Le Ring de Bruxelles, encombré en permanence, délestait ses ultimes travailleurs à la périphérie de la ville. À cause des fortes chaleurs de ces derniers jours, un voile jaunâtre ternissait le ciel, malgré les différents plans antipollution. Armés de leur GPS, Lucie et son commandant arrivèrent sans problème à la clinique universitaire Saint-Luc, située dans la banlieue de la capitale belge. Avec leur environnement arboré, les bâtiments à l’architecture linéaire et soignée donnaient un sentiment à la fois de paix et de force. À ce qu’avait compris Kashmareck, la clinique assumait, en parallèle à son rôle d’hôpital, des missions de haute spécialisation, soutenues par une infrastructure technologique de pointe. Entre autres, elle se chargeait des activités de neuromarketing. En gros, il s’agissait de mieux comprendre les comportements des consommateurs grâce à l’identification des mécanismes cérébraux intervenant lors d’un achat.
Georges Beckers attendait les policiers au département d’imagerie médicale, dans les sous-sols de l’hôpital universitaire. L’homme, petit et bouffi, arborait une figure joviale, avec son collier de barbe blonde et ses grosses joues. Rien ne laissait présager qu’il était une pointure en termes de neuro-imagerie cérébrale, à condition qu’il puisse y avoir un archétype du chercheur. Il leur expliqua brièvement que son département permettait, après les consultations médicales, l’utilisation des scanners à des fins publicitaires, moyennant finances. Activité strictement interdite sur le territoire français.
Alors qu’ils marchaient dans les couloirs, le commandant de police orienta le propos sur leur affaire.
— Quand avez-vous connu Claude Poignet ?
Beckers répondit avec un parfait accent belge :
— Voilà une dizaine d’années, lors d’un colloque à Bruxelles sur l’évolution de l’image depuis le siècle des lumières. Claude s’intéressait beaucoup à la manière dont l’image se véhiculait à travers les générations. Par le livre illustré, le film, la photographie, la mémoire collective aussi. Je m’y rendais pour la science, et lui pour le cinéma. Nous avons tout de suite sympathisé. C’est moche, ce qu’on lui a fait.
Les deux flics acquiescèrent.
— Vous le rencontriez souvent ?
— Je dirais deux ou trois fois par an. Mais nous communiquions régulièrement par e-mail ou téléphone. Il suivait mes travaux sur le cerveau de près et m’a beaucoup appris sur le cinéma.
Au bout du couloir, ils s’arrêtèrent le long de larges vitres. De l’autre côté, reposait un cylindre, situé au milieu d’une pièce blanche. Devant le scanner, se tenait une espèce de table sur rails, bardée d’un cerceau qui devait maintenir la tête.
— Ce scanner est l’une des machines les plus haut de gamme qui existe. Trois teslas de champ magnétique, acquisition d’une représentation du cerveau toutes les demi-secondes, puissant système d’analyse statistique… Vous n’êtes pas claustrophobe, commandant ?
— Non, pourquoi ?
— Dans ce cas, c’est vous qui irez dans le scanner, si vous le voulez bien.
Le visage de Kashmareck s’assombrit.
— On est surtout venus pour le film. Au téléphone, vous sembliez avoir découvert quelque chose.
— En effet. Mais les meilleures explications sont dans la démonstration. La machine est libre ce soir, autant en profiter. Une séance d’IRMF dans un engin à plusieurs millions d’euros, ce n’est pas tous les jours qu’on peut se l’offrir.
L’homme semblait assoiffé de science et brûlait d’envie d’utiliser ses petits jouets. Quelque part, Kashmareck allait servir de cobaye et probablement nourrir les statistiques dont étaient friands tous les chercheurs. Lucie tapa sur l’épaule de son chef et lui fit un sourire.
— Il a raison. Rien de tel qu’un bon bain de rayons.
Le commandant émit un grognement et se plia au protocole. Beckers lui fournit les explications :
— Avez-vous déjà vu le fameux film ?
— Pas encore eu le temps, on vient de le télécharger sur nos ordinateurs. Mais ma collègue m’a expliqué son contenu dans la voiture.
— Très bien, ce sera l’occasion pour vous de le visionner. Mais vous le ferez à l’intérieur du scanner. Mon assistant vous attend. Pas d’appareil dentaire, de piercing ?
— Euh… Si…
Il regarda Lucie, hésitant.
