24 Une délégation

Egwene se détourna des musiciens qui jouaient au coin de la rue – une femme en nage qui soufflait dans une longue flûte et un homme au visage rubicond qui pinçait les neuf cordes d’un grand butor – et continua son chemin, se faufilant dans la foule, le cœur léger. Alors que le soleil était haut dans le ciel, boule d’or en fusion, les pavés de la rue étaient assez chauds pour que la jeune femme les sente à travers les semelles de ses bottes souples. De la sueur gouttait sur son nez et son châle, replié sur ses coudes, pesait aussi lourd qu’une épaisse couverture. Tant de poussière flottait dans l’air qu’Egwene rêvait déjà de refaire ses ablutions. Malgré tout, elle souriait.

Quand ils pensaient qu’elle ne les voyait pas, certains passants lui lançaient des regards perplexes, et ça l’amusait terriblement. À cause du regard que les gens posaient sur les Aiels… Parce qu’ils la prenaient pour telle, se fiant à ses vêtements sans prendre garde à sa taille ni à la couleur de ses yeux.

Comme dans toutes les rues de toutes les villes, des colporteurs et des marchands ambulants vantaient leurs produits, risquant de se casser la voix pour couvrir les cris des bouchers et des fabricants de bougies, les grincements des échoppes d’orfèvres, les cliquetis des ateliers de poterie et le sifflement aigu des axes de roue manquant de graisse.

Comme à l’accoutumée, les conducteurs de chariot et les paysans marchant à côté de leur charrette tirée par des bœufs agonissaient de jurons les porteurs des chaises en bois noir laqué et les cochers des carrosses arborant sur les portières les armes d’une maison noble.

Les artistes des rues – musiciens, acrobates, jongleurs – grouillaient partout. Du coin de l’œil, Egwene aperçut une dizaine de femmes en robe d’équitation, une épée sur la hanche, qui avançaient en carrant les épaules et en jouant des coudes, comme elles imaginaient que faisaient les hommes. Heureusement qu’elles n’en étaient pas, car l’insolence de ces donzelles à la peau claire, chez des mâles, aurait déclenché une bataille rangée tous les dix pas.

Le marteau d’un forgeron s’abattit avec fracas sur une enclume. Egwene fut étonnée de l’entendre si clairement malgré le bourdonnement des conversations et l’écho presque permanent des éclats de rire. Mais à vivre si longtemps avec les Aiels, elle avait fini par oublier les bruits habituels d’une ville. Un environnement qui lui avait peut-être manqué…

Egwene éclata de rire en pleine rue. La première fois qu’elle avait entendu les bruits d’une cité – et ça ne remontait pas à très longtemps – elle en était restée comme sonnée. Mais la fille de la campagne qu’elle était alors, prête à rouler de grands yeux devant n’importe quoi, lui semblait une étrangère perdue de vue depuis une éternité.

Chevauchant une jument baie, une femme tourna la tête pour voir qui était la folle riant toute seule. Alors que de petites clochettes d’argent pendaient sur la crinière et la queue de la bête, sa maîtresse en portait aussi dans la longue crinière noire qui cascadait jusqu’à ses reins. Très jolie, l’inconnue ne devait pas être beaucoup plus âgée qu’Egwene. Mais elle avait le visage dur, l’œil acéré et… six couteaux, l’un aussi grand que celui des Aiels, glissés à sa ceinture. Une Quêteuse du Cor, sans nul doute.

Deux épées croisées attachées dans son dos, un grand et bel homme en veste verte regardait la cavalière s’éloigner lentement. Un Quêteur, probablement… Ces temps-ci, il y en avait partout. Alors que la femme et sa jument disparaissaient dans la foule, l’homme tourna la tête et vit qu’Egwene le regardait. Souriant soudain, il bomba le torse et se dirigea vers ce qu’il prenait sûrement pour une admiratrice.

Egwene prit aussitôt son expression la plus revêche – un mélange de Sorilea quand elle était de mauvaise humeur et de Siuan Sanche, à l’époque où elle portait encore l’étole de la Chaire d’Amyrlin.

Le bel avantageux se pétrifia, l’air surpris. Avant qu’il se détourne, Egwene crut l’entendre marmonner :

— Maudites Aielles !

La jeune femme éclata de nouveau de rire. Même s’il l’entendit, son soupirant si promptement éconduit ne se retourna pas, sans doute convaincu qu’elle se moquait de lui.

