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Sharko pressait son crâne entre ses mains.

— Le tueur était sans doute là… Présent après chaque massacre, pour voler les cerveaux.

Blême, Lucie était revenue s’asseoir sur le lit. Elle considérait l’écran, les yeux vides.

— Szpilman se fichait des raisons politiques, ethniques ou existentielles des génocides. Il traquait quelque chose dans ces massacres où des pères, des enfants parfaitement normaux, se mettaient soudain à tuer. Juste avant de mourir, Philip Rotenberg m’avait parlé de recherches que menait le Belge sur cette fameuse contamination mentale. Il m’avait dit qu’il existait peut-être un phénomène qui, par sa violence, modifiait la structure cérébrale.

— Comme un virus, tu veux dire ?

— Oui, sauf qu’il n’y aurait rien de réellement physique ou organique. Juste… quelque chose qui passerait par l’œil et irait directement modifier le comportement humain, libérant de la violence.

— Une forme d’hystérie collective criminelle.

— En quelque sorte. Depuis que j’ai visualisé le film avec les gamines dans la pièce blanche, j’ai une image en tête : celle d’une escadrille d’avions de guerre. Le premier avion, l’élément déclencheur, se met à virer vers le sol, et les autres avions font exactement la même chose, les uns derrière les autres, comme si un fil invisible les reliait. Et si c’était cela, le fameux syndrome E ? Un individu déclencheur, ultraviolent, qui agit, puis la contamination mentale de la violence se propageant quasi instantanément d’individu en individu ? Et si c’était le but des expériences cachées dans le film de Lacombe ? Tenter à tout prix de créer le phénomène devant une caméra ? Établir la preuve concrète de son existence ?

Sharko marchait de façon mécanique dans la chambre. Plus rien n’existait autour. L’affaire l’absorbait, et ce que racontait Henebelle lui paraissait à la fois farfelu et d’une justesse effroyable. Szpilman, de par ses recherches personnelles et son acharnement, avait compris. Il avait passé des années à fouiller dans des livres, contacté des photographes de guerre, rassemblé des clichés, sur les traces d’une découverte épouvantable. Au final, le film tombé sans doute par un hasard provoqué entre ses mains, avait été la brique originelle de ses recherches, celle qui lui manquait pour comprendre l’essence même de sa quête.

— Des gens, sur cette planète, cherchent à comprendre d’une façon médicale, je dirais presque chirurgicale, comment fonctionne ce phénomène, filmé de manière officielle par Lacombe voilà plus de cinquante ans dans le cadre d’expériences secrètes. La contamination mentale de la violence à partir d’un déclencheur. C’est ça, le syndrome E.

— La contamination mentale de la violence à partir d’un déclencheur, répéta Lucie. Un phénomène rare, aléatoire, qui frappe n’importe où, n’importe quand. On n’arrive pas à l’étudier facilement en laboratoire, alors on fouille sur le terrain. Sur les lieux de massacres, au cœur des phénomènes d’hystérie collective. On cherche dans la tête des morts une trace, un indice.

Sharko poursuivait sa pérégrination, la main au menton.

— Chastel avait connaissance de l’existence du syndrome E, et cela signifie deux choses. La première, c’est que ce dossier, qui était, dans les années cinquante, entre les mains de la CIA, est arrivé dans celles des services secrets français. Et la seconde, c’est… intrinsèque à la Légion elle-même. Il s’agit d’un endroit où les hommes, surtout pendant les phases de sélection, sont poussés au bout de leurs limites physiques et psychiques. Où n’importe quel détail peut soudain tout faire exploser.

— La Légion serait un territoire propice à l’apparition de la contamination mentale, c’est ce que tu veux dire ?

— Exactement. Rappelle-toi la photo de ces soldats face aux mères juives et leurs enfants, ou de ces Hutus, avec leurs haches brandies, la violence inhérente à ces scènes, leur contexte. Il y a sans aucun doute des facteurs initiaux à l’apparition du syndrome, comme le stress, la peur, le conditionnement extérieur.

— La guerre, l’enfermement… Tout ce qui a trait à une forme quelconque d’autorité. La bonne sœur a parlé du stress des gamines, que l’on enfermait dans les salles en leur criant dessus.

Sharko acquiesça avec conviction.

— Absolument. Avant sa fonction de chef de corps, Chastel dirigeait des stages de survie en Guyane, un enfer à rendre les légionnaires fous. Il y a peut-être eu une manifestation du syndrome, là-bas. De ce fait, Chastel intéresse peut-être notre voleur de cerveaux. Il passe alors par les services secrets, avant de revenir à Aubagne. Je pense qu’il a obtenu cette place de chef de corps pour essayer de déclencher le syndrome E au sein même de ses effectifs, afin qu’on puisse l’étudier sur des êtres vivants.

