15.

Elena avait à peine quitté la pension que Stefan se précipita dans sa voiture, en direction de la forêt. Il se gara au même endroit que le jour de la rentrée — où il avait vu le corbeau — et se mit à refaire le trajet emprunté ce matin-là. Son sixième sens lui permit de retrouver sans difficulté son chemin — guidé par la forme d’un taillis, ou l’emplacement d’une racine noueuse — jusqu’à la clairière bordée de chênes. Là, sur un tapis de feuilles mortes, se trouvaient peut-être encore les restes du lapin.

Il inspira profondément et lança une pensée. Pour la première fois, il sentit l’amorce d’une réponse. Mais elle était si faible qu’il ne put la localiser. Un peu déçu, il fit demi-tour… et s’arrêta net.

Damon, les bras croisés, était nonchalamment adossé à un arbre, juste devant lui.

— Tu es là, c’était donc vrai… Ça fait une éternité qu’on ne s’était pas vus…

— Pas si longtemps que tu crois, répondit Damon de son ton désinvolte. Sache que je n’ai jamais perdu ta trace, pendant toutes ces années. Tu ne t’es douté de rien… Tes pouvoirs sont si faibles…

— Prends garde, Damon ! Je ne suis pas d’humeur à supporter tes railleries, ce soir.

— Oh ! C’est qu’il se mettrait en colère, le modèle de vertu ! Mais j’y pense ! Peut-être que tu n’as pas apprécié mes petites excursions sur ton territoire… Il faut dire que tu m’as tellement manqué ! Toi, mon frère !

— Arrête ton baratin ! Tu as commis un crime ce soir, et tu as voulu me faire croire que j’en étais l’auteur.

— Comment peux-tu en être sûr ? Qui te dit que nous n’avons pas agi ensemble ?

Et comme Stefan s’avançait vers lui, il ajouta :

— Attention ! Je ne suis pas non plus très bien luné. Il faut me comprendre : je n’ai réussi à mettre la main que sur un petit prof ratatiné, alors que toi, tu t’es régalé d’une jolie fille toute fraîche.

Stefan bouillait de rage.

— Laisse Elena tranquille, murmura-t-il d’un ton si menaçant que Damon fit un pas en arrière. Tu n’as pas cessé de vouloir rapprocher ces derniers temps, je le sais. Mais je te préviens, si tu essaies encore une fois, je te le ferai regretter.

— Ceux que tu peux être égoïste, alors ça a toujours ton défaut, d’ailleurs. Monsieur ne partage pas.

Heureusement que la belle Elena est plus généreuse… Elle ne ta pas parlé de notre petite aventure ? C’était la première fois qu’elle me voyait, et elle s’est presque donné corps et âme.

— Tu mens !

— Mais pas du tout mon cher. Je ne mens jamais à propos des choses importantes. Donc, à moins que ce ne soit qu’un détail… Enfin, ça ne change rien au fait qu’elle s’est pâmée dans mes bras… Elle doit avoir un petit faible pour les hommes en noir.

Et, tandis que Stefan écumait de colère, Damon ajouta d’un ton doucereux :

— Tu sais, tu te trompes complètement sur son compte.

Elle t’a rappelé Katherine et tu la prise pour une fille douce et docile. Mais ce n’est pas du tout ton type. Elle a du tempérament de feu qui n’est pas fait pour toi.

— Tandis que pour toi, elle est parfaite, c’est ça ? Damon croisa les bras avec un grand sourire.

— Oh, que oui !

Stefan se retint difficilement de se jeter sur son frère pour lui faire ravaler son sourire arrogant.

— Effectivement, répliqua-t-il, elle n’est pas aussi docile que Katherine : elle trouvera la force de te repousser. Maintenant qu’elle sait qui tu es, elle n’a que de la répulsion à ton égard : elle se mettra à l’abri de tes tentatives de séduction.

Damon haussa les sourcils.

— Vraiment ? Je voudrais bien voir ça ! Elle m’aimera lorsqu’elle constatera que j’assume pleinement ma nature de créature des ténèbres : le crépuscule.

— Ce que tu renvoies risque de lui paraître bien fade…

— Je suis inquiet pour toi, petit frère. Tu semble faible et nourri. Visiblement, cette petite garce n’est pas à la hauteur de ses promesses…

Stefan eut une irrépressible envie de meurtre. La seule chose qui l’empêcha de taillader la gorge de son frère c’était la certitude que son festin avait décuplé ses forces ; la vie volée quelques heures plus tôt le faisait rayonner de puissance.

— En effet, je me suis abreuvé abondamment ce soir, dit Damon comme s’il avait lu dans les pensées de Stefan.

Il eut un soupir nostalgique à l’évocation de ce plaisant souvenir.

— Il n’était pas bien gros, mais contenait une étonnante quantité de jus. Évidemment, il n’était pas aussi joli qu’Elena, et sentait beaucoup moins bon… Pourtant, je trouve toujours très réjouissant de sentir un autre sang courir dans mes veines.

Il fit quelques pas, jetant un coup d’œil autour de lui : Stefan ne put s’empêcher de remarquer que l’élégance de sa démarche et la grâce de ses mouvements s’étaient accentués au cours des siècles.

— Tiens, d’ailleurs, ça me donne des envies un peu folles, dit Damon en s’approchant d’un jeune arbre. Le végétal était presque deux fois plus grand que lui, et quand Damon l’enlaça, ses doigts ne firent pas le tour du tronc. Pourtant, ses muscles se murent sous sa chemise noire, se murent avec aisance, et l’arbre sortit du sol, les racines pendantes, laissant s’échapper une odeur de terre.

