34

En cette fin d’après-midi, le mistral soufflait fort, claque chaude qui déposait les embruns de la Méditerranée sur les visages hâlés. Sharko et Lucie descendaient la Canebière à pied, lunettes de soleil rafistolées et sacoche pour lui, petit sac à dos pour elle. À cette heure et époque de l’année, les abords du Vieux-Port devenaient inaccessibles en voiture, tant les touristes s’y amassaient. Les terrasses débordaient, les pointus et les yachts paradaient, l’air était à la fête.

Enfin, presque. Pas une seconde, durant leur trajet depuis Paris, les deux flics n’avaient discuté d’autre chose que de l’affaire. La bobine mortelle, le comportement paranoïaque de Szpilman, le mystérieux corbeau canadien… Un sac de nœuds inextricable, où les pistes, les déductions paraissaient incohérentes les unes par rapport aux autres.

Aussi, tous leurs espoirs de dénouer la pelote se reportaient à présent sur Judith Sagnol.

Elle logeait au Sofitel, un quatre-étoiles qui offrait une vue imprenable sur l’entrée du Vieux-Port et la Bonne Mère, magnifique basilique mineure de l’Église catholique. Devant l’établissement, palmiers, bagagistes, belles voitures. À la réception, l’hôtesse annonça aux deux journalistes que Judith Sagnol était partie faire une course, et qu’elle les priait de patienter au bar du luxueux établissement. Lucie jeta un œil à sa montre, l’air soucieux.

— Moins de deux heures avant le retour… Le dernier Paris-Lille est à 23 heures. Si on rate le TGV de 18 h 28 à Saint-Charles, je ne pourrai pas remonter dans le Nord.

Sharko prit la direction du bar.

— Ces gens-là aiment bien se faire attendre. Amène-toi, qu’on profite de la vue, au moins.

L’hôtesse vint les chercher aux alentours de 17 h 30 sur la terrasse de la piscine et les avertit que Mme Sagnol les attendait dans sa chambre. Lucie bouillonnait de colère. Elle partit s’isoler dans un coin, portable à l’oreille. La conversation avec sa mère fut moins problématique qu’elle ne le pensait : Juliette avait beaucoup mangé et son système digestif retrouvait un fonctionnement à peu près normal. Si tout continuait ainsi, elle sortirait le surlendemain. La fin du tunnel, enfin.

— Tu vas pouvoir te débrouiller jusqu’à demain ? demanda Marie Henebelle à sa fille.

C’était bien sa mère, ça. Lucie regarda en direction de Sharko, qui patientait seul à leur table.

— Ça va aller…

— Où vas-tu dormir ?

— Je vais m’arranger. Tu me passes Juliette ?

Elle échangea avec sa fille quelques mot familiers. Sourire aux lèvres, Lucie revint vers Sharko au moment où il sortait son portefeuille.

— Laissez, fit-elle. C’est pour moi.

— Comme tu veux… Sinon, j’avais le montant au centime près.

Elle régla la bière et le diabolo-menthe non sans grimacer : vingt-six euros et cinquante centimes, fallait pas se gêner… Ils se dirigèrent vers l’ascenseur.

— Comment va la petite ?

— Elle devrait sortir bientôt.

Le commissaire hocha lentement la tête, il réussissait presque à sourire.

— C’est bien.

— Vous avez des enfants ?

— Vraiment sympa l’ascenseur…

Ils n’échangèrent ni un mot ni un regard durant la montée. Sharko fixait les boutons qui s’allumaient progressivement, et sembla soulagé quand la porte s’ouvrit enfin. Ils remontèrent un long couloir feutré, toujours en silence.

Lucie reçut un choc lorsque Judith lui apparut dans l’embrasure. À presque quatre-vingts ans, la pin-up des années cinquante avait conservé ce regard sombre et pénétrant qu’elle affichait dans le film. Ses iris étaient d’un noir profond, ses cheveux ondulés couleur acier tombaient sur ses épaules nues et bronzées. La chirurgie esthétique avait fait des ravages, mais ne pouvait cacher le fait que cette femme avait, un jour, été belle.

