Lundi 21 août 1989, quinzième jour de vacances,
ciel bleu lotus et bouche cousue
Il devait être presque midi, j’étais peinarde dans ma grotte des Veaux Marins, au frais, à lire L’Histoire sans fin en secret, Les Liaisons dangereuses planquées sous mes fesses, quand Nicolas est venu m’attraper. Lorsqu’il est rentré dans ma grotte, on aurait dit un gros ours qui commençait par me priver de soleil pour me faire paniquer.
Pour m’empêcher de lire ensuite. J’ai quand même profité de l’obscurité pour remplacer vite fait Bastien et sa coupe au bol contre Valmont et sa marquise. Dès que Nico bougeait, sa silhouette noire se découpait avec le soleil accroché derrière son dos, comme dans un film où l’inspecteur braque l’ampoule de la lampe dans les yeux de l’accusé.
— Faut que je te parle, Clo.
Ben vas-y…
Là il prend son air sérieux, et généralement, ça cache une monumentale connerie.
— Je sais que tu adores fouiner, espionner, jouer à ta petite souris et tout écrire dans ton cahier, mais cette fois-ci, faut que tu te tiennes à l’écart. Faut même pas que tu te taises, mieux que ça, faut que tu ne cherches pas à savoir.
— Que je ne cherche pas à savoir quoi?
J’adore faire enrager mon grand frère.
— Clo, je suis sérieux.
Il se voûte un peu, comme sous le poids de la révélation, ou juste pour ne pas se cogner au plafond de ma grotte. Le résultat est le même, plein soleil dans ma figure et, là, mon inspecteur la Bavure ajoute:
— Je suis amoureux!
Rien que ça.
— De qui ça? De Chjara?
Il a pas aimé comme je l’ai appelée, lui doit l’appeler seulement Maria, ou Mary, ou MC, à l’anglaise, Aime-Si.
Il a pas aimé non plus, mais alors pas du tout, la façon dont je l’ai regardé. Un peu comme s’il avait dit aux parents qu’il voulait arrêter le lycée pour devenir footballeur professionnel. Du coup, j’ai insisté, en agitant mon livre devant son nez.
— Faut pas confondre, c’est pas de l’amour, frérot, c’est juste de l’excitation. De l’excitation entre garçons à cause de la compétition. A celui qui sera le premier à lui toucher les nichons.
J’adore être vulgaire avec mon grand frère.
— C’est sûr que les mecs vont pas courir pour toucher tes œufs sur le plat…
Connard! Ça je le recopie uniquement parce qu’il l’a vraiment dit, j’espère que vous êtes touché par ma sincérité, mon lecteur du fond de la galaxie.
Alors on oublie. J’adore me réconcilier avec mon grand frère.
— OK, Casanova, qu’est-ce que tu veux de moi?
— Rien… Juste que tu ne restes pas dans mes pattes, tu gardes tes distances, tu n’attires pas les parents sur moi… Au besoin même, tu les éloignes, tu leur racontes des bobards quand je ne suis pas là, qu’on joue de la gratte du côté de la plage de l’Oscelluccia ou qu’on construit une cabane dans les bois de Belloni avec Filip et Estefan, n’importe quoi, je te demande seulement de me couvrir deux jours, jusqu’au soir du 23.
— La Sainte-Rose? Il se passe quoi, ce soir-là? Tu vas cueillir ton bouquet de Rosa canina, comme papa? Le bouquet du vainqueur? Le grand gagnant de la tombola? Après la lambada, tu vas danser la foumoila? La foumoila dans la chatachjara.
J’adore vraiment trop être vulgaire avec mon grand frère. Il peut rien dire, c’est lui qui m’a tout appris.
— Ce soir-là, je décolle, ma sœurette, et hors de question que tu connaisses la vraie destination. Peut-être qu’on t’offrira la boîte noire, dans des années.
— Quand avec ta Chjara, vous serez mariés, avec des mouflets. C’est ça?
Nico change de position, me masque à nouveau le soleil et repasse en mode négatif.
Juste une ombre.
— C’est ça. On t’invitera.
J’hésite à insister.
— Mouais… Et t’es vraiment sûr?
— De quoi?
— D’être le premier à butiner ta belle orchidée? La compétition est féroce, non?
— Oui, je suis sûr!
— Et la concurrence?
— C’est comme un jeu de stratégie, ma belle, faut avoir quelques coups d’avance.
— Tu m’expliques? Ta stratégie?
L’ombre se penche, s’assoit à côté de moi, m’enveloppe, protectrice. Nicolas m’a tout appris, il ouvre la piste dans le maquis de ma vie.
— Je ruse, ma sœurette. Tu sais, comme dans ce livre que tu fais semblant de lire, Les Liaisons dangereuses. J’intrigue, j’invente un plan, j’ai un schéma dans la tête, un schéma simple, un cercle, avec les prénoms de toute la bande, un gars une fille, un gars une fille, un gars une fille, et des flèches qui les relient, comme dans ce jeu, le killer, où chacun doit tuer quelqu’un tout en étant tué par un autre. C’est dingue ce que c’est facile, il suffit de souffler à une fille qu’un gars craque pour elle, ou à un gars qu’une fille l’a remarqué, et zou, le tour est joué. J’ai branché Aurélia, qui aurait bien aimé sortir avec moi, sur Hermann le cyclope, qui lui aurait préféré sortir avec Maria. Et comme Maria aimait plutôt bien Cervone, même si je me demande ce qu’elle peut trouver à Spinello junior, j’ai branché ce fils à papa avec une fifille à papa, plus coquine que tu ne crois: Aurélia. Et hop, le cercle est bouclé…
Aurélia! Sous son air de sainte-nitouche et derrière ses gros sourcils, elle serait prête à sauter sur tout ce qui bouge? Alors que sous ses airs de Maria-couche-toi-là, la Chjara ne coucherait avec personne, sauf mon Nicolas? Il ne se monterait pas un film, mon Valmont des campings? A mon avis, ses doigts de fée n’ont pas encore fait vibrer la corde de son string.
Même s’il y croit.
— Alors tu promets? Tu m’aides? Tu me couvres?
— Si c’était l’inverse, si j’avais un amoureux, tu le ferais pour moi?
— Je le ferai… Le jour où tes seins auront poussé.
Enfoiré!
J’adore me jeter sur lui pour faire semblant de lui donner des coups de poing. D’habitude dans ma chambre, je lui balance toutes mes peluches à la figure, mais là j’ai rien. Pas d’autre choix que de lui sauter dessus pour un combat de catch-câlin.
OK, grand frère. Je t’accorde ta liberté pendant deux jours, jusqu’au 23 août. D’ordinaire, j’aurais tout promis et je t’aurais espionné quand même, mais là je m’en fiche. Je m’en fiche de votre cercle d’ados où tout le monde veut sortir avec tout le monde. C’est le bon mot, tiens. Sortir. Peu importe sortir avec qui. Ce qui compte, c’est sortir du cercle.
Alors je vous laisse, les copains, vous asseoir en rond et jouer au mouchoir.
Une heure, le facteur n’est pas passé… Deux heures, trois heures…
J’ai mieux à faire. J’ai un contrat!
Un bisou sur la joue.
D’un homme qui ne rentrera jamais dans aucun cercle, qui ne se laissera jamais enfermer, qui m’apprendra ce qu’est la vraie liberté.
J’ai un contrat. J’ai une mission. Natale Angeli me l’a confiée.
Convaincre mon Papé Cassanu. Et croyez-moi, si vous ne me connaissez pas encore:
Je vais y arriver!
Il referma le cahier et le dissimula sous sa veste.
Un killer, un jeu de la mort, avait annoncé Nicolas Idrissi, le maître du jeu.
C’était la pure vérité.
Le 20 août 2016, 12 heures
Clotilde attendait.
Cervone Spinello avait mis cinq minutes à sortir des toilettes. Peut-être se refaisait-il une beauté, ou peut-être était-ce seulement une manœuvre pour la laisser se consumer sur le gril de l’attente. Quelques minutes ajoutées aux vingt-sept années passées. Une ultime et mesquine vengeance?
Elle se tourna vers Cervone dès qu’il avança dans le couloir du mobile home, sans chercher à dissimuler son impatience. Le patron du camping se contenta de se figer dans une mine affligée, le doigt pointé en direction des photos du vieil Allemand.
— Tu es certaine de vouloir savoir ce qui s’est réellement passé?
Il n’attendit pas la réponse, ne regarda pas Clotilde, continua de fixer les clichés.
— Tu te souviens, Clotilde, la nuit du 23 août, ton frère Nicolas avait programmé une sortie en boîte de nuit, à la Camargue, après Calvi, pendant que tes parents passaient la nuit à la Casa di Stella. Ils devaient monter à pied jusqu’au gîte en laissant la Fuego garée dans le chemin de la bergerie d’Arcanu. Nicolas avait prévu d’emprunter discrètement la voiture de vos parents et d’emmener en virée tous ceux qui pourraient s’entasser dedans. Tu te souviens aussi que son plan comportait une phase B, larguer les autres sur la piste de danse et réserver avec Maria-Chjara un canapé. Mojitos et joints tournants aidant, il espérait emmener sa belle Italienne dans un endroit peut-être moins confortable mais beaucoup plus discret. Tu te souviens de tout ça, Clotilde?
Jusque-là, oui.
— Oui.
— La suite… Comment te dire? Nicolas s’en est moins vanté. Surtout devant sa petite sœur adorée. Parce qu’en réalité Maria-Chjara traînait les pieds. Pas pour le canapé, le cannabis, le rhum arrangé et ce qu’ils avaient, tous les deux, envie de faire après. Là-dessus, Maria-Chjara était plutôt bien disposée.
Son doigt repassa sur la photo du feu de bois, plage de l’Alga, Maria-Chjara tête appuyée contre un Nicolas s’accrochant à sa guitare. L’index de Cervone glissa sur les longs cheveux noirs dénoués de l’Italienne, puis sur sa courte liquette blanche décolletée, sur sa peau cuivrée par le soleil du jour et le feu de minuit.
— Non, Clotilde, continua-t-il, Maria-Chjara traînait les pieds pour une seule raison: la bagnole. Nicolas n’avait pas le permis! Seulement une dizaine d’heures de cours et quelques centaines de bornes de conduite accompagné de son papa. C’est aussi simple que ça. Maria-Chjara pensait aux routes étroites, aux virages, aux ravins, aux bêtes sauvages en liberté, bref, elle avait peur de se planter!
— Donc, ils n’y sont pas allés.
— Non, pas le soir du 23 août, ça, tu le sais, et tu sais pourquoi. Mais ce que tout le monde ignore, c’est ce qui s’est passé avant. Pour convaincre Maria-Chjara, Nicolas lui a simplement proposé de lui prouver qu’il n’y avait aucun danger.
Lentement, le corps de Clotilde se paralysait. Cela commençait par une armée d’insectes invisibles qui immobilisaient ses pieds.
— Quelques heures avant de monter à Arcanu, tes parents étaient très occupés. Ta mère à se préparer pour sa soirée romantique de l’année, ton père, de retour d’une virée en voilier, à relire un dossier dont il devait discuter à Arcanu avec Cassanu. C’était l’occasion rêvée, l’unique occasion, d’ailleurs. Ton frère s’est contenté de prendre les clés de la Fuego et de demander à Maria-Chjara de s’asseoir sur le fauteuil passager. Juste pour un petit tour, quelques kilomètres, descendre vers Galéria, quelques lacets, histoire de démontrer à sa belle qu’il maîtrisait, qu’il n’avait pas besoin d’un bout de papier pour tenir un volant, qu’il était prudent.
Les insectes anthropophages grimpaient le long des cuisses de Clotilde. D’autres étaient parvenus à s’introduire dans ses poumons et se dispersaient en essaims grouillants pour bloquer sa respiration.
— Ils sont revenus dix minutes plus tard. Nicolas a garé la Fuego exactement à la même place. Ils sont tous les deux descendus. Je tenais l’accueil des Euproctes à ce moment-là, je suis le seul à les avoir vus.
Les insectes, massés tout en haut de sa trachée, ne laissèrent passer qu’un ridicule filet de voix.
— Avoir vu quoi?
— Les avoir vus et entendus. Nicolas s’est penché pour regarder sous le moteur de la voiture avant d’assurer à Maria-Chjara: «Il n’y a rien, il n’y a rien.» Quand il a approché ses mains noires de crasse et de cambouis de sa robe de dentelle blanche, Maria s’est reculée comme s’il était pestiféré et elle lui a asséné ses quatre vérités. J’ai écouté, j’ai compris ce qui s’était passé.
Clotilde déglutit. Des milliers de pattes se massaient dans sa gorge, remontaient le long de ses tempes, perçaient de leurs dards ses tympans en un bourdonnement assourdissant. Pas suffisant cependant. Pas suffisant pour couvrir les mots qu’elle n’aurait jamais voulu entendre.
— Nicolas s’était planté! Après moins de trois tournants, il a fait un tout-droit et râpé tout le bas de caisse de la Fuego contre les rochers du belvédère de Capo Cavallo. Ce sont eux qui l’ont arrêté, la voiture a failli rester bloquée. Nicolas a dû forcer, reculer, sans savoir ce qui frottait, ce qui se tordait, ce qui s’arrachait sous le capot, sous les roues, dans un bruit de ferraille insupportable qui s’est perdu dans la montagne.
Cracher. Vomir. Dissoudre les insectes dans un magma d’acide gastrique.
— Je n’ai fait le rapprochement que quelques jours plus tard, quand quelques gars du coin ont commencé à parler discrètement d’une barre de direction décrochée, d’une rotule vrillée, d’un écrou qui a cédé net.
Clotilde se vida devant elle, sur le vieux Dalami du mobile home, sur ses sacs, les poivrons et le bœuf mariné, sur ses chaussures. Cervone ne détourna pas les yeux.
Ne pas le croire.
Ne pas un instant imaginer que cela puisse être vrai.
Que Nicolas ait pu ne rien dire, ne pas se rendre compte du danger, préférer reposer les clés de la voiture en secret et ne pas se faire engueuler.
— Tu voulais la vérité, Clotilde. Tu me l’as demandée. Je suis désolé.
L’image de Nicolas apparut devant ses yeux, son visage, quelques instants avant le choc, juste avant que la Fuego se retrouve en apesanteur dans le vide. Cette impression tenace qui l’avait poursuivie toutes ces années: Nicolas savait. Nicolas était au courant de quelque chose qu’elle ignorait. Nicolas n’avait pas eu l’air étonné quand la voiture n’avait pas tourné, comme s’il avait compris pourquoi on allait mourir.
Bien entendu, tout s’expliquait.
C’est lui qui les avait tous tués!
— Tu ne manges pas?
Il y avait une forme d’ironie dans la question de Franck.
Clotilde avait tout balancé, poivrons, ribs de bœuf façon stufatu, fruits exotiques. Le festin promis d’épouse attentionnée s’était transformé en dés de jambon, tomates coupées et boîte de maïs renversée à peine égouttée.
Franck avait confié 20 euros à Valou pour qu’elle aille acheter à l’accueil une barquette de frites, un Magnum café, un Cornetto Strawberry et toi Clo tu prends quoi?
— Merci. Rien pour moi.
Clotilde avait décidé de ne pas parler. Pas tout de suite. Pas maintenant. Pas ainsi.
Elle n’avait qu’une envie.
S’effondrer dans des bras solides. Cogner de tous ses poings sur le torse d’un homme, pleurer un torrent de larmes dans le creux d’une épaule, maudire la vie en hurlant à l’oreille d’un visage qui lui murmurerait en retour des mots d’amour apaisants. S’abandonner tout entière à un homme qui la comprendrait, qui ensuite se tairait, qui l’aimerait.
Franck n’était pas cet homme.
Elle se leva, empila les assiettes, débarrassa, attrapa une éponge, une bassine, un torchon.
— Je vais sur la tombe de mes parents. Après la vaisselle. Belvédère de Marcone. Je n’en aurai pas pour longtemps.
Les Corses croient aux fantômes. Leurs tombes en sont la preuve. Sinon, pourquoi construiraient-ils des caveaux monumentaux? Des mausolées familiaux parfois plus imposants encore que la maison dans laquelle ils ont vécu? Pourquoi réserveraient-ils les plus beaux terrains pour ces somptueuses résidences secondaires où sept générations serrent leurs squelettes? Pourquoi réserveraient-ils à leurs cimetières les plus beaux panoramas, si ce n’est pour que les morts puissent eux aussi profiter de la brume sur la ligne de crête, des silhouettes des clochers à flanc de montagne, des couchers de soleil sur la citadelle de Calvi? Du moins ceux qui en ont les moyens, pas ceux relégués au fond des cimetières, dans les pierrailles non ombragées, dans les couloirs de crues et d’éboulis où chaque orage menace de recouvrir les tombes d’une coulée de boue, quand elle n’emporte pas les cercueils.
Le caveau de la famille Idrissi pouvait défier pour l’éternité les intempéries. Il dressait fièrement au-dessus du mur du cimetière de Marcone son dôme bleu azur, ses colonnes corinthiennes, afin qu’aucun passant sur la corniche ne puisse oublier ce nom et cette glorieuse ascendance. Parmi les plus anciens des Idrissi figuraient un amiral (1760–1823), un député (1812–1887), un maire (1876–1917), l’arrière-grand-père de Clotilde, Pancrace (1898–1979).
Ainsi que trois anonymes.
Paul Idrissi (1945–1989)
Palma Idrissi (1947–1989)
Nicolas Idrissi (1971–1989)
Natale attendait à l’intérieur du cimetière, invisible de la route, dans l’ombre du mur de plâtre et de chaux. Clotilde s’effondra dans ses bras, l’embrassa, pleura pleura pleura, s’écroula enfin sous l’arbre le plus proche, un if au tronc tordu par le vent du large, sans même se soucier des aiguilles plates piquant la chair nue de ses cuisses. Le cimetière était désert, à l’exception d’une vieille femme penchée sur les tombes les plus éloignées, qui traînait avec peine l’arrosoir qu’elle venait de remplir à la fontaine.
Alors enfin, Clotilde parla. Natale s’était assis à côté d’elle et lui tenait la main. Leurs corps ne se touchaient pas, seuls leurs doigts restèrent connectés. Clotilde déballa tout. Les révélations de Cesareu Garcia sur la voiture de ses parents, sa vie qui n’était qu’une grande chambre noire, son amour pour Franck qui s’effilochait, sa fille qui lui échappait, qui jamais ne lui ressemblerait, à un point qu’elle en venait à se demander si vraiment elle l’aimait, et le passé aussi, ce passé comme un boulet, sa mère qu’elle jalousait, son père qu’elle vénérait, ce type qui parlait aux dauphins qu’elle n’avait jamais oublié (juste après avoir dit ça, elle l’embrassa), et son frère Nicolas, son grand frère qui lui avait ouvert le chemin de la vie en balayant la poussière devant elle, en la portant sur son dos quand la pente était trop raide, en lui apprenant les raccourcis, son frère qui l’avait abandonnée là, à la Revellata, qui lui avait demandé de garder le secret, qui n’avait pas osé parler, qui avait préféré monter en silence dans une voiture transformée en piège mortel, sans en avoir conscience. De l’inconscience, c’était cela, de l’inconscience.
Clotilde se vida de toutes ses peurs, de toutes ses rancœurs, comme si elles pesaient une tonne et qu’en les expulsant elle redevenait légère, une baudruche. D’ailleurs, la main de Natale la tenait comme on tient un ballon gonflé à l’hélium, un peu trop fort, comme on agrippe un être trop fragile.
La tombe des Idrissi était fleurie. Un bouquet d’églantines, des lys, des orchidées, pour la plupart fraîchement coupés. La plus colorée de tout le cimetière. Cassanu et Lisabetta n’étaient pas du genre à laisser les fantômes des Idrissi, de l’amiral lointain à leur fils unique, renifler des fleurs fanées dans des vases d’eau croupie. Devant eux, plein soleil, la vieille femme à l’arrosoir s’approchait.
Clotilde continuait de s’interroger, tout en tordant les doigts de Natale, son corps de baudruche semblait vouloir reprendre sa liberté, pourquoi Nicolas n’avait-il rien dit? Nicolas le raisonnable, Nicolas le sage, Nicolas l’enclume qui supportait les coups des uns et des autres, Nicolas le modèle, Nicolas le droit comme un I, le rond comme un O, le beau, le gentil, Nicolas qui avait tout pour lui. Pourquoi Nicolas avait-il volé les clés de la Fuego? Conduit la voiture sans permis? Eu ce projet fou de virée nocturne en boîte de nuit?
La réponse était simple, cruelle, pitoyable, méprisable, sale.
Pour une poufiasse. Pour épater une fille qu’il n’aimait même pas. Pour tenir dans ses mains une paire de seins. Pour fourrer son pénis dans un vagin qui se refusait aux autres mais peut-être pas au sien. Parce que Nicolas le cérébral n’était pourtant qu’un petit animal, comme tous les autres hommes, et que tous ses principes, toute son éducation, toutes ses lectures et sa culture ne faisaient pas le poids face aux courbes d’une peau bronzée, à deux yeux de panthère plantés dans les siens, des lèvres entrouvertes sur des promesses muettes. Oui, c’était aussi ridicule que ça. Nicolas avait tué son père et sa mère, s’était tué, l’avait condamnée à perpétuité, pour posséder une fille pour la première fois, une fille qui ne le méritait pas, même pas une fille, d’ailleurs, juste son corps, juste un objet, au mieux une poupée.
Elle revoyait le regard effrayé de Maria-Chjara à la porte de son vestiaire, le soir où elle avait prononcé le nom de Nicolas, évoqué l’accident. Son silence. Son déni. Sa fuite. Elle comprenait, elle comprenait maintenant à quel point, pour Maria-Chjara, ce secret avait dû être lourd à porter. Elle qui n’avait rien demandé! Elle qui avait tout provoqué. Qui n’avait rien fait d’autre que jeter son mégot. Qu’y pouvait-elle si le soleil brillait, si le vent soufflait sur les herbes sèches et le bois mort?
Pyrowoman et innocente à la fois.
On ne va pas condamner un objet, pas même une poupée.
— Promets-moi, Natale. Promets-moi que tous les hommes ne sont pas ainsi. Que…
Leurs lèvres s’arrêtèrent à quelques centimètres l’une de l’autre.
— Excusez-moi.
L’arrosoir de la vieille laissait derrière elle des gouttes qui disparaissaient comme par magie quelques secondes plus tard dans le chemin de terre ocre. Clotilde reconnut alors son visage, encadré par un voile noir de la même couleur que sa robe.
Speranza. La sorcière d’Arcanu. La grand-mère d’Orsu. La femme à tout faire de Lisabetta et Cassanu.
Sans leur accorder le moindre regard, Speranza vida l’eau d’un des cinq vases posés sur le caveau, en sortit les fleurs une à une, avec une infinie délicatesse, remplit le vase d’eau fraîche, tria les fleurs, arracha quelques feuilles, extirpa un sécateur du fond de sa poche pour couper les quelques tiges fanées, puis se déplaça lentement vers le second bouquet.
Soudain, comme si ses gestes précis et mécaniques avaient dissimulé une intense hésitation, elle se retourna.
Ses mots claquèrent dans le silence.
— Tu ne devrais pas être là!
Clotilde frissonna.
Speranza ne regardait qu’elle, comme si Natale n’existait pas. Elle lâcha l’arrosoir et, lentement, son doigt suivit les lettres gravées sur le mausolée.
Palma Idrissi (1947–1989)
— Elle non plus.
Les premiers mots semblaient avoir été les plus difficiles à cracher pour Speranza, telles des bulles d’alcool derrière un bouchon qu’on peine à faire sauter. Les suivants explosèrent.
— Elle ne devrait pas être là. Son nom n’a rien à faire gravé ici, avec les Idrissi. Ce n’est pas moi la streia, la sorcière de la montagne, c’est ta mère! Tu ne sais rien, tu n’étais pas née (elle esquissa un rapide signe de croix), mais ta mère l’a ensorcelé.
Les yeux de Speranza fixaient le nom de Paul Idrissi gravé sur le caveau.
— Crois-moi, des femmes sont capables de ça. Ta mère a ensorcelé votre père, et dès qu’elle l’a tenu sous son pouvoir, elle nous l’a volé. Elle l’a emporté, dans ses filets, loin, loin de tous ceux qui l’aimaient.
Loin, pensa Clotilde, cela signifiait le Vexin, bossu ou pas, au nord de Paris, pour aller y vendre des hectares de gazon. Elle n’avait jamais mesuré à quel point le choix de vie de son père avait dû être difficile à accepter pour sa famille.
Natale serrait sa main, rassurant et prudent, sans intervenir. Speranza vida avec rage l’eau d’un second vase; des pétales fanés se posèrent en confettis pastel sur sa robe noire.
— Si ton père ne l’avait pas croisée, continua Speranza tout en brandissant son sécateur, il se serait marié ici. Aurait fait des enfants ici. Aurait fondé une famille ici. Si ta mère n’avait pas débarqué de l’enfer pour l’emporter, pour y retourner avec lui.
Son bras décapita trois roses, deux lys orangés et une orchidée sauvage. Sa voix pour la première fois se radoucit.
— Tu n’y es pour rien, Clotilde. Tu es une étrangère. Tu ne connais rien à la Corse. Tu ne ressembles pas à ta mère. Ta fille, si. Ta grande fille est comme elle, elle aussi deviendra une sorcière. Mais toi, tu as les yeux de ton père, sa façon de regarder les choses, de croire à ce que les autres ne croient pas. Toi, je ne t’en veux pas.
Pour la première fois, les yeux de Speranza se posèrent sur Natale. Sa main ridée et nerveuse se crispait sur le sécateur qui s’ouvrait et se fermait dans le vide comme pour couper l’oxygène qu’ils respiraient. Puis, d’un geste sec, elle pointa la lame de l’outil contre le marbre du caveau, la fit glisser, crisser, cherchant à rayer le nom de Palma Idrissi sur la plaque mortuaire. L’acier du sécateur laissa une cicatrice blanche dans la pierre grise, quelques lettres s’effritèrent, le A, le M.
Les yeux de la vieille femme s’élevèrent jusqu’au nom gravé au-dessus.
Paul Idrissi
Une nouvelle fois, Speranza se signa.
— Paul aurait dû vivre ici, si ta mère ne l’avait pas tué. Vivre ici, tu m’entends? Vivre ici. Pas revenir pour y mourir.
Natale accompagna Clotilde jusqu’à la voiture. La vieille Speranza invectivait encore la mémoire de Palma lorsqu’ils sortirent du cimetière, comme chassés par un esprit dérangé.
Ils s’embrassèrent longuement devant la portière ouverte de la Passat. Le parapet de béton qui bordait la route ressemblait à un quai de gare, on aurait presque pu croire qu’allait retentir un coup de sifflet indiquant le départ du train. Clotilde eut la force de plaisanter.
— Ma mère n’avait pas l’air très appréciée ici. Pas plus de son vivant que pendant sa vie de fantôme. Tu étais le seul Corse à l’aimer, on dirait…
— Pas le seul. Ton père aussi l’aimait.
Touchée!
— Je dois y aller.
Un dernier baiser. Sur le quai de la Méditerranée.
— Je comprends, je t’appelle…
Elle osa une dernière question. Après tout, c’est elle qui conduisait la loco.
— La haine des Corses, Natale, la haine des Corses envers ma mère alors qu’elle et toi étiez, disons, très proches. Ton bateau abandonné. Ton mariage avec la fille d’un flic, ça a à voir avec cette histoire? Avec ce poids, cette pression, avec les sorts que toutes les vieilles Corses menaçaient de te jeter?
Il se contenta de sourire.
— File, ma princesse, file rejoindre le donjon où tu es enfermée. Sauve-toi pendant que ton chevalier retient les sorcières.
Clotilde conduisait les yeux embués de larmes. Les rochers se déformaient, glissaient, comme dilués dans la mer. A chaque virage de la route, la pointe de la Revellata apparaissait, noyée dans un brouillard qui n’existait que dans son regard. Le paysage humide se délavait, les poteaux électriques mouillés se tordaient, mais Clotilde conduisait assez lentement, à moins de trente kilomètres/heure, pour reconnaître le visage de Maria-Chjara collé sur les affiches d’un poteau sur deux.
