pour la garder et lui payer son salaire, mais Oncle Saul avait refusé. Pour lui forcer la main, j'avais versé d'avance six mois de salaire à Fernanda, mais à son arrivée il l'avait mise dehors en refusant de lui ouvrir la porte.

— Je n'ai plus les moyens de vous employer, lui avait-il expliqué à travers la porte.

— Mais c'est Monsieur Marcus qui m'envoie. Il m'a déjà payée. Si vous ne me laissez pas travailler, c'est comme si je volais votre neveu. Vous ne voulez tout de même pas que je vole votre neveu, non ?

— Vos arrangements ne regardent que vous. Je me débrouille très bien tout seul.

Elle m'avait téléphoné en pleurs depuis la terrasse de la maison. Je lui avais dit de garder ses six mois de salaire pour qu'elle ait le temps de trouver un nouvel emploi.

Après le départ de Fernanda, je pris l'habitude d'apporter chaque semaine mon linge sale au pressing. J'avais supplié Oncle Saul de me laisser prendre aussi le sien, mais il était trop fier pour accepter quoi que ce soit. Il faisait également son ménage sans aide. Lors de mes séjours chez lui, il attendait que je m'absente pour s'en occuper. Au retour d'une course, je le trouvais en train de nettoyer le sol, suant à grosses gouttes. « C'est agréable d'avoir une maison propre », devisait-il en souriant. Un jour, je lui dis :

— Ça me gêne que tu ne me laisses pas t'aider.

Il était en train de nettoyer les vitres avec un chiffon et s'interrompit.

— Est-ce que ça te gêne de ne pas m'aider, ou de me voir faire le ménage ? Tu penses que c'est indigne de moi ? Qui est trop bien pour laver ses propres toilettes ?

Il tapait dans le mille. Et je compris qu'il avait raison. J'admirais de la même façon l'oncle Saul millionnaire et l'oncle Saul qui remplissait les sacs de commissions au supermarché : ce n'était pas une question de richesse, mais une question de dignité. La force et la beauté de mon oncle, c'était sa dignité extraordinaire, qui le rendait supérieur aux autres. Et cette dignité, personne ne pouvait la lui reprendre. Au contraire, elle se renforçait davantage avec le temps. Néanmoins, le voyant laver son plancher, je ne pouvais pas m'empêcher de repenser à l'époque des Goldman-de-Baltimore : chaque jour, défilait dans leur maison d'Oak Park une armée de travailleurs chargés de son entretien. Il y avait Maria, employée à plein temps pour le ménage et présente chez les Baltimore depuis que nous étions enfants, Skunk le jardinier, les gens de la piscine, ceux de la taille des arbres (trop hauts pour Skunk), ceux de l'entretien du toit, une gentille dame philippine et ses soeurs qui venaient comme extras pour assurer le service à table lors de Thanksgiving ou des grands dîners.

Parmi ce peuple de l'ombre qui faisait briller le palais des Baltimore, Maria était celle qui me plaisait le plus. Elle était d'une grande gentillesse à mon égard et me gratifiait, au moment de mon anniversaire, d'une boîte de chocolats. Je l'appelais la magicienne. Lors de mes séjours, elle faisait disparaître mes vêtements sales éparpillés dans la chambre d'amis et les reposait sur mon lit le soir même, lavés et repassés. J'étais en admiration totale devant son efficacité. À Montclair, c'était ma mère qui s'occupait de la lessive et du repassage. Elle accomplissait cette tâche le samedi ou le dimanche (quand elle ne travaillait pas), ce qui signifiait qu'il fallait environ une semaine pour que je retrouve mes vêtements propres. Je devais donc minutieusement choisir mes tenues en fonction des événements de la semaine à venir, pour ne pas me retrouver pris au dépourvu si le pull que je voulais mettre tel jour pour impressionner des filles n'avait pas réapparu dans mon armoire.

Même dans mes années universitaires, quand j'allais chez les Baltimore pour Thanksgiving, Maria s'arrangeait pour prendre tout mon linge sale et le déposer propre sur mon lit. Après le Drame qui survint la veille de Thanksgiving 2004, Oncle Saul ne retourna plus à Oak Park. Mais elle continua de venir avec une fidélité à toute épreuve.

*

Floride.

Printemps 2011.


Le lendemain de notre dîner avec Grand-mère, en rentrant d'un long jogging, je trouvai justement Oncle Saul en train le passer l'aspirateur.

La veille, dans la voiture, il n'avait fait qu'effleurer les souvenirs de sa jeunesse, profitant du fait que nous arrivions à proximité de la maison pour s'interrompre.

— Tu n'as pas fini de me parler de toi et Grand-père, hier.

— Il n'y a pas beaucoup plus à dire. De toute façon, le passé c'est le passé.

Il débrancha l'aspirateur, en rembobina le cordon et le rangea dans un placard, comme si tout cela n'avait aucune importance. Finalement, il se tourna vers moi et il eut ces mots stupéfiants :

— Tu sais, Marcus, tes grands-parents ont toujours préféré ton père à moi.

— Quoi ? Mais qu'est-ce que tu racontes, enfin ? Ils ont toujours été tellement impressionnés par toi.

— Impressionnés, peut-être. Mais ça ne veut pas dire qu'ils ne préféraient pas ton père.

— Comment peux-tu penser une chose pareille ?

— Parce que c'est la vérité. Ton père et moi avons été très liés jusqu'à l'université. Notre relation s'est compliquée lorsque ton grand-père a refusé que je fasse médecine.

— Tu voulais être médecin ?

— Oui. Grand-père ne voulait pas. Il disait que ça ne servirait pas la compagnie familiale. Ton père, en revanche, voulait être ingénieur, ce qui était dans les plans de Grand-père. Il m'a envoyé dans une université de seconde zone, dont les frais de scolarité étaient peu élevés, et il a investi ce qu'il avait pour que ton père puisse aller étudier dans une université de renom. Il a fait des études au top niveau. Ton grand-père l'a nommé directeur de la compagnie. Moi qui étais pourtant l'aîné, je n'étais qu'un second couteau. Tout ce que j'ai pu faire ensuite, c'est d'essayer d'épater tes grands-parents pour oublier que j'ai toujours été considéré comme inférieur à ton père.

— Mais que s'est-il passé ? demandai-je.

Il haussa les épaules, attrapa un chiffon et du détergent, et s'en alla nettoyer les vitres de la cuisine.


Comme Oncle Saul ne semblait pas très enclin à la discussion, je décidai d'en parler avec Grand-mère. Sa version était légèrement différente de celle de mon oncle.

— Ton grand-père voulait que Saul et ton père codirigent l'entreprise, m'expliqua-t-elle. Il considérait que ton père saurait faire face aux défis techniques, tandis que ton oncle avait une âme de meneur. Mais ça, c'était avant la dispute entre Grand-père et Saul.

— Oncle Saul m'a dit qu'il voulait faire médecine, mais que Grand-père s'y est opposé.

— Grand-père considérait que la médecine était une perte de temps et d'argent.

Grand-mère proposa d'aller sur le balcon, pour qu'elle puisse fumer. Nous nous assîmes sur deux chaises en plastique et je la regardai faire jouer une cigarette entre ses doigts tordus, la porter à sa bouche, l'allumer et tirer dessus lentement avant de reprendre :

— Tu comprends, Markie, Goldman & Cie était le bébé de ton grand-père. Il avait bataillé dur pour en arriver là et il avait des idées précises sur la conduite à tenir. C'était un homme très ouvert d'esprit, mais parfois inflexible sur certains sujets.

