7 Une simple façon de penser

Assise sur son lit, Elayne passa de la main gauche le dernier des cent coups requis pour entretenir sa chevelure, puis elle rangea la brosse dans son petit nécessaire de voyage en cuir, le poussant ensuite sous le lit. Après une journée consacrée à canaliser le Pouvoir – afin de fabriquer des ter’angreal – elle avait comme une barre derrière les yeux. Décidément, elle passait bien trop de temps à essayer de créer des ter’angreal. En équilibre instable sur leur tabouret branlant, Nynaeve avait depuis longtemps fini de brosser sa longue crinière et elle s’affairait à retisser sa natte pour la nuit. Son visage brillait de sueur.

Même avec l’unique fenêtre ouverte, la petite chambre était une fournaise. Alors que la lune pleine brillait dans un ciel piqueté d’étoiles, la bougie agonisante des deux femmes leur fournissait une très chiche lumière. À Salidar, les chandelles et les lampes à huile manquaient cruellement. Du coup, on les rationnait, sauf pour les gens qui devaient faire des travaux d’écriture.

La chambre étant minuscule, avec à peine assez de place pour aller et venir entre les lits, les affaires des deux femmes étaient entassées dans deux coffres de bois renforcé de cuivre. Les robes d’Acceptée et les capes – dont elles n’avaient pas le moins du monde besoin en ce moment – pendaient à des patères fixées aux murs dont le plâtre craquelé et jauni laissait par endroits apercevoir l’armature de bois. Une petite table tout aussi bancale que le tabouret tenait tout juste entre les deux lits, et dans le « coin toilette », sur une autre table, reposaient une cuvette et un broc blancs copieusement ébréchés. En matière de privilèges, même des Acceptées dont on tapotait la tête à tout bout de champ n’étaient pas mieux traitées que les autres.

Sur la table, dans un vase jaune au col fendu posé entre deux poteries d’un marron tirant sur l’ocre, quelques fleurs sauvages bleues et jaunes finissaient de se faner. Abusées par le climat, les pauvres s’étaient autorisé une floraison tardive qui ne leur avait jamais permis de s’épanouir. Avec le pinson qui s’ennuyait ferme dans sa cage d’osier, elles constituaient néanmoins le seul îlot de couleur vive de la chambre. Quant à l’oiseau, Elayne l’avait recueilli et soignait sa patte cassée. Précédemment, elle avait tenté en vain de mobiliser ses maigres compétences en guérison pour sauver un autre pinson, mais le choc avait tué cette créature bien trop petite et bien trop fragile.

Assez de plaintes ! pensa la Fille-Héritière.

Si les Aes Sedai vivaient un peu mieux, le sort des novices et des serviteurs était encore pire que le sien, et les soldats de Gareth Bryne dormaient presque tous à même le sol.

Quand on ne peut rien changer, on supporte tout !

Encore une des phrases favorites de Lini. Eh bien, à Salidar, il fallait supporter l’absence de luxe – non, de confort, tout simplement – et la chaleur accablante.

Elayne écarta son chemisier de sa peau et souffla dans l’espace ainsi ménagé.

— Nous devons arriver avant elles, Nynaeve. Tu sais de quelle humeur elles sont quand on les force à attendre.

Sans un souffle de vent et dans un air si surchauffé, même une momie aurait transpiré à grosses gouttes. Il devait bien y avoir quelque chose à faire au sujet du climat. Pourtant, si ça avait été le cas, les Régentes des Vents du Peuple de la Mer auraient déjà trouvé une solution. Cela dit, Elayne aurait pu imaginer quelque chose elle-même, si les Aes Sedai ne l’avaient pas gardée occupée en permanence avec les ter’angreal. Une Acceptée avait en théorie le droit d’organiser ses études comme elle l’entendait, mais là…

Si elles pensaient que je peux leur montrer comment créer des ter’angreal tout en mangeant, je n’aurais plus une minute à moi.

Au moins, le lendemain, elle bénéficierait d’un répit…

Tout en marchant vers son lit, Nynaeve, sourcils froncés, jouait avec le bracelet de l’a’dam qu’elle portait au poignet. Elle insistait pour qu’une d’elles le porte en permanence, même la nuit, alors que l’artefact induisait des rêves étranges et désagréables. Une précaution inutile, car l’a’dam, même accroché à une patère, aurait retenu prisonnière Moghedien – qui partageait en plus une chambre minuscule avec Birgitte. Très douée pour jouer les geôlières, l’héroïne avait en plus le don de flanquer la trouille à la Rejetée. Sans doute parce qu’elle n’avait aucune raison de vouloir qu’elle vive, et tous les motifs de souhaiter sa mort.

Ce soir, le bracelet serait encore plus inutile que d’habitude…

— Nynaeve, elles vont attendre !

L’ancienne Sage-Dame soupira dédaigneusement, car elle détestait être aux ordres de quelqu’un. Elle prit pourtant sur la table de chevet un des deux anneaux de pierre aplatis qui s’y trouvaient. Les deux étant trop grands pour qu’on se les passe au doigt, l’un était veiné de bleu et de marron, et l’autre de rouge et de bleu. Et chacun, bien entendu, était distordu de façon à n’avoir qu’une seule face, si on suivait celle-ci du bout d’un doigt. Dénouant la cordelette qui entourait son cou, Nynaeve y ajouta l’anneau bleu et marron à côté de la lourde chevalière d’or de Lan – qu’elle caressa du bout des doigts avant de remettre le tout sous sa chemise de lin.

Elayne saisit l’anneau rouge et bleu et l’étudia pensivement.

Les deux bijoux étaient des copies d’un ter’angreal désormais en la possession de Siuan. En dépit de leur apparence, ces artefacts étaient d’une complexité qui dépassait l’imagination. Si on dormait avec l’un d’eux contre sa peau, on était transportée dans le Monde des Rêves – Tel’aran’rhiod –, une sorte de reflet de l’univers réel. Ou de tous les univers, car selon certaines Aes Sedai, il en existait une infinité, comme si toutes les variations possibles de la Trame existaient bel et bien, générant ensemble une sorte de Trame géante. L’essentiel, cependant, restait que Tel’aran’rhiod reflétait ce monde-ci et offrait des possibilités extrêmement utiles. Cerise sur le gâteau, la Tour Blanche ignorait comment y accéder – en tout cas, elle en donnait bien l’impression.

Même si ces copies étaient moins efficaces que l’original, elles fonctionnaient. Avec le temps, Elayne devenait de plus en plus habile : sur quatre tentatives de reproduire l’anneau, une seule avait échoué. Un pourcentage bien meilleur que lorsqu’elle tentait de créer à partir de rien. Mais qu’arriverait-il si un de ses « ratés » faisait pire que de ne pas fonctionner ou qu’être défectueux ? En étudiant des ter’angreal, des Aes Sedai avaient été accidentellement calmées. « Carbonisées », disait-on dans ces cas-là, ce qui ne changeait rien au résultat final et… définitif.

Nynaeve n’était pas d’accord sur le « définitif ». Quoi d’étonnant chez une femme qui ne serait pas satisfaite avant d’avoir guéri un sujet mort depuis trois jours ?

Elayne fit tourner l’anneau entre ses doigts. Son action était assez facile à comprendre, mais le « comment » lui échappait toujours. Les clés, c’étaient pourtant « comment » et « pourquoi ». En ce qui concernait les anneaux, selon elle, le jeu de couleurs était aussi important que la forme. Tout objet différent n’avait absolument aucun effet, et le « raté » uniformément bleu se contentait de vous flanquer des cauchemars abominables. Hélas, la Fille-Héritière n’était pas parvenue à reproduire les veinures rouges, bleues et marron de l’original. Pourtant, la structure de ses copies correspondait, tout comme la configuration interne de leurs molécules, impossible à observer sans recourir au Pouvoir. Mais pourquoi les couleurs importaient-elles ?

Il semblait y avoir un point commun dans la structure interne des ter’angreal qui exigeaient pour fonctionner qu’on canalise le Pouvoir, et un autre pour ceux qui se contentaient de l’utiliser. Grâce à cette découverte accidentelle, la Fille-Héritière avait réussi à tenter la création d’artefacts inédits. Mais elle ignorait encore trop de choses pour procéder autrement qu’à l’aveuglette.

— Tu vas rester assise là toute la nuit ? demanda Nynaeve.

Elayne sursauta. Après avoir reposé sur la table une des tasses en poterie, l’ancienne Sage-Dame se coucha sur son lit, les mains croisées sur le ventre.

— C’est toi qui as insisté pour qu’elles n’attendent pas. En ce qui me concerne, leur donner un prétexte de nous voler dans les plumes – ces vieilles chouettes adorent ça ! – ne me fait ni chaud ni froid.

Elayne s’empressa de glisser l’anneau – qui n’était plus vraiment en pierre, même s’il en avait été ainsi au début du processus de reproduction – à une cordelette qu’elle se noua autour du cou. La deuxième coupe contenait elle aussi une décoction d’herbe préparée par Nynaeve – et adoucie au miel pour être moins amère. La Fille-Héritière la vida à moitié, une quantité suffisante, avait-elle constaté d’expérience, pour l’endormir même quand elle avait une migraine. Ce soir, il n’était pas question de devoir compter les moutons…

Une fois couchée, Elayne éteignit la bougie avec le Pouvoir, puis elle agita son chemisier pour s’aérer. Au moins, ça faisait un peu circuler l’air.

— J’aimerais qu’Egwene se remette… J’en ai assez des bribes d’informations que Sheriam et les autres nous jettent comme des miettes de pain. Je veux savoir ce qui se passe.

Un sujet délicat, s’avisa la Fille-Héritière. Un mois et demi plus tôt, Egwene avait été blessée à Cairhien, le jour de la mort de Moiraine et de Lanfear. Celui où Lan était parti on ne savait où.

— Les Matriarches affirment qu’elle se remet, souffla Nynaeve dans son demi-sommeil. (Pour une fois, elle ne semblait pas avoir fait le rapprochement avec Lan.) C’est en tout cas ce que disent Sheriam et ses proches compagnes. Et elles n’auraient aucune raison de mentir, même si ça leur était permis.

— Je donnerais cher pour regarder par-dessus l’épaule de Sheriam, demain soir.

— Autant rêver de… (Nynaeve s’interrompit pour bâiller.) Rêver que le Hall te nomme Chaire d’Amyrlin, tant que tu y es ! Mauvais exemple, je te l’accorde… Le temps que ces sœurs se décident, tu auras peut-être l’expérience et l’âge requis.

Elayne voulut répondre, mais elle en fut empêchée par un bâillement, comme sa compagne – qui s’était mise à ronfler, pas très fort, mais avec une régularité de métronome. La Fille-Héritière ferma les yeux, mais son esprit lutta pour ne pas s’endormir.