— Une espèce d’incubateur. L’équivalent des expériences de 1955, mais à ciel ouvert.

— Oui. Et il a été pris à son propre piège. Mohamed Abane, individu particulièrement agressif, est devenu incontrôlable et a entraîné quatre hommes dans sa folie. Ils ont été abattus probablement avant que Chastel puisse intervenir. De ce fait, le colonel a immédiatement pris les choses en main. Lui, son sbire Manœuvre et notre « voleur de cerveau » se sont mis à l’ouvrage : ouverture des crânes, énucléation, enterrement des corps.

Sharko se leva et agita son listing des participants à SIGN, au bord de la nausée.

— Manœuvre et Chastel n’étaient que des seconds couteaux. Il nous faut le vrai tueur. Celui qui a mutilé les Égyptiennes. Celui qui, depuis toutes ces années, se déplace probablement de pays en pays pour ouvrir les crânes. Le grand manitou. Il est là-dedans, devant nous, dans cette liste de noms. La Birmanie nous fait remonter vingt-deux ans en arrière. S’il est effectivement allé là-bas après le massacre, notre assassin doit aujourd’hui avoir au moins quarante-cinq ans.

Sharko se referma comme une huître, se plongea dans sa liste et se mit à biffer des noms. Encore secouée, Lucie en profita pour se connecter au wi-fi de l’hôtel. Elle tapa alors dans Google l’identité « Peter Jameson », qui ne donna rien de probant. Elle entra ensuite « James Peterson ». Des résultats s’affichèrent.

— Franck ? Tu devrais venir voir… Un James Peterson correspond à nos critères.

Sharko ne l’entendit pas, elle dut répéter. Il leva les yeux vers elle et pointa sa liste.

— Je pense que j’arriverai à en éliminer cinquante pour cent.

Il s’approcha. Lucie désigna l’écran. Elle avait cliqué sur un article Wikipedia concernant l’individu. La photo représentait un petit homme maigre, aux traits anguleux et au regard intransigeant.

Les deux flics lurent en silence. James Peterson… Parents immigrés de New York vers la France. Né à Paris en 1923. Un surdoué qui intègre l’Université à quinze ans. Il fut un temps professeur associé de physiologie, avant de se pencher sur l’étude du système nerveux alors qu’il n’avait pas vingt ans. Puis il migra aux États-Unis, à l’université de Yale, où il se spécialisa dans les recherches sur la stimulation directe du cerveau par des techniques électriques et chimiques… Ce fut d’ailleurs le sujet principal de son seul et unique ouvrage, sorti en 1952, intitulé Le Conditionnement du cerveau et la liberté de l’esprit. En 1953, étrangement, Peterson quitta la scène scientifique et ne fit plus jamais parler de lui.

Lucie entreprit d’autres recherches qui ne leur en apprirent pas beaucoup plus. Peterson avait bel et bien disparu. Mais les flics connaissaient désormais sa destination d’après 1953 : le Mont-Providence, sous l’identité hydride de Peter Jameson. Il avait été recruté par la CIA, comme les autres, pour faire des expériences avec des enfants. Pour l’heure, la piste s’arrêtait là. Les flics attendaient l’appel du gendarme Pierre Monette pour des informations plus précises.

Lucie cliqua sur le lien du livre écrit à l’époque par James Peterson. L’image de la couverture apparut alors, plongeant les deux flics dans une stupeur vertigineuse.

Elle représentait un taureau d’une taille démesurée, nez à nez avec un petit homme à la moustache blonde, qui avait les mains dans le dos et qui souriait. James Peterson lui-même.

— Le taureau face à l’humain, comme dans le film de Lacombe, fit Sharko. De quoi parle ce fichu livre, précisément ?

En quelques clics, Lucie obtint un bref descriptif de l’ouvrage. Elle lut, à voix haute :

— « Les progrès de la physiologie sont tels qu’il est possible, aujourd’hui, d’explorer le cerveau, d’inhiber ou d’exciter l’agressivité, de modifier les comportements maternels ou sexuels. Le chef tyrannique d’une bande de singes cède le pas à ses subordonnés pour peu qu’on parvienne à stimuler une zone particulière de son encéphale. Cet accès direct au cerveau, par le miracle de techniques physiques surprenantes, constitue peut-être une étape plus décisive dans l’histoire de l’humanité que la maîtrise de l’atome. »

Sharko se redressa. Il percevait que dans les pages de cet ouvrage se cachait à l’évidence leur solution. Il enfila sa veste posée au bout du lit, prit sa liste et se dirigea vers la porte :

— Suis-moi. En attendant l’appel du gendarme, nous allons voir les horreurs que cache vraiment ce livre.

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