Bien entendu, la bonne humeur d’Egwene avait d’autres causes. Deux, précisément… Primo, les Matriarches avaient fini par admettre que se promener en ville faisait aussi bien circuler le sang que marcher autour de la ville. Même ainsi, Sorilea ne comprenait toujours pas au nom de quoi on pouvait avoir envie de se balader dans des rues bondées d’hommes et de femmes des terres mouillées, mais ça ne gâchait pas le plaisir d’Egwene. Cela dit, elle se réjouissait surtout parce que les Matriarches, ayant appris et vérifié la totale disparition des maux de tête qui les inquiétaient tant – malgré tous ses efforts, la jeune femme n’avait pas pu les leur cacher tant qu’elle en avait eu –, avaient décrété qu’elle pourrait retourner bientôt dans le Monde des Rêves.

Pas à temps pour le prochain rendez-vous, dans trois nuits, mais avant celui qui suivrait.

Un soulagement pour une multitude de raisons. Plus besoin de s’infiltrer en douce en Tel’aran’rhiod. Plus besoin de devoir tout déchiffrer laborieusement, sans l’aide de ses initiatrices. Plus besoin non plus d’avoir peur que les Matriarches la surprennent et refusent du coup de poursuivre sa formation. Et surtout, plus besoin de mentir ! Même si elle n’aimait pas ça, il avait bien fallu, parce qu’elle avait trop de choses à apprendre pour gaspiller du temps. Mais les Aielles n’auraient jamais compris sa démarche.

Aussi bien en cadin’sor qu’en robe blanche, pour les gai’shain, les Aiels étaient omniprésents dans la foule. Si les gai’shain allaient tout simplement où on leur disait d’aller, les guerrières et les guerriers s’aventuraient peut-être pour la première fois dans les rues de la ville. Et possiblement pour la dernière… Les Aiels, décidément, n’appréciaient pas les cités. Pourtant, six jours plus tôt, beaucoup d’entre eux étaient venus assister à la pendaison de Mangin. D’après ce qu’on racontait, il s’était passé lui-même le nœud coulant autour du cou, demandant avec un sourire si la corde allait lui briser la nuque, ou si sa nuque casserait la corde. Depuis, Egwene avait entendu plus d’un Aiel répéter cet ultime trait d’esprit. En revanche, pas un commentaire sur l’exécution…

Rand avait toujours apprécié Mangin, c’était une certitude.

Quand elle avait informé les Matriarches de la sentence, Berelain aurait tout aussi bien pu leur annoncer qu’un ballot de linge sale serait lavé le lendemain. Et les Aielles avaient reçu l’information avec le même détachement…

Déjà persuadée qu’elle ne comprendrait jamais vraiment les Aiels, Egwene craignait maintenant de ne plus du tout comprendre Rand. En revanche, concernant Berelain, il n’y avait aucun mystère : cette mangeuse d’hommes s’intéressait seulement aux proies vivantes.

Considérant le tour que prenaient ses pensées, Egwene eut quelque difficulté à retrouver sa bonne humeur. Elle y parvint à moitié en se disant que s’il ne faisait pas moins étouffant à l’intérieur des murs qu’à l’extérieur – en réalité, sans un souffle d’air et avec une telle foule, la chaleur devait être encore plus écrasante – elle n’était au moins pas obligée de longer le mur d’enceinte avec pour seule « distraction » les cendres de la Ceinture. Dans quelques jours, elle pourrait de nouveau apprendre – vraiment, sous la supervision des Matriarches. Cette idée lui rendit le sourire.

Egwene s’arrêta à côté d’un Illuminateur tout aussi en nage que n’importe qui. Un Illuminateur, ou un ancien, en tout cas, c’était facile à voir. Si son épaisse moustache n’était pas couverte par le voile diaphane que portaient souvent les Tarabonais, sa tenue – un pantalon bouffant brodé sur les jambes et une chemise ample également brodée sur le devant – ne pouvait pas tromper. Pour l’heure, il vendait des pinsons et des fauvettes dans des cages des plus rudimentaires. Depuis que leur complexe capitulaire avait brûlé, l’œuvre des Shaido, beaucoup d’Illuminateurs tentaient de gagner de quoi retourner au Tarabon.

— Je tiens ça d’une source hautement fiable, souffla l’Illuminateur reconverti à une jolie femme aux cheveux gris vêtue d’une robe bleue à la coupe ordinaire.

Une négociante, sans doute, venue brûler la politesse à ses concurrents qui attendaient de meilleurs jours pour s’aventurer à Cairhien.

— Les Aes Sedai…, souffla l’Illuminateur, se penchant sur une cage pour parler à l’oreille de la femme. Elles sont divisées… En guerre même – les unes contre les autres.

