33

Lucie et son commandant Kashmareck arrivèrent ensemble aux locaux de Nanterre. Ils avaient attrapé le TGV à la gare Lille-Europe, puis avaient, gare du Nord, sauté dans un taxi qui les avait déposés au pied du bâtiment central de la DCPJ. En prévision de cette journée chargée, Lucie avait opté pour une tenue particulièrement masculine : jean moulant, sweat gris à manches courtes et Kickers à pointes coquées. Elle aimait s’habiller en mec, se fondre dans la masse. Dans la rue — il n’était pas encore 10 heures — le soleil cuisait déjà le bitume. Lentement, le nuage de pollution se levait sur la capitale et sa banlieue.

À l’intérieur du bâtiment, l’atmosphère était plus froide. Dans la salle de réunion, Sharko et Martin Leclerc discutaient âprement de la lettre salée que le chef de l’OCRVP venait de recevoir par fax depuis l’ambassade de France en Égypte.

— Lebrun en a remis une copie à Josselin. Ça va finir par te péter à la gueule, cette histoire.

Sharko haussa les épaules.

— Le big boss ne m’a plus à la bonne depuis longtemps. On n’est plus à une connerie près.

— Si, justement, on est à une connerie près ! Tu lui donnes un bâton pour te taper dessus. Tu te rends compte dans quelle situation tu me mets ? Comme si je n’avais pas suffisamment d’emmerdes en ce moment.

Son portable sonna, son visage se décomposa instantanément quand il consulta l’écran à cristaux liquides. Il décrocha et s’éloigna :

— Kathia…

Sharko le regardait aller et venir. Son chef et ami ne paraissait pas dans son état normal. Trop nerveux, trop extérieur à l’affaire. Il fut interrompu dans ses pensées, car Lucie et Kashmareck entraient dans la salle. Martin Leclerc raccrocha prestement, les lèvres pincées. Les quatre flics se serrèrent la main. Échange de politesses. Lucie réserva un petit sourire au commissaire, tandis que Kashmareck et Leclerc partaient discuter autour d’un café.

— L’Égypte ne vous a pas réussi, dit-elle discrètement. Votre nez… Que s’est-il passé ?

— Un gros, gros moustique. Heureuse d’être parmi nous ?

Lucie regarda autour d’elle. Ses yeux pétillaient.

— Le cœur de la police judiciaire française. L’endroit par où passent tous les plus grands dossiers criminels. Il y a encore quelques années, je ne connaissais ce lieu que par les romans lus entre deux rapports à taper pour mes chefs.

— Nanterre, c’est bien, mais le 36…

— Le 36… C’est mythique !

— Un jour, j’ai quitté le Nord pour venir travailler au fameux 36, quai des Orfèvres. Imagine ma fierté, quand j’ai monté pour la première fois les vieilles marches craquantes, comme Maigret. J’avais accès aux enquêtes les plus sombres, les plus tordues et intrigantes. J’étais heureux comme un pape. Sauf que j’avais perdu tout ce qu’il y avait autour. Une région, une qualité de vie, des rapports humains avec mes voisins, mes amis… Le 36, ça pue le meurtre et la sueur dans des bureaux pouraves, c’est ça la vérité.

Lucie soupira.

— C’est juste moi, ou vous avez un don pour plomber les conversations ?

Dans les minutes qui suivirent, ils s’installèrent autour d’une table ronde, chacun sortant des feuilles et un stylo. Péresse débarqua dans la foulée, victime des embouteillages parisiens.

Leclerc fit un point rapide : il s’agissait de mettre à plat les découvertes, de relier les fils de l’enquête, afin que chacun dispose du même niveau d’information. Pour une bonne mise en condition, le chef de l’OCRVP diffusa le film de 1955, version intégrale et version images cachées. Encore une fois, les visages se creusèrent de curiosité et de dégoût.

Péresse, le commissaire rouennais, prit ensuite la parole, dévoilant un ensemble de mauvaises nouvelles. Les recherches dans les hôpitaux, les centres de désintoxication, les prisons de la région normande, n’avaient rien donné au sujet des corps déterrés. Puisque le fichier des disparitions était resté muet, la piste d’émigrés clandestins ou d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire français restait la plus probable, hypothèse renforcée par la présence d’un Asiatique dans le lot. Pour l’heure, la criminelle rouennaise collaborait avec les autres services de la police judiciaire pour tenter de se rapprocher de réseaux de traite des êtres humains. Peut-être une fausse piste, avait admis Péresse, mais vu le peu d’indices dont ses équipes disposaient, il n’envisageait pour l’heure aucune autre voie d’investigation. Il espérait que l’ADN prélevé sur les cadavres, et dont les analyses allaient enfin tomber dans la journée ou le lendemain, parlerait.