— Là, sur mon nombril…
Lucie porta sa main à sa bouche pour ne pas rire. Elle se tourna et fit mine d’observer les appareils, tandis que le scientifique continuait à expliquer :
— Vous l’ôterez. On va vous installer et vous passer des lunettes qui sont en fait deux écrans pixélisés. Durant la diffusion du court métrage, les appareils enregistreront votre activité cérébrale. Je vous en prie…
Kashmareck soupira.
— Si ma femme savait, bon Dieu !
Le flic s’éloigna et rejoignit un homme en blouse, en contrebas. Lucie et le chercheur se dirigèrent dans une sorte de salle de commandement, bardée d’écrans, d’ordinateurs et de boutons colorés. On aurait dit l’intérieur de l’Enterprise du film Star Trek. Alors qu’on installait Kashmareck, Lucie posa la question qui lui brûlait les lèvres :
— Que va-t-il se passer ?
— Nous allons visionner le film en même temps que lui, mais directement, à l’intérieur de son cerveau.
Beckers s’amusa de l’étonnement qu’il provoqua chez son interlocutrice.
— Aujourd’hui, chère lieutenant, nous sommes en voie de percer d’importants mystères du cerveau, notamment en ce qui concerne l’image et les sons. Le plus vieux tour de cartes du monde, celui de la divination, est sur le point d’être rangé au fond du grenier.
— C’est-à-dire ?
— Si vous montrez une carte à jouer à votre collègue alors qu’il est sous ce scanner, je suis en mesure de la deviner rien qu’en regardant l’activité de son cerveau.
En bas, le commandant s’allongeait sur la table, pas très rassuré. L’assistant venait de l’affubler d’étranges lunettes aux montures carrées et aux verres opaques.
— Vous êtes en train de me dire que… vous pouvez lire dans les pensées des gens ?
— Disons que ce n’est plus une chimère. Aujourd’hui, nous sommes capables de projeter sur des écrans des pensées visuelles simples. Lorsque vous voyez une image particulière, des milliers de petites zones du cortex visuel, que nous appelons des voxels, s’allument et identifient de manière presque unique l’image concernée. Grâce à des traitements mathématiques complexes, nous sommes ainsi en mesure d’associer une image à une cartographie cérébrale, et nous enregistrons le tout dans une base de données. Ainsi, à n’importe quel moment, nous pouvons utiliser le système dans l’autre sens : à chaque ensemble de voxels visualisé par l’IRMF correspond en théorie une image. Si celle-ci est dans notre base, nous sommes capables de la restituer, et donc… d’afficher vos pensées.
— Stupéfiant.
— N’est-ce pas ? Malheureusement, notre unité la plus fine, le voxel, vaut cinquante millimètres cubes et contient déjà environ cinq millions de neurones. Malgré la puissance de notre scanner, c’est comme si on voyait la forme d’une ville depuis le ciel, sans pouvoir deviner l’organisation de ses rues ou l’architecture de ses bâtiments. Mais c’est déjà un pas gigantesque. Depuis qu’un scientifique génial a eu l’idée, voilà quelques années, de faire boire du Coca-Cola et du Pepsi à des témoins dans un scanner, il n’y a plus de limites. On leur a bandé les yeux et demandé quel soda ils préféraient avant de le faire goûter. La plupart répondaient le Coca-Cola. Mais dans cette expérience en aveugle, ces mêmes personnes répondaient préférer au goût le Pepsi. Le scanner nous a montré qu’une zone dans le cerveau, appelée putamen, réagissait davantage pour le Pepsi que pour le Coca-Cola. Le putamen est le siège des plaisirs immédiats, instinctifs.
— Donc, la campagne de pub de Coca-Cola fait que les gens croient le préférer, alors qu’au fond, leur organisme préfère le Pepsi.
— Exactement. Nos scanners sont aujourd’hui assaillis par toutes les grandes firmes de publicité. Le neuromarketing permet d’accroître la préférence de marques, de maximiser l’impact d’un message publicitaire et d’en optimiser la mémorisation. Nous avons pu mettre en évidence les zones du cerveau impliquées lors du processus d’achat, comme l’insula, qui est l’aire de la douleur et du prix, le cortex préfontal médian, le putamen ou le cunéus. Bientôt, il suffira qu’une pub entre simplement dans votre champ visuel ou sonore pour que vous soyez impactés. Même si vos yeux, vos oreilles n’y prêtent pas attention, elle sera étudiée de telle sorte à stimuler les circuits de mémorisation et les processus d’achats.
