30 Guérir de nouveau

Quelque chose faisait pression sur le bouclier que Nynaeve avait érigé entre Logain et la Source Authentique. Cette pression augmenta au point que le bouclier s’infléchisse, le tissage menaçant d’exploser. L’ancienne Sage-Dame puisa davantage de saidar, l’extase se transformant quasiment en douleur, ajoutant au bouclier autant de flux d’Esprit que possible.

— Cours, Elayne ! cria-t-elle, se fichant comme d’une guigne de couiner comme une souris.

Que la Lumière la bénisse, la Fille-Héritière ne perdit pas son temps en vaines questions. Se levant d’un bond, elle fila à la vitesse du vent.

Logain n’avait pas bougé un muscle. Rivés dans ceux de Nynaeve, ses yeux semblaient briller. Qu’il était imposant, par la Lumière ! Cherchant à dégainer son couteau, Nynaeve mesura à quel point c’était ridicule. Sans verser une goutte de sueur, cet homme aux épaules presque aussi larges qu’il était haut lui aurait arraché l’arme en un clin d’œil.

Détournant quelques flux d’Air du bouclier, Nynaeve les utilisa pour ligoter Logain sur sa chaise. Ainsi immobilisé, il restait imposant, mais semblait quand même plus normal et plus facile à maîtriser.

Certes, mais du coup, le bouclier avait perdu en puissance. Hélas, Nynaeve n’aurait pas pu puiser une once de plus de saidar. En elle, l’extase était si forte qu’elle en avait presque envie de pleurer.

Et Logain qui lui souriait…

Un des Champions passa par l’encadrement de la porte sa tête surmontée d’une tignasse noire. D’un côté de son nez proéminent, une balafre lui zébrait la joue.

— Un problème ? L’autre Acceptée, elle est partie en courant comme si elle s’était assise dans un buisson d’orties.

— Tout est sous contrôle, répondit Nynaeve d’un ton serein.

Enfin, aussi serein que possible, dans les circonstances actuelles. Personne ne devait savoir – absolument personne – avant qu’elle ait pu parler à Sheriam et l’attirer dans son camp.

— Elayne s’est simplement souvenue qu’elle avait une tâche urgente à accomplir. (Quelle excuse ridicule !) Si vous pouviez nous laisser… Je suis occupée.

Le Champion – nommé Tervail, il était lié à Beonin, mais qu’importaient ces détails dans un moment pareil ? – se fendit d’un sourire ironique et d’un hochement de tête moqueur, puis il recula. Quand ils voyaient une Acceptée jouer les Aes Sedai, les Champions la laissaient rarement s’en tirer sans casse.

En s’efforçant de ne pas se mordre nerveusement les lèvres, Nynaeve dévisagea Logain. Extérieurement, il paraissait très calme, comme si rien n’avait changé.

— Tu en fais trop, Nynaeve, dit-il. Crois-tu que je vais attaquer un village qui grouille d’Aes Sedai ? Elles me tailleraient en pièces avant que j’aie pu faire deux pas.

— Tais-toi, marmonna Nynaeve.

Tendant une main derrière elle, elle tira une chaise vers elle et s’assit, tout ça sans jamais quitter Logain des yeux. Que fichait donc Sheriam ? Elle allait devoir comprendre que c’était un accident. Oui, un accident ! Seule la rage qu’elle éprouvait à son propre égard permettait à Nynaeve de continuer à canaliser le Pouvoir. Comment avait-elle pu être si négligente ? Une abrutie parfaite !

— N’aie pas peur, dit Logain. Je ne me retournerai pas contre les sœurs, pour l’instant. En le sachant ou non, elles font ce que je désire le plus au monde. L’Ajah Rouge est mort et enterré. Dans un an, plus une sœur n’avouera qu’elle en fait partie.

— Je t’ai dit de te taire ! Tu voudrais me faire gober que tu détestes seulement les sœurs rouges ?

— Un jour, j’ai vu un homme qui fera plus de dégâts que je n’en ai jamais faits. C’était peut-être le Dragon Réincarné, mais je ne pourrais pas le jurer. C’était après ma capture, quand les sœurs m’ont exhibé dans les rues de Caemlyn. Cet homme était loin de moi, mais j’ai aperçu son aura – oui, quelque chose dans ce genre – et j’ai eu la certitude qu’il ébranlerait le monde. Bien qu’étant en cage, je n’ai pas pu m’empêcher de rire.

Nynaeve déplaça un des flux d’Air qui emprisonnaient Logain, et elle le bâillonna avec. L’homme fronça les sourcils d’indignation, mais elle l’ignora. À présent, il était neutralisé. Certes, il ne s’était pas débattu, mais peut-être simplement parce qu’il savait qu’il n’avait aucune chance de gagner. Mais quelle force avait-il exactement mobilisée contre le bouclier ? Si la poussée n’aurait pas pu être qualifiée de lente, elle n’avait rien eu non plus de violent. Un peu comme on s’étire après avoir été longtemps immobilisé, éprouvant sa force en faisant pression sur quelque chose qu’on n’a pas vraiment l’intention de déplacer. Cette idée glaça le sang de Nynaeve. S’il ne s’était agi que d’une pichenette…

Comme s’il lisait dans ses pensées, Logain sembla soudain amusé. Bien entendu, ça augmenta la rage de l’ancienne Sage-Dame. Ce type était assis sur une chaise, isolé de la Source, saucissonné et bâillonné par le saidar, et c’était lui qui se sentait à l’aise.

Une nouvelle fois, Nynaeve se demanda comment elle avait pu être si stupide. Même si son blocage avait disparu sur-le-champ, elle n’aurait décidément pas été prête à recevoir le châle. Incapable de se débrouiller seule, voilà ce qu’elle était ! Les sœurs allaient devoir charger Birgitte de la surveiller afin qu’elle ne s’étale pas dans la poussière chaque fois qu’elle traversait une rue.

Même si ce n’était pas voulu, se flageller ainsi entretint la colère de Nynaeve jusqu’à ce que la porte s’ouvre enfin – et pas pour laisser passer Elayne.

Romanda entra la première, suivie par Sheriam, Myrelle, Morvrin, Takima, Lelaine, Janya, Delana, Bharatine et Beonin – et d’autres encore, jusqu’à ce que la pièce soit pleine à craquer. Dehors, des sœurs faisaient la queue, bloquées par les dernières arrivées.

Toutes les Aes Sedai présentes dans la pièce rivèrent le regard sur Nynaeve et sur son tissage. L’estomac retourné, la jeune femme en perdit aussitôt sa précieuse colère. Comme de juste, le bouclier et les liens qui entravaient Logain se volatilisèrent.

Avant que Nynaeve ait pu demander à une sœur d’isoler de nouveau Logain de la Source, Nisao vint se camper devant elle, dominatrice et imposante malgré sa petite taille.

— Que signifient ces absurdités ? Tu l’aurais guéri ?

— C’est comme ça qu’Elayne vous a présenté les choses ? s’étonna Logain, apparemment sincère.

Varilin vint se placer à côté de Nisao. Étant aussi grande que Logain, elle n’eut aucun mal à regarder Nynaeve de haut.

— Je redoute ça depuis que tout le monde s’extasie sur ses découvertes. Quand la source s’est tarie, les louanges ont cessé, et il fallait bien qu’elle attire de nouveau l’attention sur elle en racontant n’importe quoi.

— Il n’aurait pas fallu la laisser fantasmer sur Siuan, Leane et cet homme, ajouta Romanda. Si on lui avait dit fermement que certaines choses ne se guérissent pas, elle n’aurait pas insisté.

— Je l’ai guéri ! s’écria Nynaeve. C’est la vérité ! S’il vous plaît, érigez un bouclier ! Il le faut !

Les Aes Sedai debout devant Nynaeve se tournèrent pour étudier Logain, créant une ouverture suffisante pour que Nynaeve le voie aussi. Sans broncher sous ces regards inquisiteurs, l’homme se permit même de hausser les épaules.

— On devrait l’isoler de la Source avant d’avoir découvert de quoi il retourne, proposa Sheriam.