Concert eighties, Tropi-Kalliste, le 22 août, plage de l’Oscelluccia.
Après-demain… Le même programme qu’il y a quatre jours. Cervone n’avait aucune raison de changer une recette qui rapportait, surtout pour des vacanciers qui, eux, restaient rarement longtemps au même endroit.
Clotilde ne pouvait pas laisser passer une telle occasion! Elle devait retourner voir la chanteuse italienne. Elle devait trouver un moyen de lui parler, de se débarrasser du garde du corps devant sa porte, de lui faire avouer ce qui s’était passé avec son frère Nicolas ce 23 août 1989. La sortie de route, la direction endommagée, leur silence tacite… Seule Maria-Chjara pouvait confirmer la version de Cervone. Mais comment la contraindre? Avouer, pour l’Italienne, c’était reconnaître sa complicité, sa responsabilité directe dans la mort de trois personnes, des années après. Elle nierait, forcément. Même si par miracle Clotilde parvenait à l’approcher, elle nierait.
Jamais elle ne connaîtrait, avec certitude, la vérité.
Les larmes coulèrent de plus belle, elle roulait maintenant à moins de vingt kilomètres/heure, un camping-car géant immatriculé NL s’impatientait derrière elle, la collait, semblait déterminé à la pousser vers le précipice si elle ralentissait encore. Dans un réflexe stupide, comme pour nettoyer le paysage délavé, elle actionna les essuie-glaces.
Clotilde aperçut alors l’enveloppe coincée entre le pare-brise et le balai. Un prospectus? La feuille de papier qui ne tenait déjà plus que par un coin d’essuie-glace, après un ultime aller-retour, s’envola.
Clotilde pila.
Le camping-car hollandais fit hurler son klaxon plus fort encore que la corne de brume d’un ferry à l’entrée du port de Bastia, déboîta, une rouquine sur le fauteuil passager l’insulta en flamand pendant que tous les gamins à l’arrière collaient leur nez à la portière et l’observaient comme une bête curieuse.
Clotilde s’en fichait. Elle gara en catastrophe la Passat sur les graviers, deux roues sur le bitume. Elle laissa la portière ouverte et courut derrière l’enveloppe qui volait de rocher en rocher. Elle la ramassa contre un mûrier sauvage, s’écorchant les avant-bras, maudissant sa folie. Franck avait raison, elle perdait tout sens de la mesure. Ses émotions devenaient incontrôlables. Elle avait failli se faire tuer pour une publicité, l’ouverture exceptionnelle le dimanche prochain du supermarché du coin, ou une brocante, un concert, peut-être même celui de Maria-Chjara.
Un bout de papier!
Sa main trembla.
L’enveloppe était blanche, à l’exception de deux mots.
Pour Clo.
Une écriture féminine. Une écriture qu’elle aurait reconnue entre toutes.
Celle de sa mère.
Lundi 21 août 1989, quinzième jour de vacances,
ciel bleu de cristal brisé
— J’ai suivi tes conseils, Basile, je suis allée voir les dauphins avec Natale.
Et j’en rajoute, vous pouvez me croire. Le bar des Euproctes est plein à craquer, c’est l’heure de l’apéro, le Casanis et la Pietra coulent à flots; y a tant d’olives dans les raviers que tous les oliviers de l’est de l’île ont dû être ratissés.
Il y a bien une vingtaine de clients. Seulement des hommes. Alors je leur fais la totale, l’intégrale de la croisière sur l’Aryon, Orophin, Idril et leurs petits Galdor et Tatië, je confirme, Natale leur parle, il doit être un peu magicien, et j’en remets une couche sur Le Grand Bleu que pas un d’eux n’a vu à part les plus jeunes peut-être, qui auront juste retenu le nez en trompette de Rosanna Arquette et les taches de rousseur sur ses fesses.
Go. Go and see, my love![3]
Je suis maligne, j’ai préparé mon coup. Je crois que je les épate un peu, cette armée de brutes poilues, moustachues, barbues, ventrues, avec mon tee-shirt que j’ai choisi exprès, blanc et noir, WWF en rouge sang et dessous un panda décapité.
— Le plus compliqué pour ce projet, dis-je avec ma bouche en cœur, surjouant une candeur en contraste avec mes vêtements sanglants, ce ne sera pas de convaincre les dauphins, ce sera de construire le sanctuaire.
Ils s’en foutent, les clients, ils ne croient pas plus aux safaris dauphins qu’à la résurrection des veaux marins.
— Je suis corse moi aussi, comme Natale Angeli, alors pas question de béton. Faut inventer autre chose, d’autres matériaux de construction, du bois, du verre, de la pierre, un truc beau! Pas question de défigurer le site, c’est le terrain de Papé.
Ça, j’ai adoré. Appeler mon grand-père «Papé» devant tous ces hommes qui refont le monde, la Corse et le maquis dans les parfums d’anis, de myrte et de tabac. J’ai l’impression que pour eux, Cassanu Idrissi, c’est une sorte de général en chef dont ils n’ont pas le droit de prononcer le nom sans être changés en statue de pierre. Moi je débarque sur l’île avec mon look de zombie, et leur imperator suprême, je le baptise Papé!
Et encore… Je n’ai pas sorti mon arme secrète.
— Heureusement, dis-je encore, on va travailler en famille! Papé fournit le terrain et ma mère, qui est architecte, pourra construire la maison des dauphins.
J’hésite à insister davantage. J’ai peur que ce soit gros. Mais non, les hommes qui s’abreuvent en troupeau comme les zébus autour d’un marigot, c’est rarement les plus finauds.
— Ma mère et Natale, je crois qu’ils s’entendent bien! Z’avez des toilettes?
Et je descends, toute guillerette. Les toilettes du bar sont trois cents marches en dessous, au bout d’un tunnel interminable, presque comme s’ils étaient allés construire les chiottes sur le continent… Sauf que je ne descends que dix marches et que j’attends que la minuterie s’éteigne pour en remonter sept. D’accord, j’admets, c’est nul comme ruse, mesquin, limite malsain. Alors pour ma défense, je veux bien tout avouer.
Oui, je suis jalouse! Oui, penser à ma mère m’inspire limite des envies de meurtre. Oui, je veux savoir si ma mère couche avec Natale. Oui, je préférerais que maman ne soit qu’à papa et Natale qu’à moi. Alors, j’attends, dans le noir, comme une petite souris curieuse, un peu anxieuse.
Je n’attends pas longtemps. Les hommes qui s’abreuvent en troupeau, ça cause. Sur ce point, la seule différence entre les hommes et les femmes, c’est peut-être le degré d’alcool. Pour le reste, du moment qu’on parle d’histoires de fesses…
Une première voix attaque. Une voix un peu trop aiguë pour un homme du maquis, genre intonations de bébé plaintif, un peu comme celle d’Elmer, le chasseur crétin de Tex Avery.
— Il n’a pas peur, Natale. S’attaquer à la bru de Cassanu…
J’entends des rires collégiaux non identifiables. Un type à la voix de canard nasillard en remet une couche.
— Faut dire que la femme de Paulo, elle me donnerait bien envie de me convertir écolo.
Silence un peu inquiet autour des bols d’olives dénoyautées.
— Vingt ans que les écolos veulent introduire le loup, précise Duffy Duck. Si c’est le sien, moi je veux bien.
Et ça se marre, je ne vous raconte pas. Je reconnais la voix de Basile qui met un peu d’ordre dans la maison.
— Peut-être qu’il a vraiment besoin d’un architecte, tempère le patron du camping. Et même si Palma tournait un peu trop près autour de ce beau gosse de Natale, elle aurait tout de même quelques raisons…
Un mini-chasseur qui doit avoir mon âge et qui n’a pas encore mué se permet d’intervenir dans la mêlée des grands. Une voix de Titi, lui. Mais je le remercie. Il pose sa question comme si c’est moi qui la lui avais soufflée.
— Pourquoi ça, elle aurait ses raisons?
Visiblement, Duffy Duck en a une autre bien bonne. Il se bidonne avant même de balancer sa réplique, qui semble une de ses favorites.
— Petiot, dans le coin, y a un dicton qui dit: A la Revellata, les bergers rentrent leurs bêtes en hiver, et ils rentrent leurs femmes en été, quand Paul Idrissi débarque du ferry.
Les rires m’explosent à la figure comme le souffle d’une bombe.
Elmer lance une autre grenade, avant que j’aie le réflexe d’enfouir ma tête, mon visage, mes oreilles entre mes bras.
— Faut le comprendre. Paul s’ennuie là-haut avec ses Parisiennes qui se planquent dans le métro. Nous, du gibier en liberté, on en a toute l’année, sur l’île de Beauté.
— N’empêche que les plus beaux trophées, c’est quand même lui qui les a accrochés, même s’il ne chasse que deux mois de l’année.
— Il pourrait en faire profiter les copains, on donne bien la curée aux chiens.
Un tapis de bombes. Les murs s’écroulent autour de moi. Une sirène retentit mais je n’arrive pas à bouger, fuir, me réfugier dans un abri sans bruit. Un caisson étanche. Le silence.
La voix de Basile surnage dans le brouillard.
— Palma est pourtant jolie…
— Ouais, dégoupille à nouveau Duffy. Il lui a montré ses dauphins et elle lui a montré les baleines… celles du haut de son maillot.
Rires aux éclats. Des milliers, qui se plantent sur mon corps déchiqueté.
— Tout de même, continue Elmer, Natale aurait pu en trouver une plus jeune. Et moins mariée, surtout…
Soudain le silence.
— Chut, murmure une voix.
Un instant, j’ai cru qu’ils m’avaient repérée. Mais non, la seconde d’après, j’entends les cris d’un bébé. Le seul nouveau-né que je connais, c’est le petit handicapé que sa grand-mère, celle qui fait le ménage chez Papé et Mamy, traîne partout en poussette.
C’est fini.
Il n’y a plus aucun bruit.
Je descends, je titube à chaque marche de l’escalier noir, je m’enfonce dans le tunnel sans fin, une éternité, je marche à tâtons pendant tout ce qui reste encore de mon enfance, lorsque j’atteins les toilettes il s’est presque écoulé une vie, je m’y enferme avec l’impression d’être passée de l’autre côté de la Méditerranée, de l’humanité, de la Voie lactée. Je m’assieds sur la lunette des chiottes, sans allumer, en me contentant de la minuscule clarté; je sors mon carnet et je retranscris tous les mots qui viennent d’exploser, en noir, je trace des lettres avec des pattes, comme si elles étaient vivantes, grouillantes.
Je recopie.
Des lignes et des lignes. Pour me punir. Pour expier la faute de la famille.
Recopiez. Recopiez-le-moi un million de fois.
Mon père trompe ma mère.
Mon père trompe ma mère.
Mon père trompe ma mère.
Mon père trompe ma mère.
Mon père trompe ma mère.
Il y en avait trois pages comme ça.
Il les tourna, ça l’amusa.
Si un jour ce journal était publié, combien l’éditeur oserait-il en garder?
Le 20 août 2016, 15 heures
Des voitures passaient, faisant hurler leur klaxon tout en se déportant vers le précipice, insultant la propriétaire inconsciente de cette Passat garée sur la moitié de cette route littorale sans visibilité.
Clotilde ne les entendait pas.
Elle tenait l’enveloppe entre ses doigts, foudroyée. Doucement, elle l’ouvrit.
Elle lisait, déchiffrait, avec la lenteur d’un enfant de CP, les mots tracés d’une écriture d’institutrice en retraite.
Ma Clo,
Merci, merci d’avoir accepté. Merci de t’être tenue sous le chêne. Autrement, je ne sais pas si je t’aurais reconnue. Tu es devenue une très jolie femme. Ta fille aussi, plus belle encore peut-être. Elle me ressemble, je crois. Du moins, elle ressemble à la femme que j’étais.
J’aimerais tant te parler.
Ce soir. Ce soir c’est possible, si tu le peux.
A minuit, tiens-toi en bas du sentier qui mène à la Casa di Stella.
Tu attendras. Il viendra et il te guidera.
Couvre-toi, il fera sans doute un peu froid.
Il te mènera à ma chambre noire. Je ne pourrai pas t’en ouvrir la porte. Mais peut-être les murs seront-ils assez fins pour que je puisse entendre ta voix.
A minuit. A la lueur de Bételgeuse.
Je t’embrasse.
Tout le reste de la journée, Clotilde se força à être gaie.
Franck n’avait fait aucune réflexion sur son silence à table le midi, sur cette brusque envie d’aller se rendre sur la tombe de ses parents, sur ses sautes d’humeur, son téléphone portable oublié et sur les messages qu’il aurait pu y lire. L’après-midi se déroula comme un jour de permission en temps de guerre, lentement, sans qu’on le savoure vraiment. Rester à la plage jusqu’à s’y ennuyer, en revenir à pied, étendre des serviettes mouillées, balayer le sable sur la terrasse, éplucher des fruits pour en faire une salade et trouver presque agréable ce temps perdu aux tâches quotidiennes qui d’ordinaire vous prennent la tête.
Clotilde se laissa aller à passer une main sur l’épaule de Franck. Elle le trouvait presque attendrissant, agenouillé à lutter contre les colonies de fourmis qui ouvraient chaque jour de nouvelles voies pour atteindre les étagères du petit déjeuner, à tout ranger, calfeutrer, sucre, café, biscuits, à vérifier l’étanchéité des paquets et à resserrer chaque nœud de chaque sachet. Un petit garçon quasi démuni face à la ruse et la persévérance des insectes.
Clotilde laissa sa main posée sur l’épaule nue. Il y avait dans son geste un peu de culpabilité, un peu de peur, et beaucoup de stratégie. Pas vis-à-vis de Natale, pas à cet instant-là; vis-à-vis de son rendez-vous de minuit.
Il y avait tout cela dans sa voix aussi.
— Il faut seulement me laisser un peu de temps, Franck. Je t’expliquerai, bientôt. J’ai eu des informations. Des informations nouvelles.
Elle hésita un peu, trop peut-être, mais Franck lui tournait le dos, accroupi, et parlait aux fourmis.
— Pas d’histoires de fantômes, Franck, je te rassure. Rien que la vérité. De vieilles photos, des témoignages, la vérité cruelle.
Elle hésita, se baissa et l’embrassa dans le cou. Sur le moment, bizarrement, elle se trouva sincère. Plus qu’avant; qu’avant d’avoir un amant. Franck se retourna, la dévisagea longtemps, comme s’il cherchait à comprendre ses pensées, à observer les colonies de fourmis qui traversaient le cerveau de la folle qu’il avait prise pour femme, comme s’il se disait que ses idées délirantes, on pouvait aussi les protéger, en les enfermant dans des sachets hermétiquement fermés.
— Comme tu veux, Clo. Comme tu veux.
Etait-ce un piège?
Clotilde était perdue dans ses pensées.
— Tu me passes la mayonnaise, maman?
Vers minuit, tiens-toi en bas du sentier qui mène à la Casa di Stella.
Tu attendras. Il viendra et il te guidera.
— Les filles, c’est toujours d’accord pour la voile demain?
J’aimerais tant te parler.
Ce soir. Ce soir c’est possible, si tu le peux.
Etait-ce un nouveau piège grossier dans lequel elle allait foncer tête baissée? Une ronde de questions tournait en farandole dans sa tête, des questions que quelqu’un avait délibérément provoquées, avec ordre et préméditation: cette première enveloppe dans le bungalow C29, ses papiers volés, ce chien qui portait le nom du sien dans une autre vie, ce petit déjeuner dressé, ce nouveau courrier posé sur son pare-brise…
— Clo, Valou, vous m’écoutez? J’ai réservé le 470 pour la journée. Vous verrez, vous allez adorer. Le vent, le silence, la liberté…
Les confidences de Cervone ne fournissaient aucune réponse à ces questions, même si elles continuaient de lui broyer le cœur, même si le dernier regard de Nicolas la hantait, ce regard qu’elle pouvait maintenant interpréter: il avait compris qu’il était un assassin et, dans la même seconde, qu’il allait mourir exécuté. Quelle explication pouvait relier ces deux folies, le plan de Nicolas pour séduire Maria-Chjara et ces lettres de l’au-delà?
Une seule, pensait Clotilde. Une seule, plus folle encore.
Sa mère, vivante.
23 heures.
Franck, après avoir passé la soirée à vérifier sa boussole, ses cartes marines, ses manuels de parfait petit marin, était parti se coucher. On se levait tôt demain. Depuis presque six mois, il avait réservé ce 470, pour le 21 août. Franck n’avait rien laissé au hasard, il s’était documenté, entraîné, et hier encore, une bonne partie de la journée, avait révisé. Clotilde, assise, comptait les lignes de son roman avec autant de conviction que les grains d’un sablier, laissant ses pensées s’égarer en observant son mari. Quand on les connaît bien, les aventuriers, au fond, doivent être des hommes assez ennuyeux. Des types méticuleux qui ne laissent la place à aucun hasard, aucun inconnu, aucun imprévu, qu’ils soient escaladeurs, surfeurs ou skippers.
Elle observa son mari plier en quatre sa serviette, ranger la balayette, poser délicatement sa casquette.
L’inverse n’était pas vrai.
Tous les types maniaques ne sont pas des aventuriers.
— On va se coucher?
Franck venait de terminer de cocher sa checklist de marin d’un jour.
— J’arrive, je te suis. Je lis un peu.
— On se lève tôt demain, Clo.
Reproche à peine voilé. Clotilde le prit en souriant. Elle s’épatait de son assurance. De son aisance à mentir, au moins à ne pas dire toute la vérité.
— Je sais… Demain, tu m’offres une journée de bronzette sur le pont de ton bateau, sans maillot, avec un homme attentionné qui me sert des mojitos glacés. C’était bien ça le deal quand tu as réservé cet hiver? Quand je t’ai dit oui. Tu n’as pas oublié, mon chéri?
23 h 45.
Clotilde posa son livre ouvert sur la table de jardin, laissa à sa place la tasse de thé à peine goûtée, comme pour faire croire qu’elle n’était pas loin, qu’elle revenait. Franck ronflait.
Doucement, silencieusement, elle s’éloigna dans l’obscurité.
Rapidement, alors qu’elle quittait les Euproctes pour suivre le chemin désert sous les oliviers, le silence du camping laissa place aux bruits de la nuit. Tous les laids et timides que le soleil effrayait se réveillaient. Mulots peureux, hiboux espions, crapauds amoureux. Clotilde marcha dix minutes, à la lueur de la torche de son iPhone, jusqu’à atteindre le point de départ du sentier menant à la Casa di Stella, indiqué par un grand panneau de bois planté sur le petit parking de terre.
Elle s’arrêta.
Tu attendras. Il viendra et il te guidera.
Couvre-toi, il fera sans doute un peu froid.
Elle avait enfilé un pull de coton écru, comme une petite fille obéissante, comme si c’était réellement le fantôme de sa maman qui lui adressait ces recommandations.
Ridicule!
Il était encore temps de courir, de se déshabiller, de se coller contre Franck, de lui montrer cette lettre, d’aviser.
Ridicule…
Depuis six mois, il avait entouré la date du 21 août sur son agenda. Rien n’aurait pu empêcher son mari d’aller naviguer avec sa famille, pas même ce courrier. Pas même qu’elle lui avoue avoir un amant.
Loin dans la forêt, un crapaud coassait. Un cri plaintif d’amour ou d’agonie.
Un amant, repensa Clotilde. La meilleure solution n’était-elle pas d’envoyer un texto à Natale? De tout lui expliquer, de lui demander de tout quitter, de venir la rejoindre, l’accompagner, la protéger?
Ridicule.
A cette heure, son chevalier dormait dans les bras d’une fille de flic qui se couchait tôt car dès l’aurore elle se levait pour aller pointer à la clinique de Calvi pendant qu’il réceptionnait des cartons de poissons surgelés.
Ridicule.
Sa vie entière n’était qu’une mascarade. Dans les romans qui osent inventer des histoires aussi surréalistes que la sienne, on s’aperçoit au fil des pages que l’héroïne est folle, qu’elle souffre de schizophrénie, d’un dédoublement de personnalité, que ces courriers qui lui sont adressés, elle les a inventés, elle les écrit elle-même, elle…
Elle n’entendit aucun bruit, ne perçut aucune ombre. Simplement, la nuit devant elle lui sembla soudain plus noire, plus profonde, plus intense, sans qu’elle puisse l’expliquer.
Les lumières de la baie de Calvi et du phare de la Revellata avaient subitement disparu.
Elles réapparurent d’un coup, alors que les étoiles des yachts sur la Méditerranée s’éteignaient.
La nuit noire se déplaçait!
En boitant, elle l’entendait maintenant.
La masse immense qui masquait les lumières nocturnes se tenait devant elle. Clotilde ne la reconnut que lorsqu’elle braqua sa torche sur son bras mort, sur son cou, son visage.
Hagrid… Hagrid fut le nom qui lui vint, malgré elle, même si elle se détesta pour ça.
— Orsu? murmura-t-elle.
Le géant ne lui répondit pas. Il se contenta de tendre son bras valide et de la regarder, avec un air effrayé d’éléphant agitant sa trompe devant une souris, puis désigna le sentier.
Il alluma une lampe torche qui éclairait dix mètres plus loin que le téléphone de Clotilde, puis s’engagea le premier sur le chemin, marchant avec une étonnante rapidité malgré sa jambe raide, l’utilisant presque comme une canne articulée. Après quelques minutes, ils quittèrent le sentier balisé qui menait à la Casa di Stella pour s’enfoncer dans le maquis. Les branches molles des genêts et des arbousiers la caressaient dans l’obscurité. L’ascension semblait ne jamais devoir s’arrêter. Pas une fois Orsu ne prononça un mot. Clotilde avait hésité au début de la montée à le questionner.
Où va-t-on? Qui nous attend? Connais-tu ma mère?
Elle n’avait rien dit, sans doute parce qu’elle savait qu’Orsu ne lui répondrait pas, et peut-être aussi pour ne pas troubler la solennité du moment, comme s’il fallait que cette marche soit silencieuse pour apprécier pleinement son sens, son but, sa signification profonde. Pour qu’une certitude intime s’impose.
Celle qui l’attendait était sa maman.
Il te mènera à ma chambre noire.
Qui d’autre aurait pu employer ces mots?
Ils passèrent une petite rivière puis progressèrent en pente raide dans une garrigue rase. Fréquemment, Orsu se retournait, comme pour vérifier qu’il n’y avait personne derrière eux. Instinctivement, Clotilde faisait de même. Il était impossible de les suivre! Leurs lampes éclairaient leurs pas, ils surplombaient le sentier sur près d’une centaine de mètres et il n’était pas possible de progresser dans la nuit noire sans lumière. N’importe quelle lueur autre que la leur, même éloignée, aurait été aussi repérable que l’étoile du Berger à la nuit tombée.
Une certitude, pensa Clotilde. Ils étaient seuls.
Une autre: elle était inconsciente.
De son plein gré, elle s’enfonçait dans le maquis pour répondre à un appel d’outre-tombe, en compagnie d’un ogre boiteux et taiseux à qui elle avait offert sa confiance dès le premier regard. Le pèlerinage vers un lieu, un rituel, un Dieu dont elle ignorait tout dura plus d’une heure encore.
Ils progressaient maintenant à flanc de colline, dans des fourrés ras. Face à eux, lointaine, illuminée, la citadelle de Calvi semblait une île fortifiée uniquement reliée à la terre par le cordon de néon des bars du port. Ils marchèrent encore de longues minutes, tournèrent le dos à la mer et, après s’être à nouveau enfoncés dans la forêt, parvinrent à une petite clairière. Orsu éclaira un chemin tracé à travers un tapis de cistes, franchit quelques marches d’escalier taillées dans la pente et s’arrêta. Il braqua sa lampe devant lui.
Le cœur de Clotilde battait à se rompre.
Le faisceau lumineux du géant balayait une petite cabane de berger, posée au milieu de nulle part, du moins lui semblait-il. Peut-être Orsu l’avait-il fait tourner en rond dans la nuit pour la ramener tout près de son point de départ. La cabane semblait entretenue, Orsu dirigeait son spot comme pour faire apprécier l’entretien du bâtiment, les pierres sèches parfaitement taillées, le toit de terre battue, les volets fermés, la porte de bois brut. Clotilde se retint de se précipiter vers la cabane en lui arrachant la torche des mains; ou mieux encore, de la jeter par terre pour la briser et vérifier que sous la porte, entre les rainures des volets, un mince filet de lumière filtrait.
Parce que quelqu’un habitait à l’intérieur.
Parce que quelqu’un l’attendait.
Elle.
Palma.
Maman.
Tout près, elle le sentait.
Orsu était son allié.
Je ne pourrai pas t’en ouvrir la porte. Mais peut-être les murs seront-ils assez fins pour que je puisse entendre ta voix.
Devant la porte de la cabane, le terrain était plat et dégagé. Orsu, comme s’il avait lu dans ses pensées, se recula d’un pas et éteignit sa lampe. Clotilde continua de marcher, plissant les yeux pour percevoir un rai de lumière, s’attendant à voir la porte s’ouvrir.
A quoi ressemblerait sa mère?
Bizarrement, elle n’avait jamais calculé quel âge elle avait aujourd’hui. Elle aurait les cheveux gris bien entendu, le visage ridé, le dos voûté? A moins que son fantôme n’ait pas vieilli, qu’elle soit toujours la femme superbe dont elle se souvenait, dont elle était jalouse, dont Natale était amoureux.
Tu es devenue une très jolie femme.
Ta fille aussi, plus belle encore peut-être.
Elle me ressemble, je crois.
Oui, seule sa mère, seul son fantôme éternellement jeune pouvait avoir écrit à sa fille des mots aussi blessants. La porte allait s’ouvrir pourtant, et elles se jetteraient dans les bras l’une de l’autre. Clotilde avança.
La lumière ne vint pas de la cabane, face à elle; ni de la torche d’Orsu, dans son dos. Elle l’attrapa de côté, pleine tempe, puis se planta entre ses deux yeux, comme la mire d’un sniper.
Des pas.
Rapides. Enervés. Essoufflés.
Le piétinement, le souffle, l’excitation, tout dans l’arrivée de l’ombre trahissait la colère, à en casser les branches sur son passage, à en broyer les cailloux sous ses pieds.
Pire que de la colère, de la haine.
C’était une bête qui fonçait vers elle. Une bête furieuse.
C’était un piège. Orsu avait disparu. Il l’avait simplement conduite dans ce lieu pour quelques billets.
Il ne restait à Clotilde que trente mètres à franchir mais elle n’atteindrait jamais la porte de la cabane de berger. La bête, d’un coup, fut face à elle.
Clotilde la reconnut.
Elle ne s’était pas trompée, ni sur la colère, ni sur la haine.
Il était pourtant impossible de les avoir suivis dans le maquis; la bête les avait attendus, ici…
Comment avait-elle su?
Peu importait, désormais. Elle était perdue.
Mon père trompe ma mère
Il fit défiler les mots, les lignes, les feuilles, recto verso, qui répétaient cette simple phrase à l’infini, puis examina avec précaution les dessins noirs sur le cahier, les araignées, les toiles, comme si l’encre séchée pouvait le piquer, même après toutes ces années.
L’écriture se calmait. Page après page. Comme une colère qui s’apaise, doucement.
Pas la sienne.
Lundi 21 août 1989, quinzième jour de vacances,
ciel bleu de poubelle éventrée
Je trompe
Tu trompes
Il ou elle trompe
Je suis à la plage, à tourner les pages.
Maman bronze et papa dort.
Papa a insisté pour nous emmener à la plage de Port’Agro, une crique quasi secrète cachée au-delà des rochers de la Petra Coda. Pour y accéder, il faut suivre un sentier d’ânes et de chèvres au milieu du maquis, escalader un peu, se faufiler entre les aiguilles de genévriers qui vous piquent davantage qu’un régiment de moustiques, passer une tour génoise en ruine, puis marcher près d’un kilomètre sous le soleil sans un point d’ombre, se tordre les chevilles sur un raidillon poussiéreux qui descend à pic, s’enfoncer dans un chemin de sable, et là, juste derrière les dernières dunes, se dévoile la fameuse plage paradisiaque à laquelle moins de dix randonneurs ont eu le courage d’accéder dans la journée.
