Lorsque Elena arriva, tous les amis qu’elle avait quittés au mois de juin se trouvaient là, de même que ceux qui essayaient de s’attirer ses bonnes grâces.
Caroline avait gagné au moins trois centimètres ; elle était plus longiligne que jamais et aurait pu faire la couverture de Vogue. Elle fixa Elena de ses yeux verts de chat, et la salua plutôt froidement.
Bonnie, quant à elle, n’avait pas grandi : sa tête rousse frisée arrivait toujours au menton d’Elena. Tiens, frisée ?
— Bonnie ! Qu’est-ce que t’as fait à tes cheveux ?
— T’en penses quoi ? Ça me grandit un peu, non ? dit Bonnie en jouant avec sa frange.
Ses petits yeux marron brillaient d’excitation, minant son visage en forme de cœur. Elena se tourna vers Meredith.
— Salut, Meredith ! Toi, par contre, t’as pas changé !
Elles s’embrassèrent avec effusion : celle-ci lui avait manqué plus que toutes les autres. Avec son teint mat et ses longs cils bruns, elle se passait très bien de maquillage. Elle observa Elena avec attention.
— Où est passé ton bronzage ? Je pensais que tu t’étais doré la pilule tout l’été sur la Côte d’azur !
— Tu sais bien que je ne bronze pas, dit Elena.
Son teint de porcelaine était presque aussi clair et diaphane que celui de Bonnie.
— Au fait, devinez ce que ma cousine m’a appris cet été ! intervint cette dernière en lui prenant la main.
Avant que quelqu’un ait le temps de répondre, elle annonça triomphalement :
— À lire dans les lignes de la main !
Il y eut des grognements dubitatifs et quelques rires.
— C’est ça ! Foutez-vous de moi ! D’après ma cousine, je suis médium… Alors, dit-elle en regardant la paume d’Elena, voyons voir…
— Dépêche, on va être en retard.
— OK., d’accord. Alors ça, c’est ta ligne de vie… ou peut-être bien ta ligne d’amour, je sais plus…
Quelqu’un ricana.
— Chuuut ! Laissez-moi me concentrer. Je vois… je vois…
Soudain, son visage exprima une intense stupéfaction.
Ses yeux écarquillés ne paraissaient plus voir la main d’Elena : ils étaient fixés sur autre chose, au-delà, quelque chose d’effrayant.
Meredith, derrière Bonnie, murmura :
— Tu vas rencontrer un inconnu, grand, brun.
Des rires éclatèrent. Mais Bonnie continua d’une voix étrange, qui semblait ne pas lui appartenir :
— Brun, oui… et inconnu… Mais pas grand. Enfin, il l’était… autrefois, ajouta-t-elle, sans comprendre, visiblement, ce qu’elle disait. Comme c’est étrange…
Puis elle repoussa brusquement la main d’Elena.
— Bon, ça suffit, maintenant, conclut Bonnie.
— Allez, on y va, dit Elena, subitement énervée.
Ces histoires de voyantes, c’était n’importe quoi ! Elle n’y croyait pas du tout, et pourtant, elle se sentait mal à l’aise. Son angoisse du matin menaçait de resurgir.
Alors que le petit groupe se dirigeait vers le lycée, le vrombissement d’un puissant moteur leur fit tourner la tête.
— Waouh… La bagnole ! dit Caroline.
— C’est une Porsche, les informa Meredith.
La voiture noire, rutilante, se gara sur le parking, et la portière s’ouvrit, laissant apparaître le conducteur.
— Waaaouh ! s’émerveilla Caroline.
— Tout à fait d’accord, dit Bonnie dans un souffle.
Elena aperçut un garçon mince et musclé qui portait un jean et un T-shirt moulants ainsi qu’un blouson en cuir à la coupe originale. Il avait les cheveux ondulés — et bruns. Mais il n’était pas grand. De taille moyenne, tout au plus. Elena sentit les battements de son cœur s’accélérer.
— Qui peut bien être ce mystérieux garçon ?
Il portait en effet des lunettes noires qui lui cachaient une bonne partie du visage.
— Ce mystérieux inconnu, ajouta quelqu’un.
Les commentaires fusaient.
— Vous avez vu son blouson ? Il vient d’Italie. Peut, être même de Milan.
— À t’entendre, on dirait que c’est là-bas que tu fais ton shopping, alors que t’es jamais sortie de ce trou !
— Hé ! Regardez Elena ! Elle a son regard de chasseuse…
— Bel inconnu brun mais petit devrait se méfier…
— Il est pas petit, il est parfait !
