21 En chemin pour Shadar Logoth

– Nous y conduire ? marmonna Covril, foudroyant du regard la carte que Rand tenait entre ses mains. Si je me rappelle bien où est Deux-Rivières, ça nous imposerait un grand détour. Et je refuse de perdre ne serait-ce qu’une journée.

Erith acquiesça avec ferveur.

Les joues encore humides, Haman sembla désapprouver la précipitation de ses compagnes, mais il abonda pourtant en leur sens :

— Je refuse. Aridhol – ou plutôt, Shadar Logoth, vous avez raison – n’est pas un endroit pour une jeune Ogier comme Erith. En fait, ce n’est un endroit pour personne.

Rand lâcha sa carte et se releva. Shadar Logoth… Un lieu qu’il aurait donné cher pour ne pas connaître si bien.

— Vous ne perdrez pas de temps… Et même, vous en gagnerez. Je vous conduirai là-bas en utilisant un portail – mes Chemins à moi, si vous préférez. Dès aujourd’hui, vous aurez parcouru la plus grande partie de la distance qui vous sépare de Deux-Rivières. Nous n’en aurons pas pour longtemps. Haman, je sais que vous pourrez me guider directement jusqu’au Portail.

Quand ils en étaient raisonnablement proches, les Ogiers pouvaient sentir les Portails…

Cette proposition provoqua une seconde messe basse, et cette fois, Erith insista pour y participer. Rand capta seulement des bribes de la conversation, mais il lui fut aisé d’en déduire qu’Haman était résolument opposé à ce plan. Covril, en revanche, les oreilles pointées comme si elle cherchait à se grandir, le défendait bec et ongles.

De plus en plus tendue, elle foudroya la pauvre Erith du regard. Quelles que soient chez les Ogiers les relations entre une belle-mère et sa bru, la mère de Loial estimait à l’évidence que sa jeune compagne n’avait pas son mot à dire. Mais elle changea assez vite d’avis, soudain consciente qu’Erith était un soutien de poids contre Haman.

— … dangereux… beaucoup trop dangereux…, capta Rand.

L’Ancien résistait encore.

— … quasiment à destination aujourd’hui…

Mais Covril ne désarmait pas.

— … trop longtemps à l’Extérieur…

Et Erith non plus.

— … la précipitation est mauvaise conseillère…

— … mon Loial…

— … mon Loial

— … Mashadar sous nos pieds…

— … mon Loial…

— … mon Loial…

— … en tant qu’Ancien…

— … mon Loial…

— … mon Loial…

Suivi par les deux femmes, Haman revint vers Rand en tirant sur sa redingote comme si on avait tenté de la lui arracher.

Covril cachait mieux sa jubilation qu’Erith – le privilège de l’âge – mais toutes deux semblaient ravies.

— Nous avons décidé d’accepter votre proposition, dit Haman. Finissons-en avec cette ridicule aventure, que je puisse retourner à mes élèves. Hum… Et à la Souche. Car j’aurai beaucoup de choses à lui dire sur vous.

Eh bien, si ça lui chantait, que l’Ancien dise donc à la Souche que Rand était une brute tyrannique ! Si on exceptait les réparations, les Ogiers se tenaient à l’écart des humains. Du coup, leur opinion sur lui ne risquait pas d’influencer ces derniers.

— Très bien… Je vais envoyer quelqu’un chercher vos affaires à l’auberge où vous êtes descendus.

— Nous avons tout avec nous, dit Covril.

Elle alla derrière la fontaine, se pencha et se redressa avec au bout des bras deux gros baluchons qui, chacun, auraient constitué une charge écrasante pour un homme raisonnablement costaud. Elle en tendit un à Erith et glissa la bandoulière de l’autre sur son épaule.

— Si Loial avait été ici, dit Erith en imitant Covril avec son baluchon, nous aurions été prêts à repartir sans délai pour le Sanctuaire Tsofu. Et dans le cas contraire, nous aurions continué notre chemin sans retard.

— En réalité, c’est à cause des lits, fit Haman en indiquant avec les mains que ceux-ci étaient minuscules. À l’Extérieur, quelques auberges ont des chambres prévues pour les Ogiers, mais elles se font de plus en plus rares. C’est difficile à comprendre…

Jetant un coup d’œil aux cartes annotées, il rectifia :

— Enfin, ça l’était jusque-là…

Attendant à peine que l’Ancien ait endossé son propre baluchon, Rand se connecta au saidin et ouvrit un portail juste à côté de la fontaine. Quand l’ouverture fut assez grande, on distingua une rue envahie par les mauvaises herbes dans une cité en ruine.

— Rand al’Thor ! cria Sulin en déboulant dans la cour, suivie par des gai’shain et des domestiques qui croulaient sous le poids des cartes.

Liah et Cassin suivaient Sulin, l’air d’être là par hasard.

— Tu as demandé d’autres cartes ! s’écria la chef des Promises en jetant un regard quasiment accusateur au portail.