À la fin des années 1960, quand Oncle Saul avait voulu devenir médecin, il s'était heurté à l'incompréhension de son père. « Toutes ces années d'études pour faire quoi ? Ton rôle au sein de l'entreprise est de la conduire vers de nouveaux défis. Tu dois apprendre la stratégie, le commerce, la comptabilité. Tout ce genre de choses. Mais la médecine, pfff ! quelle idée saugrenue ! » Oncle Saul n'eut pas d'autre choix que d'obéir et il entama des études de gestion dans une petite université du Maryland. Tout changea quand il découvrit que ses parents envoyaient son frère étudier à l'université de Stanford. Il y vit la préférence d'un frère sur l'autre et en fut profondément blessé. Lors des réunions de famille, les gens étaient évidemment beaucoup plus impressionnés par mon père, fier étudiant dans une prestigieuse université, que par mon oncle et ses études de seconde classe. Oncle Saul voulut montrer de quoi il était capable. Il avait noué une très bonne relation avec l'un de ses professeurs, qui l'aida à préparer un plan de développement pour Goldman & Cie. Un jour, Saul revint à la maison avec un imposant dossier qu'il voulut présenter en détail à son père.

— J'ai des idées pour développer davantage l'entreprise, expliqua Oncle Saul à Grand-père, qui le regarda d'un œil méfiant.

— Pourquoi développer davantage et pas pérenniser ? Vous êtes de cette génération qui n'a pas connu la guerre et qui pense que tout est acquis.

— Le professeur Hendricks dit que…

— Qui est le professeur Hendricks ?

— Mon professeur de management à l'université. Il dit qu'il ne faut voir son entreprise que de deux façons : est-ce que je veux manger ou être mangé ?

— Eh bien, ton professeur a tort. C'est en voulant à tout prix grandir qu'on coule.

— Mais à être trop prudent, on ne grandit pas et on finit écrasé par un plus fort.

— Est-ce que ton professeur a déjà créé une entreprise ? demanda Grand-père.

— Pas que je sache, répondit Oncle Saul en baissant la tête.

— Eh bien moi, si ! Et mon entreprise marche très bien. Ton professeur s'y connaît-il en matériel médical ?

— Non, mais…

— Voilà les universitaires, toujours en train de théoriser. Ton professeur, qui n'a jamais créé d'entreprise et ne connaît rien au matériel médical, voudrait m'apprendre à diriger Goldman & Cie.

— Non, pas du tout, tempéra Oncle Saul, nous avons seulement quelques idées.

— Des idées ? Quel genre d'idées ?

— Pour vendre nos appareils ailleurs que dans la région du New Jersey.

— Nous pouvons déjà livrer aussi loin qu'il le faut.

— Mais a-t-on des clients ?

— Pas vraiment. Mais cela fait longtemps que l'on parle de l'opportunité d'ouvrir sur la côte Ouest.

— Justement, tu dis cela depuis qu'on est enfants, mais rien n'a avancé.

— Rome ne s'est pas bâtie en un jour, Saul !

— Le professeur Hendricks pense que le seul moyen de s'étendre est d'ouvrir des succursales dans d'autres États. Il y aura à chaque fois une succursale et un dépôt de matériel, qui pourraient nouer des relations de confiance avec les clients et répondre rapidement à leurs besoins.

Grand-père fit la moue.

— Et avec quel argent tu ouvres les succursales ?

— Il faut ouvrir le capital à des investisseurs. On pourrait avoir un bureau à New York avec quelqu'un qui…

— Tsss, un bureau à New York ! Qu'est-ce qu'il y a ? Secaucus, New Jersey, n'est pas assez chic pour toi ?

— Ce n'est pas ça, mais…

— Ça suffit, Saul ! Je ne veux plus entendre un mot de ces imbécillités ! Je suis quand même le patron de mon entreprise, ou quoi ?

Il s'écoula deux années pendant lesquelles Oncle Saul ne parla plus à son père de ses idées de développement pour Goldman & Cie. Mais il parla de droits civiques. Le professeur Hendricks était un homme de gauche, militant des droits civiques. Oncle Saul se joignit à certaines de ses activités. À la même période, il commença à nouer une relation avec sa fille, Anita Hendricks. Quand il revenait à Secaucus, il parlait désormais des « causes à défendre » et des « actions à mener ». Il se mit à voyager à travers le pays pour accompagner le professeur Hendricks et Anita dans des marches de protestation. Ce nouvel engagement agaça prodigieusement Grand-père. C'est ce qui conduisit à la dispute qui allait les amener à ne plus se parler pendant douze ans.


Cela se produisit une nuit d'avril 1973, pendant les vacances de printemps, qu'Oncle Saul passait chez ses parents à Secaucus. Il était près de minuit et Grand-père attendait Oncle Saul en faisant les cent pas dans le salon. Il posait et reprenait sans cesse un exemplaire du Time Magazine sur la table.

Grand-mère se trouvait dans la chambre à coucher, à l'étage. À plusieurs reprises, elle avait supplié Grand-père de venir se coucher, mais il ne voulait rien entendre. Il voulait des explications de la part de son fils. Grand-mère finit par s'endormir. Jusqu'à ce que leurs cris la réveillent. Elle entendit la voix sourde de Grand-père traverser le plancher.

— Saul, Saul, bon sang ! As-tu conscience de ce que tu es en train de faire ?

— Ce n'est pas ce que tu crois, Papa.

— Je crois ce que je vois, et je te vois pris au beau milieu d'imbécillités !

— Des imbécillités ? Et toi, Papa, as-tu conscience de ce que tu es en train de ne pas faire en refusant de protester ?

A l'origine de la colère de Grand-père, était la photo qui faisait la couverture du Time : une manifestation qui avait eu lieu à Washington la semaine précédente. On y voyait distinctement Oncle Saul, Tante Anita et son père au premier rang, le poing en l'air. Grand-père craignait que tout cela ne se termine mal.

— Regarde, Saul ! Regarde-toi ! cria-t-il en lançant le journal au visage de son fils. Tu sais ce que je vois sur cette photo ? Des ennuis ! Une montagne d'ennuis ! Qu'est-ce que tu veux, au fond ? Avoir le FBI sur le dos ? Et la compagnie, tu y penses ? Tu sais ce que le FBI fera s'il pense que tu es dangereux ? Ils ruineront ta vie et la nôtre. Ils enverront le fisc couler la compagnie ! Est-ce que c'est ce que tu veux ?

— Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop, Papa ? On manifeste pour un monde plus juste, je ne vois pas de mal à ça.

— Vos manifestations ne servent à rien, Saul ! Enfin, ouvre un peu les yeux ! Cela va mal se terminer, voilà ce que tu auras gagné. Tu vas finir par te faire tuer !

— Tué par qui ? Par la police ? Le gouvernement ? Bravo, l'État de droit !

— Saul, depuis que tu fréquentes ce professeur Hendricks, et surtout sa fille, tu es devenu beaucoup trop obsédé par ces histoires de droits civiques…

— Elle a un prénom, elle s'appelle Anita.

— Anita, soit. Eh bien, je ne veux plus que tu la revoies.

— Mais enfin, Papa, pourquoi ?

— Parce qu'elle a une mauvaise influence sur toi ! Depuis que tu la fréquentes, tu te mets dans des situations impossibles ! Tu es sans cesse à parcourir la Côte pour aller manifester. Tu auras l'air malin si tu rates tes examens parce que tu as passé tout ton temps à préparer des tracts et des pancartes au lieu d'étudier. Préoccupe-toi de ton avenir, au nom du Ciel ! Ton avenir est ici, avec la compagnie.

— Mon avenir est avec elle.

— Ne dis pas de sottises. Tu t'es fait laver le cerveau par son père ! Comment expliques-tu que tu sois soudain le grand défenseur des droits civiques ? Que s'est-il passé ?

— Son père n'a rien à voir là-dedans !

Grand-mère entendait le ton monter de plus en plus, mais elle n'osait pas descendre. Elle songeait qu'une discussion franche pourrait leur faire du bien à tous les deux. Mais leur dispute dégénéra.

— Je ne comprends pas pourquoi tu n'es pas capable de me faire confiance, Papa. Pourquoi tu te sens obligé de toujours tout contrôler.

— Saul, tu deviens complètement fou ! Tu ne peux pas imaginer que je me fais simplement du souci pour toi ?

— Du souci ? Vraiment ? De quoi te soucies-tu ? De ta succession à la fabrique ?

— Je m'inquiète qu'à force de te mêler de toutes ces histoires de droits civiques tu finisses par disparaître un jour !