La négociante acquiesça gravement.

Egwene cessa de faire semblant d’admirer un bel oiseau à tête verte et reprit son chemin. Au dernier moment, elle dut bondir sur le côté pour éviter un trouvère qui fendait la foule à grand renfort d’ondulations de sa cape multicolore. Les trouvères comptaient parmi les rares habitants des terres mouillées bienvenus dans le désert des Aiels, et ils le savaient. Du coup, les hommes et les femmes du désert ne les impressionnaient pas. En tout cas, ils l’affirmaient.

La rumeur qu’elle venait d’entendre troubla Egwene. Pas sur la division de la tour – ça, c’était hélas de notoriété publique – mais sur une guerre entre les Aes Sedai. Apprendre que des sœurs se battaient contre des sœurs revenait pour la jeune femme à savoir qu’une partie de sa famille luttait contre une autre. Même quand on connaissait les raisons, c’était difficile à accepter, alors, imaginer que ça pouvait encore dégénérer… Hélas, il n’y avait aucune façon de guérir la tour, même avec le Pouvoir, lui rendant son unité sans qu’il y ait besoin d’effusions de sang…

Un peu plus loin dans la rue, Egwene avisa une réfugiée de la Ceinture qui aurait pu être jolie sans la crasse maculant ses joues. Vendant des rubans et des épingles exposés sur un plateau accroché à son cou par une sangle, l’inconnue portait une robe bleue au bas rayé de rouge qui avait dû être coupée pour quelqu’un d’autre. Trop court, l’ourlet révélait ses grossières chaussures et des trous, dans les manches et le corsage, indiquaient qu’on avait arraché des broderies.

En plus du matériel de couture qu’elle vendait, la femme dispensait gratuitement des rumeurs.

— C’est la pure vérité, dit-elle aux clientes qui l’entouraient, vous pouvez me croire ! On a vu des Trollocs rôder autour de la ville. Oui, ma dame, le vert de ce ruban se mariera très bien avec vos yeux. Des centaines de Trollocs, et…

Egwene ne s’attarda pas. S’il y avait eu ne serait-ce qu’un Trolloc dans les environs, les Aiels l’auraient su bien longtemps avant les colporteuses de ragots. À ce sujet, la jeune femme aurait aimé que les Matriarches soient friandes de potins. Elles l’étaient, en réalité, mais seulement au sujet d’autres Aiels. À vrai dire, tout ce qui concernait les gens des terres mouillées passait largement au-dessus de la tête des Aiels. Mais à force de s’introduire dans le bureau d’Elaida – en Tel’aran’rhiod, bien entendu – et de lire son courrier, Egwene s’était habituée à savoir régulièrement ce qui se passait dans le monde.

Egwene s’avisa soudain qu’elle regardait autour d’elle d’une façon différente, dévisageant sans vergogne les gens. Aussi sûrement qu’elle transpirait à grosses gouttes, Cairhien devait être truffée d’espions des Aes Sedai. Au minimum, Elaida recevait chaque jour un rapport par pigeon voyageur. Des espions de la tour, des Ajah, des sœurs prises individuellement… Bref, des espions partout, et bien entendu, totalement insoupçonnables. Que fichaient là ces deux acrobates au lieu de s’agiter ? Ils reprenaient leur souffle ? Ou ils l’épiaient ?

Comme pour faire diversion, ils se remirent à faire leur numéro, l’un sautant sur les épaules de l’autre.

Une espionne de l’Ajah Jaune avait tenté de capturer Nynaeve et Elayne pour les envoyer à Tar Valon comme de vulgaires sacs de patates. Sur ordre d’Elaida, bien entendu. Rien ne prouvait que celle-ci veuille aussi Egwene, mais supposer le contraire aurait été dangereux. La nouvelle Chaire d’Amyrlin n’était pas du genre à pardonner aux femmes qui avaient fidèlement servi Siuan Sanche.

À ce propos, les Aes Sedai de Salidar, certaines, en tout cas, avaient sûrement aussi des yeux et des oreilles ici… Si elles entendaient parler d’Egwene, l’Aes Sedai de l’Ajah Vert…

Le danger pouvait venir de n’importe qui. Cette femme étique, dans l’entrée d’une boutique, apparemment en train d’étudier un rouleau de tissu gris… Ou au contraire, cette grosse dame, debout devant l’entrée de l’auberge, qui s’éventait le visage avec son tablier. Ou ce type grassouillet avec son petit chariot plein de tourtes… Pourquoi regardait-il Egwene avec cet air étrange ?