Kashmareck avait été plus bavard, expliquant en détail le cruel homicide de Claude Poignet, ainsi que les sauvages assassinats de Luc Szpilman et de sa petite amie. Les premières déductions donnaient à penser qu’il s’agissait des mêmes tueurs et qu’ils avaient opéré dans la même soirée. Un individu d’une trentaine d’années, balèze, rangers aux pieds, et un autre individu complètement invisible. Deux assassins froids, organisés, sadiques, dont l’un avait des connaissances cinématographiques et l’autre, médicales. Des exécuteurs prêts à tout pour fermer toutes les pistes en rapport avec la bobine.

Le commandant lillois parla ensuite de l’avancée des enquêteurs belges sur le passé de Wlad Szpilman :

— Du côté du père, j’ai collecté des infos très intéressantes hier soir. La provenance du film, d’abord. Les enquêteurs belges ont confirmé que Szpilman avait emprunté la bobine à la Fédération internationale des archives du film, à Bruxelles. Quand je dis emprunté, je veux dire piqué : Szpilman avait des tics de cleptomane. À la FIAF, ils ont signalé un fait très intéressant. Il y a environ deux ans, un type s’est présenté pour visionner ce fameux film, et le conservateur de l’époque avait en effet remarqué que le film, censé se trouver dans leurs rayons, leur manquait. Évidemment, il ignorait que Szpilman l’avait en main.

— Deux ans ? Les assassins étaient donc déjà en quête de la bobine ?

— Il faut croire. Szpilman, volontairement ou involontairement, leur a coupé l’herbe sous le pied.

— Et d’où venait le film, exactement ? Avant d’atterrir à la FIAF, je veux dire.

— Il appartenait à un lot de courts métrages rapatriés depuis l’Office national du film du Canada, qui se déchargeait d’une partie de ses archives. D’après leurs vieux registres canadiens, le film est arrivé là-bas fin 1956 par un don anonyme.

Sharko se recula sur sa chaise.

— Un don anonyme… répéta-t-il. À peine fabriqué, et déjà, on le fourgue aux archives. Et comment ce fameux individu à la recherche de la bobine était-il au courant qu’elle était arrivée à la FIAF ?

Kashmareck compulsait ses notes. Il se mouilla l’index.

— J’ai l’info. La majeure partie des films sont référencés par titre, année, ainsi que grâce à toutes les informations inscrites sur la bobine : pays d’origine, numéro de pellicule, manufacture. Tout est centralisé, accessible depuis le site Internet de la FIAF. Avec le moteur de recherche, on peut suivre les films qui sortent d’un centre d’archives ou arrivent dans un autre centre. Il suffit ensuite de filtrer avec les données que l’on possède — année, manufacture, pays d’origine — pour restreindre son champ d’investigation. On peut même recevoir des alertes lorsqu’un film se déplace. C’est à l’évidence ce qui s’est passé ici…

— Et il est possible de retrouver les internautes qui se connectent au site de la FIAF ? demanda Henebelle.

— Malheureusement non, les recherches ne sont pas archivées.

Sharko observait Henebelle de coin, juste sur sa gauche. La lumière frappait son visage d’une façon particulière, comme si elle s’assombrissait au contact de sa peau. Le flic voyait sa détermination, sa concentration, les flammes dangereuses qui brûlaient au fond de ses iris bleutés. Il connaissait trop bien ce regard-là.

Leclerc prit bonne note des investigations de Kashmareck et poursuivit :

— Et Wlad Szpilman ? Qui était-il, hormis un collectionneur à tendances cleptomanes ?

— Les enquêteurs belges ont fait des découvertes intéressantes. D’après ses amis, Wlad Szpilman semblait mener une quête ces deux dernières années, justement. Il s’était mis à piquer ou acquérir de manière plus légale tous les films et documentaires ayant trait aux services secrets américains, anglais, et même français… La CIA, le MI5, des reportages sur la guerre froide, la course aux armements, j’en passe et des meilleures.