— Là-bas, je me protégerai mieux que vous ne sauriez le faire, dit Rand d’un ton glacial.

Il aurait préféré être plus consolant, mais dans son cocon de Vide, il n’avait pas le choix.

— Où je vais, il n’y a rien que vos lances puissent combattre… et certaines choses qui les domineraient.

— Raison de plus pour que nous venions, dit Sulin, toujours dressée sur ses ergots.

Ce raisonnement n’aurait eu aucun sens pour quiconque d’autre qu’un Aiel, mais…

— Je ne discuterai pas…, soupira Rand.

S’il refusait, Sulin tenterait de le suivre et ordonnerait à des Promises de sauter dans le portail en train de se refermer, au risque qu’elles soient coupées en deux.

— À l’intérieur, pas loin d’ici, tu dois avoir les autres membres de ma garde du jour. Siffle pour les faire venir. Mais tout le monde devra rester près de moi et ne toucher à rien. Allons, exécution ! Je veux en finir au plus vite !

De Shadar Logoth, Rand gardait des souvenirs plus que déplaisants.

— J’ai envoyé mes Promises assez loin, comme tu me l’as ordonné. Compte lentement jusqu’à cent, Rand al’Thor.

— Dix.

— Cinquante…

Rand acquiesça. Sulin forma par gestes quelques mots, et Jalani, aussitôt, se précipita à l’intérieur du palais. Sur d’autres gestes de la chef des Promises, trois gai’shain, des femmes, lâchèrent les cartes qu’elles portaient, marquèrent leur surprise – les Aiels « normaux » n’avaient jamais l’air si stupéfaits –, relevèrent l’ourlet de leur robe blanche et se précipitèrent dans des directions différentes. Si rapides qu’elles aient été, Sulin les avait devancées…

Alors que Rand en arrivait à « vingt », des Aiels jaillirent dans la cour, certains sautant de fenêtres et d’autres de balcons. Le jeune homme faillit en perdre son compte. Tous ces Aiels étaient voilés, et il y avait dans le lot une minorité de Promises. Découvrant Rand et trois Ogiers, rien de plus, ces renforts regardèrent autour d’eux, déconcertés, et certains abaissèrent leur voile.

Terrorisés, les domestiques se serrèrent les uns contre les autres.

Le flux de guerriers continua même quand Sulin fut revenue – au moment où Rand prononçait le nombre « cinquante ». Pour que la cour se remplisse d’Aiels à cette vitesse, la Promise avait dû faire courir le bruit que le Car’a’carn était en danger. En effet, c’était le seul moyen… Et si quelques guerriers ronchonnèrent, la plupart décidèrent que c’était une bonne blague, digne de leur arracher un rire voire de les inciter à racler leur rondache avec leur lance.

Aucun ne s’en alla. Bien campés sur leurs jambes, tous regardèrent le portail pour voir ce qui allait se passer.

L’ouïe aiguisée par le Pouvoir, Rand entendit Nandera, une Promise aux cheveux grisonnants mais à la beauté frappante, souffler à Sulin :

— Tu as parlé aux gai’shain comme à des Far Dareis Mai.

Sulin soutint sans broncher le regard de sa sœur de la lance.

— C’est vrai. Nous réglerons cette affaire dès aujourd’hui, quand Rand al’Thor sera en sécurité.

— Oui, quand il sera en sécurité…

Sulin choisit vingt Promises, certaines faisant partie de l’escorte de la journée et d’autres non. Quand Urien commença à sélectionner des Boucliers Rouges, les membres des autres ordres de guerriers insistèrent pour participer à l’expédition. La ville qu’on apercevait de l’autre côté du portail n’avait rien d’amical, et le Car’a’carn aurait sûrement besoin de protection.

Car’a’carn ou non, dès qu’il y avait de l’action en perspective, tous les Aiels étaient partants, les plus jeunes se montrant particulièrement avides de bagarre.

Une autre polémique faillit éclater quand Rand déclara qu’il ne devait pas y avoir plus de guerriers que de Promises – une mesure visant à préserver l’honneur des Far Dareis Mai, puisqu’elles étaient chargées en priorité de le défendre – et qu’on n’irait pas au-delà des vingt sœurs de la lance déjà choisies par Sulin.

Conscient d’entraîner les Aiels en un endroit où leurs compétences martiales ne leur serviraient pas, Rand préférait en emmener le moins possible, puisque ce serait en fait à lui de veiller sur eux. Ignorant quel honneur il risquait d’écorner s’il précisait tout ça, le jeune homme s’en abstint.

— Surtout, n’oubliez pas mes consignes, dit-il quand le petit corps expéditionnaire fut réuni. Ne touchez rien et ne prenez rien, pas même une gorgée d’eau. Je veux vous voir tous en permanence, alors n’entrez dans les bâtiments sous aucun prétexte.