Paniquée, la jeune femme manqua filer vers la porte de la cité la plus proche.

Ce fut le gros type qui l’en dissuada – ou plutôt, la manière dont il tenta soudain de protéger ses tourtes. S’il la dévisageait, c’était parce qu’elle l’avait regardé avec insistance. Du coup, il redoutait qu’une Aielle sauvage essaie d’emporter une partie de sa marchandise sans payer.

Egwene gloussa sans grande conviction. Une Aielle… Même les gens qui la regardaient dans les yeux continuaient à la prendre pour une Aielle. Donc, si un agent de la tour la voyait, il ne lui accorderait aucune attention.

Nettement ragaillardie, la jeune femme reprit son chemin, tendant l’oreille pour tout entendre.

L’ennui, c’était qu’elle avait pris l’habitude de connaître les événements des semaines, ou au mieux des jours, après qu’ils s’étaient produits, et avec la certitude qu’ils étaient bien arrivés. Une rumeur pouvait se répandre sur cinquante lieues de distance en un jour ou en un mois, et elle faisait des « petits » à chaque instant. Rien qu’en ce jour, Egwene avait entendu dire que Siuan avait été exécutée parce qu’elle avait démasqué l’Ajah Noir. Mais également qu’elle appartenait à l’Ajah Noir, et qu’elle était encore en vie… On disait aussi que les sœurs noires avaient réussi à chasser toutes les autres de la tour…

Une rumeur en particulier avait un succès fulgurant. Les Aes Sedai, affirmaient ceux qui la colportaient, tiraient les ficelles de tous les faux Dragons. Chaque fois qu’elle entendait cette horreur, Egwene s’éloignait, le dos raide d’indignation. Et ces derniers temps, elle en avait presque mal aux reins…

Parmi des dizaines de fables, Egwene entendit dire que des Andoriens, à Aringill, avaient « nommé » reine une certaine Dylin, ou Delin, le nom variait, afin de remplacer Morgase, puisqu’elle était morte. Cette histoire-là, il fallait l’admettre, pouvait être vraie. En revanche, celle qui prétendait que des Aes Sedai sillonnaient l’Arad Doman, accomplissant de très improbables œuvres, avait de grandes chances d’être fausse.

Dans le même ordre d’idées, on affirmait que le Prophète viendrait bientôt à Cairhien, qu’il avait été élu roi du Ghealdan ou de l’Amadicia ou que le Dragon Réincarné avait abattu de sa main cet indigne blasphémateur.

Les Aiels, soufflait-on sur le ton de la confidence, allaient bientôt partir. Non, objectait-on un peu plus loin, ils avaient l’intention de s’installer et de rester !

Berelain semblait promise à monter sur le Trône du Soleil, si on en croyait les gens.

Devant une auberge, un petit type maigrichon paraissait devoir passer un mauvais quart d’heure après avoir affirmé à son auditoire que Rand al’Thor était un Rejeté.

Egwene intervint sans même réfléchir.

— N’avez-vous aucun honneur ? demanda-t-elle aux quatre brutes qui étaient sur le point de caresser les côtes du petit crétin.

Ces justiciers étaient des Cairhieniens à peine plus grands qu’Egwene. Cela dit, bien plus costauds, ils arboraient le nez cassé et les phalanges écorchées des amateurs de bagarres d’ivrognes. Egwene soutint pourtant sans broncher leur regard. Avec tant d’Aiels dans les rues, ces types n’étaient pas assez idiots pour s’en prendre à une femme du désert, puisque c’était à ça qu’ils croyaient avoir affaire.

— Si vous devez défier un homme à cause de ses propos, faites-le un à la fois, ainsi que le dicte l’honneur. Ce n’est pas un champ de bataille. En attaquant à quatre contre un, vous vous comportez comme des chiens.

Les quatre hommes regardèrent Egwene comme si elle avait perdu l’esprit.

Bien sûr ! comprit-elle en rougissant. (Avec un peu de chance, les brutes penseraient que c’était de colère.) Au lieu de leur reprocher de s’en prendre à quelqu’un de plus faible, elle les avait accusés de ne pas laisser à leur adversaire l’honneur de les affronter les uns après les autres. Un sermon parfait pour des adeptes du ji’e’toh. Sauf que si ces hommes en avaient été, il n’y aurait pas eu besoin de sermon…

Un des hommes inclina vaguement la tête. À cette occasion, Egwene vit que son nez, en plus d’être cassé, avait été amputé de son bout.

— Maîtresse… il est parti, à présent… Pouvons-nous… ?