Vêtue légèrement — simple robe de soie bleue, pieds nus aux ongles vernis d’un rouge cerise —, elle les invita sur la terrasse et fit monter une bouteille de champagne Veuve Clicquot. Les draps du lit étaient défaits, et Lucie remarqua la présence d’un sous-vêtement d’homme au pied d’une commode. Sans doute un gigolo dont elle se payait les services.

Une fois assise, Judith croisa les jambes à la manière d’une starlette fatiguée. Elle ne s’excusa pas pour son retard. Sharko n’y alla pas par quatre chemins, il montra sa carte tricolore.

— Nous ne sommes pas journalistes mais policiers. Nous sommes venus vous interroger au sujet d’un film ancien dans lequel vous avez tourné.

Lucie soupira discrètement, tandis que Judith esquissait un sourire narquois.

— Je me doutais bien. Les journalistes qui se sont intéressés à moi n’ont jamais existé…

Elle observa ses ongles manucurés quelques secondes.

— J’ai arrêté de tourner en 1955. Cela fait loin pour remuer d’anciennes histoires.

Sharko sortit un DVD gravé de sa sacoche et le posa sur la table.

— 1955, ça tombe bien. C’est au sujet du film gravé sur ce DVD. Ma collègue a récupéré la bobine d’origine chez un collectionneur du nom de Luc Szpilman. Ce nom vous dit quelque chose ?

— Rien du tout.

— J’ai remarqué la présence d’un lecteur de DVD et d’un écran dans le salon. Permettez-vous que nous vous montrions notre film ?

Elle toisa Sharko de la tête aux pieds, avec ce même regard arrogant qu’elle lançait au cameraman au début du fameux court métrage.

— Allons-y, vous ne me laissez pas vraiment le choix.

Judith glissa le disque dans l’appareil. Moins de dix secondes plus tard, le film démarra. Plan sur l’actrice, vingtaine d’années, rouge à lèvres sombre, tailleur Chanel, regard fixe vers l’objectif. Manifestement, le visionnage était désagréable à la septuagénaire. Une expression inquiète tendit ses traits. Après la scène de l’œil tranché, elle s’empara de la télécommande et enfonça le bouton Stop. Elle se releva prestement et partit se servir une flûte de champagne. Sharko et Lucie se regardèrent brièvement, puis la rejoignirent sur la terrasse.

La vieille voix claqua, sèche :

— Que voulez-vous ?

Sharko s’appuya sur le rebord de la balustrade, tournant le dos au port et aux plaisanciers qui lustraient leurs bateaux, en contrebas. Un soleil d’enfer lui tapait dans la nuque.

— C’était donc celui-là, votre dernier film ?

Elle acquiesça sans desserrer les lèvres.

— On est venus chercher des infos. Tout ce que vous pourrez nous dire sur ce tournage. Sur son but. Sur la fillette, les enfants et les lapins.

— De quoi parlez-vous ? Quels enfants ?

Lucie sortit une photo de la gamine à la balançoire et la lui tendit.

— Celle-ci. Vous ne l’avez jamais vue ?

— Non, non. Jamais… Fait-elle partie du film ?

Lucie rempocha son cliché avec un arrière-goût de déception. La partie mettant en scène Sagnol avait dû être tournée indépendamment des séquences concernant la gamine. Judith porta sa flûte à ses lèvres, but une petite gorgée puis reposa son verre, les yeux vides.

— Vous savez, j’ignorais, et j’ignore toujours la nature du film pour lequel Jacques m’avait sollicitée. Je devais tourner quelques scènes d’amour, et il me payait énormément pour cela. J’avais besoin d’argent, tous les rôles me convenaient. Ce que l’on faisait ensuite de ces images m’importait peu. Quand on exerce un métier comme le mien, il ne faut jamais se poser trop de questions.

Elle hocha le menton vers la bouteille.

— Servez-vous. Il ne restera pas frappé longtemps, avec cette chaleur. Il fut un temps où il m’aurait fallu un mois de travail pour me payer une telle bouteille.

