8 Avant la tempête

Au matin, Nynaeve se réveilla aux premières lueurs de l’aube, l’humeur très maussade. Elle aurait juré que du gros temps se profilait. Pourtant, un coup d’œil par la fenêtre lui montra un ciel certes encore gris mais dépourvu de nuages. Encore une journée étouffante en perspective. Sa chemise de nuit trempée était froissée tant elle s’était tournée et retournée dans son lit. Naguère, elle pouvait se fier à son aptitude à écouter le vent. Mais depuis son départ de Deux-Rivières, son don semblait avoir faibli, quand il ne l’abandonnait pas totalement.

Attendre son tour pour faire ses ablutions n’améliora pas la disposition d’esprit de l’ancienne Sage-Dame. Et pas davantage le compte rendu d’Elayne sur les événements postérieurs à son départ du bureau d’Elaida. Pour sa part, elle avait passé la nuit à chercher en vain Leane dans les rues désertes de Tar Valon où elle avait uniquement aperçu des pigeons, des rats et des monticules de détritus. Un vrai choc, ça. Car la ville avait toujours été d’une impeccable propreté. Pour que des ordures apparaissent dans le Monde des Rêves, il fallait qu’Elaida ait totalement négligé la magnifique cité.

Près du port du Sud, Nynaeve avait aperçu Leane derrière la fenêtre d’une taverne – que fichait-elle là ? –, mais quand elle était entrée dans l’établissement, elle n’y avait trouvé que des tables et des bancs récemment repeints en bleu. Si elle s’était écoutée, Nynaeve aurait abandonné là ses recherches. Mais Myrelle s’acharnait sur elle, ces derniers temps, et elle tenait à avoir la conscience parfaitement tranquille quand elle lui dirait qu’elle avait tout essayé pour remplir sa mission. Quand il s’agissait de détecter un mensonge, la sœur avait quelque chose comme un sixième sens.

Histoire de gâter encore son humeur, en revenant de Tel’aran’rhiod, Nynaeve avait trouvé l’anneau d’Elayne posé sur la table, la Fille-Héritière dormant à poings fermés. S’il avait existé un trophée de l’effort inutile, l’ancienne Sage-Dame l’aurait remporté sans la moindre difficulté.

Et maintenant, découvrir que Sheriam et les autres avaient failli se faire tuer… Furieuse, Nynaeve alla jusqu’à foudroyer du regard l’innocent pinson, dans sa cage d’osier.

— Elles croient tout savoir…, marmonna Nynaeve. Je leur ai parlé des cauchemars. Oui, je les ai averties, et hier soir, ce n’était pas pour la première fois.

Bien sûr, les six sœurs avaient été guéries avant même son retour du Monde des Rêves, mais ça ne changeait rien. À un souffle près, tout ça aurait pu finir beaucoup plus mal – simplement parce que ces sacrées Aes Sedai se croyaient omniscientes. Tirant sur sa natte tandis qu’elle la refaisait, Nynaeve se compliqua amplement le travail, d’autant plus que le bracelet de l’a’dam s’accrochait régulièrement à ses cheveux. En principe, c’était au tour d’Elayne de le porter, mais elle l’aurait probablement laissé accroché à une patère.

À travers l’artefact, Nynaeve sentait de l’inquiétude, de la peur et par-dessus tout une formidable frustration. « Marigan » devait aider à préparer le petit déjeuner, et les corvées lui étaient encore plus insupportables que sa condition de prisonnière.

— Tu as réfléchi vite et bien, Elayne. Mais tu ne m’as pas dit comment, alors que tu avais averti les autres, tu as pu venir également dans le cauchemar.

Toujours en train de faire sa toilette, la Fille-Héritière frissonna.

— Ce n’était pas très difficile à comprendre… Un cauchemar de cette taille devait être combattu collectivement. Avec un peu de chance, les sœurs auront pris une bonne leçon d’humilité. Du coup, leur rendez-vous avec les Matriarches, ce soir, ne sera peut-être pas une catastrophe.

Nynaeve hocha doctement la tête. C’était bien ce qu’elle pensait. Pas au sujet des Aes Sedai et de l’humilité, car ces femmes découvriraient l’humilité le jour où les vaches auraient des ailes – un jour avant les Matriarches, cependant. Mais Elayne, même si elle refuserait de l’admettre, s’était sûrement laissé piéger dans le cauchemar afin de sauver les autres. Pensait-elle que ne pas dissimuler son courage était une façon de fanfaronner ? Ou ignorait-elle à quel point elle avait du cran ? Quoi qu’il en soit, Nynaeve était écartelée entre une sincère admiration et l’envie brûlante que sa compagne cesse, au moins une fois, de jouer les modestes.

— Je crois que j’ai vu Rand…

Elayne en lâcha son gant de toilette.

— Il était là en chair et en os ?

Selon les Matriarches, c’était terriblement dangereux, car on risquait d’y perdre une partie de son humanité.

— Tu l’avais mis en garde contre ça, Nynaeve.

— Depuis quand aurait-il une once de bon sens ? Je l’ai à peine aperçu… Peut-être a-t-il touché Tel’aran’rhiod à l’occasion d’un rêve normal.

Une hypothèse très improbable. Apparemment, Rand défendait ses songes avec des tissages si puissants qu’il ne devait probablement pas pouvoir entrer dans le Monde des Rêves autrement qu’en chair et en os. Et il en aurait été ainsi même s’il avait su marcher dans les rêves et s’il avait été en possession d’un anneau.

— C’était peut-être quelqu’un qui lui ressemblait… Je l’ai aperçu sur l’esplanade, devant la tour.

— Je devrais être avec lui…, murmura Elayne.

Vidant sa cuvette dans le pot de chambre, elle s’écarta enfin pour céder la place à Nynaeve.

— Il a besoin de moi.

— Il a besoin de ce qu’il lui a toujours fallu pour marcher droit, marmonna Nynaeve en remplissant de nouveau la cuvette avec le broc.

Elle détestait se laver avec une eau ayant croupi toute une nuit dans un récipient. Au moins, celle-ci n’était pas froide. L’eau froide, ça n’existait plus en ce monde.

— Oui, ce qu’il lui a toujours fallu… Quelqu’un qui lui flanque une bonne claque toutes les semaines – même sans savoir pourquoi, parce que lui le saurait très bien – et qui l’empêche de s’écarter du droit chemin.

— Ce n’est pas juste, dit Elayne en enfilant une chemise de corps propre. Je m’inquiète sans arrêt à son sujet.

Quand son visage émergea du col de la chemise, elle semblait plus soucieuse qu’indignée, malgré ce qu’elle disait.

— Je m’en fais même pour lui en rêve, dit-elle en décrochant une robe blanche d’Acceptée d’une patère. Tu crois qu’il passe son temps à s’angoisser pour moi ? Eh bien, je suis sûre que non !

Nynaeve acquiesça, même si elle estimait que les deux situations n’étaient pas comparables. Si on n’avait pas précisé où, on avait assuré à Rand qu’Elayne était en sécurité avec des Aes Sedai. Lui, comment aurait-il pu être loin du danger ? Quand l’ancienne Sage-Dame se pencha sur la cuvette, la chevalière de Lan glissa hors de son chemisier, pendant au bout de sa lanière de cuir. Non, Elayne avait raison. Où que soit Lan, et quoi qu’il y fasse, elle doutait qu’il pense à elle autant qu’elle pensait à lui.

Lumière, pourvu qu’il soit vivant, même s’il ne pense jamais à moi.

La possibilité que le Champion l’ait oubliée aurait assez énervé Nynaeve pour qu’elle s’arrache sa natte, si elle n’avait pas eu les mains pleines de savon.

— Même si tu veux rejoindre l’Ajah Vert, tu ne peux pas te focaliser ainsi sur un homme. Qu’ont découvert les sœurs, la nuit dernière ?

Le récit s’éternisant, sans pour autant être stupéfiant, Nynaeve finit par s’asseoir sur le lit d’Elayne afin d’écouter et de poser des questions. Les réponses ne lui apportèrent pas grand-chose. Il en allait toujours ainsi quand on ne consultait pas soi-même les documents.

Savoir qu’Elaida était au courant de l’amnistie décrétée par Rand était bien beau, mais que comptait-elle faire à ce sujet ? Avoir la preuve que la Tour Blanche contactait des dirigeants pouvait être une bonne chose, si ça incitait le Hall de Salidar à accélérer un peu le rythme. En revanche, la délégation envoyée à Rand par Elaida était un problème – sauf que le garçon ne pouvait pas être assez bête pour prêter l’oreille aux émissaires de cette femme. Pas vrai ?