La voix de Caroline s’éleva par-dessus le brouhaha :
— Dis donc, Elena, t’as déjà Matt, ça devrait te suffire, non ? Qu’est-ce que tu ferais de deux mecs ?
— La même chose, mais deux fois ! railla Meredith.
Elles éclatèrent de rire. Le beau garçon avait refermé la portière et se dirigeait vers le lycée. L’air de rien, Elena lui emboîta le pas, suivie des autres filles, en groupe compact. Ça l’agaçait : où qu’elle aille, elle avait toujours quelqu’un sur les talons. Meredith sourit en croisant son regard contrarié.
— C’est ce qu’on appelle le revers de la médaille.
— Quoi ?
— Si tu veux continuer à être la reine du lycée, il faut en accepter les conséquences.
Elles pénétrèrent dans le bâtiment principal, et aperçurent, à quelques mètres devant elles, la silhouette rêve tue d’un blouson de cuir : elle s’engouffrait dans l’un des bureaux. Elena s’approcha en faisant mine de s’intéresser au tableau d’affichage, juste à côté de la porte vitrée du bureau. Les autres filles s’agglutinèrent immédiatement autour d’elle.
— Jolie vue !
— C’est un Armani, son blouson, j’en suis sûre.
— Tu crois qu’il est américain ?
Elena tendait l’oreille dans l’espoir de surprendre le nom de l’inconnu. Dans le bureau, Mme Clarke, la secrétaire chargée des inscriptions, regardait une liste tout en secouant la tête. Le garçon parla, et elle leva les yeux au ciel, l’air de dire : « Que voulez-vous que j’y fasse ? » Puis, elle scruta une nouvelle fois la liste et remua la tête, d’un air catégorique cette fois. Il s’apprêtait à faire demi-tour, mais se ravisa.
Elena vit l’expression de Mme Clarke se métamorphoser. L’inconnu avait ôté ses lunettes noires pour fixer la secrétaire, qui avait les yeux écarquillés ; sa bouche s’ouvrit, mais aucun mot ne parut en sortir. Le regard rivé à celui du garçon, elle se mit à farfouiller dans ses papiers et finit par trouver un formulaire sur lequel elle griffonna quelque chose avant de le lui tendre. Il le remplit hâtivement, le signa et le lui rendit. Mme Clarke jeta un bref coup d’œil à la feuille, mais elle semblait incapable de quitter l’inconnu des yeux très longtemps. Elle explora à tâtons une pile de documents et lui tendit ce qui ressemblait à un emploi du temps. Il la remercia d’un hochement de tête avant de quitter le bureau.
Elena brûlait de curiosité. Comment avait-il réussi à persuader la secrétaire ? Et surtout, à quoi ressemblait-il sans ses lunettes ? Elle fut très déçue de constater qu’il les avait remises sitôt sorti du bureau. Elle put néanmoins l’observer plus attentivement : les cheveux ondulés encadraient un visage aux traits si fins qu’il ressemblait aux profils de la Rome antique frappés sur certaines pièces de monnaie. Des pommettes saillantes, un nez droit… et une bouche irrésistible ; la lèvre supérieure était sculptée à la perfection, révélant à la fois sensibilité et sensualité. Les autres filles restaient muettes d’admiration. La plupart détournèrent timidement les yeux. Elena, immobile jusqu’alors, défit le ruban qui retenait ses cheveux, les libérant d’un mouvement de tête.
L’inconnu s’engagea dans le couloir sans l’honorer d’un seul regard. Dès qu’il fut hors de vue, un concert de chuchotements s’éleva. Elena était trop interloquée pour y prêter attention : il était passé devant elle en l’ignorant ! Perdue dans ses pensées, elle entendit à peine la cloche sonner. Meredith la tirait par le bras.
— Quoi ?
— Voilà ton emploi du temps. On a maths au deuxième étage. Allez, grouille-toi !
Elle se laissa entraîner jusqu’à leur salle, s’installa à un bureau et fixa le professeur d’un air absent. Elle était encore sous le choc. Il ne lui avait même pas jeté un coup d’œil… Elle ne se souvenait pas avoir été traitée ainsi par un garçon. Tous la dévoraient des yeux, sans exception.
Certains sifflaient d’un air admiratif, d’autres osaient lui parler, d’autres encore ne faisaient que la contempler. Et elle avait toujours trouvé ça parfaitement normal.
