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Milieu d’après-midi, à Notre-Dame-de-Gravenchon… Une belle petite ville perdue en Seine-Maritime. Commerces sympas, tranquillité, verdure et champs à perte de vue, si on regardait du bon côté. Parce que vers le sud-ouest, à un kilomètre à peine, le bord de Seine était obstrué par une espèce de vaisseau d’acier gigantesque, qui dégueulait ses fumées grisâtres et ses relents de gaz jusqu’à en décolorer le ciel.

Sharko prit la direction indiquée par le lieutenant de police qu’il souhaitait retrouver sur place. Même si les corps avaient été levés la veille — il avait fallu une bonne journée pour les sortir de terre sans contaminer la scène de crime, du pur travail d’archéologue —, le commissaire aimait retracer une affaire depuis son point originel. Les trois heures de route, avec le soleil dans la tronche, l’avaient mis sur les nerfs, d’autant plus que, depuis des années, il ne roulait quasiment plus en voiture. Ses trajets, il les faisait en RER B Bourg-la-Reine-Châtelet-Les Halles et RER A Châtelet-Nanterre.

Un panneau, devant lui. Il bifurqua, et traversa la zone industrielle de Port-Jérôme avec les vitres fermées et la climatisation à fond. Malgré tout, ça sentait l’air poisseux, chargé de limaille et d’acide. Ici, bien planqués dans la nature, les grands noms se partageaient l’empire des carburants, des fiouls et des huiles. Total, Exxon Mobil, Air Liquide. Le commissaire roula deux bons kilomètres dans ce magma de cheminées, pour enfin s’en extraire et rejoindre un secteur plus calme, en pleine friche industrielle. Des bulldozers figés déchiraient le paysage. Il se gara en peu en retrait du chantier, descendit et réajusta le col de sa chemise. Au diable la veste… Il l’abandonna sur le siège passager, avec son petit sac de sport contenant son nécessaire pour l’hôtel. Il se dégourdit les jambes, ça craqua un coup quand il fit une flexion.

— Bon Dieu…

Il chaussa ses lunettes de soleil dont l’une des branches était rafistolée à la glu, et détailla les alentours. La Seine sur la droite, un nuage d’arbres sur la gauche, le site industriel à l’arrière. Il régnait une immense impression de vide, d’abandon. Pas une maison, juste des routes désertes, des terrains vagues. Comme si la zone était morte, cramée par le feu du ciel.

Devant lui, en contrebas, deux ou trois hommes casqués bavardaient. À leurs pieds, une large plaie ocre fendait la terre en deux et remontait la rive du fleuve sur des kilomètres. Elle s’arrêtait net là où les bandes jaune et noir de la police nationale battaient mollement au vent. Ça sentait l’argile chaude, l’humidité.

Le flic repéra immédiatement le collègue rouennais qui l’attendait. Simplement par son holster, à sa ceinture. Le flingue brillait sous la lumière comme pour l’appeler. Le gus se perdait dans un jean taille basse, un tee-shirt noir et de vieilles chaussures en toile. Brun, grand, sec, vingt-cinq, vingt-six ans à tout casser. Il discutait avec un cameraman et ce qui ressemblait à une journaliste. Sharko releva ses lunettes dans sa brosse et lui présenta sa carte.

— Lucas Poirier ?

— Vous êtes le commissaire profiler de Paris ? Enchanté.

Entrer dans les détails et expliquer que son métier n’avait, somme toute, pas grand-chose à voir avec ces histoires de profiler risquait de prendre des plombes.

— Appelez-moi Sharko. Ou Shark. Pas de nom, de prénom, pas de grade.

— Désolé, commissaire, mais ça, je ne peux pas.

La journaliste s’approcha.

— Commissaire Sharko, on nous a tenus au courant de votre visite et…

— Au risque de vous paraître désagréable, vous et votre porte-images, allez voir ailleurs si j’y suis.

Il la fixa de son œil le plus sombre. Les journalistes, il détestait. La femme se recula et demanda néanmoins à son cameraman de filmer quelques images. Ils broderaient probablement un sujet sans consistance, à grand renfort de plans de coupe, insistant sur le fait qu’un profiler était sur le coup. Cela ferait sensation.

Sharko les repoussa du regard et s’adressa à Poirier.

— Vous savez si ma chambre d’hôtel est réservée ? Qui s’occupe de ça, chez vous ?

— Euh… Je ne sais pas. Sans doute le…

— J’en voudrais une grande, avec une baignoire.

Poirier acquiesça, comme la plupart des gens à qui Sharko demandait quelque chose, tant il en imposait. Le commissaire observa de nouveau les alentours.

— Bon… Ne perdons pas de temps. Vous m’expliquez ?

Le jeune lieutenant engloutit une bonne partie de sa petite bouteille d’eau, qu’il tenait dans sa main, et désigna les Algeco, en retrait.