Les bribes de conversation qu’Elayne avait surprises n’étaient pas assez riches en informations. Mais pourquoi Rand avait-il mis le Trône du Lion sur un piédestal ? Et que fichait-il lui-même avec un trône ? Tout Dragon Réincarné qu’il soit – et car-machin-truc pour les Aiels –, Nynaeve ne pouvait oublier qu’elle s’était occupée de lui quand il était enfant, lui flanquant des fessées chaque fois qu’il le fallait.

Elayne eut fini de s’habiller avant d’avoir terminé son compte rendu.

— Je te dirai le reste plus tard ! lança-t-elle avant de sortir en trombe.

Nynaeve grommela, puis elle se vêtit sans hâte inutile. Ce matin, Elayne allait pour la première fois donner un cours à des novices. Une mission qu’on n’avait pas encore confiée à l’ancienne Sage-Dame. Mais si les novices lui étaient interdites, il lui restait Moghedien, qui aurait bientôt achevé ses corvées.

Hélas, quand Nynaeve trouva la prisonnière, celle-ci avait les mains dans l’eau savonneuse, le collier d’argent de l’a’dam paraissant incongru autour de son cou. « Marigan » n’était pas seule. Dans le lavoir, au milieu de grandes casseroles d’eau bouillante, une dizaine d’autres femmes s’échinaient sur leur planche à laver. D’autres, plus nombreuses encore, étendaient la première lessive sur des cordes à linge. Mais une montagne de draps, de robes et d’autres vêtements attendaient leur tour d’être lavés.

Moghedien jeta à Nynaeve un regard assez brûlant pour lui roussir la natte. À travers l’a’dam, le flot de haine, de honte et d’indignation était assez violent pour dominer la peur pourtant toujours présente.

La responsable du lavoir, Nildra, une femme maigre aux cheveux gris, approcha de Nynaeve en brandissant comme un sceptre la pale de bois qui lui servait à remuer le linge dans les lessiveuses. Sa jupe nouée au niveau de ses genoux lui permettait de ne pas finir la journée tachée comme une souillon.

— Bonjour, Acceptée, dit-elle. Je suppose que vous cherchez Marigan…

Un ton respectueux, avec cependant l’arrière-pensée que toute Acceptée, un jour ou l’autre, pouvait être affectée au lavoir pour une journée (ou un mois) afin d’être dressée aussi durement que les filles de peine, voire plus encore…

— Désolée, mais je ne peux pas la laisser partir. Je suis à court de personnel… Une de mes filles se marie aujourd’hui, une autre s’est enfuie, et deux ont droit à des horaires réduits parce qu’elles sont enceintes. Myrelle Sedai m’a dit que je peux disposer à mon gré de Marigan. Mais je pourrai peut-être la libérer dans quelques heures…

Moghedien se redressa et voulut parler, mais Nynaeve la réduisit au silence d’un regard – et en tapotant le bracelet, sur son poignet. La Rejetée se remit au travail.

Un seul mot de travers – par exemple une plainte hors de caractère avec la paysanne qu’elle semblait être – suffirait à lui valoir d’être calmée, puis à avoir rendez-vous avec un bourreau. Et dans ce cas, le sort de Nynaeve et d’Elayne ne serait guère plus enviable. Du coup, l’ancienne Sage-Dame éprouva un soulagement sincère en voyant la prisonnière se remettre à l’ouvrage. En maugréant, certes, mais ça ne comptait pas plus que le torrent de rage et d’humiliation qui se déversait de l’a’dam.

Nynaeve se força à sourire à Nildra, lui répondit des banalités qu’elle oublia aussitôt, puis se dirigea vers une des cantines communes afin de prendre son petit déjeuner.

Myrelle, une fois de plus… Pour intervenir ainsi dans sa vie, lui en voulait-elle personnellement ?

Et garder prisonnière Moghedien allait-il continuer à lui valoir des brûlures d’estomac ? Depuis qu’elle avait capturé cette femme, elle se gavait littéralement d’herbes réputées efficaces contre l’acidité gastrique…

Nynaeve n’eut guère de mal à obtenir une bonne tasse d’infusion allongée de miel et un petit pain juste sorti du four, après quoi elle choisit de manger en marchant. Même à cette heure matinale, la chaleur était étouffante, le soleil levant déjà semblable à une boule de feu rougeoyante.

Comme toujours dès qu’il faisait jour, les rues de terre battue grouillaient de monde. Glissant sur le sol plus qu’elles marchaient, insensibles à la chaleur et à la poussière, les Aes Sedai vaquaient à leurs occupations, souvent suivies par leur Champion – un loup au regard glacial qui tentait en vain de passer pour un animal apprivoisé.

Les soldats étaient partout, marchant ou chevauchant par groupes compacts. Puisqu’ils avaient des camps, pourquoi étaient-ils autorisés à encombrer la ville ?

Agitant des bâtons en guise d’épée ou de pique, des gamins suivaient ces guerriers, les imitant en tout point.

Croisant des novices en mission, des domestiques au pas volontiers traînant allaient et venaient dans tous les sens. Des femmes charriant des paniers de linge ou des caisses remplies de miches de pain côtoyaient des hommes qui guidaient des chars à bœuf chargés de bois de chauffe ou qui portaient sur le dos des coffres ou des carcasses de mouton destinées aux cuisines. N’ayant jamais été conçu pour abriter tant de monde, Salidar avait tendance à craquer aux entournures…

Nynaeve continua à avancer d’un bon pas. Sauf quand elle enseignait à des novices, une Acceptée était libre d’organiser sa journée comme ça lui chantait, pourvu qu’elle consacre la majorité de son temps à l’étude, seule ou sous la coupe d’une Aes Sedai. Mais si elle avait l’air de paresser, elle risquait d’être enrôlée par n’importe quelle sœur. Or, Nynaeve n’avait aucune envie de gaspiller sa journée à aider une sœur marron à classer des livres – ni à copier des notes pour une grise. Pour être franche, elle détestait les travaux d’écriture. Tous ces claquements de langue désapprobateurs, quand elle faisait un pâté – et ces soupirs accablés, parce que sa graphie était bien moins nette et précise que celle d’un scribe.

Se frayant un passage dans la foule, Nynaeve guettait Siuan et Leane, le regard sans cesse en mouvement. Folle de rage, elle était en parfaite condition pour canaliser le Pouvoir sans l’intermédiaire de Moghedien.

Chaque fois qu’elle prenait conscience de la chevalière de Lan, nichée entre ses seins, la même pensée traversait son esprit : « Il faut qu’il soit vivant ! Même s’il m’a oubliée, Lumière, l’important, c’est qu’il soit vivant ! »

Bien sûr, tout ça ne faisait rien pour améliorer son humeur. Si Lan Mandragoran avait seulement envisagé de ne plus penser à elle, il verrait de quel bois elle se chauffait. Car il y avait de grandes chances qu’il soit vivant. S’il n’était pas rare qu’un Champion périsse en vengeant son Aes Sedai – ces hommes-là n’étaient pas du genre à décliner un tel « honneur » –, c’était impossible dans ce cas. En effet, Lan n’avait aucun moyen de venger la mort de Moiraine, exactement comme si elle s’était brisé la nuque en tombant de cheval. Lanfear et elle s’étaient entre-tuées, et il n’y avait rien de plus à dire. Oui, Lan était sûrement vivant.

Et pourquoi Nynaeve se serait-elle sentie coupable de la disparition de Moiraine ? Certes, Lan était libre pour elle, depuis, mais elle n’avait rien fait contre l’Aes Sedai. Pourtant, sa réaction, en apprenant la nouvelle, avait été de la joie à l’idée que Lan était enfin libre. Pas du chagrin pour la défunte… Cette honte la poursuivait, la rendant encore plus furieuse.

Soudain, elle aperçut Myrelle qui descendait la rue en compagnie de Croi Makin, un de ses Champions. Jeune, blond comme les blés et encore très fin, Croi n’en était pas moins aussi solide que l’acier.

L’air déterminée, Myrelle semblait parfaitement remise de ses émotions de la veille. Même si rien ne prouvait qu’elle la cherchait, Nynaeve entra promptement dans un grand bâtiment de pierre qui comptait jadis parmi les trois auberges de Salidar.

La grande salle commune avait été vidée puis réaménagée en pièce de réception. Les murs de plâtre et le plafond plus ou moins soigneusement rénovés, on avait accroché quelques tapisseries au mur et couvert de tapis le plancher presque plus fendillé mais toujours aussi réticent à absorber la cire dont on l’abreuvait. Quand on venait de la rue, la salle paraissait presque fraîche. Enfin, moins étouffante que le reste, en tout cas.