Après tout, les garçons étaient son centre d’intérêt favori : leurs réactions lui donnaient une idée de sa beauté et sa cote de popularité, sans compter toutes les autres choses auxquelles ils pouvaient servir… Parfois même.
Il s’en trouvait des passionnants, mais ça ne durait jamais et très longtemps. Certains, en revanche, étaient carrément insupportables dès le départ. Elena comparait la plupart d’entre eux à de braves toutous : adorables au début, puis vraiment lassants. Seuls quelques-uns parvenaient à franchir ce cap, comme Matt. Matt… L’an dernier, elle avait espéré qu’elle éprouverait pour lui un sentiment qui dépasserait le plaisir de la conquête et la fierté de s’afficher avec lui devant ses copines. Peu à peu, elle avait nourri une sincère affection à son égard. Mais pendant l’été, elle s’était rendu compte qu’elle l’aimait comme un frère. Mme Halpern distribuait les manuels de géométrie.
Elena prit le sien et écrivit machinalement son nom à l’intérieur.
C’était pour cette raison qu’elle avait décidé de lui annoncer que leur histoire était finie. Elle n’avait pas osé lui écrire, et elle ne savait toujours pas comment le lui dire. Elle ne craignait pas tant sa réaction à lui que de s’embrouiller, elle. Chaque fois qu’elle pensait avoir trouvé le bon, elle réalisait qu’elle s’était trompée, et qu’il manquait quelque chose à leur relation. Et il lui fallait recommencer.
Heureusement, les candidats ne manquaient pas. Jamais aucun garçon ne lui avait résisté… , jusqu’à aujourd’hui. Au souvenir de cet horrible moment, elle serra rageusement les doigts autour de son stylo, Comment avait-il pu la snober ainsi ? La cloche sonna, libérant les élèves, qui se ruèrent dans le couloir. Elena s’arrêta sur le pas de la porte pour scruter les alentours. Elle aperçut enfin une des filles qui étaient avec elle sur le parking.
— Hé, Frances, viens voir !
La jeune fille approcha, tout sourire.
— Tu sais, le mec de ce matin…
— Le canon à la Porsche ? Je ne suis pas prête de l’oublier…
— Voilà : je veux son emploi du temps. Débrouille-toi, fouille dans les bureaux, demande-le-lui carrément, mais trouve-le-moi !
Frances eut d’abord l’air étonné, puis elle sourit en hochant la tête.
— OK, je vais essayer. Je te rejoins à la cantine si j’ai quelque chose.
— Merci.
Elena regardait Frances s’éloigner quand une voix chuchota à son oreille :
— Tu sais quoi ? T’es complètement tarée !
— Meredith, c’est moi la reine du lycée, il faut bien que ça me serve à quelque chose de temps en temps. — Bon, et maintenant, j’ai quoi comme cours ?
Son amie lui fourra un emploi du temps dans les mains.
— Toi, t’as éco, moi, chimie. J’y vais, je suis en retard. À plus !
L’économie et le reste de la matinée passèrent comme un rêve. Elena regretta de n’avoir aucun cours en commun avec le bel inconnu. En revanche, elle se retrouva dans la même salle que Matt ; elle eut un pincement au cœur en croisant ses beaux yeux bleus remplis de joie.
À l’heure du déjeuner, elle se dirigea vers la cantine, tout en saluant en chemin ceux qu’elle n’avait pas encore vus. Caroline, nonchalamment adossée à un mur, près de l’entrée, l’air fier et la taille cambrée, discutait avec deux garçons, qui se turent en se donnant des coups de coudes dès qu’ils virent Elena.
— Salut ! leur lança Elena, avant de s’adresser à Caroline.
— Tu viens déjeuner ?
Caroline se passa les doigts dans ses cheveux brillants, tournant à peine la tête.
— Quoi ! Tu veux qu’on aille manger ensemble ?
L’amertume dans la voix de Caroline surprit Elena.
Elles étaient amies depuis la maternelle et leur compétition annuelle pour décrocher le titre de reine du lycée avait toujours été un jeu. Mais, dernièrement, Caroline prenait visiblement leur rivalité très au sérieux.
— T’es encore digne de partager la table royale avec moi… , répondit Elena sur le ton de la blague.
— J’espère bien ! reprit Caroline en la fixant droit dans les yeux.
Elena lut dans son regard une hostilité qui la déconcerta. Les deux garçons affichèrent un sourire gêné, et s’éloignèrent, ce que Caroline ne sembla même remarquer.