Romanda acquiesça. Alors que l’aura du saidar enveloppait presque toutes les sœurs, un bouclier apparut, assez solide pour contenir un géant. Ordonnant à six femmes seulement de maintenir cette protection, Romanda remit un peu d’ordre dans tout ça.

Myrelle prit Nynaeve par le bras et lâcha :

— Si tu veux bien nous excuser, Romanda, nous devons parler en privé à Nynaeve.

Sheriam prit l’autre bras de l’ancienne Sage-Dame.

— Et le plus tôt sera le mieux, ajouta-t-elle.

Les deux sœurs forcèrent Nynaeve à se lever et l’entraînèrent vers la porte.

— Que faites-vous ? Et où m’emmenez-vous ?

Dehors, le trio fendit la foule d’Aes Sedai au regard sévère voire accusateur. Puis il passa à côté d’Elayne, qui fit une moue désolée.

Tandis que les deux sœurs la poussaient en avant, Nynaeve jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Pas parce qu’elle espérait qu’Elayne viendrait à son secours, mais parce que c’était peut-être la dernière fois qu’elle la voyait.

Beonin dit quelques mots à la Fille-Héritière, qui fonça tête baissée dans la cohue.

— Qu’allez-vous me faire ? gémit Nynaeve.

— Te condamner à récurer des chaudrons jusqu’à la fin de tes jours, fit Sheriam comme si de rien n’était.

— Oui, travailler toute la journée aux cuisines, ça t’irait bien, renchérit Myrelle.

— Mais nous pourrions aussi te faire fouetter tous les jours.

— Ou t’écorcher vive.

— Ou t’enfermer dans un tonneau, clouer le couvercle et te nourrir par le robinet.

— Uniquement de bouillie, bien sûr. Et de bouillie tournée.

Nynaeve crut que ses jambes allaient se dérober.

— C’était un accident, je le jure ! Je ne voulais pas…

Sans ralentir le pas, Sheriam secoua rudement la jeune Acceptée.

— Ne sois pas stupide, ma fille ! Tu as peut-être réussi l’impossible.

— Vous me croyez ? Vous me croyez ! Pourquoi n’avoir rien dit quand Nisao et Varilin… ? Oui, pourquoi n’avoir rien dit ?

— J’ai dit « peut-être », fit froidement Sheriam.

— L’autre possibilité, c’est que ton cerveau en surchauffe ait fini par fondre. (Sous ses paupières à demi baissées, Myrelle sonda Nynaeve du regard.) Tu serais surprise par le nombre d’Acceptées, et même de novices, qui prétendent avoir redécouvert une antique aptitude, voire en avoir inventé une. Quand je faisais mon noviciat, Echiko, une Acceptée, était si sûre de savoir voler qu’elle s’est jetée du haut de la tour.

La tête tournant comme une toupie, Nynaeve regarda alternativement les deux sœurs. La croyaient-elles, ou non ? Pensaient-elles vraiment qu’elle avait perdu la raison ?

Que vont-elles me faire, au nom de la Lumière ?

Nynaeve tenta de trouver les mots justes pour convaincre les deux Aes Sedai. Elle ne mentait pas, elle n’était pas folle, et elle avait bel et bien guéri Logain. Mais les sons refusèrent de sortir de sa gorge.

Dans la Petite Tour, après avoir été poussée dans une salle de réunion, Nynaeve s’avisa qu’elle avait eu une escorte tout au long du chemin. Une dizaine d’Aes Sedai entrèrent derrière elle, Sheriam, et Myrelle.

Nisao, les bras agressivement croisés… Dagdara, le menton pointé en avant comme si elle entendait traverser un mur… Shanelle, Therva et… Uniquement des sœurs jaunes, à l’exception de Sheriam et de Myrelle.

Avec la grande table qui évoquait le bureau d’un juge, on se serait crue dans un tribunal.

Abandonnant Nynaeve, Sheriam et Myrelle allèrent se poster de l’autre côté de la table, tournèrent le dos à l’accusée et conférèrent à voix basse. Quand elles se retournèrent, aucune émotion ne se lisait sur leur visage.

— Tu prétends avoir guéri Logain, lâcha Sheriam avec quelque chose qui ressemblait à du mépris. Un homme apaisé…

— Vous devez me croire ! s’écria Nynaeve. Vous avez dit que…

Quelque chose d’invisible lui percutant durement les hanches, l’ancienne Sage-Dame se tut.

— Un peu de tenue, Acceptée ! Prétends-tu vraiment avoir fait ça ?

Nynaeve dévisagea Sheriam. Pour changer d’opinion ainsi, c’était elle qui devait avoir un problème au cerveau.

— Oui, Aes Sedai, répondit pourtant humblement l’ancienne Sage-Dame.

D’un geste, Sheriam fit taire les murmures qu’échangeaient les sœurs jaunes.

— Et ce serait un accident, à t’en croire ? Si c’est le cas, je suppose que tu ne pourrais pas recommencer, histoire de prouver tes dires ?

— Comment le pourrait-elle ? lança Myrelle, amusée. (Oui, amusée !) Si elle a réussi par hasard, ça exclut de pouvoir répéter l’opération. Mais avant tout, il faudrait qu’il y ait quelque chose à répéter.

— Réponds ! cria Sheriam.

La badine invisible s’abattit de nouveau. Et cette fois, Nynaeve réussit à ne pas sursauter.

— Te souviens-tu, même en partie, de ce que tu as fait ?

— Je m’en souviens, Aes Sedai…

Nynaeve se prépara à un troisième coup qui ne vint pas. Mais à présent, elle voyait l’aura du saidar autour de Sheriam. Et cette lueur semblait menaçante.

Il y eut du mouvement à la porte. Puis Carlinya et Beonin fendirent la foule, poussant devant elles Siuan et Leane.

— Elles ne voulaient pas venir, expliqua Beonin, exaspérée. Elles sont même allées jusqu’à se prétendre trop occupées !

Leane était aussi impassible qu’une Aes Sedai. Siuan, en revanche, jetait des regards furibonds à tout le monde, et en particulier à Nynaeve.

Alors, l’ancienne Sage-Dame comprit tout. Une fois toutes les pièces en place, le puzzle était limpide. La présence des sœurs jaunes… Le jeu de Sheriam et Myrelle, leur façon de la croire, puis de douter, puis de la menacer et de lui crier après… Tout ça était une mise en scène visant à l’énerver, afin qu’elle essaie sa nouvelle aptitude sur Siuan et Leane. Tout ça pour démontrer aux sœurs jaunes qu’elle ne mentait pas.

Non. À leur expression, ces femmes étaient venues la voir échouer, pas réussir un miracle. Outrée, Nynaeve tira fermement sur sa natte sans chercher à se cacher. Histoire de mettre les points sur les « i », elle répéta même la manœuvre. Que n’aurait-elle donné pour gifler toutes ces femmes ! Ou mieux encore, les forcer à boire une décoction d’herbes dont la seule odeur les aurait forcées à s’asseoir par terre et à pleurer comme des fillettes. Cela dit, leur arracher les cheveux et les étrangler avec aurait aussi été une option intéressante…

— Dois-je vraiment écouter ces âneries ? s’insurgea Siuan. J’ai des choses importantes à faire, mais même si j’envisageais de vider un poisson, ce serait…

— La ferme ! s’écria Nynaeve.

Elle avança et prit entre ses mains la tête de Siuan, comme si elle voulait lui briser la nuque. Bon sang ! elle avait gobé toutes ces fadaises ! Y compris le coup du tonneau. Les sœurs l’avaient manipulée comme une marionnette.

Le saidar déferlant en elle, Nynaeve mélangea les cinq pouvoirs, comme elle l’avait fait avec Logain. Et cette fois, elle savait exactement ce qu’elle cherchait – un endroit où quelque chose avait été tranché. Du Feu et de l’Esprit répareraient la coupure, et…

Siuan resta d’abord comme figée. Puis l’aura du saidar l’enveloppa. Alors que des cris retentissaient dans la pièce, la Chaire d’Amyrlin déchue se pencha et embrassa Nynaeve sur les deux joues. Puis des larmes perlèrent à ses paupières, et elle éclata en sanglots, tremblant comme une feuille.

