— Mamy, on peut jouer dans la piscine?
Mamy répondit oui en adressant un sourire complice à ses petits-enfants. C’est toujours à elle qu’ils demandaient la permission, pas à leur mère. Leur mère ne voulait pas. Leur mère disait toujours non, pour le bain comme pour le reste.
Trop froid, trop chaud, trop mouillé, trop dangereux.
Leur mère était un peu chiante.
— Merci, Mamy Clo!
Félix et Inès bondirent, genoux ramenés à la hauteur de leur visage, jambes repliées entre leurs bras, et explosèrent la surface de l’eau. Clotilde les surveilla un instant, puis leva les yeux pour promener son regard plus loin, vers la plage de l’Alga et la pointe de la Revellata. Le bassin surplombait légèrement la presqu’île. Tursiops, le sanctuaire des dauphins, avait ouvert ses portes il y a maintenant quinze ans. Le bâtiment principal, l’accueil, le musée, les laboratoires et les salles de conférences avaient entièrement été construits en pins laricio, selon les plans originaux de Palma. Un petit chef-d’œuvre d’intégration dans son environnement naturel, d’autosuffisance énergétique solaire, éolienne et marine, de réussite pédagogique. Il ne restait rien des friches de la marina Roc e Mare, à l’exception des pierres de Brando qui avaient servi à aménager le chemin et les escaliers menant à la piscine et à l’observatoire du bassin aux dauphins.
— Tu ne viens pas te baigner, Mamy Clo?
— Laissez votre grand-mère tranquille! cria Valentine à ses enfants avant de replonger dans les colonnes de chiffres qui défilaient sur sa tablette.
Clotilde hésita. Elle nageait encore presque tous les jours de l’année, souvent avec Cirdan et Eöl, les dauphins de la réserve, ou Aranel, le marsouin qu’ils avaient sauvé des filets des pêcheurs de Centuri. Et seulement l’été avec Félix et Inès… Finalement, elle se leva, décidée à profiter d’une des dernières baignades en compagnie de ses petits-enfants. Ils remontaient dans deux jours avec Valentine, dans leur appartement au cœur de Bercy-Village, avec vue directe sur le grand bureau de papa. Clotilde resterait seule. Fin août, les touristes commençaient à être un peu moins nombreux, mais d’autres rires d’enfants résonneraient dans les couloirs du sanctuaire; dès début septembre, Turiops était investi par les écoles de Corse. C’était sa septième rentrée. Clotilde n’avait pas quitté l’île depuis sa retraite.
Son regard glissa sur l’horloge universelle accrochée au-dessus du bassin, l’indicateur perpétuel de qualité de l’eau, la station météorologique intégrée, et s’arrêta sur la plaque de bois clouée, en hommage à l’architecte, sous les innovations high-tech. Le nom de sa mère était encadré de deux fleurs d’églantier, identiques à celles plantées autour du parc, qui le fleurissaient de toutes les nuances de rose et de mauve d’avril à juillet.
Sa mère était enterrée aux côtés de son père, dans le caveau des Idrissi. Après sa libération, Palma avait vécu seule, dans un petit appartement sombre de Vernon, n’en sortant presque jamais, et Clotilde avait vécu dans la terreur que sa mère ne se réveille pas un matin, sans que personne n’en sache rien. Elle avait compris que Palma se laisserait mourir, une fois le chantier achevé, alors elle l’appelait chaque jour au téléphone, n’avait aucune confiance dans ses paroles rassurantes, insistait pour que Valentine prenne le relais pendant les vacances. Clotilde ne parvint pas à faire le tri de ses sentiments, entre tristesse et soulagement, lorsqu’un soir, en sortant du tribunal, elle découvrit sa maman sur son lit, comme endormie, sereine et apaisée; elle n’était décédée que depuis quelques heures, avait affirmé le médecin.
Palma tenait à être inhumée en Corse, auprès de son mari. On fit de la place. Dans le caveau, il y avait déjà une femme qui dormait dans son lit! On prit la décision de déplacer le corps de Salomé Romani quelques étages plus bas, auprès de celui de sa mère. Speranza s’était assoupie un soir de mai 2020, dans la cour d’Arcanu, à l’ombre du chêne vert, un panier de lentisque, d’angélique et de marjolaine fraîchement ramassées posé à ses côtés; Lisabetta avait suivi trois mois plus tard, son cœur avait lâché sans prévenir un matin, alors qu’elle arrachait les orties qui encerclaient ses orchidées.
Clotilde posa sa serviette, s’avança vers la piscine en maillot, affichant sans complexe sa silhouette de toute jeune septuagénaire. Elle se sentait encore bien dans son corps, et admirait sans jalousie ceux, parfaits, des jeunes touristes qui lisaient, dormaient ou s’embrassaient sur les transats. Une vie, pensa-t-elle, se résumait à cela: profiter de la beauté du monde. Son harmonie. Sa poésie. La contempler avant que tout ne disparaisse. Au fond, on ne meurt pas, on devient aveugle. On comprend que c’est terminé lorsque toutes les merveilles autour de nous s’éteignent.