— Ces deux dernières années… répéta Sharko. Comme par hasard, le corbeau canadien a raconté, au téléphone, qu’il enquêtait sur cette affaire depuis deux ans, lui aussi. Tout semble démarrer au moment où Szpilman a eu le film en mains.

— C’est aussi à cette période que Szpilman est allé au centre de neuromarketing pour faire analyser le film, compléta Lucie.

Kashmareck approuva d’un hochement de menton. Sharko fixa quelque temps la chaise vide, en face de lui, puis revint vers le commandant lillois, qui se remit à parler :

— Mais ce n’est pas tout. Szpilman passait aussi une grande partie de son temps à la bibliothèque de Liège. Un jour, il a oublié un document sous le scanner et la bibliothécaire n’a jamais pensé à le lui rendre. D’après elle, Szpilman était en permanence scotché aux rayonnages « Histoire du XXe siècle ».

Il sortit une feuille de sa sacoche en cuir et la fit circuler. Lucie s’en empara la première. Il s’agissait d’une photo en noir et blanc qui, effectivement, semblait scannée à partir d’un livre. Au milieu d’un champ, on y voyait des soldats allemands pointant leurs fusils sur des femmes et leurs enfants, qu’elles tenaient serrés contre elles. La légende indiquait « Soldats allemands mettant en joue des mères juives et leurs enfants devant un photographe, durant la Shoah par balles à Ivangorod, Ukraine, 1942 ». Lucie fixait le regard du soldat en premier plan, avec son fusil levé. L’expression glacée de ses yeux, le pli mauvais de ses lèvres étaient purement abominables : comment pouvait-on tuer devant un photographe ? Comment pouvait-on faire abstraction d’une présence qui immortalisait sur pellicule un visage face à la mort ?

Lucie passa la photo à Péresse. Kashmareck posa un livre sur la table :

— Voici le bouquin d’où la photo est tirée. Il traite de la Shoah par balles. J’y ai retrouvé cette image, à la page 47. Sur la page d’après, tous les corps des femmes juives et de leurs enfants sont au sol, abattus d’une balle dans la tête.

Sharko feuilleta l’ouvrage et observa attentivement les clichés.

— Le génocide des juifs, dit-il.

Il pensait au livre qu’il avait lu dans l’avion. Une « hystérie collective criminelle ». Il ne pouvait s’agir d’un simple hasard. Szpilman était sur quelque chose en rapport avec les filles assassinées en Égypte.

Kashmareck manipulait une cigarette nerveusement. Il l’aurait bien fumée, là, maintenant. Il reprit la parole :

— Force est d’admettre que Wlad Szpilman a étrangement multiplié ses allers et retours à la bibliothèque, et là aussi ces dernières années. Chose curieuse, il n’empruntait jamais de livres et ne laissait donc aucune trace dans les listings. Comme pour ses connexions Internet. Un vrai fantôme.

Lucie intervint :

— J’ai vu des livres dans sa bibliothèque personnelle, des livres que les meurtriers ont dérobés. Ils traitaient des conflits majeurs de l’histoire. Les guerres, les génocides… Et il y en avait aussi sur l’espionnage… Je…

Lucie essaya de se rappeler. Elle n’avait pas précisément focalisé son attention sur les étagères bondées.

— … Je me souviens de noms comme… je ne sais plus, ça ressemblait à « artichaut ».

— Artichoke, corrigea Leclerc. Un programme de recherche de la CIA sur les techniques d’interrogatoire. Dans les années cinquante, il y eut pas mal d’expérimentations pas toujours reluisantes, comme l’hypnose, l’utilisation de drogues diverses, dont le LSD, pour induire une amnésie ou d’autres états seconds.

— Les années cinquante, répéta Lucie. Et le film date de 1955. Une coïncidence ? J’ai des images du film qui me restent en tête, notamment celles des pupilles dilatées de la fillette, comme si on lui avait injecté des drogues. Et aussi celles de ce taureau qui s’arrête net devant la gamine. Vous parlez de LSD, d’hypnose, pourrait-il s’agir de cela ? Et puis…

Elle fouilla dans sa pochette à élastiques et en sortit une photo, qu’elle poussa vers Leclerc :

— Voici la photo de la petite fille, tirée du film, avant l’attaque des lapins. Comparez-la à celle de ce soldat allemand. Regardez l’expression de leur visage, juste avant qu’ils tuent.

Leclerc mit les deux clichés en vis-à-vis.

— La même expression froide.