— C’est effroyable.
— C’est l’avenir. Que faites-vous lorsque vous êtes fatiguée, chère lieutenant ? La vie est de plus en plus contraignante, éreintante. Vous vous réfugiez chez vous, derrière vos écrans, et vous vous détendez. Vous ouvrez votre cerveau à l’image, tel un robinet, avec une conscience amoindrie, presque endormie. C’est à ce moment que vous devenez une cible parfaite, et que l’on vous injecte tout ce que l’on veut dans la tête.
C’était à la fois ahurissant et horrible. Un monde gouverné par l’image et le contrôle des inconscients, sans passer par la barrière rationnelle. Pouvait-on encore parler de liberté ? À voir tous ces outils perfectionnés agir sur les cerveaux, Lucie repensa au fantasme de l’optogramme : on était en plein dans le sujet, loin d’être si fantasmagorique, après tout.
— Donc, je ne me trompe pas si je dis qu’une image peut laisser une empreinte dans le cerveau ?
— C’est exactement cela, vous avez compris le fondement de notre travail. Vous, vous étudiez les empreintes digitales, et nous, les empreintes cérébrales. Toute action laisse une trace, quelle qu’elle soit. Le tout est de savoir la déceler, et de posséder les outils qui en permettent l’exploitation.
Lucie pensa à toutes les techniques d’investigation de la police scientifique, axées autour du crime. Ici, on faisait la même chose, mais avec la matière grise.
— Évidemment, nous sommes encore au Moyen Âge de la technique, mais, d’ici quelques années, sans doute existera-t-il des appareils permettant de visualiser les rêves. Savez-vous qu’aux États-Unis, la question d’installer des scanners cérébraux dans des tribunaux se pose déjà ? Imaginez ces machines projeter les souvenirs d’un accusé. Plus de mensonges, des verdicts toujours fiables… Et je ne vous parle pas des autres domaines, comme la médecine, la psychiatrie, le décisionnel en entreprise. Il est question également de neuropolitique, qui offre la possibilité d’accéder aux sentiments intimes suscités par tel ou tel candidat chez les électeurs.
Lucie se rappela le film Minority Report. C’était vertigineux, mais il s’agissait de la réalité de demain. Un viol des consciences. Le réalisateur de 1955, avec ses images subliminales, était déjà dans le processus. Peut-être avait-il compris, bien avant l’heure, le fonctionnement de certaines zones du cerveau.
De l’autre côté de la vitre, le malheureux commandant sombrait dans le tunnel magnétique. Lucie était heureuse d’avoir échappé à cette franche partie d’angoisse. Visualiser le film se révélait déjà suffisamment éprouvant en soi.
— Que pensez-vous de ce film de 1955 ? demanda-t-elle.
— Impressionnant, à tous points de vue. J’ignore l’identité de ce réalisateur, mais c’était un génie, un précurseur. Par le système des images subliminales et des surimpressions, il agissait déjà sur les zones du cerveau primitif. Le plaisir, la peur, l’envie d’affronter l’interdit. En 1955, ce procédé était complètement novateur. Même les publicitaires sont arrivés après. Et celui qui devance les publicitaires est forcément un génie.
Ces mêmes mots étaient sortis de la bouche de Claude Poignet.
— Et la femme mutilée, et le taureau ? Des trucages ?
— Je n’en sais rien. Ce n’est pas vraiment ma spécialité et je me suis plutôt intéressé au caractère mystérieux de la construction de ce film, et non véritablement à son contenu… Excusez-moi, mais mon assistant indique que tout est prêt.
Beckers se dirigea vers des moniteurs. Lucie aperçut, sur un écran, ce qui devait être le cerveau de son commandant. Une boule palpitante, où siégeaient les émotions, la mémoire, le caractère, le vécu. Sur un autre écran, Lucie put apercevoir la première image du film numérisé, positionné sur Pause. Le scientifique procéda à des réglages.
— Allons-y… Le principe est simple. Une fois sollicités, nos neurones consomment de l’oxygène. L’IRMF colorise simplement cette consommation.
Le film défila. L’animation cérébrale du commandant se nimba de couleurs, l’organe sembla glisser dans un arc-en-ciel allant du bleu au rouge. Certaines zones s’allumaient, s’éteignaient, se déplaçaient comme des fluides dans des tuyaux translucides.