— Disparaître ? Mais c'est justement ce que je vais faire ! J'en ai marre d'entendre tes foutues conneries ! Tu veux tout diriger ! Tout commander !

— Saul, ne me parle pas sur ce ton !

— De toute façon, tout ce qui t'intéresse, c'est Nathan. Tu n'as de considération que pour lui.

— Au moins Nathan n'a pas ces idées farfelues qui nous feront tous couler !

— Farfelues ? Je veux juste travailler au bien de l'entreprise, mais tu ne veux jamais m'écouter ! Tu ne seras toujours qu'un vendeur d'aspirateurs !

— Qu'as-tu dit ? hurla Grand-père.

— Tu as très bien entendu ! Je ne veux plus rien à voir avec ton entreprise ridicule ! Je suis mieux loin de toi ! Je me tire !

— Saul, tu dépasses les bornes ! Je te préviens : si tu franchis cette porte, ce n'est plus la peine de revenir !

— Ne t'inquiète pas, je pars et je ne mettrai plus jamais les pieds dans ce foutu New Jersey !

Grand-mère se précipita hors de la chambre et descendit les escaliers en trombe, mais il était déjà trop tard : Oncle Saul avait claqué la porte de la maison et avait déjà sauté dans sa voiture. Elle sortit dehors pieds nus, elle le supplia de ne pas partir, mais il démarra. Elle courut derrière sa voiture sur quelques mètres, puis elle comprit qu'il ne s'arrêterait pas. Il était parti pour de bon.

Oncle Saul tint sa promesse. Du vivant de Grand-père il ne revint plus jamais dans le New Jersey. Il n'y remit les pieds qu'à sa mort en mai 2001. Grand-mère, entre deux bouffées de sa cigarette, avec derrière elle des nuées de mouettes survolant l'océan, me raconta que le jour où elle téléphona à Oncle Saul pour lui annoncer la mort de Grand-père, sa réaction ne fut pas de descendre en Floride, mais de se précipiter dans le New Jersey familial, dont il s'était lui-même banni pendant toutes ces années.

33.

À force de me voir quitter Boca Raton tous les matins, Leo, curieux de savoir ce que je faisais, se mit à m'accompagner à Coconut Grove. Il ne me fut d'aucune aide. Tout ce qui l'intéressait, c'était ma compagnie. Il s'installait sur la terrasse, à l'ombre du manguier, et me répétait : « Ah, ce qu'on est bien ici, Marcus. » J'aimais bien sa présence.

La maison se vidait peu à peu.

Je rentrais parfois chez moi avec un carton d'objets que je voulais garder. Leo fouinait dedans et me disait :

— Allons, Marcus, qu'allez-vous faire de ces vieilleries ? Vous avez une maison magnifique et vous allez la transformer en brocante.

— Ce sont simplement quelques souvenirs, Leo.

— Les souvenirs, c'est dans la tête. Le reste n'est que de l'encombrement.

Je n'interrompis le rangement méthodique des affaires de mon oncle que quelques jours pour aller à New York. J'avais presque terminé à Coconut Grove lorsque mon agent m'avait téléphoné : il avait obtenu que je participe à une émission de télévision à la mode. Le tournage était prévu cette semaine.

— Je n'ai pas le temps, lui répondis-je. Et puis, s'ils me proposent ça à quelques jours du tournage, c'est qu'ils ont un désistement et qu'ils ont besoin d'un bouche-trou.

— Ou que tu as un agent fantastique qui s'est arrangé pour que cela se passe ainsi.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Ils enregistrent deux numéros de l'émission à la suite. Tu es l'invité du premier, et Alexandra Neville est l'invitée du second. Vos loges seront côte à côte.

— Oh, fis-je, est-ce qu'elle est au courant ?

— Je ne pense pas. Alors, c'est oui ?

— Est-ce qu'elle sera seule ?

— Écoute, Marcus, je suis ton agent, pas sa mère. Est-ce que c'est oui ?

— C'est oui, dis-je.


Je pris un vol pour New York le surlendemain. Au moment de partir pour l'aéroport, Leo me fit une scène :

— Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi paresseux ! Ça fait trois mois que vous êtes soi-disant en train d'écrire un livre, mais c'est toujours mañana, mañana, mañana !

— Ce n'est que l'affaire de quelques jours.

— Mais quand allez-vous vraiment commencer ce fichu livre ?

— Très bientôt, Leo. Je vous le promets.

— Marcus, j'ai l'impression que vous vous fichez de moi. Vous n'avez pas des angoisses ou une crise de la page blanche, par hasard ?

— Non.

— Vous me le diriez ?

— Bien sûr.

— Promis ?

— Promis.

J'arrivai à New York la veille de l'enregistrement de l'émission. J'étais très nerveux. Je tournai en rond toute la soirée dans mon appartement.

Le lendemain, après avoir essayé un nombre incalculable de tenues, je me rendis relativement en avance aux studios de télévision, sur Broadway. On me conduisit à ma loge, et en passant dans le couloir, je vis son nom affiché sur la porte à côté de la mienne. « Est-ce qu'Alexandra est déjà là ? » demandai-je négligemment à l'agent de sécurité qui m'accompagnait. Il me répondit que non.

Je m'isolai dans ma loge. Je ne tenais pas en place. Elle allait arriver, et quoi ? J'allais frapper à sa porte ? Et après ? Et si elle était venue avec Kevin ? De quoi aurais-je l'air ? Je me trouvais stupide. Je voulais m'enfuir. Mais il était trop tard. Je m'allongeai sur le canapé et écoutai attentivement les sons qui provenaient du couloir. Soudain, j'entendis sa voix. Mon cœur se mit à palpiter. Il y eut un bruit de porte qui s'ouvre et se referme, puis plus rien. Je sentis soudain mon téléphone portable vibrer. Elle venait de m'envoyer un message.

Est-ce que tu es dans la loge à côté ? ? ?

Je répondis simplement.

Oui.

J'entendis un bruit de porte qui s'ouvre et se ferme à nouveau, puis un coup sourd contre la mienne. J'allai ouvrir. C'était elle.

— Markie ?

— Surprise !

— Tu savais que nous enregistrions le même jour ?

— Non, mentis-je.

Je fis un pas en arrière : elle entra dans ma loge et referma la porte. Puis elle se jeta spontanément à mon cou et me serra fort contre elle. Nous eûmes une longue étreinte. J'avais envie de l'embrasser mais je ne voulais pas risquer de tout gâcher. Je me contentai de prendre son visage entre mes mains et de regarder ses yeux qui brillaient d'un intense éclat.

— Qu'est-ce que tu fais ce soir ? me demanda-t-elle spontanément.

— Je n'ai rien de prévu… On pourrait…

— Oui, dit-elle.

Nous sourîmes.

Il nous fallait un endroit où nous retrouver. Son hôtel grouillait de journalistes et un lieu public était à exclure. Je lui proposai de venir chez moi. Il y avait un parking en sous-sol, d'où on accédait directement à l'intérieur de l'immeuble. Personne ne la verrait. Elle accepta.

Je n'aurais jamais imaginé qu'Alexandra vienne un jour dans mon appartement. Pourtant, c'était en pensant à elle que je l'avais acheté avec l'argent de mon premier roman. Je voulais un appartement dans West Village, pour elle. Et lorsque l'agent immobilier me l'avait fait visiter, j'avais eu le coup de foudre parce que je savais qu'elle l'aimerait. Et j'avais vu juste : elle l'adora. Au moment où les portes de l'ascenseur s'ouvrirent directement sur l'entrée, elle ne put retenir un cri enthousiaste. « Oh, mon Dieu, Markie, c'est exactement le genre d'appartement que j'aime ! » J'en fus très fier. Encore plus quand nous nous installâmes sur l'immense terrasse fleurie.

— C'est toi qui t'occupes des plantes ? demanda-t-elle.

— Évidemment. Tu as oublié que je suis jardinier de formation ?