Presque inaccessible, vous pensez!
Un dernier effort avant de jouer les Robinson au paradis…
Et là je vous jure que c’est vrai, sur la plage, des touristes, j’en compte bien des centaines. Et face à nous, nous bouchant l’horizon, des voiliers, des yachts, des Zodiacs, j’en compte bien des dizaines, ancrés derrière la rangée de bouées qui délimite le périmètre de baignade. Les coques et les voiles blanches des bateaux font aussi sale dans le paysage que des morceaux de papier qu’on déchire et qu’on jette dans un caniveau. Jouer à Robinson? Vous rigolez! Ou la version corse, en été. Un Robinson qui a envoyé des milliers de bouteilles à la mer, et pas de bol, elles ont toutes été trouvées!
Nous trompons
Vous trompez
Ils ou elles trompent
Palma Mama a posé sa serviette face aux yachts les plus gros. On a tous suivi. Le Blu Castello, dont je fixe le pont de bois verni depuis trois heures, madame avec son chihuahua, monsieur avec son panama, Gino avec son pull marin et sa casquette de capitaine, la grosse Teresa qui porte le plumeau et les serviettes, une ado de mon âge qui n’a pas bougé de son transat, et mon constat est sans appel.
On se fait chier sur un yacht!
C’est vrai, quand vous y pensez, le plus petit emplacement du plus merdique des campings est déjà plus grand que le plus géant des bateaux de croisière. Même sur un yacht de trente mètres de long, vous tournez quand même assez vite en rond. Un peu comme un bungalow dans lequel on serait enfermé tout l’été. Et pas question de s’isoler, d’ouvrir un hublot pour filer draguer ou de claquer la porte pour se barrer, autour y a de l’eau, rien que de l’eau, des kilomètres d’eau. Plus je regarde le Blu Castello amarré au large et plus je comprends cette évidence dingue: ceux qui sur cette terre possèdent le plus de fric s’enferment sur des prisons, des prisons qu’ils ont achetées eux-mêmes, des prisons qui coûtent des millions, simplement parce que ça le fait pas, quand on a des millions à claquer, de venir à la plage à pied, de dormir en camping à côté d’une famille qui laisse son bébé pleurer, de partager l’odeur des saucisses grillées. Et comme ce sont eux les plus gênés, ils quittent l’île, ils s’exilent. Moi je trouve plutôt ça cool, au fond, qu’on rejette les aristos à l’eau, même s’ils vous gâchent un peu l’horizon.
L’ado sur le Blu Castello s’est levée de son transat, a fait trois pas, a échangé trois mots avec ses parents qui se tiennent collés-serrés sur le pont, a changé de bord, bâbord-tribord, trois ou quatre fois, puis est retournée s’allonger au même endroit.
Je voudrais pas être à sa place. Même si ses parents s’aiment. Peut-être que le fric, ça aide au moins pour ça.
J’ai trompé
Tu trompes
Il ou elle trompera
Maman dort et papa mate.
Comment peut-on tromper?
Tromper celui avec qui on vit. Et vivre quand même?
Est-ce que l’on trompe quelqu’un parce qu’on s’est trompé soi-même? Trompé de femme, trompé de vie, trompé de rêves?
Est-ce que moi aussi, je vais me tromper de vie?
Est-ce que moi aussi, un jour, je tromperai quelqu’un?
Le 20 août 2016, minuit
— Toi?
— Tu attendais quelqu’un d’autre?
Clotilde hésita entre répondre et hurler son dépit à la nuit.
Ils se défiaient dans l’ombre, face à face devant la cabane du berger, tels des boxeurs bombant le torse.
Chienne et loup
Proie et prédateur
Voleuse et gendarme
Femme et mari
Elle et Franck
Passé la stupéfaction, Clotilde tenta de rassembler les pensées dispersées dans son crâne comme une volée de moineaux après un coup de fusil, de ranger en file indienne les questions qui se bousculaient en désordre. Après le «Qui?», elle se concentrait sur le «Comment?».
Comment Franck pouvait-il savoir qu’elle se trouvait ici? Qu’elle se trouverait ici, puisqu’il était impossible de la suivre sans se faire repérer dans cette garrigue. Son mari les avait donc attendus devant cette cabane perdue dans le maquis; il connaissait le lieu du rendez-vous. Elle le revit dormir, ronfler, lorsqu’elle s’était échappée des Euproctes sur la pointe des pieds, il y a une heure. Il simulait. Il avait tout manigancé.
Franck frappa pourtant le premier.
— Ton thé va refroidir. Tu l’as oublié sur la table avant de partir.
— Qu’est-ce que tu fais là?
Il éclata de rire.
— Non, Clotilde. Non, pas cette fois. On ne va pas inverser les rôles.
— Qu’est-ce que tu fais là? répéta Clotilde.
— Arrête ça, Clo… Quand le voleur se fait prendre la main dans le sac, il ne demande pas à la patrouille de police pourquoi elle se trouve au bon endroit au bon moment.
— Je ne suis pas mariée avec un flic! Alors dis-moi, comment tu as su?
— Je t’ai suivie.
— Impossible, trouve autre chose!
Franck parut ébranlé un instant, comme s’il hésitait à rebrousser chemin sans rien dire d’autre. Il se retint.
— S’il te plaît, Clotilde…
— S’il te plaît quoi?
— OK, tu veux qu’on mette les points sur les i? Alors allons-y. Ma tendre épouse reçoit des textos toute la journée, y répond; ma tendre épouse invente mille prétextes, y compris la tombe de ses parents, pour aller retrouver son amant; et comme ils ne disposent pas encore d’assez de temps, ma tendre épouse attend que je sois endormi pour aller passer la nuit avec lui.
Clotilde explosa.
— Tu as voulu me piéger? C’est ça? Le courrier, le courrier que j’ai trouvé coincé sous mon essuie-glace, c’est toi qui l’as écrit? En suivant le modèle du premier?
Franck soupira.
— Bien entendu, Clotilde, si ça t’arrange, imagine que c’est moi, depuis le début, qui prends toutes les identités, ton mari, le père de ta fille, ta mère ressuscitée… Ton amant. Les textos de ce Natale Angeli sur ton téléphone, c’est peut-être moi aussi qui les écris?
Franck avait fouillé dans la messagerie de son portable! Il avouait. Pire encore, il assumait.
— Je sais que je te déçois, Clo. Tu m’obliges à faire des trucs dont je ne suis pas fier. Que je n’aurais jamais cru faire. Oui, j’ai fouillé dans ton téléphone, pour lire ce que racontait cet Angeli, du moins avant que tu ne te sépares plus de ton portable.
Il le lui paierait, se promit Clotilde. Franck le lui paierait. Plus tard! Tout en discutant, Franck avait saisi le bras de Clotilde et la forçait à redescendre avec lui. Clotilde résistait comme elle pouvait, observant la cabane de berger qui n’était plus qu’une silhouette dans la nuit. Orsu s’était fondu dans la montagne.
Son mari lui devait une explication.
— Tu n’as pas pu me suivre ce soir, Franck. Personne ne l’aurait pu sans lumière, une lumière que j’aurais forcément aperçue. Tu connaissais l’endroit où j’allais. Alors je t’en prie, Franck, réponds-moi. J’ai besoin de savoir si c’est toi qui m’as envoyé cette lettre pour m’attirer ici… Si c’est toi qui…
Elle était à bout de nerfs. Quelqu’un voulait la rendre folle. Quelqu’un y parvenait.
— Oh, et puis merde. Je veux savoir si c’est toi ou si c’est ma mère qui me l’a écrite!
Franck la fixa, effaré, presque effrayé. Les ombres creusaient leurs rides respectives, comme deux vieux acteurs dans les films en noir et blanc mal éclairés.
— Bordel, Clotilde! Réagis! Je suis en train de te faire comprendre que je vais te quitter, parce que tu embrasses un autre type dès que j’ai le dos tourné, que tu vas faire l’amour avec ce salaud pendant que je suis couché. Valou dort chez nous, sans se douter de rien. Tu es en train de tout foutre en l’air. On est en train de tout foutre en l’air, si tu préfères, ici, maintenant, et toi tout ce qui t’intéresse, c’est ta mère. Pire encore, le fantôme de ta mère! Putain… (Il se força à rire.) Je sais qu’il y a des hommes qui quittent leur femme à cause de leur belle-mère… Mais pas à cause d’une belle-mère morte il y a vingt-sept ans.
Il se recula encore, tirant le bras de sa femme; la cabane avait disparu dans le noir.
— Tu n’as rien d’autre à me répondre, Clo? Enterre les morts, bordel! Même si tu veux démolir notre couple, tu as une fille. Tu ne peux pas t’en foutre à ce point.
Un voile se souleva dans le cerveau de Clotilde.
L’homme qui lui parlait, qui lui aboyait dessus, était un parfait inconnu. C’est lui qui était venu la draguer, lors de cette soirée où il était déguisé, comme par hasard, en Dracula. C’est lui qui avait voulu se marier avec elle. C’est lui qui avait voulu rester. Elle n’avait fait qu’accepter sa présence, depuis des années.
Accepter, sourire, se taire.
— Je ne m’en fous pas, Franck, je suis larguée. Tu comprends ça? Larguée! Alors au point où j’en suis, je peux tout te balancer: oui, je pense que ma mère est vivante. Et pourtant je sais que c’est impossible… Je n’ose plus te parler, Franck. Je sais qui a tué mes parents, qui a foutu en l’air la direction de la Fuego, qui a…
— Je m’en fous, Clotilde!
Franck avait haussé le ton.
— Je me fous de cet accident, je me fous de tes parents morts il y a vingt-sept ans, je me fous de ton frère que je n’ai jamais vu. Je me fous de tout ça! Tout ce qui compte, tout ce qui me rend dingue, c’est que tu as embrassé un autre type que moi, qu’il t’a tripotée et que vous aviez rendez-vous ce soir pour baiser. Je ne peux pas accepter ça, Clo. Je ne peux pas. Tu as tout gâché en voulant revenir ici, Clo. Tu gâches tout!
Pendant tout le temps que dura leur longue descente, ils ne prononcèrent pas un autre mot.
Franck se tenait face à son café, traits tirés. Valou face à un bol de lait chocolaté couvert d’une montagne de corn-flakes, deux œufs sur le plat, un jus d’orange, fraîche comme une rose.
Derrière eux, Clotilde s’activait. Franck but une gorgée avant de parler.
— Tu veux une bonne nouvelle, Valou? Le bateau, le 470 que j’ai loué pour la journée, on peut le garder plus longtemps, deux jours, trois jours, une semaine. J’ai négocié, c’est arrangé.
Valou creva les deux yeux jaunes dans son assiette.
— On va passer une semaine à trois sur un voilier?
— A deux, Valou. A deux. Maman ne vient pas. On fera des escales. Ajaccio, Porticcio, Propriano… Sans parler des criques accessibles uniquement par la mer.
Valou épongea l’œuf sur le plat avec le pain frais, sans demander d’autres précisions, se contentant de sortir son téléphone portable, à l’image d’un P-DG qui en urgence doit décommander ses rendez-vous des prochaines journées.
Derrière eux, Clotilde allait et venait, chargeait le sac de Valou d’habits chauds, de médicaments, de brosses à dents, de crème solaire, de ses gâteaux préférés, des gâteaux préférés de Franck, en quantité suffisante pour deux. Jouer le rôle de la parfaite épouse, prévenante et attentionnée, pouvait-il aider à tout réparer?
Crétine!
Pourquoi considérer aujourd’hui que c’est un rôle qu’elle tenait, alors qu’elle exécutait ces mêmes gestes quotidiens depuis des années?
Franck se leva.
— Laissez, fit Clotilde. Je vais débarrasser.
8 h 57. Le minibus du camping les attendait. Clotilde et Franck marchaient vers le parking des Euproctes, encombrés de lourds sacs. Valentine suivait, les yeux rivés sur son portable, comme si elle avait téléchargé une application GPS qui lui permettait de ne pas se perdre dans le camping.
Franck fuyait.
Il détalait, il prenait le maquis, il prenait le large sur une chaloupe alors que le bateau coulait. Raisonner ainsi, pensait Clotilde, était-ce une façon de nier que c’est elle qui l’avait trompé? Que c’est elle qui avait tout provoqué? Elle n’arrivait pourtant pas à se sentir coupable. Tout ce qui arrivait semblait avoir été programmé, depuis des années; elle n’était qu’un jouet. Elle ne pouvait pas s’empêcher de penser que Franck l’avait espionnée, lui avait caché une part de vérité, qu’il était le mieux placé, au fond, pour avoir tout manigancé, du vol des papiers dans leur coffre à la mise en scène du petit déjeuner. Qu’il voulait la rendre folle. Qu’il l’avait empêchée de revoir sa mère, hier. Qu’il lui volait sa fille, aujourd’hui. Qu’il lui reprochait d’avoir fui quelques heures pour retrouver Natale, mais c’est lui qui maintenant disparaissait, pour plusieurs jours, pour une destination dont elle ne savait rien.
C’est Franck qui avait imposé cette coupure, le temps de faire le point. Pour protéger Valou, avait-il avancé. Clotilde n’avait pas refusé. Après tout, c’est ce qu’elle voulait. Du temps pour enquêter.
Marco le chauffeur se tenait devant le minibus du camping.
— Faut y aller…
Clotilde embrassa Valentine, puis se tint comme une idiote devant son mari.
— Vous m’appelez? Promis, vous m’appelez?
— Si on a du réseau dans le triangle des Bermudes, répondit Valou sans lâcher son portable.
Le minibus disparut au bout de la route. Franck s’était arrangé avec Cervone Spinello pour le transfert jusqu’au port de Calvi, où ils récupéraient le 470, afin de laisser la Passat à Clotilde. Les seuls mots qu’il avait adressés à sa femme, ce matin, concernaient le véhicule, les papiers dans le vide-poche, le niveau d’huile, la pression des pneus, la clé pour le réservoir; elle avait écouté d’une oreille distraite, semblant connaître déjà avec précision le fonctionnement d’un moteur, Franck lui aussi jouait un rôle, celui du mari blessé dans son orgueil mais qui met un point d’honneur à demeurer attentionné.
Son alter ego au masculin.
Aussi stupide qu’elle. En plus cynique peut-être. Parmi ses recommandations, si jamais elle devait utiliser la voiture pour aller se promener, il n’avait pas pu s’empêcher de lui montrer comment les sièges s’inclinaient.
D’autres monoplaces, d’autres camping-cars, d’autres voitures, d’autres familles passaient sur la route de Calvi. Clotilde ressentit une intense boule au ventre. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’ils la quittaient. Franck accompagnait Valou au basket, chaque samedi. Quelques heures, pas quelques jours. Quelques heures dont Clotilde profitait pour s’évader; allongée avec un roman. Pas avec un amant.
Clotilde avait perdu de vue le minibus depuis de longues secondes, mais n’avait pas bougé. Elle ne pouvait s’empêcher de repenser à son père, qui était parti lui aussi sur un voilier, quelques jours avant l’accident de la Petra Coda. C’est du moins ce qu’on lui avait raconté. Il n’était revenu que le jour de la Sainte-Rose, le 23 août.
Après-demain…
Une main frôla son bras, elle se retourna. Cervone Spinello se tenait derrière elle. Il avait passé les consignes à son employé, accepté gracieusement de transférer Franck et Valou.
— Te plains pas, Clotilde, ton mari part avec ta fille. La plupart des mecs se seraient tirés en te laissant la gosse sur les bras.
— Laisse tomber, Cervone.
Le patron du camping ne se vexa pas. Ne retira pas ses doigts de son bras pour autant. Clotilde se mordit les lèvres. Hors de question de chialer devant ce salaud! Hors de question que ce soit lui qui lui tende un mouchoir. En cherchant une issue de secours pour échapper à son discours, elle se fit la réflexion qu’elle n’avait pas croisé Orsu dans le camping depuis le début de la matinée. Où était-il passé depuis la marche nocturne jusqu’à la cabane de berger? Bien entendu, elle aurait pu demander à Cervone, mais elle n’avait aucune envie de mettre le patron du camping dans la confidence. Elle dévia vers une autre question.
— Toujours pas de nouvelles de Jakob Schreiber?
— Aucune, répondit Cervone. Si, ce soir, je n’ai aucun signe de vie du vieil Allemand, je préviens la gendarmerie.
Clotilde s’interrogea: pourquoi ne l’avait-il pas fait plus tôt? Cervone avait l’air plutôt pote avec le capitaine Cadenat. Elle allait lui faire la réflexion quand Spinello lui grilla la politesse.
— J’ai un message pour toi, Clotilde. De la part de ta Mamy Lisabetta. Elle a téléphoné à l’accueil. Elle avait l’air complètement paniquée. Ton Papé Cassanu veut te voir, le plus vite possible.
— A Arcanu?
— Non…
Il laissa quelques secondes de suspense avant de continuer.
— Là-haut.
Il fixa les nuages qui s’accrochaient à la montagne, en direction du Capu di a Veta. Clotilde suivit elle aussi des yeux la ligne de crête, jusqu’à s’arrêter sur une minuscule croix noire qui se détachait dans le ciel.
Des souvenirs affluaient, purs, légers, que Cervone en une phrase pollua.
— A moins qu’il ne se fasse déposer en hélicoptère, ce vieux fou va crever au pied de la croix.
Mardi 22 août 1989, seizième jour de vacances,
ciel bleu de Terre vue des étoiles
Coucou, vous êtes réveillé, mon confident?
En forme? Je peux vous raconter mes rêves et mes cauchemars du matin? De très tôt le matin! Si je vous dis l’heure qu’il est, vous allez halluciner.
Vous vous souvenez, ma mission, mon contrat, le bisou de Natale sur ma joue à condition que je parvienne à convaincre mon grand-père Cassanu? Je ne me suis pas dégonflée, j’ai pris rendez-vous, un rendez-vous d’affaires, ai-je dit, et Papé a accepté. A Arcanu, ça, ce n’est pas une surprise, mais à 5 heures du matin!
Moi que mes parents ne voient jamais émerger avant midi.
Cinq heures du matin? Chiche, Papé, j’y étais… Sans savoir ce qui m’attendait.
Il faut vous dire, mon sage et discret lecteur, que je vis des émotions extraordinaires pendant ces vacances, comme si tout basculait chaque jour, entre le pire et ces pages grises que j’ai noircies de toiles d’araignée tissées avec le fil du mensonge des adultes, et le meilleur comme cette nage avec les dauphins, et ce que je vis aujourd’hui, libre et légère, presque à en attraper les nuages et à tirer la queue des aigles royaux.
Je vous dis tout?
A 5 heures du matin donc, bien avant le lever du soleil, Papé m’attendait dans la cour d’Arcanu, au pied du chêne vert, bâton de marche à la main, jumelles autour du cou, qu’il passa autour du mien.
— Regarde.
Il m’a fait suivre la ligne de crête, vers le sud, dans la direction d’Asco, au-dessus de Notre-Dame de la Serra, plus haut encore.
Une croix!
Ou ce qu’il en restait.
— On va discuter sous la croix, Clotilde. Tu es prête?
Et il a observé avec un air amusé mon sweat Guns N’ Roses et mes baskets.
J’ai fait mine de sprinter…
— Je t’attends là-haut?
Je me suis vite calmée.
Sept cent trois mètres! Et pour ainsi dire, on décollait du niveau de la mer.
Quatre heures d’ascension, en pente douce, puis de plus en plus raide, et, pour finir, un à-pic de dingue pendant les deux cents derniers mètres, à terminer à quatre pattes façon mouflon. En silence. Papé n’a presque pas parlé de tout le chemin. Juste une pause casse-croûte, fromage de chèvre et coppa, à mi-montée, pile au moment où le soleil s’est levé derrière le cap Corse. On aurait dit un décor de Tolkien. Un grand anneau de feu s’élevant au-dessus d’un long doigt calciné.
Alors que je vous écris, je suis calmée. Mon cœur reprend un souffle normal, mes cuisses recommencent à vouloir m’obéir, mes pieds ne tremblent plus à déraper dans des couloirs d’éboulis, ma tête n’a plus le tournis. Je suis assise sous la croix. Papé m’a expliqué une fois arrivés qu’on l’appelle la croix aux Autrichiens parce que ce sont des alpinistes de Vienne qui ont ouvert la voie vers ce sommet, il y a une cinquantaine d’années. La croix date de 1969, et a été salement amochée depuis vingt ans. J’ai l’impression que n’importe quel coup de vent pourrait la faire s’envoler.
La croix des Autrichiens, Papé, ça le fait bien rigoler. Il m’a dit que sur le Capu di a Veta, les Corses du coin n’avaient pas attendu les Viennois pour y grimper, qu’il n’avait pas huit ans quand il est monté pour la première fois jusqu’au sommet, avec Pancrace, mon arrière-grand-père.
Je comprends pourquoi.
Ce n’est pas facile de vous l’expliquer par des mots, mais une fois en haut, sur ce petit dôme de pierres où nous nous tenons assis tous les deux, on a l’impression… de dominer le monde. Le vent nous bourdonne dans les oreilles, invitant à tournoyer sans fin pour profiter de l’incroyable vue à trois cent soixante degrés. Comme des géants. Ou comme des enfants plutôt, des enfants ayant construit une île en pâte à modeler.
L’impression de planer. L’impression d’être seule au monde avec mon Papé, qui lui n’a pas l’air essoufflé, qui m’a attendue tous les vingt mètres pendant la montée. L’impression de pouvoir tout lui dire.
Maintenant, vous me connaissez, vous vous doutez que je ne me suis pas privée.
— Y a un truc qui m’étonne, Papé. J’ai l’impression qu’ici, tout le monde a peur de toi. Mais moi je te trouve gentil.
Opération Béluga. Je ne devais pas oublier. Si c’est comme ça que j’espérais l’amadouer…
— Méchant. Gentil. Ça ne veut rien dire, ma petite fille. On peut provoquer des catastrophes par gentillesse, on peut rater sa vie par gentillesse, ou peut même tuer par gentillesse.
Tuer par gentillesse?
OK, Papé, je l’écris dans mon cahier. Je m’y repencherai en terminale, quand j’aurai des cours de philosophie.
J’ai tourné la tête pour admirer le paysage façon géode à la Cité des sciences (LA visite de l’année du lycée!).
— Papé, jusqu’où va le terrain qui t’appartient?
— Qui nous appartient, Clotilde. Rien n’appartient jamais à une personne seule. Qu’est-ce qu’elle en ferait? Imagine un peu, le type le plus riche de l’histoire du monde, ce serait qui? Celui qui aurait éliminé tous les autres? Qui vivrait seul sur la planète, avec toutes les richesses jamais produites? Il serait le plus riche homme que la terre ait jamais porté, mais aussi le plus pauvre, puisque aucun être au monde ne posséderait moins que lui. Pour parler de richesse, il faut au moins être deux, comme les colons dans les westerns, un couple qui s’installe dans le désert au milieu de rien, qui y construit un abri pour y habiter, pour y faire un enfant. La richesse grandit avec une famille, d’autres enfants, des petits-enfants, pour que la terre, la maison, la mémoire, puisse se transmettre. Et ainsi de suite, la richesse dans l’absolu devrait aussi appartenir à la tribu, à tous ceux qui se sont entraidés. Elle appartient à une île, à un pays, à la terre entière, si l’humanité était capable de la même solidarité que celle qui unit un couple, une famille ou une tribu (et là, Papé me regarde droit dans les yeux). Mais ce n’est pas le cas. Ce ne sera jamais le cas, nous devons défendre ce qui nous appartient. Entre l’égoïsme de chaque individu et la folie du monde, nous sommes les gardiens de cet équilibre-là. Alors pour te répondre, ma petite fille, voici tout ce qui nous appartient.
Il me montre du doigt toute la presqu’île de la Revellata, jusqu’au phare, jusqu’au camping des Euproctes, jusqu’à la plage de l’Alga. Son doigt s’arrête à l’entrée de Calvi, au nord, et aux rochers de la Petra Coda, au sud, puis il m’explique que quelques centaines de mètres carrés appartiennent au Conservatoire du littoral, ou aux scientifiques du port de Stareso. Bizarrement, il ne parle ni de l’enclave de la Punta Rossa léguée par son papa à celui de Natale, ni des hauteurs de la plage de l’Oscelluccia sur lesquelles la marina Roc e Mare a sauté.
Ma tête de géode entame un nouveau tour.
Cent quatre-vingt-dix degrés. Pleine vue sur la chaîne du Monte Cinto, le sommet de la Corse. Deux mille sept cent six mètres. Il paraît que si on ajoute les centaines de mètres de la fosse marine sous la Méditerranée, celle d’où remontent les nutriments préférés des dauphins, ça représente un dénivelé de plus de trois mille cinq cents mètres, aussi haut que les sommets des Alpes!
Je me retourne vers mon grand-père.
— Je t’aime bien, Papé. Quand tu causes comme ça, on dirait que t’es sorti d’un film. Tu sais, les films de parrains qui défendent le clan.
— Moi aussi je t’aime bien, Clotilde. Tu feras quelque chose de ta vie, quelque chose de bien. Tu as de l’ambition, des convictions. Mais…
— Mais quoi?
— Mais… tu ne vas pas te vexer? Tu ne vas pas me planter là et redescendre en courant?
— Mais quoi, Papé?
— Tu n’es pas corse! Pas une vraie Corse, je veux dire. Ici, les femmes habillées de noir ne portent pas de têtes de mort sur leur robe. Ici, les femmes sont discrètes, les femmes se taisent, ici les femmes règnent sur la maison, pas sur le reste. Je sais bien que ce que je te dis va te faire bondir, ma petite insoumise, mais que veux-tu, je suis habitué ainsi. Je me suis habitué à aimer les femmes ainsi. Tout ce que tu représentes me dépasse, Clotilde, même si moi aussi, je place la liberté au-dessus de tout. Si j’étais né quarante ans plus tard, peut-être aurais-je épousé une femme comme toi…
— C’est ce qu’a fait papa!
— Non, ma petite fille. Non. Palma n’est pas comme toi. (Il marqua un long silence.) Alors allons-y, qu’as-tu à me demander?
Quarante-cinq degrés. Vue plongeante sur la Balagne. Le panorama sur le jardin de la Corse s’étend de Calvi à L’Ile-Rousse. Avec un peu d’imagination, on devine même le désert des Agriates et le port de Saint-Florent au pied du cap Corse. Je fixe la mer, comme pour prendre une inspiration avant une plongée en apnée, et j’explique tout. Les dauphins, Orophin, Idril et leurs bébés, Natale qui leur parle, l’Aryon, un ponton pour l’amarrer, un ponton plus grand, après, pour amarrer un bateau plus grand, le sanctuaire au large et, sur la berge, une terrasse, une buvette… Et je m’arrête là. Je ne parle pas tout de suite de la maison des dauphins, et surtout pas de l’architecte féminin que Natale a contacté.
Papé m’a écoutée sans rien dire.
Trois cent vingt degrés. Vue directe sur la Revellata. D’ici, la presqu’île ressemble à un crocodile endormi! Je vous jure. La peau grise et verte, avec la punta di l’Oscelluccia et la Punta Rossa formant ses grosses pattes et sa gueule flottant dans l’eau dessinée par le bout de la péninsule. Mille rochers blancs alignés comme des dents et le phare qui lui fait comme un bouton sur le nez.
Et puis enfin, mon Papé parle. Avec un petit sourire en coin.
— Qu’est-ce que ça a de si extraordinaire, un dauphin?
Je m’attendais à tout sauf à celle-là!
Alors j’y reviens, je tente de lui expliquer ce que j’ai ressenti sur l’Aryon, quand j’ai plongé, quand j’ai nagé avec les cétacés. Il doit bien la sentir, mon émotion, j’en ai encore les bras qui tremblent, les larmes qui perlent, rien que d’y penser. Alors j’en profite, puisque je suis sincère et que ça se voit.
— Dis oui, Papé, dis oui. Dis oui, rien que pour le bonheur de tous ces gens qui plongeront comme moi. Natale veut juste faire partager ce trésor.
Ça y est c’est reparti, je n’aurais jamais dû mettre dans la même phrase les mots «partager» et «trésor», Papé me reparle comme un vieux sage à barbe blanche, comme si mon cahier secret dans lequel je consigne ses paroles, il voulait en faire un grimoire.