Autour d’elle, l’aura disparut. Au bord des larmes elle aussi, Sheriam prit Siuan dans ses bras pour la réconforter.

Toutes les autres Aes Sedai fixaient Nynaeve, qui se réjouit de voir leur fameuse sérénité à toute épreuve soudain réduite à néant. Les yeux bleus de Shanelle, si brillants sur le fond de sa peau sombre, semblaient vouloir jaillir de leurs orbites. Bouche bée, Nisao se força à la refermer quand elle vit que Nynaeve la regardait.

— Qu’est-ce qui t’a donné l’idée de recourir au Feu ? demanda Dagdara d’une voix bien trop haut perchée pour une femme si solidement charpentée. Et la Terre ? Tu as utilisé la Terre. On guérit avec l’Esprit, l’Air et l’Eau…

Un véritable bombardement de questions s’ensuivit. Mais en réalité, c’était toujours la même, bien que formulée différemment.

— Je ne peux rien expliquer, dit Nynaeve dès qu’elle parvint à en placer une. Ça semblait la bonne chose à faire. Pour guérir, j’ai presque toujours recouru à tous les pouvoirs.

Cette déclaration provoqua un concert de remontrances. Pour guérir, on se servait de l’Esprit, de l’Eau et de l’Air. Dans ce domaine, toute expérience était périlleuse, car on risquait de tuer le malade, en plus de se supprimer soi-même.

Nynaeve ne se défendit pas. Très vite, les critiques moururent dans un silence gêné. En l’occurrence, elle n’avait tué personne, et réussi à guérir ce qu’on affirmait incurable.

Le sourire plein d’espoir de Leane serra le cœur de Nynaeve. Elle approcha de l’ancienne Gardienne, son propre sourire dissimulant une sourde irritation. L’Ajah Jaune et toutes ses merveilleuses connaissances sur la guérison qu’elle était prête à tout, y compris à implorer à genoux, pour acquérir. Et voilà qu’elle en savait plus long que toutes ces sœurs réunies !

— Regardez attentivement, je vous prie. Vous n’aurez pas de sitôt l’occasion de suivre une autre démonstration.

En canalisant, Nynaeve sentit clairement le moment où elle faisait la jonction – sauf qu’elle n’aurait su dire ce qu’elle avait ainsi réparé. Comme avec Siuan, c’était différent de ce qu’elle avait expérimenté avec Logain. Mais ne passait-elle pas une partie de son temps à répéter que les hommes et les femmes ne se ressemblaient pas ?

J’ai de la chance que ça agisse sur Siuan et Leane comme sur Logain !

Cette idée en entraîna une autre, et pas des plus plaisantes. Et s’il était nécessaire de soigner certaines choses différemment, selon le sexe du patient ? Au fond, elle n’en savait peut-être pas beaucoup plus long que les sœurs jaunes…

Leane ne pleura pas. S’unissant au saidar, elle eut un sourire extatique, puis se coupa de la Source, mais garda son expression béate. Enfin, elle enlaça Nynaeve et la serra si fort que ses côtes craquèrent.

— Merci, merci, merci…, murmura-t-elle.

Entendant les sœurs jaunes murmurer, Nynaeve se prépara à crouler sous les compliments. Eh bien, bonne joueuse, elle accepterait avec grâce toutes leurs excuses.

Puis elle entendit ce qui se disait :

— … utiliser le Feu et la Terre, comme si elle voulait forer un trou dans un rocher.

Ça, c’était Dagdara.

— Une intervention plus délicate serait bien meilleure…

Et ça, Shanelle.

— … voir si le Feu pourrait aider pour les maladies de cœur…

Et ça, Therva, qui tapotait son long nez tandis que Beldemaine, une sœur originaire d’Arafel, opinait gravement du chef en faisant tintinnabuler les clochettes qu’elle portait dans les cheveux.

— … si on combinait la Terre et l’Air de façon à…

— … du Feu tissé dans l’Eau…

— … la Terre mélangée à l’Eau…

Nynaeve n’en crut pas ses yeux. Ces femmes l’avaient totalement oubliée. Et elles pensaient pouvoir faire mieux qu’elle ce qu’elle venait juste de leur montrer.

— Tu as bien travaillé, dit Myrelle en tapotant le bras de la jeune femme. Ne t’inquiète pas, les louanges viendront plus tard. Pour l’instant, elles sont sonnées.

Nynaeve eut un soupir sonore, mais aucune sœur jaune ne s’en aperçut.

— Au moins, j’espère que je n’aurai plus besoin de récurer des chaudrons.

Alors qu’elle étreignait toujours Siuan, qui s’essuyait les yeux avec un mouchoir sans dissimuler son embarras, Sheriam tourna la tête, l’air surprise.

— Mon enfant, d’où tires-tu cette idée bizarre ? Si on pouvait violer les règles à son gré, puis échapper à un juste châtiment en accomplissant quelque exploit pour compenser, le monde serait plongé dans le chaos.

Nynaeve soupira à pierre fendre. Bien sûr, elle aurait dû s’en douter…

S’écartant des autres sœurs jaunes, Nisao coula à Nynaeve un regard accusateur – il n’y avait pas d’autre adjectif possible – et lâcha froidement :

— Je suppose que nous allons de nouveau devoir apaiser Logain.

À croire qu’elle aurait préféré que rien de tout ça ne soit arrivé !

Plusieurs sœurs acquiescèrent. Puis Carlinya prit la parole, ses mots tombant sur l’assemblée comme un couperet :

— Le pouvons-nous ?

Tous les regards braqués sur elle, Carlinya continua, imperturbable :

— D’un point de vue éthique, pouvons-nous soutenir un homme capable de canaliser qui cherche à regrouper ses semblables, et, en même temps, apaiser ceux que nous trouvons sur notre chemin ? Si al’Thor l’apprend, qu’en pensera-t-il ? Si perturbant que ce soit, comme vous le savez très bien, il nous voit comme une entité indépendante de la tour – et plus encore, d’Elaida et de l’Ajah Rouge. Si nous apaisons un homme, nous risquons de perdre cette particularité, et donc, notre meilleure chance d’influencer al’Thor avant qu’Elaida le fasse.

Un lourd silence ponctua cette déclaration. Les Aes Sedai échangèrent des regards perplexes, et celles qui dévisagèrent Nynaeve se montrèrent encore plus accusatrices que Nisao. Pour capturer Logain, des sœurs avaient sacrifié leur vie. Et voilà que le gaillard, même s’il était neutralisé pour le moment, posait de nouveau un problème – et plus compliqué que jamais, pour ne rien arranger.

— Je crois que tu devrais te retirer…, souffla Sheriam.

Nynaeve ne l’aurait contredite pour rien au monde. Saluant de son mieux – mais à la vitesse de l’éclair –, elle dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas courir vers la porte.

Assise sur une marche, Elayne se leva dès qu’elle aperçut sa compagne.

— Nynaeve, je suis désolée… J’étais si excitée que j’ai tout raconté à Sheriam avant de m’apercevoir que Romanda et Delana étaient là.

— Aucune importance, marmonna Nynaeve en fendant la foule d’un pas pressé. Ça se serait su tôt ou tard…

Cela dit, quelle injustice !

J’ai réalisé l’impossible, et me voilà toujours de corvée de chaudrons !

— Elayne, je me fiche de ton avis : il faut que nous partions ! Carlinya a parlé d’influencer Rand ! Traduction, de le dominer ! Ces sœurs ne valent pas mieux qu’Elaida. Thom ou Juilin nous trouveront des chevaux, et Birgitte n’aura qu’à taper du pied !

— J’ai peur que ce soit trop tard, fit Elayne, piteuse. La nouvelle se répand déjà…

Venant de deux directions, Larissa Lyndel et Zenare Ghodar fondirent sur Nynaeve comme des oiseaux de proie. La silhouette étique, Larissa avait un visage ordinaire – pour ne pas dire plus – qui parvenait presque à lui faire perdre tout le bénéfice de la jeunesse perpétuelle des Aes Sedai. Légèrement enveloppée, Zenare cumulait à elle seule l’arrogance hautaine de deux reines. Cela dit, toutes les deux semblaient très excitées. Bien qu’appartenant à l’Ajah Jaune, elles n’étaient pas présentes lorsque Nynaeve avait guéri Siuan puis Leane.