Sharko ne se fit pas prier. Il remplit deux flûtes et en tendit une à Lucie, qui le remercia du menton. Tout compte fait, un peu d’alcool ne lui ferait pas de mal, après les péripéties de ces derniers jours. Judith laissa lentement remonter les souvenirs.

— Jamais, plus jamais je n’aurais pensé revoir ces images…

— Qui était le réalisateur ?

— Jacques Lacombe.

Lucie s’empressa de noter l’information sur son carnet. Ils disposaient enfin d’une identité qui, à elle seule, justifiait leur déplacement vers la cité phocéenne.

— Je l’ai connu en 1948, il avait à peine dix-huit ans et de grandes idées plein la tête. À l’époque, il filmait les représentations de magie aux Trois Sous, une salle de spectacle parisienne, avec sa caméra ETM P16. Moi, j’habillais et maquillais les danseuses pour le cabaret.

Elle mima des gestes.

— Le rouge à lèvres vif, les perruques blondes, les robes noires en dentelle transparente, sans oublier la longue cigarette Vogue… C’était mon idée, la cigarette, vous le saviez ? Et cela a fait fureur dans ces années-là.

Ses yeux s’évadèrent une poignée de secondes.

— Avec Jacques, nous avons eu une belle histoire qui a duré un an. J’ai découvert un homme intelligent, en avance sur tout le monde. Grand, brun, des yeux où vous voyiez l’océan. Des airs à la Delon.

Elle but une gorgée de champagne sans sembler l’apprécier.

— Jacques était un véritable expérimentateur du cinéma, il sortait des marges. Pour lui, il y avait deux façons de voir un film : par le récit, le scénario, mais aussi et surtout par son support, que tous les cinéastes sous-exploitaient ou ignoraient complètement. Lui, il agissait sur la pellicule même, qu’il grattait, trouait, striait, rayait ou brûlait. La pellicule n’était pas seulement une surface sensible à impressionner, mais un territoire d’inscription qui pouvait faire transiter l’art. Vous l’auriez vu, face à sa pellicule. C’était comme s’il étreignait une femme.

Elle se sourit à elle-même.

— Jacques était influencé par les pratiques plus anciennes du cinéma graphique européen, telle la surimpression chez les cinéastes surréalistes, comme Luis Buñuel ou Germaine Dulac. D’ailleurs, la séquence de l’œil crevé du début est directement inspirée du film de Buñuel et Salvador Dali, Un Chien andalou… Une manière de marquer ses influences.

Lucie essayait de prendre un maximum de notes, mais la vieille dame débitait :

— Il fréquentait aussi les cercles de magiciens de façon plus intime. Houdini, pourtant décédé, le fascinait. Je me le rappelle, Jacques utilisait la caméra en augmentant le débit d’images pour décomposer les gestes des prestidigitateurs, percer leurs secrets. Il passait des heures, des journées, à disséquer ses rushes, enfermé dans son petit studio de Bagnolet. La pornographie aussi l’intéressait beaucoup, il décortiquait les plans, les mécanismes du plaisir provoqués par l’image. Il avait une science accrue du montage, à une époque où le matériel à disposition était très rudimentaire, et avait aussi inventé des systèmes de caches, à brancher sur l’optique. On lui devait d’innombrables mini-films expérimentaux, d’à peine quelques minutes, où il parvenait à emprisonner notre attention et démasquer notre propre rapport à la violence et à l’art. Chaque fois, j’étais subjuguée, choquée, bouleversée. Le public et le milieu, eux, se désintéressaient totalement de son talent et de son travail. Jacques souffrait beaucoup de ce manque de reconnaissance.

Lucie rebondit tout de suite, profitant de ce bon influx de souvenirs :

— Vous expliquait-il ses techniques ? Vous a-t-il déjà parlé d’images subliminales ?

— Non, il gardait toutes ses recherches secrètes. C’était sa chasse gardée. Aujourd’hui encore, sur certains de ses films que l’on a retrouvés, il a utilisé des procédés que même les cinéastes expérimentaux contemporains ne parviennent pas à comprendre.

— Ensuite ?