Le Hall se montrait vraiment nonchalant, ses membres siégeant souvent moins d’une heure par jour – voire pas du tout, à l’occasion. Quand on s’adressait à l’une des représentantes, on en retirait le sentiment qu’il n’y avait aucune urgence. Bien entendu, les représentantes des six Ajah – à Salidar, il n’y avait pas de sœurs rouges, ça tombait sous le sens – ne confiaient pas ce qui se disait en séance à leurs collègues, et encore moins aux Acceptées. Pourtant, elles auraient eu toutes les raisons du monde de se presser. Si leurs intentions demeuraient secrètes, leurs réunions ne l’étaient sûrement plus, et la Tour Blanche, dirigée par Elaida, ne continuerait pas à les ignorer jusqu’à la fin des temps. Pour ne rien arranger, les Capes Blanches n’étaient qu’à quelques lieues de là, en Amadicia, et des rumeurs circulaient au sujet de fidèles du Dragon présents en Altara, où se trouvait Salidar. Si Rand ne les contrôlait pas, seule la Lumière savait de quoi les fidèles du Dragon pouvaient être capables. Le Prophète en était un bon exemple – enfin, façon de parler. Des émeutes, des maisons et des fermes brûlées, des gens tués parce qu’ils ne soutenaient pas avec assez de ferveur le Dragon Réincarné…

Les ronflements de Nynaeve évoquaient un tissu qui se déchire dans le lointain. Après un autre bâillement, Elayne se tourna sur le côté et enfouit sa tête dans l’oreiller. Des raisons de se presser… Sammael était en Illian, et la frontière de ce pays se trouvait à quelques centaines de lieues de Salidar – quand il s’agissait d’un des Rejetés, c’était toujours trop près. À part ça, nul ne savait où étaient les autres Rejetés, ni ce qu’ils complotaient. Et Rand ! Les représentantes auraient dû s’inquiéter à son sujet. Non qu’il fût dangereux – voilà qui n’arriverait jamais ! Mais il était la clé de tout, et la Trame se tissait vraiment autour de lui. Quoi qu’il arrive, elle ferait de lui son Champion.

Min… La délégation devait être à mi-chemin de Caemlyn, désormais. D’autant plus qu’il n’y avait pas de neige pour la ralentir. Encore un mois avant d’arriver… Bien sûr, savoir que Min allait voir Rand n’inquiétait pas Elayne. Pour qui cette fille se prenait-elle ? Min…

Sombrant dans le sommeil, Elayne bascula dans le Monde des Rêves…

… Et se retrouva au milieu de la rue principale de Salidar, dans le silence de la nuit, la lune gibbeuse brillant dans le ciel. Constatant qu’elle y voyait bien plus clairement qu’elle l’aurait dû avec la seule lumière de l’astre nocturne, la Fille-Héritière ne s’étonna pas. En Tel’aran’rhiod, on avait toujours une impression de luminosité venant de partout et de nulle part à la fois – comme si l’obscurité elle-même avait pu luire. Il en allait de même dans les rêves, et au fond, c’était un songe, même s’il n’avait rien d’ordinaire.

Le reflet de Salidar était très fidèle, sans pour autant être une copie conforme, surtout à cause du calme surnaturel – même en pleine nuit – qui y régnait. Toutes les fenêtres étaient obscures et une sensation de vide pesait sur le village, comme si personne n’occupait ses bâtiments. Et c’était bien le cas, ici…

Le cri d’un oiseau de nuit fut relayé par un autre, puis par un troisième, et il y eut un bruissement dans les ombres, comme si une créature s’enfuyait. Mais si les animaux sauvages étaient présents, il n’y avait pas de chevaux dans les écuries, pas davantage dans les enclos, et pas de moutons et de vaches dans les clairières où on les avait rassemblés. Aucun animal domestique, en d’autres termes…

Entre un coup d’œil et un autre, des détails se modifiaient. Si les bâtiments au toit de chaume ne changeaient pas, un tonneau de récupération de l’eau de pluie pouvait ne plus être au même endroit, ou même avoir disparu. Pareillement, une porte ouverte était susceptible de se refermer toute seule. Plus une chose était transitoire dans le monde réel, moins son reflet se révélait stable et plus sa position ou sa condition pouvaient fluctuer.

De temps en temps, une silhouette apparaissait et disparaissait dans les rues obscures. Parfois, ces spectres fugitifs semblaient même glisser sur le sol plutôt que marcher. Si les rêves de bien des gens pouvaient les conduire en Tel’aran’rhiod, le séjour ne durait jamais longtemps, et c’était une chance. Car ce qui arrivait à un dormeur dans le Monde des Rêves ne s’effaçait pas à son réveil. En d’autres termes, quand on y mourait, c’était pour de bon.

Un étrange reflet, vraiment. Seule la chaleur semblait identique.

Nynaeve était là, dans sa robe blanche d’Acceptée à l’ourlet composé de bandes de couleur. Fidèle à sa nature, elle s’impatientait aux côtés de Leane et de Siuan. Bien entendu, elle avait le bracelet, même si, depuis Tel’aran’rhiod, il n’aurait aucune influence sur le monde éveillé. Moghedien y était toujours liée, mais Nynaeve, sortie de son corps, ne sentirait rien par l’intermédiaire de l’a’dam.

Leane resplendissait de majestueuse sveltesse. Hélas, au goût d’Elayne, sa robe domani à peine opaque détournait l’attention de son incontestable élégance. La couleur du vêtement changeait sans cesse, le genre d’inconvénient qui se produisait jusqu’à ce qu’on ait vraiment appris à « dominer » le Monde des Rêves.

Siuan, en revanche, s’en tirait très bien. Vêtue d’une robe bleue très simple, elle avait choisi un décolleté juste assez généreux pour qu’on voie l’anneau de pierre original qui pendait à son cou, accroché à un collier. Cela dit, de la dentelle apparaissait de temps en temps sur la robe et le collier oscillait entre une stricte chaîne d’argent et une rivière de pierres précieuses – des rubis, des émeraudes, des gouttes de feu – assortie à de superbes boucles d’oreilles.

L’anneau original pendant à son cou, Siuan semblait avoir autant de substance que les solides bâtiments. À ses propres yeux, Elayne paraissait tout aussi réelle, mais les autres, elle le savait, la voyaient comme une vision brumeuse, ainsi que lui apparaissaient Nynaeve et Leane. Si diaphanes, en réalité, qu’elle aurait pu croire qu’elle voyait les rayons de lune à travers leur corps. Les choses se passaient ainsi quand on utilisait une copie de l’anneau. La Fille-Héritière sentait la Source Authentique, mais dans son état, le saidar lui semblait… frêle. Et si elle avait tenté de le canaliser, le résultat aurait été tout aussi ténu. Avec l’artefact original que portait Siuan, il en aurait été autrement – mais c’était ça, le prix à payer, quand quelqu’un avait percé au jour des secrets qu’on ne voulait pas entendre crier sur tous les toits. Se fiant à l’original plus qu’aux copies d’Elayne, l’ancienne Chaire d’Amyrlin l’avait en somme annexé – même si elle le prêtait parfois à Leane – tandis qu’Elayne et Nynaeve, pourtant en mesure d’utiliser le saidar, devaient faire avec les copies.

— Où sont-elles ? demanda Siuan, l’encolure de sa robe fluctuant sans cesse.

La soie était verte, désormais, et le collier se composait de grosses pierres de lune.

— D’abord, elles plongent un aviron dans mon eau et se mettent à ramer, puis elles me font attendre !

— Je ne comprends pas en quoi ça te dérange qu’elles nous accompagnent, dit Leane. Tu adores les voir faire des erreurs, et elles ne savent pas la moitié de ce qu’elles croient savoir.

Un instant, la robe de l’ancienne Gardienne des Chroniques menaça de devenir carrément transparente. Puis un torque de perles apparut autour de son cou avant de se volatiliser. Plus inexpérimentée encore que Siuan, elle ne s’en aperçut pas.

— J’aurais besoin de dormir…, soupira Siuan. Bryne me mène vraiment la vie dure. Mais je dois attendre le bon plaisir de femmes qui vont passer la moitié de la nuit à se rappeler comment on fait pour marcher. Sans parler de devoir m’acoquiner avec ces deux-là…

Elle fronça les sourcils à l’intention de Nynaeve et Elayne, puis roula des yeux au ciel.

Nynaeve saisit fermement sa natte, un indice que la moutarde commençait à lui monter au nez. Et pour une fois, Elayne se sentait en phase avec elle. Être le professeur quand les élèves pensaient en savoir beaucoup plus long que vous n’était pas une sinécure. Surtout quand les élèves en question avaient l’autorité d’imposer le silence au professeur, alors que l’inverse était inenvisageable. Cela dit, les autres s’avéraient encore pires que Siuan et Leane. Mais où étaient-elles, au fait ?

Il y eut du mouvement au bout de la rue. Six femmes approchaient, entourées de l’aura du saidar – qui ne se dissipa pas. Comme d’habitude, Sheriam et les membres de son cercle rapproché avaient commencé à rêver dans leur chambre respective avant d’en sortir. Elayne n’aurait pas juré qu’elles comprenaient pour de bon le fonctionnement de Tel’aran’rhiod. De toute façon, elles tenaient à faire les choses à leur façon, même quand il existait un meilleur moyen de procéder. Qui pouvait en savoir plus long qu’une Aes Sedai ?

Les six sœurs étaient pourtant des débutantes dans le Monde des Rêves, et leur tenue changeait chaque fois qu’Elayne les regardait. Pour commencer, une seule arborait son châle aux franges à la couleur de son Ajah, une Flamme de Tar Valon dans le dos. Puis il y en eut quatre, et ensuite aucune. Une cape de voyage légère, elle aussi ornée d’une Flamme – dans le dos et sur le côté gauche – apparut sur certaines puis se dématérialisa.

Comme de juste, la chaleur n’affectait en rien ces femmes, dont le visage restait de marbre. Et bien entendu, elles n’avaient pas conscience de leurs avatars vestimentaires.

Aux yeux d’Elayne, elles étaient aussi éthérées que Nynaeve et Leane. Pour accéder à Tel’aran’rhiod, Sheriam et ses compagnes se fiaient davantage à des ter’angreal liés aux rêves et qui exigeaient l’intervention du Pouvoir. Se méfiant des anneaux, elles semblaient résolues à ne pas accepter l’idée que le Monde des Rêves n’avait rien à voir avec le Pouvoir de l’Unique. En l’état, la Fille-Héritière aurait été incapable de dire lesquelles utilisaient ses copies. Cependant, elle savait que trois sœurs devaient avoir sur elles un petit disque, originellement en fer, doté sur les deux faces d’une spirale serrée et alimenté par un flux d’Esprit, le seul des Cinq Pouvoirs qu’on pouvait manier dans son sommeil. Sauf en ce lieu, bien sûr… Les trois autres devaient garder par-devers elles une petite plaque, naguère en ambre, ornée de la gravure d’une femme endormie. Dans chacun de ces ensembles, Elayne aurait été en peine de distinguer les deux copies de l’original, parce que le protocole de duplication s’était déroulé à merveille. Cela dit, une copie restait une copie…

Alors que les Aes Sedai descendaient la rue, la Fille-Héritière entendit la fin de leur conversation – sans en comprendre un traître mot.