Pour l’heure, elle n’était pas déserte.

Sa veste rouge brodée de fil d’or parfaitement tirée sur son torse, Logain se tenait devant une des grandes cheminées éteintes. Arborant son châle aux franges bleues – l’indice que ce moment avait quelque chose de solennel –, Lelaine Akashi ne quittait pas du regard le faux Dragon repenti. Très mince, l’air digne mais cependant capable de sourire à l’occasion, Lelaine était une des trois représentantes de l’Ajah Bleu au Hall de la Tour de Salidar. Le regard pénétrant, elle étudiait le public de Logain.

Deux hommes et une femme, tous trois aux cheveux grisonnants, resplendissaient dans leurs habits de soie. Lesté de bijoux comme les deux autres, un des hommes, presque chauve, portait une barbe coupée très court et, sans doute pour compenser, une très longue moustache. Arrivés la veille avec chacun une escorte impressionnante, ces puissants nobles altariens se méfiaient autant les uns des autres que des Aes Sedai qui levaient une armée dans leur pays.

En matière d’allégeance, les Altariens se vouaient à un seigneur, à une dame ou à une ville, et il ne leur restait en vérité guère de loyauté pour leur nation. Très peu d’entre eux payaient des impôts, et moins encore accordaient d’importance à ce que pouvait raconter la reine dans son palais d’Ebou Dar. En revanche, une armée sur leurs terres, voilà qui leur déplaisait… Et seule la Lumière savait comment ils avaient réagi aux rumeurs sur les fidèles du Dragon. Pour le moment, au moins, ils évitaient de se regarder en chiens de faïence et ne défiaient pas Lelaine des yeux. Fascinés comme par une vipère géante, ils restaient concentrés sur Logain.

Histoire de boucler le cercle, Burin Shaeren, le Champion de Lelaine au teint cuivré, observait à la fois Logain et les trois visiteurs. Ses traits burinés semblant sculptés dans une souche fraîchement déterrée, ce gaillard était capable de passer à l’action en une fraction de seconde. Plus que pour surveiller Logain – venu à Salidar de son propre gré, après tout –, il était là pour le protéger de ses visiteurs et lui épargner de finir avec un couteau dans la poitrine.

De son côté, Logain semblait ravi d’être le centre de l’attention. Grand, ses cheveux bouclés cascadant sur les épaules, d’une incontestable beauté malgré la sévérité de ses traits, il paraissait aussi fier et aussi confiant qu’un aigle. Mais c’était l’éventualité de se venger qui faisait briller son regard. S’il ne pouvait frapper tous ceux qui l’auraient mérité, selon lui, il aurait au moins quelques cibles…

— Six sœurs rouges m’ont découvert à Cosamelle environ un an avant que je me proclame Dragon Réincarné. Leur chef se nommait Javindhra, mais celle qu’on appelait Barasine n’avait pas la langue dans sa poche. J’ai entendu mentionner le nom d’Elaida, comme si elle avait été informée de ce que faisaient ces femmes-là. Je dormais quand elles me sont tombées dessus, et quand elles m’ont isolé de la Source, j’ai cru que ma dernière heure était venue.

— Aes Sedai ! s’écria soudain la femme.

Massive, le regard dur, elle avait sur la joue une balafre que Nynaeve trouva incongrue chez une femme. Les Altariennes avaient la réputation d’être violentes, certes, mais il devait y avoir pas mal d’exagération là-dedans.

— Aes Sedai, comment son récit peut-il être vrai ?

— Je n’en sais rien, dame Sarena, répondit Lelaine, très sereine. Mais ça m’a été confirmé par une personne qui ne peut pas mentir. Il dit la vérité.

Sarena ne cilla pas, mais elle serra les poings dans son dos. Un de ses compagnons, pas le quasi-chauve, mais l’autre, avait glissé les pouces dans son ceinturon pour paraître à l’aise. Mais les jointures de ses doigts étaient blanches de crispation.

— Comme je le disais, reprit Logain, souriant, elles m’ont découvert et laissé le choix : mourir sur-le-champ ou accepter leur offre. Une alternative que je n’attendais pas, mais qui ne me demanda pas une intense réflexion. Elles n’ont jamais dit qu’elles avaient déjà recouru à cette façon de faire, mais elles agissaient avec une assurance qui le laissait penser. Elles ne m’ont pas non plus révélé leurs motivations, mais avec du recul, ça semble évident. Appréhender un homme capable de canaliser n’est guère glorieux. En revanche, vaincre un faux Dragon…

Nynaeve fronça les sourcils. On eût dit que Logain parlait d’une partie de chasse, tant il était décontracté. C’était pourtant sa propre chute qu’il évoquait. Et chaque mot enfonçait un nouveau clou dans le cercueil d’Elaida – et peut-être bien de tout l’Ajah Rouge.

Si les sœurs rouges avaient poussé Logain à se proclamer Dragon Réincarné, pouvaient-elles avoir fait de même avec Gorin Rogad ou Mazrim Taim ? Voire avec tous les faux Dragons de l’histoire ? Nynaeve aurait cru voir les idées qui s’engrenaient dans l’esprit des Altariens comme les roues d’un moulin, tournant de plus en plus vite.

— Pendant un an, elles m’ont aidé à éviter toutes les autres Aes Sedai. Quand il y en avait une non loin de moi – c’était rare, à l’époque – elles m’envoyaient un message. Après ma proclamation, quand des partisans ont commencé à me rejoindre, elles m’ont fait savoir où étaient les armées du roi et combien d’hommes elles comptaient. Sinon, comment aurais-je systématiquement su où et quand frapper ?

Réagissant au sourire cruel de Logain autant qu’à ses propos, les trois nobles s’agitèrent nerveusement.

Logain haïssait les Aes Sedai. Nynaeve en aurait mis sa main au feu suite aux rares occasions où elle avait pu étudier cet homme. Depuis le départ de Min, elle n’avait plus eu le temps, et elle n’avait pas glané grand-chose lors de ces quelques « séances ». Au début, elle avait pensé que s’intéresser à Logain lui permettrait d’aborder le problème sous un angle nouveau. Après tout, les différences entre les hommes et les femmes n’étaient jamais aussi marquantes que lorsqu’on abordait l’usage du Pouvoir. Mais c’était pire que regarder dans un trou noir, parce qu’il n’y avait rien, pas même le trou. De plus, fréquenter Logain était hautement déstabilisant. Chaque fois, il l’avait scrutée avec une intensité brûlante qui l’avait fait frissonner, même si elle se savait capable, au moindre geste menaçant, de l’envelopper de Pouvoir en un clin d’œil.

Cette « intensité » n’avait rien à voir avec la « ferveur » qu’on trouvait souvent dans le regard des hommes, dès qu’ils le posaient sur une femme. Non, c’était une sorte de mépris circonscrit à ses yeux – car ça ne touchait jamais son visage – et d’autant plus terrifiant qu’il en restait toujours là.

Les Aes Sedai avaient à jamais coupé Logain du Pouvoir de l’Unique. Si quelqu’un lui avait fait ça, Nynaeve imaginait très bien ce qu’elle aurait éprouvé. Mais il ne pouvait pas se venger sur toutes les sœurs. En revanche, il était en mesure de détruire l’Ajah Rouge, et il semblait bien parti pour le faire.

C’était la première fois que trois nobles venaient en même temps. Mais chaque semaine, ou presque, une dame ou un seigneur, traversant l’Altara après être partis d’aussi loin, parfois, que le Murandy, venaient écouter Logain – et tous repartaient stupéfiés par ce qu’ils avaient entendu. Rien d’étonnant, à vrai dire. Aucune nouvelle n’aurait pu être plus ahurissante, à part si les Aes Sedai s’étaient décidées à reconnaître l’existence de l’Ajah Noir. Bien entendu, elles n’étaient pas près de le faire, publiquement en tout cas. Pour la même raison, elles se montraient relativement discrètes au sujet de Logain. L’Ajah Rouge s’était bien comporté comme il le disait, mais ses membres restaient des Aes Sedai, et bien trop de gens étaient incapables de distinguer un Ajah d’un autre. Les récits de Logain étaient donc réservés à quelques privilégiés choisis en fonction du pouvoir de la maison qu’ils dirigeaient. Ainsi, les maisons en question soutiendraient les Aes Sedai de Salidar. Peut-être pas ouvertement, mais ça n’était pas l’essentiel. Et au pire, elles se détourneraient d’Elaida.

— Javindhra m’avertissait que des Aes Sedai qui me traquaient approchaient de moi. Elle m’indiquait leur position, afin que je puisse les attaquer par surprise.