— Jacques s’est mis à aller mal, il n’arrivait pas à percer. Les producteurs le boudaient. Je l’ai vu boire quantité de vodka et marcher aux drogues dures pour essayer de tenir la route, travailler le jour comme la nuit. Il ne voulait plus de moi, on a rompu… J’en ai eu le cœur déchiré.

Elle tourna les yeux vers le large, observa un paquebot qui sortait du port, puis revint à la conversation.

— Du temps où nous nous fréquentions, il m’avait fait découvrir les arcanes du cinéma et connaître des personnes peu recommandables. J’étais plutôt bien fichue, la poitrine un peu creuse, à la Garbo, on adorait cela à l’époque. Alors, j’ai commencé à tourner dans des films érotiques pour gagner ma vie.

Elle soupira. Sharko avait bien décidé de profiter au maximum du champagne, il se resservit. Il estimait la flûte à une trentaine d’euros et chaque gorgée n’en était que meilleure.

— Un an plus tard, en 1950, Jacques partait pour la Colombie afin d’y tourner Les Yeux de la forêt, son seul et unique long métrage. Il avait réussi à lever un budget ridicule qui lui permettait à peine de louer le matériel et d’embaucher une petite équipe colombienne. Ce film l’a définitivement plombé. À cause de lui, Jacques a eu un tas d’ennuis avec la justice française et a manqué aller en prison.

— Jamais entendu parler de ce titre… Les Yeux de la forêt, vous dites ?

— Oui. Il n’est jamais sorti sur les écrans… entièrement censuré. Aujourd’hui, il est introuvable, toutes les bobines ont été détruites ou se sont volatilisées dans la nature. À moi, Jacques me l’avait montré, une fois le montage terminé… (Elle grimaça.) Il s’agissait d’un film de cannibales, l’un des tout premiers du genre, et il en était fier. Mais comment pouvait-il éprouver de la fierté pour une horreur pareille ? Je n’avais jamais vu un film aussi ignoble, dégoûtant, de ma vie.

La voix de Judith était devenue rocailleuse. Sharko vint s’installer à table, au côté de Lucie.

— Pourquoi ces ennuis avec la justice ?

Les Yeux de la forêt a demandé des semaines de tournage en pleine jungle, sous la pluie, la chaleur, les attaques d’insectes. Les équipes étaient totalement coupées du monde. Autrefois, les conditions de tournage n’étaient pas aussi confortables qu’aujourd’hui. On partait avec les caméras, le matériel et les tentes sur les épaules. Certains Colombiens de l’équipe ont même attrapé des maladies, là-bas, à ce que Jacques m’a raconté. Paludisme, leishmaniose…

— Et donc, le rôle de la justice là-dedans ?

Elle plissa le nez, dévoilant des dents aussi parfaites que fausses.

— Dans le dernier tiers du film, on voyait une femme empalée sur un piquet, par la bouche et l’anus. C’était une séquence… abominable, d’un tel réalisme ! Jacques a dû prouver devant la cour que son actrice colombienne était encore en vie, et montrer comment il avait réalisé le trucage.

Elle se servit à nouveau du champagne. Elle semblait maintenant très perturbée. Sharko voyait désormais en elle un oisillon fripé, une vieille femme qui voulait empêcher le temps de passer, sans réellement y parvenir.

— Il n’était pas revenu lui-même de ce maudit pays, il avait changé. Comme si la jungle et ses ombres avaient conservé leur emprise sur lui. Jacques avait tourné avec des sauvages, des tribus qui voyaient des êtres civilisés pour la première fois de leur existence. Je me suis souvenu toute ma vie de l’un des nombreux plans-chocs du film : ces têtes alignées au bord d’une rivière, et plantées sur des piquets. Dieu seul sait ce qui s’est réellement passé là-bas, au fin fond de ce pays de sauvages…

Elle se frottait les bras, comme saisie par le froid.

— L’échec de ce film a été un nouveau coup dur pour Jacques. Du jour au lendemain, il a disparu du paysage cinématographique français. Lui et moi, nous gardions le contact, nous étions restés amis et j’ai toujours eu l’espoir de le reconquérir. Mais au bout de quelques mois, j’ai commencé à ne plus avoir de nouvelles. Un jour, je me suis rendue à son studio. Jacques avait embarqué tout son matériel, ses films. Son plus fidèle assistant m’a dit qu’il était parti pour les États-Unis, comme ça, du jour au lendemain.