— Tu sais, les choses ont changé cet été, pendant ton absence. Il se pourrait bien que tes jours sur le trône soient comptés…
Elena sentit le feu lui monter aux joues. Elle dut faire un effort pour garder son calme.
— Peut-être. Mais si j’étais toi, j’attendrais un peu avant d’acheter mon sceptre.
Elle tourna les talons sans attendre la réplique de Caroline et entra dans la cantine, soulagée d’apercevoir Meredith, Bonnie et Frances assises à une table. Après avoir fait la queue au self-service, elle les rejoignit. Elle n’allait pas laisser Caroline lui saper le moral. Le mieux était de l’oublier.
— Je l’ai, annonça aussitôt Frances en agitant une feuille de papier.
— Et moi, j’ai récolté plein d’infos intéressantes, ajouta Bonnie. Il est en bio avec moi, et je suis assise juste en face de lui ! Il s’appelle Stefan Salvatore, il est italien, et il loue une chambre chez la vieille Mme Flowers, dans la pension à la sortie de la ville. Il est super galant… Caroline a fait tomber ses bouquins et il s’est empressé de les ramasser…
— Quelle maladroite, cette Caroline… , lança Elena d’un ton ironique. Et puis ? Quoi d’autre ?
— Ben, c’est tout. Il ne lui a pas dit grand-chose, apparemment.
Il est trrrès mystérieux, comme mec. Mlle Endicott ma prof de bio, a essayé de lui faire enlever ses lunettes de soleil, mais il a refusé. Il a prétendu avoir un problème aux yeux.
— Quel genre ?
— J’en sais rien. Peut-être une maladie incurable et mortelle. Ce serait super romantique, non ?
— Très, répondit Meredith. Elena s’absorba dans la lecture de son emploi du temps en se mordillant la lèvre.
— Je suis avec lui en dernière heure, en histoire de l’Europe. Et vous ?
— Moi, oui, dit Bonnie. Caroline aussi. Et même Matt, je crois, parce que je l’ai entendu dire un truc du genre : « Pas de pot, je me tape encore Tanner cette armée. »
« Super ! » pensa Elena en plantant sa fourchette dans sa purée. Ce cours allait être tout à fait passionnant…
« Ouf, plus qu’une heure ! » se dit Stefan. Il avait hâte de s’extraire de cette foule où il captait, malgré lui, tant de pensées simultanément qu’il en avait mal à la tête. Ça ne lui était pas arrivé depuis des années. Une fille en particulier l’avait intrigué plus que toutes autres. Il ignorait à quoi elle ressemblait : il avait seulement senti son esprit, et il savait qu’elle l’avait suivi du regard dans le couloir. Il était certain de la reconnaître, car elle était dotée d’une rare personnalité.
Pour l’instant, il s’était plutôt bien sorti de cette première journée, malgré ses mensonges : il n’avait eu recours à ses pouvoirs que deux fois. Mais il était épuisé et, il devait bien l’admettre, le lapin n’avait pas suffi. Il s’assit dans la salle où devait avoir lieu son dernier cours en essayant d’oublier la faim qui le tenaillait.
Aussitôt, une sorte de lumière envahit sa conscience, il comprit que la fille qui l’intéressait se trouvait dans son champ de vision. Elle était assise juste devant Au même moment, elle se retourna, et il découvrit son visage. Il retint un cri. Katherine ? Mais, non, c’était impossible. Katherine était morte. Pourtant, la ressemblance était confondante : les mêmes cheveux blond pâle presque translucides, la même peau d’albâtre qui rosissait à hauteur des pommettes, et surtout, les mêmes yeux… , Les yeux de Katherine étaient d’un bleu unique, plus foncé que celui du ciel, aussi brillant que le lapis-lazuli qui ornait son diadème. L’inconnue venait de plonger ces yeux-là dans les siens en souriant. Il détourna la tête, se refusant à penser à Katherine.
Mais cette fille lui rappelait si violemment la femme qu’il avait aimée ! Il tenta de barricader son esprit du mieux qu’il pouvait en fixant son bureau. Enfin, lentement, elle se détourna, visiblement blessée, ce dont il était satisfait, espérant qu’elle garderait dorénavant ses distances. Pourtant, il avait beau se dire qu’il n’éprouvait rien pour elle, il ne pouvait rester insensible au parfum subtil de la violette, lui semblait-il qui émanait de son long cou, dont il entraperçu la blancheur. À cette vue, il fut envahi par une sensation familière : la faim, qui recommençait à lui brûler les entrailles, et qu’il ne pourrait pas satisfaire de sitôt.