Elle rit et admira un instant les fleurs énormes d'un hortensia blanc, avant de se lover dans un profond canapé extérieur. J'ouvris une bouteille de vin. Nous étions bien.

— Comment va Duke ?

— Il va bien. On n'est pas obligé de parler de mon chien, tu sais, Marcus.

— Je sais. Alors comment est-ce que tu vas ?

— Ça va. J'aime être à New York. Ça va toujours quand je suis ici.

— Pourquoi t'es-tu installée en Californie ?

— Parce que c'était mieux pour moi, Markie. Je n'avais pas envie de risquer de te croiser à chaque coin de rue. Mais ça fait un moment que je me dis que je devrais acheter un appartement ici.

— Tu es toujours la bienvenue ici, dis-je.

Je regrettai aussitôt mes paroles. Elle eut un sourire un peu triste.

— Je ne suis pas certaine que Kevin ait très envie de faire une colocation avec toi.

— Alors Kevin est toujours d'actualité ?

— Bien évidemment, Marcus. Nous sommes ensemble depuis cinq ans.

— Si c'était le bon, vous seriez déjà mariés…

— Arrête, Markie. Ne me fais pas une scène. Il vaut peut-être mieux que j'y aille…

Je m'en voulais d'avoir eu des propos aussi stupides.

— Excuse-moi, Alex… Est-ce qu'on pourrait reprendre cette soirée depuis le début ?

— D'accord.

À ces mots, elle se leva et quitta la terrasse. Je ne compris pas ce qu'elle faisait et je la suivis. Je la vis se diriger vers la porte, l'ouvrir et s'en aller. Je restai interdit un bref instant, puis la sonnette retentit. Je me précipitai pour aller ouvrir.

— Salut, Markie, me dit Alexandra. Excuse-moi, je suis un peu en retard.

— Ne t'inquiète pas, c'est parfait. Je viens d'ouvrir une bouteille de vin sur la terrasse. Je t'ai même déjà servi un verre.

— Merci. Quel appartement incroyable ! Alors, c'est là que tu vis ?

— Eh oui.

Nous fîmes quelques pas en direction de la terrasse, je posai la main sur son épaule nue. Elle se retourna et nous nous fixâmes dans les yeux, en silence. Il y avait cette attraction sublime que nous ressentions tous les deux. J'approchai mes lèvres des siennes : elle ne recula pas. Au contraire, elle prit ma tête entre ses mains et m'embrassa.

34.

Floride.

Printemps 2011.


De façon assez soudaine, mon oncle changea de comportement avec moi. Il commença à se montrer distant. À partir du mois de mars 2011, il se mit à fréquenter régulièrement Faith, la gérante du Whole Foods.

Avant de connaître la vérité, je crus qu'ils avaient noué une relation sentimentale. Elle passait régulièrement le prendre à la maison et ils partaient ensemble. Ils s'absentaient longuement. Parfois pour la journée. Oncle Saul ne me précisait pas où ils allaient, et je ne voulais pas poser de questions. Il revenait de ses escapades souvent de mauvaise humeur, et je me demandais ce qui pouvait bien se passer entre eux deux.

J'eus bientôt la désagréable impression que quelque chose avait changé. Pour une raison que j'ignorais, Coconut Grove n'était plus cette oasis de tranquillité que j'avais connue. À la maison, je remarquai qu'Oncle Saul perdait facilement patience, ce qui n'était pas dans ses habitudes.

Au supermarché non plus, rien n'était plus comme avant. Sycomorus, qui avait échoué à participer à Chante ! était déprimé depuis la lettre envoyée par la production pour lui signifier son échec. Un jour, essayant de lui remonter le moral, je lui dis :

— Ce n'est que le début. Il faut que tu te battes pour tes rêves, Syc.

— C'est trop fatigant. Los Angeles déborde d'acteurs et de chanteurs qui veulent percer. J'ai l'impression que je n'y arriverai jamais.

— Trouve ce qui fait la différence en toi.

Il haussa les épaules.

— Au fond, tout ce que je veux, c'est être célèbre.

— Est-ce que tu veux être chanteur ou être célèbre ? demandai-je.

— Je veux être un chanteur célèbre.

— Mais si tu ne pouvais être qu'un seul des deux ?

— Alors je voudrais être connu.

— Pourquoi ?

— C'est agréable d'être célèbre. Non ?

— La célébrité n'est qu'un vêtement, Sycomorus. Un vêtement qui finit par être trop petit, trop usé ou que tu te feras voler. Ce qui compte avant tout, c'est ce que tu es quand t'es tout nu.

L'ambiance était morose. Quand je partageais sa pause avec Oncle Saul sur le banc devant le magasin, il était taciturne et pensif. Je ne vins bientôt plus au Whole Foods qu'un jour sur deux, puis un jour sur trois. Au fond, Faith était la seule qui rendait à Oncle Saul le sourire. Il avait pour elle des petites attentions : il lui offrait des fleurs, lui apportait des mangues de sa terrasse, il l'invita même à dîner à la maison. Pour la recevoir, il mit une cravate, ce que je ne l'avais plus vu faire depuis des années. Je me souviens qu'à Baltimore, il avait une très impressionnante collection de cravates, qui avait disparu depuis Coconut Grove.

Je fus un peu déstabilisé par l'arrivée de Faith dans le couple que je formais avec mon oncle. Je finis même par me demander si j'étais jaloux d'elle, alors que j'aurais dû être content que mon oncle ait trouvé quelqu'un pour le distraire de sa vie monotone. J'en vins à douter des raisons de mes séjours en Floride. Étais-je là par amour pour mon oncle ou pour lui montrer que son neveu de Montclair l'avait surclassé ?

Un dimanche, alors qu'il lisait dans le salon, et que je m'apprêtais à aller faire un tour à Miami pour le laisser vivre ses amourettes en paix, je lui demandai :

— Tu ne vois pas Faith aujourd'hui ?

— Non.

Je n'ajoutai rien.

— Markie, dit-il alors, ce n'est pas ce que tu crois.

— Je ne crois rien.


Quand, pour la première fois, il mit une barrière entre lui et moi, je crus que c'était à cause de toutes les questions que je lui posais et qui l'agaçaient. Cela se passa un soir, après dîner, où, comme nous le faisions souvent, nous nous promenions paisiblement dans les rues tranquilles de Coconut Grove. Je lui dis :

— Grand-mère m'a parlé de la dispute avec Grand-père. C'est à cause de ça que tu es venu à Baltimore ?

— Mon université était affiliée à celle de Baltimore. Je me lis inscrit à la faculté de droit. Je me suis dit que c'était une bonne formation. Puis j'ai passé l'examen du barreau dans Maryland et j'ai commencé à travailler à Baltimore. Ça a vite bien marché pour moi en tant qu'avocat.

— Et tu n'as plus revu Grand-père ensuite ?

— Plus pendant douze ans. Mais Grand-mère est venue souvent nous voir.


Oncle Saul me raconta comment, pendant des années, une fois par mois, en secret, Grand-mère Ruth descendait pour la journée du New Jersey jusqu'à Baltimore, pour déjeuner avec lui.

En 1974, cela faisait un an qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus.

— Comment vas-tu, mon chéri ? demanda Grand-mère.

— Ça va. Mes études de droit se passent bien.

— Alors tu vas devenir avocat ?

— Oui, je pense.

— Ça pourrait être utile pour la compagnie…

— Maman, ne parlons pas de ça, s'il te plaît.

— Comment va Anita ?

— Elle va bien. Elle voulait nous rejoindre mais elle a un examen demain, elle doit réviser.

— Je l'aime beaucoup, tu sais…

— Je sais, Maman.

— Ton père aussi.

— Arrête. Ne parlons pas de lui, s'il te plaît.


En 1977, cela faisait quatre ans qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus. Oncle Saul terminait sa spécialisation et s'apprêtait à passer le barreau. Il s'était installé avec Tante Anita dans un petit appartement de la banlieue de Baltimore.

— Vous êtes heureux ici ? demanda Grand-mère.

— Oui.

— Et toi, Anita, tu vas bien ?

— Oui, Madame Goldman, merci. Je finis mon internat de médecine.