— Vous savez pourquoi ?

— C’est flou. Son assistant était persuadé qu’il avait un projet sérieux là-bas. Quelqu’un avait visionné ses films, et voulait travailler avec lui. Mais on n’en a jamais appris davantage. Plus personne n’a su ce qu’il était vraiment devenu.

— Plus personne, sauf vous…

Elle hocha la tête, les yeux vides.

— 1954, trois ans plus tard. Aucune nouvelle, et soudain, j’ai reçu un appel. Jacques me demandait de venir à Montréal, il avait quelques journées de travail pour moi, et il me payait royalement. Moi, je trimais. C’était l’époque où je retirais davantage de vêtements devant une caméra que dans la vie privée, tout cela pour gagner trois fois rien. Tourner nue ne m’a jamais gênée, au contraire, je me disais que c’était un bon moyen de devenir une star, mais vous savez bien, les illusions perdues… Je reproduisais l’échec de Jacques, je n’arrivais pas à tourner ailleurs que dans des films minables, pour des types avec des couilles plus grosses que le ventre. Alors, sans aucune hésitation, j’ai accepté, j’avais besoin d’argent. Et c’était aussi pour moi une occasion de le revoir, qu’on se retrouve, peut-être ? Je lui ai demandé de m’envoyer le scénario, il m’a dit que ce n’était pas nécessaire. Je me suis jetée à l’eau, à l’aveugle. Il m’a versé la moitié de la somme, a payé mon voyage, et me voici au Canada…

L’inquiétude ne la quittait plus. Les deux flics étaient scotchés à ses lèvres. Lucie en avait oublié de prendre des notes. Judith se laissait piéger par le champagne, son expression variait entre la colère, la tendresse, la peur. Tout remontait à la surface, après plus de cinquante ans au fond du trou.

— Quand je pose le pied sur le sol canadien, je comprends immédiatement que j’ai fait une erreur. Jacques a un regard que je n’ai plus jamais revu chez un homme. Lubrique, froid, indifférent. Il a le crâne presque rasé, l’air d’un sale type. Il ne me serre même pas dans ses bras, moi, celle avec qui il a passé tant de nuits. Il m’emmène sur le lieu du tournage, sans me donner la moindre explication sur ses longues années d’absence, sur sa carrière. Nous arrivons dans de vieilles usines de tissus, complètement abandonnées, du côté de Montréal, j’ignore où précisément. Il n’y a que lui, sa caméra, son matériel, et des individus gantés, vêtus de noir. Je ne vois pas leurs visages, ils sont cagoulés. Il y a aussi des matelas, de la nourriture pour plusieurs jours. La pièce est aménagée au fond d’un entrepôt… Je comprends que je vais passer mes journées, mes nuits dans cet endroit lugubre. Et là, j’entends sa voix. « Tu te fous à poil, Judith, tu danses et tu te laisses faire. » C’était l’automne, j’avais froid, peur, mais j’ai obéi. J’étais payée pour. Cela a duré trois jours. Trois jours d’enfer. Vous avez vu les scènes de sexe dans le film, je suppose, vous connaissez la suite…

— Nous n’avons pas vu les scènes dans leur intégralité, corrigea Sharko. Juste des images fixes, et cachées. Des images subliminales.

La vieille femme avala sa salive difficilement.

— Encore l’un de ses tours de passe-passe…

Le commissaire se pencha vers l’avant.

— Parlez-nous des autres séquences. Vous, nue dans ce champ, étalée dans l’herbe, comme morte.

Judith se raidit.

— C’était la deuxième grosse partie du tournage : je devais rester allongée, immobile et nue, dans une pâture, proche des usines. Dehors, il faisait à peine cinq degrés. Deux hommes, parmi ceux qui m’avaient fait l’amour, ont maquillé mon ventre d’une plaie écœurante. Mais quand je me couchais dans l’herbe, je tremblais, j’avais froid et claquais des dents. Jacques était en colère devant mon incapacité à ne pas bouger. Il a sorti une seringue de sa poche, et m’a demandé de tendre le bras. Il… (Elle porta une main à sa bouche.) Il m’a dit que ça m’éviterait d’avoir froid et de trop bouger… Puis que ça dilaterait mes pupilles, aussi, comme un vrai cadavre.