La stricte vérité. L’avorton avait profité de l’intervention d’Egwene pour mettre les bouts. Quel minable ! S’enfuir face à seulement quatre adversaires ! Comment supporterait-il la honte subséquente ?

Et voilà, elle recommençait ! Comme si l’habit avait bel et bien fait l’Aielle…

Egwene ouvrit la bouche pour dire aux quatre hommes qu’ils pouvaient bien sûr décamper, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Prenant son silence pour un consentement, les types s’éclipsèrent sans qu’elle le remarque vraiment, trop occupée qu’elle était à fixer le dos de plusieurs cavaliers qui remontaient la rue.

Les dix soldats en cape verte de l’escorte n’intéressèrent pas beaucoup Egwene. Mais les personnes qu’ils protégeaient, en revanche… Cinq ou six femmes seulement, et dont elle voyait en partie le dos – mais c’était amplement suffisant.

Ces femmes portaient des capes de voyage très légères dans des tons de marron. Sur la première qu’Egwene avait vue était brodé un disque d’une blancheur immaculée. Mais un œil exercé distinguait la Flamme de Tar Valon brodée enchâssée dans ce cercle. L’emblème de l’Ajah Blanc.

Un autre cercle était vert, et un autre encore rouge.

Rouge ! Cinq ou six Aes Sedai chevauchaient vers le palais royal sur lequel une copie de l’étendard du Dragon battait au vent au sommet d’une tour, près de l’étendard rouge de Rand où s’affichait l’antique symbole des Aes Sedai. Certains nommaient « étendard du Dragon » ce drapeau-là. D’autres préféraient parler de « l’étendard d’al’Thor » voire de « l’étendard des Aiels ». Une bonne dizaine d’autres noms circulaient en ville…

Egwene suivit les cavaliers un moment, puis elle renonça. La présence d’une sœur rouge – au moins, d’après ce qu’elle avait vu – indiquait qu’il s’agissait de la délégation annoncée depuis longtemps. Celle qui, selon la lettre d’Elaida, escorterait Rand jusqu’à Tar Valon. La missive étant arrivée environ deux mois plus tôt, délivrée par un cavalier qui avait chevauché ventre à terre, cette délégation devait être partie peu après.

Ces sœurs ne trouveraient pas Rand, sauf s’il était venu en ville discrètement. Après mûre réflexion, Egwene avait conclu qu’il devait avoir redécouvert tout seul l’aptitude à « voyager » par l’intermédiaire d’un portail. Bien sûr, ça ne l’avait pas pour autant éclairée sur la manière de s’y prendre…

Qu’elles trouvent ou non Rand, ces sœurs ne devaient pas non plus trouver Egwene. Dans le meilleur des cas, on lui demanderait ce que faisait une Acceptée hors de la tour sans une sœur pour la surveiller, puis on l’enverrait à Tar Valon. Dans l’hypothèse, bien sûr, ou Elaida ne la faisait pas rechercher. Là aussi, on la renverrait à Tar Valon, mais ligotée et bâillonnée !

Face à cinq ou six sœurs, Egwene ne se faisait aucune illusion sur ses chances de résister victorieusement.

Après avoir jeté un dernier coup d’œil à la délégation, elle releva l’ourlet de sa jupe et se mit à courir. Slalomant entre les gens, elle coupa plus d’une fois la route à un chariot ou à une charrette et se fit conspuer d’abondance. Quand elle atteignit enfin une des portes de la ville, elle la franchit et frémit lorsque l’air surchauffé lui cingla le visage. En l’absence d’obstacle tels que des bâtiments, la brise charriait tant de poussière que la jeune femme en eut une quinte de toux. Stoïque, elle n’en continua pas moins à courir vers les tentes des Matriarches.

Une fois arrivée, et non sans surprise, Egwene constata qu’une jument grise élancée, sa selle et ses rênes ornées d’or, était attachée devant la tente d’Amys. Un gai’shain veillait sur la bête, les yeux humblement baissés, sauf lorsqu’il lui flattait les naseaux.

Egwene entra et trouva la cavalière – Berelain en personne – en train de siroter une infusion avec Amys, Bair et Sorilea. Une gai’shain nommée Rodera s’affairait à servir les quatre femmes moelleusement installées sur des coussins à pompons.

— Il y a des Aes Sedai en ville ! lança Egwene. Elles se dirigent vers le palais du Soleil. Ce doit être la délégation envoyée par Elaida.