Le visage sans âge et serein de Lelaine se durcit imperceptiblement. D’instinct, Burin porta la main à son épée. Avant que Logain soit capturé, beaucoup d’Aes Sedai avaient péri…

Le faux Dragon ne sembla pas remarquer ces réactions.

— L’Ajah Rouge ne m’a jamais abusé, avant la trahison finale.

L’homme barbu regardait Logain avec une telle fixité qu’il semblait évident qu’il luttait contre l’envie de détourner la tête.

— Aes Sedai, qu’en est-il de ses partisans ? Il était peut-être bien gardé à la tour, mais il a été capturé pas si loin de l’endroit où nous sommes… Assez près, pourrait-on même dire…

— Ils n’ont pas tous été tués ou faits prisonniers, répondit l’autre seigneur. La plupart ont réussi à fuir, puis ils se sont fondus dans le décor… Je connais l’histoire, Aes Sedai. Les partisans de Raolin Noir-Fléau n’ont pas hésité à attaquer la Tour Blanche elle-même, après la capture de leur chef. Idem pour Guaire Amalasan. Nous nous souvenons trop des forces de Logain dévastant notre pays pour accepter qu’elles reviennent afin de le sauver.

— Vous n’avez rien à craindre de semblable… (Lelaine jeta à Logain le regard dont elle aurait gratifié un chien féroce désormais dressé.) Logain ne rêve plus de gloire, simplement de compenser avec ses faibles moyens le mal qu’il a commis. De toute façon, je doute que ses partisans répondraient à son appel, après qu’il eut été conduit dans une cage à Tar Valon, où on l’a apaisé.

L’Aes Sedai eut un rire de gorge auquel les Altariens finirent par faire écho – pas tout de suite, et sans grande conviction. Logain, lui, ne broncha pas plus qu’une statue.

Avisant enfin Nynaeve, dans l’encadrement de la porte, Lelaine fronça les sourcils. En plus d’une occasion, elle avait eu avec l’ancienne Sage-Dame une conversation courtoise, et elle ne tarissait pas d’éloges sur ses découvertes et celles d’Elayne. Mais elle restait capable, comme toute Aes Sedai, de remettre promptement à sa place une Acceptée qui faisait un faux pas.

Nynaeve s’inclina et fit un petit geste avec sa chope vide.

— Pardonnez-moi, Lelaine Sedai… Je dois la rapporter aux cuisines…

Avant que la sœur ait pu dire un mot, l’ancienne Sage-Dame sortit de l’auberge à la vitesse de l’éclair. Dans la rue, elle ne vit plus trace de Myrelle. Une bonne chose, car elle n’était pas d’humeur à subir un sermon sur le sens des responsabilités, sur l’équanimité ou sur une bonne dizaine d’autres absurdités. Coup de chance encore plus notable, Siuan était à moins de trente pas d’elle. Au milieu de la rue, elle se tenait face à Gareth Bryne et la foule s’écartait pour les contourner. Comme Myrelle, Siuan ne portait aucun stigmate du désastre de la veille. Si guérir n’avait pas été si simple pour elles, les sœurs auraient sans doute respecté davantage le Monde des Rêves.

Nynaeve approcha de l’ancienne Chaire d’Amyrlin.

— Quel est le problème avec toi, femme ? lança Bryne à son interlocutrice.

Insensible à la sueur qui ruisselait sur son front, les pieds bien plantés dans le sol et les poings plaqués sur les hanches, le seigneur dominait de sa tête grisonnante le visage apparemment juvénile de Siuan.

— Je te félicite à propos de mes chemises, qui n’ont jamais été aussi douces, et voilà que tu montes sur tes ergots ! J’ai aussi dit que tu avais l’air guillerette – rien qui justifie une guerre ouverte, non ? C’était un compliment, même s’il n’avait rien de fleuri.

— Un compliment ? maugréa Siuan, levant ses yeux bleus sur l’homme. Je n’en veux pas, de tes compliments ! Tu jubiles parce que je suis obligée de repasser tes chemises, voilà tout ! Gareth Bryne, tu es encore plus mesquin que je l’aurais cru. Quand ton armée se mettra en marche, espères-tu que je te suivrai afin de quémander toujours plus de tes fichus compliments ? Et cesse donc de m’appeler « femme » ! On dirait que tu parles à ton chien.

Une veine se mit à battre sur la tempe de Bryne.

— Je suis content parce que tu tiens ta parole, Siuan ! Et si cette armée se met un jour en marche, j’espère que tu continueras. Je n’ai jamais exigé que tu prêtes ce serment. Tu as choisi de le faire pour échapper à la responsabilité de tes actes. Mais tu ne comptais pas devoir l’honorer, pas vrai ? Puisqu’on parle de mon armée, qu’as-tu entendu tandis que tu te prosternais devant les Aes Sedai pour leur baiser les pieds ?

En un clin d’œil, Siuan passa d’une rage brûlante à un calme glacial.

— Mon serment ne me force pas à espionner pour toi…

On aurait cru voir une jeune Aes Sedai, le dos bien droit et le regard arrogant. Une sœur qui n’aurait pas manié le Pouvoir depuis assez longtemps pour que son visage soit sans âge.

— Donc, je n’espionnerai pas ! Gareth Bryne, tu es au service du Hall de la Tour – ça, c’est ton serment ! Ton armée se mettra en route quand le Hall en aura décidé ainsi. Attends tes ordres et obéis quand on te les donnera.

Bryne changea lui aussi d’attitude en un éclair.

— Tu serais une ennemie de valeur, une épée à la main… (Il eut un petit sourire admiratif.) Bien meilleure comme adversaire que… (Bryne se rembrunit.) Le Hall, dis-tu ? Eh bien, fais savoir à Sheriam qu’elle devrait cesser de m’éviter. Ce qui devait être fait ici a été accompli. Dis-lui qu’un chien-loup gardé en cage ne vaut guère mieux qu’un cochon lorsque les loups se montrent. Je n’ai pas enrôlé ces hommes pour qu’ils soient vendus sur un marché.

Après avoir salué Siuan de la tête, le seigneur s’éloigna à grandes enjambées. L’ancienne Chaire d’Amyrlin le regarda, le front plissé.

— De quoi parliez-vous ? lança Nynaeve, faisant sursauter Siuan.

— Ça ne te regarde pas !

Furieuse, Siuan tira sur sa robe. À croire que Nynaeve avait fait exprès de la surprendre… Mais cette femme prenait tout pour une offense personnelle…

— Oublions ça, alors, dit Nynaeve, décidée à ne pas se laisser détourner de son objectif. En revanche, j’entends t’étudier un peu, en ce jour.

Quitte à en crever, elle ferait quelque chose d’utile aujourd’hui !

Siuan ouvrit la bouche, mais elle la devança :

— Non, je ne peux pas me rabattre sur Marigan. Et pour le moment, ce n’est pas elle qui m’intéresse. Depuis que j’ai découvert que quelque chose en toi pourrait être guéri, tu m’as laissée t’approcher deux fois seulement. Aujourd’hui, je veux que tu me consacres du temps. Si tu refuses, je dirai à Sheriam que tu as désobéi à son ordre. Je jure que je le ferai !

Un moment, Nynaeve craignit que Siuan lui réponde : « Chiche ! »

— Cet après-midi, alors… Ce matin, j’ai beaucoup à faire. Sauf si tu penses que tes recherches sont plus importantes qu’aider ton ami de Deux-Rivières.

Nynaeve approcha encore. Dans la rue, personne ne leur accordait d’attention, mais elle baissa quand même la voix :

— Que mijotent-elles à son sujet ? Tu répètes chaque jour que les sœurs n’ont pas encore pris de décision, mais à force, elles ont dû y arriver…

Si c’était le cas, Siuan le saurait, qu’elle ait été tenue informée ou non.

Leane déboula soudain et la question de Nynaeve se perdit dans un trou noir. Comme des tigresses, les deux femmes se défièrent du regard, prêtes à bondir. Une admirable comédie.

— Alors ? lâcha Siuan entre ses dents serrées.

— J’ai essayé de les dissuader, feula Leane, toutes griffes dehors, mais elles ne m’ont pas écoutée assez pour ne serait-ce qu’envisager cette possibilité. Tu ne rencontreras pas les Matriarches cette nuit.

— Par les entrailles de mille poissons pourris ! s’écria Siuan.

Puis elle se détourna et s’éloigna à toutes jambes dans la direction opposée à celle que prenait Leane.

De rage, Nynaeve faillit en lever les bras au ciel. Parler comme si elle n’avait pas été là, ou comme si elle ne savait pas de quoi il s’agissait. L’ignorer ainsi ! Siuan aurait intérêt à se montrer, cet après-midi, sinon, il lui en cuirait !