— Vois-tu, ma petite fille, il n’y a que trois attitudes possibles face à un trésor, depuis toujours, que ce trésor soit une femme, un diamant, une terre, une formule magique: le convoiter, le posséder ou le protéger. Tout comme il n’y a que trois sortes d’hommes, les jaloux, les égoïstes et les conservateurs. Personne ne partage un trésor, Clotilde, personne…
Au début, les tirades de Papé, j’aimais bien. Mais là, ça commence à me saouler! En plus, je ne voudrais pas le vexer, mais je ne vois pas vraiment la différence entre les égoïstes qui possèdent et les conservateurs qui protègent sans partager. Je me tais. J’ai une autre idée plus maligne pour le forcer à réagir.
— Si tu veux, Papé. Si tu veux. Mais je crois surtout qu’au fond, la vraie raison, c’est que comme tous les Corses, tu n’aimes pas la mer. Tu n’aimes pas les dauphins. Tu n’aimes pas la Méditerranée. Tu n’aimes pas te tourner dans ce sens-là, vers l’horizon. Si les Corses aimaient vraiment la mer, ils ne la laisseraient pas aux Italiens dans leurs yachts.
Il rit.
Ma dernière phrase était de trop. Débile, il va se moquer de moi au lieu de se fâcher.
— J’aime bien ton image des Italiens, mais tu te trompes, Clotilde. Sur les Corses et sur la Méditerranée. Tu sais, je n’ai pas toujours été berger. J’ai servi cinq ans dans la marine marchande, j’ai fait trois fois le tour du monde…
T’es trop forte, ma Clo, ça a marché!
Deux cent cinquante degrés. J’ai l’impression, en suivant le littoral vers le sud, de voir jusqu’à la réserve de Scandola et Girolata, là où les rochers deviennent rouges et où les balbuzards construisent sur les pitons de pierre de volcan des nids de fous qui ressemblent à des vigies.
— Regarde, Clotilde, droit devant, vers Arcanu. Si tu continues en direction de la mer, en ligne droite, tu parviens aux falaises de la Petra Coda. Trente mètres, pour les plus hautes. Quand j’avais ton âge, tous les jeunes Corses, ceux qui selon toi ont peur de l’eau, sautaient de là. Même si, je le reconnais, ton grand-père était le plus audacieux de tous. Mon record est à vingt-quatre mètres. Avec l’âge, j’ai sauté de moins en moins haut. Quinze mètres… dix mètres… Mais je continue de nager aussi souvent que je le peux, de la Petra Coda jusqu’à la grotte des Veaux Marins, parfois jusqu’à la Punta Rossa. Renoncer à la mer, c’est renoncer à sa jeunesse, rien d’autre.
— Alors dis oui, Papé, dis oui pour les dauphins, dis oui pour ma jeunesse, dis oui, rien que pour moi.
Il sourit.
— Tu ne lâches jamais, ma petite fille? Tu ferais une bonne avocate. Je vais réfléchir, je te promets. Laisse-moi seulement un peu de temps. (Il rit, cette fois.) Tout va trop vite. Les femmes changent et prennent la parole. (Il rit encore.) Les dauphins changent et se mettent à parler aux pêcheurs. Je ne voudrais pas que ma Corse change aussi vite…
— Alors c’est oui?
— Pas encore. Il reste une question, une question que tu n’as pas abordée, ma chérie.
L’ombre de la croix s’étend sur nous.
— Je ne sais pas si on peut faire confiance à ce Natale Angeli.
Il murmura entre ses dents.
Tu l’as eue, Papé.
Tu l’as eue, ta réponse.
Et pas celle que tu attendais.
12 heures
— Tu as manqué le lever de soleil, Clotilde. Tu étais plus matinale lorsque tu avais quinze ans.
Cassanu se tenait assis, adossé à la croix de bois, écrasé par l’ombre du monument haut de sept mètres planté au sommet du Capu di a Veta. On aurait dit un pèlerin qui a porté sa croix jusqu’au toit du monde, pour la planter, creuser son trou devant, et s’y enterrer.
Clotilde ne releva pas la réflexion de son grand-père. Elle venait d’effectuer quatre heures d’ascension et reprenait son souffle, stupéfaite que le vieil homme, à presque quatre-vingt-dix ans, ait pu grimper jusque-là, alors qu’elle terminait la montée complètement épuisée.
Epuisée… et énervée! Tout au long de sa montée en solitaire, malgré la beauté à couper le souffle du paysage, elle avait été incapable de faire le vide, de savourer l’instant, le vent, les parfums de lentisque, de cédrat ou de figue sauvage. Bien au contraire, les questions s’étaient bousculées dans sa tête, et toutes se résumaient en une seule: sa mère l’attendait-elle hier soir dans la cabane de berger? Elle regrettait de n’avoir pas osé aller frapper à la porte, après que Franck avait surgi. Elle lui en voulait pour cela aussi, avoir cassé la magie. Elle n’avait quasiment pas dormi de la nuit, elle avait réfléchi, puisant dans ses souvenirs, dans l’espoir de trouver une réponse à cette question qui l’obsédait.
Comment sa mère pourrait-elle être vivante?
En faisant défiler dans sa tête le film du 23 août 1989, il n’existait que trois possibilités.
Sa mère n’était pas dans la Fuego…
Sauf que sa mère était assise sur le fauteuil passager, avec Nicolas assis à l’arrière, et papa derrière le volant. Elle l’avait vue, avant de monter dans la voiture, après avoir démarré, pendant le trajet. Ils s’étaient souri, parlé. Il n’y avait aucun doute possible, ils étaient partis tous les quatre d’Arcanu.
Sa mère était descendue de la Fuego avant l’accident…
Sauf que la Fuego ne s’était pas arrêtée, avait à peine ralenti dans la descente de la bergerie, Clotilde était certaine de ne pas s’être endormie pendant le trajet avant la Petra Coda, d’ailleurs il n’y avait que quelques kilomètres de distance, et sa mère était toujours dans la voiture quand la Fuego avait quitté la route avant de s’écraser. Papa lui avait pris la main…
Sa mère avait survécu à l’accident…
C’était la seule hypothèse crédible, même si la Fuego avait effectué trois tonneaux tuant à chaque fois, même si elle avait vu les trois corps déchiquetés, exposés, puis enveloppés dans des sacs plastique, avant d’être emportés… Elle était en état de choc. Peut-être sa mère était-elle encore vivante? Peut-être l’urgentiste avait-il accompli un miracle? Mais alors, pourquoi annoncer son décès? Quelle raison pouvait justifier qu’un service de réanimation sauve un patient sans que personne n’en sache rien? Pas même sa fille. Pour quelle raison faire d’elle une orpheline? Pour protéger sa mère? Parce que c’est elle qu’on avait voulu tuer? Elle délirait! Elle ne savait plus à qui se fier. Cervone disait-il la vérité à propos de son frère Nicolas et de l’accident de ses parents? Franck, son mari, jouait-il un invraisemblable double jeu? Natale avait-il vraiment croisé le fantôme de sa mère? Que savait son grand-père Cassanu? Qui tirait les ficelles, depuis le début?
Pratiquement toutes les minutes, telle une ado traînée contre son gré en randonnée par ses parents, elle s’était accrochée à son téléphone portable. Elle avait passé une bonne partie de la montée au téléphone, cherchant à joindre trois interlocuteurs.
Pour avoir des nouvelles de Franck et Valou, d’abord. En vain. Elle n’avait obtenu aucune réponse. Seulement un répondeur muet qui se laissait insulter sans broncher.
Elle était parvenue à contacter Natale ensuite, au début de sa montée, elle avait insisté pour qu’il la rejoigne, l’accompagne en haut du Capu di a Veta, mais le pêcheur de rêves avait décliné l’escapade. Impossible, Clo, impossible avant ce soir, je travaille au magasin toute la journée, mais Aurélia est de garde à la clinique cette nuit, alors, oui, Clotilde, ce soir si tu peux, si tu veux.
OK, à ce soir, mon chevalier…
Clotilde avait eu surtout l’impression que même après toutes ces années, il ne voulait pas croiser Cassanu. Pas trop montagnard, son pirate, et peut-être même un peu froussard.
Il n’y avait pourtant pas de quoi. Papé Cassanu semblait bien inoffensif. Adossé à l’immense poutre, il donnait l’impression de ne jamais pouvoir se remettre sur ses pieds après cette dernière et folle ascension. Ils soufflaient tous les deux, comme incapables de prononcer le moindre mot.
Vers le milieu de l’ascension, Clotilde avait passé son dernier coup de fil, le plus inattendu des trois, et cette fois, son interlocuteur lui avait répondu au bout de deux sonneries, dans un français presque impeccable, avec un accent allemand à peine plus prononcé que celui de son père.
— Clotilde Idrissi? Mein Gott, c’est si étrange de vous parler après tout ce temps.
Clotilde fut étonnée, Hermann Schreiber n’avait pas l’air surpris de son appel.
— Mon père m’a téléphoné hier, précisa l’Allemand. Après votre visite. On a un peu reparlé de ce fameux été 89.
Il la vouvoyait. Sa voix possédait un ton autoritaire assez désagréable. Clotilde se demanda si Hermann se souvenait de son surnom, le cyclope. Elle repoussa une envie folle de le tutoyer et de lui balancer ce sobriquet.
— Vous vous souvenez de cet été? se contenta-t-elle de demander.
— Oui, de tous les noms, de tous les prénoms, même des visages. Ce fut un été un peu traumatisant tout de même, non? Pour nous tous.
Surtout pour moi, Konnard!
Elle décida d’interpeller Hermann sans détour en expliquant la raison de son coup de téléphone et en résumant en quelques mots les révélations de Cervone Spinello: son frère Nicolas, se plantant avec la voiture quelques heures avant l’accident, endommageant sans le savoir les rotules et les biellettes de direction. Hermann eut l’air étonné, comme s’il n’y croyait pas. Puis, après un temps de réflexion, sa voix se fit presque solennelle.
— C’est nous qui aurions dû mourir alors. Tous les cinq. Nicolas, Maria-Chjara, Aurélia, Cervone et moi. On devait tous monter dans la voiture de vos parents à minuit, pour aller jusqu’à cette boîte de nuit, avec votre frère au volant. (Il sembla méditer un long moment avant de continuer.) Oui, ce que vous me racontez change beaucoup de choses. C’est même étrange, après tout ce temps. C’est un peu comme rater un avion qui va se crasher. (Il prit encore le temps de la réflexion.) Oui, c’est nous, tous les cinq, qui aurions dû finir dans le ravin. Si je suis vivant, cela ne tient qu’à une question, Clotilde, une question dont vous seule avez la réponse: pourquoi votre père a-t-il changé d’avis ce soir-là? Pourquoi a-t-il décidé de prendre la voiture avec sa famille et d’aller à ce concert de polyphonies?
— Je… je ne sais pas.
— Rien n’arrive par hasard. Si vous puisez dans vos souvenirs, vous trouverez obligatoirement une explication.
Le ton d’Hermann était redevenu cassant. C’était celui d’un type habitué à être obéi. Clotilde devinait que depuis vingt-sept ans il n’avait dû avoir pour seule préoccupation que de faire subir aux autres les humiliations qu’il avait subies pendant son adolescence. Il avait pourtant raison, seule importait cette question-clé, pourquoi son père avait-il modifié le programme du soir du 23 août? Elle n’avait aucune explication. Le puits de sa mémoire était désespérément sec. Peut-être la solution se trouvait-elle inscrite dans son journal intime de l’été 89, ce cahier qu’elle avait noirci jusqu’aux dernières secondes passées sur le banc d’Arcanu? Peut-être avait-elle protégé ses souvenirs en les cachant dans ce carnet? Peut-être, à l’inverse, ne contenait-il rien, ou de pures inventions, celles d’une ado menteuse, jalouse et frustrée. Celle qu’elle était.
— Ce ne sont pas les pistes qui doivent vous manquer, continuait Hermann Schreiber. C’est compliqué la Corse, la terre et la famille, la vie et la mort, l’argent et le pouvoir. Mais avant tout, Clotilde, êtes-vous certaine que l’on puisse faire confiance à ce Cervone Spinello? Avez-vous retrouvé d’autres témoins? Parmi les cinq? Ils doivent tous être encore vivants?
A l’exception de Nicolas, pensa Clotilde. Le cyclope était resté l’empereur du tact… Elle répliqua du tac au tac.
— J’ai revu Maria-Chjara.
Hermann explosa d’un rire franc.
— Ah, Maria-Chjara! J’étais sacrément accro à elle. A l’époque, je croyais que citer Goethe et jouer Liszt au violon suffisaient pour séduire une fille. Au fond, je devrais la remercier, c’est pour plaire à des filles comme elle que j’ai tant bossé. (Il laissa rebondir quelques derniers éclats de rire.) A des filles aussi belles qu’elle, je veux dire. Ma femme lui ressemble, en blonde. Sauf qu’elle est soprano à l’Opéra de Cologne, pas chanteuse dans des émissions de téléréalité.
Clotilde eut d’un coup envie de couper court à la conversation. Salir tout ce qu’on aimait à l’adolescence, était-ce une malédiction?
— Tant pis alors, Hermann, si vous n’avez aucune autre piste.
— Si, peut-être. Retournez voir mon père. Il ne s’est pas contenté de collectionner les photos toutes ces années, il discutait avec tout le monde dans le camping. Je crois qu’il avait construit une sorte de théorie. Quelque chose qui le troublait depuis l’accident de vos parents, un truc qui clochait, mais il n’en parlait qu’à ma mère, Anke, pas même à moi.
Clotilde n’osa pas avouer qu’elle n’avait aucune nouvelle de Jakob Schreiber depuis hier. Elle se sentit plus lâche encore lorsque Hermann insista.
— Pour tout vous dire, je suis parfois un peu inquiet pour mon père. Alors que notre villa croate sur l’île de Pag lui est grande ouverte, avec sa piscine, son fils et ses petits-enfants, cette tête de mule continue de préférer passer ses vacances en Corse, seul, dans son mobile home.
L’assurance hautaine du cyclope agaça une nouvelle fois Clotilde. Qui, dans son entourage, pouvait imaginer l’ado timide et timoré qu’il avait été? Hermann avait fait le vide; comme tout le monde, il avait réécrit l’histoire de sa vie. Clotilde eut envie de lui balancer son surnom, rien que pour lui rappeler le cher visage de son passé. L’Allemand ne lui en laissa pas le temps.
— Retournez voir mon père, répéta-t-il. Avec son foutu appareil photo, il s’est amusé toute sa vie à épingler le passé comme d’autres épinglent les papillons. Une sorte d’espion avec son zoom braqué sur tout ce qui pouvait lui sembler insolite, son objectif, c’était son œil unique, même si, pour vous, c’était moi le cyclope!
— Assieds-toi, Clotilde.
Les mots de Cassanu la tirèrent de ses pensées. Plus tard. Elle repenserait plus tard aux questions posées par Hermann Schreiber. Son grand-père semblait mieux respirer. Il lui indiqua, d’un geste lent, de s’installer sur la pierre la plus proche de lui. Tout en bas, plein nord, la citadelle de Calvi semblait d’une taille ridicule face à la ville dont l’urbanisation rongeait les pentes de la Balagne. Clotilde n’avait pas eu cette impression il y a vingt-sept ans.
La voix de Papé ne trembla pas. Il tourna le cou et leva les yeux vers l’immense poutre à laquelle il était adossé.
— Tu te souviens, ma petite fille, en 1989, la précédente croix? Le bois était pourri, les clous rouillés, elle menaçait de s’écrouler sur nous. Ils en ont planté une neuve depuis, qui n’a pas tenu bien longtemps, puis encore une autre, celle-ci, il y a moins de trois ans. Les Autrichiens ont de la suite dans les idées.
— Pourquoi m’as-tu donné rendez-vous ici?
— Pour ça.
Son regard embrassa le panorama. Elle reconnut le crocodile endormi. La côte, de L’Ile-Rousse à Calvi, de la Revellata à Galéria, ressemblait à un ourlet de fil blanc, une fine dentelle, un trait pur dessiné d’une main sûre. Elle savait pourtant que ce n’était qu’une illusion, une question d’échelle. La côte était en réalité déchiquetée, et les rochers blancs se jetaient dans la mer, pointus et acérés comme mille couteaux aiguisés.
— Pour ça? répéta Clotilde.
— Pour ça. Cette vue. Ce paysage. Pour le privilège de le contempler une dernière fois. Avec toi. Tu donneras à notre petite réunion de famille le nom que tu veux, une bénédiction, une transmission. Tu es notre seule héritière, Clotilde, en ligne directe. Tout ça (son bras décrivit un large cercle)… tout ça, un jour, ce sera à toi.
Clotilde ne répondit pas. Un tel héritage lui semblait tellement irréel, tellement lointain, tellement étranger à ce qu’elle vivait et aux urgences qui la pressaient. Elle hésita à provoquer d’emblée son grand-père, à le questionner à propos de la direction sabotée de la Fuego, mais elle préféra s’en tenir à son plan. Vérifier d’abord, accuser ensuite. Comme toute bonne avocate. Vérifier si Cervone Spinello racontait la vérité. Accuser seulement ensuite son frère Nicolas. Et elle avait besoin de Cassanu pour cela. Elle prit un ton d’infirmière en colère en évaluant les sept cents mètres de dénivelé.
— Tu trouves cela malin de te lancer dans ce genre d’exploit à ton âge?
— Tu parles d’un exploit! J’ai lu qu’un Japonais avait gravi l’Everest à plus de quatre-vingts ans et que son père avant lui avait descendu le Mont-Blanc à ski à quatre-vingt-dix-neuf ans. Alors monter en haut de cette montagne à chèvres…
Il avait élevé le ton. Cassanu donnait l’impression d’être étonnamment en forme, mais il était sans doute plus éprouvé qu’il ne voulait le montrer. Il toussa longuement, puis continua.
— La première fois que je suis monté ici, c’était en 1935, puis à partir de 1939 je faisais l’ascension plusieurs fois par jour, pour aider les partisans, je leur portais de la nourriture, des armes, des munitions. On a été les premiers à foutre dehors les nazis, ici en Corse, bien avant le débarquement de Normandie, et sans l’aide des Américains! Le premier département français libéré, mais ça, les livres d’histoire l’ont oublié. Toi, ma petite fille, la première fois que tu es grimpée jusqu’ici, tu avais quinze ans. Tu te souviens? Evidemment, tu te souviens, c’était juste avant…
Papé ne parvint pas à achever sa phrase. Bien entendu, Clotilde se souvenait. Les jumelles autour de son cou, le casse-croûte au brocciu, le soleil qui se levait, les faucons pèlerins qui passaient dans le ciel, Cassanu lui semblait déjà âgé alors. Il était pourtant indestructible, plus indestructible que les croix de Dieu.
Elle détailla le bois verni, déjà fendu. Les clous de fer, déjà rouillés.
Son grand-père survivrait encore à celle-là.
Peut-être.
— Lisabetta est morte d’inquiétude, fit-elle.
— Cela fait soixante ans qu’elle est morte d’inquiétude…
Elle sourit.
— J’ai des questions à te poser.
— Je me doute.
Clotilde promena son regard sept cents mètres plus bas. La côte n’était qu’une succession de péninsules, de tentacules gris couverts de mousse qu’un dieu semblait avoir fait pousser pour multiplier les criques secrètes, les eaux de mouillage, les sentiers de douaniers. Un dieu corrompu qui aurait compris le profit qu’on pourrait un jour en tirer.
Avant qu’elle ne se lance, les yeux de Clotilde s’immobilisèrent plein est, vers la mer. On distinguait les bungalows du camping des Euproctes, les fondations de la marina Roc e Mare, l’ombre de la paillote Tropi-Kalliste sur la plage de l’Oscelluccia.
— La dernière fois qu’on se tenait là tous les deux, il n’y avait rien, Cassanu. Rien que des oliviers pour planter les tentes dessous, un sentier de terre pour descendre à la plage, une barque de pêcheur amarrée, et dans la baie de la Revellata, des dauphins. Comment as-tu pu laisser se développer le trafic de Cervone Spinello? Son ambition, son béton. Il raconte à tout le monde que le tout-puissant Idrissi lui mange dans la main.
Cassanu ne se vexa pas.
— C’est compliqué, ma petite. C’est compliqué. Tout a changé depuis des années, beaucoup changé. Mais on peut le résumer en un mot. En quatre lettres. Le fric, Clotilde. Le fric.
— Je ne te crois pas! Tu te fous de l’argent. Alors trouve autre chose. Trouve autre chose pour m’expliquer pourquoi la paillote de Cervone n’a pas brûlé. Pourquoi les fondations de son hôtel n’ont pas explosé.
Visiblement, il ne trouvait rien.
Il semblait avoir un peu de mal à respirer.
Clotilde vérifia que son téléphone passait au sommet, qu’elle n’avait pas d’autres messages et surtout qu’elle pourrait composer le 15 en urgence. De Calvi, un hélicoptère devait mettre moins de cinq minutes à parvenir jusqu’ici. Sauver les randonneurs perdus en montagne, c’était le quotidien des secouristes corses. Rassurée, elle continua à provoquer son grand-père, comme s’il ne s’était pas déroulé vingt-sept ans, mais vingt-sept secondes depuis qu’elle avait eu cette même conversation. Ici même. Avec lui.
— Cassanu, pourquoi as-tu préféré les projets de cette ordure de Cervone au sanctuaire écologique de Natale Angeli? Tu m’avais presque promis. Tu m’avais presque dit oui. Pourquoi as-tu changé d’avis? Parce que Natale était amoureux de ma mère? Parce qu’en approchant de la femme de ton fils, il touchait à l’honneur de la famille?
— L’honneur, Clotilde, c’est ce qui reste quand on a tout perdu.
Clotilde observa l’immense terrain devant eux, les quatre-vingts hectares de terrain appartenant aux Idrissi.
— Tout perdu? Y a de la marge, non? Mais tu ne m’as pas répondu, Cassanu. Chez les Idrissi, une femme ne trompe pas son mari, c’est bien ça? Interdit! Un homme, par contre…
Elle s’attendait à ce que Cassanu réagisse.
Rien, il attendait.
OK, Papé, si tu veux vraiment que je mette un grand coup de pied dans les secrets de famille…
— Je ne suis plus une petite fille, Cassanu. Je sais que mon père trompait ma mère. Tout le monde était au courant, tous les habitants du coin plaisantaient avec ça. Alors pourquoi en vouloir à Natale et Palma?
Enfin, le vieillard réagit.
— Le problème est ailleurs, Clotilde. Il est bien antérieur à tout ça, bien antérieur à ta naissance. Le problème est que ton père n’aurait jamais dû épouser ta mère.
On y était. Vingt-sept ans après, on y était.
— Parce qu’elle n’était pas corse?
— Non, parce que ton père était déjà promis à une autre fille. Avant qu’il rencontre ta mère, qu’il tombe amoureux d’elle, qu’il abandonne tout pour elle.
— Une fille corse, bien entendu?
— Elle s’appelait Salomé. Elle était de notre clan, quasiment de notre famille. Elle lui était fidèle, elle lui serait restée fidèle. Paul serait resté fidèle à son île. Ta mère n’était pas la femme qu’il lui fallait. Le voilà, Clotilde, le gâchis! Ta mère n’était pas la femme que tu croyais.
Les mots flottaient dans le silence, le vent semblait les avoir portés pour qu’ils s’accrochent au sommet, les mots de Speranza dans le cimetière de Marcone.
Crois-moi, des femmes sont capables de ça. Ta mère a ensorcelé votre père. Elle l’a emporté, dans ses filets, loin, loin de tous ceux qui l’aimaient.
Ils se mêlaient aux rires des hommes au bar des Euproctes, quand elle avait quinze ans et qu’elle avait appris l’infidélité de son père…
Paul aurait dû vivre ici, si ta mère ne l’avait pas tué. Vivre ici, tu m’entends? Vivre ici. Pas revenir pour y mourir.
Cassanu toussa, bruyamment, comme autant de coups de canon qui dissipèrent les voix du passé.
— C’est aussi simple que ça, ma petite fille, ton père n’aurait pas dû épouser ta mère. Il l’a regretté. On savait tous qu’il le regretterait. Mais il était trop tard alors.
— Trop tard pour quoi?
Il fixa Clotilde d’un air désolé.
— Vous étiez nés. Toi et Nicolas.
— Et alors?
Il ferma les yeux une longue seconde, comme s’il hésitait à en dire davantage, puis se décida.
— Et alors? Palma était entrée dans le cercle, comme un ver dans le fruit. Plus personne alors ne pouvait éviter le drame.
Le drame?
Papé parlait-il de l’accident?
D’abord on accusait son frère, puis c’était le tour de sa mère?
— Ne cherche pas à en savoir davantage, ajouta Cassanu. Je suis désolé, Clotilde, malgré le sang, malgré la terre dont tu hériteras, tu ne seras jamais de notre clan. Il faut vivre ici pour ça. Il y a des choses que tu ne peux pas comprendre, des choses que tu ne peux pas apprendre.
Clotilde allait protester, mais Cassanu lui fit signe de le laisser parler.
— Vois-tu, ma petite fille, là maintenant, tu me regardes avec cet air de pitié, comme si j’allais mourir au pied de cette croix. Personne ici, personne dans le clan ne me regarde avec pitié. Personne ne m’a jamais appelé Papé.
Elle prenait conscience qu’elle ne tirerait rien de plus de son grand-père; aucun aveu, aucune confession; peu importait, elle s’y attendait, ce n’est pas ce qu’elle était venue chercher.
— Moi non plus, si tu as remarqué, je ne t’appelle plus Papé. La petite fille qui t’appelait Papé est morte, Cassanu, le 23 août 1989, dans les rochers de la Petra Coda. Sa famille est morte. Son enfance est morte. Tout est mort ce jour-là. On a au moins un point commun, Cassanu, on a tous les deux perdu nos illusions ce soir-là. Alors si je suis montée te voir, ce n’est pas pour que tu brises l’omerta, et encore moins par pitié. (Elle appuya sur ce dernier mot.) J’ai besoin de toi. J’ai besoin que tu me rendes un service.
L’œil sombre du vieillard s’était à nouveau allumé.
— Lequel?
— Un service que seul pourrait me rendre quelqu’un qui ne craint pas la police. Quelqu’un qui n’aurait pas peur de faire sa propre loi.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça?
— Je ne suis peut-être pas de votre clan, mais il me semble tout de même évident que vous n’aimez pas trop la justice officielle, que vous ne faites pas trop confiance au préfet, aux notaires, aux gendarmes…
Ça lui arracha un sourire.
— J’ai essayé, comme j’ai pu, au cours de ma vie, de réparer les injustices.
Elle posa un doigt sur sa bouche.
— Chut… Tu te souviens des mots que tu avais prononcés ici il y a vingt-sept ans? Une phrase de rien du tout, moins de vingt mots: «Tu ne lâches jamais, ma petite fille? Tu ferais une bonne avocate.» Je le suis devenue au bout du compte, grâce à ton conseil peut-être. Alors tu te confesseras le jour où tu auras besoin de mes compétences professionnelles, mais en attendant, je ne veux rien savoir sur les marchands de béton qui ont coulé à pic, sur les villas qui partent en fumée, sur ce cadavre non identifié qu’on a retrouvé dans la baie de Crovani d’après la radio ce matin, sur les camions qui ont sauté sur la route d’Algajola avec leurs cargaisons… Même si je trouve dommage que Cervone Spinello n’ait pas été sur la liste.
Ça lui arracha un nouveau sourire. Il reprenait des forces, peut-être même que Papé pourrait éviter le retour en hélico. Elle précisa, confiante:
— Ça n’a rien à voir avec tout ça. J’ai besoin de toi pour une intervention. Une intervention pas tout à fait légale. Potentiellement dangereuse. J’ai besoin que tu fasses appel à une poignée d’hommes déterminés. Armés.
Il l’observa avec attention. Etonné. Peut-être même révisait-il son jugement. Que dans les veines de sa petite-fille coulait un peu de son sang. Qu’elle pourrait même glisser un doigt de pied au sein de son clan.