Haman et Covril approuvèrent du chef avec une vigueur qui sembla impressionner les Aiels davantage que le discours de Rand. Pour autant qu’ils puissent être impressionnés…

Traversant le portail, le petit groupe se retrouva dans une cité morte depuis longtemps – et même plus que morte, en un sens.

Telle une boule d’or en fusion, le soleil, déjà à mi-chemin de son zénith, martelait de ses rayons les grandioses ruines. S’il restait quelques domaines intacts pour couronner d’imposants palais en marbre blanc, la majorité des bâtiments était en ruine. Au bout de longues colonnades, des tours aussi hautes que tout ce qu’avaient jamais pu rêver les Cairhieniens parvenaient encore à tutoyer le ciel, mais elles s’effritaient et penchaient lourdement du côté où elles ne tarderaient sûrement plus à tomber. Les toits des maisons, en s’écroulant, avaient fait exploser les dalles du sol, accentuant encore l’impression de désolation. À chaque intersection, des fontaines dévastées et des monuments brisés rappelaient que tout ici était mort depuis des lustres. Sur certains tas de gravats, des arbres accablés par la sécheresse parvenaient à pousser – la seule végétation en sus de la mousse qui envahissait les fissures des bâtiments et du sol. Dans les rues où on ne sentait pas un souffle de vent, rien ne bougeait. Pas un oiseau dans le ciel ni un rat dans les ombres. Un linceul d’obscurité enveloppait Shadar Logoth – l’Attente des Ténèbres, dans la langue actuelle.

Rand laissa se dissiper le portail. À ses côtés, pas un seul Aiel n’abaissa son voile. Les traits tendus et les oreilles rigides, les Ogiers regardaient autour d’eux, l’air méfiants.

Rand resta connecté au saidin, livrant à la souillure un combat qui, selon Taim, prouvait à un homme qu’il était bien vivant. En cet endroit maudit, et même s’il avait été incapable de canaliser le Pouvoir, le jeune homme aurait apprécié que quelque chose lui rappelle qu’il n’avait pas encore franchi les portes de la mort.

Au temps des guerres des Trollocs, Aridhol, une glorieuse capitale, avait été l’alliée de Manetheren et des neuf autres pays formant les Dix Nations. Alors que ces guerres duraient depuis assez longtemps pour faire passer celle des Cent Années pour une escarmouche, quand les Ténèbres semblaient être victorieuses partout, chaque chiche victoire de la Lumière n’étant qu’un dérisoire répit, un homme nommé Mordeth était devenu un des conseillers d’Aridhol. Pour survivre et l’emporter, avait-il suggéré, il fallait qu’Aridhol devienne plus dure et plus cruelle que les Ténèbres – et surtout, beaucoup moins naïve. Le plan fut adopté, et à la fin, la ville se révéla au moins aussi noire que les Ténèbres – sinon, plus, sous certains aspects. Alors que le conflit contre les Trollocs continuait, Aridhol s’était repliée sur elle-même, puis retournée contre elle-même et enfin totalement consumée.

Quelque chose était resté entre ses murs, interdisant à quiconque d’y vivre de nouveau. Ici, pas un seul caillou n’avait été épargné par la haine et la suspicion qui avaient eu raison d’Aridhol pour laisser à sa place un cauchemar nommé Shadar Logoth. Et l’infection ne s’était pas éteinte au fil du temps…

Alors que cela aurait été suffisant pour tenir tout homme sain d’esprit éloigné de la cité, il y avait un mal encore plus dévastateur entre ces murs…

Pivotant sur lui-même, Rand sonda des fenêtres qui le firent penser aux orbites vides d’une tête de mort. Alors que le soleil continuait son ascension, il sentait des légions d’espions invisibles. Lors de sa précédente visite, cette impression n’avait pas été aussi forte avant que l’astre du jour entame sa descente vers l’horizon. Oui, il restait bien plus qu’une souillure. Une armée de Trollocs s’était arrêtée un soir à Shadar Logoth. Il n’en était rien resté, à part des messages en lettres de sang implorant le Ténébreux de venir au secours de ses créatures. La nuit, s’attarder à Shadar Logoth n’était pas recommandé.

Cet endroit me fait peur…, murmura Lews Therin de l’autre côté du Vide. Et toi, il ne t’effraie pas ?

Rand en eut le souffle coupé. Cette voix s’adressait-elle vraiment à lui ?

Oui, il me terrorise aussi…

Il y a tant d’obscurité… Une noirceur plus noire que le noir. Si le Ténébreux choisissait de vivre parmi les hommes, c’est ici qu’il élirait domicile.

Ici, oui, c’est vrai…

Je dois tuer Demandred…

Rand tressaillit.

Demandred a un lien avec Shadar Logoth ?

Je me rappelle avoir tué Ishamael, enfin… (Il y avait de l’étonnement dans le ton de Lews Therin, comme s’il venait de faire une découverte.) Il méritait de mourir. Lanfear aussi, mais je suis content de n’être pas celui qui l’a tuée.