— Ces deux-là devraient être confiées à Tiana, pour qu’elle leur flanque une bonne correction.

Entendre une voix dans son dos fit sursauter Nynaeve. Prendre comme ça les gens par surprise, quelle horreur !

Suivant d’abord Siuan du regard, puis Leane, Lelaine vint se placer à côté de Nynaeve. Il n’y avait pas trace de Logain, de Burin ni des trois nobles.

— Elles ne sont plus ce qu’elles étaient, bien sûr, mais on pourrait espérer qu’elles sachent encore se tenir. Si elles finissent par se crêper le chignon dans la rue, ça n’apportera rien de bon.

— Parfois, les gens se prennent à rebrousse-poil sans le vouloir vraiment, dit Nynaeve.

Avec les efforts que produisaient Leane et Siuan pour entretenir leur mascarade, elles méritaient bien son soutien. De plus, elle détestait qu’on la fasse sursauter.

Voyant que Lelaine regardait sa main, qui serrait sa natte, l’ancienne Sage-Dame se força à lâcher ses cheveux. Trop de gens connaissaient ce tic qu’elle avait en vain essayé de perdre.

— Peut-être, ma fille, mais pas quand ça porte atteinte à la dignité des Aes Sedai. Si stupides qu’elles soient en privé, les femmes qui nous servent doivent savoir se tenir en public.

Que pouvait-on dire contre ça ? Rien qui ne soit pas une source d’ennuis…

— Pourquoi es-tu venue dans la salle où j’exposais Logain ?

— Je la pensais vide, Aes Sedai… Désolée… J’espère ne pas vous avoir dérangée.

Une réponse idiote, mais comment avouer qu’elle avait voulu fuir Myrelle ?

Par bonheur, la sœur bleue n’insista pas.

— Selon toi, que fera Rand al’Thor ?

Nynaeve en cilla de confusion.

— Aes Sedai, je ne l’ai plus vu depuis six mois… Ce que je sais, c’est pour l’avoir entendu ici. Le Hall… Aes Sedai, qu’a décidé le Hall à son sujet ?

Lelaine dévisagea Nynaeve. Ses yeux noirs qui semblaient lire les pensées étaient des plus déstabilisants.

— Une remarquable coïncidence… Tu viens du même village que le Dragon Réincarné, idem pour cette autre fille, Egwene al’Vere… Elle a suscité de grands espoirs, lorsqu’elle est entrée à la tour comme novice. Sais-tu où elle est ? (Lelaine n’attendit pas la réponse.) Et les deux autres garçons, Perrin Aybara et Mat Cauthon… Eux aussi ta’veren, si j’ai bien compris. Et enfin toi, avec tes extraordinaires découvertes, en dépit de tes limites. Où que soit Egwene, s’aventure-t-elle aussi dans des territoires que nous n’avons jamais explorés ? Comme tu t’en doutes, vous avez été le sujet de nombreuses conversations entre les sœurs…

— J’espère que c’était pour dire du bien de nous, souffla Nynaeve.

On l’avait souvent interrogée sur Rand, depuis qu’elle était à Salidar. En particulier depuis le départ de la délégation pour Caemlyn, certaines Aes Sedai semblaient incapables de lui parler d’autre chose. Mais là, ça semblait différent. C’était l’ennui, avec les sœurs. La moitié du temps, impossible de savoir ce qu’elles disaient vraiment ni ce qu’elles cherchaient.

— Espères-tu toujours guérir Siuan et Leane, mon enfant ?

Comme si Nynaeve avait eu le temps de répondre, Leane soupira :

— Parfois, je me dis que Myrelle a raison. Nous te laissons trop la bride sur le cou. Malgré la valeur de tes découvertes, nous devrions peut-être te confier à Theodrin jusqu’à ce que tu sois débarrassée du blocage qui t’interdit de canaliser à volonté… Si on pense à ce que tu as fait ces deux derniers mois, imagine de quoi tu serais capable !

Serrant d’instinct sa natte, Nynaeve tenta de placer une objection soigneusement choisie, mais Lelaine ne lui en laissa pas le temps. Et au fond, c’était peut-être mieux ainsi.

— Tu ne rends pas service à Siuan et à Leane, mon enfant. Il faudrait qu’elles oublient qui elles étaient – et ce qu’elles étaient – afin de se contenter de ce qu’elles sont. À les voir se comporter, la seule chose qui les empêche de se résigner, c’est ton absurde prétention de guérir ce qui ne peut pas l’être. Elles ne sont plus des sœurs. Pourquoi entretenir de faux espoirs ?

Il y avait un peu de compassion dans le ton de Lelaine, mêlée à un rien de mépris. Les « non-Aes Sedai » étaient des femmes inférieures, après tout, et la ruse de Siuan et de Leane les reléguait sur le dernier barreau de l’échelle. De plus, à Salidar, beaucoup de sœurs tenaient Siuan pour responsable des malheurs de la tour – la conséquence de ses machinations quand elle était encore au pouvoir. En toute probabilité, ces Aes Sedai-là estimaient qu’elle avait eu ce qu’elle méritait – au minimum.

Cela dit, le châtiment qu’avait mérité Siuan, selon ces femmes, compliquait considérablement la situation. Car on y recourait rarement. Avant Siuan et Leane, aucune femme n’avait plus été jugée et calmée depuis cent quarante ans, et il y avait bien une dizaine d’années qu’une sœur s’était « carbonisée » toute seule pour la dernière fois. En principe, une femme calmée tentait de fuir le plus loin possible des Aes Sedai. Si ce malheur lui était arrivé, Lelaine aurait tout fait pour oublier qu’elle avait été un jour une sœur. Dans le cas présent, elle aurait aimé occulter ce que Leane et Siuan avaient été, et ne plus penser à tout ce qu’on leur avait pris. Pour les Aes Sedai de Salidar, considérer les deux femmes comme des personnes normales incapables de canaliser aurait été bien plus confortable.

— Sheriam Sedai m’a donné la permission d’essayer, dit Nynaeve aussi fermement qu’elle l’osait face à une sœur.

Lelaine la regarda dans les yeux jusqu’à ce qu’elle finisse par baisser la tête. Ses phalanges blanchirent sur sa natte avant qu’elle la lâche, mais rien ne transparut sur son visage. Pour une Acceptée, défier du regard une Aes Sedai était une pure folie.

— Nous sommes toutes stupides, de temps en temps, petite, mais une femme avisée limite ses accès de faiblesse. Puisque tu sembles avoir fini ton petit déjeuner, tu devrais te débarrasser de cette chope, puis te trouver quelque chose à faire avant que ton inaction te vaille des ennuis. As-tu jamais envisagé de te couper les cheveux très court ? Aucune importance ! Allons, file !

Nynaeve esquissa une révérence, mais l’Aes Sedai lui tourna le dos à la vitesse de l’éclair. Ne se sentant plus observée, Nynaeve foudroya du regard les omoplates de la sœur. Se couper les cheveux ? Saisissant sa natte, elle en braqua rageusement la pointe en direction de Lelaine. Avoir attendu de ne plus rien risquer pour exprimer sa colère la fit enrager, mais si elle n’avait pas agi ainsi, ça lui aurait valu un stage au lavoir avec, avant, un détour par le bureau de Tiana.

Deux mois passés à Salidar à ne rien faire ! Oui, à ne rien faire, malgré toutes les informations qu’Elayne et elle soutiraient à Moghedien. Deux mois à vivre avec des Aes Sedai qui se contentaient de jacasser et d’attendre tandis que le monde courait à sa perte, et Lelaine lui parlait de couper ses cheveux !

Nynaeve avait traqué l’Ajah Noir. Faite prisonnière, elle s’était échappée, puis elle avait capturé une Rejetée – mais ça, les sœurs l’ignoraient –, aidé la Panarch du Tarabon à récupérer son trône, si brièvement que ce fût, et voilà qu’elle restait ici les bras ballants à glaner des louanges imméritées à propos des secrets qu’elle arrachait à Moghedien. Se couper les cheveux ? Pour le bien que ça lui aurait fait, elle aurait pu tout autant se tondre le crâne !

