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Bergerie d’Arcanu, le 23 août 1989


— Clo? Clo?


Tú me estás dando mala vida


— Clo?

Lentement, Clotilde fit glisser le casque posé sur ses oreilles. Contrariée. La voix de Manu Chao et les cuivres de la Mano Negra grésillèrent dans le silence des pierres chaudes, à peine plus forts que les grillons derrière les murs de la bergerie.

— Ouais?

— On y va…

Clotilde soupira sans bouger du banc où elle était installée, un tronc fendu en deux qui lui râpait les fesses. Elle s’en fichait. Elle aimait bien cette position décontractée, limite provoc, les pierres qui lui tailladaient le dos sous sa robe de toile, l’écorce et les échardes qui lui grattaient les cuisses à chaque fois que sa jambe battait le rythme de la fanfare de la Mano. Son cahier sur les genoux, son stylo entre les doigts. Assise en boule. Ailleurs. Libre. Contraste total avec la belle-famille, raide, corse, corsetée. Elle augmenta le son.


Se la traga mi corazón


Ces musicos étaient des dieux! Clotilde fermait les yeux, ouvrait les lèvres, elle aurait tout donné pour être téléportée au premier rang d’un concert de la Mano Negra, prendre trois ans, trente centimètres, trois tailles de bonnet le temps de ce voyage éclair. Faire gigoter de bons gros seins sous un tee-shirt noir trempé de sueur, sous le nez des guitaristes en transe.

Elle ouvrit les yeux. Nicolas se tenait toujours devant elle. L’air emmerdé.

— Clo, tout le monde t’attend. Papa va pas…

Nicolas avait dix-huit ans, trois ans de plus qu’elle. Plus tard, son frère serait avocat. Ou responsable syndical. Ou négociateur au sein du GIGN, le type qui parlemente avec les braqueurs coincés dans la banque pour faire sortir un par un les otages. Nicolas adorait jouer les enclumes. Se faire taper dessus, prendre les chocs, encaisser. Ça devait lui donner l’illusion qu’il était plus costaud que les autres, plus raisonnable, plus fiable. Sans doute que ça lui serait utile toute sa vie.

Clotilde tourna le regard et observa un instant les lunes jumelles au large de la pointe de la Revellata, l’une tombée dans l’eau, l’autre accrochée au ciel sombre; on aurait dit deux fugueuses poursuivies par le phare de la presqu’île, la première tremblante et la seconde effarée. Elle hésita à refermer les yeux. C’était si simple au fond de se téléporter sur une autre planète.

Coordination des deux paupières.

Un, deux, trois… rideau!

Mais non, elle devait les garder ouverts, profiter des dernières minutes, écrire dans le cahier posé sur ses genoux, avant que son rêve ne s’envole. Graver les mots sur la page blanche. Une urgence. Absolue.


Mon rêve se passe juste à côté, mais dans très longtemps, plage de l’Oscelluccia, j’ai reconnu les rochers, le sable, la forme de la baie, ils sont toujours pareils. Pas moi, moi, je suis devenue vieille. Une mamie!


Cela dura quoi? Deux minutes? Le temps que Clotilde écrive encore une dizaine de lignes, le temps de Rock Island Line. Elles ne sont pas longues, les chansons de la Mano Negra.

Papa prit cela pour une provocation. Ce n’en était pas une pourtant. Pas cette fois. Il l’attrapa par le bras.

Clotilde sentit le casque s’envoler, puis l’écouteur droit rester coincé dans une touffe de ses cheveux noirs collés de gel. Son stylo tomba dans la poussière. Le cahier resta posé sur le banc sans qu’elle ait le temps de le saisir, de le glisser dans son sac, de le cacher au moins.

— Papa, tu me fais mal, merde…

Papa ne rajouta rien. Calme. Froid. Lisse. Comme d’hab… Un morceau de banquise échoué en Méditerranée.

— Tu te dépêches, Clotilde. On part pour Prezzuna. Tout le monde t’attend.