— Armés? Je suis un vieillard, je n’ai plus aucune influence. Qui veux-tu que…
— Taratata… (Clotilde lui tendit son téléphone.) Je suis certaine que tu n’as qu’un ou deux coups de téléphone à passer. Que ça se bouscule au portillon, les Corsillons, pour ce genre de mission.
— Tout dépend de la mission…
— Neutraliser un gardien. Peut-être deux, un gardien musclé, mais a priori pas armé.
Il ferma les yeux. Visualisa la scène.
— Ça se passerait où?
— Ça va te rappeler des souvenirs. (Elle scruta l’ombre qui recouvrait la plage, sept cents mètres plus bas.) Paillote le Tropi-Kalliste, plage de l’Oscelluccia. Je ne suis pas sûre que tu aies prêté attention aux affiches, mais je voudrais pouvoir approcher Maria-Chjara Giordano.
— Cette pute?
Si, visiblement, il avait prêté attention aux affiches.
— Qu’est-ce que tu as à lui demander?
Elle répondit sèchement, façon couperet.
— La vérité! La vérité sur la mort de ton fils. De mon père. De ma mère et de mon frère. Elle seule la connaît. Une vérité que même toi, tu ignores.
Le choc, cette fois, frappa frontalement Cassanu, davantage que Clotilde ne l’aurait imaginé. Il sembla saisi de vertige, cligna les yeux, souffla, toussa, glissa lentement, membres écartés, comme s’il voulait mourir sur ce sommet, les bras en croix pour défier celle des Autrichiens.
Clotilde lui prit la main, lui parla: «Ça va, Papé, ça va?», hésita à appeler les secours, le fit boire, «Doucement, Papé, doucement», calma ses jambes qui tremblaient, calma son cœur qui s’emballait, «C’est bien, Papé, c’est bien», serra ses dix doigts dans les dix siens comme si sa vie était un oiseau prêt à s’envoler caché dans le creux de sa main. Cela dura quelques minutes avant que Cassanu ne reprenne pleinement conscience, comme s’il avait analysé toutes les données du problème dans son cerveau mal ventilé, qu’il ne respire à nouveau normalement, qu’il ne se redresse, qu’il ne saisisse sa canne.
— Aide-moi à me relever, Clotilde. On en a bien pour une heure à redescendre. Tu me prêteras ton téléphone sur le chemin. Pour tes gars armés et cagoulés, je devrais pouvoir te trouver ça.
Mardi 22 août 1989, seizième jour de vacances,
ciel bleu de porcelaine
We are the world… We are the children.
Comme les autres, je suis le mouvement, je chante en tenant la main de mon voisin et en tanguant doucement, tous autour du feu, plage de l’Alga, pour la grande communion des grands sentiments. Nicolas se tient au milieu, espérant sans doute que la lumière des flammes l’aide à déchiffrer les tablatures de guitare que de toute façon il ne connaît pas. Il garde le rythme comme il peut, mon Brother in Arms, s’il jouait comme Mark Knopfler, ça se saurait. Estefan se prend pour Manu Katché et l’accompagne au djembé.
Il est presque minuit sous Bételgeuse et ses copines. Ce soir, c’est la soirée des enfants sages. On fait griller des chamallows, on chante du Bob Marley, du Le Forestier et des génériques télé. Voici venu le temps des rires et des chants…
Venu et déjà reparti, le temps de l’île aux enfants.
Aujourd’hui, c’est la soirée pour rassurer les parents, pour mieux dissimuler celle de demain; la virée à la Camargue organisée par Nico, celle pour les grands et les majeurs, avec des boules laser qui remplaceront les étoiles, la techno pour remplacer la guitare et les joints à faire tourner pour remplacer les Haribo.
C’est ça le programme de Nico, passer de l’enfance à l’âge adulte en vingt-quatre heures chrono.
Un peu rapide, vous ne trouvez pas, mon lecteur confident?
Comme s’ils ne savaient pas comment ça va se terminer. On dirait qu’ils sont tous pressés de flirter, de coucher, à droite à gauche, puis de coucher toujours avec la même, avec le même, de se caser, de se marier, de moins coucher, une fois par mois, une fois par an, le jour anniversaire de la première fois, de s’en souvenir, d’en rêver, de coucher avec une autre, une autre déjà casée. Comme s’ils étaient pressés de suivre la pente de leurs parents. De mes parents. Comme s’ils étaient pressés de commencer à faire semblant.
We are the children
Maria-Chjara se prend pour Cindy Lauper et hurle «Well, well, well» par-dessus les chœurs. Elle a une belle voix, on ne peut pas lui retirer ça. Le seul à faire la gueule, c’est Hermann. Il voulait qu’on chante 99 Luftballons, mais il est le seul avec Tess et Magnus, les Hollandais, à comprendre la chanson de Nena en allemand. Alors il reste là comme un con. Il a même apporté son violon, mais il n’a provoqué que des huées quand il a proposé d’en jouer pour nous accompagner. On préfère encore les accords bidon de Nicolas, et je ne dis pas ça parce que c’est mon frère! Alors Hermann tient la main de sa voisine Aurélia, et Aurélia tient la main de Cervone, qui tient la main de Candy. La ronde des cœurs avant les pleurs.
We are the ones… We are the children…
Et ça enchaîne:
Loin du cœur et loin des yeux…
Petite fille de casbah
Le monde est bleu comme toi
Au Macumba, Macumba
Moi aussi, j’irai là-bas…
Jusqu’à ce qu’enfin le silence gagne. Jusqu’à ce qu’Hermann en profite, casse le cercle, sorte son violon, dégaine son archet sans qu’on ait le temps de protester ni même de se moquer, et en tire des notes de larmes et de feu.
Il joue bien, on ne peut pas lui retirer ça. Même si on ne reconnaît pas tout de suite la mélodie. C’est Maria-Chjara qui, la première, a compris. Elle chante et, cette fois, tout le monde se tait. C’est à croire que tous les deux, lui et Chjara, ont passé l’été à répéter.
Forever young, I want to be forever young
La voix de Chjara et le violon d’Hermann se font la courte échelle pour que le son monte au ciel. Plus personne ne parle. Y a des moments comme ça où les mots ne servent à rien, même au plus doué des écrivains. J’aurais seulement aimé que vous puissiez être là, à écouter le violon d’Hermann pleurer et la voix de Maria-Chjara le consoler.
C’est con, les chansons, quand elles sont bien chantées, surtout les plus idiotes, celles qui parlent d’amour, elles vous font frissonner même si vous portez un tee-shirt Back in Black.
Nicolas, beau joueur, a laissé tomber sa guitare dans le sable. Aurélia n’a pas cette classe, elle fixe l’Allemand et l’Italienne avec des yeux de fliquette jalouse qui aimerait bien les incarcérer pour tapage nocturne, dépassement du nombre autorisé de battements de cœur à la minute et absence de ceinture de sécurité dans leur fusée pour la Voie lactée. Elle lance des regards amoureux à Nicolas, mais pas de danger que mon maladroit de frère les attrape.
Voilà, les dernières notes de violon se perdent vers l’infini, et c’est fini.
Tout le monde applaudit.
Eternellement jeune…
Ça aussi, ils savent que c’est fini.
Hermann a la délicatesse de ne pas en rajouter et de rentrer dans le cercle, de reprendre la main d’Aurélia qui reprend celle de Cervone et ainsi de suite… Nicolas me fait les gros yeux et je sais pourquoi, j’ai une permission de Cendrillon et j’ai déjà largement désobéi! Faut dire aussi, j’ai pas vraiment eu le droit, avant le bal, à la visite de ma marraine la fée, juste à une menace de Palma Mama.
Minuit, au lit!
A contrecœur, je remonte vers le camping en laissant les petits hommes et petites femmes trois ans plus grands que moi à leurs utopies. La dernière image, lorsque je parviens au-dessus de la plage, c’est celle du cercle brisé en confettis, éparpillés, deux par deux le plus souvent. La main d’Aurélia dans celle d’Hermann. La tête de Maria-Chjara posée sur l’épaule de Nicolas. Cervone entouré de Tess et Candy.
J’arrive au bungalow, je traîne des pieds dans le gravier, je fais du bruit exprès, la porte du frigo quand je me verse de l’eau, mon ceinturon à tête de mort contre la porte du placard, mes bagues qui tournent en toupie sur la table de nuit, je réponds «Bien» quand Palma me demande comment ça a été, et je ferme du pied la porte de ma chambre de poupée, je garde mon tee-shirt, j’ouvre la fenêtre parce qu’il fait une chaleur de malade là-dessous, je me couche, je ne trouve pas le sommeil, je fais des efforts, je vous jure, j’essaye, ça dure des heures peut-être, mais le sommeil est enfermé dans la pièce nuptiale d’à côté, alors je me relève et cette fois-ci je vous jure que je ne fais pas autant de bruit en me levant que j’en ai fait exprès en me couchant…
Quarante kilos, aussi mince qu’une Barbie sans les seins et le cul qui dépassent, c’est pratique pour se glisser par la fenêtre d’une chambre de poupée.
Il est 4 heures du matin. Je sais, je sais, j’avais promis à Nicolas de ne pas faire ma petite souris, de ne pas espionner, au moins jusqu’à la Sainte-Rose demain, j’avais dit oui, sincèrement oui, j’avais mieux à faire, convaincre Papé pour les dauphins, et tout et tout…
Sauf que ça, c’est fait! Il m’a dit oui ce matin, mon Papé, Natale va être épaté.
Du coup, vous me comprenez, je ne vais pas rester là à m’ennuyer?
La plage est vide, les ados sont presque tous partis, le feu est presque éteint. Il ne reste que Nicolas, assis près des braises, à gratouiller tout seul dans le noir. On dirait un bruit de cigale timide qui s’entraîne avant que le soleil ne se lève.
Où sont les autres? Couchés?
Où est l’autre?
Une voix me répond, elle sort de l’eau, façon nymphe, ou sirène, ou naïade, je n’ai jamais trop su faire la différence entre toutes ces créatures aquatiques au corps de femme qui finissent dans les filets des marins.
— Tu viens?
Maria-Chjara sort de l’eau et avec ce qu’il reste de braise sur la plage et de lune dans le ciel, je peux apercevoir son ombre d’abord, sa silhouette ensuite, les ombres sur sa silhouette enfin. Elle a encore de l’eau jusqu’au nombril.
— Tu viens, Nico?
— T’es folle, elle doit être glacée.
Moi j’observe, cachée dans le noir, subjuguée. J’apprends. J’apprends ces choses que les mamans n’enseignent pas.
— Viens l’attraper!
Sans même que j’aie eu le temps d’apercevoir ses bras bouger, le haut du maillot de bain de Maria-Chjara pend au bout de sa main.
— Allez, viens l’attraper.
Elle danse, et chacun de ses mouvements semble calculé pour que l’ombre vienne épouser ses courbes, la caresser, masquant une gorge pour soudain la dévoiler, dissimulant deux tétons pour d’un coup les éclairer, telles deux mains gantées de noir se posant sur chacun de ses seins, les pressant, les soulevant, les écrasant. Jouant avec eux à en faire bander la nuit.
Nicolas se lève.
Alors cela fonctionne ainsi? La séduction. Un tourbillon, un vertige, un pompon qu’on agite? C’est la même chose depuis le premier manège?
— Trop tard, minaude la voix de l’Italienne.
Le haut du bikini valse. Ce n’est pas un maillot, d’ailleurs, c’est un soutien-gorge de dentelle qui s’échoue dans le sable mouillé, façon méduse.
Dépêche-toi, mon petit Nicolas… Mon grand idiot de frère prend tout son temps pour retirer sa chemise, pour la plier à ses pieds. A moins que ça aussi, la lenteur étudiée, ça fasse partie du ballet.
Jamais je ne pourrai… Le mec, j’irai direct le dévorer!
— Seconda possibilità?
Et toujours par la même magie, un autre minuscule morceau de dentelle transparente se balance au bout des doigts de Maria-Chjara. L’eau lui arrive toujours à mi-ventre. Elle reste là, exhibant son trophée, puis avance de quelques pas, jusqu’à ce que ses cuisses ouvertes et fermement campées dans le sable forment un pont juste au-dessus de l’eau, que les vagues et l’écume viennent doucement lécher.
Nicolas a abandonné toute patience. Le caleçon dégringole avec le pantalon. Dès que je vois un coin des fesses de mon frère, excusez-moi de vous planter là, mon lecteur de la nuit, mais je ferme les yeux.
Lorsque je les ouvre, ils sont devenus invisibles, je les entends juste rire dans l’eau, jouer, avancer et roucouler. Dès que les rires cesseront, je me promets de me boucher les oreilles, de me coudre les paupières ou, plus simple, de m’en aller.
D’ailleurs c’est ce que je dois faire, je le sais…
Trop tard! C’est Maria-Chjara qui sort la première. Nue. Belle comme il est pas possible, comme je ne le serai jamais, comme presque aucune fille ne le sera jamais. Belle à se faire maudire par toutes les autres filles de la galaxie.
Elle continue de rire, un peu hystérique, ça sonne aussi faux que les notes de guitare de Nico, ça la rend un peu moins sexy, je trouve, mais cela dit, elle a encore de la marge sur le peloton.
Elle ramasse son haut, son bas, sa liquette de lin blanc étalée deux mètres plus loin.
Dépêche-toi, mon Nico, elle va te filer entre les doigts!
Petit à petit, je commence à comprendre le jeu… Merci, Chjara.
Elle est habillée et Nicolas sort de l’eau, la nudité un peu honteuse. Le temps qu’il mette un pied, une cuisse dans son jean, façon héron unijambiste, Maria-Chjara l’embrasse, longuement… Puis file.
Pour que Nicolas la rattrape, faudrait qu’il soit champion du monde de cloche-pied.
— A domani, amore mio, glousse la belle Italienne. Domani, t’offrirò la mia chiave.
Et la saleté, tout en courant, sème une des semelles.
Quelques secondes plus tard, alors que la nuit l’a définitivement avalée, Nicolas la ramasse. Mon frangin se retrouve comme un crétin avec sa tong à la main, tel un prince charmant du camping au royaume des Cendrillon en bikini.
Je m’éloigne en douce.
— A demain…
On sera le 23 août.
En fait non, il est 5 heures du matin. Ce jour où tout se joue, on y est déjà.
Forever Young, murmura-t-il.
Let us die young or let us live forever.
Laissez-nous mourir jeunes ou laissez-nous vivre éternellement.
On ne leur avait même pas laissé ce choix.
20 heures
Dissimulé par la haie un peu à l’écart de la plage de l’Oscelluccia, on aurait pu croire que le vigile posté devant la caravane avait été rejoint par trois copains, aussi carrés et musclés que lui, mais aux looks décalés. Le garde du corps affecté à la surveillance de la chanteuse italienne était vêtu d’un impeccable costume anthracite, alors que les trois hommes qui l’entouraient étaient habillés de treillis de chasse pour les deux premiers et d’un jogging sombre pour le troisième. Si quelqu’un s’était approché, mais la plage était presque déserte et la caravane isolée de la plage, il aurait vite compris sa méprise.
Quatre visages sombres, certes… Un Black et trois types cagoulés.
Maria-Chjara les observa un instant à travers le Velux de son vestiaire, puis se tourna vers son invitée, debout devant un fauteuil de cuir rose framboise.
— Vous n’aviez pas besoin de faire descendre vos gorilles du maquis, fit l’Italienne. Je vous aurais ouvert la porte sans eux.
Clotilde s’avança et évalua elle aussi à travers la fenêtre les quatre hommes qui partageaient un thermos de café et semblaient avoir déjà presque sympathisé. Leurs fusils étaient pudiquement adossés à deux conteneurs à poubelles.
Papé avait été efficace! Lors de la lente descente du Capu di a Veta, il avait utilisé le téléphone portable de Clotilde pour appeler quelques amis capables de neutraliser avec discrétion le bodyguard de Maria-Chjara. La suite l’inquiétait davantage. Cassanu avait rejoint la bergerie d’Arcanu épuisé après deux heures de marche. Il s’était effondré sur la chaise posée au milieu de la cour à l’ombre du chêne vert. Mamy Lisabetta avait profité de sa respiration rauque lui interdisant de protester pour faire venir le docteur Pinheiro, qu’il refusait habituellement de rencontrer pour autre chose qu’un vaccin antigrippal; Pinheiro avait immédiatement appelé une ambulance et ordonné au patriarche d’Arcanu une observation prolongée doublée d’une cure de repos à l’Antenne médicale de la Balagne. Elle plaignait d’avance la malheureuse infirmière qui la première aurait la mission d’annoncer à Cassanu, reposé, qu’il devait néanmoins rester au lit quelques jours supplémentaires. A presque quatre-vingt-dix ans, le vieux Corse continuait de marcher chaque jour plusieurs kilomètres, ou de nager quelques centaines de mètres.
Clotilde détourna les yeux de la fenêtre.
— Je suis venue vous voir, Maria, l’autre jour après le concert, sans mon escorte, et vous ne m’avez pas ouvert la porte.
— Mais ce jour-là, vous n’étiez pas accompagnée de Brad Pitt.
Le regard de l’Italienne se planta dans celui de Natale, assis sur le second fauteuil, vert pomme celui-ci.
Mal rasé, ses cheveux blonds en bataille, Natale avait enfilé à la hâte pour venir la rejoindre un jean troué et un polo blanc au col échancré. Beau, calme, il émanait de lui une force féline contrastant avec la vulgarité des ours bruns aux ordres de Cassanu plantés devant la porte. Clotilde essaya d’éteindre les braises de jalousie qui lui brûlaient le ventre, mais Maria-Chjara se chargea de les attiser. Elle s’installa sur le petit tabouret posé devant sa loge: un grand miroir, un simple lavabo et des dizaines de flacons de verre colorés, pailletés, ambrés, de pinceaux, de sticks de toutes les nuances de rouge, de pourpre et d’ocre.
— Quel plaisir, poursuivit la chanteuse, de vieux amis qui passent prendre le thé à l’improviste. Mais vous m’excuserez, je dois me préparer. Mon concert commence dans deux heures… Mon public m’attend!
Elle cligna un œil amusé à son miroir, visiblement pas dupe de la motivation des ados prépubères qui venaient la voir plonger dans la piscine en maillot blanc transparent. Clotilde jeta un dernier regard à l’extérieur, vers les hommes cagoulés, puis repoussa le rideau de la caravane.
— Je suis désolée, fit-elle. J’ai dû employer la force pour vous rencontrer, mais…
La chanteuse avait fait glisser le peignoir léopard de ses épaules. Il pendait sur la chaise comme un trophée de chasse abandonné alors que Maria-Chjara, uniquement vêtue d’une culotte et d’un soutien-gorge rouges, leur offrait une vue imprenable sur son dos, de la rose tatouée sur la courbe de sa nuque jusqu’à la raie de ses fesses. Le miroir du boudoir, plus indécent encore, se chargeait de l’exposer côté face.
Natale restait du même faux marbre que celui des meubles autour d’eux. Une table, une commode, un guéridon, une statue de Vénus et Cupidon. Kitsch à souhait. L’intérieur de l’appartement d’une prostituée de luxe pour vieux friqués devait sans doute ressembler à ça, pensa Clotilde avec un peu de méchanceté. Une ambiance tamisée, du similicuir, du bois contreplaqué et des tentures pour masquer la misère.
— Vous savez, plaisanta Maria-Chjara, après vingt ans passés à jouer les starlettes sur Canale 5, j’ai vu défiler toutes sortes de carabiniers.
Pinceaux, cotons, fond de teint passaient entre ses doigts experts. Deux heures pour se dérider.
— Puisque c’était si urgent, continua la chanteuse, allez-y, ne perdez pas de temps.
Clotilde se lança. Elle raconta tout, et pas une fois Maria-Chjara ne l’interrompit. Elle combina les détails évoqués par Cervone Spinello avec ses propres souvenirs, la journée du 23 août 1989, la virée à la Camargue programmée par Nicolas, la Fuego qu’il avait empruntée, qu’il avait essayé de conduire avec Maria-Chjara assise sur le siège passager, l’accident, apparemment bénin. La voiture n’avait rien, sauf la direction, la rotule, l’écrou, la biellette…
Lorsque Clotilde eut achevé son récit, d’un geste élégant la chanteuse italienne fit pivoter son tabouret à roulettes. Pendant son monologue, Clotilde n’avait pas regardé Maria-Chjara se maquiller. Le résultat était stupéfiant. Elle s’était peint le visage d’une diva de trente ans. Des lèvres charnues rouge velours, de grands yeux noirs, des pommettes hautes et lumineuses, un front lisse et bombé. Une jouvence à en plonger dans la fontaine de Trevi sous les caméras de Fellini, pas dans une pataugeoire en plastique immortalisée par les objectifs des iPhones en mode vidéo.
Elle fit rouler le tabouret sur la moquette jasmin; elle prit la main de Clotilde avant de répondre.
— Bien entendu, ma chérie, je me souviens de votre frère. Nicolas était touchant, différent, beau. Plus que cela même. Il possédait une forme de gentillesse désarmante. A vouloir séduire sans vraiment y parvenir, à jouer si mal de la guitare, à se déshabiller en frimant alors qu’on le sentait pudique comme un petit enfant. Il était si émouvant, la veille de l’accident. Ici même, sur la plage de l’Oscelluccia, près du feu de camp.
Clotilde la coupa sèchement.
— Et pourquoi Nicolas, ce garçon si charmant, si touchant, n’a-t-il rien dit? Pourquoi n’a-t-il pas osé parler à mon père? Pourquoi a-t-il préféré monter dans cette voiture quelques heures plus tard plutôt que d’avouer votre accident?
— Nicolas aurait été incapable de faire ça.
La main de Clotilde sursauta. Celle de Maria-Chjara la retint fermement.
— Nicolas aurait été incapable de faire ça, répéta la starlette. Et vous le savez bien…
Des larmes commençaient à couler au coin des yeux de Clotilde. Sa main gauche chercha celle de Natale sur le fauteuil voisin. La droite restait au chaud entre les doigts de l’Italienne, emprisonnée dans une serre d’aigle aux griffes peintes rouge carmin.
— Cervone Spinello a raison sur un point, je voulais être certaine que Nicolas savait conduire avant d’accepter sa fugue en Fuego. Votre frère a vraiment volé les clés de la voiture de votre père, il m’a vraiment proposé cet essai, quelques minutes, jusqu’à Galéria. Mais la suite est un peu différente de la version de votre directeur de camping. Nicolas conduisait avec prudence, sérénité, assurance. (Les griffes serraient les phalanges de Clotilde, doucement, Maria-Chjara possédait les ongles rétractables d’une chatte.) Et pourtant, je peux vous assurer que j’ai poussé le test au maximum, bisous dans le cou, caresse sous son short. Ou le mien. Mais il nous a ramenés à bon port sur le parking au camping des Euproctes. Sans la moindre sortie de route.
Clotilde se rappelait les mots prononcés par Cervone, Nicolas penché sous le moteur de la voiture, «Il n’y a rien, il n’y a rien», approchant ses mains noires des dentelles blanches de Maria qui se recule, l’insulte, s’enfuit.
Qui mentait?
Sa voix trembla.
— Cervone vous a vus discuter sur le parking.
— C’est exact… Je ne me souviens plus des mots précis mais, une fois descendue de la voiture, j’ai confirmé à Nicolas que le test était concluant, que j’acceptais de monter dans son carrosse avec lui une fois la nuit tombée. Mais à une seule condition…
Les doigts de Maria-Chjara se crispèrent dans ceux de Clotilde, et comme s’ils propageaient un courant électrique, ceux de Clotilde se crispèrent dans la main de Natale.
— A une seule condition, continua la starlette. Qu’on s’y rende seuls, tous les deux, sans tous les autres abrutis du camping.
Les mots de Maria-Chjara possédaient une vertu miraculeuse, la puissance d’une aspirine radicale à effet immédiat contre les pires migraines.
Cervone Spinello avait tout inventé!
Nicolas n’était coupable de rien, responsable de rien! Cette histoire d’accident n’était qu’une monstrueuse diffamation.
In extremis, Clotilde était parvenue à retenir ses larmes et, à présent, une douce euphorie l’enivrait. Maria-Chjara, au contraire, avait laissé les gouttes inonder ses yeux, puis couler, ravageant en quelques secondes le patient travail de la bellissima pour appliquer de la poudre de terre ocre sur chaque rigole.
— J’ai attendu votre frère, Clotilde, je l’ai attendu le lendemain. J’avais enfilé ma plus belle robe, une pluie d’étoiles autour des yeux, des roses dans mes cheveux, je l’ai attendu toute la nuit. Je voulais que ce soit lui mon premier. Lui et aucun autre. Oui, je l’ai attendu sous les étoiles, jusqu’à ce qu’elles s’éteignent une à une. Lorsque la dernière s’est noyée, j’ai pensé à lui comme au pire des salauds. Je suis allée me coucher avec ce mépris définitif pour les hommes. Et le lendemain matin, au réveil, j’ai appris. L’accident… L’impensable… (Les ongles carmin se plantèrent dans sa main, mais Clotilde ne la retira pas.) Je vous le jure, Clotilde, je vous le jure, chaque fois que je fais l’amour, et Dieu sait si ça m’arrive souvent avec des hommes différents, pas une fois je n’oublie de penser à votre frère. Si j’étais écrivain, je crois que cela ressemblerait à une dédicace, quelque chose comme cela. Oui, Clotilde, pas une fois je n’oublie de lui dédier cette petite mort qu’il n’a jamais connue. Que je lui ai refusée, par défi, par connerie. Et peut-être que si aujourd’hui rarement je dis non, même aux cons, si rarement je reporte au lendemain celui que je peux foutre dans mon lit le soir même, c’est pour que Nicolas me pardonne.
Maria-Chjara continua encore à pleurer des larmes et des mots, mais Clotilde ne l’écoutait plus. Son cerveau se concentrait uniquement sur quelques vérités.
Maria-Chjara ne mentait pas, cela crevait les yeux.
Cervone Spinello avait donc tout inventé…
Pourquoi?
Par jalousie? Par méchanceté?
Ou bien le jeu de Cervone était encore plus simple que ça? Il suffisait de connecter deux faits, deux faits avérés: Cervone avait inventé un récit d’accident pour expliquer pourquoi la direction de la Fuego était endommagée. Mais le sergent Cesareu Garcia était formel: l’écrou avait été dévissé, la rotule avait cédé net, et d’ailleurs, le gendarme n’avait pas parlé de barre déformée. Il avait parlé d’un sabotage. Qui pouvait avoir intérêt à mentir sur la cause de l’accident de ses parents, sinon l’auteur de ce sabotage?
Maria-Chjara se leva, observa en souriant le désastre dans le miroir.
— A quelques minutes du concert, ça va être difficile de peindre une nouvelle œuvre d’art. (Elle tira la langue à son miroir.) Ils s’en foutent, de toutes les façons, ce n’est pas pour mes beaux yeux qu’ils viennent me voir.
D’un geste d’artisan habitué au même mouvement journalier, ses doigts firent sauter son soutien-gorge alors que son autre main attrapait le maillot de bain blanc sur le portemanteau.
— L’article 1 de mon contrat précise en français, en italien et en anglais que je dois plonger dans la piscine exactement à la fin du second couplet de Boys Boys Boys, vêtue d’un bikini, l’alinéa a de l’article 1 précise: un bikini de taille 80, bonnet C.
Elle tourna ostensiblement ses seins vers Natale, mais Clotilde n’en ressentit cette fois aucune jalousie. Les révélations de l’Italienne avaient fait naître pour elle une indéfectible sympathie.
— Allez, Brad, vous privez pas, matez. Séance privée. Ils ne sont pas à moi, alors profitez… Enfin pas encore, à 3 500 euros chaque nichon, j’ai dû emprunter sur dix ans. Payer sa jeunesse à crédit, c’est une sacrée invention, non?
Tout en se contorsionnant pour enfiler le minuscule haut de maillot de bain blanc, Maria-Chjara s’adressa à Clotilde.
— M’en voulez pas, ma chérie. Vous devez avoir le même âge que moi à quelques années près, vous êtes mignonne comme un cœur, vous vous pointez avec un amoureux au regard ensorceleur, alors ne m’en veuillez pas. Vous, les hommes vous aiment pour votre sourire, votre énergie, votre élégance… Alors que moi, mes seins, depuis que j’ai quatorze ans, c’est toujours ce qu’ils ont regardé. Ils sont, comment dire, mon identité… Ma double identité!