— Nynaeve, je veux te voir procéder, étape par étape, dit Larissa en prenant le bras de la jeune femme.

— Moi, fit Zenare en lui saisissant l’autre, si tu reproduis assez souvent le tissage, je parie que je découvrirai cent choses au moins auxquelles tu n’as pas pensé.

Salita Toranes, une Tearienne presque aussi noire de peau que les Atha’an Miere, sembla soudain jaillir de nulle part.

— On m’a précédée, dirait-on. Eh bien, que mon âme brûle si je consens à faire la queue !

— J’étais là avant tout le monde, Salita, dit Zenare.

Comme pour prouver son droit d’antériorité, elle serra plus fort le bras de Nynaeve.

— Non, c’est moi ! protesta Larissa, elle aussi en accentuant sa pression sur la chair de la jeune femme.

Nynaeve regarda Elayne, l’effroi se lisant sur son visage. En échange, elle obtint une moue compatissante et un haussement d’épaules. C’était bien ça que voulait dire la Fille-Héritière. Après son exploit, Nynaeve n’allait plus avoir une seconde à elle.

— … en colère ? était en train de dire Zenare. Sans même réfléchir, je connais cinquante façons de la rendre assez furieuse pour qu’elle casse des pierres avec les dents.

— Moi, j’en connais cent ! surenchérit Larissa. Je vaincrai son blocage, même si c’est la dernière chose que je doive faire de ma vie.

Magla Daronos se fraya un chemin vers Nynaeve à grands coups d’épaule – et elle avait la carrure pour ça. À croire qu’elle était forgeron ou escrimeuse à ses moments perdus.

— Toi, vaincre son blocage ? Tu veux rire ! Moi, j’ai une multitude d’idées pour y parvenir.

Nynaeve aurait voulu hurler à s’en casser la voix.


Tentée de s’unir de nouveau au saidar, Siuan résistait parce qu’elle redoutait de ne pas pouvoir s’empêcher de pleurer. Et il n’était pas question qu’elle se donne de nouveau en spectacle. Surtout devant l’aréopage d’Aes Sedai qui se pressaient autour d’elle dans la salle de réunion. Passer pour une novice à leurs yeux, certainement pas ! Mais tous les sourires émerveillés ou ravis, tous les souhaits de bienvenue, comme si elle avait été absente depuis des années, lui mettaient du baume au cœur. Surtout quand ces manifestations venaient de femmes qui étaient ses amies avant son accession au poste de Chaire d’Amyrlin – en d’autres termes, avant que le devoir et le temps les séparent.

Lelaine et Delana l’avaient enlacée, un comportement qu’elles n’avaient plus eu depuis de longues années. Après avoir reçu l’étole, à part Leane, Siuan n’avait conservé qu’une amie : Moiraine. Et dans ce cas précis, le devoir avait cimenté leur amitié.

— Ravie que tu sois de retour ! s’écria Lelaine.

— Et moi donc ! approuva Delana.

Siuan sourit, mais une fois de plus, elle sentit des larmes lui monter aux yeux. Que lui arrivait-il ? Même enfant, elle n’avait jamais eu le sanglot si facile.

À n’en pas douter, c’était la joie d’avoir retrouvé le saidar et de sentir tant d’amicale chaleur autour d’elle. De fait, ç’aurait été suffisant pour bouleverser n’importe qui. Siuan n’avait jamais osé rêver que ce jour arrive. À présent que c’était fait, elle ne gardait aucune rancune contre ces femmes qui lui avaient pourtant montré de la froideur, lui rappelant sans cesse quelle était sa place. Entre les Aes Sedai et les autres femmes, la ligne de démarcation était nette. Avant d’être calmée, Siuan elle-même avait toujours insisté sur ce point. En outre, elle savait comment il convenait de traiter les femmes calmées pour leur propre bien et celui des Aes Sedaï qui restaient capables de canaliser le Pouvoir. Mais pour Leane et elle, ce calvaire était terminé. Quelle étrange impression ça faisait…

Du coin de l’œil, Siuan aperçut Gareth Bryne, qui s’engagea dans l’escalier, sur un côté de la pièce.

— Un moment…, s’excusa-t-elle avant de courir rejoindre le seigneur.

Même en courant, elle dut s’arrêter tous les deux pas pour recevoir des félicitations. Du coup, elle rattrapa Bryne alors qu’il remontait un couloir, à l’étage. Ses cheveux grisonnants ébouriffés par le vent, couvert de poussière, le guerrier semblait solide comme un roc.

— Je dois déposer ça, Siuan ! lança-t-il en brandissant une liasse de documents.

Il tenta de s’éclipser, mais l’ancienne Chaire d’Amyrlin ne lui en laissa pas le loisir.

— On m’a guérie. Je peux de nouveau canaliser le Pouvoir.

Bryne acquiesça.

— J’ai entendu dire ça, oui… Donc, à partir de maintenant, tu vas nettoyer mes chemises avec le Pouvoir. J’ai vraiment regretté de laisser partir Min.

Siuan dévisagea Bryne. Ce type n’était pas un idiot. Alors, pourquoi faisait-il semblant de ne pas comprendre ?

— Je suis redevenue une Aes Sedai. Crois-tu qu’une sœur va se charger de ta lessive ?

Histoire de ponctuer son propos, Siuan s’unit au saidar – cette délicieuse douceur lui avait tant manqué ! –, tissa quelques flux d’Air, en enveloppa l’homme et le souleva du sol.

Enfin, elle essaya. Multipliant les efforts jusqu’à ce que la douceur devienne douloureuse comme la piqûre de milliers d’épingles, elle ne parvint pas à faire décoller du parquet les bottes de Bryne.

Impossible ! Certes, faire léviter un objet ou une personne était un des tissages les plus difficiles à réaliser, mais avant d’être calmée, Siuan réussissait à soulever près de trois fois son propre poids.

— C’est censé m’impressionner ou m’effrayer ? demanda Bryne, imperturbable. Sheriam et ses amies ont donné leur parole, le Hall également, et plus important encore, toi aussi. Je ne te lâcherai pas, même si tu redevenais la Chaire d’Amyrlin. Maintenant, libère-moi, et vite, sinon, pour t’être comportée comme une gamine, tu auras droit à une fessée bien méritée. La stupidité n’a jamais été une de tes caractéristiques principales, alors ne crois pas que je vais te laisser commencer…

Siuan se coupa de la Source, plus troublée que jamais. Pas à cause de la menace de Bryne – non qu’elle fût lancée à la légère, il était capable de ce genre de chose et il l’avait prouvé – ni parce qu’elle n’avait pas réussi à faire léviter le seigneur. Non, ces sacrées larmes étaient revenues, et elle espérait que ça cesserait si elle n’était plus en contact avec le saidar. Hélas, ça n’avait pas totalement tari ses pleurs.

Sans qu’elle se soit aperçue qu’il bougeait, Bryne lui prit le visage entre les mains.

— Femme, ne va pas me dire que je t’ai effrayée, par la Lumière ! Si tu tombais dans une fosse pleine de léopards, je doute fort que ça te ferait peur.

— Je ne suis pas effrayée, affirma Siuan.

Au moins, elle pouvait toujours mentir. Mais de nouvelles larmes montaient à ses yeux.

— Nous devons trouver un moyen de ne plus nous sauter à la gorge tout le temps, dit Bryne.

— Il n’y a plus de raisons à ça…, lâcha Siuan.

Mais les larmes arrivaient. Et il ne fallait pas qu’il voie ça.

— Laisse-moi seule, Gareth Bryne. S’il te plaît, va-t’en !

Bizarrement, le seigneur ne se fit pas prier pour obéir.

Alors qu’il s’éloignait, Siuan eut le temps de se précipiter dans un couloir latéral avant de tomber à genoux et d’éclater en sanglots. Soudain, elle comprit tout. C’était à cause d’Alric, son Champion assassiné au moment où Elaida l’avait renversée. Si elle pouvait toujours mentir – la preuve que les Trois Serments n’agissaient toujours pas sur elle – une partie de son lien spirituel et physique avec Alric avait été réactivée. Le chagrin relatif à sa mort, d’abord occulté par l’indignation face à la trahison d’Elaida, puis détruit quand on l’avait calmée, revenait d’un seul coup et la submergeait. Recroquevillée contre un mur, éperdue de tristesse, elle n’avait qu’un sujet de satisfaction : Gareth ne la voyait pas dans cet état.