— Même regard, même haine, même envie de tuer… L’un a une trentaine d’années, et l’autre a tout juste sept ou huit ans. Comment cette gamine peut-elle avoir de tels yeux, alors qu’elle est si jeune ?

Un silence. Le chef de l’OCRVP fit circuler, la mine grave. Il en profita pour se remplir un gobelet d’eau à la bonbonne au fond de la salle et consulter son portable. Il revint en essayant de se donner une contenance, mais Sharko comprit qu’il n’était pas dans son assiette. Il se passait quelque chose avec Kathia.

— Autre chose, commandant Kashmareck ?

Le Lillois secoua la tête.

— La liste des appels de Szpilman de ces derniers mois n’a conduit à rien. On pense qu’il utilisait souvent Internet pour communiquer avec le Canadien. Mais pour le moment, nos équipes bloquent. Le Belge passait par un tas de systèmes qui rendent ses connexions complètement anonymes. Et ses mails ne révèlent rien qui semble concerner notre affaire.

Leclerc fit un bref mouvement de tête pour le remercier, et s’orienta vers son commissaire.

— À toi. L’Égypte…

Sharko se racla la voix et se mit à raconter son aventure là-bas. Évidemment, il omit de parler d’Atef Abd el-Aal, de l’épisode dans le désert et prétendit être remonté jusqu’à la piste des hôpitaux en interrogeant un proche de l’une des victimes. Il se rendit compte qu’il était encore incroyablement doué pour mentir.

Pendant son monologue, Lucie l’observa avec attention. Une vraie gueule, ce type, une carcasse comme on n’en faisait plus, avec des mains pleines de petites cicatrices, d’anciennes coupures au rasoir au niveau des joues et du menton, des tempes fortes et un nez qui avait dû être cassé de nombreuses fois. S’il n’avait pas été policier, il aurait pu être boxeur, catégorie mi-lourd. Pas vraiment un canon, mais Lucie lui trouvait du charme, et une force intérieure qui irradiait de son corps puissant.

— Ces filles avaient été frappées d’hystérie collective, conclut le flic. Et si vous regardez bien le film, c’est précisément ce qui s’est passé avec les fillettes et les lapins.

— Juste, admit Leclerc. Tu en penses quoi ?

Tous les regards convergeaient vers Sharko :

— Résumons… Années 1954, 1955, du côté de Montréal, sans doute : une pièce qui ressemble à une chambre d’hôpital. Des filles d’un côté, des lapins de l’autre. Une caméra pour filmer le phénomène… Et le phénomène se produit. Les gamines se mettent à massacrer les animaux dans un mouvement de folie. 1993, Le Caire. Une vague d’hystérie inexpliquée frappe l’Égypte tout entière, du nord au sud du pays. L’information circule dans les communautés scientifiques, partout à travers le monde. Un an plus tard, un tueur s’en prend aux jeunes filles frappées par la vague dans sa variante la plus agressive. Trois meurtres, trois cerveaux prélevés.

— Sans oublier les yeux, fit Lucie.

— Sans oublier les yeux… Enfin, année 2009, seize ans plus tard. Nous déterrons cinq cadavres qui datent d’environ six mois, un an. Tous abattus ou touchés par balles. Projectiles dans le torse, le crâne, tir par-devant ou par-derrière. Que vous suggère cette dernière scène ?

Lucie prit la parole :

— Des gens qui fuient dans tous les sens ? Eux aussi, frappés par une forme de folie ?

— Ou des gens qui essaient d’attaquer, à l’identique des gamines. Une attaque brève, instantanée, sans signe précurseur. On n’a d’autre choix que de les abattre et de cacher leurs corps.

Il se leva et s’appuya sur la table, les mains bien à plat.

— Imaginez un groupe de cinq hommes. Une vingtaine d’années, solides, en bonne forme physique. D’anciens drogués pour la plupart, mais ils ont arrêté de consommer. Les circonstances les y ont forcés. Prison, enfermement, stage disciplinaire. Ces individus ne viennent pas d’un milieu facile, ils présentent de nombreuses fractures anciennes, de celles qu’on se fait pendant des bagarres. Sans oublier les tatouages, marquant le besoin de se créer une identité, de se montrer fort ou d’appartenir à un clan. La présence d’un Asiatique souligne la diversité de leur groupe, et peut laisser supposer qu’ils ne se connaissaient pas, à la base. Ces hommes sont là, ensemble, quelque part. Ils sont surveillés par au moins deux autres hommes, armés de pistolets ou de fusils.