Berelain se leva souplement. Même à contrecœur, Egwene dut admettre que cette femme était gracieuse. Et sa robe d’équitation, pour une fois, n’était pas un attentat à la pudeur. Par une chaleur pareille, la Première Dame n’était pas assez stupide pour se promener dans ses tenues habituelles, et finir avec la peau brûlée.

— On dirait que je dois retourner au palais, fit Berelain alors que les Matriarches se levaient aussi. La Lumière seule sait comment réagiront ces femmes en voyant qu’il n’y a personne pour les accueillir. Amys, si tu sais où est Rhuarc, peux-tu lui faire dire de venir me rejoindre ?

Amys acquiesça, mais Sorilea ne l’entendit pas de cette oreille :

— Tu ne devrais pas te reposer à ce point sur Rhuarc, petite. C’est toi que Rand al’Thor a chargée d’administrer le Cairhien. Concède un doigt à un homme, et il aura très vite toute la main sans que tu t’en aperçoives. Un chef de tribu, lui, aura tout le bras…

— C’est vrai, souffla Amys. Rhuarc est l’ombre de mon cœur, mais pourtant, c’est vrai.

Berelain tira de sa ceinture une fine paire de gants d’équitation et entreprit de l’enfiler.

— Il me rappelle mon père. Un peu trop, par moments. (La Première Dame fit la grimace.) Mais il me donne de très bons conseils. Et quand il s’agit d’impressionner les gens, il n’y a pas meilleur que lui. Même des Aes Sedai devraient se sentir mal à l’aise, s’il y met du sien.

Amys eut un rire de gorge.

— C’est vrai, il est impressionnant. Je te le ferai envoyer.

Sur ces mots, elle embrassa Berelain sur le front et sur les deux joues.

Egwene n’en crut pas ses yeux. C’était la façon dont une mère embrassait un de ses enfants. Que se passait-il entre Berelain et les Matriarches ? Bien entendu, elle ne pouvait pas poser la question, car ç’aurait été humiliant pour elle et pour les Aielles. Voire pour Berelain. Cela dit, elle ne l’aurait pas su. Et de toute façon, Egwene voulait bien l’humilier, celle-là, au point que tous ses cheveux lui en tombent !

Alors que la Première Dame s’apprêtait à sortir, Egwene la retint par le bras.

— Prudence avec les Aes Sedai, surtout ! Elles ne seront pas amicales avec Rand, mais un seul mot de trop, un seul geste maladroit, et elles se montreront ouvertement hostiles envers lui.

C’était la stricte vérité, mais pas ce qu’Egwene voulait vraiment dire. Demander une faveur à Berelain, quelle torture ! Elle aurait mieux aimé qu’on lui arrache la langue…

— Egwene Sedai, j’ai déjà été en rapport avec des sœurs.

Egwene s’empêcha de prendre une grande inspiration. Elle n’allait pas pouvoir échapper à la torture, mais autant ne pas laisser voir à son interlocutrice que c’était atrocement difficile.

— Elaida ne veut aucun bien à Rand, tout comme un renard à une poule. Ces sœurs sont ses fidèles. Si elles apprennent qu’une Aes Sedai, ici, est du côté de Rand, la malheureuse risque de disparaître du jour au lendemain.

Les yeux rivés sur le visage impassible de Berelain, Egwene ne put pas se forcer à en dire davantage.

La Première Dame se décida enfin à sourire.

— Egwene Sedai, je ferais n’importe quoi pour Rand…

Le sourire, le ton… Ce que Berelain insinuait était clair comme de l’eau de roche.

— Mon enfant ! lança Sorilea.

Surprise des surprises, Berelain s’empourpra. Puis, sans regarder Egwene, elle dit d’une voix neutre :

— J’apprécierais que vous n’en parliez pas à Rhuarc.

En réalité, Berelain ne regardait personne, mais elle s’efforçait d’oublier jusqu’à la présence d’Egwene.

— Nous n’en parlerons pas, dit Amys. (Sorilea en resta bouche bée.) Nous n’en parlerons pas.

La répétition, pleine de fermeté, s’adressait à Sorilea, qui finit par hocher la tête à contrecœur.

Soupirant de soulagement, Berelain sortit de la tente.

— Cette petite a quelque chose dans le ventre ! s’esclaffa Sorilea dès que la Première Dame fut sortie. (Elle regarda Egwene en tapotant le coussin posé à côté d’elle.) Il faudra lui trouver un mari à la hauteur. Si on peut dénicher un tel homme dans les terres mouillées.