Que la Lumière le brûle ! J’ai mieux à faire que tomber amoureuse !

Cette pensée fit à Siuan l’effet d’un seau d’eau glacée en plein visage. Le chagrin ne disparut pas, mais les larmes cessèrent de couler et Siuan se releva péniblement. Amoureuse ? C’était impossible. Aussi impossible que… Eh bien, pas moyen de trouver une comparaison. Ce type en soi était impossible !

Soudain, Siuan s’avisa que Leane était à deux pas d’elle et la regardait. Tentant d’abord d’essuyer ses larmes, elle ne tarda pas à y renoncer. De toute façon, sur le visage de Leane, on lisait uniquement de la compassion.

— Comment t’es-tu remise de la mort d’Anjen, Leane ?

Ce triste événement remontait à quinze ans.

— J’ai pleuré… Un mois durant, je me suis retenue la journée, et j’ai passé mes nuits roulée en boule à verser toutes les larmes de mon corps. Après avoir déchiré les draps… Les trois mois suivants, il m’arrivait de pleurer à n’importe quel moment. Et il a fallu un an pour que je cesse de souffrir. Voilà pourquoi je n’ai jamais pris un autre Champion. Franchement, je ne crois pas qu’il me serait possible de revivre ça. Mais ça finit par passer, Siuan. (Leane trouva le courage de sourire.) À présent, je crois que je pourrais faire face à deux ou trois Champions, voire quatre.

Siuan hocha la tête. Elle pourrait pleurer la nuit… Quant à ce fichu Gareth Bryne… Eh bien, rien ! Rien du tout !

— Tu penses qu’elles sont prêtes ? demanda-t-elle.

En bas, les deux femmes avaient eu très peu de temps pour parler. Et cet hameçon devait trouver très vite sa proie, sinon, il ne capturerait rien du tout.

— Peut-être… Mais je n’ai pas eu beaucoup de temps. Et il m’a fallu être prudente. Siuan, tu es sûre de vouloir le faire ? Modifier à l’improviste tout ce que nous avons préparé ? Je ne suis plus aussi puissante qu’avant, et c’est la même chose pour toi. La plupart des sœurs présentes ici sont plus fortes que nous, désormais. Et même sans compter Nynaeve et Elayne, certaines Acceptées devraient pouvoir nous dominer.

— Je sais…

Il fallait courir le risque. L’autre plan n’avait été qu’un pis-aller, parce qu’elle n’était plus une Aes Sedai. Mais tout était rentré dans l’ordre, et on l’avait renversée sans se soucier le moins du monde des lois de la tour. Puisqu’elle était redevenue une sœur, pourquoi ne pas retrouver sa position de Chaire d’Amyrlin ?

Bombant le torse, Siuan s’engagea dans l’escalier, prête à aller affronter le Hall de Salidar.


Étendue sur son lit en chemise de nuit, Elayne étouffa un bâillement et recommença à frotter ses mains l’une contre l’autre. Le baume que lui avait donné Leane semblait agir – au moins, sa peau paraissait plus douce. Au gré de la brise qui entrait par la fenêtre, la flamme de l’unique bougie oscillait lentement. Le courant d’air, si on pouvait l’appeler ainsi, ajoutait encore à la chaleur…

Nynaeve entra sur des jambes mal assurées, claqua la porte derrière elle, se jeta sur son lit et regarda Elayne :

— Magla est la femme la plus vile, méprisable et haïssable du monde ! Non, c’est Larissa… Hum, non, Romanda…

— Je parie qu’elles t’ont assez énervée pour que tu puisses canaliser le Pouvoir.

Nynaeve grognant sinistrement, la Fille-Héritière enchaîna :

— Combien de démonstrations as-tu faites ? Au dîner, je pensais te voir, mais pas moyen de te dénicher.

— En guise de repas, grommela Nynaeve, j’ai eu un petit pain. Un seul ! J’ai dû faire une démonstration devant toutes les sœurs jaunes présentes à Salidar. Mais ça ne les a pas satisfaites. Elles veulent une séance par personne. En plus d’aujourd’hui, j’ai un programme démentiel. Larissa demain matin – avant le petit déjeuner – puis Zenare, et…

» Elles discutaient de la meilleure façon de m’énerver comme si je n’avais pas été là ! Elayne, elles font une sorte de concours au sujet de mon blocage. Ça me fait penser aux garçons qui essaient d’attraper un cochon enduit de graisse, les jours de fête. Sauf que c’est moi le cochon !

Elayne bâilla, puis elle tendit son pot de baume à Nynaeve, qui hésita un peu et commença à s’en appliquer sur les mains. Parce que, en matière de chaudrons, elle n’avait pas chômé non plus.

— Nynaeve, je suis désolée de ne pas avoir accepté de partir il y a des jours… Nous aurions pu nous tisser un déguisement, comme Moghedien, et filer au nez et à la barbe de tous ces gens. (L’ancienne Sage-Dame se pétrifia.) Que t’arrive-t-il ?

— Je n’avais jamais pensé à cette solution ! Jamais !

— Vraiment ? J’aurais juré le contraire… C’est toi qui as appris ce truc la première, après tout.

— J’essayais de ne même pas penser à ce que nous ne devions pas dire aux sœurs…, fit Nynaeve d’un ton dur. Et maintenant, c’est trop tard. Même si tu me mettais le feu aux cheveux, je serais trop fatiguée pour canaliser, et si ces sœurs ont ce qu’elles veulent, je resterai trop épuisée jusqu’à la fin des temps. Si elles m’ont enfin laissée partir, c’est parce que je n’ai pas pu m’unir au saidar même quand Nisao…

Elle frissonna, puis recommença à se frotter les mains.

Elayne exhala un petit soupir. Elle avait bien failli mettre les pieds dans le plat. La fatigue, sans doute. Admettre qu’on avait eu tort rassérénait toujours un interlocuteur, mais elle n’avait pas eu l’intention de mentionner l’usage du saidar pour générer un déguisement. Depuis le début, elle avait peur que Nynaeve ait recours à cette solution…

À Salidar, Nynaeve et elle avaient au moins la possibilité de savoir ce que les Aes Sedai mijotaient. Et quand Egwene reviendrait dans le Monde des Rêves, elles auraient peut-être l’occasion de faire transmettre à Rand leurs informations. De plus, par l’intermédiaire de Siuan et Leane, elles avaient une certaine influence sur les sœurs…

Comme si cette pensée avait été une invitation, la porte s’ouvrit pour laisser passer la Chaire d’Amyrlin et la Gardienne des Chroniques déchues.

Leane portait un plateau où reposaient un bol de soupe, du pain, une chope en poterie et un pichet en émail blanc. Elayne remarqua même quelques brins de fougère dans un petit vase bleu…

— Avec Siuan, nous avons pensé à t’apporter à manger. Il paraît que les sœurs jaunes t’ont mené la vie dure.

Elayne se demanda si elle devait se lever ou non. Bien sûr, ce n’étaient que Siuan et Leane, mais redevenues des Aes Sedai. En tout cas, en principe. Les deux visiteuses libérèrent la Fille-Héritière de son dilemme en s’asseyant – Siuan sur le lit d’Elayne, et Leane sur celui de Nynaeve.

Avec un regard soupçonneux, l’ancienne Sage-Dame s’assit, dos contre le mur, prit le plateau et le posa sur ses genoux.

— J’ai entendu dire que tu as pris la parole devant le Hall, Siuan, fit Elayne. Devons-nous vous vouvoyer et nous incliner devant vous ?

— Tu veux savoir si nous sommes de nouveau des Aes Sedai, petite ? Eh bien, la réponse est positive. Les sœurs se sont apostrophées comme des marchandes de poisson un dimanche, mais elles m’ont accordé ça.