— Il ne me plaisait pas planté là, dit Damon en le lançant au loin.

— Et puis tiens, j’ai une autre idée.

L’air vibra comme sous l’effet d’une vague de chaleur Damon avait soudain disparu. Stefan avait beau tourné la tête en tous sens, il restait invisible.

— Là-haut, frérot !

Stefan leva le nez pour découvrir Damon perché sut une branche. Celui-ci disparut presque aussitôt dans un bruissement de feuilles.

— Par ici !

Stefan fit volte-face en sentant une petite tape sur son épaule. Personne !

— Ici !

Il se retourna de nouveau. Toujours rien !

— Essaie par-là plutôt !

Stefan avait beau brasser l’air furieusement, ses mains se refermaient toujours sur le vide.

— Ici, Stefan ! Cette fois, la voix parlait à son esprit Elle était si claire que la supériorité de Damon ne faisait aucun doute : Stefan savait que cette faculté n’était donnée qu’aux plus forts.

Il se retourna pour voir Damon là où il l’avait d’abord trouvé, contre le grand chêne. Mais cette fois, toute ironie l’avait quitté : son regard était impénétrable lèvres pincées dans une moue méprisante.

De quelles autres preuves as-tu besoin, Stefan. Tu es sans doute moins faible que ces pitoyables êtres humains ! Mais mon pouvoir à moi surpasse largement le tien ne peux pas le nier. Je suis bien plus rapide que toi, de toute façon. Et j’ai d’autres pouvoirs dont tu imagines à peine l’existence : ceux qu’utilisaient les tous premiers êtres de notre espèce. Et je n’aurai aucune hésitation à les utiliser contre toi.

— Alors, c’est pour ça que tu es venu ? Pour me torturer ?

— J’ai été plus clément envers toi que tu le penses. Tu t’es trouvé sur mon passage plus d’une fois, et je t’ai laissé la vie sauve. Mais, maintenant, c’est différent.

Damon s’écarta de l’arbre, continuant à voix haute :

— Je te préviens Stefan, n’essaie pas de te mettre en travers de ma route. Peu importe la raison de ma venue. Ce que je veux, c’est Elena, et si tu tentes quoi que ce soit pour m’en empêcher, je te tuerai.

— Tu peux toujours essayer…

La rage qui dévorait Stefan était plus ardente que jamais : Damon savait que cette force-là pouvait le pousser à entraver sa volonté.

— Tu ne m’en crois pas capable, sans doute ? Mais quand est-ce que tu comprendras enfin ?

À peine eut-il prononcé ces mots qu’il disparut. Stefan sentit alors de puissantes mains le saisir, et les premières tentatives qu’il fit pour les repousser restèrent inutiles. Il essaya ensuite d’atteindre son frère sous la mâchoire, sans plus de succès : il fut complètement immobilisé, dans le dos, aussi vulnérable qu’un moineau dans les griffes d’un chat.

Il feignit d’abandonner la lutte, puis soudain bomba tous ses muscles. La poigne d’acier de Damon ne fit que resserrer son étreinte, réduisant à néant ses efforts. La petite leçon que je vais te donner te guérira de ta stupide obstination.

Des doigts lui agrippèrent les cheveux, lui renversant la tête pour exposer sa gorge. Il se débattit comme il put.

— Tu te fatigues pour rien.

Des dents pénètrent sa chair, et il ressentit l’humiliation de la victime. Puis une douleur l’envahit, celle qui survient lorsque le donneur n’est pas consentant. Il commit l’erreur de vouloir lutter contre cette souffrance : elle ne fit que l’intensifier, à tel point qu’il eut l’impression de mourir. Tout son corps était en feu, en particulier à l’endroit où Damon avait planté ses dents. Un vertige le saisit.

Tout à coup, les mains le lâchèrent, et il s’écroula sur un tapis de feuilles mortes. Épuisé, il parvient péniblement à se mettre à quatre pattes.

— Tu vois bien que je suis plus fort que toi : je peux prendre ta vie quand je veux. Laisse-moi Elena, ou tu mourras.

Stefan fut frappé de l’expression de Damon : le regard fier, les jambes écartées, et le sang de sa victime encore sur les lèvres, il avait tout l’air d’un conquérant savourant sa victoire.

Souvent, Stefan avait regretté ce qu’il avait fait subir à son frère ; il se demandait comment réparer sa faute. A cet instant, submergé par la haine, il aurait voulu l’avoir plus cruellement traité, au contraire.

— Elena ne t’appartiendra jamais, dit-il en se relevant.

Il s’efforça d’avancer. Chaque partie de son corps le faisait terriblement souffrir, mais ce n’était rien par rapport à la honte que Damon lui avait infligée.

— Alors, ma leçon ne t’a pas servi ?

Stefan ne se retourna pas. Les dents serrées, il essayait de gagner du terrain, pas à pas, malgré la faiblesse qui avait gagné tous ses membres, luttant contre le besoin de se reposer par terre. Mais la voiture n’était plus très loin…

Il entendit un bruit dans son dos, et il tenta de se retourner. Mais ses réflexes ne répondaient plus : le mouvement derrière lui l’atteignit de plein fouet. Les ténèbres l’engloutirent tout à coup : il se sentit sombrer dans une obscurité absolue. Alors, soulagé, il comprit que c’était fini.

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