— Croyez-vous que Szpilman a fait la même chose avec votre ancien directeur, il y a deux ans ? demanda Lucie. Qu’il a utilisé ces machines pour décortiquer le film ?
— C’est probable, oui. Comme je l’ai expliqué à votre chef au téléphone, mon ancien directeur m’avait brièvement parlé de cette expérience à l’époque. Et d’un film pour le moins étrange. Mais je n’avais pas vraiment cherché à en savoir davantage.
Beckers revint à son écran et se chargea de commenter en temps réel :
— Toute image qui pénètre dans notre champ visuel est éminemment complexe. Elle est d’abord traitée par la rétine, puis transformée en un flux nerveux que le nerf optique achemine vers l’arrière de notre cerveau, au niveau du cortex visuel. À ce stade, de multiples aires spécialisées analysent les différentes propriétés de l’image. Les couleurs, les formes, le mouvement, et aussi son caractère : violent, comique, neutre, triste. Ce que vous voyez là ne nous permet absolument pas de deviner l’image que le témoin observe, mais les données permettent d’en établir certaines des caractéristiques que je viens de citer. De nos jours, des experts en neuro-imagerie s’amusent à deviner la nature d’un film rien qu’en analysant ces amas de couleurs. Comédie, drame, film d’angoisse.
— Et quelle analyse ressort avec ce film-ci ?
— Sur sa globalité, une violence extrême. Concentrez-vous sur ces zones-là…
Il pointa le doigt sur certains endroits de la représentation électrique du cerveau.
— Elles s’allument de temps en temps, constata Lucie. Les images subliminales ?
— Oui. J’ai chronométré leurs moments d’apparition. Une image cachée correspond toujours à l’allumage de ces zones. Pour le moment, il s’agit des centres du plaisir… Vous devinez aisément pourquoi. L’actrice, nue, dans des positions sexuelles osées. Ces mains gantées qui la caressent.
Lucie se sentait gênée de pénétrer, en quelque sorte, dans l’intimité profonde de son supérieur hiérarchique. Le commandant ne se doutait pas qu’il voyait, en ce moment même, des images subliminales de l’actrice dans son plus simple appareil. Il se doutait encore moins que son cerveau prenait son pied et risquait de déclencher quelque réaction physiologique gênante.
Le film numérisé continua à défiler. Lucie se rappela ce que lui avait montré Claude Poignet sur la visionneuse. On approchait de l’autre genre d’images : le corps de l’actrice charcuté dans la pâture, avec le gros œil scarifié sur son ventre. Beckers déplaça son index sur l’écran.
— On y est. Voici l’activation du cortex préfrontal médian et orbito-frontal, ainsi que de la jonction temporo-pariétale. Les images choquantes viennent d’arriver, habilement cachées dans des scènes en apparence tranquilles. Jusqu’à présent, tout est cohérent. Mais patientons encore un peu…
Le film noir et blanc en était aux trois quarts de sa durée. La fillette caressait un chat, assise dans l’herbe, toujours cernée de cet étrange brouillard dégoulinant et d’un ciel noir. Une scène neutre, qui ne suscitait a priori aucune émotion.
— C’est parti… Les signaux dans le cerveau s’emballent, même en dehors du minutage précis que j’ai établi pour chaque image cachée. Il en va de même avec l’amygdale et les parties du cortex cingulaire antérieur. L’organisme se prépare à une réaction violente. C’est cette gêne que vous avez dû ressentir en visualisant le film. Une envie de fuir, peut-être, de tout arrêter.
C’était bien avant la scène du taureau que les couleurs explosèrent dans le cerveau de Kashmareck. Ça scintillait de partout. Quelques secondes plus tard, il retrouva une activité plus calme. Beckers agita ses notes.
— C’est précisément à onze minutes et trois secondes que les circuits de réaction aux images violentes s’activent, et cela dure pendant une minute. Or, dans cette partie du film, il n’y a aucune de ces images subliminales qui ont été recollées dans la pellicule originale. Ni la femme nue, ni la femme mutilée. Rien de rien.
— De quoi s’agit-il, alors ?
— D’un procédé alambiqué d’images cachées, jouant avec la surimpression, les contrastes, la lumière. Je crois que les images subliminales, ainsi que ce cercle blanc, en haut à gauche, sont juste des leurres. L’évidence qui permet de dissimuler le vrai message caché. Inconsciemment, l’œil est en permanence attiré par ce point gênant, ce qui évite de trop se concentrer sur d’autres parties de l’image et d’avoir une chance de repérer le stratagème. Le cinéaste avait pris ses précautions pour déjouer les plus observateurs.