Tandis qu’elle s’essuyait les mains et le visage avec la serviette humide que Rodera lui avait tendue, Egwene se demanda si elle disposait de l’ouverture suffisante, après ce qui venait de se passer, pour poser sa question sur Berelain sans contrevenir à l’honneur.

Après avoir pris la tasse en porcelaine verte du Peuple de la Mer que lui proposait Rodera, la jeune femme s’assit dans le cercle de Matriarches.

Si l’une de ces femmes répondait à la remarque de Sorilea, elle pourrait se jeter à l’eau.

— Tu es sûre que ces Aes Sedai veulent du mal au Car’a’carn ? demanda Amys, fauchant l’herbe sous les pieds d’Egwene.

Bien fait pour elle ! S’intéresser à des futilités alors que des événements capitaux se déroulaient.

— Oui, répondit Egwene… Peut-être pas directement, mais… Pas intentionnellement, en tout cas.

Dans sa lettre, Elaida parlait de « tout l’honneur et tout le respect » que méritait Rand. Qu’est-ce que ça pouvait vouloir dire, dans la bouche d’une ancienne sœur rouge, quand il s’agissait d’un homme capable de canaliser ?

— Mais elles voudront le contrôler, continua Egwene, ça, c’est sûr, afin qu’il fasse ce que veut Elaida. Bref, ce ne sont pas des amies de Rand.

Et les Aes Sedai de Salidar ? L’étaient-elles davantage ? Il fallait absolument qu’Egwene ait une conversation avec Nynaeve et Elayne.

— Et elles se ficheront qu’il soit ou non le Car’a’carn, vous pouvez me croire !

Sorilea eut un grognement maussade.

— Tu penses qu’elles tenteront de te nuire ? demanda Bair.

Egwene acquiesça.

— Si elles découvrent que je suis ici…

Pour cacher sa gêne, la jeune femme but une gorgée d’infusion à la menthe. Que ce soit pour avoir un moyen de pression sur Rand ou pour remettre dans le droit chemin une Acceptée fugueuse, les sœurs feraient tout pour la renvoyer à la tour.

— Elles ne me laisseront pas en liberté, si elles peuvent faire autrement. Elaida ne voudra pas que Rand puisse écouter une autre sœur qu’elle.

Bair et Amys échangèrent un regard noir.

— Dans ce cas, la réponse est évidente, dit Sorilea comme si tout était décidé. Tu resteras avec nous, et elles ne sauront pas que tu es ici. Les Matriarches évitent les Aes Sedai, c’est bien connu. Si tu étudies avec nous quelques années de plus, nous ferons de toi une très bonne Matriarche.

Egwene faillit en lâcher sa tasse.

— Vous me flattez, dit-elle, mais je devrai quand même partir tôt ou tard.

Sorilea ne parut pas convaincue. Avec Amys et Bair, Egwene avait appris à tenir son terrain – plus ou moins, en tout cas –, mais avec la doyenne des Matriarches…

— Plutôt tard que tôt, dit Blair avec un sourire visant à adoucir son propos. Il te reste beaucoup de choses à apprendre.

— Oui, et tu as hâte de t’y remettre, ajouta Amys.

Egwene s’efforça de ne pas rougir – en vain, sans doute.

— Tu as l’air bizarre, mon enfant… Ne te serais-tu pas surmenée, ce matin ? J’étais sûre que tu allais assez bien pour…

— C’est le cas, coupa Egwene. Je vais très bien. Plus de migraines depuis des jours. C’est la poussière, quand je suis revenue en courant… Et la foule, en ville. Je n’avais plus l’habitude… En plus, j’étais si excitée que je n’ai pas dû manger assez au petit déjeuner.

Sorilea fit un signe à Rodera.

— Apporte-nous du pain d’épice, s’il y en a, du fromage et des fruits. (La Matriarche enfonça un index dans les côtes d’Egwene.) Une femme doit avoir des rondeurs, quand même !

Entendre ça dans la bouche de quelqu’un qui ressemblait à un poisson laissé au soleil pour sécher…

Egwene n’avait rien contre l’idée de se restaurer – le matin, trop excitée, elle n’avait en réalité rien pris – mais Sorilea s’assura qu’elle avalait bien chaque bouchée, et sous une telle surveillance, la jeune femme eut quelque peine à déglutir correctement – surtout tout en discutant de ce qu’il fallait faire au sujet des Aes Sedai.

Si les sœurs étaient vraiment hostiles à Rand, il faudrait les garder à l’œil et trouver un moyen de protéger le Car’a’carn. Sorilea elle-même n’envisageait pas de gaieté de cœur un conflit ouvert contre les Aes Sedai. La peur n’avait rien à voir là-dedans. En revanche, aller ainsi contre les coutumes… Pourtant, il ne fallait reculer devant rien pour défendre Rand.