Si la voix semblait dialoguer avec Rand, était-ce seulement un hasard ? Ou Fléau de sa Lignée entendait-il le jeune homme et lui répondait-il ?

Comment ai-je… ? Comment as-tu tué Ishamael ? Dis-le-moi.

La mort… J’aspire au repos des morts. Mais pas ici. Non, pas question de crever ici !

Le fruit du hasard, rien de plus… Rand non plus n’aurait pas voulu crever à Shadar Logoth. Non loin de là, un palais aux colonnes effritées menaçait de s’écrouler à tout moment, ensevelissant l’expédition sous des tonnes de gravats.

— Je vous suis, dit Rand à Haman.

À l’intention des Aiels, il ajouta :

— Ne touchez rien, ne prenez rien et restez en vue.

— Je n’aurais pas cru que ce serait si terrible…, marmonna l’Ancien. Le Portail n’est pas passé très loin d’être détruit…

Erith gémit et Covril semblait se retenir de l’imiter. Tous les Ogiers avaient une sensibilité exacerbée – une sorte d’empathie avec les lieux.

— Par là, dit Haman, un bras tendu.

La sueur qui lustrait son front n’avait rien à voir avec la chaleur…

Les dalles brisées du sol craquèrent sous les semelles de Rand comme des os cassés. S’il faisait des détours pour contourner des ruines, empruntant volontiers des ruelles, Haman semblait très sûr de lui. Entourant Rand, les Aiels avançaient sur la pointe des pieds. Au-dessus de leur voile noir, leurs yeux indiquaient qu’ils ne s’attendaient pas à une attaque : pour eux, elle avait déjà commencé.

Les espions invisibles et les ruines ramenèrent à l’esprit de Rand des souvenirs dont il se serait volontiers passé. En ces lieux, Mat s’était engagé sur la voie qui l’avait conduit jusqu’au Cor de Valère – en manquant le tuer en chemin – puis qui l’avait probablement amené à Rhuidean, où se trouvait le ter’angreal dont il refusait obstinément de parler.

En ce lieu, alors qu’ils étaient forcés de s’enfuir en pleine nuit, Perrin avait été coupé de ses amis. Quand Rand l’avait enfin revu, l’apprenti forgeron avait des yeux jaunes et portait en lui des secrets que Moiraine n’avait jamais partagés avec Rand.

Le jeune homme lui-même n’était pas sorti indemne de l’aventure, même si Shadar Logoth ne l’avait pas directement affecté. Car Padan Fain les avait tous suivis jusqu’ici – Mat, Perrin, Moiraine, Lan, Nynaeve, Egwene et lui – et ce colporteur, fréquemment en tournée à Deux-Rivières, s’était révélé être un Suppôt des Ténèbres. Depuis, il était devenu bien plus que cela – et bien pire, selon Moiraine.

Fain les avait suivis jusqu’à Shadar Logoth, mais en quittant la cité, il était bien plus que Padan Fain – ou bien moins.

Qu’il soit ou ne soit plus lui-même, Fain voulait la mort de Rand. Il avait menacé tous les gens que le jeune homme aimait, s’il ne se livrait pas à lui. Bien sûr, Rand avait refusé. Par bonheur, Perrin s’était chargé de protéger Deux-Rivières, mais tout ça avait été si douloureux… Qu’avait donc fichu Fain avec les Capes Blanches ? Pedron Niall était-il lui aussi un Suppôt des Ténèbres ? Si certaines Aes Sedai pouvaient en être, pourquoi pas le chef suprême des Fils de la Lumière ?

— Nous y voilà, annonça Haman.

Rand sursauta. Shadar Logoth était le dernier endroit au monde où on pouvait s’immerger dans ses pensées…

L’Ancien se tenait sur ce qui avait dû être une vaste esplanade, même si un énorme tas de gravats se dressait à présent à une extrémité. Au milieu de cet espace, où aurait dû se trouver une fontaine, se dressait une grille circulaire en métal brillant épargné par la rouille. À l’intérieur de cet enclos haut comme un Ogier, Rand vit une sorte de grand pan de mur sculpté de lianes et de feuilles si délicatement ciselées qu’on aurait pu s’attendre à les voir osciller au gré de la brise, s’il y en avait eu une. En approchant, on était surpris de constater que ces « végétaux » étaient gris et non verts.

Le Portail, même s’il ne ressemblait pas à ce qu’on s’attendait à voir sous ce nom…

— Le bosquet fut abattu dès que les Ogiers eurent repris le chemin de leur Sanctuaire, vingt ou trente ans après la construction. (La voix d’Haman vibrait d’indignation.) Aussitôt, la ville recommença à grandir…

Rand sonda la grille avec un flux d’Air, se demandant comment la traverser. À sa grande surprise, la structure de métal se décomposa en une vingtaine de pièces qui tombèrent sur le sol dans un vacarme soudain qui fit sursauter les Ogiers.