Lucie ne tenait plus en place. Le film l’aspirait, la possédait.
— Montrez-moi ces images cachées.
— Laissons d’abord votre commandant nous rejoindre.
Lucie ne put s’empêcher de visualiser encore la scène du taureau, alors que Beckers s’installait face à un autre ordinateur. La flic en eut la chair de poule, surtout lorsqu’un plan rapproché détailla le regard de la gamine, froid, vide de tout sentiment. Un regard de statue antique.
Quelques minutes plus tard, Kashmareck arriva. Il était aussi blanc que la coquille du scanner.
« Un drôle de film » furent ses seuls mots. Lui aussi avait été retourné, manipulé, choqué, et cherchait probablement les explications à son étrange état. Beckers retranscrit brièvement les propos qu’il venait d’échanger avec Lucie, et pianota sur son clavier. Un logiciel de traitement vidéo apparut. Le scientifique chargea le film numérisé à l’intérieur, et se déplaça jusqu’aux alentours de onze minutes et trois secondes. Des images presque identiques apparurent les unes derrière les autres, comme sur une pellicule de film qu’on observerait sous une ampoule. Avec la souris, Beckers désigna une zone de la première image, dans sa partie inférieure gauche.
— C’est chaque fois dans les parties à faible contraste que cela se passe. Dans le brouillard, le ciel noir, les zones très sombres, omniprésentes à ce moment du film. Des astuces visuelles qui permettent à notre cinéaste d’exprimer son langage secret.
Il faisait tourner le curseur de sa souris rapidement sur l’écran, appuyant ainsi ses explications :
— Si vous regardez cette image telle quelle, que voyez-vous ? Une fillette, assise dans l’herbe, en train de câliner un chat. Autour, il y a ce brouillard, et ces larges aplats foncés, sur les côtés et dans le ciel. Si vous ignorez qu’il y a quelque chose à trouver, vous passez à côté. C’est ce qui est arrivé à Claude, qui se focalisait uniquement sur les images rajoutées, franches et clairement différentes de celles du film.
Lucie s’approcha, fronça les sourcils.
— Maintenant que j’y prête attention, on dirait qu’il y a… des visages, au fond du brouillard. Et… et dans toutes les zones obscures autour de l’image.
— Des visages, oui. Des tas de visages d’enfants…
La scène était étrange, les visages à peine suggérés cernaient la fillette, comme des succubes malveillants. Plus l’œil de Lucie s’habituait, plus elle distinguait de détails. De petits pieds enfoncés dans des chaussons, des tenues uniformes, ressemblant à des pyjamas d’hôpitaux, un sol uni, genre linoléum. Un monde parallèle, suggéré, se dessinait lentement. Lucie songea aux illusions d’optique. L’image d’un vase par exemple, que l’on vous demande d’observer une minute. Au bout du compte, on y distingue un couple faisant l’amour.
Dans le menu, Beckers sélectionna l’option contraste et luminosité et ouvrit une boîte de dialogues où il pouvait régler les paramètres.
— Supposez que nous soyons en 1955, en pleine salle de projection. Et que nous rajoutions un filtre sur l’objectif de l’appareil qui diffuse le film. Un filtre qui va améliorer les contrastes. Puis nous augmentons également la luminosité. Je symbolise ces manipulations en appliquant différentes valeurs que j’ai testées. À présent, regardez…
Il valida. Il se produisit alors quelque chose de curieux sur l’image. Celle initialement invisible prenait le dessus, au détriment de la scène évidente, montrée dans le film, qui s’effaçait dans la blancheur de la lumière.
— À cause de la luminosité accrue, l’image principale — la fillette caressant son chat — devient surexposée, elle blanchit fortement. Mais celle située dans les recoins sombres, sous-exposée au départ, prend toute sa dimension.
Les deux images mélangées produisaient un effet bizarre, mais on voyait clairement, cette fois, de nombreux enfants debout, autour de lapins regroupés dans un coin.
Lucie avala sa salive lourdement. On y était : les lapins et les enfants. Au téléphone, le Canadien avait dit que tout était parti de là.
Kashmareck se frottait le front.