— … mépriseront notre choix, Carlinya, disait la rousse Sheriam, mais ce serait pareil quoi que nous décidions. Donc, tenons-nous à ce qui a été arrêté. Tu n’as pas besoin de moi pour faire la liste des bonnes raisons d’agir ainsi.

Morvrin, une sœur marron bien charpentée aux cheveux gris, eut un ricanement :

— Après avoir tant œuvré pour influencer les représentantes, nous aurions du mal à les faire changer d’avis.

— Si aucun dirigeant ne regimbe, pourquoi nous en faire ? lança Myrelle.

La plus jeune des six, Aes Sedai depuis relativement peu de temps, semblait franchement agacée.

— Quel dirigeant oserait ? grogna Anaiya, comme une maîtresse de maison demandant quel sale gosse aurait l’audace de souiller de boue ses tapis. De toute façon, aucune tête couronnée n’en sait assez sur ce qui se passe entre les Aes Sedai pour comprendre de quoi il s’agit. La seule réaction qui doive nous concerner, c’est celle des autres sœurs.

— Ce qui m’inquiète, reprit Carlinya, c’est qu’elle se laissera guider par nous, certes, mais risquera aussi de se laisser influencer par d’autres…

La sœur blanche au teint pâle et aux yeux presque noirs restait impassible en toutes circonstances – certains auraient même dit « glaciale ».

Quel que soit le sujet de cette conversation, il n’était pas destiné aux oreilles d’Elayne et de ses compagnes. Du coup, les sœurs se turent un peu avant de les avoir rejointes.

Dès l’apparition des nouvelles venues, Siuan et Leane s’étaient brusquement tourné le dos, comme si elles avaient été en train de se disputer. Elayne, elle, s’assura qu’elle portait bien une robe blanche d’Acceptée avec les bandes de couleur à l’ourlet. S’être présentée d’instinct dans la tenue requise lui inspira des sentiments mitigés. Nynaeve, elle l’aurait parié, avait certainement dû rectifier sa mise une fois arrivée ici. Mais l’ancienne Sage-Dame était bien plus téméraire qu’elle, luttant sans cesse contre des limitations auxquelles la Fille-Héritière se pliait. Dans ces conditions, comment ferait-elle pour régner sur le royaume d’Andor ? Si sa mère était vraiment morte…

Légèrement enveloppée, les pommettes hautes et les yeux verts inclinés, Sheriam foudroya Siuan et Leane du regard. Un moment, un châle aux franges bleues apparut sur ses épaules.

— Si vous ne réussissez pas à vous entendre, je finirai par vous confier toutes les deux aux bons soins de Tiana.

Une menace souvent répétée à laquelle la sœur semblait ne plus croire elle-même.

— Vous avez travaillé ensemble très longtemps, dit Beonin, son accent du Tarabon à couper au couteau.

Assez jolie, cette sœur grise aux cheveux blonds tressés et aux yeux bleus portait en permanence un regard étonné sur le monde. En réalité, rien ne pouvait la surprendre. Avant de l’avoir vu de ses yeux, elle n’était pas disposée à croire que le soleil se levait le matin. Et si l’astre du jour ne se montrait pas un de ces quatre, Elayne était prête à parier que Beonin aurait à peine froncé les sourcils. Au fond, ç’aurait seulement confirmé qu’elle avait raison de demander une preuve…

— Vous pouvez et devez réapprendre à collaborer.

Beonin semblait répéter des phrases auxquelles elle ne faisait même plus attention, à force de les avoir ânonnées. Toutes les Aes Sedai s’étaient habituées au conflit entre Siuan et Leane, les tenant pour deux sales gosses qui ne pouvaient s’empêcher de se chamailler. Les sœurs avaient une fâcheuse tendance à infantiliser les femmes qui ne partageaient pas leur statut. Elles ne faisaient pas exception pour la Chaire d’Amyrlin et la Gardienne des Chroniques déchues…

— Confie-les à Tiana, ou pas, mais arrête d’en parler ! s’écria rageusement Myrelle.

Elayne n’aurait pas juré que la très belle Aes Sedai était furieuse contre Siuan et Leane. D’ailleurs, elle n’en voulait peut-être à personne. Simplement, et même pour une sœur verte, elle avait un tempérament volcanique. Alors que son décolleté remontait nettement, mais avec un jour ovale qui dévoilait le haut de sa poitrine, Elayne remarqua qu’elle portait elle aussi un étrange collier d’argent où pendaient trois petits poignards dont la poignée venait se nicher dans son encolure. Un quatrième apparut mais se volatilisa si vite qu’il aurait pu être le fruit de l’imagination de la Fille-Héritière.

— Alors, nous allons à la tour ou non ? demanda Myrelle en étudiant Nynaeve de la tête aux pieds – une sorte d’inspection. Puisque nous devons subir cette corvée, autant en profiter pour faire quelque chose d’utile.

Elayne comprit pourquoi Myrelle était furieuse. Quand elles étaient arrivées à Salidar, Nynaeve et elle avaient l’habitude de rencontrer Egwene chaque semaine dans le Monde des Rêves afin d’échanger des nouvelles. Une communication pas toujours simple, puisque Egwene était systématiquement accompagnée par une des Matriarches capables de marcher dans les rêves sous la coupe desquelles elle étudiait. Parvenir à se voir en privé avait été ardu. Mais tout ça avait pris fin depuis que les deux jeunes femmes résidaient à Salidar. Alors qu’elles détenaient seulement les trois ter’angreal originaux – et sans presque rien savoir de Tel’aran’rhiod, à part comment y accéder – Sheriam et ses cinq compagnes avaient pris en charge les rendez-vous. Egwene ayant été blessée à ce moment-là, les rencontres s’étaient réduites à des face-à-face entre Aes Sedai et Matriarches. Des femmes aussi fières et résolues les unes que les autres qui se soupçonnaient mutuellement et n’étaient pas disposées à la moindre concession…

Bien entendu, Elayne ne savait rien de ces rencontres. Mais elle avait sa propre expérience et glanait parfois des bribes d’information par la bouche de Sheriam ou des autres.

Certaines de pouvoir tout apprendre une fois qu’elles savaient qu’il existait quelque chose à apprendre, les Aes Sedai exigeaient qu’on leur témoigne le respect d’habitude dû aux têtes couronnées et elles s’attendaient en toutes circonstances à ce qu’on leur dise tout sans retard ni détours. Apparemment, elles avaient exigé des réponses sur tous les sujets. Que projetait donc Rand ? Quand Egwene serait-elle assez rétablie pour revenir dans le Monde des Rêves ? En Tel’aran’rhiod, pouvait-on épier les songes des gens ? Avait-on la possibilité d’entrer en chair et en os dans le Monde des Rêves ? Était-il envisageable d’y entraîner quelqu’un contre sa volonté ? Plus d’une fois, elles avaient voulu savoir si on pouvait altérer le monde réel en agissant d’une façon ou d’une autre dans celui des songes. Et la réponse – c’était strictement impossible – n’avait pas paru les satisfaire.

Ayant lu quelques textes sur Tel’aran’rhiod, Morvrin n’avait pas été la dernière à produire des questions à la chaîne. Cela dit, Elayne soupçonnait Siuan de lui en avoir soufflé un certain nombre. L’ancienne Chaire d’Amyrlin, en réalité, faisait tout pour être chargée de ces rencontres. Mais les Aes Sedai semblaient estimer largement suffisant de la laisser utiliser l’anneau – une commodité qui l’aidait dans sa mission consistant à superviser le réseau d’agents des sœurs. Mais la façon dont les Aes Sedai fourraient leur nez dans cette tâche agaçait Siuan.

Quant aux Aielles… Parmi les Matriarches, celles qui savaient marcher dans les rêves connaissaient tout ce qu’il y avait à connaître au sujet de Tel’aran’rhiod. De plus, elles le considéraient comme leur terrain de chasse, en quelque sorte. Détestant que des ignorantes s’y aventurent, elles se montraient impitoyables avec ce qu’elles jugeaient comme de la pure folie. Pour ne rien arranger, ces femmes peu loquaces par nature étaient toutes de ferventes adeptes de Rand. Du coup, leurs réponses se révélaient des plus rudimentaires. Rand ? Eh bien, il était vivant. Egwene ? Elle reviendrait quand le moment serait venu. Et tout à l’avenant. Quant à répondre aux questions qui ne leur semblaient pas convenables, ce n’était pas envisageable. Parce qu’elles estimaient que les sœurs n’en savaient pas assez long pour obtenir des réponses ? Sans doute, mais tout aussi probablement parce qu’un certain nombre de ces questions – ou des réponses corollaires – violaient d’une façon ou d’une autre leur très curieuse philosophie de l’honneur et du devoir. À propos du ji’e’toh, Elayne savait simplement qu’il existait et qu’il provoquait des comportements très spéciaux – dans le genre susceptibles.

Bref, ces rencontres hebdomadaires avaient tout pour tourner au désastre. Et du point de vue des Aes Sedai, il devait effectivement s’agir d’une série de catastrophes…

Au début, Sheriam et les cinq autres avaient exigé qu’on leur prodigue des leçons tous les soirs. À présent, on était passé à deux par semaine. Une la veille du rendez-vous avec les Matriarches, sans doute histoire de réviser leurs compétences, et une autre le lendemain, afin de déterminer ce qui avait mal tourné et de tenter d’y remédier pour la prochaine fois.

Myrelle tempêtait sans doute déjà sur le gâchis du lendemain, puisqu’il y en aurait sans doute un.

Morvrin se tourna vers Myrelle, voulut parler mais se pétrifia, parce qu’une nouvelle femme venait de se joindre au petit groupe. Elayne ne reconnut pas tout de suite Gera, une des cuisinières. Affichant l’éternelle jeunesse des Aes Sedai, pesant bien la moitié de son poids réel et arborant un châle aux franges vertes, Gera agita un index réprobateur sous le nez des Aes Sedai, puis elle se volatilisa.