Elle éclata de rire.
Cette fois, ce fut Clotilde qui lui prit la main.
— Vous chantez bien, Maria. Je vous ai écoutée hier interpréter Sempre giovanu. Vous avez toujours divinement chanté. C’est ça qui attirait les hommes, votre chant, pas votre corps.
Immédiatement, Clotilde s’en voulut d’avoir employé le passé, mais Maria-Chjara ne le remarqua pas, ou ne lui en tint pas rigueur.
— Merci, ma chérie. C’est gentil. Excusez-moi maintenant, j’ai piscine…
Elle éclata encore de rire, fixa une dernière fois Natale, tout en réajustant son maillot de bain qui glissait déjà et dévoilait deux tétons sombres selon une symétrie étudiée, puis se retourna en sifflotant, sans confier son regard au miroir, cette fois.
Boys boys boys.
Dès qu’ils sortirent de la caravane, les gardes cagoulés s’évanouirent dans la nuit. Natale prit la main de Clotilde pour l’aider à affronter la foule qui commençait à se presser sur la plage. Ils marchèrent en sens inverse des groupes de jeunes danseurs excités qui s’approchaient de la scène, un peu comme lorsqu’on tente de faire demi-tour dans un couloir de métro. Clotilde, perdue dans ses pensées, se laissait guider.
Les adolescents et les jeunes adultes, bruyants, scintillants, fluorescents, composaient autour d’elle une sorte de carnaval, qui loin de l’agresser ou de la déconcentrer, prolongeait la sérénité qui élevait son cœur au-dessus de la marée grouillante, faisait d’elle une spectatrice apaisée de cette meute.
Nicolas n’avait pas tué ses parents.
La direction de la Fuego avait bel et bien été sabotée.
Cervone Spinello devenait plus qu’un suspect. Un coupable tout désigné. La mort de son père, sa mère et son frère serait vengée. Les zones d’ombre seraient éclairées. Cette ordure de Spinello devrait payer, avouer, expliquer. Pourquoi avoir volé son portefeuille dans leur bungalow? Préparé ce petit déjeuner? Signé ces courriers d’un P.? Pour dissimuler l’assassinat de sa famille, il y a vingt-sept ans? Clotilde, enfin, saurait, comprendrait, se reconstruirait.
La foule se faisait moins dense sur la plage au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient des néons du Tropi-Kalliste. Ils ne croisaient plus que quelques groupes d’ados dispersés. Clotilde en profita pour sortir son téléphone.
Elle s’occuperait de Cervone plus tard.
Demain matin, dès l’aube.
Avant, elle voulait profiter de la nuit.
Elle lâcha la main de Natale et s’éloigna de quelques pas. Il se tint un peu à l’écart, observant les groupes d’ados, semblant suivre avec envie les bouteilles d’alcool qui circulaient de bouche en bouche, filles et garçons, sans distinction.
Tu es où?
Clotilde s’était contentée d’appuyer sur la touche «répéter» de son téléphone; elle avait déjà envoyé ce message à Franck et Valentine une dizaine de fois dans la journée, sans aucune réponse de sa fille ou de son mari. Elle attendit quelques instants. Pour rien. Aucun message en retour ne s’afficha.
OK, le réseau ne passait pas forcément en haute mer, mais Franck et Valou ne naviguaient pas la nuit. L’indifférence de Valentine était habituelle, elle répondait rarement à sa mère avant le dixième texto envoyé, encore plus rarement dans la journée.
Franck, par contre…
Clotilde scruta une dernière fois l’écran vide de son portable, puis releva les yeux vers la partie noire et déserte de la plage, fermée par des rochers déchiquetés aux allures de monstres poilus. Entre les premières pierres qu’ils enjambaient, les touffes de criste marine crissaient sous ses pieds. A quelques mètres du rivage, au pied des écueils endormis, dansait l’ombre d’une petite barque de pêche amarrée. L’Aryon attendait, ballotté par les calmes vagues, accroché à son anneau rouillé par sa corde élimée.
Dans leur dos, la musique les poussait vers la mer, plus fort encore qu’un vent de terre ne l’aurait fait.
Clotilde serra la main de Natale.
— Emmène-moi jusqu’au bateau.
Natale la fixa, sourit. Sans un mot, il remonta son pantalon de toile au-dessus du genou. Il tint Clotilde par la main, dans le noir, comme s’il connaissait par cœur chaque ondulation du sable, chaque rocher qu’ils escaladèrent dans l’obscurité, et soudain, avant de plonger dans l’eau, la souleva dans ses bras, pour qu’elle franchisse à sec les derniers mètres, ceux qui les séparaient de la barque.
Lorsqu’il déposa Clotilde dans l’Aryon, tel un chargement de dynamite qu’il n’aurait fallu en aucun cas mouiller, l’eau lui arrivait à la hauteur de la poitrine, et sa dynamite même portée à bout de bras n’était plus qu’un pétard mouillé. Ils se hissèrent dans la barque aussi trempés l’un que l’autre et se laissèrent tomber au fond de la coque. Ainsi allongés, le bastingage de l’Aryon les rendait parfaitement invisibles des centaines de danseurs sur la plage.
La musique électro de Depeche Mode rythmait le bruit des vagues.
Le vent de mer les frigorifiait.
Une sensation d’ivresse enivrait Clotilde, cette impression qu’elle vivait les derniers instants d’un long cauchemar, que dans quelques heures, la vérité crèverait. Peut-être, même si c’était stupide, que Cervone acculé finirait par avouer que sa mère était toujours vivante, qu’elle l’avait attendue, toutes ces années.
Une dernière fois, toujours allongée, Clotilde jeta un regard vers son téléphone portable, muet, avant de faire glisser le long de ses jambes son combishort mouillé, dans un mouvement ondulant de mue de serpent. Elle se trouvait beaucoup moins douée pour le strip-tease que Maria-Chjara. Elle compensa par l’autodérision.
— Elle t’a excité, la belle Italienne?
Tout aussi reptilien qu’elle, Natale s’acharnait à décoller son boxer de ses cuisses. Son polo, déjà passé par-dessus sa tête, avait servi à vaguement éponger son torse avant d’être accroché avec précaution au bastingage.
— Hum… Molto molto, fit Natale. D’ailleurs, si tu pouvais continuer de m’appeler Brad…
— Refusé! Pour moi, tu es et resteras Jean-Marc. Et encore, mon Jean-Marc dans son seul et unique rôle de l’homme-dauphin.
Ils s’allongèrent l’un près de l’autre sans rien ajouter, éparpillant en silence leurs derniers sous-vêtements. Clotilde, tout en collant son corps froid et mouillé contre celui de Natale, comprit qu’ils devraient s’aimer ainsi, côte à côte, sans même que lui puisse venir sur elle ou elle sur lui. Elle imagina que s’ils refaisaient un jour l’amour, ailleurs, ils devraient toujours le faire ainsi, en sardines (l’image la fit sourire), et inventer des lieux improbables pour s’aimer de cette façon, dans un champ d’herbes hautes au bord d’une route passante, dans le lit le plus haut, presque sous le plafond, d’un wagon-couchettes filant vers Venise, sous la scène d’un théâtre en pleine représentation…
Le bateau tanguait doucement.
Sa vie aussi.
— Et si on larguait les amarres?
Clotilde et Natale étaient allongés au fond de l’Aryon, nus, sur le dos; dans un berceau sous les étoiles que la mer secouait doucement. Clotilde était aujourd’hui incapable de reconnaître Bételgeuse parmi les centaines d’astres.
— Et si on larguait les amarres? répéta Clotilde.
L’Aryon était seulement retenu par une corde. Un coup de canif, de dents, d’ongle effilé, aurait suffi à rompre le lien avec la terre.
Au loin, dans un silence de cathédrale, Maria-Chjara entonnait a cappella Sempre giovanu. Clotilde avait tenté de tenir jusqu’à ce chant pour ouvrir son sexe à celui de Natale, imaginant que la jouissance serait plus intense; une ultime patience alors qu’elle attendait cet instant, le fantasme de son adolescence, le fantasme d’une vie, depuis près de trente ans. Elle n’y était pas parvenue. Elle n’avait pas pu résister quelques minutes de plus, et avait joui pendant le refrain de Joe le taxi.
Tout ça pour ça.
Et si on larguait les amarres? répéta encore Clotilde, dans sa tête cette fois.
Natale n’avait pas répondu à sa question.
Clotilde n’allait pas la reposer.
Ils demeurèrent, silencieux, à guetter si une étoile osait filer, à perdre la notion du temps.
Clotilde du moins.
— Je dois y aller, Clo…
Les étoiles dansaient, comme si un Dieu farceur s’amusait à les mélanger.
— Chez toi?
— Ma femme termine sa garde à minuit. Je dois être à la maison avant qu’Aurélia rentre.
Retrouver Bételgeuse parmi les astres en vrac, l’astéroïde du Petit Prince, Castor et Pollux, n’importe quelle étoile inspirant l’amour depuis la nuit des temps.
— Pourquoi, Natale?
Le bateau tangua encore mais cette fois, c’était parce que Natale cherchait en rampant son boxer et son ceinturon, tel un amant encore ivre au petit matin.
— Pourquoi es-tu resté toutes ces années avec elle? Avec une femme comme elle?
Il lui proposa son sourire, un sourire qui signifiait «Tu veux vraiment savoir?», un sourire qu’elle ne refusa pas.
— Même si tu as du mal à l’admettre, Clo, Aurélia a fait beaucoup d’efforts pour m’accompagner. Accompagner ma vie, l’arranger, la ranger. Aurélia est organisée, Aurélia est attentionnée, honnête, droite, fiable, rassurante, présente, aimante…
Clotilde tenta de brûler ses rétines à la plus aveuglante des étoiles. Elle ne contrôla pas le son de sa voix qui vrilla comme une pointe de métal dérapant sur une plaque d’acier.
— Ça va, je vois, je te crois.
Elle se força à la poser, à la rendre plus grave, avant de continuer.
— Mais ça ne change rien à ma question, Natale. Tout ce que tu peux me dire sur Aurélia ne change rien, puisque je sais que tu ne l’aimes pas.
— Et alors, Clo? Et alors?
Go… Go and see, my love…[4]
Natale était parti. Clotilde s’était rhabillée depuis quelques minutes lorsque le signal d’un message sur son portable retentit.
Franck.
Tout va bien.
On revient dans quelques jours, comme prévu.
Je tiens à toi.
Les mots partagés avec Natale cognaient encore. En miroir à sa propre vie.
— Je sais que tu ne l’aimes pas.
— Et alors?
Mercredi 23 août 1989, dix-septième jour de vacances,
ciel d’aigue-marine
C’est le grand jour!
Depuis le temps que je vous en parle de ce 23 août, mon lecteur d’hier et de demain, nous y voilà.
La Sainte-Rose, le réveil des tendresses, le soir des promesses, la nuit des caresses.
Le jour J comme Jouir pour mon ballot de grand frère Nicolas, ça, je n’ai pas besoin de vous le rappeler. Le mercredi M comme Mensonges pour papa et maman, qui les échangeront pour leur anniversaire, jureront qu’ils s’aiment encore, que l’amour existe, mais oui bien sûr, que c’est lui qui amène les cadeaux au pied de la cheminée, l’amour, entre les draps froids et froissés, quand les amants sont endormis. L’amour, c’est le père Noël pour les grandes personnes.
M’en fous! Moi, j’y crois!
Petite, quand les copains me juraient dans la cour de récré que le père Noël n’existait pas, je refusais de les écouter.
Un jour, peut-être qu’un amant en me quittant me jurera que l’amour n’existe pas, et je me boucherai les oreilles.
Je jure que je crois au père Noël, aux habitants des étoiles, aux licornes, aux sirènes et aux dauphins qui parlent aux hommes.
Natale y croit aussi.
Je file vers lui.
J’ai rendez-vous au port de Stareso pour lui annoncer que Papé Cassanu, le grand chêne d’Arcanu, l’ours de la Balagne, le faucon du Capu di a Veta, le gardien de la Revellata, je l’ai amadoué, charmé, chouchouté, et que pour le projet de sanctuaire des dauphins plage de l’Oscelluccia, il me dira oui. Alors Natale, c’est pas seulement un bisou qu’il me doit, mais un bisou chaque jour, avec croisière sur l’Aryon, baignade sans fin avec Idril et Orophin, et toute une série d’autres promesses pour quand je serai grande et que je ne croirai plus au père Noël mais encore à l’Amour.
Je suis en train de suivre le sentier qui longe la crête de la Revellata, puis redescend à pic vers le port de Stareso au nord-est, vers la Punta Rossa au nord-ouest, le phare de la Revellata droit devant moi. C’est la partie la plus haute et la plus étroite de la presqu’île, on y domine la mer de tous les côtés. Si je faisais pipi là, juste sous mes pieds, je serais incapable de deviner de quel côté de la mer ma petite pluie irait se jeter. A l’ouest, du haut de la falaise, en cascade, ou à l’est, vers la plage, en ruisseau?
Rien que d’y penser, j’ai ralenti. Comme à chaque fois, devant la vue sublime. A me demander de quelle palette géante toutes les nuances de rouge de la péninsule et de turquoise de l’eau ont pu sortir. Dieu serait un peintre barbu qui a créé le monde avec trois pinceaux et un chevalet? Chouette idée! Entre les rochers roses, je fixe les murs presque invisibles des maisons du port de Stareso, intégrées à la falaise, façon troglodyte mais en version cubique, devant le quai de poupée. L’Aryon n’est pas amarré.
Je m’arrête cette fois, je me concentre sur la mer vide à l’exception d’un ferry aussi jaune qu’un bout de soleil qui se serait décroché. J’hésite. Je me dis que l’idéal serait de rester ici, sur les hauteurs de la Revellata, plein cagnard, plein vent, et de guetter l’horizon. La barque de Natale va forcément rentrer au port. J’ai juste à enfoncer ma casquette Bon Jovi sur mes oreilles, poser mes lunettes noires devant mes yeux, et m’installer sur un caillou.
— T’attends ton amoureux?
La voix dans mon dos m’a fait sursauter.
— Qui ça?
— Ton amoureux! Le vieux.
La voix, c’est celle de Cervone Spinello, et je comprends que ce salaud m’a espionnée, qu’il sait déjà tout sur Natale. A moins que ce ne soit son père, Basile, qui ait trop parlé. M’étonnerait.
— Mon amoureux? N’importe quoi! On est juste en affaires avec Natale Angeli.
— J’espère pour toi. Parce qu’Angeli, il aime surtout les vieilles.
Ce connard ne mérite même pas que je me défende. Son regard est scotché vers l’anse de Recisa, la baie au sud de la Revellata colonisée par les véliplanchistes, à cause du vent, le meilleur spot de la Balagne d’après les gars en combi qui squattent parfois les sanitaires des Euproctes.
— Remarque, continue Cervone, je le comprends, Angeli. Les vieilles, c’est elles qui ont le fric. Tu vois la crique là-bas, celle d’où partent les planches à voile? Eh bien c’est là que dès que je pourrai, je m’installerai.
Il a raison, ce con. En mer, le ballet des véliplanchistes est juste dingue, une danse folle d’ailes de couleur. Par contre, je ne vois pas trop où il pourrait s’installer, ce crétin de Cervone, la baie de Recisa, c’est des rochers, des cailloux, de la terre plus que du sable, battue par les vents et hérissée de dunes qui ne tiennent pas en place.
Je continue de loucher sur ma presqu’île, d’une mer à l’autre, guettant toujours le retour de l’Aryon.
— Y a rien sur ta plage de Recisa.
— Justement, j’y ouvrirai une paillote. Avec des parasols pour lire à l’ombre et des jeux pour enfants.
J’ai dû le mater d’un air bizarre. La lecture, les gosses, c’est pas vraiment le truc de Cervone.
— Tu comptes te faire du fric comme ça?
— Qui te parle de fric? Mon idée, c’est juste un méga plan drague.
Et là il part dans ses idées. Je vous la fais un peu longue et je ne vous garantis pas que ce sont les mots exacts que Cervone a prononcés, mais c’est pour vous faire comprendre comment il est, une sorte de génie lui aussi dans son genre, un génie des idées tordues mais qui pourraient marcher, des idées qui pourraient rapporter, à lui, à lui seul.
L’inverse de Papé. L’inverse de Natale aussi.
— Tu vois, Clotilde, j’ai passé des heures, depuis des années, à observer cette crique. Ceux qui viennent pour la première fois faire de la planche dans la baie de Recisa sont jeunes, célibataires, sans gosses. Ce sont des mecs musclés, bronzés, au look d’aventuriers, et des filles sportives, canons, genre Californiennes, Australiennes ou Hawaïennes, même si elles viennent de Lyon, Strasbourg ou Bruxelles. Ils se rencontrent là, partagent la même passion, se trouvent beaux et cools, tombent amoureux, s’aiment comme des fous, s’installent en couple, font un gosse, puis un autre, achètent un van pour mettre leurs planches dessus et les gamins dedans, et bien entendu, ils reviennent sur la même plage, le même spot chaque année pour glisser. Sauf que, c’est une vérité, je l’ai observé pendant tous les étés, le mec ne renoncera jamais à sa passion. Jamais! Alors c’est la femme qui reste sur la plage avec le môme. Il est où, papa? Là-bas, tu vois, la grande voile rouge qui va très vite, c’est papa! Elle reste à l’attendre, avec une pelle et un seau, une bouteille d’eau, un livre, à l’ombre de la paillote s’il y en a une; elle s’ennuie, elle a le temps de discuter avec un mec s’il y en a un, un serveur sympa, un gars du coin, surtout que son gosse est occupé avec les deux ou trois jeux d’enfants qui sont installés. D’ailleurs, son petit blond de deux ans, il commence déjà à escalader les tourniquets, et elle sait déjà que son petit prince échoué sur le sable, elle le retiendra entre ses bras jusqu’à ses six ans, huit ans maxi, avant qu’il ne rejoigne sur les flots son père, ce héros; et quand il sortira de l’eau, il lui dira «Tu aurais vu, maman, on s’est trop éclatés avec papa», alors elle sourira et elle se sentira heureuse, heureuse pour eux au moins, elle qui n’a plus glissé depuis dix ans, qui attend ces trois semaines de vacances toute l’année et qui reste là, seule sur la plage, rien que pour attendre encore, son fils et son homme; et le soir elle étendra leurs combis et soignera leurs bobos. Je pourrai te détailler encore, Clotilde, mais je crois que tu as compris le plan d’attaque. Peux-tu me citer un seul autre lieu sur la planète où les filles les plus belles du monde s’emmerdent seules? Non! Y a que la salle d’attente des spots, ma vieille, quand les hommes aux épaules larges sont au large! C’est la chance des hommes qui n’en ont aucune, sauf celle d’être là au bon endroit.
Au milieu de mon mouvement de balancier des yeux, un côté de la presqu’île, l’autre côté, puis encore le premier, je le fixe, incrédule face à sa sociologie à deux balles. Toujours aucune trace de l’Aryon.
Et là il m’a clouée.
— Me crois pas, Clotilde. Me crois pas. Trouve-toi un surfeur, un explorateur ou un cosmonaute qui te promet les étoiles et on en reparlera. Mais moi, c’est sur la crique de Recisa que j’en trouverai une plus jolie que moi, une plus gentille, bosseuse et affectueuse.
— T’es vraiment trop nase!
J’aurais pas dû, je sais, mais c’est sorti comme ça. Sur le coup, je me suis sentie un peu comme la représentante de toutes les femmes de surfeurs, et avant elles des femmes de marins, de chauffeurs routiers, de soldats, de toutes celles qui passent leur vie à attendre leur amoureux.
Visiblement, Cervone est vexé!
— Connasse! Et toi, tu espères quoi avec ton vieux? Arrête de mater l’horizon, il n’est pas près de revenir. Tu veux que je te dise où est parti l’Aryon? Où est parti ton Natale Angeli? Faire une promenade avec ta maman! Eh oui, ma vieille, tout ce que les dauphins auront à bouffer, c’est le soutif et le string de ta mère que ton ange leur aura balancés.
Je veux qu’il se taise. Je bloque mes yeux comme une idiote sur les voiles blanches qui glissent lentement à l’horizon. Des voiliers, uniquement des voiliers, aucun chalutier. Mais Cervone est lancé.
— Sois pas triste, ma chérie. Faut pas en vouloir à ta maman. Elle est jolie. Sexy. Elle aurait tort de se priver. Et puis elle a la délicatesse d’aller se faire baiser par Angeli en haute mer. Pas comme ton père…
— Quoi, mon père?
Et là, ce salaud de Cervone triomphe. Il ne rajoute pas un mot, il se contente de fixer le port de Stareso sur sa droite, d’où a filé l’Aryon, et de suivre du regard le chemin des douaniers, pour s’arrêter pile en face, au bout de la presqu’île, droit sur le phare de la Revellata.
Puis il me dit:
— Le phare, c’est comme tout le reste ici, il appartient aux Idrissi. Je pense que ton père doit avoir la clé.
Je l’ai laissé,
j’ai marché sur le sentier, vers le phare cent mètres devant moi,
j’ai poussé la porte, elle n’était pas verrouillée,
je me suis avancée, j’ai écouté les rires étouffés,
j’ai levé les yeux,
j’ai grimpé lentement l’escalier en colimaçon, jusqu’à ce que le vertige m’emporte, pas à cause des marches tourbillonnantes, de la chaleur, de la hauteur, de l’abrupt qu’on devinait en passant devant chaque meurtrière,
jusqu’à ce que le vertige m’emporte,
parce que dans ma naïveté, je m’attendais à ce qu’ils soient deux,
papa et sa maîtresse.
Seulement deux.
C’est le grand jour, répéta-t-il en refermant le cahier.
Celui où les témoins doivent avouer… ou se taire à jamais.
8 heures
Cervone Spinello aimait se lever tôt, marcher dans le camping avant que les touristes se réveillent, arpenter les allées désertes, écouter les ronflements sous les tentes, les soupirs parfois, compter les bouteilles de vin vides au pied des barbecues froids, passer sans bruit devant les campeurs enfouis dans les duvets. Il s’imaginait une allure de châtelain arpentant son domaine, saluant ses gens, ses paysans, évaluant la récolte future, prometteuse; assurant un ordre, une harmonie, par sa seule présence.
Cervone aimait se lever tôt, mais pas trop.
7 h 30 le réveil; 7 h 45 le saut du lit.
Anika, sa femme, était opérationnelle chaque matin une bonne heure avant lui et se tenait à l’accueil à boucler les comptes, gérer les stocks, pointer les entrées et sorties; un rituel qui lui permettait dès l’aube d’être entièrement disponible pour les premiers campeurs qui viendraient réclamer leur petit déjeuner, leur journal du matin ou des idées d’escapade pour la journée.
Parfaite.
Anika ne leva pas la tête de son tableau Excel lorsque Cervone passa devant elle avec son café. Cervone n’ignorait pas que dans son dos, les gens se posaient des questions. Anika venait de fêter ses quarante ans et possédait une énergie d’animatrice adolescente, autoritaire et dure en affaires avec les fournisseurs, tendre et patiente avec les enfants, pulpeuse et rieuse avec les hommes, affable et bavarde avec les femmes, conversant en six langues européennes dont le corse et le catalan. Anika était une ancienne véliplanchiste, venue un été du Monténégro, échouée baie de Recisa; Cervone l’avait arrachée à son petit copain, un parvenu kosovar qui était reparti tout seul dans son 4 × 4 Chevrolet. Logiquement, les gens s’interrogeaient. Qu’est-ce qu’une femme si charmante, compétente, intelligente, faisait avec un tel con?
Lui!
Pour être honnête, Cervone se posait chaque matin la même question. Qu’il puisse l’avoir séduite il y a vingt ans, égarée sur une plage, admettons. Mais qu’elle soit restée? Avec le temps, elle s’était forcément aperçue qu’il était menteur, calculateur, baratineur. Il fallait donc admettre que les femmes les plus parfaites ne pouvaient aimer que des types abîmés, torturés, fissurés. Un peu comme les milliardaires qui pratiquent la charité. Peut-être même qu’Anika restait avec lui par pitié.
— Mon Dieu, fit soudain Anika sans quitter l’écran des yeux.
Elle avait pris l’habitude, parmi ses autres tâches matinales, d’éplucher l’ensemble des informations locales.
— Quoi?
— Ils ont identifié le noyé de la baie de Crovani. C’est ce qu’on craignait depuis hier. C’est Jakob Schreiber.
Cervone grimaça.
— Putain… Ils savent ce qui s’est passé?
— Aucune idée, il y a seulement trois lignes sur le site de Corse-Matin.
Cervone enfonça sa main droite dans sa poche, crispant sa paume sur les clés du trousseau qui la déformait. Il devait dire quelque chose, vite, un truc qui paraîtrait naturel aux yeux de sa femme.
— Je passerai ce matin à la gendarmerie de Calvi, je demanderai au capitaine Cadenat, il m’en dira plus.
Il se hâta de sortir de l’accueil, il savait qu’Anika était attachée au vieil Allemand, comme à tous les clients fidèles du camping. Il n’avait pas envie de lui jouer la comédie, pas ce matin du moins.
Il s’éloigna dans l’allée la plus proche en essayant de faire le point. Ces derniers jours, avec la disparition de l’Allemand, il était parvenu à gagner du temps, tout comme avec les saloperies qu’il avait balancées à Clotilde sur son frère. Mais désormais, l’étau se resserrait, trop de monde s’approchait de la vérité. Ce n’était pourtant pas le moment de tout faire foirer! Son palace Roc e Mare sortait de terre, le vieux Cassanu avait été emmené d’urgence à l’hosto, bref l’avenir s’annonçait radieux, il suffisait de tenir encore un peu.
Il continua son inspection et s’arrêta devant le local à poubelles: les chats avaient crevé les sacs, éparpillant des papiers gras, des miettes de polystyrène, des briques de lait écrasées. Saleté! Une nuit sur deux, ces bêtes errantes recommençaient.
Il leva les yeux. Un autre salarié des Euproctes était déjà debout, plus tôt que lui: Orsu. L’ogre boiteux avançait en tirant un interminable tuyau; il était chargé d’arroser l’ensemble du camping entre 9 heures du soir et 9 heures du matin, avant que le soleil ne sèche dans la seconde toute goutte versée sur la terre craquelée.
Le directeur du camping attendit qu’Orsu s’approche.
— Putain, je t’ai déjà dit pour les chats!
L’infirme observa son patron, sans répondre. Sans réagir.
— Bordel, chaque matin c’est pareil.
Cervone ne pouvait pas engueuler les chats, il fallait bien trouver un coupable. Il éparpilla du pied les détritus.
— Dégueulasse!
En insistant un peu, rien qu’en s’énervant, sans même qu’il ait à le demander, ce débile d’Orsu était capable de poser son lit de camp devant le local à poubelles et de les surveiller toute la nuit. Ça l’occuperait… Orsu adorait se rendre utile, adorait obéir, adorait se faire engueuler.
— Faut se débarrasser de ces bestioles!
Ne rien demander, juste suggérer. Orsu, aussi demeuré qu’il soit, avait grandi dans une bergerie; il devait savoir s’y prendre avec les bêtes nuisibles, les attraper, les étrangler, les égorger.
— C’est ton boulot, merde.
Le regard d’Orsu s’allongea, Cervone y devina une esquisse de sourire, comme si cet abruti réfléchissait déjà à un plan pour piéger ces matous, à une façon cruelle de les faire souffrir. Orsu avait une tête de tueur. Il lui avait toujours fait peur, depuis qu’il était petit. Un jour il tuerait quelqu’un, si ce n’était pas déjà fait, si Cassanu ne le lui avait pas déjà demandé.
Après tout, se rassura Cervone tout en s’éloignant, en exploitant ce monstre, en l’occupant, en lui proposant de défouler ses pulsions sur des chats, il rendait service à la société. Il se tourna un instant vers la pinède qui descendait en pente douce vers la grotte des Veaux Marins, ferma les yeux comme il le faisait chaque matin, et remplaça dans sa tête les arbres squelettiques par la piscine à débordement de six cents mètres carrés surplombant la Méditerranée dont il avait déjà fait tracer les plans par un architecte d’Ajaccio; il ne lui manquait plus qu’un prêt de la banque… et le permis de construire. Oui, l’avenir s’annonçait radieux.