La main poilue de papa emprisonna son poignet. Le tira. Sa cuisse nue se brûla au banc de bois. Il ne lui restait plus qu’à espérer que ce soit Mamy Lisabetta qui ramasse son cahier, le range avec le reste de ses affaires éparpillées en bordel dans la ferme, sans l’ouvrir, sans le lire. Elle le lui rendrait demain. Elle pouvait faire confiance à Mamy.

A elle seule…

Papa la traîna ainsi sur quelques mètres, puis la poussa devant lui, comme on lâche la main d’un bébé qui commence à marcher seul, restant quelques pas derrière elle, bras en tenaille. Dans la cour de la bergerie, autour de la grande table, toute la sainte famille la regardait, visages de cire figés, bouteilles de vin vidées, bouquets de roses jaunes fanés. Papé Cassanu, Mamy Lisabetta, la tribu… On aurait dit l’annexe du musée Grévin. Le pavillon des Corses. Les cousins inconnus de Napoléon.

Clotilde se força pour ne pas exploser de rire.

Jamais papa n’aurait levé la main sur elle, mais il restait cinq jours de vacances. Elle devait ne pas trop en rajouter, question insolence, si elle ne voulait pas que son Walkman, son casque et ses cassettes finissent balancés au large de la pointe de la Revellata, si elle voulait retrouver son cahier, si elle voulait revoir Natale et peut-être même croiser Orophin, Idril et leurs bébés dauphins, si elle voulait avoir suffisamment de liberté pour espionner la bande de Nicolas et Maria-Chjara…

Elle avait compris le message. Clotilde trottina sans traîner les pieds jusqu’à la Fuego. Changement de programme donc, on part pour Prezzuna? OK, elle irait sagement écouter ce concert de polyphonies dans cette chapelle perdue dans le maquis, avec papa, maman et Nicolas. Une soirée à sacrifier, ça allait. Y laisser aussi son amour-propre, ça, c’était plus dur à avaler.

Elle vit juste son Papé Cassanu se lever, fixer papa, et papa lui faire signe que tout allait bien. Le regard de son Papé lui fit peur. Enfin, plus que d’habitude.


La Fuego était garée en contrebas, dans le chemin qui descendait vers la Revellata. Maman et Nicolas étaient déjà assis dans la voiture. Nicolas se poussa pour lui faire une place sur la banquette arrière, avec un petit sourire complice cette fois. Lui aussi, ce concert dans cette église perdue dans le maquis, cette obsession de papa, ça l’emmerdait.

Plus qu’elle, même; beaucoup plus qu’elle. Mais Nicolas était décidément très fort pour ne rien laisser paraître. Plus tard, après sa licence d’enclume, il serait peut-être même président de la République, comme Mitterrand, il apprendrait à tout encaisser pendant sept ans sans broncher, pour se faire réélire les doigts dans le nez à la fin… Rien que pour le plaisir d’en prendre plein la gueule pendant encore sept ans.

Papa roulait vite. Comme souvent depuis qu’il avait acheté sa Fuego rouge. Comme souvent quand il était énervé. Une colère silencieuse. Maman posait de temps en temps sa main sur son genou, sur ses doigts quand il passait les vitesses. Il était le seul à vouloir aller écouter ce foutu concert. Ça devait se bousculer dans sa tête, les gosses ingrats, sa femme qui les défend, les racines insulaires oubliées, leur culture, leur nom à respecter, sa tolérance, sa patience; le «pour une fois», «un seul soir, c’est pas trop vous demander, merde!».

Les virages défilaient. Clotilde avait à nouveau posé le casque sur ses oreilles. Elle avait toujours un peu peur sur ces routes corses, même de jour, surtout de jour, quand ils croisaient un car, un camping-car; c’était une folie, les corniches, sur cette île. Elle pensa qu’à la vitesse où papa roulait pour passer ses nerfs, ou ne pas arriver en retard, ou être au premier rang dans sa chapelle sous les châtaigniers, s’il croisait une chèvre, un sanglier, n’importe quelle bestiole en liberté, c’était fini…


Il n’y eut aucune bestiole. Du moins, Clotilde n’en vit aucune. Et personne n’en retrouva jamais la moindre trace. Même si ce fut l’une des hypothèses envisagées par les gendarmes.