— Ainsi, c’est comme ça qu’elle se rêve ? lâcha froidement Carlinya. (Sa robe blanche se dota de longues manches dont les pointes recouvraient le dos de ses mains et d’un col à ras du menton.) Quelqu’un devrait lui en toucher un mot…

— Laisse glisser, Carlinya, fit Anaiya avec un petit rire. Gera est une très bonne cuisinière. Laissons-la rêver ce qui lui chante. D’ailleurs, je comprends sa démarche…

Anaiya devint soudain plus mince et plus grande. Seul son visage ne changea pas, avec son éternelle expression maternelle. Riant de nouveau, elle reprit son apparence habituelle.

— Tu ne peux pas trouver une chose amusante, pour une fois, Carlinya ?

La sœur blanche eut un soupir glacial.

— À l’évidence, Gera nous a vues, dit Morvrin, pensive. Mais s’en souviendra-t-elle ?

Sa robe en laine noire ordinaire ne fluctuait quasiment pas. À part certains détails, si subtils qu’Elayne aurait été en peine de mettre le doigt sur la différence.

— Bien sûr qu’elle s’en souviendra ! lança Nynaeve, acerbe.

Elle avait déjà développé ce point plusieurs fois. Voyant que les Aes Sedai la regardaient, sourcils froncés, elle modéra son ton. Assez pour ne pas être condamnée à récurer des chaudrons, une corvée qu’elle détestait.

— Si elle se rappelle son rêve, elle se souviendra de nous avoir vues. Mais dans un songe normal.

Morvrin plissa le front. En matière de preuves, elle était à peine moins exigeante que Beonin.

Quel que soit son ton, pensa Elayne, si Nynaeve conservait cet air ennuyé, elle allait avoir des problèmes. Heureusement, Leane eut la bonne idée de venir à son secours.

— Ne pensez-vous pas que nous devrions y aller ? minauda-t-elle.

Siuan ricana devant tant de maniérisme et Leane la foudroya du regard.

— Oui, autant rester à la tour le plus longtemps possible, trancha l’ancienne Chaire d’Amyrlin.

Leane eut un soupir exaspéré.

Un numéro bien rodé. Sheriam et les autres ne se doutaient pas le moins du monde que Siuan et Leane n’étaient pas simplement deux femmes calmées qui s’accrochaient à une mission afin de survivre encore un peu. Ni deux dirigeantes déchues qui ne voulaient pas renoncer totalement à leur passé. Et surtout pas deux idiotes qui se crêpaient le chignon à la moindre occasion !

Les sœurs auraient dû se souvenir que Siuan avait eu la réputation d’être une femme de fer et une manipulatrice hors pair – Leane n’ayant pas grand-chose à lui envier en ces matières. Si les deux alliées avaient ouvertement fait front commun, ou montré leur véritable visage, les six Aes Sedai n’auraient pas eu la mémoire aussi courte, prêtant du coup l’oreille à tout ce que disaient les deux femmes. En faisant mine d’être divisées, de se disputer sans cesse et d’être en revanche totalement soumises aux sœurs, Siuan et Leane créaient un écran de fumée. De plus, quand l’une se déclarait à « contrecœur » d’accord avec l’autre, ça renforçait en réalité leurs propos communs. Idem quand l’une critiquait les affirmations de l’autre pour des raisons à l’évidence futiles.

Elayne savait que Siuan et Leane jouaient ce jeu pour convaincre les sœurs de Salidar de se rallier à Rand. Cela posé, elle aurait bien voulu savoir quels autres objectifs elles poursuivaient.

— Elles ont raison, grogna Nynaeve avec un regard méprisant pour les deux « comédiennes ».

Leur supercherie la révulsait. Car pour rien au monde elle n’aurait fait semblant d’être soumise.

— Comme vous devriez déjà le savoir, plus longtemps vous restez ici et moins vous vous reposerez. Dormir, quand on va dans le Monde des Rêves, n’est pas aussi bénéfique que dans des conditions normales. Encore une fois, n’oubliez pas : si vous voyez quelque chose d’inhabituel, soyez sur vos gardes.

L’ancienne Sage-Dame détestait se répéter, et ça s’entendait dans sa voix. Mais avec ces femmes, c’était souvent indispensable. Pourtant, Nynaeve aurait pu éviter de leur parler comme à des gosses débiles.

— Quand un rêveur normal s’égare un instant en Tel’aran’rhiod, mais en faisant un cauchemar, il arrive que le cauchemar en question subsiste après son départ. C’est très dangereux. Donc, fuyez tout ce qui sort de l’ordinaire. Et cette fois, essayez de contrôler vos pensées. Ici, les choses auxquelles on pense deviennent réelles. Le Myrddraal qui a jailli de nulle part, la dernière fois, était peut-être le résidu d’un cauchemar. Mais je crois que l’une d’entre vous a laissé vagabonder son esprit. Vous parliez de l’Ajah Noir, vous demandant si ces sœurs avaient laissé des créatures des Ténèbres au sein de la tour.

Comme si ça ne suffisait pas, Nynaeve crut bon d’ajouter :

— Demain, si un Blafard déboule au milieu du rendez-vous, n’espérez pas impressionner les Matriarches.

Elayne grimaça devant tant d’insolence.

— Mon enfant, dit gentiment Anaiya en tirant sur le châle qui venait d’apparaître sur ses épaules, tu as fait du très bon travail, mais ça n’excuse pas l’arrogance.

— On t’a concédé de nombreux privilèges, rappela Myrelle, pas gentiment du tout, mais n’oublie surtout pas que ce sont des privilèges, justement.

L’expression de la sœur aurait dû suffire à terroriser Nynaeve. Ces dernières semaines, Myrelle lui avait mené la vie dure. Et là, les six sœurs arboraient leur châle – un très mauvais signe.

— Quand j’étais une Acceptée, renchérit Morvrin, une fille parlant de cette façon à une sœur aurait passé un mois à laver les sols – même si elle avait été à la veille de recevoir le châle.

Alors que Nynaeve pensait afficher une expression conciliante – il fallait vraiment être elle pour le croire ! –, Elayne prit la parole pour tenter de sauver la situation.

— Aes Sedai, je suis sûre que mon amie ne pensait pas à mal… Nous avons travaillé si dur… Pardonnez-nous, au nom de la Lumière !

S’impliquer alors qu’elle n’avait rien fait pouvait aider à arranger les choses. Ou leur vaudrait à toutes les deux un mois de corvées. En tout cas, ça incita Nynaeve à regarder Elayne et à réfléchir un peu, puisqu’elle baissa les yeux, esquissa une révérence et parvint à faire mine d’être accablée de honte. L’était-elle vraiment ? Là-dessus, Elayne n’aurait pas misé un sou. Faisant comme si sa compagne s’était excusée formellement et avait reçu l’absolution des sœurs, la Fille-Héritière enchaîna :

— Je sais que vous voulez toutes passer le plus de temps possible à la tour. Puis-je suggérer que nous y allions ? Voulez-vous bien imaginer le bureau d’Elaida tel que vous l’avez vu la dernière fois ?

À Salidar, on ne parlait presque jamais de la Chaire d’Amyrlin quand on évoquait Elaida. Dans le même ordre d’idées, le nom du bureau avait changé.

— Concentrons-nous toutes, afin d’y arriver en même temps.

Anaiya fut la première à acquiescer, Carlinya et Beonin finissant elles aussi par se laisser convaincre de lâcher leur proie.

Les dix femmes se déplacèrent-elles, ou fut-ce le Monde des Rêves qui bougea autour d’elles ? Pour ce qu’en savait Elayne, les deux possibilités pouvaient être exactes. Le Monde des Rêves étant modelable à l’infini, elles passèrent en tout cas en un éclair d’une rue de Salidar à un grand et luxueux bureau. Encore assez inexpérimentées pour se réjouir quand quelque chose se déroulait sans heurt, les Aes Sedai hochèrent la tête de satisfaction.

Aussi sûrement que Tel’aran’rhiod reflétait le monde réel, ce bureau était l’image fidèle du pouvoir des femmes qui l’avaient occupé au cours des trois derniers millénaires. Si toutes les lampes dorées étaient éteintes, il y avait pourtant de la lumière, à l’étrange façon des rêves normaux et de Tel’aran’rhiod. Alors que la grande cheminée était en marbre du Kandor et le sol en pierre rouge polie importée des montagnes de la Brume, les murs avaient été assez récemment lambrissés – moins de mille ans auparavant –, le bois clair aux étranges veinures étant sculpté de tout un bestiaire qui, selon Elayne, sortait tout droit de l’imagination d’un artiste. Une grande porte-fenêtre donnait accès au balcon qui dominait le jardin privé de la Chaire d’Amyrlin. La pierre blanche brillante comme une perle qui encadrait cette arche venait d’une cité au nom oublié qui avait sombré dans la mer des Tempêtes durant la Dislocation du Monde. Depuis, personne n’avait jamais trouvé un matériau qui fût seulement semblable à celui-là.

Bien entendu, chaque Chaire d’Amyrlin avait apposé sa « patte » sur le bureau, au moins pendant son règne, et Elaida, si peu légitime qu’elle fût, n’avait pas fait exception à la règle. Derrière une imposante table sculptée se dressait un fauteuil – plutôt un trône – dont le dossier était dominé par une grande Flamme de Tar Valon. Sur la table, il n’y avait rien, à part trois coffrets en bois laqué d’Altara posés à la même distance les uns des autres – au quart de pouce près.

Sur un socle très simple, contre un mur, un vase blanc très ordinaire contenait des roses dont le nombre et la couleur variaient à chaque nouveau coup d’œil qu’on leur jetait, mais qui restaient disposées avec une rigidité géométrique glaciale. Des roses, à cette époque de l’année, et avec un temps pareil ! Pour les faire pousser, Elaida avait gaspillé le Pouvoir de l’Unique. Mais ne faisait-elle pas déjà la même chose quand elle était conseillère de la mère d’Elayne ?

Au-dessus de la cheminée, une peinture sur toile – la nouvelle mode – représentait deux hommes qui se battaient dans les nuages, des éclairs en guise d’armes. Un des deux adversaires avait un visage de flammes, et l’autre était tout simplement Rand. Présente à Falme lors de ce duel, Elayne pouvait attester que la peinture était assez proche de la réalité. Sur le visage de Rand, la toile était déchirée, comme si on avait lancé dessus un objet de bon poids. Une réparation très habile rendait ce détail presque invisible… Elaida, semblait-il, tenait à se rappeler en permanence l’existence du Dragon Réincarné. Et à l’évidence, le voir ne la mettait pas de bonne humeur…

— Si vous voulez bien m’excuser, dit Leane avant que les sœurs aient fini de s’ébaubir parce que le transfert s’était bien passé, je vais aller voir si les agents ont bien reçu mes messages.

À l’exception du Blanc, tous les Ajah avaient un réseau d’agents – les yeux et les oreilles – qui quadrillait toutes les nations. Beaucoup d’Aes Sedai en avaient un à titre personnel, plus limité, mais Leane était un cas très rare, voire unique. Alors qu’elle était Gardienne des Chroniques, elle avait créé et développé un réseau à Tar Valon même.