Nynaeve aperçut Dagdara Finchey, qui se frayait un chemin dans la foule. Plus grande que la plupart des hommes et aussi large d’épaules que plus d’un, elle n’avait aucun mal à se dégager le chemin. Voir la sœur jaune ne fit rien pour calmer Nynaeve. Si elle était restée à Salidar, c’était en partie pour étudier sous la coupe des sœurs jaunes, car elles en savaient plus long que n’importe qui sur la guérison. Si c’était vrai, elles n’étaient pas prêtes à partager leurs connaissances avec une vulgaire Acceptée. Selon elle, ces sœurs-là auraient dû se réjouir qu’elle ait l’ambition de guérir toutes les maladies et toutes les blessures, mais il n’en était rien. Si Sheriam n’était pas intervenue, Dagdara l’aurait condamnée à briquer des parquets du matin au soir. Et Nisao Dachen, une très petite sœur jaune aux yeux de tueuse, refusait de lui adresser de nouveau la parole tant qu’elle n’aurait pas renoncé à « altérer la configuration de la Trame ».

Pour ne rien arranger, tout en Nynaeve lui criait qu’une tempête se préparait, plus imminente que jamais. Pourtant, il n’y avait toujours pas un nuage dans le ciel et le soleil brûlant continuait à la narguer.

En marmonnant, l’ancienne Sage-Dame jeta la chope dans une charrette à bois de passage et se mit en mouvement. Tant que Moghedien ne serait pas disponible, marcher serait la meilleure chose à faire. Impossible de dire pendant combien de temps… Une matinée perdue allait s’ajouter à une longue liste de journées gaspillées.

Pas mal d’Aes Sedai sourirent à Nynaeve. Grâce à sa ruse qui consistait à leur rendre ce sourire puis à presser le pas, comme si une tâche urgente l’attendait, la jeune femme évita tout interrogatoire sur les prochaines merveilles qu’il convenait d’attendre d’elle. Dans ses dispositions présentes, elle aurait risqué de dire ce qu’elle pensait, ce qui aurait été suicidaire.

Se tourner les pouces à longueur de semaine… Lui demander à elle ce que ferait Rand… Lui suggérer de se couper les cheveux… Aes Sedai de malheur !

Bien sûr, il n’y eut pas que des sourires. Non contente de la regarder comme si elle était transparente, Nisao faillit tout simplement la renverser. Montée sur un hongre rouan, une Aes Sedai aux cheveux clairs et au menton en galoche la foudroya du regard lorsqu’elles se croisèrent.

Nynaeve ne reconnut pas cette sœur. La robe de soie grise qu’elle portait était immaculée, mais la cape de voyage pliée sur le devant de sa selle la classait dans la catégorie des nouvelles arrivantes. Monté sur un fier cheval de guerre, le Champion qui la suivait semblait très mal à l’aise. Or, les Champions n’étaient jamais gênés ainsi – sauf peut-être lorsqu’ils venaient se joindre à une rébellion contre la Tour Blanche. Misère ! Même les « renforts » arrivaient juste à temps pour lui taper sur les nerfs !

Cerise sur le gâteau, Nynaeve croisa Uno, le guerrier balafré au crâne rasé, à l’exception d’un toupet. Un colosse borgne dont l’œil manquant était caché par un bandeau où était peint un globe oculaire rougeoyant qui glaçait les sangs. Cessant de souffler dans les bronches d’un jeune soldat rouge de honte qui tenait par la bride un cheval, une lance attachée à la selle, le vétéran adressa un sourire chaleureux à l’ancienne Sage-Dame. Enfin, un sourire qui aurait été chaleureux, sans l’horrible bandeau. La grimace de Nynaeve fit sursauter le pauvre militaire, qui recommença à agonir sa victime d’insultes, histoire de se donner une contenance.

Ce n’était pourtant pas Uno, ni son bandeau, qui avait retourné l’estomac de la jeune femme. Loyal, ce brave type les avait escortées jusqu’à Salidar, Elayne et elle, et il avait même juré de voler des chevaux – les « emprunter », dans son vocabulaire – si elles désiraient quitter le village. Une promesse qui ne tenait plus. La manche de sa veste noire ornée d’un galon doré, Uno était désormais un officier qui entraînait la cavalerie lourde au service de Gareth Bryne. Bref, un homme bien trop occupé pour se soucier encore de l’ancienne Sage-Dame…

Non, c’était faux. Si elle avait voulu partir, il lui aurait procuré des chevaux en quelques heures, et elle aurait quitté la ville avec une escorte de soldats du Shienar fidèles à Rand et présents à Salidar uniquement parce qu’ils les avaient suivies, Elayne et elle. Mais pour ça, Nynaeve aurait dû reconnaître qu’elle avait eu tort de rester, mentant chaque fois qu’elle avait assuré à Uno qu’elle était très heureuse ici. Se déjuger ainsi était au-delà des forces de la jeune femme. Uno étant resté parce qu’il pensait devoir veiller sur les deux amies de Rand, il risquait d’ailleurs de ne même pas entendre ce qu’elle aurait eu à lui dire.

Traversant son esprit à cause d’Uno, l’idée de partir, nouvelle pour Nynaeve, déclencha une tempête sous son crâne. Ah ! si Thom et Juilin n’étaient pas allés faire les andouilles en Amadicia ! Non qu’ils soient partis le cœur léger, fallait-il reconnaître. À l’époque où on pouvait encore croire que les Aes Sedai de Salidar avaient l’intention d’agir, ils s’étaient portés volontaires pour aller jeter un coup d’œil de l’autre côté du fleuve, en Amadicia. Résolus à s’infiltrer jusque dans la capitale, Amador, ils étaient absents depuis plus d’un mois et ne se remontreraient pas, au mieux, avant une semaine ou deux. Ils n’étaient pas les seuls éclaireurs en mission, bien entendu. Des Aes Sedai et des Champions étaient également partis, mais majoritairement en direction du Tarabon, bien plus loin à l’ouest. Pour le Hall, des gesticulations susceptibles de passer pour des initiatives… De plus, attendre le retour de ces espions était une bonne excuse de plus pour ne rien faire.

Nynaeve regrettait d’avoir laissé partir les deux hommes. Si elle y avait mis son veto, ni l’un ni l’autre ne serait passé outre.

Bien qu’il ait eu des jours plus glorieux, Thom était un vieux trouvère et Juilin un pisteur de voleurs de Tear. Deux gaillards compétents, doués en de multiples domaines et capables de ne pas perdre pied dans les endroits les plus bizarres. Eux aussi avaient escorté les deux femmes jusqu’ici. Et si Nynaeve avait parlé de partir, ils n’auraient pas pipé mot. Devant elle, au moins. Parce que dans son dos… Mais Uno, lui, ne se serait pas retenu de râler.

Admettre qu’elle avait besoin de ces hommes agaçait au plus haut point Nynaeve. Mais comment faisait-on pour voler un cheval sans se faire prendre ? Une Acceptée rôdant autour des écuries, des enclos ou des lignes de piquets des soldats se serait fait repérer en un clin d’œil. Et si elle se changeait, elle serait reconnue et dénoncée avant d’avoir pu approcher de la queue d’un cheval. Même si un miracle se produisait, on la poursuivrait. Les Acceptées qui s’enfuyaient, comme les novices, étaient presque toujours reprises afin de subir un châtiment qui les dissuadait de recommencer. Quand on suivait une formation pour devenir une Aes Sedai, on en avait fini lorsque les sœurs le décidaient, et pas avant.

Bien entendu, ce n’était pas la peur d’une punition qui retenait Nynaeve. La badine, voire le fouet, ne pesait rien face au risque d’être tuée par l’Ajah Noir ou de devoir affronter un Rejeté. Le hic, c’était plutôt où aller. Rejoindre Rand à Caemlyn ? Egwene à Cairhien ?

D’autre part, Elayne l’accompagnerait-elle ? Sûrement, si elle optait pour Caemlyn. Et encore, désirait-elle vraiment agir, ou avait-elle peur qu’on découvre la vérité sur Moghedien ? Comparée à ce qui arriverait alors, la sentence visant une fugitive était d’une agréable douceur.

Nynaeve n’avait atteint aucune conclusion lorsqu’elle tourna un coin de rue et tomba sur la classe de novices d’Elayne. Sur un terrain d’où on avait déblayé les gravats, entre deux maisons au toit de chaume, une vingtaine de femmes en robe blanche assises sur des tabourets disposés en demi-cercle regardaient la Fille-Héritière guider deux des leurs durant un exercice. L’aura du saidar enveloppait l’enseignante et les deux élèves : Tabiya, une jeune fille aux yeux verts et aux multiples taches de rousseur, et Nicola, une mince femme aux yeux noirs de l’âge de Nynaeve. Les deux novices faisaient maladroitement circuler entre elles une petite flamme qui oscillait et s’éteignait même par moments – lorsqu’une des élèves, pas assez rapide, ne prenait pas assez vite le relais pour la maintenir. Toujours en colère, Nynaeve n’eut aucun mal à voir les flux que tissaient Tabiya et Nicola.