— Vous l’avez fait ?

— Oui. Je voulais le reste de la somme due, j’avais fait le voyage et je voulais satisfaire Jacques. On avait vécu ensemble, je croyais le connaître. Quand il m’a piquée, je me suis immédiatement sentie déconnectée du monde, je n’avais plus froid et j’étais presque incapable de bouger. On m’a couchée dans l’herbe.

— Avez-vous une idée du produit injecté ?

— Je crois qu’il s’agissait de LSD. Bizarrement, ces trois lettres dont j’ignorais à l’époque la signification me revenaient en tête chaque fois que je repensais à cette scène, des semaines plus tard. Il les avait sans doute prononcées pendant que j’étais dans les vapes.

Les yeux des flics se rencontrèrent. LSD… La drogue expérimentale utilisée pendant le programme Artichoke, sujet de l’un des livres dérobés chez Szpilman.

— … Jacques a toujours aimé le réalisme, la perfection. Le maquillage ne lui suffisait pas, alors…

Judith se redressa et souleva brusquement le bas de sa robe, dévoilant sans complexe sa nudité. Son ventre bronzé était lardé de cicatrices blanchâtres, qui donnaient l’impression de petites sangsues sous sa peau. Sharko se recula sur sa chaise dans un soupir, tandis que Lucie restait immobile, la bouche crispée. Voir ce corps usé et pétri de souffrances passées, sous le soleil marseillais, avait quelque chose de sinistre.

Judith lâcha le tissu, qui retomba jusqu’à ses genoux.

— Pendant les lacérations, je ne sentais pas la douleur, je ne comprenais même pas ce qui m’arrivait, j’avais comme… des hallucinations. Jacques a filmé ainsi des heures et des heures, ajoutant de nouvelles entailles. Elles étaient superficielles, le sang ne coulait pas, alors il les amplifiait avec le maquillage. Il y avait quelque chose d’effroyable dans ses yeux, pendant qu’il me tailladait. Alors j’ai compris…

Les flics gardèrent le silence, l’incitant à poursuivre.

— J’ai compris que cette actrice colombienne, il l’avait vraiment tuée. Il était allé au bout, c’était évident.

Sharko et Lucie se regardèrent brièvement. Judith était au bord des larmes.

— J’ignore de quelle façon il s’est débrouillé avec la justice française, il a dû présenter un sosie de cette pauvre femme et ils n’y ont vu que du feu. Mais en ce qui me concerne, il n’a pas menti. Cet argent, il me l’a réellement donné.

Lucie serra davantage son crayon. Jacques Lacombe paraissait aisé puisqu’il avait grassement payé Judith. S’il avait réussi à imposer son cinéma aux États-Unis, à s’enrichir quelque peu, que fichait-il au fond d’entrepôts miteux du Québec, à tourner des scènes infernales ?

— De retour en France, j’étais amochée, mais j’avais de quoi vivre décemment et sortir la tête de l’eau. J’ai eu la chance de rencontrer un homme bon par la suite, qui avait vu mes films et m’a aimée malgré tout.

Lucie parla d’une voix douce. En dépit de toute sa richesse, cette femme lui faisait pitié.

— Et vous n’avez jamais rien dit à la police ? Vous n’avez jamais porté plainte ?

— À quoi bon ? Mon corps était bel et bien fichu, et je n’aurais même pas eu l’autre moitié de l’argent. J’aurais tout perdu.

Le commissaire fixa Judith dans les yeux.

— Savez-vous pourquoi il tournait ces scènes, madame Sagnol ?