Sans attendre de réponse des sœurs, la Domani se volatilisa.

— Elle ne devrait pas aller et venir seule ici, maugréa Sheriam. Nynaeve, suis-la et reste avec elle.

L’ancienne Sage-Dame tira sur sa natte.

— Je ne pense pas…

— Oui, oui, comme d’habitude, coupa Myrelle. Pour une fois, si tu faisais ce qu’on te dit au moment où on te le dit, Acceptée !

Après avoir glissé un coup d’œil agacé à Elayne, Nynaeve acquiesça, se retint miraculeusement de soupirer et disparut à son tour.

La Fille-Héritière n’éprouva guère de compassion pour sa compagne. Si Nynaeve avait contenu son irritation, à Salidar, il aurait été possible d’expliquer aux sœurs que Leane pouvait être n’importe où en ville, qu’il serait presque impossible de lui mettre la main dessus, et qu’elle déambulait seule dans le Monde des Rêves depuis des semaines.

— Voyons un peu ce que nous pouvons apprendre, dit Morvrin.

Avant qu’une des huit femmes ait pu bouger, Elaida se matérialisa derrière la grande table, ses yeux noirs brillant de colère.

Jolie plutôt que belle, cette brune à l’expression austère portait une robe rouge sang, l’étole rayée de la Chaire d’Amyrlin reposant sur ses épaules.

— Comme je l’ai prédit, dit-elle, la Tour Blanche sera réunifiée sous mon autorité. La mienne ! (Elle désigna le sol.) Agenouillez-vous, et demandez pardon pour vos péchés.

Sur ces mots, elle disparut.

Elayne poussa un long soupir et fut rassurée de voir qu’elle n’était pas la seule à réagir ainsi.

— Une prédiction ? fit Beonin, le front plissé.

Elle ne trahissait aucune inquiétude, mais ça pouvait bien être une façade. Elaida avait effectivement le talent de prédire, même s’il se manifestait de manière irrégulière. Et quand une femme avait ce talent-là, ce qu’elle annonçait comme devant se produire advenait toujours.

— Un rêve…, dit Elayne, surprise que sa voix ne tremble pas. Elle dort et dans ses songes, les choses se passent comme elle le désire.

Lumière, pourvu que ce soit ça !

— Quelqu’un a remarqué l’étole ? demanda Anaiya. Elle avait une rayure bleue.

L’étole de la Chaire d’Amyrlin comptait en principe une rayure par Ajah.

— Un rêve, trancha Sheriam.

Elle ne semblait pas effrayée, mais elle portait de nouveau son châle, serrant les pans contre son torse, comme Anaiya.

— Quoi que ce soit, intervint Morvrin, faisons ce que nous sommes venues faire.

Rien ne pouvait effrayer cette femme.

La brusque activité qui suivit sa suggestion montra à quel point les autres sœurs s’étaient pétrifiées. Avec Carlinya et Anaiya, Morvrin passa dans l’antichambre, où se trouvait le bureau de la Gardienne des Chroniques – Alviarin Freidhen, depuis le coup de force d’Elaida, une sœur blanche. Bizarrement, car en principe, la Gardienne était toujours choisie au sein de l’Ajah d’origine de la Chaire d’Amyrlin.

L’air agacée, Siuan suivit les trois femmes du regard. Selon elle, il y avait souvent plus à glaner dans les documents d’Alviarin que dans ceux d’Elaida. Primo, parce que la Gardienne semblait parfois en savoir plus long que sa supérieure. Secundo, parce que Siuan, en deux occasions, avait découvert qu’Alviarin s’était permis de revenir sur les ordres d’Elaida, apparemment sans que ça ait de répercussions. Bien entendu, l’ancienne Chaire d’Amyrlin n’avait pas précisé de quels ordres il s’agissait. Avec Elayne et Nynaeve, elle ne jouait jamais totalement franc jeu.

Sheriam, Beonin et Myrelle se concentrèrent sur la table de travail d’Elaida. Ouvrant un des coffrets, elles se répartirent les documents qu’il contenait, à savoir la correspondance récente de l’usurpatrice et les derniers rapports qu’elle avait reçus.

Dès qu’une des trois femmes oubliait de soulever le couvercle du coffret orné de faucons d’or, celui-ci se refermait. Quant aux documents, ils se modifiaient en cours de lecture. Non sans soupirer d’agacement, les trois Aes Sedai ne se laissaient pas décourager par ces tracasseries.

— Un rapport de Danelle, dit Myrelle tout en parcourant très vite une feuille.

Danelle, une jeune sœur marron, ayant participé à la cabale qui lui avait coûté son titre, Siuan tenta d’approcher de la table, mais Beonin, d’un seul regard, la força à reculer dans un coin tout en marmonnant entre ses dents.

Beonin retourna à ses lectures avant que Siuan ait fait trois pas, et les deux autres sœurs ne remarquèrent même pas l’incident.

— Danelle dit que Mattin Stepaneos accepte de grand cœur, que Roedran essaie toujours de ménager la chèvre et le chou, et qu’Alliandre, comme Tylin, demande un peu de temps avant de donner sa réponse. Elaida a annoté le texte. « Force-les à se presser ! »

Le document disparut soudain, arrachant un claquement de langue à Myrelle.

— Le texte ne précise pas à quel sujet ces gens doivent se décider, mais je ne vois que deux possibilités…

Mattin Stepaneos était le roi de l’Illian tandis que Roedran régnait sur le Murandy. Alliandre, elle, était la reine du Ghealdan et Tylin celle de l’Altara. Le sujet devait être Rand, ou les sœurs qui s’opposaient à Elaida.

— Au moins, nous savons que nos émissaires ont autant de chances que celles d’Elaida, dit Sheriam.

Bien entendu, Salidar n’en avait pas envoyé à Mattin Stepaneos. En Illian, le seigneur Brend du Conseil des Neuf – alias Sammael – était le véritable détenteur du pouvoir. Elayne aurait donné cher pour savoir quelle proposition d’Elaida le Rejeté « acceptait de grand cœur ». Les trois Aes Sedai étaient au moins aussi curieuses qu’elle, mais nécessité faisant loi, elles étaient déjà passées à d’autres documents.

— Le mandat d’arrêt contre Moiraine est toujours en vigueur, annonça Beonin alors que l’unique feuille de parchemin qu’elle tenait se transformait en une épaisse liasse. Elaida ne sait pas que Moiraine est morte…

Avec une grimace, Beonin laissa tomber le gros dossier, qui se volatilisa avant de toucher le sol.

— Elaida veut toujours se faire construire un palais.

— Voilà qui lui ressemble bien, railla Sheriam. (Elle saisit ce qui semblait être une simple note, et sursauta légèrement.) Shemerin s’est enfuie. L’Acceptée Shemerin.

Les trois sœurs regardèrent Elayne avant de se tourner vers le coffret, qu’elles durent rouvrir. L’annonce de Sheriam ne fut suivie d’aucun commentaire.

Elayne eut bien du mal à ne pas grincer des dents. Avec Nynaeve, elle avait informé les sœurs qu’Elaida avait ramené Shemerin, une sœur jaune, au statut d’Acceptée. Bien entendu, personne n’avait cru la nouvelle. Une Aes Sedai pouvait être condamnée à faire pénitence, voire être chassée de la tour. Mais à moins qu’elle ait été calmée, on ne pouvait pas la rétrograder ainsi. Eh bien, quoi qu’en disent les lois de la tour, il semblait qu’Elaida n’en faisait qu’à sa tête. Peut-être même était-elle en train de récrire les lois en question.

Les sœurs de Salidar s’étaient montrées sceptiques sur bien des informations délivrées par Elayne et Nynaeve. À leurs yeux, de si jeunes femmes, par surcroît des Acceptées, n’en savaient pas assez long au sujet du monde pour déterminer ce qui était ou non vraisemblable. Crédules et naïves, les « jeunettes » pouvaient très bien gober toutes sortes de fadaises…

Elayne eut une terrible envie de taper du pied. Mais une Acceptée devait prendre ce que les Aes Sedai lui donnaient et ne pas réclamer ce qu’elles lui refusaient. Par exemple des excuses. Bouillant à l’intérieur, la Fille-Héritière afficha une équanimité de bon aloi.

Siuan ne se pliait pas à des contraintes de ce genre – la plupart du temps, en tout cas. Quand les Aes Sedai ne la regardaient pas, elle les foudroyait du regard. Bien entendu, si l’une d’entre elles tournait la tête dans sa direction, elle jouait aussitôt les douces et humbles agnelles. Un lion survit en étant un lion, avait-elle dit un jour à Elayne, et une souris en étant une souris. Même dans des conditions difficiles, l’ancienne Chaire d’Amyrlin ne faisait pas une bonne souris – et manquait singulièrement d’enthousiasme dans ce rôle.

Elayne crut lire de l’inquiétude dans les yeux de Siuan. Depuis qu’elle avait prouvé aux Aes Sedai qu’elle savait utiliser l’anneau – suite aux cours secrets que Nynaeve et Elayne lui avaient prodigués, ainsi qu’à Leane – et que les rapports étaient une formidable mine d’informations, cette tâche avait été l’apanage de Siuan. Reprendre contact avec les agents dispersés dans tous les pays et rediriger leurs rapports vers Salidar prenait du temps. Si Sheriam et les autres décidaient de s’en charger, Siuan risquait de devenir bien moins utile. Avant qu’elle arrive à Salidar, avec tout ce qu’une Chaire d’Amyrlin savait sur les yeux et les oreilles de la tour – en particulier, sur les agents de l’Ajah Bleu, qu’elle dirigeait avant d’accéder au poste suprême –, jamais un réseau n’avait été dirigé par quelqu’un d’autre qu’une sœur en pleine possession de son pouvoir. Beonin et Carlinya répugnaient ouvertement à dépendre d’une femme qui n’était plus une des leurs, et les autres n’étaient pas loin de partager leur opinion. À la vérité, aucune d’entre elles n’était très à l’aise en compagnie d’une femme calmée…

Elayne se sentait tout aussi inutile que Siuan. Si les Aes Sedai appelaient ces expéditions des « leçons », il aurait été très mal vu, elle le savait d’expérience, qu’elle tente de leur apprendre quelque chose sans qu’elles l’aient demandé. Présente pour répondre à d’éventuelles questions, elle n’avait aucune autre fonction. Pensant à un tabouret aux pieds sculptés de feuilles de vigne, elle le fit apparaître et s’assit dessus. Une chaise aurait été plus confortable, mais ç’aurait pu lui attirer des réflexions. Une Acceptée trop confortablement assise était souvent prise pour une Acceptée qui se prélassait… Après un moment, Siuan invoqua aussi un siège de ce genre. Avec un petit sourire pour la Fille-Héritière, et un regard courroucé aux Aes Sedai, elle s’assit pour attendre.