— Le chantier a démarré le mois dernier. Ils construisent un pipeline qui va permettre de transporter toutes sortes de produits chimiques des usines de Gonfreville à la raffinerie Exxon, là-bas. Trente bornes de tuyauterie souterraine. Il leur restait à peine cinq ou six cents mètres à creuser, mais avec ce qu’ils viennent de déterrer, on a gelé les travaux. Ils font la gueule, je ne vous raconte même pas.

Au loin, un homme en cravate — sans doute un chef de chantier — ne cessait d’aller et venir, portable à l’oreille. Ce genre de découverte devait être la dernière chose à laquelle il s’attendait. Même s’il n’y pouvait rien, ce malheureux allait devoir rendre des comptes aux financiers.

Sharko s’épongea le front avec un mouchoir. De larges cercles se dessinaient sous ses aisselles. Poirier se mit à avancer vers la zone.

— C’est là-bas que les ouvriers les ont découverts. Cinq cadavres, enterrés à deux mètres de profondeur. Le chauffeur du bulldozer n’a pas fait trop de dégâts, il s’est arrêté sur-le-champ de creuser quand il a vu un bras apparaître.

Sharko passa sous les bandes de délimitation et s’approcha du bord de la profonde tranchée. Il détourna la tête, le nez plissé. Poirier l’accompagna et planta son nez sous son tee-shirt.

— Ouais, ça fouette encore un peu. Ça baignait dans le jus et les températures n’arrangent rien. Les mecs de la scientifique et le légiste s’éclatent, croyez-moi.

Le commissaire prit une large inspiration, puis observa le fond.

— C’était quoi ? Hommes, femmes, enfants ? Une idée sur l’âge ?

— Des hommes, vous verrez avec l’anthropologue. En pièces détachées pour quatre d’entre eux. L’humidité de la terre, la proximité de la Seine ont dû accélérer le processus de putréfaction. Ils étaient presque à l’état de squelettes. J’ai dit presque, il restait de la chair pourrie, des écoulements, enfin bref vous…

— Et le cinquième ?

Poirier serrait nerveusement sa bouteille d’eau. Sous son tee-shirt, il était noyé. Les fronts gouttaient, les peaux lâchaient des centilitres d’eau et de sel.

— C’était un homme, relativement conservé. Enfin, si on peut dire ça. Avec les autres corps en dessous et au-dessus de lui, ça a dû créer une espèce de couche d’isolement.

— Pas de bâche ni d’emballage particulier autour des cadavres ?

— Non. Pas de vêtements non plus. Ils étaient totalement nus. Concernant ce type mieux conservé, on… on lui avait écorché une partie du corps. Les bras, la poitrine. Je l’ai vu de mes yeux, putain… C’était comme une orange pelée. Vous pouvez même pas imaginer.

Si, il pouvait. Il soupira. L’affaire s’annonçait corsée, encore un dossier qui risquait de s’accumuler avec les autres, à Nanterre, et qu’on moulinerait de temps en temps dans les ordinateurs. Il tendit la main au lieutenant.

— Aidez-moi à descendre.

Le policier s’exécuta. Sharko eut le sentiment que ce jeune en avait déjà trop vu, dans sa toute nouvelle carrière. Il était dans le bourbier dont il ne sortirait pas indemne d’ici quelques années. Tous les flics suivaient les mêmes rails, ceux qui plongeaient vers les gouffres et interdisaient toute remontée. Parce que cette saloperie de métier vous bouffait, vous digérait, jusqu’aux tripes.

Le commissaire lâcha prise et se retrouva au fond. Il chassa de la terre de sa chemise du dos de la main. L’air empestait le tiroir de morgue, le soleil avait disparu et il régnait ici une touffeur malsaine. Le flic s’accroupit, égrena la terre entre ses doigts. Elle avait été tamisée, de manière à ne laisser de côté aucun indice : petits os, cartilages, pupes d’insectes. La scientifique avait fait du bon boulot. Sharko se redressa, leva les yeux vers les murs brunâtres. Deux mètres de profondeur, ça en faisait de la matière à remuer pour enterrer des macchabées. Un méticuleux…

— Mon chef m’a parlé de crânes coupés en deux.

Poirier se pencha au-dessus. Une goutte de sueur perla de son front et tomba dans la tranchée.

— Effectivement, et la presse aussi a remis le couvert, ça fait sensation dans les tabloïds. On parle de tueur en série et tout, du délire. On n’a retrouvé aucune partie haute de leur crâne. Volatilisée.

— Et le cerveau ?

— Y avait plus rien dans les crânes. Enfin si, de la terre. Le légiste est encore sur le coup. Il paraît que le cerveau et les yeux sont les premiers trucs qui se détruisent et disparaissent complètement après la mort. Alors, on n’en sait rien pour le moment.