Siuan échangea un regard avec Leane… et rosit très légèrement. Elayne paria qu’elle ne saurait jamais ce qui n’avait pas été accordé à l’ancienne Chaire d’Amyrlin.

— Myrelle a été assez gentille pour venir me voir et m’annoncer la nouvelle, dit Leane. Je crois que je vais choisir l’Ajah Vert.

Nynaeve faillit s’étrangler avec sa soupe.

— Pardon ? On peut changer d’Ajah ?

— Non, répondit Siuan. Mais le Hall a décidé que pendant un temps, nous n’étions plus des Aes Sedai. Et comme cette noble institution s’entête à estimer légale cette parodie de justice, tous nos liens, nos engagements, nos alliances et nos titres sont caducs. Demain, je demanderai aux sœurs bleues si elles veulent bien me reprendre. Je n’ai jamais entendu parler d’un Ajah rejetant quelqu’un, puisque toute Acceptée, qu’elle s’en aperçoive ou non, est subtilement guidée vers celui qui lui convient. Mais avec la façon dont tournent les choses, je ne serais pas surprise qu’on me claque la porte au nez.

— De quelle façon tournent les choses, justement ? demanda Elayne.

Il y avait un hic, c’était presque sûr. Siuan était du genre à brusquer les autres, voire à les malmener – pas à apporter de la soupe, à s’asseoir au pied d’un lit et à bavarder paisiblement.

— J’aurais cru que tout allait pour le mieux.

Nynaeve coula à la Fille-Héritière un regard à la fois incrédule et indigné. Pourtant, elle aurait dû savoir ce qu’Elayne voulait dire.

Siuan se tourna pour faire face à Elayne, mais en gardant l’ancienne Sage-Dame dans son champ de vision.

— Je suis passée par la maison où est gardé Logain. Six sœurs maintiennent le bouclier – comme au moment de sa capture. Quand il a su que nous étions informées, pour sa guérison, il a tenté de se libérer. Et s’il y avait eu une sœur de moins, dit-on, il aurait réussi. Conclusion : il est aussi puissant qu’avant d’avoir été apaisé. Ce n’est pas notre cas. Leane et moi, nous sommes bien plus faibles qu’avant. Nynaeve, je voudrais que tu essaies de nouveau.

— Je le savais ! (Nynaeve jeta sa cuillère sur le plateau.) J’étais sûre qu’il y avait une explication à tant de gentillesse. Mais je suis trop fatiguée pour canaliser le Pouvoir. Et de toute façon, l’inverse ne changerait rien. On ne peut pas guérir ce qui a déjà été guéri. Vous allez sortir d’ici, toutes les deux, et remporter votre maudite soupe immangeable.

De la soupe « immangeable », il restait à peine la moitié, et le bol n’était pas petit.

— J’étais sûre que ça ne fonctionnerait pas ! cria Siuan. Ce matin, je savais qu’une femme calmée ne pouvait pas être guérie.

— Un moment, Siuan, dit Leane. Nynaeve, tu mesures les risques que nous prenons en venant ici toutes les deux ? Cette pièce n’est pas située dans une ruelle étroite où votre amie l’archère monte la garde. Dans cette maison, il y a des femmes qui ont des yeux pour voir et des langues pour parler. Si on découvre que Siuan et moi avons joué la comédie auprès de tout le monde – et même si ça se sait dans dix ans – eh bien… Eh bien, contentons-nous de rappeler que les sœurs aussi peuvent recevoir des punitions. Très probablement, nous risquerions d’avoir les cheveux blancs et d’être toujours consignées dans une ferme pour y planter des choux. Nous sommes venues à cause de ce que tu as fait pour nous. Afin de prendre un nouveau départ ensemble…

— Pourquoi n’êtes-vous pas allées voir une sœur jaune ? demanda Elayne. Au point où nous en sommes, ces femmes en savent presque aussi long que Nynaeve.

Nynaeve eut un regard indigné par-dessus la cuillère qu’elle avait reprise. Immangeable, la soupe, vraiment ?

Siuan et Leane se consultèrent du regard, puis la Chaire d’Amyrlin déchue soupira :

— Si nous allons voir une sœur, tout le monde le saura, tôt ou tard. Si Nynaeve se charge de nous, les sœurs qui ont réussi à nous évaluer, aujourd’hui, penseront peut-être qu’elles se sont trompées. En principe, toutes les sœurs sont égales, et on a connu des Chaires d’Amyrlin tout juste assez puissantes pour recevoir leur châle – et encore, avec de l’indulgence. Mais si on excepte la dirigeante suprême et celles des Ajah, entre sœurs, c’est la puissance qui prime pour établir une hiérarchie.

— Je ne comprends pas, dit Elayne.

Elle tirait cependant une leçon de tout ça : la hiérarchie avait un sens. Mais on ne le découvrait pas, supposa-t-elle, avant d’avoir soi-même reçu son châle. Car au fil du temps, la Fille-Héritière avait glané assez d’indices pour penser que l’éducation d’une Aes Sedai, sur bien des points, commençait après qu’elle eut reçu son titre.

— Si Nynaeve peut vous guérir de nouveau, c’est que vous êtes plus fortes…

Leane secoua la tête.

— Aucune femme calmée n’a jamais été guérie… Les autres sœurs verront peut-être ça comme… eh bien, disons comme être des Naturelles. Ce qui revient à être situées un peu au-dessous de notre puissance véritable. Et le fait d’avoir été plus faibles comptera peut-être pour quelque chose. Si Nynaeve, la première fois, n’aurait de toute façon pas pu nous guérir entièrement, elle nous ramènera peut-être aux deux tiers voire à la moitié de notre puissance d’origine. Ce sera toujours mieux que notre état actuel, mais presque toutes les sœurs présentes ici resteraient aussi fortes que nous, et une bonne partie nous domineraient.

Elayne écarquilla les yeux, plus perdue qu’avant cette explication. Nynaeve, elle, paraissait avoir reçu un coup de massue entre les deux yeux.

— Tous les éléments comptent, développa Siuan. Qui a appris le plus vite, passant le moins de temps sous le statut de novice ou d’Acceptée… Il existe une infinité de nuances. En fait, on ne peut pas évaluer précisément la puissance d’une sœur. Deux femmes peuvent sembler aussi fortes l’une que l’autre. C’est peut-être vrai, et peut-être pas, mais la seule façon de le savoir avec certitude serait un duel. Que la Lumière en soit remerciée, nous sommes bien au-dessus de ce genre de chose. Sauf si Nynaeve nous restitue toute notre puissance, nous risquons de rester tout en bas de l’échelle.

Leane prit le relais :

— En principe, la hiérarchie n’est pas conçue pour tout régenter. Son domaine, c’est la vie quotidienne. En principe, je le répète. Dans les faits, c’est très différent. L’opinion d’une femme « haut placée » aura toujours plus de poids que celle d’une « inférieure ». Quand nous étions calmées, ça n’avait aucune importance, parce que nous n’avions aucune place dans la hiérarchie. Du coup, nos propos étaient jugés selon leur valeur objective. À partir de maintenant, ce sera différent.

— Je vois…, souffla Elayne.

Pas étonnant que les Aes Sedai aient la réputation d’avoir inventé le Grand Jeu. Comparé à leurs façons de faire, le Daes Dae’mar serait aisément passé pour un jeu d’enfant.

— Je suis contente de voir que vous avoir guéries a valu à certaines personnes plus de tracas et d’ennuis qu’à moi, marmonna Nynaeve.

Sondant le fond de son bol, elle soupira, puis récupéra le peu de soupe qui restait avec son dernier morceau de pain.

Siuan se rembrunit, mais elle parvint à parler d’un ton égal :

— Tu te rends compte que nous ne t’avons rien caché sur notre situation ? Et ce n’est pas seulement pour te convaincre de tenter une seconde guérison. Tu m’as rendu ma vie, Nynaeve. C’est aussi simple que ça. J’ai réussi à me convaincre que je n’étais pas morte, mais en réalité, je n’existais plus. Alors, repartons sur d’autres bases, comme l’a proposé Leane. L’amitié, par exemple. Si vous le voulez bien, toutes les deux. Sinon, considérons-nous comme des membres d’équipage sur un bateau.