La première fois qu’Elayne était venue dans la version onirique du bureau, six ou sept tabourets semblables étaient disposés en demi-cercle devant la table de travail. À chaque visite, ce nombre avait diminué, pour arriver à zéro. À l’évidence, c’était significatif de quelque chose. Oui, mais de quoi ? Siuan pensait sûrement comme elle, et elle avait sans doute sa petite idée sur le « pourquoi » de la chose. Mais bien entendu, ça n’était pas pour les oreilles de Nynaeve ou de la Fille-Héritière.

— Au Shienar et en Arafel, murmura Sheriam, les combats cessent peu à peu… Mais il n’y a toujours rien pour expliquer leur cause. Des escarmouches, certes, mais les gens des Terres Frontalières ne se battent pas entre eux. La Flétrissure leur suffit…

Sheriam était originaire du Saldaea, une des Terres Frontalières.

— Au moins, la Flétrissure est toujours calme…, dit Myrelle. Presque trop calme. C’est une bonne chose qu’Elaida ait beaucoup d’agents dans les Terres Frontalières.

Siuan fit la grimace et, en même temps, lorgna sans aménité les Aes Sedai. Elayne aurait parié qu’elle n’avait pas encore réussi à contacter ses agents des Terres Frontalières, qui n’étaient pas la porte à côté de Salidar.

— Je me sentirais mieux si on pouvait en dire autant du Tarabon, dit Beonin.

Les feuilles qu’elle tenait devinrent plus longues et plus larges. Après y avoir jeté un coup d’œil, elle les lâcha et reprit :

— Les agents du Tarabon sont muets. Tous ! Elaida n’a aucune nouvelle de ce pays, à part des rumeurs venues d’Amadicia selon lesquelles des Aes Sedai sont impliquées dans la « guerre ».

Beonin secoua la tête, accablée qu’on puisse coucher sur du parchemin des absurdités pareilles. Les sœurs ne s’impliquaient jamais dans les guerres civiles. En tout cas, pas assez ouvertement pour que ça se sache.

— Et il y a seulement une poignée de rapports, très confus, sur l’Arad Doman.

— Sur le Tarabon, nous saurons tout assez tôt par nous-mêmes, dit Sheriam. Encore quelques semaines…

L’examen des documents dura des heures, car le coffret laqué ne se vidait jamais. En fait, plus on le vidait, et plus il semblait contenir de textes. Comme toujours, seuls les plus courts restaient stables assez longtemps pour être lus en entier. Mais parfois, une lettre ou un rapport déjà étudiés sortaient de nouveau du coffret. Entre de très longues périodes de silence, les Aes Sedai s’autorisaient un commentaire, voire une brève conversation sur un sujet ou un autre.

Comme si rien de tout ça ne l’intéressait, Siuan jouait à un jeu de ficelles pour passer le temps. Elayne aurait bien aimé l’imiter – par exemple en lisant – et un livre apparut en effet sur le sol. Les Voyages de Jain l’Explorateur… Mais Elayne le fit promptement disparaître. Une femme comme Siuan avait en effet plus de latitude, aux yeux des Aes Sedai, qu’une Acceptée destinée à devenir un jour une sœur.

En tendant l’oreille, la Fille-Héritière glana quelques informations.

L’implication d’Aes Sedai au Tarabon n’était pas la seule rumeur à avoir atteint le bureau d’Elaida. Pedron Niall avait bel et bien ordonné que les Capes Blanches se rassemblent. Pourquoi ? Eh bien, c’était là que les rumeurs se déchaînaient. Pour s’emparer du trône de l’Amadicia, affirmaient certaines – un coup de force dont Niall n’avait à coup sûr nul besoin. Pour mettre un terme aux guerres et à l’anarchie au Tarabon et en Arad Doman, suggéraient d’autres. Pour soutenir Rand, prétendaient enfin les plus folles.

À celles-ci, Elayne y croirait le jour où le soleil se lèverait à l’ouest…

Des rapports signalaient d’étranges événements en Illian et au Cairhien – et peut-être ailleurs, car les Aes Sedai étaient loin d’avoir vu tous les textes de ce genre. Des villages entiers frappés de folie, des créatures de cauchemar arpentant le monde, un veau à deux têtes doté de la parole, des créatures des Ténèbres jaillissant de nulle part. Sheriam et ses deux compagnes passaient très vite sur ces informations-là. Les mêmes histoires, venant de l’Altara, du Murandy et de l’Amadicia – sur l’autre berge du fleuve – atteignaient régulièrement Salidar. Les Aes Sedai les tenaient pour des manifestations d’hystérie chez des gens traumatisés par l’existence du Dragon Réincarné. Elayne ne partageait pas cet avis. Même si les sœurs étaient plus âgées et plus expérimentées qu’elle, la Fille-Héritière avait vu des choses qui les auraient stupéfiées.

Morgase, sa mère, était, disait-on, en train de lever une armée dans l’ouest du royaume d’Andor. Sous l’antique étendard de Manetheren, bien entendu ! On racontait aussi qu’elle était prisonnière de Rand ou qu’elle avait fui dans toute une série de pays, y compris les Terres Frontalières et l’Amadicia, cette dernière hypothèse étant purement inimaginable. Apparemment, la Tour Blanche ne croyait aucune de ces fantaisies. Elayne, elle, aurait aimé savoir ce qu’elle aurait dû croire…

Elle cessa de s’inquiéter pour sa mère quand elle entendit Sheriam prononcer son nom. Pas pour s’adresser à elle, mais en lisant à haute voix un petit carré de parchemin qui devint très vite un long rouleau au pied duquel étaient apposés trois sceaux. Il fallait retrouver Elayne Trakand et la ramener à tout prix à la tour. En cas de nouvel échec, les responsables envieraient le sort de « maîtresse Macura ».

Elayne frissonna au souvenir de cette affaire. Sur le chemin de Salidar, une couturière nommée Ronde Macura avait failli les envoyer à la Tour Blanche comme deux vulgaires ballots de linge sale destinés à la buanderie.

La maison royale du royaume d’Andor, continua à lire Sheriam, était la clé. Une phrase énigmatique. La clé de quoi ?

Aucune des trois Aes Sedai ne daigna tourner la tête vers Elayne. Après s’être consultées du regard, elles reprirent leurs recherches. Avaient-elles oublié jusqu’à la présence de la Fille-Héritière ? Peut-être que oui… et peut-être que non. Les Aes Sedai n’en faisaient qu’à leur tête. Si elle devait être gardée loin d’Elaida, il en serait ainsi. Et si elle finissait livrée pieds et poings liés à l’usurpatrice, elle n’aurait pas son mot à dire non plus.

« Le brochet ne demande pas son avis à la grenouille avant de la gober. »

Encore un des proverbes de Lini…

La réaction d’Elaida à l’amnistie décrétée par Rand était évidente, si on se fiait à l’état du rapport qui la lui annonçait. Elayne imagina très bien l’usurpatrice en train de froisser la feuille entre ses mains, brûlant d’envie de la déchirer, puis la lisser froidement et la ranger dans le coffret. Les colères d’Elaida étaient presque toujours froides. Si elle n’avait rien écrit sur ce document, en revanche, elle en avait annoté un autre qui recensait les Aes Sedai présentes dans la tour. Sa note prouvait qu’elle était presque décidée à déclarer publiquement que les sœurs absentes seraient considérées comme des renégates si elles n’obéissaient pas à son ordre de rentrer sur-le-champ au bercail.

Sheriam et ses deux compagnes commentèrent calmement leur découverte. Quel que soit le nombre de sœurs qui obéiraient, certaines auraient un long chemin à faire et d’autres ne devaient pas encore avoir reçu la « convocation ». Cela dit, un tel décret confirmerait au monde entier que la tour était divisée. Pour envisager une démarche pareille, Elaida devait être au bord de la panique – ou folle de colère au point d’en perdre le sens commun.

Elayne eut un frisson glacé. Pas parce que Elaida s’angoissait ou bouillait de rage… Deux cent quatre-vingt-quatorze sœurs présentes à la tour soutenaient l’usurpatrice. Un tiers du nombre total d’Aes Sedai, et presque autant que les dissidentes rassemblées à Salidar. Le mieux qu’on pouvait espérer, c’était sans doute que le tiers restant se divise en deux factions égales. Après des arrivées massives à Salidar, le torrent était devenu un ruisselet. Mais la tour connaissait peut-être le même phénomène. En tout cas, il était possible de le croire…

Après un nouveau silence, Beonin s’exclama :

— Elaida a envoyé des émissaires à Rand al’Thor !

Elayne bondit sur ses pieds. Sur un signe de Siuan – un peu bizarre parce qu’elle n’avait pas réussi à faire disparaître assez vite sa ficelle – elle parvint de justesse à tenir sa langue.

Sheriam voulut prendre la feuille que lui tendit Beonin, mais la lettre se transforma en trois autres documents.

— Quand ont-elles quitté Tar Valon ? demanda Myrelle.

— Et pour où sont-elles parties ? lança Sheriam en même temps.

Une tempête dans un ciel serein, aurait-on dit…

— Pour Cairhien, répondit Beonin. Je n’ai pas vu quand elles sont parties, à supposer que c’était mentionné. Mais dès qu’elles auront découvert où est Rand, ces sœurs fileront sûrement vers Caemlyn.

Même dans cette configuration, c’était une bonne nouvelle, car il fallait environ un mois pour aller de Cairhien à Caemlyn. À coup sûr, la délégation de Salidar arriverait la première. Chaque soir, Elayne sortait la carte qu’elle avait cachée sous son matelas afin d’estimer la progression de cette expédition.

— Elaida paraît disposée à soutenir Rand, continua Beonin. En tout cas, à le lui proposer. Et elle lui offre de le faire escorter jusqu’à la tour.

Sheriam fronça les sourcils de perplexité.

— C’est absurde, lâcha Myrelle. Elaida appartenait à l’Ajah Rouge.

Une Chaire d’Amyrlin était de tous les Ajah et d’aucun. Cela dit, personne ne renonçait ainsi à son identité…

— Cette femme est prête à tout, marmonna Sheriam. Rand pourrait trouver cette proposition attrayante.

— Nous pourrons peut-être faire parvenir un message à Egwene par l’intermédiaire des Aielles, avança Myrelle.