Rand hocha dubitativement la tête. Il aurait dû y penser ! Un métal qui avait résisté si longtemps à la rouille devait avoir été forgé par le Pouvoir. En fait, il s’agissait peut-être même d’un vestige de l’Âge des Légendes. Mais les éléments qui maintenaient le tout étaient corrodés depuis longtemps, n’attendant qu’une chiquenaude pour céder.

Covril posa une main sur l’épaule de Rand.

— Je vous conjure de ne pas ouvrir ce Portail. Loial vous a sans doute expliqué comment faire – les choses de ce genre l’ont toujours passionné – mais les Chemins sont dangereux.

— Je peux le verrouiller, dit Haman, afin qu’on ne puisse plus l’ouvrir sans le Talisman de Croissance. Hum… Ce serait un jeu d’enfant.

L’Ancien ne semblait pourtant pas pressé d’essayer. Et il prenait garde à ne pas approcher du Portail.

— Nous risquons d’avoir besoin de l’utiliser sans disposer du temps d’aller chercher un talisman, objecta Rand.

Danger ou non, tous les Chemins pouvaient un jour se révéler vitaux. S’il avait pu les purifier… Mais c’était un défi presque aussi fou que de purifier le saidin – un exploit qu’il s’était vanté de réaliser un jour, et devant Taim, par-dessus le marché.

Rand commença à tisser du saidin autour du Portail en utilisant les cinq Pouvoirs, ce qui remit en place les fragments de la grille. Dès qu’il canalisa, la souillure vibra en lui comme si elle répondait à un appel. Celui du mal qui résidait à Shadar Logoth, sans doute – un dialogue muet entre deux fléaux. Même dans son cocon de Vide, Rand fut désorienté par cet écho, comme si le monde menaçait de s’ouvrir sous ses pieds. Pris de vertiges et de nausées, il crut qu’il allait vomir tout ce qu’il avait jamais mangé dans sa vie. Pourtant, il ne baissa pas les bras. Laisser des gardes ici n’était pas une option. Sinon, il aurait tout aussi bien pu envoyer des Aiels à la recherche du Portail.

Le tissage qu’il réalisa, puis inversa, était un piège vicieux parfaitement adapté à un lieu tout aussi vicieux. Une protection incroyablement malfaisante. Des humains auraient pu la traverser sans danger, y compris les Rejetés – une protection pouvait agir contre les Créatures des Ténèbres ou contre des humains, mais pas contre les deux – mais personne, y compris un Rejeté, n’aurait été capable de la détecter. En revanche, si une Créature des Ténèbres s’était aventurée à traverser… Toute la perversité du piège était là. Un Trolloc, par exemple, ne serait pas mort sur le coup. Il aurait peut-être même survécu assez longtemps pour sortir de la cité. Ainsi, son cadavre n’aurait pas été ici, servant d’avertissement au prochain monstre, par exemple un Myrddraal, tenté d’essayer à son tour. Une fin différée, en somme, et peut-être même assez pour qu’une armée de Trollocs s’en aille en n’ayant plus que des cadavres ambulants dans ses rangs. Un sort amplement mérité, pour des monstres… Cela dit, tisser une chose pareille retournait l’estomac de Rand. Autant que la souillure du saidin, et ce n’était pas peu dire.

Quand il se coupa de la Source, après avoir noué ses flux, le jeune homme éprouva un soulagement des plus relatifs. Les vestiges de la souillure, toujours longs à se dissiper, vibraient si fort qu’on eût dit qu’un séisme se déchaînait.

Les oreilles douloureuses, les dents serrées à s’en faire mal aux mâchoires, Rand comprit qu’il devait fuir au plus vite ce lieu.

Inspirant à fond, il se prépara à canaliser le Pouvoir afin d’ouvrir un portail. Mais il s’interrompit, le front plissé. Puis il compta une première fois ses troupes, très vite, et recommença plus lentement.

— Il manque quelqu’un. Qui ?

Les Aiels ne furent pas longs à trouver.

— Liah, dit Sulin sous son voile.

— Elle était juste derrière moi…, précisa une Promise.

La voix de Jalani.

— Elle a peut-être vu quelque chose…

Et là, peut-être celle de Desora.

— J’ai ordonné qu’on ne se sépare pas ! explosa Rand.

La fureur déferla sur le Vide comme des vagues sur un récif de corail. Une Promise manquait, et ses compagnons réagissaient avec le fichu calme des Aiels ! Une Promise disparue. Une femme perdue dans Shadar Logoth !

— Quand je lui remettrai la main dessus…

Pouce après pouce, Rand fit reculer la colère qui menaçait de dévaster son refuge intérieur. Quand il remettrait la main sur Liah, il crierait jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse, puis il la condamnerait à subir l’ire de Sorilea jusqu’à la fin de sa vie. Une telle rage avait besoin d’un exutoire à sa hauteur.