— Elle a déjà reçu une offre d'emploi de l'hôpital Johns Hopkins, dit fièrement Oncle Saul. Ils disent qu'ils la veulent à tout prix.

— Oh, Anita, c'est formidable ! Je suis si fière de toi.

— Comment ça va à Secaucus ? demanda Anita.

— Saul manque terriblement à son père.

— Je lui manque ? s'agaça Oncle Saul. C'est lui qui m'a mis à la porte.

— Il t'a mis à la porte ou tu es parti ? Parle-lui, Saul. Reprends contact, s'il te plaît.

Il haussa les épaules et changea de sujet.

— Comment va la compagnie ?

— Tout va bien. Ton frère a de plus en plus de responsabilités.


En 1978, cela faisait cinq ans qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus. Oncle Saul venait de quitter le cabinet d'avocats dans lequel il travaillait, pour ouvrir le sien. Anita et lui emménagèrent dans une toute petite villa d'un quartier résidentiel de la classe moyenne.

— Ton frère est devenu directeur de Goldman & Cie, lui dit Grand-mère.

— Tant mieux pour lui. C'est ce que Papa a toujours voulu, de toute façon. Nathan a toujours été son préféré.

— Saul, ne dis pas de sottises, veux-tu ? Il n'est pas trop tard pour revenir… Ton père serait tellement…

Il l'interrompit :

— Ça suffit, Maman. Parlons d'autre chose, s'il te plaît.

— Ton frère va se marier.

— Je sais. Il me l'a dit.

— Au moins, vous êtes en contact. Vous viendrez au mariage, n'est-ce pas ?

— Non, Maman.


En 1979, cela faisait six ans qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus.

— Ton frère et sa femme attendent un enfant.

Saul sourit et se tourna vers Anita, assise à côté de lui.

— Maman, Anita est enceinte…

— Oh, Saul chéri !


En 1980, cela faisait sept ans qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus. À quelques mois d'intervalle, nous naquîmes, Hillel et moi.

— Regarde, c'est ton neveu Marcus, dit Grand-mère en sortant une photographie de son sac.

— Nathan et Deborah viennent ici la semaine prochaine. Nous allons enfin rencontrer ce petit bonhomme.

Je me réjouis.

— Tu vas rencontrer ton cousin Marcus, dit Anita à Hillel qui dormait dans sa poussette. Tu as un fils maintenant. Saul, il serait temps d'arrêter ces histoires avec ton père.


En 1984, cela faisait plus de dix ans qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus.

— Hillel, qu'est-ce que tu manges ?

— Des frites, Grand-mère.

— Tu es le garçon le plus mignon que je connaisse.

— Comment va Papa ? demanda Saul.

— Pas bien. L'entreprise va très mal. Ton père est catastrophé, il dit qu'ils vont couler.


En 1985, cela faisait douze ans qu'Oncle Saul et Grand-père ne se parlaient plus. Goldman & Cie était au bord de la faillite. Mon père avait préparé un plan de sauvetage qui impliquait de revendre l'entreprise. Il avait besoin d'aide pour concrétiser son plan et il descendit à Baltimore chercher son grand frère, qui était devenu un avocat spécialisé, notamment en fusions et acquisitions.

Presque vingt-cinq ans plus tard, en parcourant Coconut Grove, Oncle Saul me raconta comment, un soir de mai 1985, ils se retrouvèrent tous les trois dans le bâtiment en briques rouges de Goldman & Cie, dans l'État de New York. La fabrique était déserte et plongée dans l'obscurité ; seul était éclairé le bureau de Grand-père, qui épluchait ses livres de comptes. Mon père poussa la porte et dit doucement : « Papa, j'ai amené quelqu'un pour nous aider. »

Lorsque Grand-père vit Oncle Saul dans l'encadrement de la porte, il éclata en sanglots, se jeta contre lui et le serra brusquement dans ses bras. Ils passèrent les jours suivants dans les bureaux de la compagnie Goldman à peaufiner un plan de rachat. Durant ce séjour, Oncle Saul ne quitta pas l'État de New York, faisant les allers-retours entre son hôtel et la compagnie, sans jamais passer la frontière avec le New Jersey ni revenir dans la maison de son enfance.


Le récit d'Oncle Saul terminé, nous rentrâmes en silence à la maison. Oncle Saul sortit deux bouteilles d'eau du frigo, que nous bûmes au comptoir de la cuisine.

— Marcus, me dit-il, je crois que je voudrais que tu me laisses un peu.

Je ne compris pas tout de suite.

— Tu veux dire maintenant ?

— Je voudrais que tu rentres à New York. J'aime énormément ta présence, ne te méprends pas. Mais j'ai besoin d'être un peu seul.

— Est-ce que tu es fâché contre moi ?

— Non, pas du tout. Je veux juste être un peu seul.

— Je partirai demain.

— Merci.

De bonne heure, le lendemain matin, je mis ma valise dans le coffre de ma voiture, j'embrassai mon oncle, et je rentrai à New York.

*

Je fus très troublé de la façon dont Oncle Saul me chassa de chez lui. Je profitai d'être de retour à New York pour voir un peu mes parents, et un jour du mois de juin 2011 que j'emmenais ma mère déjeuner dans le restaurant de Montclair où elle avait ses habitudes, nous eûmes une discussion à propos des Baltimore. Nous étions attablés sur la terrasse, il faisait un temps magnifique, et ma mère me dit soudain :

— Markie, à propos de Thanksgiving prochain…

— Thanksgiving est dans cinq mois, Maman. Est-ce que ce n'est pas un peu tôt pour en parler ?

— Je sais, mais ça nous ferait plaisir, à ton père et moi, que nous soyons réunis pour Thanksgiving. Ça fait si longtemps que nous n'avons plus célébré Thanksgiving ensemble.

— Je ne fête plus Thanksgiving, Maman…

— Oh, Markie, ça me fait tellement de peine de t'entendre dire des choses pareilles ! Tu devrais vivre plus dans le présent et moins dans le passé.

— Les Goldman-de-Baltimore me manquent, Maman.

Elle sourit.

— Il y a longtemps que je n'avais plus entendu l'expression Goldman-de-Baltimore. Ils me manquent aussi.

— Maman, ne prends pas mal ma question, mais est-ce que tu as été jalouse d'eux ?

— Je t'ai eu toi, mon chéri, que m'aurait-il fallu de plus ?

— Je repensais à ces vacances à Miami, chez les grands-parents Goldman, où Oncle Saul prenait la chambre, et Papa et toi deviez dormir sur le canapé.

Elle éclata de rire.

— Ça ne nous a jamais dérangés, ton père et moi, de dormir dans la pièce de la télévision. Tu sais, c'était ton oncle qui avait payé pour l'appartement de tes grands-parents, et nous trouvions parfaitement normal qu'il dorme dans la chambre la plus confortable. Chaque fois, avant de venir, ton père téléphonait à Grand-père pour lui demander de nous attribuer la pièce de la télévision et de laisser Saul et Anita dans la chambre d'amis. Chaque fois, ton grand-père disait que Saul l'avait déjà appelé pour lui demander de cesser de faire dormir son frère dans la pièce de la télévision et de lui attribuer à lui la chambre la moins confortable. Ton père et ton oncle finissaient par tirer au sort. Je me rappelle une fois où les Baltimore étaient arrivés avant nous en Floride, et où Saul et Tante Anita avaient déjà pris possession de la pièce de la télévision. Contrairement à ce que tu penses, ça n'a pas toujours été ton père et moi qui y dormions, de loin.

— Tu sais, je me suis souvent demandé si nous aussi, nous aurions pu devenir des Baltimore…

— Nous sommes des Montclair. Et il en sera ainsi pour toujours. Pourquoi vouloir changer ? Chacun est différent, Markie, et peut-être est-ce là le bonheur : être en paix avec ce que l'on est.

— Tu as raison, Maman.

Je crus que le sujet était clos. Nous parlâmes de tout autre chose et, le repas terminé, je ramenai ma mère à la maison. Au moment d'arriver, elle me dit :

— Gare-toi là un instant, Markie, s'il te plaît.