Quand Sheriam et les autres avaient fui la tour, dix-huit novices – Tabiya faisant partie du lot – avaient été « subtilisées » en même temps. Mais la plupart, dans ce groupe, étaient des nouvelles recrutées depuis que les Aes Sedai s’étaient installées à Salidar. Et une bonne moitié de ces recrues, comme Nicola, s’avéraient un peu plus âgées que d’habitude pour des novices. Quand Nynaeve et Elayne étaient arrivées à la tour, l’ancienne Sage-Dame se faisant remarquer à cause de son âge « avancé » et parce qu’elle était une Naturelle, les nouvelles novices étaient presque toutes de l’âge de Tabiya. Depuis, sans doute par désespoir, les sœurs avaient étendu leur détection à des femmes qui pouvaient avoir jusqu’à deux ans de plus que Nynaeve. Du coup, on trouvait plus de novices à Salidar qu’il y en avait eu depuis des années à la Tour Blanche. Encouragées par ce succès, les Aes Sedai avaient envoyé des sœurs écumer tout l’Altara, village après village.

— Tu aimerais être le professeur de cette classe ?

Nynaeve sursauta. Encore quelqu’un qui parlait dans son dos ! Deux fois la même matinée ! Et dans sa bourse, elle n’avait rien pour soulager ses brûlures d’estomac. Si elle continuait à se faire surprendre ainsi, elle finirait par trier des documents pour une sœur marron.

La Domani qui venait de lui jouer ce mauvais tour n’était pas une Aes Sedai. À la tour, Theodrin aurait déjà reçu son châle. Ici, elle avait été élevée à un statut supérieur à celui d’une Acceptée, sans pour autant devenir une sœur. Du coup, elle portait sa bague au serpent à la main droite, pas à la gauche, et arborait une robe verte qui s’harmonisait parfaitement à son teint cuivré. En revanche, elle n’avait pas le droit de choisir un Ajah ni de se parer d’un châle.

— J’ai mieux à faire que montrer des trucs à des novices têtues comme des mules !

Theodrin sourit avec indulgence. Une femme très gentille, vraiment.

— Une Acceptée à la tête de pioche pour des novices têtues comme des mules ?

Très gentille, oui, d’habitude…

— Quand nous aurons réussi à te permettre de canaliser sans que tu aies envie, pour ça, de mordre quelqu’un, nous te confierons aussi des novices. Et je ne serais pas surprise que tu montes en grade très vite, une fois cette étape franchie, après toutes tes découvertes. Au fait, tu ne m’as jamais dit comment tu as pris conscience de ton don…

Les Naturelles découvraient presque toutes leur don par hasard, développant ainsi une aptitude bien à elles. Pareillement, elles souffraient quasiment toutes d’un blocage qu’elles avaient généré pour dissimuler leur aptitude – souvent à leurs propres yeux autant qu’à ceux des autres.

Nynaeve resta impassible au prix d’un grand effort. Canaliser à volonté. Monter en grade… Rien de tout ça n’aurait résolu le « problème Moghedien », mais elle serait en mesure d’aller où elle voudrait et d’étudier tout ce qu’elle désirerait sans qu’on lui dise à tout bout de champ que telle ou telle affection ne pouvait pas être guérie.

— Les malades se remettaient alors qu’ils n’auraient pas dû… Je me désespérais parce que mes connaissances en herboristerie ne me permettaient pas de sauver un patient, et voilà qu’il se rétablissait sans raison.

— Eh bien, ça vaut mieux que ce qui m’est arrivé… (Theodrin soupira.) Je pouvais faire en sorte qu’un garçon ait envie de m’embrasser ou non. Mon blocage était lié aux hommes, pas à la colère…

Voyant l’incrédulité de Nynaeve, Theodrin éclata de rire.

— Eh bien quoi, c’est aussi une émotion, non ? En présence d’un homme, si je l’aimais beaucoup, ou si je le détestais, je devenais capable de canaliser. Si le type m’était indifférent, ou en l’absence de mâle, j’aurais très bien pu être un arbre, en ce qui concernait le saidar.

— Comment t’es-tu sortie de là ? demanda Nynaeve.

Sous la direction d’Elayne, toutes les novices, après la démonstration, travaillaient par paire avec une flamme.

Theodrin sourit de plus belle, mais ses joues se teintèrent de rose.

— Un jeune garçon d’écurie de la tour, Charel, a commencé à me faire les yeux doux. J’avais quinze ans, et si tu avais vu son sourire… Les Aes Sedai l’ont laissé assister à mes leçons, dans un coin, afin que je puisse canaliser. Mais j’ignorais que notre rencontre avait été arrangée par Sheriam… Je ne savais pas non plus qu’il avait une sœur jumelle nommée Marel. Après quelques jours, elle a pris la place de son frère. Quand elle a retiré sa veste et sa chemise durant un de mes cours, le choc a été tel que je me suis évanouie. Mais après ça, mon blocage a disparu.

Nynaeve éclata de rire – impossible de s’en empêcher. Bien qu’elle fût désormais rouge comme une pivoine, Theodrin se joignit à elle de bon cœur.

— Theodrin, j’aimerais que ce soit aussi facile pour moi…

— Quoi qu’il arrive, nous viendrons à bout de ton blocage. Cet après-midi…

— Je dois étudier Siuan !

— Nynaeve, tu m’évites. En un mois, tu as seulement honoré trois de nos rendez-vous. Je veux bien que tu essaies et que tu échoues, mais je ne tolérerai pas que tu te dérobes !

— Je ne me dérobe pas ! répliqua Nynaeve, indignée.

En même temps, une petite voix, dans sa tête, demanda si elle ne tentait pas de se cacher la vérité. Les échecs successifs étaient si décourageants.

Theodrin trancha sans appel le débat :

— Puisque tu as des obligations aujourd’hui, je te verrai demain, et tous les jours qui suivront. Sinon, je devrai prendre des mesures. Je n’en ai pas envie – et toi non plus – mais je veux vaincre ton blocage. Myrelle m’a demandé de faire un effort particulier, et j’ai juré de lui obéir.

Presque mot pour mot ce que Nynaeve elle-même avait dit à Siuan. C’était la première fois que Theodrin faisait usage du pouvoir qu’elle tenait de son statut à part. Encore un effort, et si les choses continuaient comme ça, elle finirait par se retrouver avec Siuan devant le bureau de Tiana, attendant de se faire sermonner.

Sans attendre de réponse, mais en hochant la tête comme si elle en avait eu une, Theodrin se détourna et s’éloigna, glissant sur le sol plus qu’elle marchait. Un instant, Nynaeve aurait presque cru voir un châle sur ses épaules.

Et Myrelle, en plus du reste ! De quoi lui donner envie de hurler.

Au milieu de ses novices, Elayne lui sourit fièrement, mais elle haussa les épaules et s’éloigna à son tour, en route pour sa chambre. La journée continuant sur sa triste lancée, elle n’était pas à mi-chemin de sa destination quand Dagdara Finchey, courant comme une folle, la percuta et la fit tomber sur le dos dans la poussière. Courir ainsi, une Aes Sedai ! Sans s’arrêter, et en lançant de vagues excuses par-dessus son épaule, la solide sœur continua son chemin dans la foule.

Nynaeve se releva, s’épousseta, boitilla jusqu’à sa chambre et claqua la porte derrière elle. Dans la pièce surchauffée, les lits étaient encore défaits, attendant que Moghedien vienne s’en occuper.

Contre toute logique, le sens du climat de Nynaeve lui souffla qu’un orage de grêle aurait dû être en train de s’abattre sur Salidar. Eh bien, au moins, si ça arrivait, elle ne serait pas dessous.

S’étendant sur les draps froissés, elle fit tourner autour de son poignet le bracelet de l’a’dam et laissa son esprit vagabonder. Qu’allait-elle tirer de Moghedien aujourd’hui ? Siuan viendrait-elle cet après-midi ? Lan allait-il bien ? En aurait-elle fini un jour avec son blocage ? Allait-elle rester à Salidar ?

Partir n’aurait pas été vraiment une fuite… Elle serait allée à Caemlyn, pour rejoindre Rand, qui avait besoin de quelqu’un capable d’empêcher sa tête d’enfler démesurément. Ce plan aurait l’adhésion d’Elayne…

Si seulement l’idée de partir – et non de fuir ! – n’avait pas paru si séduisante après que Theodrin lui eut annoncé ses intentions.