— Formez des binômes et regardez partout, mais sans entrer dans les bâtiments. C’est bien compris ? Ici, on peut être tué avant même d’avoir compris ce qui se passe. Vous risquez d’être tous morts en un clin d’œil ! Si vous voyez Liah dans un bâtiment, et même si elle a l’air d’aller très bien, venez me chercher, sauf si elle sort pour vous rejoindre.

— Les recherches iront plus vite si chacun s’y met seul, dit Urien.

Sulin acquiesça et beaucoup trop d’autres Aiels l’imitèrent.

— Des binômes ! rugit Rand, contraint de lutter de nouveau contre la fureur.

Que la Lumière brûle les Aiels et leur fichue insubordination !

— À deux, vous aurez quelqu’un pour surveiller vos arrières. Pour une fois, obéissez-moi sans discuter. Je suis déjà venu ici, et je sais de quoi je parle.

Quelques minutes plus tard, après un grand débat sur le nombre d’Aiels qui devaient rester avec Rand, vingt paires d’Aiels se déployèrent dans la cité. La Promise qui demeura près de Rand devait être Jalani, même si ça n’était pas facile à dire, sous le voile. Pour une fois, elle ne semblait pas contente de veiller sur le Car’a’carn, ça se lisait sans équivoque dans ses yeux boudeurs.

— Nous pourrions former un binôme de plus, dit Haman en regardant Covril.

— Oui, et Erith resterait ici.

— Non ! crièrent en même temps Rand et la jeune Ogier.

L’Ancien et la mère de Loial ne cachèrent pas leur désapprobation. Confuse, Erith en eut aussitôt les oreilles en berne.

Rand reprit le contrôle de ses nerfs. Naguère, il avait l’impression que la colère ne pouvait pas vraiment l’atteindre lorsqu’il se réfugiait dans le Vide. Désormais, cette fureur semblait pouvoir tout balayer. Une évolution qui risquait d’être catastrophique. Encore que…

— Ancien Haman, je suis navré. Je n’ai aucun droit de m’adresser à vous ainsi. Même chose pour vous, Oratrice Covril.

Était-ce la bonne formulation ? S’agissait-il seulement d’un titre ? L’absence de réaction des Ogiers n’aida pas du tout Rand…

— Cela dit, j’apprécierais que vous restiez avec moi, afin que nous cherchions tous ensemble.

— Avec plaisir, répondit Haman. Je ne vois pas comment je pourrais vous protéger mieux que vous en êtes capable seul, mais cette protection vous est acquise.

Covril et Erith acquiescèrent gravement. Pour tout l’or du monde, Rand n’aurait su dire de quoi parlait l’Ancien, mais l’heure n’était pas aux questions, puisque les trois Ogiers semblaient fermement décidés à le défendre.

Pour sa part, il savait pouvoir garder en sécurité les trois Bâtisseurs, s’ils ne s’éloignaient pas de lui.

— Tant que tu respectes tes propres règles, Rand al’Thor…, dit la Promise.

C’était bien Jalani, et elle semblait soulagée de ne pas avoir à rester ici à attendre. Soulagée ? Rand espéra avoir communiqué aux autres une meilleure idée de ce qu’était cet endroit.

Dès le début, les recherches furent un calvaire. Descendant et remontant des rues sous le regard d’espions invisibles, les trois Ogiers, Jalani et Rand criaient tour à tour des « Liah ! Liah ! » qui restaient sans réponse. Alors que les appels de Covril faisaient se lézarder les façades, ceux d’Haman menaçaient de les faire s’écrouler.

Tout ça pour rien. Ou plutôt, pour entendre comme un écho les autres équipes crier également leurs « Liah ! Liah ! » sans réponse.

Alors que le soleil approchait de son zénith, Jalani soupira :

— Rand al’Thor, je ne crois pas qu’elle serait allée si loin. Sauf si elle avait voulu nous fuir, et je ne vois pas pourquoi elle aurait fait ça.

Rand cessa de sonder des colonnes qui se dressaient au sommet d’un grand escalier et tenta de voir ce qu’il y avait dans la salle qu’elles protégeaient. Il ne distingua rien, à part de la poussière. Et aucune empreinte de pas.

Les espions invisibles se faisaient moins présents. Non qu’ils aient disparu, mais…

— Jalani, nous devons continuer. Elle est peut-être… (Rand ne sut pas comment terminer sa phrase.) Je refuse de la laisser ici !

Le soleil atteignit son zénith, puis entama sa lente descente. Au sommet de ce qui avait dû être un palais – voire un complexe palatial – mais qui ressemblait à s’y méprendre à une colline, n’étaient les éclats de briques brisées qui jonchaient le sol et les fragments de pierre sculptée qui en émergeaient, Rand mit ses mains en porte-voix et cria :

— Liah ! Liah ! Liah !

Dans la rue, en bas, une Promise appela Rand. Quand elle baissa son voile, il vit qu’il s’agissait de Sulin. Avec une autre sœur de la lance, elle se tenait près de Jalani et des Ogiers.