J'obéis.

— Est-ce que tout va bien, Maman ?

Elle me regarda comme elle ne m'avait jamais regardé.

— Nous aurions pu devenir des Baltimore, Markie.

— Que veux-tu dire ?

— Marcus, il y a quelque chose que tu ne sais pas. Lorsque tu étais tout petit, il a fallu vendre la compagnie de Grand-père, qui ne marchait plus…

— Oui, ça je le sais.

— Mais ce que tu ignores, c'est qu'à ce moment-là, ton père a commis une erreur de jugement dont il s'est longtemps voulu…

— Je ne suis pas sûr de comprendre, Maman…

— Markie, en 1985, lorsque la compagnie a été vendue, ton père n'a pas suivi les conseils de Saul. Il a raté l'occasion de gagner énormément d'argent.

Longtemps, je crus que la barrière entre les Montclair et les Baltimore s'était construite avec les aléas du temps. Elle s'était en réalité érigée en une seule nuit, ou presque.

35.

Selon la stratégie élaborée par mon père et Oncle Saul, Goldman & Cie fut vendue en octobre 1985 à Hayendras Inc., une importante société basée dans l'État de New York.

La veille de la vente, mon père, Oncle Saul, Grand-père et Grand-mère se retrouvèrent tous les quatre à Suffern, où Hayendras avait son siège. Mon père et mes grands-parents étaient venus en voiture ensemble depuis le New Jersey, Oncle Saul avait pris un avion jusqu'à La Guardia puis avait loué une voiture.

Ils avaient pris trois chambres dans un Holiday Inn, et ils passèrent toute la journée dans une salle de conférences mise à leur disposition, à relire attentivement les contrats et s'assurer que tout correspondait à ce qui avait été convenu. Il faisait nuit depuis longtemps lorsqu'ils eurent terminé et, à l'initiative de Grand-père, ils allèrent dîner dans un restaurant du quartier. À table, Grand-père regarda ses deux fils et les prit chacun par une main.

— Vous vous souvenez, dit-il, de ces heures passées sur ce banc à nous imaginer tous les trois dirigeant l'entreprise ?

— Tu nous laissais même fumer, s'amusa mon père.

— Eh bien, nous y sommes, mes fils. J'ai attendu ce moment pendant si longtemps. Pour la première fois, nous allons présider ensemble au destin de Goldman & Cie.

— Pour la première et la dernière fois, corrigea Oncle Saul.

— Peut-être, mais au moins cela s'est finalement produit.

Alors ne soyons pas tristes ce soir : trinquons ! À ce moment que nous avons atteint !

Ils levèrent leurs verres de vin et les entrechoquèrent. Puis Grand-père demanda encore :

— Tu es sûr que c'est une bonne idée, Saul ?

— Cette vente à Hayendras ? Oui, c'est la meilleure option. Le prix d'achat n'est pas très élevé, mais c'est ça ou la faillite. Et puis Hayendras va grandir, le potentiel est là, ils sauront développer l'entreprise. Les anciens employés retrouveront tous un poste au sein de Hayendras, c'est ce que tu voulais aussi, non ?

— Oui, absolument, Saul. Je ne veux personne au chômage.

— J'ai calculé qu'après impôts, il restera deux millions de dollars pour vous, expliqua encore Oncle Saul.

— Je sais, dit Grand-père. À ce propos, ta mère, ton frère et moi avons discuté et nous voulons te dire : cette compagnie est à nous quatre. Je l'ai fondée en espérant qu'un jour mes deux fils seraient à la barre, et c'est le cas ce soir. Vous avez réalisé mon souhait et je vous en suis éternellement reconnaissant. L'argent de la vente sera divisé en trois parties égales. Un tiers pour votre mère et moi, et un tiers pour chacun de vous deux.

Il y eut un silence.

— Je ne peux pas accepter, finit par dire Oncle Saul, ému d'être ainsi réintégré parmi les siens. Je ne veux pas de part, je ne la mérite pas.

— Comment peux-tu dire une chose pareille ? demanda Grand-père.

— Papa, à cause de ce qui s'est passé, je…

— Oublions tout ça, veux-tu ?

— Laisse le passé derrière, Saul, insista mon père. C'est grâce à toi qu'aujourd'hui nos employés, y compris moi, ne finissent pas au chômage et que Papa pourra financer sa retraite.

— C'est vrai, Saul. Grâce à ton aide, ta mère et moi pourrons nous installer au soleil, peut-être en Floride. Comme nous en avons toujours rêvé.

— Moi, je vais déménager à Montclair pour être plus proche de nos nouveaux bureaux, reprit mon père. Nous avons trouvé une ravissante maison, je vais pouvoir financer un emprunt avec ma part de la vente. C'est une jolie maison, dans un joli quartier, exactement comme je voulais.

Grand-père prit la main de Grand-mère, sourit à ses deux fils et sortit de son cartable des documents notariaux.

— J'ai fait rédiger des actes qui mettent en conformité la possession égale entre nous trois de l'entreprise, dit-il. Le produit de la vente sera divisé en trois parts égales, soit 666 666,66 dollars chacun.

— Plus d'un demi-million de dollars, sourit mon père.


Le lendemain matin, à l'aube, mes grands-parents et mon père furent réveillés par un appel d'Oncle Saul, qui téléphona dans les chambres pour les prier de le rejoindre au plus vite à la salle du petit déjeuner. Il devait leur parler de toute urgence.

— J'ai parlé cette nuit avec un de mes amis, expliqua Oncle Saul, très excité, entre deux gorgées de café. Il est courtier à Wall Street. Il dit que Hayendras est une boîte encore peu connue mais qui va se développer au-delà de ce que je pensais. Il dit que, selon certaines rumeurs, ils pourraient entrer en Bourse cette année. Vous vous rendez compte de ce que cela signifie ?

— Je ne suis pas sûre de me rendre compte, répondit pragmatiquement Grand-mère.

— Cela signifie que si Hayendras entre en Bourse, la valeur de l'entreprise va exploser. C'est obligé ! Une entreprise qui entre en Bourse est une entreprise qui prend de la valeur. J'y ai donc longuement réfléchi et je pense que l'on devrait négocier la vente de Goldman & Cie avec des parts en actions de l'entreprise, au lieu de cash.

— Qu'est-ce que ça change ? demanda Grand-père.

— Cela change que le jour où Hayendras entre en Bourse, les actions prennent de la valeur, et notre part augmente. Nos 600 000 dollars pourraient valoir plus. Regardez, j'ai fait une proposition de modification du contrat, qu'en pensez-vous ?

Il distribua son projet de contrat, mais Grand-père eut une moue :

— Saul, tu voudrais qu'en échange de Goldman & Cie, je ne reçoive pas d'argent mais un bout de papier qui dit que je possède quelques actions d'une compagnie que je ne connais même pas ?

— Exactement. Je vais te donner un exemple. Imaginons qu'aujourd'hui Hayendras vaut 1 000 dollars. Disons que tu en possèdes 1 %, ta part vaut alors 10 dollars. Mais si Hayendras entre en Bourse et que tout le monde veut investir de l'argent dans la société, sa valeur va grimper en flèche. Imaginons que la valeur de Hayendras monte soudain à 10 000 dollars. Ta part vaudra aussitôt 100 dollars ! Notre argent peut prendre une grande valeur !

— Nous savons comment fonctionne la Bourse, dit Grand-mère. Je crois que ce que ton père veut savoir, c'est comment nous paierons les courses et l'électricité ? L'argent théorique ne paie pas les factures. Et puis, si Hayendras n'entre pas en Bourse ou si personne n'en veut, les actions vont dégringoler et notre argent aura perdu de sa valeur.

— Effectivement, c'est un risque…

— Non, non, trancha Grand-mère. Il faut de l'argent comptant, ton grand-père et moi ne pouvons pas risquer de tout perdre. Nous jouons notre retraite.

— Mais mon ami me dit que c'est l'investissement du siècle, insista Saul.