— Je préfère l’amitié, dit Elayne.

Leane lui sourit, mais comme Siuan, elle ne quitta pas Nynaeve des yeux.

L’ancienne Sage-Dame regarda alternativement les deux femmes.

— Elayne a eu droit à une question, donc, je devrais pouvoir en poser une aussi. La nuit dernière, Sheriam et les autres ont rencontré les Matriarches. Qu’ont-elles appris lors de cette rencontre ? N’essaie pas de prétendre que tu n’en sais rien, Siuan. Je suis sûre que tu es au courant de tout ce qu’elles pensent une heure après qu’elles l’ont pensé.

Siuan serra les mâchoires et passa à son regard le plus intimidant. Mais elle cria soudain, puis se massa une cheville.

— Dis-leur tout, fit Leane en reculant son pied vengeur, ou je m’en chargerai. Et quand je dis « tout », c’est tout !

Siuan foudroya sa compagne du regard, puis elle gonfla tellement les joues qu’Elayne redouta qu’elle explose. Mais l’ancienne Chaire d’Amyrlin regarda Nynaeve, expira à fond et accéda à contrecœur à la requête de sa bienfaitrice :

— La délégation d’Elaida est arrivée au Cairhien. Rand a rencontré les sœurs, mais il semble vouloir jouer au chat et à la souris avec elles. En tout cas, espérons que c’est ce qu’il fait. Sheriam et les autres sont toutes fières parce qu’elles ont réussi, pour une fois, à ne pas se ridiculiser devant les Matriarches. Enfin, Egwene sera présente lors du prochain rendez-vous.

Bizarrement, cette dernière information fut celle qui eut le plus de mal à sortir.

Nynaeve rayonna.

— Egwene ? C’est merveilleux ! Et en plus, Sheriam et compagnie ne se sont pas comportées comme des imbéciles. Je me demandais pourquoi elles n’étaient pas venues nous demander une leçon de plus… (Nynaeve fronça les sourcils, mais même ainsi, elle paraissait pleine d’allégresse.) Siuan, tu as parlé d’un bateau. Qui est le capitaine ?

— Moi, espèce de sale petite…

Leane se racla la gorge. Un rappel à l’ordre qui fit son effet.

— Disons qu’il s’agit d’un navire en division, et que chacune de nous possède un nombre égal de quirats. (Nynaeve sourit.) Mais il faut quand même une navigatrice, et ce sera moi !

— Entendu…, fit Nynaeve après une assez longue réflexion.

Elle joua un peu avec sa cuillère, puis ajouta d’un ton si faussement détaché qu’Elayne faillit en lever les bras au ciel :

— Y a-t-il une chance que vous puissiez m’aider – nous aider, en fait – à échapper aux chaudrons ?

Siuan et Leane ne semblaient pas plus vieilles que l’ancienne Sage-Dame. Mais elles avaient été des Aes Sedai pendant longtemps, avant une courte interruption, et elles en gardaient le regard glacial typique des sœurs. Ce regard, Nynaeve parvint à le soutenir mieux qu’Elayne l’aurait cru, si on exceptait quelques frémissements nerveux, mais elle finit par capituler :

— Je suppose que la réponse est « non »…

— Nous devons y aller, dit Siuan en se levant. Leane sait très bien ce que nous risquons si nous sommes percées à jour. Nous pourrions bien être les premières Aes Sedai écorchées vives en public. Avoir été la première Chaire d’Amyrlin renversée depuis des lustres me suffit amplement, en matière de record.

À la grande surprise d’Elayne, Leane se pencha, l’enlaça et lui murmura un mot à l’oreille : « amitié ». La Fille-Héritière rendit son étreinte à la Domani et murmura le même mot.

Leane enlaça aussi Nynaeve, lui soufflant quelques mots qu’Elayne ne comprit pas. Siuan imita son amie et lâcha un « merci » plus grognon que chaleureux.

Ce fut en tout cas l’impression d’Elayne. Mais quand les deux femmes furent parties, Nynaeve la surprit en déclarant :

— Siuan était au bord des larmes. Qui sait, elle est peut-être sincère. Je devrais essayer d’être plus gentille avec elle.

Sur ces mots, la jeune femme s’endormit comme une masse, le plateau toujours sur les genoux.

Étouffant un bâillement, Elayne se leva, rangea un peu la pièce, prit le plateau et le glissa sous le lit de Nynaeve. Déshabiller l’ancienne Sage-Dame et l’installer confortablement prit plus de temps, et ne parvint pas à la réveiller.

Quand elle eut soufflé la bougie, Elayne resta étendue les yeux ouverts, des pensées tourbillonnant dans son esprit. Rand tenterait donc de jouer au plus fin avec les Aes Sedai d’Elaida ? Eh bien, il risquait de se faire bouffer tout cru. À cette idée, la Fille-Héritière regretta presque de ne pas avoir su se convaincre de souscrire au plan de Nynaeve, quand il était encore réalisable. Car elle aurait pu éviter tous les pièges à Rand, elle en avait la certitude – d’autant plus que Thom avait fort efficacement complété l’éducation reçue de sa mère. En plus, Rand l’écoutait, et ça, c’était un sacré avantage. Sans compter qu’elle aurait pu le lier à elle, si elle l’avait eu sous la main. Après tout, elle n’avait pas attendu de porter le châle pour se lier à Birgitte. Alors, pourquoi attendre avec Rand ?

Elayne se tourna et cala plus moelleusement sa tête dans son oreiller. Rand était à Caemlyn, pas à Salidar, et ça changeait tout. Minute ! Siuan avait dit qu’il était à Cairhien. Comment avait-il fait pour y aller ?

Trop fatiguée, Elayne ne put se concentrer plus longtemps. Mais Siuan leur cachait encore quelque chose, elle l’aurait juré sous la torture.

Une fois endormie, Elayne rêva d’un bateau où Leane, assise à la poupe, filait le parfait amour avec un homme dont le visage changeait sans cesse. À la proue, Siuan et Nynaeve se disputaient ferme, chacune tentant d’orienter le gouvernail dans un sens différent. Jusqu’à ce qu’Elayne se lève et prenne en charge les opérations.

Face à un capitaine qui gardait des secrets, la mutinerie devenait une possibilité envisageable…

Au matin, Siuan et Leane revinrent avant que Nynaeve ait ouvert un œil. Un outrage suffisant pour l’énerver, et donc lui ouvrir l’accès au saidar. Mais ça ne servit à rien. Ce qui avait été guéri ne pouvait pas l’être deux fois.


— Je ferai mon possible, Siuan, dit Delana en se penchant pour tapoter le bras de son amie.

Les deux femmes étaient seules dans un « salon », et elles n’avaient pas encore touché à leurs chopes d’infusion.

Siuan soupira, l’air abattue. Pourtant, Delana se demandait bien ce qu’elle pouvait encore espérer après son éclat devant le Hall.

Alors que la lumière du jour entrait à flots par les fenêtres, Delana songea mélancoliquement au petit déjeuner qu’elle n’avait pas encore pris. Mais quand même, il s’agissait de Siuan…

Cela dit, la situation était déconcertante, et Delana détestait par-dessus tout être déconcertée. Elle s’était forcée à ne pas voir le visage de cette femme comme celui de sa vieille amie – rien de très difficile, puisque Siuan n’avait jamais ressemblé à ça, quel que soit son âge – mais revoir une Siuan Sanche jeune et jolie avait été le premier choc d’une série de trois, le deuxième étant de voir l’ancienne Chaire d’Amyrlin venir taper à sa porte avant le lever du soleil, et pour demander de l’aide, en plus de tout !

Le troisième choc, de loin le plus fort, avait très vite suivi. Depuis que Nynaeve al’Meara avait guéri Siuan, un miracle inconcevable, le phénomène se produisait chaque fois que Delana était face à son amie. Désormais, elle était plus puissante que Siuan. Beaucoup plus puissante, même. L’écart avait toujours été dans l’autre sens, y compris à l’époque de leur noviciat. Pourtant, cette femme bouleversée – une première depuis que Delana la connaissait, car même lorsqu’elle allait mal, on ne s’en apercevait pas – était bien Siuan Sanche.