— Rand al’Thor, rejoins-nous !

Dans un nuage de poussière, le jeune homme dévala si vite sa « colline » qu’il faillit s’étaler deux fois.

— Vous l’avez trouvée ? demanda-t-il en arrivant en bas.

Sulin secoua la tête.

— Si elle était encore vivante, ce serait déjà fait… De sa propre volonté, elle ne se serait pas autant éloignée. Et si quelqu’un l’a portée, c’est qu’elle ne vivait plus – ou qu’elle était trop grièvement blessée pour répondre à nos appels, ce qui revient pratiquement au même.

Haman soupira tristement et ses deux compagnes, les sourcils pendant, regardèrent mélancoliquement Rand – la Lumière seule savait pourquoi !

— On continue les recherches !

— Pouvons-nous jeter un coup d’œil dans les bâtiments ? De l’extérieur, on ne peut pas tout voir, loin de là.

Rand hésita. Alors qu’on était en début d’après-midi, il sentait de nouveau les yeux invisibles. Aussi présents qu’au crépuscule, lors de sa précédente visite. À Shadar Logoth, les ombres dissimulaient toujours des horreurs.

— Non, pas de bâtiments… Mais on n’abandonne pas.

Rand n’aurait su dire combien de temps il passa à marcher dans les rues en criant un nom. Soudain, il dut s’arrêter, car Sulin et Urien s’étaient campés devant lui, tous deux ayant abaissé leur voile.

À l’ouest, dans un ciel sans nuages, le soleil rougeoyant atteignait presque la cime des arbres. Sur les ruines, les ombres s’allongeaient.

— Je chercherai tant que tu voudras, dit Urien, mais procéder ainsi ne nous mènera plus à rien. En revanche, fouiller les bâtiments…

— Non ! croassa Rand.

Il se racla la gorge, rêvant d’un verre d’eau bien fraîche.

Les espions invisibles étaient maintenant tapis derrière toutes les fenêtres et les autres ouvertures – des milliers – et ils attendaient leur heure. L’ombre tombait sur la ville, et à Shadar Logoth, le crépuscule n’était jamais une bonne chose. La nuit, elle, faisait la part belle à la mort. Car Mashadar s’éveillait au coucher du soleil.

— Sulin, je…

Rand ne parvint pas à dire qu’ils devaient renoncer, abandonnant Liah, qu’elle soit vivante ou morte – ou peut-être allongée, inconsciente, derrière un mur ou sous un tas de gravats. Tout était possible.

— Les espions qui nous guettent attendent la nuit, je crois, dit Sulin. J’ai approché de fenêtres derrière lesquelles on m’épiait, mais je n’ai jamais rien vu. Danser avec les lances contre des ennemis invisibles ne sera pas facile.

En vain, Rand tenta une nouvelle fois de dire qu’ils devaient renoncer. Mais Liah pouvait être blessée, et attendre du secours… D’instinct, le jeune homme palpa sa poche. Mais la figurine du petit bonhomme replet – un angreal – était restée à Caemlyn avec son épée et son sceptre. Une fois la nuit tombée, il n’était pas certain de pouvoir protéger ses compagnons. Selon Moiraine, toutes les sœurs de la Tour Blanche réunies n’auraient pas pu tuer Mashadar. Si on pouvait considérer qu’il était en vie…

Haman se racla la gorge.

— D’après ce que je sais d’Aridhol… hum… de Shadar Logoth, quand le soleil sera couché, nous mourrons tous.

— Oui…, souffla Rand à contrecœur.

Liah pouvait être en vie… Mais il y avait tous les autres… Un peu à l’écart, Covril et Erith parlaient à voix basse. De Loial, bien entendu…

La mort est plus légère qu’une plume et le devoir plus écrasant qu’une montagne.

Lews Therin avait dû emprunter ce dicton du Shienar à Rand. Apparemment, leurs deux mémoires communiquaient… En tout cas, la citation faisait mouche.

— Il faut partir, annonça Rand. Que Liah soit morte ou vivante, nous ne pouvons pas rester.

Urien et Sulin hochèrent sombrement la tête. Erith, en revanche, approcha de Rand et lui tapa sur l’épaule avec une douceur surprenante pour quelqu’un qui aurait pu d’une seule main arracher la tête du jeune homme.

— Si je puis me permettre, dit Haman, nous sommes restés plus longtemps ici que nous le pensions. Pouvez-vous nous déposer hors de la ville grâce à un de vos portails ? Je vous en serais très reconnaissant.

Rand songea à la forêt qui entourait Shadar Logoth. Ce coup-ci, elle ne grouillerait pas de Trollocs et de Myrddraals, mais ça restait un endroit peu hospitalier et très loin de tout.

— Je vais faire mieux que ça, Ancien Haman : vous conduire directement à Deux-Rivières.

L’Ancien et l’Oratrice hochèrent gravement la tête.

— Que la Lumière vous bénisse, Rand al’Thor, dit Covril.