Cependant, lorsque le patron des Euproctes passa devant le local où était entassé le matériel de sport et de plein air, une nouvelle alerte s’alluma. La porte n’était pas fermée! Encore un truc qu’Orsu n’avait pas vérifié. N’importe qui aurait pu entrer et se servir, alors qu’il y en avait pour des dizaines de milliers d’euros de matériel, entre les équipements de plongée, de canyoning et les kayaks.
Il pesta. Il entra. Ramassa une corde de rappel mal enroulée. Un instant, il repensa au mousqueton du baudrier, celui qui avait cédé dans la gorge du Zoïcu après que Valentine l’avait enfilé. Il avait moins de scrupules aujourd’hui qu’au moment où il avait desserré ce morceau de laiton, tordu l’attache juste ce qu’il fallait; finalement, tout s’était déroulé comme prévu, tout s’était bien terminé. La petite Valentine s’en était sortie avec une grosse frayeur, suffisante espérait-il pour éloigner cette petite fouineuse de Clotilde. Raté! La gamine était bien partie, avec le mari, mais en lui laissant l’emmerdeuse sur les bras.
Une emmerdeuse qui allait finir par tout comprendre…
Quel choix avait-il désormais? Le vol du portefeuille dans le coffre de leur bungalow n’avait rien donné non plus, si ce n’est d’en savoir plus sur la petite-fille de Cassanu. Quel autre choix avait-il à part la faire disparaître elle aussi? Sauf que si c’était une chose envisageable dans son cerveau de provoquer un plongeon dans l’eau d’une ado, de commander le meurtre de chats, ou même de planter presque par accident une boule de pétanque dans la tempe d’un vieil Allemand gâteux, c’en était une autre de devenir un meurtrier de sang-froid. Tout ce baratin sur les Corses, les vendettas et les assassinats, l’omerta dont on s’assure à coups de Beretta, ce goût de la violence qui coulerait dans les veines insulaires, quel délire! Pour un Cassanu Idrissi, froid et déterminé, il naissait entre Ajaccio et Calvi quatre-vingt-dix-neuf types incapables de tirer sur autre chose que sur un sanglier ou une bécasse. Il devait pourtant trouver une solution pour se débarrasser de cette avocate trop curieuse.
Il tourna la tête vers l’extérieur du local. Orsu avait disparu de son champ de vision. Déjà parti à la chasse aux minets? Machinalement, Cervone Spinello se pencha sur les combinaisons de plongée; ce branleur d’animateur n’avait rien rangé, ni les combinaisons de néoprène, ni les masques, ni les tubas. Même les pistolets-harpons étaient en bordel. N’importe qui aurait pu en attraper un.
Le patron du camping se pencha, replaça le matériel dans les caisses ou sur la patère, tria, compta. Il disposait de l’équipement complet de pêche sous-marine pour huit plongeurs adultes.
D’ailleurs il en manquait un…
Huit combinaisons, huit compresseurs, huit ceintures de plomb, mais sept pistolets-harpons. Il se pencha, chercha, sous la table, sous le placard.
Rien.
— C’est ce que tu cherches?
Bien entendu, Cervone avait reconnu la voix. L’instant d’après, il reconnut aussi le pistolet-harpon, celui qui manquait.
Braqué sur son cœur.
— Tu devrais mieux ranger tes affaires, Cervone. Tu devrais mieux traiter ton petit personnel. Tu devrais davantage partager tes secrets aussi. C’est risqué de garder seul un tel trésor.
Cela dura trois minutes. Une pour que Cervone se décide à parler, presque deux pour qu’il avoue l’inimaginable, moins d’une seconde de silence après sa confession pour qu’il espère un pardon.
Dès qu’il eut fini pourtant, il comprit que sa sincérité ne lui sauverait pas la vie. La dernière image qui lui vint fut celle d’Anika, la première fois qu’il l’avait vue, baie de Recisa, elle avait vingt-trois ans, elle lisait Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig, elle était belle comme une fleur qu’on n’ose pas cueillir. Lui avait osé. Tout le reste, tout ce qu’il avait fait depuis, tout ce qu’il avait tenté et raté, c’était pour l’épater.
Le doigt pressa la détente.
Est-ce qu’au moins Anika le regretterait?
Le harpon se planta dans le cœur de Cervone.
Ainsi, tuer, ce n’était que cela?
Trembler.
Venir en silence, planter une flèche, partir.
Considérer qu’un problème est réglé.
Oublier.
Il s’assit calmement et ouvrit à nouveau le journal.
Mercredi 23 août 1989, dix-septième jour de vacances,
ciel d’aigue-morte
J’ai continué de monter dans le phare, quelques marches en spirale pour mieux voir, tel un cameraman tournant autour d’un couple star. Maintenant, je les observe de trois quarts. Je m’arrête, je me tiens vingt marches sous eux peut-être; de ma position, je ne distingue que le sommet du phare, la balustrade de fer, et leurs deux silhouettes qui se détachent dans le ciel.
Deux ombres immenses.
Avec la perspective, papa semble presque aussi haut que le monument. Il a enfilé un coupe-vent et sa capuche bleu fluo vole comme un sac mal accroché qui va s’envoler. Je ne résiste pas, je gravis encore trois marches, comme une petite souris silencieuse; j’ai l’habitude, quand je veux, je sais être la plus discrète des espionnes, même si ce que j’épie me détruit.
Elle se tient face à mon père. Elle passe une main dans son dos, une main qui remonte jusqu’à sa nuque, qui agace trois poils dans son cou, puis qui se pose sur son épaule. Qui l’agrippe plutôt, comme s’il allait sauter par-dessus la balustrade, filer, s’envoler lui aussi. De ma position, en contre-plongée comme on dit dans les films, elle m’apparaît grande elle aussi, aussi grande que mon père peut-être, même si c’est difficile à évaluer avec la perspective.
Ils s’embrassent. Sur la bouche.
Au cas où j’aurais eu encore un doute.
Je continue de les entendre rigoler, tous les chasseurs de chez Basile. J’espère qu’il y a un souterrain qui part sous le phare pour mener nulle part. Après. Je ne m’enfuis pas cette fois, pas tout de suite. Je grimpe. Deux marches encore. S’ils baissent les yeux, ils ne peuvent pas me louper. Pas de danger! Ils sont trop occupés à se serrer, à se coller, comme deux arbres côtiers qui mêlent leurs racines pour mieux résister au vent de mer.
Elle me tourne à moitié le dos, mais je la vois tout de même, pour la première fois. Elle est brune, très belle, elle porte une longue robe claire à la fois sobre et sexy. Mystérieuse, allumeuse, amoureuse. Exactement comme on imagine les maîtresses, désespérante de sensualité; exactement comme on doit les haïr, je suppose…
Sauf que maman n’est pas moins belle qu’elle.
Match nul, je dirais.
Pour un peu, j’admirerais mon père, si je n’avais pas à ce point envie de l’étrangler. Mon papounet vendeur de gazon, corse quand ça l’arrange, mari et papa quand ça l’arrange, à faire tomber ainsi les plus belles filles.
Une dernière marche…
Une dernière marche, je vous promets.
Je vois d’abord une roue, puis une deuxième, puis deux autres encore, puis toute la poussette. Puis, bien entendu, je vois le bébé. Je ne vous l’avais pas dit, mais dès le début, je l’avais repéré.
Comment le rater?
Je ne suis pas très douée pour les dater, les nouveau-nés, mais comme ça à vue de nez, je dirais qu’il a quelques mois, moins de six en tout cas. Mais pour tout vous avouer, passé le choc du premier instant, ce qui me surprend, ce n’est pas l’enfant.
Ce qui me surprend, c’est que la brune sensuelle, la brune qui embrasse papa, ne tient pas son gamin dans ses bras.
Vous comprenez, cette fois? Si ce n’est pas elle qui le porte, ce bébé?
C’est mon papa.
Le 23 août 2016, 9 heures
Clotilde s’était endormie. Au fond de l’Aryon, profondément. Au petit matin, une fois que les fêtards de la plage de l’Oscelluccia s’étaient assoupis, que les lumières du Tropi-Kalliste s’étaient éteintes, que Maria-Chjara avait enfilé un peignoir, que les derniers échos de la musique techno s’étaient dispersés, noyés, lavés par le va-et-vient rassurant des vagues.
L’Aryon ondulait doucement. Clotilde s’était pelotonnée contre une vieille couverture sale qui traînait dans un coin de la coque et sentait un mélange d’iode et de mazout. Après de longues heures de semi-veille, à regarder les étoiles. A se faire mitrailler par les lasers verts et violets des stroboscopes rivés à la paillote. A se demander si sa mère était retournée vivre sur un astéroïde, et si parfois elle redescendait. A rêver aux hommes-comètes qui la quittaient. A explorer les trous noirs de ses souvenirs, ceux dissimulés derrière le big-bang du précipice de la Petra Coda. Après ce long demi-sommeil, Clotilde s’était effondrée.
Le carillon de son téléphone la réveilla.
Natale!
Ce salaud qui l’avait laissée en plan pour rejoindre sa femme, la queue entre les jambes. L’aileron plutôt. Qui avait laissé ses rêves en plan, au fond de l’Aryon, elle avait dormi dedans, ils sentaient le mazout et la fiente de goéland. Ce salaud qui avait laissé sa vie en plan pour le fantôme d’une architecte. Elle était pourtant prête à mettre son nez dans les dossiers abandonnés, à y mettre sa bouche, sa langue, tout ce qu’elle avait dans le cœur, dans le ventre et entre les cuisses, à se faire avocate de son destin avorté, mais elle était arrivée trop tard, beaucoup trop tard, près de trois décennies trop tard.
Au moins, Natale avait l’élégance de lui téléphoner pour s’excuser.
— Clotilde? C’est Natale. Mon beau-père veut te voir.
Drôle de façon de s’excuser!
— Le sergent Garcia? Où ça? Dans son jacuzzi?
Clotilde émergeait. Autour d’elle, l’eau clapotait. Elle se sentait légère, libre, pour un peu elle aurait décroché l’amarre de l’Aryon.
— Non, chez moi. A la Punta Rossa.
A minima, Clotilde avait envie de plaisanter.
— Tu lui as annoncé que tu répudiais sa fille et que tu me demandais en mariage?
— Clo, je suis sérieux. Il y a eu un meurtre ce matin. Au camping, aux Euproctes.
La main de Clotilde se crispa sur la couverture crasseuse. Immédiatement, sans qu’elle sache pourquoi, elle pensa à Valentine.
— Cervone Spinello, continua Natale. Cervone a été assassiné.
Elle pressa le tissu puant contre son visage.
Cervone Spinello lui avait menti à propos de son frère Nicolas, Cervone était vraisemblablement celui qui avait saboté la direction de la voiture de ses parents. Assassiné, il emportait avec lui son secret.
Elle bloqua dans sa gorge un haut-le-cœur acide. Ses doigts, ses bras, son corps sentaient l’essence, le sel et la merde. Chaque roulis de l’Aryon amplifiait son envie de vomir.
— Une flèche de harpon dans le cœur, précisa Natale. Spinello est mort sur le coup. Mon beau-père Cesareu veut te parler en tête à tête. Il a des choses à te révéler, des choses importantes sur ta famille. Il préfère te les apprendre avant que tu sois convoquée à la gendarmerie.
— Je dormais dans ton bateau pendant le meurtre. Seule. Je ne vois pas en quoi je peux aider les flics à trouver l’assassin.
— Ce n’est pas ça, Clotilde, les flics n’ont pas besoin de ton aide.
— Comment ça?
— Ils ont déjà coincé le meurtrier.
Clotilde jeta au loin la couverture. Elle se leva en titubant dans l’Aryon, fixant la mer, telle une naufragée perdue sur un radeau à des milliers de kilomètres de la première terre où s’échouer.
— Qui… qui a tué Spinello?
— L’homme à tout faire du camping. Tu dois le connaître, tu as dû le croiser, tu as forcément dû le remarquer, c’est un géant barbu, il a un bras, une jambe et la moitié du visage morts. C’est Orsu Romani le meurtrier. Les gendarmes l’ont déjà embarqué.
Aurélia tenait la main de Natale, debout devant leur maison entourée par la mer, perchée sur la Punta Rossa. Cesareu Garcia se tenait deux pas sur la gauche. En garant la Passat quelques mètres plus loin, Clotilde se fit la réflexion que la scène ressemblait à une carte postale, à un décor de magazine, un tableau composé pour un cliché sur papier glacé. La maison de rêve, le beau mec blond devant, l’écrin d’azur, l’authenticité des vieilles pierres combinée à la modernité du bois et du verre. Même Aurélia ne déparait pas: si elle était restée une femme sans charme, sa silhouette élancée pouvait laisser croire qu’elle avait été belle, jadis; un visage lumineux, de fins sourcils dessinés, une taille étroite, de longues jambes, une allure qu’on devinait entretenue au prix de sacrifices aussi physiques que financiers, à évaluer sa robe stricte et chic, ses bas comme une seconde peau bronzée, ses talons hauts qu’elle portait avec une élégance un peu arrogante. Difficile, pour qui n’avait pas connu Aurélia à quinze ans, de deviner, sous la menace de sa vieillesse qui pointait, la disgrâce de sa jeunesse.
Clotilde avait conscience que le contraste avec elle devait être saisissant. Elle était directement venue de la plage de l’Oscelluccia après une nuit passée dans la cale de l’Aryon. Ni douchée, ni maquillée, ni parfumée, portant encore sur elle le goût des baisers de Natale, contre elle les marques de ses caresses, en elle la chaleur de son sperme.
Aurélia la fouilla du regard, de haut en bas.
Une femme pouvait-elle flairer cela chez une rivale? L’odeur de l’amour clandestin?
Peu importait, même si Clotilde ne se présentait pas à son avantage, elle appréciait ce rôle de panthère, de chatte de gouttière pénétrant par effraction dans le territoire de sa rivale angora pour y foutre le bordel.
Ils ne la saluèrent pas, Cesareu Garcia ne leur en laissa pas le temps. Il passa devant sa fille et son gendre, écrasant de sa masse le paysage de carte postale.
— Viens, Clotilde. Viens… Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous. Donne-moi les clés, Aurélia.
Il attrapa le trousseau des mains de sa fille et entraîna Clotilde dans une remise à quelques mètres de la maison. Le bâtiment ressemblait à un garage sombre, sans fenêtre ni décoration. Quatre murs de pierres et une ampoule nue pendue au plafond. Une chaise. Une table. Et entassées sur des étagères de fer scellées aux murs, des dizaines de boîtes cartonnées qui semblaient mieux classées dans la pièce close que des vins anciens dans la cave d’un sommelier.
— Pratiques, ces cabanes, précisa le gendarme en retraite en refermant la porte derrière eux. On en trouve un peu partout sur le littoral, elles servaient de refuge aux bergers lors des transhumances vers la mer. Murs épais de cinquante centimètres, toit plat de terre battue, pas besoin de clim à l’intérieur et on s’y sent plus en sûreté que dans un blockhaus. Je range là toutes mes archives, mon matériel, mes souvenirs, tout ce que je n’ai pas pu laisser à la gendarmerie quand je suis parti. De temps en temps je reviens travailler. J’ai plus de place ici que chez moi, et je suis au frais. Dans ma putain de maison, le soleil entre de partout. (Son regard balaya les murs aveugles uniquement éclairés de la lumière artificielle.) Ouais, je sais ce que tu penses, que c’est con de venir à la Punta Rossa, avec la mer à perte de vue, et de s’enfermer dans un caveau. Alors je vais te dire, Clotilde, et prends-le comme une confidence: à force de l’avoir en face de moi, la mer me fait chier! Tu vois, un peu comme une femme, même très belle, qu’on a tous les matins en face de soi.
Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous, répéta Clotilde dans sa tête. Le gendarme en retraite semblait pourtant parti pour parler de tout sauf de l’affaire. Elle décida d’aller droit au but.
— Orsu est innocent, balança-t-elle soudainement. Je ne sais pas qui a tué Cervone Spinello, mais ce n’est pas Orsu.
Cesareu se contenta de sourire.
— Qu’est-ce que tu en sais? Tu n’étais même pas là.
C’était vrai… Qu’est-ce qu’elle en savait?
— Appelez ça comme vous voulez! Une intuition, une conviction…
Le visage d’Orsu repassa devant ses yeux, son physique, son handicap: il était la victime idéale, la proie toute désignée pour les bourreaux.
Cesareu Garcia avança un dossier vers Clotilde.
— Il y avait ses empreintes sur l’arme du crime. Un pistolet-harpon. Celui avec lequel Cervone Spinello a été tué.
Les réflexes d’avocate de Clotilde reprenaient le dessus, même si depuis des années, ses compétences se limitaient à accompagner des divorces sans intérêt. Elle avait plutôt bonne réputation, auprès des hommes surtout, et se bornait presque toujours à instruire des séparations à l’amiable. Logique, aucun homme souhaitant négocier pied à pied une pension alimentaire ou la garde de ses enfants n’aurait osé prendre une femme pour le défendre.
— Des empreintes d’Orsu? plaida-t-elle. On a dû en retrouver partout dans le camping des Euproctes, c’est lui qui range tout. Le matériel de plongée comme le reste.
— Il était l’une des seules personnes levées à l’heure du crime, insista Cesareu Garcia. Il s’est fait engueuler par Cervone Spinello quelques minutes avant le meurtre. Humilier serait le mot le plus exact, d’ailleurs.
— Si tous les salariés humiliés par leur patron leur plantaient dans le cœur le premier objet tranchant qui leur passe sous la main, mes confrères des prud’hommes seraient au chômage.
Le sergent Garcia sourit encore, avant d’ouvrir le dossier devant lui. La pièce était fraîche, mais la sueur trempait la chemise blanche qui boudinait le gendarme.
— Il y a autre chose, Clotilde. Les flics ont perquisitionné chez Orsu. Ils ont retrouvé… des boules de pétanque.
— Waouh… Des boules de pétanque? C’est interdit aux manchots d’en posséder? C’est un crime en Corse? Pas de poignet, pas de cochonnet?
— Des boules rares, Clotilde. Des Prestige Carbone 125. Il n’a pas été difficile de les identifier. Un seul résident du camping en possédait…
Un silence.
— Jakob Schreiber. Le vieil Allemand disparu depuis trois jours. Et sur les boules de pétanque (le gendarme essuya avec un coin de sa chemise les gouttes qui coulaient sous ses tempes, dévoilant sans pudeur un ventre gras quasi posé sur la table), les enquêteurs ont identifié des traces de sang. Beaucoup de sang. Du sang et des cheveux gris. Sans aucun doute ceux du vieil Allemand.
— Je… je n’y crois pas…
— Orsu n’est pas un ange, Clotilde. Il n’est pas un pauvre petit handicapé martyrisé. Il a fait des conneries, il a souvent été condamné, pour violence, pour des coups qu’il a distribués, même si, je le reconnais, il n’est pas impossible qu’on lui ait demandé de les donner. Orsu est un garçon facile à manipuler: une mère qui se suicide avant qu’il ait le temps de se souvenir d’elle, un père qu’il n’a jamais connu, sa grand-mère Speranza qui a fait ce qu’elle a pu pour l’élever.
L’image floue d’Orsu bébé, dans sa poussette, sous le chêne vert de la bergerie d’Arcanu, lui revenait. Un bébé calme, silencieux. Clotilde avait quinze ans alors et n’avait pas davantage prêté attention à ce nouveau-né que s’il s’était agi d’une poupée dans un landau.
La question brûlait la gorge de Clotilde, la rongeait, comme de l’acide.
— Est-ce… est-ce qu’on sait qui est le père d’Orsu?
Une question dont elle connaissait déjà la réponse.
— C’est un secret de Polichinelle, répondit le flic. Un secret de Polichinelle dans le tiroir…
Il se força à rire. A chaque mouvement de son cou ou d’un de ses bras, la flaque de tissu humide sous ses aisselles se collait et se décollait de sa peau. Il laissa le temps aux fibres transparentes de se plaquer à nouveau contre son épiderme moite et poilu avant de continuer.
— Un tiroir que pas grand-monde n’a envie d’ouvrir. C’est pour cette raison que je souhaitais que tu viennes ici. Depuis ses incarcérations pour coups et blessures, Orsu possède un dossier dans le Fichier national des empreintes génétiques. Il n’a pas été difficile pour moi de vérifier la rumeur qui circulait depuis sa naissance.
Qu’on en finisse! Ce vieux flic allait-il enfin lâcher sa bombe?
— Tu as déjà deviné, Clotilde, à moins que tu ne t’en sois souvenue. Il n’y a aucun doute. Vous avez le même père, Orsu et toi! Ton papa a eu cet enfant avec Salomé Romani, la fille de Speranza, il l’a conçu en août 1988. L’enfant est né le 5 mai 1989, il aura croisé son père deux semaines, seize jours exactement. D’ailleurs, «croisé» est un bien grand mot, Paul était marié, marié et père de deux grands enfants, Nicolas et toi. Je ne suis même pas certain que Paul l’ait rencontré, l’ait reconnu, ait même été au courant, pour ce gamin.
Des images lointaines tourbillonnaient sous le crâne de Clotilde, un escalier en spirale, un phare, un bébé dans les bras de son père. Des images refoulées si souvent, jamais oubliées pourtant, triées, peut-être. Comme une histoire à laquelle il manquerait des pages. Les dernières surtout, celles qui expliquent tout.
— Il… Orsu est né handicapé?
— Oui. Salomé ne voulait pas le garder. On n’avorte pas chez les Romani, il n’y a pas plus catholique que cette famille-là. Alors elle a tenté de le faire passer, comme on disait dans un autre temps. Tu vois, comme dans Manon des sources, quand le Papet demande à la fin du livre: «Il est né vivant? — Vivant, oui, mais bossu.» Orsu a un bras mort, une jambe morte, une partie du visage aussi, et sans doute une partie du cerveau, celle qui commande la parole.
Orsu? Son demi-frère? Clotilde n’arrivait pas à réaliser. Elle eut l’impression de mettre son cerveau en pilotage automatique, de faire appel à des réflexes professionnels conditionnés: elle devait se concentrer uniquement sur le meurtre de Cervone Spinello, elle ferait le point plus tard, se demanderait seulement alors ce qu’impliquait dans sa vie la présence d’un demi-frère.
— OK, OK, lança-t-elle au gendarme en retraite. Orsu est un enfant non désiré. Mais ça ne fait pas de lui un meurtrier.
Le sergent Garcia avait l’air soulagé. Pour lui, le plus dur était fait.
— C’est le lien du sang qui te fait dire ça? (Un bref hoquet de rire fit clapoter sa chemise sur son ventre gras.) C’est vrai que chez les Idrissi, c’est pas courant de se dénoncer.
Clotilde éleva la voix d’un coup.
— Baron! Mon nom de famille est Baron! Maître Baron. Et pour l’instant, Orsu a simplement besoin d’un avocat.
Garcia chercha un pan de chemise sèche pour s’éponger, n’en trouva pas. Si la conversation se prolongeait, le vieux flic allait sécher là, déshydraté comme un cachalot échoué.
— Et moi, j’ai besoin de votre aide, ajouta Clotilde.
Elle se leva soudain, et tout en arpentant la pièce, examina les murs, les dossiers, les caisses rangées. Au bout de quelques minutes, elle se retourna et demanda au sergent Garcia l’autorisation de lui emprunter l’une des plus petites valises posées sur les étagères, contenant le nécessaire pour relever des empreintes digitales: un pinceau et un peu de poudre magnétique d’alumine et d’oxyde de cuivre.
— Je t’assure, Clotilde, ce sont les empreintes d’Orsu sur le pistolet, mais si ça peut t’amuser…
— Je veux aussi son dossier, Cesareu. Ou au minimum une copie des empreintes digitales d’Orsu.
— Rien que ça?
— Rien que ça!
Le vieux gendarme se leva, et lentement alla chercher à la lettre R le dossier correspondant.
— J’ai des copies de tout, plaisanta-t-il. Bien entendu, c’est interdit, mais en Corse, pour un flic qui a fait toute sa carrière ici, c’est une assurance-vie.
Il ouvrit un dossier et en tira un simple cliché noir et blanc.
Un pouce et trois doigts.
— Tiens, la signature de ton frangin. Une main reconnaissable entre mille. Une main d’ogre qui possède plus de force que celles de deux hommes valides.
— Merci.
Elle s’avança vers la porte, hésita, puis enfin se retourna.
Après tout, c’est le sergent Garcia qui avait commencé à ouvrir la boîte aux secrets.
— Au fait, comment elle s’y est prise, votre fille, pour mettre le grappin sur Natale Angeli?
L’attaque était brutale, inattendue, mais le sergent Garcia ne broncha pas. Il rangea avec calme le dossier, puis prit le temps de s’asseoir, comme si l’effort pour se déplacer de quelques mètres avait suffi pour la journée. Son cou ruisselait.
— Aurélia l’aimait. L’aimait vraiment. Ma fille est une femme raisonnable, très raisonnable, presque sur tous les plans. Mais bizarrement, côté sentiments, elle a toujours été attirée par les hommes hors du commun, les baladins, les funambules, les troubadours, comme un papillon de nuit gris attiré par la lumière. Son côté infirmière peut-être. Où veux-tu que ma pauvre Aurélia trouve un peu de fantaisie dans sa vie, si ce n’est en mettant un Pierrot lunaire dans son lit?
— Ce n’était pas ma question, Cesareu, répondit sèchement Clotilde. Je vous demandais pourquoi Natale lui a dit oui. Pourquoi s’est-il marié avec une femme comme elle? Sans faire offense à Aurélia, il pouvait avoir toutes les autres filles s’il le voulait, les plus belles, les plus drôles, les plus jeunes.
Le gendarme laissa traîner son regard sur le mur recouvert de dossiers. Son assurance-vie, venait-il de plaisanter. Il sembla hésiter à répondre, puis plongea.
— Pour se protéger, Clotilde. C’est aussi simple que ça. Epouser la fille d’un flic, ici, c’est se mettre sous la protection de la gendarmerie, c’est-à-dire de l’armée, de l’Etat, de la France.
— Se protéger de qui?
— Ne sois pas si naïve, Clotilde. Se protéger de ton grand-père, bien entendu. Se protéger de Cassanu! Après l’accident mortel de tes parents, pendant des semaines, Natale a été atteint d’une peur irrationnelle, oppressante, paralysante…
Clotilde repensa aux propos presque incohérents de Natale, ici même, à la Punta Rossa.
A la seconde où la voiture de tes parents s’écrasait sur les rochers de la Petra Coda, à la seconde où ton frère, ton père et ta mère perdaient la vie, je l’ai vue apparaître par ma fenêtre, j’ai vu ta mère, aussi distinctement que je te vois. Elle m’a fixé, comme si elle voulait me voir une dernière fois avant de s’envoler.
Est-ce la disparition de sa mère puis cette délirante apparition qui l’avaient rendu fou?
Même si Palma, par le plus incroyable des miracles, avait survécu à l’accident de la Petra Coda, avait été emmenée encore vivante dans une ambulance vers Calvi, elle ne pouvait pas avoir arraché ses perfusions pendant le trajet, pour se retrouver, debout et souriante, face à la maison de la Punta Rossa.
— Il avait peur pour son projet? avança Clotilde sans y croire elle-même. Pour son sanctuaire des dauphins? Après la mort de mes parents, Cassanu ne voulait plus en entendre parler?
Le gendarme balaya l’argument d’un revers de main et postillonna sur les cartons alentour.
— Cassanu n’en avait rien à foutre des dauphins. C’est de l’accident qu’il s’agissait. Je ne devrais pas parler d’accident, d’ailleurs, puisque c’est d’un sabotage qu’il s’agit. Un écrou de rotule de direction ne se dévisse pas tout seul. Pour Cassanu, comme pour moi, il s’agit d’un meurtre, tout simplement. Et ce qu’il recherchait, c’est un meurtrier.
Un vertige étourdit Clotilde.