Aujourd’hui, elles brillaient encore! Dans le bassin en contrebas, celui qui donnait directement sur la Méditerranée, Eöl, le plus jeune des dauphins, ondulait avec grâce devant Matteo, l’ange blond et musclé qui le nourrissait; les gestes calmes et précis du jeune adulte semblaient épouser la chorégraphie du cétacé. Matteo possédait un rire cristallin de Petit Prince, elle l’avait entendu pour la première fois il y a une dizaine d’années, lorsqu’elle l’avait croisé sur la plage de l’Alga en pleine lecture d’Harry Potter, et qu’elle lui avait avoué que jadis, son père… était surnommé Hagrid! Personne aujourd’hui n’aurait osé appeler ainsi Orsu, le sérieux et autoritaire gérant du camping des Euproctes.
Clotilde trempa un pied dans l’eau. Sous un parasol, sous son chapeau, sous un livre grand ouvert sur son nez, Natale dormait. Elle contrôla une envie folle de s’approcher et de l’éclabousser! De demander à Félix et Inès de l’aider à soulever d’un coup le transat et de le jeter dans l’eau, ou simplement leur suggérer de faire des bombes à côté de lui avec assez de force pour l’arroser.
Clotilde s’était séparée de Franck quelques mois après que Valentine avait fêté sa majorité. Ils avaient signé l’ordonnance de divorce en janvier 2020, par consentement mutuel, en économisant les frais d’avocat. Puis tout le reste de l’hiver, tout le printemps, tout juillet, Clotilde n’avait eu qu’une obsession: retourner en Corse, revoir Natale. Elle était libre. L’Aryon, le sanctuaire, les dauphins, tout pouvait maintenant devenir réalité, avec l’argent de Lisabetta, les plans de Palma, le marketing de Valentine qui entamait une prépa HEC.
La nouvelle avait circulé, et Clotilde avait reçu une longue lettre d’Aurélia, lui expliquant que si elle revenait en Corse, et que Natale voulait la rejoindre, si c’était son choix, elle ne s’y opposerait pas… (Il y avait beaucoup de «si» dans la lettre d’Aurélia.) Même si Aurélia continuerait d’aimer Natale, même si elle croyait avec sincérité avoir été la femme dont il avait besoin, même si elle avait su le protéger des fantômes toutes ces années, même si elle l’avait accompagné sur la pointe des pieds, depuis qu’il était revenu à la vie. Même si Natale ne l’avait jamais aimée, il n’aurait pas été plus heureux avec une autre.
Et c’était vrai, Clotilde le savait… C’est Aurélia qui avait coordonné le projet Turiops imaginé par Natale. Elle avait bâti presque malgré lui ce sanctuaire des dauphins; Natale en avait l’envie, mais pas l’énergie. Natale était velléitaire. Un amant extraordinaire, se souvenait Clotilde, mais un homme que sans doute elle n’aurait jamais supporté. Elle avait tant maudit ses lettres enflammées suivies de longs mois de silence; ses promesses magnifiques si vite oubliées… L’amour était passé. Natale resterait un complice, un garçon pour lequel elle conserverait une infinie tendresse, mais Aurélia l’aimait bien mieux qu’elle. Après son divorce, Clotilde avait pris quelques amants, quelques compagnons de route, jolis, intelligents, brillants. Parfois mariés, parfois étrangers. Quand elle en gardait un en août, le 23, elle l’emmenait à la Casa di Stella faire l’amour toute la nuit. Sous les étoiles.
— Attention, Mamy!
Clotilde sursauta, leva les yeux vers le grand plongeoir qui se détachait dans le ciel d’un bleu absolu. Avec un peu d’appréhension. Elle ne pouvait plus voir quelqu’un se jeter dans le vide sans repenser à Cassanu.
Autour de la piscine, les touristes en tongs en restèrent médusés.
Le corps traversa l’eau comme une flèche, presque sans qu’aucune goutte ne gicle.
Un plongeon superbe.
De professionnel.
De sirène.
Maria-Chjara resurgit quelques secondes plus tard. L’ondine septuagénaire fit jaillir de son maillot blanc transparent deux seins tendus comme des obus.
Félix et Inès applaudirent. Ils adoraient tatie Maria.
Clotilde éclata de rire. Elle et Maria-Chjara étaient devenues amies. Maria aimait raconter qu’elle se faisait regonfler les seins chaque année, avant l’été. Le jour où elle mourrait, on l’allongerait sur le dos dans son cercueil mais grâce à eux, ils ne pourraient pas fermer le couvercle!
Et pas de polyphonies corses, de lamenti ou de voceri le jour de son enterrement.
Elle réajusta son maillot transparent devant les hommes aux torses épilés taillés en V, stupéfaits par la mémé. Devant leurs femmes scandalisées, victimes consentantes de la dictature de la beauté.
Le temps est assassin.
Parfois, il a des circonstances atténuantes.
— Tu viens, Mamy? hurlèrent Félix et Inès.
Clotilde sourit et se laissa bercer par une douce mélancolie en observant Natale perdu dans ses rêves, Valentine concentrée sur ses comptes, puis Maria-Chjara cligner un œil au beau Matteo qui terminait de nourrir son bébé dauphin.
Sempre giovanu.