Les oreilles d’Erith en tremblaient d’excitation. À l’idée de quitter Shadar Logoth, ou de revoir bientôt Loial ?

Rand hésita un moment. Loial devait être à Champ d’Emond, mais il ne pouvait pas y déposer les Ogiers. S’il faisait ça, la nouvelle de sa visite risquait de se répandre hors du territoire. Il faudrait arriver loin du village et à bonne distance des fermes qui se dressaient autour.

Un trait de lumière vertical apparut dans les airs puis s’élargit. La souillure s’en prit de nouveau à Rand, encore plus violemment que la fois précédente, le sol tremblant comme jamais sous ses pieds.

Six Aiels passèrent en éclaireurs, suivis par les trois Ogiers. Pour une fois, et c’était compréhensible, ils firent montre d’une hâte bien peu typique.

Rand se tourna vers la cité en ruine. Un jour, il avait juré de laisser les Promises mourir pour lui s’il le fallait.

Alors que les derniers Aiels franchissaient le portail, Sulin siffla entre ses dents, attirant l’attention de Rand. Mais la Promise regardait une des mains du jeune homme, qu’il avait entaillée avec ses ongles, faisant perler le sang. Dans son cocon de Vide, la douleur ne l’atteignait pas, comme si c’était celle de quelqu’un d’autre. Le stigmate physique ne comptait pas, et de toute façon, il finirait par guérir. À l’intérieur de lui-même, Rand avait des marques bien plus profondes que nul ne pouvait voir. Une pour chaque Promise morte – et ces plaies-là, il ne les laisserait jamais cicatriser.

— Nous en avons fini ici, dit-il en franchissant le portail.

Dès que l’ouverture eut disparu dans le dos de Rand, la terre cessa de trembler sous ses pieds.

Perplexe, Rand tenta de s’orienter. Choisir l’endroit où on arrivait n’était pas aisé quand on ne connaissait pas sa destination, mais là, il avait choisi un pâturage désaffecté qui lui était très familier, à deux bonnes heures de marche de Champ d’Emond. À la lumière du crépuscule, il distinguait pourtant un grand troupeau et un garçon qui brandissait un bâton de berger. Un arc accroché dans le dos, le jeune type regardait fixement les nouveaux venus.

Soudain, il lâcha son bâton, tourna les talons et courut vers une ferme… qui n’existait pas la dernière fois que Rand était venu dans le coin. Une ferme au toit de tuile…

Un moment, le jeune homme se demanda s’il ne s’était pas trompé de destination. Mais son instinct lui disait que non. L’air sentait bon la terre natale !

Tous les changements dont avaient parlé Bode et les autres filles… Au fond, ils ne s’étaient jamais gravés dans son esprit, parce que pour lui, tout était immuable à Deux-Rivières.

Les jeunes filles… Devait-il les renvoyer ici ?

Tu devrais surtout t’en tenir loin !

Une pensée lourde d’agacement.

— Champ d’Emond est par là, tout droit, dit Rand.

Son village… Perrin… Tam devait être là aussi, à l’auberge, avec les parents d’Egwene…

— Loial doit y être. Je ne sais pas si vous y arriverez avant la tombée de la nuit… Si vous pensez que non, demandez l’hospitalité dans cette ferme. Mais ne parlez pas de moi. Personne ne doit savoir que je suis venu.

Le berger avait tout vu, mais quand les Ogiers se montreraient, le reste de son histoire passerait pour de l’affabulation.

Haman et Covril ajustèrent leur baluchon dans leur dos, puis ils se regardèrent, et l’Oratrice se tourna vers Rand :

— Nous ne dirons pas comment nous sommes arrivés ici. Que les gens s’imaginent ce qu’ils voudront.

— Vous ne devez pas vous tuer…, fit Haman en lissant sa barbe.

Même dans le Vide, Rand fut surpris :

— Pardon ?

— Le chemin qui vous attend est long, obscur et, j’en ai peur, souillé de sang. Je redoute que vous nous entraîniez tous sur cette voie. Mais il faut que vous viviez pour arriver jusqu’au bout.

— Je vivrai, oui… Prenez soin de vous.

Dans cette dernière phrase, il avait tenté de mettre un peu de chaleur, mais il doutait d’y être parvenu.

— Prenez soin de vous, répéta Haman, imité par ses deux compagnes.

Alors qu’Erith elle-même semblait ne pas croire que Rand suivrait ce conseil, tous trois partirent en direction de la ferme.

Un moment, Rand les regarda s’éloigner. Des gens étaient sortis de la ferme pour suivre l’approche des visiteurs. Tournant la tête, Rand sonda le nord-ouest, pas là où se dressait le village, mais vers la ferme où il avait grandi.

Quand il se détourna et ouvrit un portail pour retourner à Caemlyn, il eut l’impression qu’on venait de lui arracher un bras. Une douleur bienvenue pour lui rappeler la perte de Liah – et bien plus appropriée qu’une égratignure.


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