In petto, Egwene s’inquiétait surtout que la proposition de Sorilea – qu’elle demeure dans le camp des Matriarches – devienne un ordre. Si ça arrivait, elle n’aurait aucun moyen d’y couper. À part en restant sous sa tente, comment échapper à l’attention sourcilleuse de vingt-cinq paires d’yeux ?

Comment Rand s’y prenait-il pour « voyager » par l’intermédiaire d’un portail ?

Les Matriarches feraient ce qui s’imposait, tant que ça ne contrevenait pas au ji’e’toh. Si elles avaient tendance à interpréter le code d’honneur à leur façon, elles s’en tenaient à leur version avec la même rigidité que tous les autres Aiels.

Par exemple, Rodera était une Shaido capturée avec des milliers d’autres lors de la bataille pour Cairhien. Eh bien, les Matriarches la traitaient exactement comme les autres gai’shain. Et Rodera, d’après ce qu’Egwene en voyait, agissait en tout point comme une gai’shain normale.

Même s’il le fallait, les Matriarches n’iraient pas contre le ji’e’toh.

Par bonheur, ce sujet ne fut pas abordé. En revanche, la santé d’Egwene revint hélas sur le tapis. N’ayant pas le don de guérison, les Matriarches ignoraient comment s’assurer de l’état de quelqu’un en utilisant le Pouvoir. Du coup, elles utilisaient leurs propres méthodes. Quelques-unes rappelèrent à Egwene le temps où elle étudiait sous la coupe de Nynaeve : sonder le regard du patient, écouter les battements de son cœur à travers un cylindre de bois creux… D’autres techniques étaient typiquement aielles. Egwene dut se toucher les orteils jusqu’à en avoir le tournis, sauter sur place si longtemps qu’elle eut l’impression que ses yeux allaient jaillir hors de leurs orbites, puis faire un tel nombre de tours de la tente à la course que des points noirs en dansèrent devant ses yeux. Ensuite, une gai’shain lui versa de l’eau sur la tête. Puis elle dut boire à s’en faire exploser l’estomac, et repartir à la course autour de la tente.

Pour les Aiels, la tonicité était une sorte de divinité. Si Egwene avait été un peu trop lente, ou s’était arrêtée avant qu’Amys lui en donne la permission, les Matriarches auraient décidé qu’elle n’était pas vraiment rétablie.

— Tu es aussi en forme qu’une Promise, déclara enfin Sorilea.

À ce moment-là de la séance, Egwene, le souffle court, ne tenait plus bien droit sur ses jambes. Une Promise, elle en était certaine, n’aurait pas été atteinte ainsi. Pourtant, elle se sentit très fière d’elle. Même si elle n’avait jamais été une mauviette, avant de vivre avec les Aielles, elle n’aurait pas triomphé d’une telle série d’épreuves.

Encore un an, et je courrai aussi vite et aussi longtemps qu’une Far Dareis Mai.

Jugeant qu’elle n’était pas en état de retourner en ville, la jeune femme accompagna les Matriarches sous leur tente bain de vapeur. Pour une fois, on ne lui demanda pas de verser de l’eau sur les pierres chaudes. Tandis que Rodera s’en chargeait, Egwene s’abandonna à la vive chaleur qui détendait ses muscles endoloris. L’arrivée de Rhuarc et de deux autres chefs de tribu – Timolan des Miagoma et Indirian des Codarra – la força à sortir en hâte de la tente afin de se draper dans son châle.

Chaque fois, Egwene pensait qu’on allait se moquer d’elle. En réalité, les Aielles semblaient ne pas comprendre pourquoi elle s’enfuyait ainsi dès qu’un homme entrait sous la tente. Dans le cas contraire, des sarcasmes auraient été tout à fait en accord avec leur sens de l’humour. Heureusement, elles n’avaient jamais fait le rapprochement, et Egwene s’en félicitait.

Ramassant le reste de ses vêtements posés sur une pile bien nette, devant le bain de vapeur, Egwene courut se réfugier sous sa tente. Après un dîner léger, et alors que le soir tombait à peine, elle céda à la fatigue et s’endormit sans même songer à une excursion dans le Monde des Rêves.

Trop épuisée pour se souvenir de tous ses songes – une aptitude que lui avaient pourtant enseignée les Matriarches – Egwene en garda cependant quelques-uns en mémoire. Et presque tous concernaient Gawyn.


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