Pour oublier cette douleur, il concentra toute son attention sur le professeur, qui allait et venait dans la classe il fut d’abord surpris, car bien qu’aucun élève ne pût répondre à ses questions, M. Tanner s’acharnait sur eux, comme s’il tentait de leur faire honte en leur montant l’étendue de leur ignorance. Il venait de trouver une nouvelle victime, une fille au visage en forme de cœur encadré par des cheveux roux frisés. Stefan écouta avec dégoût le professeur l’assaillir de questions. Lorsqu’enfin il se détourna d’elle pour s’adresser à l’ensemble de la classe, elle semblait épuisée.
— Laissez-moi vous dire une bonne chose. Vous êtes en terminale ; bientôt, vous irez à l’université, et cela vous fait croire que vous êtes des petits génies. Mais la vérité, c’est que certains d’entre vous n’ont même pas le niveau pour entrer à l’école primaire. Regardez-moi celle-là : elle ne sait pas ce que c’est que la Révolution française, et elle pense que Marie-Antoinette était une star du muet !
Les élèves se tortillaient sur leur chaise, mal à l’aise, visiblement humiliés. Stefan fut surtout étonné de percevoir leur peur : même les plus costauds craignaient ce petit homme malingre aux yeux de fouine !
— Bon, vous aurez peut-être plus de chance avec la Renaissance, dit le professeur en se tournant de nouveau vers la petite rousse. Pouvez-vous nous dire, à quoi… Vous savez évidemment de quoi je parle ? Il s’agit de la période qui s’étend sur les XVe et XVIe siècles, au cours de laquelle l’Europe a redécouvert les grandes idées de la Grèce antique et de Rome, et qui a produit les plus illustres très artistes et penseurs. Ça vous dit quelque chose ?
Comme sa victime opinait confusément du chef poursuivit :
— Pouvez-vous nous dire à quoi s’occupaient les gens de votre âge, à cette époque ?
L’élève déglutit péniblement et, avec un petit sourire gêné, répondit :
— Ils jouaient au foot ?
La classe entière éclata de rire, alors que le professeur prenait un air furieux.
— Taisez-vous, ordonna-t-il. Vous vous trouvez drôle ? Figurez-vous qu’en ce temps-là, les élèves de votre âge parlaient couramment plusieurs langues. Ils maîtrisaient parfaitement la logique, les mathématiques, l’astronomie, la philosophie et la grammaire. Ils avaient tous le niveau pour entrer à l’université, où les cours se faisaient en latin. Le football était la dernière chose…
— Excusez-moi.
Tous les élèves se tournèrent vers la voix calme qui avait interrompu le professeur en pleine harangue.
— Pardon ?
— Excusez-moi, répéta Stefan en se levant après avoir ôté ses lunettes. Vous vous trompez. Pendant la Renaissance, les étudiants étaient vivement encouragés à pratiquer divers jeux, surtout les sports collectifs, car on leur apprenait qu’il fallait un esprit sain dans un corps sain. Ils jouaient ainsi beaucoup au cricket, au tennis — et même au football.
Il se tourna en souriant vers la petite rousse, qui lui retourna un regard reconnaissant, avant d’ajouter, à l’adresse du professeur :
Mais le cœur de leur enseignement était consacré à la courtoisie et aux bonnes manières. Je suis sûr que c’est écrit dans votre manuel.
Les élèves, ravis, virent leur professeur virer au rouge et se mettre à bafouiller tandis que Stefan le contraignait à détourner le regard du sien.
La clocha sonna. Le jeune homme remit ses lunettes et réunit hâtivement ses affaires : il avait suffisamment attiré l’attention sur lui et, surtout, il ne voulait pas croiser une nouvelle fois les yeux de la blonde. S’ajoutait à cela la sensation de brûlure familière qui parcourait tout son corps : il devait s’éclipser le plus vite possible.
Il s’apprêtait à passer la porte lorsque quelqu’un lança :
— C’est vrai qu’ils jouaient au foot à cette époque ? Il se retourna avec un sourire.
— Parfaitement. Et parfois même avec la tête des prisonniers de guerre.
Il passa près d’Elena sans daigner lui accorder un regard. Pour achever le malheur de la jeune fille, Caroline se délectait de cette scène. Elena se sentit si humiliée que les larmes lui montèrent aux yeux. Mais elle avait encore assez de fierté pour les ravaler. Elle n’avait plus qu’une idée en tête : le conquérir coûte que coûte, quel que soit prix à payer.