— Non, je vous ai dit que j’ignorais le contenu de…

— Je ne vous parle pas du contenu du film. Je vous parle de Jacques Lacombe. Jacques Lacombe, qui vous rappelle, vous, après plusieurs années sans nouvelles. Jacques Lacombe, qui se penche sur vous pour vous mutiler. Jacques Lacombe, qui vous filme dans les positions les plus provocantes… Pourquoi construire un film avec de telles scènes ? Quel en était le but, selon vous ?

Elle réfléchit. Ses doigts trituraient le gros saphir qu’elle portait au majeur.

— Pour nourrir les âmes perverses, commissaire…

Elle se perdit dans un long silence, avant de reprendre :

— Leur offrir le pouvoir, le sexe et la mort à travers le cinéma. Jacques ne voulait pas seulement provoquer ou choquer par l’image. Il a toujours souhaité que l’image agisse sur le comportement humain, c’était le but même de son œuvre. C’est sans doute pour cela qu’il s’est tant intéressé à la pornographie… Car un homme qui visionne un film porno, que fait-il ?

De la main, elle mima un geste sans ambiguïté.

— L’image agit directement sur ses pulsions, sa libido, l’image le pénètre et lui dit d’agir. Voilà, au fond, ce que désirait Jacques. Là-bas, il parlait toujours d’un drôle de truc quand il suggérait le pouvoir de l’image…

— Quel truc ?

— Le syndrome E. Oui, c’est cela, le syndrome E.

Sharko sentit sa poitrine se resserrer. C’était la deuxième fois que le terme revenait, et toujours dans ces circonstances sinistres.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je n’en sais strictement rien. Il répétait toujours cela. Le syndrome E, le syndrome E… Comme s’il s’agissait d’une obsession. Une quête inaccessible.

Lucie nota l’expression et l’entoura, avant de revenir à Judith :

— Aviez-vous l’impression que Lacombe travaillait avec un autre collaborateur ? Un médecin, ou un homme de science ?

Elle acquiesça.

— Un homme est aussi venu me voir, un médecin, oui, sans aucun doute. Il fournissait les seringues de LSD. Les deux se connaissaient très bien, ils étaient complices.

Le cinéaste, le médecin… Ça correspondait au profil des meurtres au Caire, à ceux de Claude Poignet, aussi. Luc Szpilman avait parlé d’un homme de trente ans environ, il ne pouvait en aucun cas s’agir de Lacombe, qui aurait été bien trop âgé aujourd’hui. Qui alors ? Un obsédé de son œuvre ? Un héritier de sa folie ?

— … Mais tout est loin, bien trop loin pour que je vous en dise davantage. Cela s’est passé voilà un demi-siècle, et tout ce qui eut lieu là-bas est fragmenté dans ma tête. Quand on sait aujourd’hui les dégâts qu’a causés cette saloperie de LSD, j’ai de la chance d’être encore en vie.

Sharko vida sa flûte et se leva.

— Nous aimerions que vous visualisiez tout de même ce film dans son intégralité, au cas où certains détails vous reviendraient en mémoire.

Elle approuva mollement. Les flics la sentaient bouleversée.

— Qu’a-t-il fait, Jacques, pour qu’après cinquante-cinq ans, vous vous intéressiez à lui ?

— Nous l’ignorons encore, malheureusement, mais une enquête autour de cet étrange film est en cours.

Une fois le visionnage terminé, Judith expira longuement. Elle s’alluma une cigarette longue, au bout d’un porte-cigarette, et expira un volute de fumée.

— C’est tout lui, cette manière de filmer, cette obsession des sens, ce jeu avec les caches, la lumière, et cette ambiance poisseuse. Arrangez-vous pour visualiser ses courts métrages, les crash movies, et vous comprendrez.

— Nous le ferons. Ce film ne vous suggère rien d’autre ? Les décors, les visages de ces enfants.

— Non, non, désolée.

Elle paraissait sincère. Sharko sortit une carte vierge de son portefeuille, sur laquelle il nota son nom et son numéro de téléphone.

— Au cas où d’autres détails vous reviendraient.

Lucie lui tendit également sa carte.

— N’hésitez surtout pas.

— Jacques est-il toujours en vie ?

Sharko lui répondit du tac au tac.

— Le savoir et le retrouver sont désormais notre priorité.

Загрузка...