Il tira la langue, et y déposa la dernière goutte d’eau de sa bouteille.

— Putain de chaleur !

Le jeune écrasa le récipient dans sa paume, sur les nerfs.

— Écoutez, commissaire, si on levait le camp d’ici ? Ça fait des heures que je poireaute, et j’ai besoin de fraîcheur. On pourrait discuter en route, je dois monter avec vous de toute façon.

Sharko sonda une dernière fois l’endroit. Pour l’instant, il n’y avait plus rien à voir, à découvrir. Les photos de la scène de crime, les gros plans ou les clichés aériens des environs, s’il y en avait, lui parleraient sans doute davantage.

— Les corps présentaient d’autres particularités ? Est-ce qu’on leur avait arraché les dents ?

Un silence. Le jeune inclina la tête, stupéfait.

— Vous avez raison. Plus de dents. Et on leur avait coupé les mains, aussi. Comment vous…

— Aux cinq ?

— Je crois, oui. Je… Excusez-moi…

Il disparut du champ de vision de Sharko. Petite journée éprouvante pour lui, assurément. Le commissaire longea lentement la tranchée. Il les voyait, au loin, les deux zigotos de la télé, qui zoomaient vraisemblablement sur lui. Ils s’effacèrent discrètement, vers leur véhicule de location. Le flic resta là, seul, et fixa le lieu vide. Il les imagina, à cinq, empilés… L’un d’eux avait été écorché en partie, pourquoi ? Avait-il eu droit à un traitement de faveur ? Avant, après sa mort ? Toutes les questions inhérentes à la scène de crime arrivaient sur ses lèvres. Les victimes se connaissaient-elles ? Fréquentaient-elles leur assassin ? Étaient-elles mortes en même temps ? Dans quelles conditions ?

Sharko ressentit le tout premier frisson de l’enquête, le plus excitant. Ici, ça puait la mort, l’essence des bulldozers, l’humidité, mais il se surprit à encore aimer ces odeurs nauséabondes. Il fut un temps où il se shootait à l’adrénaline et aux ténèbres. Où il ne comptait pas ses retours au milieu de la nuit, tandis que Suzanne dormait seule sur le canapé, recroquevillée et en larmes.

Il haïssait cette période passée autant qu’il la regrettait.

Plus loin, il trouva une échelle de chantier, adossée à la paroi, et put remonter facilement. Une route goudronnée passait, à une trentaine de mètres de la tranchée. Certainement celle qu’avaient empruntée le ou les assassins pour y déposer les corps. La PJ de Rouen avait dû lancer l’enquête de proximité, commencer à interroger le personnel d’usine, au cas où. Mais vu l’endroit, il fallait s’attendre à faire chou blanc.

Là-bas, Lucas Poirier était assis au bord de la Seine, portable à l’oreille. Il téléphonait sûrement à sa femme pour lui dire que ce soir, il risquait de rentrer tard. Bientôt, il ne l’appellerait même plus, ses absences trop longues feraient partie du métier. Et des années plus tard, il se rendrait compte qu’en définitive, ce job, c’était apprendre à vivre seul avec ses démons, à boire des coups sur un vieux zinc miteux et à dégueuler sa rancœur tellement on n’en pouvait plus. Dans un soupir, Sharko lui signifia qu’il se mettait en route. Le Rouennais raccrocha, puis courut pour le rejoindre.

— Alors, pour les dents ? Comment vous avez su ?

— Une vision. Je suis profiler, ne l’oubliez pas.

— Vous déconnez, commissaire…

Sharko le gratifia d’un sourire sincère. Il aimait la naïveté de ces mômes, elle prouvait qu’il existait encore quelque chose de pur en eux, une lueur qu’on ne trouvait plus chez les vieux briscards, ceux qui avaient déjà tout vu.

— L’auteur de l’acte a dénudé ses victimes, il a choisi un sol très meuble et humide, proche de l’eau, pour que la décomposition soit rapide. Malgré l’isolement de cette zone qui est sûrement non constructible, il a quand même eu peur qu’on les découvre, c’est pour cela qu’il a creusé si profond. Alors, avec toutes ces précautions, il n’aurait certainement pas laissé des cadavres identifiables. De nos jours, des spécialistes sont capables de relever des empreintes digitales même sur des corps parcheminés. Le tueur le savait peut-être, il y est allé à la brutale. Sans dents, sans mains, ces morts resteront anonymes.

— Pas tout à fait anonymes. On va récupérer leur ADN.

— L’ADN, ouais… On peut toujours y croire.

Ils montèrent dans la voiture, Sharko mit le contact et démarra.

— Pour ma chambre d’hôtel, qui je dois appeler ? Je sais que je me répète, mais j’en voudrais une grande, avec une baignoire.

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