— C’est stupéfiant. Comment le cinéaste a-t-il fait une chose pareille ?
— Difficile pour moi d’expliquer précisément les techniques, mais je pense qu’il a principalement joué avec la surimpression, utilisant aussi un jeu de caches adaptables sur l’objectif de sa caméra. Il y a un principe de base avec une pellicule, qu’elle soit photographique ou destinée au cinéma : elle restera impressionnable tant que vous n’aurez pas appliqué le fixateur en chambre noire. Grosso modo, on peut tourner plusieurs films sur la même pellicule, il suffit de la rembobiner sans ouvrir la chambre noire. Si vous faites n’importe quoi, tout se mélange horriblement et vous n’y voyez plus rien, mais avec énormément de technique, de savoir-faire et de connaissance de la lumière, des plans, du cadrage, vous pouvez réaliser des choses remarquables. Claude Poignet admirait l’œuvre de Méliès. Il m’a raconté que le cinéaste allait jusqu’à utiliser neuf surimpressions successives pour construire certains effets spéciaux. Un travail de magicien et d’orfèvre à la fois. Nul doute que ce film est du même acabit, et que votre réalisateur vaut bien un Méliès !
Lucie analysait précautionneusement les visages sur l’écran. Des fillettes de sept ou huit ans, aux traits sévères, à la bouche pincée. Aucune d’entre elles ne riait et, au contraire, une peur franche semblait les habiter. Que craignaient-elles ?
Son cœur bondit. Elle approcha son index de l’écran.
— Celle-là, légèrement en avant. On dirait la fillette de la balançoire.
— C’est elle.
La pièce dans laquelle les mômes se trouvaient paraissait exiguë, sans fenêtre. Beckers frotta ses lèvres charnues dans un soupir.
— Notre cinéaste ne voulait pas juste cacher des images bizarres dans son film, il voulait y dissimuler un autre film, différent, totalement dingue. Une monstruosité.
— Un film dans un film, qu’aucun œil ne devine ?
— Oui. Un flux direct injecté dans le cerveau, sans la moindre censure consciente. Sans la possibilité de détourner les yeux. Regardez attentivement.
Il fit lentement défiler les cinquante images successives, qui constituaient, en réalité, une seconde de film.
— Les images en surimpression n’apparaissent que toutes les dix images. Ce qui donne, pour une seconde de projection, cinq images surimpressionnées, espacées de deux dixièmes de seconde. C’est trop peu, parmi la quantité d’images, pour que l’œil s’aperçoive de quelque chose, mais presque suffisant pour donner une sensation de mouvement. Mouvement qui s’imprime dans le cerveau… Le cerveau voit le film, pas les yeux.
Lucie essayait de comprendre : c’était sans doute ce qui justifiait le choix de 50 images par seconde. Il voulait glisser un maximum d’images cachées sans que l’œil, néanmoins, s’en aperçoive.
— Maintenant, vous allez supposer autre chose, poursuivit Beckers. Nous avons donc, en face de nous, notre projecteur cinéma, avec son filtre et sa forte luminosité afin de distinguer ces images invisibles.
D’un clic, il ouvrit une fenêtre pour régler les paramètres de diffusion du film.
— Imaginez à présent que vous régliez l’obturateur du projecteur à la vitesse de cinq images par seconde, comme le permettent la plupart des vieux engins, alors que votre bobine, elle, défile toujours à la vitesse de 50 images par seconde. Cela signifie que les seules images projetées sur l’écran, devant vous, sont celles qui nous intéressent, les autres étant obstruées par le clapet de l’obturateur.
Beckers se leva et éteignit les lumières. Seuls palpitaient les différents écrans où dansaient des coupes de cerveau.
— Le film que nous allons voir sera saccadé, puisque diffusé à 5 images par seconde tandis que l’impression de mouvement n’apparaît nettement qu’aux alentours des 10, 12 images par seconde. C’est néanmoins suffisant pour… — sa voix était blanche — pour comprendre. Votre homme, je crois qu’il a saisi des choses sur le cerveau, bien avant tout le monde.
Il pausa sa paume sur sa souris et regarda ses interlocuteurs dans les yeux. Il avait l’air grave.
— Je vous en prie, si un jour vous comprenez le sens de tout ceci, n’oubliez pas de m’en informer. Je ne veux pas que ces images restent dans ma tête sans réponse jusqu’à la fin de mes jours.
Le film démarra.
Moteur. Action.