Siuan eut une quinte de toux très mal feinte, mais Elayne en avait trop entendu. Avertir Egwene était essentiel, bien sûr, car les sbires d’Elaida, si elles la découvraient à Cairhien, risquaient de la ramener pieds et poings liés à la tour – et pas pour y être fêtée –, mais le reste…

— Comment pouvez-vous croire que Rand prêtera l’oreille aux propos d’Elaida ? Pensez-vous qu’il ignore d’où elle vient ? Ou qu’il ne sait pas ce qu’est l’Ajah Rouge ? Ces femmes n’ont aucune intention de le soutenir, et vous le savez. Il faut l’avertir !

Une contradiction affaiblissait ce discours – pourquoi prévenir Rand s’il savait ? – et la fille Héritière en avait conscience. Mais l’inquiétude avait pris le contrôle de sa langue. S’il arrivait quelque chose à Rand, elle ne survivrait pas.

— Comment suggères-tu que nous fassions ça, Acceptée ? demanda Sheriam.

Avec la bouche ouverte, Elayne eut soudain peur de ressembler à un poisson. Mais que pouvait-elle répondre ? Par bonheur, elle fut sauvée par un cri lointain que ponctuèrent des exclamations, dans l’antichambre. Bien qu’elle ait été la plus proche de la porte, les autres étaient sur ses talons quand elle la franchit.

La pièce était vide. Sur le bureau de la Gardienne, des piles de documents et des rouleaux de parchemin s’entassaient, et quelques sièges, disposés le long d’un mur, attendaient d’accueillir d’éventuelles visiteuses. Anaiya, Morvrin et Carlinya n’étaient nulle part en vue, mais un des battants de la porte donnant sur le couloir était encore en train de se refermer.

Un autre cri de femme retentit. Pressées de sortir dans le couloir, Sheriam, Myrelle et Beonin faillirent renverser Elayne. Si spectrales qu’elles paraissent, les trois sœurs se révélèrent rudement solides au contact.

— Soyez prudentes ! cria Elayne.

Consciente qu’il n’y avait rien d’autre à faire, elle releva l’ourlet de sa robe et partit sur les traces des trois sœurs, Siuan lui emboîtant le pas.

Elles découvrirent une scène de cauchemar. Au sens propre du mot…

À une trentaine de pas sur leur droite, le couloir aux murs tendus de tapisseries se transformait en une grotte qui semblait s’étendre à l’infini, sa profonde obscurité déchirée çà et là par la lueur de plusieurs feux et de braseros. Et dans cette caverne, les Trollocs grouillaient comme de la vermine, leur visage bien trop humain grotesquement altéré par un museau, une gueule, un bec ou des défenses, et leur crâne surmonté de cornes ou d’une crête emplumée. Les monstres les plus éloignés semblaient plus flous que les plus proches, comme s’ils n’étaient qu’à moitié formés. Ceux des premiers rangs, en revanche, étaient tous des géants deux fois plus grands qu’un homme et bien plus massifs que les Trollocs du monde réel. Vêtus de cuir noir et de cottes de mailles hérissées de piques, ils tournaient en beuglant autour de feux de cuisson, de grands chaudrons, de râteliers d’armes, d’étranges cadres dotés de pointes et d’encore plus étranges formes métalliques.

C’était bel et bien un cauchemar, mais bien plus « vaste » que ceux dont Elayne avait entendu parler par Egwene ou par les Matriarches. Une fois détachées de l’esprit qui les avait générées, ces horreurs pouvaient errer dans le Monde des Rêves ou au contraire se fixer à un endroit particulier. Les Aielles les détruisaient sans presque y penser, tant c’était devenu un réflexe, mais, comme Egwene, elles avaient conseillé à la Fille-Héritière de les éviter quand elle en voyait. Hélas, Carlinya avait dû penser à autre chose quand Nynaeve et Elayne lui avaient transmis ce conseil.

La sœur blanche, pieds et poings liés, pendait par les chevilles au bout d’une chaîne dont l’extrémité n’était pas visible au cœur de la voûte obscure. L’aura du saidar l’entourait encore, mais elle se débattait et hurlait tandis qu’on était en train de la faire descendre lentement dans un énorme chaudron noir rempli d’huile bouillante.

À l’instant où Elayne déboula dans le couloir, Anaiya et Morvrin s’immobilisèrent à l’endroit où la sinistre grotte commençait à remplacer l’environnement familier de la tour. Après être restées une seconde comme pétrifiées, leurs silhouettes brumeuses semblèrent s’allonger en direction de cette bizarre frontière, telle de la fumée aspirée par une cheminée. Inexorablement, elles furent entraînées dans le cauchemar, Morvrin hurlant de douleur tandis que deux Trollocs, en faisant tourner de grandes roues de fer, la forçaient à s’étirer de plus en plus. Anaiya pendait déjà par les poignets, des monstres dansant autour d’elle et la frappant avec des fouets dont la lanière à bout métallique réduisait en lambeaux ses vêtements.

— Il faut nous lier, dit Sheriam.

L’aura qui l’entourait vint s’unir à celle de Myrelle et de Beonin. Même ainsi, sa brillance restait très loin de celle qu’émettait dans le monde réel une seule femme connectée à la Source.

— Non ! cria Elayne. Ne faites pas comme si c’était réel ! Au contraire, il faut…

Elle prit le bras de Sheriam, mais le flux de Feu que les trois femmes avaient tissé – très faible bien qu’elles fussent liées – venait de toucher la ligne de démarcation entre le rêve et le cauchemar. Ce tissage se volatilisa aussitôt, à croire que le cauchemar l’avait absorbé, et les trois Aes Sedai furent à leur tour aspirées comme du brouillard quand le vent se lève. Au contact de la « frontière », elles disparurent, puis Sheriam se rematérialisa à l’intérieur du cauchemar, la tête émergeant de ce qui semblait être une grande cloche métallique noire. Sur la surface externe de l’horrible machine, des Trollocs actionnaient des poignées et des leviers, arrachant des cris de douleur à l’Aes Sedai, dont la chevelure rousse oscillait follement tandis qu’elle secouait la tête avec la rage du désespoir.

Aucune trace des deux autres sœurs. Mais dans le lointain, Elayne entendit des cris qui lui permirent d’imaginer ce qui leur était arrivé.

— Tu te souviens de ce que nous t’avons appris au sujet des cauchemars ? demanda Elayne à Siuan. La manière de les conjurer ?

Les yeux rivés sur la scène qui se déroulait devant elle, Siuan acquiesça :

— Nier leur réalité… Se représenter en pensée ce que serait l’environnement s’ils n’étaient pas là.

C’était là que Sheriam avait commis une erreur – et toutes les autres Aes Sedai aussi. En tentant d’utiliser le Pouvoir contre le cauchemar, elles avaient accepté sa réalité, et cette simple façon de penser les avait précipitées dans le piège, d’où elles ne sortiraient pas avant de s’être rappelé la bonne manière de procéder. Si on se fiait à l’intensité de leurs hurlements, ça n’était pas sur le point de se produire…

— Le couloir…, murmura Elayne tout en essayant de visualiser l’aspect qu’avaient ces lieux la dernière fois qu’elle les avait vus. Il faut penser au couloir, tel qu’il est d’habitude.

— J’essaie, ma fille, grogna Siuan, mais ça ne donne aucun résultat.

Elayne soupira, accablée. L’ancienne Chaire d’Amyrlin avait raison. Rien n’avait changé dans la grotte. Au-dessus du linceul de métal qui emprisonnait son corps, la tête de Sheriam semblait maintenant vibrer. Morvrin criait comme si on la démembrait, ce qui était exactement le cas, dans le cauchemar. Et les cheveux de Carlinya n’étaient plus qu’à quelques pouces de la surface bouillonnante de l’huile. La concentration de deux femmes ne suffisait pas contre un mauvais rêve de cette dimension.

— Nous avons besoin des autres, souffla la Fille-Héritière.

— Leane et Nynaeve ? Même si nous savions où les trouver, Sheriam et les autres seraient mortes avant que… (Siuan s’interrompit.) Tu ne veux pas parler de ces deux-là, pas vrai ? Tu penses à Sheriam et…

Trop effrayée pour parler, Elayne se contenta de hocher la tête.

— Ma fille, je doute qu’elles nous entendent, ou même qu’elles nous voient. Aucun Trolloc n’a tourné la tête vers nous… Conclusion, il va falloir essayer en étant à l’intérieur !

Elayne acquiesça de nouveau.

— Petite, fit Siuan, tu as le courage d’une lionne – et l’intelligence d’un martin-pêcheur ! Cela dit, je ne vois pas que faire d’autre…

Elayne approuvait tout ce que venait de dire Siuan, à part sur son « courage ». Si ses genoux n’avaient pas été comme bloqués, elle se serait bien roulée en boule sur le sol dont les carreaux composaient toutes les couleurs des Ajah. Soudain, elle s’avisa qu’elle brandissait une longue épée brillante qui ne lui aurait été d’aucun secours même si elle avait su comment s’en servir. Elle lâcha l’arme, qui se volatilisa avant d’atteindre le sol.

— Attendre n’arrangera rien, dit-elle.

En revanche, ça laisserait le temps de se dissiper au peu de détermination qu’il lui restait.

Ensemble, Siuan et la Fille-Héritière traversèrent la ligne de démarcation. Dès qu’elle eut posé le pied dessus, Elayne eut le sentiment d’être devenue de l’eau qui coule dans un tuyau, aspirée par une force invisible.

Une fraction de seconde plus tard, elle se retrouva étendue sur le ventre sur un sol de pierre grise rugueuse, les chevilles et les poignets attachés au creux des reins, et devenue partie prenante du cauchemar qu’elle s’était jusque-là contentée d’observer. Désormais, la grotte semblait s’étendre à l’infini dans toutes les directions, et le couloir de la tour n’était plus en vue. Des cris montaient de toutes parts, se répercutant le long des murs et de la voûte constellée de stalactites. À quelques pas de la Fille-Héritière, un grand chaudron noir bouillonnait au-dessus d’un feu rugissant. Un Trolloc à la gueule de sanglier, défenses comprises, s’affairait à y jeter ce qui semblait être des racines. La base d’un ragoût… Les monstres mangeaient absolument n’importe quoi, même des êtres humains…

Elayne imagina qu’elle était libre, mais les cordes continuèrent à mordre la chair de ses poignets et de ses chevilles. L’aura du saidar, si pâle fût-elle, ne l’enveloppait plus. Ici, la Source Authentique n’existait plus pour elle. Un véritable cauchemar dans lequel elle était piégée…

La voix de Siuan, voilée par la douleur, domina le vacarme des cris :

— Sheriam, écoute-moi !

Ne pouvant voir les autres, Elayne aurait été en peine de dire ce qu’on infligeait à l’ancienne Chaire d’Amyrlin.

— C’est un rêve ! (Un hurlement succéda à ces mots.) Oui, un rêve. (Un autre hurlement.) Pensez toutes à ce qui devrait être.