— C'est non, dit Grand-père.

— Et toi ? demanda Oncle Saul à mon père.

— Moi, je préfère aussi de l'argent comptant. Je ne crois pas trop à la magie de la Bourse, trop risqué. Et puis, si je veux acheter cette maison à Montclair…

Grand-père remarqua la déception dans le regard d'Oncle Saul.

— Écoute, Saul, lui dit-il, si toi tu crois vraiment à ces histoires de boursicotage, rien ne t'empêche de demander ta part en actions.

C'est ce que fit Oncle Saul. Une année plus tard, Hayendras opérait une spectaculaire entrée en Bourse. De ce que ma mère m'expliqua, en une journée, la valeur de l'action fut multipliée par quinze. En quelques heures, les 666 666,66 dollars d'Oncle Saul étaient devenus 9 999 999,99. Oncle Saul venait d'engranger dix millions de dollars, qu'il allait toucher quelques mois plus tard en vendant ses parts. Ce fut l'année où il acheta la maison d'Oak Park.

Mon père, après avoir visité la superbe maison de son frère, fut convaincu des bienfaits de la Bourse. Début 1988, une annonce interne faite par Dominic Pernell, le PDG de Hayendras, vantant la santé économique de l'entreprise et incitant les employés à acheter des actions, acheva de le convaincre. Il rassembla ce qui lui restait de sa part de la vente de Goldman & Cie et persuada Grand-père d'en faire autant.

— Nous devrions acheter des actions de Hayendras, nous aussi ! insista mon père au téléphone.

— Tu crois ?

— Papa, regarde ce que ça a rapporté à Saul : des millions ! Des millions de dollars !

— Nous aurions dû écouter ton frère au moment de la vente de l'entreprise.

— Il n'est pas trop tard, Papa !

Mon père rassembla 700 000 dollars : toutes ses économies et celles de Grand-père. Tout leur trésor de guerre. Il convertit l'argent en actions Hayendras qui devaient, selon ses calculs, les faire devenir eux aussi rapidement millionnaires. Une semaine plus tard, il reçut un appel inquiet d'Oncle Saul.

— Je viens de parler à Papa, il me dit que tu as investi son argent ?

— Oh, relax, Saul ! J'ai juste fait un placement comme toi. Pour lui et pour moi. Quel est le problème ?

— Tu as acheté quoi comme actions ?

— Des actions Hayendras évidemment.

— Quoi ? Combien ?

— Ça ne te regarde pas.

— Combien ? Je dois savoir combien !

— 700 000 dollars.

— Quoi ? Mais tu es devenu complètement fou ? C'est quasiment tout votre argent !

— Et alors ?

— Comment ça, et alors ? Mais enfin, c'est un risque énorme !

— Eh bien quoi, Saul, au moment de vendre l'entreprise, tu nous avais bien conseillé de toucher tout en actions. Nous le convertissons maintenant. Je ne vois pas la différence.

— A l'époque c'était différent. Si ça tourne mal, Papa perd toute sa retraite ! Il va vivre de quoi ?

— T'inquiète pas, Saul. Pour une fois, laisse-moi faire.

Le lendemain de cette conversation, à l'immense surprise de mon père, Oncle Saul débarqua dans son bureau au siège de Hayendras.

— Saul, qu'est-ce que tu fais là ?

— Je dois te parler.

— Pourquoi n'as-tu pas téléphoné ?

— Je ne pouvais pas te le dire par téléphone, c'est trop risqué.

— Me dire quoi ?

— Viens, allons faire un tour.

Ils sortirent dans le parc attenant au bâtiment et s'isolèrent.

— L'entreprise va mal, dit Oncle Saul à mon père.

— Comment peux-tu dire ça ? Je suis au courant de la situation économique de Hayendras : elle est très bonne, figure-toi. Le PDG Dominic Pernell a fait une annonce, il nous a dit d'acheter des actions. Le cours vient de monter d'ailleurs.

— Évidemment que le cours a monté, tous les employés se sont rués dessus.

— Qu'est-ce que tu essaies de me dire, Saul ?

— Vends tes actions.

— Quoi ? Jamais de la vie.

— Écoute-moi attentivement : je sais de quoi je parle. Hayendras va très mal, les chiffres sont dramatiques. Pernell n'aurait pas dû vous dire d'acheter. Tu dois te débarrasser de tes actions immédiatement.

— Qu'est-ce que tu racontes enfin, Saul ? Je n'en crois pas un mot.

— Est-ce que tu penses que je serais venu de Baltimore si ce n'était pas aussi grave ?

— Tu es agacé parce que t'as vendu tes actions et que tu n'arrives plus à en racheter. C'est ça ? Tu veux que je vende pour racheter ?

— Non, je veux que tu vendes pour t'en débarrasser.

— Et si tu me laissais respirer un peu, Saul ? Tu as sauvé l'entreprise de Papa, tu lui as assuré sa retraite, tu as retrouvé un travail à tous ses employés : il t'adore, tu es le fils prodigue ! Tu as toujours été le préféré de Papa, de toute façon. Et comme si ça ne suffisait pas, tu as touché le jackpot au passage.

— Mais je vous avais dit de demander des actions à l'époque !

— Tu n'en as pas assez avec ta carrière d'avocat, ta grande maison, tes voitures ? Tu veux plus ? Le PDG en personne nous a dit d'acheter, tout le monde a acheté ! Tous les employés ont acheté ! C'est quoi ton problème ? Ça te rend fou que je puisse gagner de l'argent moi aussi ?

— Quoi ? Mais enfin, pourquoi refuses-tu de m'écouter ?

— Tu t'es toujours senti obligé de m'écraser. Surtout devant Papa. Quand on était gamin, sur le banc, il ne te parlait qu'à toi ! Saul par-ci, Saul par-là !

— Tu dis n'importe quoi.

— Il a fallu que tu te tires pour que je compte un peu à ses yeux. Et encore, lorsque vous étiez en froid, le nombre de fois où il m'a fait sentir que l'entreprise aurait été mieux dirigée si c'était toi qui en avais pris la barre…

— Nathan, tu délires. Si je suis là, c'est pour te dire que Hayendras va mal, les chiffres sont mauvais, dès que ça se saura, le cours de l'action va s'effondrer.

Mon père resta interdit un moment.

— D'où sais-tu cela ? demanda-t-il.

— Je le sais. Je t'en supplie, crois-moi. Je le sais de source sûre. Je ne peux pas t'en dire plus. Vends tout et surtout n'en parle à personne. À personne, tu m'entends ? Je commets un délit grave en t'informant. Si quelqu'un apprend que je t'ai prévenu, j'aurai de graves ennuis, et toi et Papa aussi. Ça va déjà être difficile de vendre un montant pareil en un bloc sans éveiller les soupçons. Tu devrais le faire en plusieurs fois. Dépêche-toi !

Mon père refusa d'entendre raison. Je crois qu'il était aveuglé par la vie que son frère menait à Baltimore et qu'il en réclamait sa part. Je sais qu'Oncle Saul fit tout son possible, qu'il alla jusqu'à se rendre en Floride pour trouver Grand-père et lui demander de convaincre son fils de vendre ses actions.

Grand-père téléphona même à mon père :

— Nathan, ton frère est venu me voir. Il dit qu'on doit absolument vendre nos actions. Peut-être qu'on devrait l'écouter…

— Non, Papa, pour une fois, fais-moi confiance, s'il te plaît !

— Il a dit qu'il nous aiderait à faire un meilleur placement, à investir ailleurs. Faire des placements qui rapporteront. Je t'avoue que je suis un peu inquiet…

— Qu'il se mêle de ce qui le regarde, celui-là ! Pourquoi tu ne me fais pas confiance ? Je peux aussi faire des choses bien, tu sais !

Je crois que mon père jouait sa fierté. Il avait pris une décision, il voulait qu'on la respecte. Il resta sur sa position. Était-ce par conviction ou pour tenir tête à son frère, personne ne le saura jamais. Grand-père ne lui força pas la main, sans doute pour ne pas lui faire de peine.