Delana se désolait de ne pouvoir presque rien faire pour une vieille complice qui avait volé des gâteaux au miel avec elle, assumant plus d’une fois seule le blâme pour des « forfaits » qu’elles avaient commis ensemble.

— Siuan, voici au moins ce que je peux faire : Romanda serait très heureuse que ces ter’angreal du rêve soient confiés aux bons soins exclusifs du Hall. Elle n’est pas soutenue par assez de représentantes pour l’imposer, mais si Sheriam pense le contraire – si elle croit que tu as usé de ton influence sur Lelaine et sur moi pour que ce soit impossible – elle ne pourra pas débouter ta demande. Je sais que Lelaine sera d’accord. Cela dit, je ne comprends pas pourquoi tu tiens à rencontrer ces Aielles. Quand elle voit Sheriam bouillir de rage après un de ces rendez-vous, Romanda a l’air ravi d’un chat qui vient de se faufiler dans le garde-manger. Avec ton caractère, tu risques d’exploser.

Quel changement, là encore ! Naguère, Delana n’aurait même pas songé à mentionner le tempérament volcanique de Siuan. Et voilà qu’elle le faisait sans y penser…

Siuan eut enfin un sourire.

— J’espérais bien que tu ferais quelque chose dans ce goût-là… Je parlerai à Lelaine. Et à Janya – je crois qu’elle nous aidera. Cela posé, tu devras t’assurer que Romanda ne passe pas de l’intention à l’action. D’après le peu que je sais, Sheriam a trouvé un semblant de modus vivendi avec ces sacrées Aielles. Romanda devrait tout reprendre du début, j’en ai peur. Bien sûr, ce n’est peut-être pas important pour le Hall, mais tant qu’à faire, je préférerais ne pas affronter les représentantes pour la première fois alors qu’elles viennent toutes de se faire prendre par un hameçon.

Alors qu’elle raccompagnait Siuan et lui donnait l’accolade, Delana garda son sourire pour elle. Pour le Hall, il était très important que les Aielles restent inoffensives, mais ça, Siuan n’avait aucun moyen de le savoir. Avant de rentrer, Delana regarda son amie s’éloigner. Apparemment, c’était à elle de la protéger, désormais. Et elle espérait faire du travail aussi bon que lorsque les rôles étaient inversés.

L’infusion étant encore chaude, l’Aes Sedai décida d’envoyer Miesa, sa servante, chercher des petits pains et des fruits. Quand on frappa timidement à sa porte, ce ne fut pas Miesa qui entra, mais Lucilde, une des novices qui avaient accompagné les sœurs « renégates ».

La mince jeune fille exécuta une révérence nerveuse – la pauvre était en permanence angoissée.

— Delana Sedai, une femme est arrivée ce matin, et Anaiya Sedai pense que vous devez la voir ? La visiteuse se nomme Halima Saranov ? Elle prétend vous connaître ?

Alors que Delana allait dire qu’elle ne connaissait aucune Halima Saranov, une femme apparut dans l’encadrement de la porte.

Delana ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux. La visiteuse réussissait l’exploit d’être à la fois mince et voluptueuse. Vêtue d’une robe d’équitation grise au décolleté ridiculement plongeant, elle était dotée de magnifiques cheveux noirs et du genre de visage – aux yeux verts par-dessus le marché – que les hommes ne pouvaient pas voir sans en rester bouche bée.

Bien entendu, ce n’était pas pour ça que Delana avait les yeux ronds comme des soucoupes. Les bras le long du corps, la visiteuse gardait les mains près des hanches, mais avec le pouce agressivement dardé entre l’index et le majeur. Normalement, il aurait dû être impossible de voir ça chez une femme qui ne portait pas le châle – et Halima Saranov n’était même pas fichue de canaliser le Pouvoir, Delana en était quasiment sûre.

— Oui, je me souviens, maintenant… Lucilde, tu peux nous laisser. Et tâche de te rappeler que toutes les phrases que tu prononces ne sont pas des questions… C’est agaçant, à la longue.

Lucilde se fendit d’une révérence si empressée et si maladroite qu’elle faillit s’étaler. Dans d’autres circonstances, Delana en aurait soupiré de lassitude. Sans vraiment savoir pourquoi, elle n’avait jamais su s’y faire avec les novices.

Dès que Lucilde fut sortie, Halima approcha en roulant des hanches du fauteuil qu’avait occupé Siuan et elle s’assit sans attendre d’invitation. Puis elle prit une des chopes et but une gorgée en regardant Delana.

— Pour qui te prends-tu, femme ? demanda l’Aes Sedai. Si haut placée que tu te penses, nul ne l’est plus qu’une Aes Sedai. Et où as-tu appris ce signe de reconnaissance ?

Pour ce qui devait être la première fois de sa vie, le regard glacial de Delana n’eut aucun effet sur la visiteuse.

Halima eut un sourire moqueur.

— Crois-tu vraiment que les secrets de… hum… de l’Ajah le plus sombre, soient si secrets que ça ? Quant à ton rang, tu sais très bien que tu devrais obéir à un mendiant, pour peu qu’il fasse les signes appropriés. Si tu veux tout savoir, j’ai été pendant un temps la compagne de voyage d’une sœur bleue nommée Cabriana Mecandes. Hélas, la pauvre est morte des suites d’une chute de cheval, et son Champion, après le drame, a simplement refusé de se lever et de s’alimenter. Du coup, il est mort aussi.

Halima sourit, comme pour demander à Delana si elle suivait.

— Avant sa triste fin, j’ai beaucoup parlé avec Cabriana, et elle m’a dit bien des choses sur Salidar. Elle m’en a aussi révélé long sur les plans de la Tour Blanche pour les sœurs renégates. Et pour le Dragon Réincarné.

Après un autre sourire qui dévoila ses dents blanches, Halima se concentra sur son infusion.

Delana n’avait jamais été du genre à abdiquer aisément. À l’occasion, elle avait contraint des rois à faire la paix alors qu’ils brûlaient de guerroyer, et il lui était arrivé de tirer des reines par la peau du cou afin qu’elles signent des traités qui devaient absolument être ratifiés. De fait, elle aurait obéi un mendiant s’il avait fait les signes requis – et prononcé les mots justes –, mais la position des pouces d’Halima l’identifiait comme un membre de l’Ajah Noir, ce qu’elle ne pouvait à l’évidence pas être. Pensait-elle que c’était le seul moyen de retenir l’attention de Delana ? Ou prenait-elle plaisir à étaler ses connaissances interdites ? Dans l’un ou l’autre cas, Delana n’aimait pas du tout Halima Saranov…

— J’imagine que je suis censée assurer que le Hall acceptera tes informations ? Ce ne sera pas un problème, si tu prouves que tu connaissais assez Cabriana pour que ton histoire soit crédible. Sur ce point, je ne peux pas t’aider, car je l’ai en tout et pour tout rencontrée deux fois. Je suppose qu’il n’y a aucun risque qu’elle déboule ici pour saboter ton récit ?

— Pas le moindre risque, fit Halima avec son étrange sourire. Et je pourrais raconter toute la vie de Cabriana. Sur elle, je sais des choses qu’elle avait oubliées…

Delana se contenta d’acquiescer. Tuer une sœur était toujours regrettable, mais quand il le fallait…

— Dans ce cas, il n’y a aucun problème. Le Hall te recevra comme une invitée d’honneur et je ferai en sorte qu’on t’écoute.

— Invitée, ce n’est pas ce que j’ai en tête… Il me faudrait quelque chose de plus permanent. Comme devenir ta secrétaire, ou mieux encore, ta dame de compagnie. Je dois m’assurer que ton Hall est dirigé comme il convient. Au-delà de cette histoire au sujet de Cabriana, je vais de temps en temps avoir des instructions pour toi.

— Écoute-moi bien ! Je…

— On m’a dit de mentionner un nom en ta présence, coupa Halima sans même hausser le ton. Un nom que j’utilise parfois. Aran’gar.

Delana se laissa tomber dans un fauteuil. Ce nom, elle l’avait entendu dans ses rêves.

Pour la première fois depuis des années, Delana Mosalaine eut la gorge serrée par la peur.


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