En principe, une subtile modification des émotions qu’elle percevait à travers l’a’dam aurait dû l’avertir que Moghedien avait fini son travail et qu’elle devait aller la chercher – car la Rejetée aimait se cacher lorsqu’elle boudait. Mais la honte et l’outrage brouillèrent les perceptions de Nynaeve, et quand la porte s’ouvrit en grand, elle sursauta une nouvelle fois de surprise.

— Ainsi, c’est là que tu es ! (Moghedien leva les mains.) Regarde ! Fichues !

Nynaeve ne trouva rien de bien spécial à ces mains de blanchisseuse. Oui, elles étaient pâles et ridées, mais ça passerait.

— Il ne suffit pas que je doive vivre comme une souillon et obéir comme une servante ? Maintenant je dois m’abaisser à des corvées qui…

Nynaeve obtint le silence en usant d’une technique fort simple. Elle pensa à un coup de badine – à ce qu’on éprouvait quand on en recevait un – puis dirigea cette sensation dans la partie de son cerveau où elle stockait les émotions émises par Moghedien. La Rejetée écarquilla les yeux, serra les dents et pinça les lèvres. Le coup n’était pourtant pas très puissant… Simplement un petit rappel à l’ordre.

— Ferme la porte et viens t’asseoir, dit l’ancienne Sage-Dame. Tu feras les lits plus tard. Nous allons avoir une leçon.

— Je suis habituée à bien mieux que ça, maugréa Moghedien en obéissant. Un type qui travaillait de nuit à Tojar était mieux traité que moi !

— Sauf erreur de ma part, un travailleur de nuit, où que ce soit, n’est pas menacé d’une sentence de mort. Un seul mot de toi, et nous révélerons ton identité à Sheriam.

Du bluff, bien entendu. À cette seule éventualité, l’estomac de Nynaeve se retournait. Pourtant, une terreur aveugle circula entre le collier et le bracelet. De quoi admirer, ou presque, l’impassibilité de Moghedien. En proie à une telle angoisse, Nynaeve se serait roulée par terre en hurlant de peur.

— Que veux-tu que je te montre ? demanda la Rejetée.

Elayne et Nynaeve devaient toujours lui dire ce qu’elles désiraient. Sauf quand elles poussaient la Rejetée à bout – un traitement qui n’était pas très loin de la torture –, elle ne lâchait jamais rien volontairement.

— Nous allons essayer quelque chose que tu n’es pas très douée pour enseigner, dirait-on. Comment détecter un homme capable de canaliser le Pouvoir ?

Jusque-là, c’était le seul point que les deux amies n’avaient pas réussi à assimiler vite. Et si Nynaeve décidait de partir pour Caemlyn, ça pouvait lui être utile.

— Ce n’est pas facile, surtout en l’absence de mâle qui sache canaliser. Dommage que tu n’aies pas pu guérir Logain.

Sans aucune trace de moquerie dans son ton ou sur son visage, Moghedien jeta pourtant un regard inquiet à Nynaeve, puis elle enchaîna :

— Nous pouvons quand même revoir les tissages…

La leçon se révéla des plus ardues. Mais ces cours n’étaient jamais faciles, même quand Nynaeve, une fois les tissages devenus clairs, n’avait aucun mal à les retenir. Sans l’autorisation de Nynaeve, Moghedien ne pouvait pas canaliser le Pouvoir. En réalité, il fallait même que l’ancienne Sage-Dame guide sa prisonnière. Mais lors d’une leçon, surtout sur une nouveauté, Moghedien devait prendre les commandes pour modeler les flux comme il convenait. Souvent, tout ça s’emmêlait et il fallait recommencer. C’était pour cette raison, principalement, qu’Elayne et Nynaeve ne pouvaient pas apprendre chaque jour des dizaines de choses inédites.

Dans le cas présent, Nynaeve avait une vague idée de la configuration des flux. Mais ce subtil entrelacs des cinq Pouvoirs aurait fait passer la guérison pour un jeu d’enfant, et le dessin se modifiait à la vitesse de l’éclair. Selon Moghedien, sa complexité expliquait pourquoi ce tissage n’était pas très utilisé. D’autant que le maintenir longtemps finissait par vous flanquer une terrible migraine.

Nynaeve s’étendit de nouveau sur son lit et travailla quand même d’arrache-pied. Si elle rejoignait Rand, elle aurait besoin de cette technique, et ça arriverait peut-être plus vite qu’elle le croyait. Entretenant sa colère en pensant de temps en temps à Lan ou à Theodrin, elle tissa les flux toute seule. Tôt ou tard, Moghedien devrait répondre de ses crimes, et si elle s’habituait à canaliser par son intermédiaire, Nynaeve se retrouverait fort dépourvue. Elle devait vivre et travailler en tenant compte de ses limites…

Theodrin trouverait-elle un remède contre son blocage ? Puisque Lan était sûrement en vie, il fallait qu’elle le rejoigne…

La migraine arriva, battant à ses tempes. Moghedien plissa les yeux et se massa de temps en temps la nuque, mais sous la peur que le bracelet transmettait à Nynaeve se tapissait ce qui semblait être de la satisfaction. Même quand on ne voulait pas enseigner, ça devait rester une source de plaisir. Cela dit, savoir que la Rejetée avait une réaction si humaine n’était pas vraiment plaisant.

Alors que Moghedien murmurait par intervalles des « presque » et des « pas tout à fait » plus ou moins encourageants, la leçon dura jusqu’à ce que la porte s’ouvre à la volée.

Nynaeve se leva d’un bond. Chez une autre femme, la terreur de Moghedien aurait été accompagnée d’un hurlement.

— Tu en as entendu parler, Nynaeve ? demanda Elayne en entrant. Une émissaire d’Elaida vient d’arriver.

Nynaeve oublia la tirade à laquelle la Fille-Héritière aurait eu droit pour l’avoir encore fait sursauter. À dire vrai, elle en oublia jusqu’à sa migraine.

— Une émissaire de la tour, tu es sûre ?

— Bien sûr. Tu crois que je me fatigue à colporter des ragots ? Tout le village est bouleversé.

— On se demande bien pourquoi, marmonna Nynaeve.

Le mal de tête était de retour. Et toute sa réserve d’herbes n’aurait rien pu faire contre ses brûlures d’estomac. Elayne apprendrait-elle un jour qu’on devait frapper à une porte ? Les mains pressées sur le ventre, Moghedien avait le teint verdâtre.

— Nous les avons averties qu’Elaida savait, pour Salidar…

— Elles nous ont peut-être crues, fit Elayne en s’asseyant au pied du lit de Nynaeve, et peut-être pas, mais là, elles ne peuvent plus douter. Elaida sait où nous sommes et probablement aussi ce que nous préparons. Tous les domestiques peuvent être ses agents. Et qui sait, certaines sœurs aussi ? J’ai aperçu l’émissaire, Nynaeve. Des cheveux clairs et des yeux bleus qui pourraient faire geler le soleil… Selon Faolain, il s’agit d’une sœur rouge nommée Tarna Feir. Un des Champions qui montaient la garde l’a escortée jusqu’au village. Quand elle regarde quelqu’un, il pourrait tout aussi bien s’agir d’une pierre, pour tout l’effet que ça lui fait.

Nynaeve se tourna vers Moghedien :

— La leçon est finie, pour l’instant. Reviens dans une heure, tu pourras faire les lits.

Elle attendit que la Rejetée soit sortie, son indignation palpable, puis reprit :

— Quel message apporte cette émissaire ?

— On ne m’a pas mise au courant… Toutes les sœurs que j’ai croisées se posaient la même question. Quand on a dit à Tarna que le Hall de la Tour allait la recevoir, il paraît qu’elle a éclaté de rire. Pas parce qu’elle était amusée, cependant… Tu crois… Tu crois que les Aes Sedai pourraient décider de… ?

— Rentrer au bercail ? avança Nynaeve, incrédule. Elaida les forcerait à parcourir à genoux les quatre dernières lieues, et les mille derniers pas sur le ventre ! Et même si l’usurpatrice réagissait autrement, les invitant à rentrer chez elles, où les attendrait un bon dîner, tu penses qu’elles pourraient oublier l’histoire de Logain ?

— Les Aes Sedai pourraient oublier n’importe quoi, s’il s’agit de réunifier la tour. N’importe quoi ! Tu les comprends moins bien que moi, parce qu’il y en avait une au palais durant toute mon enfance. Le tout est de savoir ce que Tarna dit au Hall. Et ce que le Hall lui répond…

Nynaeve se frotta nerveusement les bras. Elle n’avait aucune réponse, seulement des espoirs. Et son don pour le climat lui soufflant que la tempête qui n’existait pas martelait à présent les toits de Salidar.

Ce sentiment-là, elle le garda pendant des jours.


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