Tandis que ma mère, dans l'habitacle de ma voiture, continuait son récit, il me revint un souvenir de jeunesse. Je me revis à l'âge de sept ans. Je courais du salon à la cuisine en criant : « Maman ! Maman ! Il y a Oncle Saul à la télévision ! » C'était sa première affaire médiatique, le début de sa gloire. Sur les images, à côté de lui, son client. Dominic Pernell. Je me souviens que pendant plusieurs semaines j'avais fièrement raconté à qui voulait l'entendre qu'on voyait dans les journaux Oncle Saul et le patron de Papa. Ce que j'ignorais, c'est que Dominic Pernell avait été arrêté par la SEC[5] après avoir falsifié les comptes de Hayendras pour faire croire à ses employés à un bilan radieux, et leur revendre dans la foulée pour des millions de dollars de ses propres actions. Il fut condamné par un tribunal de New York à quarante-trois ans de prison. Dans les jours qui suivirent son arrestation, l'action Hayendras s'effondra complètement et sa valeur fut divisée par quinze. La compagnie fut rachetée pour une bouchée de pain par une importante firme allemande, qui existe toujours. Les 700 000 dollars de mon père et de Grand-père ne valaient plus désormais que 46 666,66 dollars.

Baltimore devint la punition de mon père. Leur maison, leurs voitures, les Hamptons, leurs vacances à Whistler, les fastes de Thankgsiving, l'appartement à la Buenavista, la patrouille privée d'Oak Park qui nous considérait comme des intrus : tout était là pour lui rappeler que, là où son frère avait réussi, il avait échoué.

*

Ce jour de juin 2011, après avoir parlé à sa mère, je téléphonai à Oncle Saul. Il semblait content de m'entendre.

— J'ai déjeuné avec ma mère, dis-je. Elle m'a parlé de la vente de la compagnie à Hayendras et de la façon dont Papa a perdu ses économies et celles de Grand-père.

— Dès que j'ai su qu'il avait acheté ces actions, j'ai vraiment essayé de convaincre ton père de les revendre. Après coup, ton père m'a reproché de ne pas lui avoir expliqué plus clairement la situation. Mais il faut que tu comprennes : à ce moment-là, Dominic Pernell était déjà sous le coup d'une enquête de la SEC, il m'avait contacté pour le défendre, je savais qu'il avait menti à ses employés et qu'il leur avait revendu ses actions. Je ne pouvais pas le révéler à ton père : je connais son sens de la justice, il aurait prévenu les autres employés. Ils étaient des milliers comme lui à avoir investi beaucoup d'argent dans des actions de leur propre compagnie. Mais si cela s'était su, si la SEC avait su que j'avais donné des informations à ton père. c'était la prison assurée pour ton grand-père, ton père et moi. Je ne pouvais que le supplier de vendre, il n'a pas voulu m'écouter.

— Est-ce que Grand-père en a voulu à Papa ?

— Je n'en sais rien. Il a toujours dit que non. Après ça, il y a eu une vague de licenciements chez Hayendras, mais ton père a heureusement pu garder son travail. Par contre, Grand-père avait perdu son capital pour sa retraite. Je l'ai aidé depuis ce jour-là.

— Est-ce que tu as aidé Grand-père à cause de la dispute ? Pour te faire pardonner ?

— Non, je l'ai aidé parce qu'il était mon père. Parce qu'il n'avait plus le moindre dollar. Parce que mon argent, je l'avais obtenu grâce à lui. Je ne sais pas ce que ta grand-mère t'a dit à propos de la dispute, mais la vérité est que cela a été un affreux quiproquo, et que j'ai été trop bête et trop fier pour le résoudre. Voilà un trait commun avec ton père : ces moments où l'on ne veut pas entendre raison et que l'on regrette ensuite toute sa vie.

— Grand-mère m'a dit que c'était à cause de ton engagement pour les droits civiques.

— Je n'ai jamais vraiment été engagé pour les droits civiques.

— Mais, et la photo sur la couverture du magazine ?

— J'ai participé à une seule manifestation, pour faire plaisir au père d'Anita, qui était un activiste engagé. Ta tante et moi nous sommes retrouvés au premier rang avec lui, et manque de chance, il y a eu cette photo. C'est tout.

— Comment ça ? Je ne comprends pas. Grand-mère a dit que tu étais sans cesse en train de voyager.

— Elle ne connaît pas toute l'histoire.

— Mais alors, que faisais-tu ? Et qu'est-ce qui a pu faire croire à Grand-père que tu étais tellement impliqué dans la défense des droits civiques ? Quand même, vous ne vous êtes plus parlé pendant douze ans !

Oncle Saul était sur le point de me le révéler, mais nous fûmes interrompus par la sonnette de la porte de sa maison. Il posa le combiné un instant pour aller ouvrir : j'entendis une voix de femme.

— Markie, me dit-il en reprenant la ligne, il faut que je te laisse, mon grand.

— C'est Faith ?

— Oui.

— Tu la fréquentes ?

— Non.

— Si c'était le cas, tu pourrais me le dire. Tu as le droit de voir quelqu'un.

— Je n'ai pas d'aventure avec elle, Markie. Ni avec elle, ni avec personne. Tout simplement parce que je n'en ai pas envie. Je n'ai aimé que ta tante et je l'aimerai toujours.

36.

J'étais métamorphosé par mes deux jours à New York lorsque je rentrai à Boca Raton. C'était le début du mois de mai 2012.

— Que vous arrive-t-il, mon vieux ? me demanda Leo en me voyant. Vous avez un air différent.

— Alexandra et moi nous sommes embrassés. Chez moi, à New York.

Il prit un air désabusé :

— Je pense que tout ça va vous aider à avancer votre roman.

— Cachez votre joie, Leo.

Il me sourit.

— Je suis heureux pour vous, Marcus. Je vous aime beaucoup. Vous êtes un type bien. Si j'avais eu une fille, j'aurais tout fait pour qu'elle vous épouse. Vous méritez d'être heureux.

Une semaine s'était écoulée depuis ma soirée avec Alexandra à New York et je n'avais aucune nouvelle. J'essayai de l'appeler deux fois, sans succès.

Sans nouvelles de sa part, j'en cherchai sur Internet. Sur le compte Facebook officiel de Kevin, je découvris qu'ils étaient partis à Cabo San Lucas. Je vis des photos d'elle au bord d'une piscine, avec une fleur dans les cheveux. Il avait l'indécence d'étaler sa vie privée aux yeux de tous. Ses photos avaient été reprises ensuite par des tabloïds. Je pus lire : Kevin Legendre fait taire les mauvaises rumeurs en publiant des photos de lui et Alexandra Neville en vacances au Mexique.

J'en fus affreusement blessé. Pourquoi m'avoir embrassé si c'était pour partir avec lui ensuite ? Ce fut finalement mon agent qui m'annonça la rumeur :

— Marcus, t'es au courant ? Il y aurait de l'eau dans le gaz entre Kevin et Alexandra.

— J'ai vu des photos d'eux très heureux à Cabo San Lucas.

— Tu as vu des photos d'eux à Cabo San Lucas. Apparemment, Kevin voulait se retrouver en tête à tête avec Alexandra et lui a proposé ce voyage. Cela fait quelque temps que ça ne va pas très bien entre eux, du moins c'est ce qui se dit. Elle n'aurait pas apprécié du tout qu'il diffuse des photos d'elle et lui sur les réseaux sociaux. Apparemment, elle est rentrée aussitôt à Los Angeles.

Je n'avais aucun moyen de vérifier si ce que disait mon agent était vrai. Dans les jours qui suivirent, je n'eus toujours aucune nouvelle. Je terminai de vider la maison de mon oncle. Des déménageurs vinrent prendre les derniers meubles. C'était étrange de voir l'intérieur complètement vide.

— Qu'allez-vous faire de cette maison à présent ? demanda Leo en inspectant les pièces.

— Je crois que je vais la vendre.

— Vraiment ?

— Oui. Vous me l'avez dit : les souvenirs sont dans la tête. Je crois que vous avez raison.

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