— Pourquoi deux ? l’interrompit Péresse.

— À cause de l’angle d’attaque des projectiles, et la disparité des impacts. Devant, derrière… Ensuite, quelque chose se met à déconner. Ces jeunes pètent les plombs et deviennent agressifs et incontrôlables. Comme les fillettes avec les lapins. Comme les jeunes victimes égyptiennes. Ils sont frappés d’hystérie collective.

Leclerc inspirait profondément.

— Une agressivité qui les aveugle. Ils voient rouge, comme… un taureau indomptable.

— Oui, c’est parfaitement ça, un taureau indomptable. Et pourtant, à en croire le film, on pense avoir réussi à le dompter, ce taureau. Mais ces hommes, on n’arrive pas à les dompter. On les somme d’arrêter, mais rien n’y fait. Alors, dans un mouvement de riposte, on leur tire dessus. Ceux qui surveillaient n’ont pas eu le choix. Ils les abattent ou les blessent. D’une façon ou d’une autre, nos tueurs — le profil cinéaste, le profil médecin — sont immédiatement au courant qu’une hystérie s’est encore manifestée. Alors ils se pointent et recommencent. Prélèvement des yeux et du cerveau. Ensuite, l’enterrement deux mètres sous terre…

— Donc, d’après toi, les tueurs des filles en Égypte et ceux de ces cinq hommes sont les mêmes ?

— Je le crois, même s’il y a une grosse différence avec le monde opératoire utilisé en Égypte : là-bas, les victimes étaient vivantes lors de ces actes barbares, il y a eu torture et mutilations post mortem. Ici, l’élimination était bien plus sommaire.

Kashmareck avait cassé sa cigarette en deux, à force de la tripoter.

— Qu’est-ce que les tueurs cherchent vraiment ?

— Je l’ignore encore, mais je crois que c’est lié à ces phénomènes d’hystérie collective. En tout cas, j’ai l’impression qu’on n’a pas affaire à des individus indépendants, isolés dans leur coin. Des gens ont financé Atef Abd el-Aal pour qu’il tue son frère, les corps de Gravenchon témoignent d’un grand professionnalisme.

Sharko fixa son chef :

— Au fait, si tu pouvais aussi lancer des recherches sur le terme de « syndrome E »… C’est le médecin du centre Salam qui m’en a parlé, en même temps que les hystéries collectives. Juste un terme dont il se rappelait, sans en connaître la signification.

Leclerc prit des notes rapidement.

— Très bien. Bon… Je vais rédiger le compte rendu de réunion. Les priorités sont : récupérer la liste du personnel des associations humanitaires présentes au Caire en mars 1994. Je peux m’en charger. Pour vous, commissaire Péresse, poursuivre la piste de traite des êtres humains, sait-on jamais.

— Très bien.

— Pour vous, commandant Kashmareck…

— Je continue à travailler avec les Belges. Et j’ai un sérieux crime de sang sur le dos, avec Claude Poignet. Mes équipes bossent à fond. Les congés n’arrangent rien.

— Parfait… (Il se tourna vers Sharko) Et toi…

Le commissaire regarda sa montre, puis hocha le menton vers Lucie.

— On se met en route pour Marseille. L’actrice du film est identifiée, elle s’appelle Judith Sagnol et elle aura sûrement des choses à nous raconter. Henebelle ? Tu nous en parles pour conclure ?

Lucie feuilleta son carnet de notes.

— Elle a aujourd’hui soixante-dix-sept ans. Elle habite Paris mais passe en ce moment du bon temps à l’hôtel Sofitel du Vieux-Port. Elle est la veuve et héritière d’un ancien avocat d’affaires devenu son mari en 1956, soit un ou deux ans après le tournage du film. Elle a joué dans quelques pornos des années cinquante et posé pour des photographes de nus, des calendriers et ce qu’on appelait des home movies, des films amateurs en 8 mm. D’après l’historien qui l’a identifiée, cette femme n’était pas une enfant de chœur, elle faisait des trucs sexuels assez osés dans les cercles fermés.

— Cet historien a une idée sur le propriétaire du film ?

— Aucune. Il ignore d’où provient notre bobine et quel est le réalisateur. Elle reste, pour l’heure, un mystère complet.

Sharko se leva, reprenant sa pochette à élastiques et sa sacoche.

— Dans ce cas, on va espérer que Sagnol a encore sa mémoire.

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