C’était un virage serré au bout d’une longue ligne droite, après la presqu’île de la Revellata; un virage surplombant un ravin de vingt mètres. Un éboulis appelé Petra Coda.

De jour, le point de vue était vertigineux.

La Fuego heurta la rambarde de bois de plein fouet.

Les trois planches séparant la route du précipice firent ce qu’elles purent. Elles se tordirent sous l’impact du choc; explosèrent les deux phares de la Fuego; griffèrent le pare-chocs.

Avant de céder.

Ce fut à peine si elles ralentirent la vitesse de la voiture. Elle continua, tout droit, exactement comme dans ces dessins animés où le héros court dans le vide, s’arrête enfin, regarde ses pieds, étonné, panique soudain… et tombe comme une pierre.

Clotilde ressentit cela. Que la Fuego ne touchait plus terre. Que le monde réel était en train de disparaître. Comme une faille dans la raison, quelque chose qui ne peut pas arriver, pas en vrai, pas à eux, pas à elle.

Elle pensa cela une fraction de seconde, juste avant que la réalité explose. Que la Fuego se fracasse contre les rochers d’abord, rebondisse deux fois ensuite.

La cage thoracique et la tête de papa explosèrent contre le volant quand la voiture percuta à la verticale les blocs de pierre. Celle de maman fut écrasée lors du second tonneau contre le rocher qui traversa la portière. Au troisième, le toit s’ouvrit sur eux comme une mâchoire d’acier.

Le dernier choc.

La Fuego s’arrêta là, dans un équilibre instable, dix mètres au-dessus de la mer calme.

Puis le silence.

Nicolas se tenait à ses côtés. Droit. Sanglé.

Il ne serait jamais président, même pas délégué du personnel dans une boîte de merde. Tué dans l’œuf. Une enclume, qu’il disait. Tu parles. Une coquille de poussin, un cartilage de moineau dans la gueule d’un monstre. Son corps de pantin ratatiné par un toit éclaté en étoile.

Paupières fermées. Ailleurs pour l’éternité.

Un, deux, trois. Rideau!


Curieusement, Clotilde n’avait mal nulle part. Les gendarmes expliquèrent plus tard que les trois tonneaux avaient provoqué trois chocs, un par passager. Comme un tueur qui n’aurait eu que trois balles dans son barillet.

Elle ne pesait pas plus de quarante kilos. Elle se faufila par la vitre brisée sans même sentir les éclats de verre lacérer ses bras, ses jambes, sa robe. Elle rampa par réflexe, laissant des marques rouges sur les pierres glissantes, quelques mètres à côté de la Fuego.


Elle ne s’éloigna pas davantage. Elle se contenta de s’asseoir et de fixer le mélange de sang et d’essence qui gouttait des corps et des tôles, la cervelle qui s’échappait de leur crâne. C’est là que les gendarmes, puis les pompiers, puis les dizaines d’autres secouristes la trouvèrent, une vingtaine de minutes plus tard.

Clotilde avait un poignet cassé, trois côtes fêlées, un genou vrillé… Rien.

Un miracle.

— Vous n’avez rien, avait confirmé un vieux toubib en se penchant vers elle dans le halo bleuté des gyrophares.

Rien.

Exact!

Rien.

Tout ce qu’il lui restait à cet instant.

Les corps de papa, maman et Nicolas étaient emballés dans de grands sacs-poubelle blancs. Des types marchaient dans les rochers rouges, têtes baissées, comme s’ils cherchaient d’autres morceaux d’eux éparpillés.


— Faut vivre, mademoiselle, avait dit un jeune flic en posant une couverture de survie argentée sur son dos. Faut vivre pour eux. Pour ne pas les oublier.

Elle l’avait regardé comme un con, comme un curé qui parle de paradis. Il avait raison pourtant. Même les pires souvenirs finissent par s’oublier, si on en empile d’autres par-dessus, beaucoup d’autres. Même ceux qui vous ont cisaillé le cœur, ceux qui vous ont rayé le cerveau, même les plus intimes. Surtout les plus intimes.

Parce que de ceux-là, les autres s’en foutent.

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