Elayne prit le relais :

— Sheriam, Anaiya et les autres, écoutez-moi ! Pensez au couloir tel qu’il devrait être. À sa réalité ! Cette grotte n’existe que parce que vous la croyez réelle.

De nouveau, la Fille-Héritière se remémora le couloir, son sol en mosaïque de couleur, ses lampes dorées et ses tapisseries.

Rien ne changea et les cris continuèrent à retentir.

— Pensez au couloir ! Voyez-le dans votre esprit, et il réapparaîtra. Si vous me faites confiance, nous sortirons de ce piège.

Le Trolloc cuisinier regarda Elayne. À présent, il tenait un couteau à découper.

— Sheriam, Anaiya, concentrez-vous ! Vous aussi, Myrelle et Beonin !

Le Trolloc approcha d’Elayne et la tourna sur un côté. Elle tenta de se débattre, mais un énorme genou se plaqua sur elle, l’immobilisant sans peine. Comme s’il était un chasseur qui dépèce un cerf, le cuisinier entreprit de découper les vêtements d’Elayne.

— Carlinya, Morvrin, concentrez-vous, pour l’amour de la Lumière ! Pensez au couloir ! Vous toutes, le couloir ! Le couloir !

En marmonnant quelque chose dans un langage guttural qui n’était pas conçu pour sortir d’une gorge humaine, le monstre remit sa proie sur le ventre, puis l’immobilisa de nouveau en s’agenouillant sur elle.

— Le couloir !

Une main saisit les cheveux d’Elayne, lui tirant la tête en arrière.

— Le couloir ! Pensez au couloir !

La lame du couteau se plaqua sur la carotide d’Elayne, juste sous son oreille gauche.

— Le couloir !

La lame se mit en mouvement, entaillant la peau…

… Et Elayne se retrouva en train de contempler de grands carreaux de couleur, juste sous son nez. Portant les mains à sa gorge, elle s’émerveilla qu’elles ne soient plus entravées, puis sentit un liquide chaud, et ramena ses doigts devant ses yeux. Du sang, oui. Mais seulement un filet…

C’était passé près. Si le Trolloc avait eu le temps de l’égorger, aucune guérison n’aurait pu la sauver. Tremblant de tous ses membres, la jeune femme se releva péniblement. Elle était dans un couloir de la tour, devant le bureau de l’usurpatrice, et il n’y avait plus l’ombre d’une caverne ou d’un Trolloc.

Pauvre corps torturé dans une robe en lambeaux, Siuan était avec elle, ainsi que les Aes Sedai, spectrales au point de paraître prêtes à se désintégrer. En moins piteux état que les autres, Carlinya était debout mais tremblait comme une feuille. Les yeux écarquillés, elle tâtait ses cheveux désormais très courts, car ils avaient trempé dans l’huile et brûlé. Roulées en boule sur le sol, Sheriam et Anaiya ressemblaient à des ballots de linge. Assise mais recroquevillée sur elle-même, Myrelle était nue comme un ver et couturée de plaies de la tête aux pieds. Comme si ses articulations ne fonctionnaient plus normalement, Morvrin gémissait chaque fois qu’elle bougeait. À genoux, sa robe déchiquetée, Beonin haletait et s’appuyait à un mur pour ne pas tomber.

Elayne s’avisa que sa robe, proprement fendue en deux, pendait des deux côtés de ses épaules. Un chasseur qui dépèce un cerf… Tremblant elle aussi, elle eut un instant peur de s’écrouler. Réparer sa tenue serait bien entendu un jeu d’enfant – une simple affaire de pensée. En revanche, elle ignorait combien de temps il lui faudrait pour oublier ces horreurs.

— Il faut rentrer, dit Morvrin en s’agenouillant près de Sheriam et d’Anaiya. (Malgré sa raideur anormale et ses gémissements, elle paraissait aussi détachée que d’habitude.) Nous avons besoin d’une guérison, et aucune d’entre nous n’est en état de la faire.

— Oui, approuva Carlinya en touchant de nouveau ses cheveux. Il serait préférable de retourner à Salidar.

Dans le ton de la sœur, la glace habituelle semblait avoir subi le même sort que ses cheveux…

— Si vous êtes toutes d’accord, je vais rester encore un peu, proposa Siuan du ton plein d’humilité qui lui allait si mal. (Sa robe était de nouveau intacte, mais ses plaies demeuraient.) Avec un peu de chance, j’apprendrai des choses très utiles. Je n’ai que quelques contusions, et je me suis déjà fait pire en tombant dans un bateau.

— On dirait plutôt qu’un bateau t’est tombé dessus, fit Morvrin, mais reste si ça te chante.

— Je reste aussi, intervint Elayne. Je peux aider Siuan, et je n’ai pas été blessée.

À part l’entaille, sur sa gorge, qu’elle sentait à chaque déglutition…

— Je n’ai pas besoin d’aide…, grogna Siuan.

— Tu t’es très bien comportée ce soir, mon enfant, dit Morvrin. Ne gâche pas tout. Tu rentres avec nous.

Elayne capitula. Contester n’aurait servi à rien, sinon à lui attirer des ennuis. On eût dit que la sœur marron était le professeur et elle l’élève. Les Aes Sedai pensaient sans doute qu’elle avait été aspirée dans le cauchemar, à leur instar.

— N’oubliez pas que vous pouvez sortir directement du Monde des Rêves et réintégrer votre corps. Il n’est pas nécessaire de retourner d’abord à Salidar.

Impossible de dire si ce conseil avait été entendu.

— Patience, Sheriam, dit Morvrin en se tournant vers la sœur rousse. Nous serons à Salidar dans quelques instants. Courage, Anaiya.

Même si elle gémissait encore, Sheriam ne pleurait plus.

— Carlinya, tu veux bien aider Myrelle ? Et toi, Beonin, tu es prête ? Beonin !

La sœur grise sursauta, regarda Morvrin et finit par hocher la tête.

Puis les six Aes Sedai disparurent.

Avec un dernier regard pour Siuan, Elayne les imita. Mais elle ne réintégra pas son corps, à Salidar. Tôt ou tard, à condition de l’avoir remarquée, quelqu’un viendrait soigner sa blessure au cou. Mais l’attention se focaliserait d’abord sur les six sœurs, qui allaient se réveiller dans un piteux état, comme si elles avaient été broyées par les rouages de quelque monstrueuse horloge. Elayne avait donc quelques minutes de répit… et une destination en tête.

Bizarrement, le hall d’honneur du palais de sa mère peina à se matérialiser autour d’elle. Non sans lutter contre une étrange résistance, la jeune femme parvint finalement à se retrouver dans la grande salle au sol blanc et rouge, sous l’imposante voûte soutenue par des rangées de colonnes blanches. Comme toujours, la lumière semblait jaillir de nulle part… et de partout à la fois. À cette heure tardive de la nuit, les grands vitraux, qui représentaient en alternance le Lion Blanc d’Andor, les premières reines et des scènes de victoires, étaient à peine visibles.

Au premier coup d’œil, Elayne vit les nouveautés qui avaient compliqué sa venue dans la salle, puisqu’elles faussaient ses souvenirs. Au fond du hall, sur l’estrade, là où aurait dû se dresser le Trône du Lion, on avait installé une grandiose monstruosité tape-à-l’œil composée de dragons or et écarlate en émail et en métal qui arboraient en guise d’yeux de gros éclats d’une rare variété de quartz.

Le trône de Morgase n’avait pas disparu. Derrière et au-dessus du grotesque siège, il reposait sur une sorte de piédestal.

Elayne traversa la salle et gravit les marches de l’estrade afin de voir de plus près le trône doré de la reine d’Andor. Le Lion Blanc incrusté de pierres de lune sur un champ de rubis qui tenait lieu de dossier aurait dû surplomber la tête de sa mère.

— Que fais-tu donc, Rand al’Thor ? Que penses-tu réaliser ?

Sans elle à ses côtés, pour l’empêcher de tomber dans toutes les chausse-trappes, elle craignait que le jeune homme multiplie les erreurs. Avec les Teariens, il s’en était très bien tiré, et avec les Cairhieniens aussi, d’après ce qu’on disait. Mais les Andoriens étaient différents. Des gens francs et directs, un rien mal dégrossis, et qui avaient horreur d’être manipulés ou bousculés. Ce qui avait fonctionné en Tear ou au Cairhien pouvait ici exploser à la figure de Rand comme le feu d’artifice d’un Illuminateur.

Si elle avait pu être avec lui… L’avertir au sujet de la délégation de la tour. Elaida avait dû prévoir un piège qui se déclencherait quand il s’y attendrait le moins. Serait-il assez fin pour le voir à temps ?

Pour ne rien arranger, Elayne n’avait aucune idée des consignes reçues par la délégation de Salidar. Malgré les efforts de Siuan, les Aes Sedai restaient très partagées au sujet de Rand. Certes, il était le Dragon Réincarné, sauveur de l’humanité selon les prophéties, mais également un homme capable de canaliser et donc condamné à la folie, à la destruction et au meurtre.

Prends soin de lui, Min… Rejoins-le vite, et veille sur lui…

Songeant que Min aurait les mains libres pour faire tout ce qu’elle voulait avec Rand, Elayne eut un pincement au cœur de jalousie. Elle serait peut-être obligée de partager Rand, mais certaines choses n’appartiendraient qu’à elle. Coûte que coûte, elle ferait de lui son Champion…

— Je le jure…, dit-elle en tendant une main vers le Trône du Lion.

La manière de prêter serment des reines, depuis que le royaume existait. Le piédestal était trop haut pour qu’elle touche le siège, mais l’intention seule comptait.

— Oui, je le jure…

Le temps pressait. Bientôt, à Salidar, une Aes Sedai viendrait la réveiller pour guérir sa ridicule plaie au cou.

Elayne soupira d’agacement, puis elle réintégra son corps.


Demandred sortit de l’ombre des colonnes, regarda les deux trônes, puis l’endroit où la jeune femme s’était évaporée. Elayne Trakand, s’il ne se trompait pas, venue en utilisant un ter’angreal de mauvaise qualité, sinon, elle n’aurait pas été si spectrale. Un artefact conçu pour entraîner des débutants… Le Rejeté aurait payé cher pour connaître les pensées de la Fille-Héritière, mais ce qu’il avait vu et entendu était déjà très significatif. Elayne Trakand détestait ce que Rand al’Thor faisait à son pays, et elle entendait s’opposer à lui. Une jeune femme déterminée, semblait-il. Dans tous les cas, un autre fil de tiré dans la Trame, même si la traction finissait par se révéler plutôt faible.

— Que règne le Seigneur du Chaos ! lança Demandred aux deux trônes, même s’il regrettait toujours de ne pas savoir pourquoi il devait en être ainsi.

Puis il ouvrit un portail et quitta Tel’aran’rhiod.


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