Natale? Un meurtrier? Sabotant la direction d’une voiture pour éliminer un rival? Pour se débarrasser de mon père parce qu’il aimait ma mère? Ça ne tenait pas debout une seconde!
— Et… et Cassanu n’a jamais soupçonné Cervone Spinello?
— Le fils de son meilleur ami? Cervone n’avait pas dix-huit ans, à l’époque. Non, Clotilde, non, pas à ma connaissance. Pourquoi, pourquoi est-ce que ce gamin aurait fait ça?
— Pour rien… Pour rien…
Elle ouvrit la porte. Elle n’avait pas envie d’en révéler davantage. Elle devait se rendre au plus vite à Calvi. Elle devait interroger Orsu. Mais auparavant, elle devait vérifier une intuition, un simple test qui lui prendrait à peine quelques secondes.
Elle allait sortir quand la voix forte du sergent Garcia la retint.
— Une dernière chose, Clotilde. Je crois que c’est mieux que tu le saches si tu fouilles dans le passé. Aurélia l’a demandé à Natale pendant toutes ces années, elle a tellement insisté qu’il a fini par lui répondre, il lui a juré, sans ambiguïté, et je le crois. Il y a vingt-sept ans, il ne s’est rien passé entre ta mère et lui. Ta mère était fidèle, ta mère voulait seulement rendre ton père jaloux, mais elle n’aimait pas Natale. (Il marqua un silence.) Et Natale ne l’aimait pas non plus.
Des images contradictoires affluaient. Des images anciennes qui la faisaient douter. Elle mit la main sur la poignée. La voix du gendarme se fit presque autoritaire.
— S’il te plaît, Clotilde, encore une seconde avant d’ouvrir. Natale l’a avoué à Aurélia il y a des années, alors je préfère te prévenir avant que tu te fasses fusiller.
— Avoué quoi?
— Il lui a avoué, parce qu’il pensait ne jamais te revoir. Il lui a avoué parce que des années s’étaient écoulées et qu’il croyait que c’était une histoire passée. (Son visage s’éclaira d’un sourire désolé.) Il lui a avoué qu’en 1989, c’est toi qu’il aimait.
Le soleil explosa dès que Clotilde sortit de la pièce sombre. Il rebondissait sur chaque vague de la mer entourant la presqu’île, telle une rampe de spots aveuglant chaque acteur entrant sur scène. Il fallut quelques secondes avant que les ombres face à elle deviennent nettes.
Aurélia s’accrochait au bras de Natale comme s’il était un objet précieux lui appartenant, un trésor exotique rapporté du bout du monde et jalousement conservé. En un flash, elle revit Aurélia vingt-sept ans auparavant, plage de l’Oscelluccia, accrochée au bras de son frère. Le même geste, exactement. Natale, immobile, fixait l’horizon, comme si la mer autour de lui n’était qu’une malédiction.
A ce moment-là, Clotilde eut la certitude qu’Aurélia savait.
Pour cette nuit, dans l’Aryon, avec son mari.
Tant pis.
Tant mieux.
Elle ne savait plus. Elle devait quitter la Punta Rossa, elle devait se concentrer sur Orsu, sur le meurtre de Cervone Spinello, sur celui de Jakob Schreiber, sur le sabotage de la voiture de ses parents. Tout était lié, tout était forcément lié.
Elle devait appeler Franck également, et Valentine, elle n’avait aucune nouvelle d’eux depuis le bref texto de la nuit.
Tout va bien.
On revient dans quelques jours, comme prévu.
Je tiens à toi.
Elle marcha vers la Passat sans un mot, sans pouvoir éviter une interrogation.
Etait-ce la dernière fois qu’elle voyait Natale?
Dans les films, les hommes amoureux s’arrachent des bras de celle qu’ils n’aiment pas et se précipitent dans ceux de l’autre, et tout le monde n’attend que ça, tout le monde lui pardonne, personne n’a la moindre considération pour la femme officielle délaissée. Dans les films, tout le monde se range du côté du cœur, se fout de la raison.
Natale ne bougea pas. Il ne fit pas un geste pour se desserrer de l’étreinte d’Aurélia.
Clotilde monta dans la voiture.
Peut-être lui enverrait-il un texto?
Peut-être qu’une fois dans sa vie, une fois au moins, Natale serait capable de faire preuve de courage?
Peut-être qu’il oserait larguer les amarres?
Ce fut la dernière question que Clotilde se posa.
Elle démarra.
Clotilde, dès qu’elle eut parcouru une dizaine de virages, à l’entrée de Calvi, quelques centaines de mètres avant la gendarmerie, gara la Passat sur le bord de la route. Fébrile, elle détacha sa ceinture et se pencha sur son sac à main posé sur le fauteuil passager. Elle se maudit intérieurement pour le bazar invraisemblable qu’elle y entassait, pour l’essentiel des papiers, vieux tickets, post-It griffonnés et oubliés, vagues prospectus distribués dans la rue et chiffonnés, tout ce qu’elle n’osait pas jeter par terre ou n’avait pas eu le courage de porter jusqu’à une poubelle. Elle déversa le tout sur le siège, étala le contenu, pour attraper du bout des doigts ce qui l’intéressait.
Une lettre, dont elle relut les premiers mots.
Ma Clo,
Je ne sais pas si tu es aussi entêtée aujourd’hui que tu l’étais quand tu étais petite, mais je voudrais te demander quelque chose.
Se calmer. Procéder avec méthode, pour une fois. Elle posa la lettre sur le tableau de bord et sortit de la valisette le pinceau et la poudre à empreintes. Elle avait vu une fois ou deux des flics le faire, sur l’ordonnance d’un juge des affaires familiales, réduisant de splendides lettres d’amour à de sordides pièces à conviction d’une relation interdite.
Il fallait attendre quelques secondes, Clotilde en profita pour fouiller à nouveau dans ses poches. Du bout des lèvres, elle souffla sur la lettre pour que le papier n’accroche que quelques grains de poudre noire, puis attrapa le coin entre son pouce et son index droit. De la main gauche, elle tenait le carton en noir et blanc confié par Cesareu Garcia.
Elle les approcha pour que ses yeux puissent comparer, à défaut de les superposer.
Cela dura une seconde, une seconde pour une certitude; ensuite, ses doigts tremblaient trop.
Les mots dansaient, avec frénésie.
Ma vie tout entière est une chambre noire.
Je t’embrasse.
Parmi les différentes empreintes, brouillées, apparaissaient celles d’une main d’ogre.
Celle d’Orsu.
C’était Orsu, cet analphabète, qui avait écrit ce courrier.
Ou, au moins, qui l’avait porté.
Mercredi 23 août 1989, dix-septième jour de vacances,
ciel de papier froissé
20 heures…
Tout est rentré dans l’ordre…
L’Aryon est rentré au port…
Papa est rentré du phare…
Et tout le monde se retrouve, comme prévu, autour de la grande table familiale dressée sous le chêne dans la cour de la bergerie d’Arcanu, avec Papé Cassanu en chef de famille à un bout et Mamy Lisabetta en chef d’orchestre debout.
Les en-cas défilent, canistrelli salés et sucrés, saliti au figatellu, tranches de panzetta, de prisuttu et coppa, terrines du maquis, le tout porté et rapporté par Lisabetta et sa vieille servante dont je ne connais pas le prénom. Il y a là aussi des cousins lointains que je n’ai jamais vus, de tous les âges, les plus vieux boivent du vin, le fameux Clos Columbu produit par un grand-oncle, et les plus jeunes du Coca. Pas le choix, même si visiblement Papé n’apprécie pas. Y a du vin corse mais pas de soda du coin!
Je compte une quinzaine d’Idrissi autour de la table. Elle est longue et étroite, et se résume à une grande planche posée sur quatre tréteaux, sa dimension était calculée pile pour que les groupes ne puissent pas se mélanger. A un bout les hommes qui parlent politique, environnement, patrimoine, de choses que j’aimerais bien entendre mais que je n’entends pas, juste des mots éparpillés, impôts fonciers, spéculation, préemption. A l’autre bout il y a les ados et les gamins, et au milieu les femmes, presque cachées par les grands bouquets de roses jaunes apportées par papa; elles discutent entre elles, mais d’autres sujets sûrement, et la plupart parlent en corse. Exprès pour que maman ne comprenne pas?
Elle bâille, maman, dans sa robe noire à roses rouges, celle que papa lui a achetée à Calvi. Elle s’ennuie, maman. Jamais on ne dirait que dans moins d’une heure, après l’apéritif, elle va quitter avec lui la tribu des Idrissi pour monter partager un tête à tête amoureux à la Casa di Stella, pendant que le reste de la familia, sauf les pièces rapportées comme moi et Nicolas, va prendre les voitures direction l’église de Santa Lucia et l’immanquable concert d’A Filetta.
Franchement, on sent que maman ficherait bien le camp tout de suite, et que papa, lui, resterait bien un peu plus longtemps. Vue comme ça, leur nuit de noces ressemble un peu à un compromis. Le genre qui ne satisfait personne.
C’est ça, mon confident, la vie de couple? C’est ça la vie des grands: les compromis? Se satisfaire d’une liberté grappillée à moitié?
Une fois là-haut, de quoi vont-ils parler, mes parents cachottiers? Du courant liguro-provençal et des dauphins vus de l’Aryon? Du phare de la Revellata et son système d’éclairage à éclats? Ou bien ils vont parler de rien, de tout, de nous. Ils fabriqueront des drapeaux blancs avec la nappe sur laquelle ils mangeront, les draps entre lesquels ils feront l’amour, une trêve une fois par an, comme la paix dans le monde le soir de Noël?
Je ne sais pas. Je m’en fiche un peu. Pour tout vous dire, je me suis déjà tirée, je suis sur mon banc, planquée, écouteurs vissés dans les oreilles, Mano Negra à fond, pour pouvoir vous écrire tranquille. L’apéro, à l’heure qu’il est, doit se terminer; le jour ne va pas tarder à tomber. Même moi, après ma quasi-nuit blanche d’hier, je commence à piquer du nez.
Je relis mes mots.
Peut-être même que je me suis endormie entre deux.
Tout était calme, mes phrases ordonnées, la musique me berçait, et d’un coup, j’ai entendu des cris.
Ça ressemble à une engueulade dans la cour de la bergerie; je crois percevoir des heurts, des pleurs.
J’hésite à aller voir. Pas longtemps. Je m’en fiche aussi, des règlements de comptes chez les Idrissi. Je remets mes écouteurs, je règle le volume plus fort, beaucoup plus fort.
Peut-être même que je me rendors.
Il tourna la feuille.
Il découvrit une autre page manuscrite.
La dernière.
Après celle-là, toutes les autres étaient blanches.
Le 23 août 2016, 10 heures
Lorsque Clotilde pénétra dans la gendarmerie de Calvi, route de Porto, l’ambiance semblait plutôt détendue. Pas vraiment le QG d’une équipe d’enquêteurs en ébullition; visiblement les experts de Calvi se la coulaient plus douce que ceux de Miami. Le capitaine Cadenat lisait L’Equipe devant une canette de Corsica Cola. Il leva les yeux et sembla sincèrement ravi de la voir.
— Madame Baron? fit-il avec la courtoisie empressée d’un commerçant saluant la première cliente du matin.
Hum hum…
La belle avocate n’avait pas l’air d’humeur à plaisanter. Le gendarme plia son journal, posa son Cola, et se sentit obligé de justifier son oisiveté.
— Vous venez pour Orsu Romani? Il est dans la pièce d’à côté, en bonne compagnie! La DRPJ d’Ajaccio nous a envoyé deux inspecteurs ce matin. Ils prennent l’affaire en main. Visiblement, Cervone Spinello possédait quelques appuis et son assassinat fait du bruit. Alors nous, la brigade de proximité, on tient la chandelle, ou plutôt le tuyau d’arrosage d’ailleurs, vu qu’ils ont carrément l’air de craindre l’incendie.
Le gendarme crut s’en tirer ainsi, pouvoir à nouveau déplier son journal, mais Clotilde s’était déjà avancée, posant la main sur la poignée de la pièce où Orsu était interrogé. Cadenat paniqua d’un coup.
— Madame Baron, non…
Il pesta, jeta son journal en boule tout en renversant son Corsica Cola.
— C’est interdit d’entrer! Les deux grands chefs sont en train de le cuisiner.
Clotilde planta ses yeux dans les siens.
— Je suis son avocat!
Ça n’eut pas l’air d’impressionner le gendarme rugbyman.
— Ah? Depuis quand?
— A l’instant! D’ailleurs mon client n’est pas encore au courant.
Cadenat hésita. Clotilde Baron ne bluffait pas, il connaissait sa profession depuis sa déclaration, il y a dix jours. Après tout, que l’irruption de cette avocate dans la salle d’interrogatoire puisse foutre un peu le bordel dans le plan des flics d’Ajaccio ne le dérangeait pas plus que ça.
— Démerdez-vous avec eux, conclut-il. Et si les Unités spéciales de la Corse-du-Sud ne vous virent pas, bon courage… Votre client n’est pas le témoin le plus bavard que l’île ait porté. Il élève même l’omerta à un niveau qui touche au sublime: d’après les premiers éléments de l’enquête, il n’a jamais prononcé plus de trois mots à la suite depuis qu’il est né.
Clotilde pénétra dans la pièce. Orsu lui faisait face. Les deux flics, costume gris et cravate molle, lui tournaient le dos. Ils pivotèrent de façon synchrone, surpris comme des joueurs de poker dans un saloon alors que la porte battante vient de voler, tout juste s’ils ne renversèrent pas la table en bouclier tout en sortant leurs flingues.
Rapides… Pas assez!
Clotilde fut la première à dégainer.
— Maître Idrissi!
Elle leur colla sa carte sous le nez, une carte où elle s’appelait maître Clotilde Baron, mais ils ne la lurent pas; le titre et le nom avaient fait leur effet.
Le plus vieux des deux, celui qui portait de fines lunettes rectangulaires, se reprit.
— A ma connaissance, monsieur Romani n’a pas fait mention d’un quelconque avocat.
Pour voir? Renchérir, immédiatement!
Orsu restait cloîtré dans une attitude toujours aussi inexpressive, mais elle profita d’un vague mouvement de sa main pour triompher.
— Eh bien maintenant, c’est le cas! Deux précisions, deux précisons importantes. La première est que monsieur Orsu Romani, mon client dorénavant, se trouve également être mon demi-frère. La seconde, elle va de soi, mon client est innocent.
Les deux précisions laissèrent un blanc.
Ça faisait beaucoup d’un coup.
Le nom d’Idrissi, d’abord. Les deux inspecteurs disposaient d’un coupable idéal, un demeuré déjà inculpé, les circonstances l’accablaient, personne n’allait prendre la défense d’un marginal quasi muet… Et voilà qu’il sortait de sa manche un avocat, un avocat dont le nom précisait le rang: un avocat de son sang!
Clotilde n’avait pas pour autant gagné la partie, elle connaissait la loi. Pour toute infraction relevant de la criminalité, l’avocat n’avait pas l’obligation d’assister au premier interrogatoire: l’instruction devait simplement le tenir informé du dossier. Il pouvait s’entretenir avec l’inculpé, seulement à l’issue de l’interrogatoire, pour une durée maximale de trente minutes. Face aux deux joueurs de poker, elle n’avait pas d’autre choix que de bluffer.
— Je suppose que vous avez eu le temps pour un premier interrogatoire avec mon client? J’aimerais pouvoir m’entretenir avec lui, seule.
— Nous n’avions pas terminé, avança le plus jeune des deux, celui qui portait un petit bouc.
Traduction: Ce salaud d’infirme ne nous a pas dit un mot depuis une heure qu’on le cuisine.
— Mon client vous parlera. Mon client vous parlera après que j’aurai eu une conversation avec lui.
A l’exception de ses yeux qui fixaient Clotilde, Orsu ne montrait aucun signe d’adhésion.
Les deux flics se consultèrent du regard.
Le nom d’Idrissi les obligeait à jouer serré, ils avaient conscience d’avancer en terrain miné. Le suspect semblait bien parti pour pouvoir tenir quarante-huit heures de garde à vue, soixante-douze même, sans ouvrir la bouche, ne serait-ce que pour demander d’aller pisser. Qu’est-ce qu’ils avaient à perdre à laisser cette avocate tombée du ciel essayer de les aider?
— Trente minutes, pas une de plus, fit le flic à lunettes.
Ils sortirent.
Laissèrent Clotilde et son demi-frère en tête à tête.
En tête à tête? Pas tout à fait. Orsu avait une autre amie, une fourmi qui se promenait sur la table devant lui. Sa seule préoccupation semblait de placer son doigt au bon endroit pour que l’insecte accepte de l’escalader. Clotilde s’attendait à un monologue. Elle n’en avait pas l’habitude. D’ordinaire, dans les affaires de divorce qu’elle traitait, ses clientes étaient plutôt intarissables sur les torts non partagés de leur tendre moitié dont elles voulaient se séparer.
— On va jouer cartes sur table, Orsu. On parlera de notre papa plus tard, si tu veux bien. On va d’abord traiter les urgences.
Seul bougea son index gauche, pour couper toute retraite à la fourmi.
— Primo, je sais que tu n’as pas tué ce salaud, alors je vais te sortir de là, tu peux me faire confiance.
La fourmi tentait des zigzags désespérés pour s’échapper. Un pouce et un majeur refermaient le cercle.
— Secundo, je sais que tu comprends bien plus ce qu’on raconte, tout autour de toi, que tu ne veux le laisser paraître. Que tu en sais bien davantage que tu ne veux le montrer. Genre Bernardo dans Zorro. Alors si tu veux que je t’aide, c’est donnant-donnant, mon petit frère.
La fourmi tournait en rond. Pour la première fois, Orsu leva les yeux vers Clotilde, les mêmes que lorsqu’elle avait engueulé les ados têtes à claques dans les sanitaires des Euproctes. Des yeux timides, gênés, qui suppliaient d’en rester là, qui semblaient murmurer «Laissez tomber», «Je ne le mérite pas», «Merci quand même, mais il ne fallait pas vous donner cette peine». Exprimer tout ça dans un regard, c’était déjà la preuve qu’elle avait gagné sa confiance, même si ça ne suffisait pas pour qu’Orsu parle à une inconnue.
Elle fouilla dans son sac et posa deux feuilles sur la table, passa son doigt sur les dernières lignes de la première.
Ma vie tout entière est une chambre noire.
Je t’embrasse.
Puis sur la seconde.
Tu attendras. Il viendra et il te guidera.
Couvre-toi, il fera sans doute un peu froid.
Il te mènera à ma chambre noire.
Avant de relever les yeux.
— Je veux juste une réponse, Orsu. Juste un nom. Qui a écrit cela?
Cause toujours, seule la fourmi l’intéressait.
— C’est ma mère? C’est Palma qui a écrit ces lettres?
Reposer la question en communiquant par antennes?
— Tu la connais? Tu l’as revue? Tu sais où elle est?
La fourmi paniquait, prisonnière, acculée. Clotilde hésita à l’écraser de son pouce, rien que pour faire réagir ce mollusque.
— Enfin merde, Orsu, c’est son écriture, ce sont tes empreintes, tu m’as porté ces courriers, tu m’as amenée à minuit jusqu’à la cabane dans le maquis. Mais… mais j’ai vu ma mère mourir dans cet accident de voiture, je l’ai vue s’écraser contre les rochers. Alors je t’en supplie, si tu sais la vérité, explique-moi avant que je devienne folle.
Soudain, après avoir hésité une dernière fois, la fourmi grimpa sur l’index poilu d’Orsu.
— Campa sempre.
Clotilde n’avait rien compris.
— Campa sempre, répéta son demi-frère.
— Je ne parle pas corse, frérot, qu’est-ce que ça veut dire? (Elle fit glisser vers lui l’une des feuilles, attrapa un stylo sur le bureau.) Ecris-le-moi!
Lentement, d’une écriture enfantine hésitante, Orsu écrivit, prenant soin de ne pas perturber la fourmi qui courait sur son avant-bras.
Campa sempre
Clotilde sortit en trombe de la pièce et colla la feuille sous le nez des deux flics d’Ajaccio.
— Qu’est-ce que ça veut dire?
Les deux flics regardèrent, évaluèrent, hochèrent la tête comme si le texte était écrit en sumérien. Clotilde pesta, elle n’avait aucune envie d’écouter leurs excuses, de les entendre raconter qu’ils étaient fonctionnaires, récemment mutés du continent, ne parlaient pas un mot de corse, l’anglais oui, l’italien à la limite, mais cette foutue langue de l’île… Elle passa devant le Biterrois sans même s’arrêter. Lui non plus ne présentait aucun intérêt.
Campa sempre
Merde, c’était tout de même un comble, se retrouver dans une gendarmerie de Calvi sans personne pour lui traduire deux mots de corse. L’idée lui vint de foncer dans la rue, de se planter au milieu de la chaussée et d’arrêter le premier venu pour lui demander.
Campa sempre
Le bruit dans la pièce d’à côté la fit sursauter.
La porte des toilettes s’ouvrit. La femme de ménage en sortit. Un voile sur la tête, une tunique bleue brodée d’or; marocaine, comme une habitante sur dix dans la région. Avec son seau et son balai, elle lui fit immanquablement penser à Orsu. Clotilde s’avança et éleva le papier griffonné à hauteur de ses yeux.
— Campa sempre, lut la Marocaine avec un accent corse impeccable.
Clotilde reprit espoir.
— S’il vous plaît. Qu’est-ce que cela veut dire?
La femme la regarda comme si c’était une évidence.
— Elle vit. Elle vit toujours.
Mercredi 23 août 1989, dix-septième jour de vacances,
ciel d’ecchymoses
— Clo?
Je fais glisser mes écouteurs en faisant la gueule. Je préfère la voix de Manu à celle de mon frère.
— Ouais?
— On y va.
On va où?
Je soupire. Je me réveille. Je suis encore un peu dans les vapes. Les pierres du mur me rentrent dans le dos et les échardes du banc me grattent les cuisses. C’est le silence dans la bergerie d’Arcanu, on dirait presque que tout le monde est parti.
Parti où?
Je ferme les yeux, je revois les visages du clan Idrissi autour de la table, les roses jaunes, le vin du Clos Columbu, leur conversation bruyante. J’ouvre les yeux, Nico se tient là devant moi, avec sa tête de responsable syndical. De négociateur au sein du GIGN, le type qui parlemente avec les braqueurs coincés dans la banque pour faire sortir un à un les otages.
Avec moi, ça ne marche pas!
Se la traga mi corazón, hurle Manu Chao. Je monte encore le son. Je n’ai pas envie de sortir de mon rêve bizarre. Je m’assois, je prends mon cahier, je prends mon stylo.
Je suis encore étourdie, je ne sais pas trop combien de temps j’ai dormi, ni trop où je suis. Il fait presque nuit, il faisait encore jour quand je me suis assoupie.
J’émerge doucement…
Alors ce rêve, je vous le raconte avant qu’il ne s’évapore? Avant que je me rendorme? Je vais vous étonner!
Vous savez quoi?
Vous y étiez, mon visiteur du futur. Vous étiez dans mon rêve!
Oui, vrai de vrai, enfin pas vous, pas vous exactement, mais ce rêve bizarre se déroulait à votre époque, dans très longtemps! Pas dans dix ans, pas dans trente ans, dans plus longtemps encore, je dirais dans au moins cinquante ans.
Nicolas se tient toujours devant moi. L’air emmerdé.
— Clo, tout le monde t’attend. Papa va pas…
Papa?
J’ai raté un épisode? Papa a changé ses plans?
Mon regard glisse un instant sur la lune dans le ciel, le reflet de sa jumelle dans la mer, et je me mets à écrire plus vite encore; il ne faudra pas m’en vouloir, mon lecteur adoré, si je n’ai pas le temps de terminer une de mes phrases, si un de mes mots reste en suspens, si je vous laisse à quai. C’est que papa m’aura attrapé, m’aura arraché le bras et que j’aurai été obligée de le suivre en laissant là mon carnet et mon stylo. Alors je vous fais un bisou tout de suite et vous dis à bientôt si on n’a pas le temps tout à l’heure pour les embrassades.
Et je continue.
Devant moi, Nicolas fait une drôle de tête, à croire que pendant mon rêve, une sorte d’apocalypse est tombée sur l’île, qu’une météorite s’est écrasée en plein au milieu de la bergerie, qu’un tsunami a déraciné le grand chêne.
Vite… Ne pas me disperser ou mon rêve va filer…
Mon rêve se passe juste à côté, mais dans très longtemps, plage de l’Oscelluccia, j’ai reconnu les rochers, le sable, la forme de la baie. Ils sont toujours pareils. Pas moi, moi, je suis devenue vieille. Une mamie! Pas le reste non plus. Dans les rochers rouges ont poussé des bâtiments bizarres, construits avec des matières étranges, presque transparentes, comme dans les films de science-fiction, un peu comme ceux que dessine maman. Il n’y a que la piscine qui ressemble à ce qu’on connaît aujourd’hui, une grande piscine et moi je trempe mes vieux pieds ridés dedans.
J’accélère, OK, j’accélère, j’entends des pas, ceux de papa.
Dans mon rêve du futur, Natale est là aussi. Dans la piscine, il y a des enfants, peut-être que ce sont les miens, mes enfants, ou mes petits-enfants, je n’en suis pas sûre. Tout ce que je sais, c’est que je suis heureuse, qu’il ne manque personne autour de moi, que tout le monde est là, comme si en cinquante ans rien n’avait changé, comme si personne n’était mort, comme si au bout du compte, le temps qui passe, peut-être qu’il est innocent, peut-être qu’on se trompe en l’accusant, en le traitant d’assassin…
Son regard glissa sur le vide.
Le journal se terminait par ce mot.
Assassin
Il le relut une dernière fois puis il referma le cahier.
Le 23 août 2016, 10 h 30
Clotilde était déjà venue, mais de nuit.
De nuit, guidée par Orsu.
De jour, elle n’avait aucune idée de comment retrouver la cabane de berger. Ses repères étaient flous, passer une rivière, grimper en pente raide ensuite, traverser une interminable garrigue.
Elle tournait dans le maquis depuis d’interminables minutes, après avoir garé la voiture au pied du sentier menant à la Casa di Stella, à l’endroit même où elle avait attendu Orsu à minuit; portières ouvertes, les clés sur le contact, elle s’en foutait. Elle avait laissé les flics en plan à la gendarmerie de Calvi.
Campa sempre
Elle n’avait rien pu tirer de plus d’Orsu, mais peu importait, elle avait appris l’essentiel. Sa mère était vivante!
Même si elle l’avait vue mourir sous ses yeux, même si Orsu n’avait rien expliqué. Son demi-frère avait seulement confirmé sa certitude depuis qu’elle avait remis les pieds en Corse; ce secret qu’elle portait au fond d’elle, depuis toujours.
Elle est vivante.
Elle l’attendait.
Dans cette cabane de berger.
Elle grimpa sur un petit monticule d’où on distinguait la cour de la bergerie d’Arcanu, une centaine de mètres plus bas, s’arrêta.
Tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.
Je te reconnaîtrai, j’espère.
Bien entendu, sa mère s’était cachée quelque part dans la montagne pour l’observer, s’y cachait encore; de n’importe quel point sur les hauteurs de la montagne, dans le maquis, les genêts et les bruyères qui lui arrivaient à la hauteur de la taille, on pouvait voir sans être vu, on pouvait entendre sans être entendu, espionner sans être soupçonné. Bêtement, elle avait imaginé qu’une fois sur place, en plein jour, elle se souviendrait, qu’elle reconnaîtrait les ombres de la nuit, qu’elle retrouverait des repères, la forme d’une pierre, la courbe d’un tronc, la griffure d’un églantier. Impossible. Impossible de se repérer dans ce labyrinthe de châtaigniers et de chênes encerclés de genêts, d’arbousiers, de bruyères. Ce maquis à perte de vue dont le parfum lui faisait tourner la tête.
Elle allait renoncer, redescendre, retourner à Calvi, à peine cinq minutes pied au plancher, pour convaincre les flics d’Ajaccio de lui accorder un second entretien, leur faire accepter de laisser Orsu sortir de la gendarmerie, avec elle; qu’il la guide comme l’autre nuit. Même si c’était la plus ridicule des illusions. Son demi-frère était incarcéré pour meurtre. Avant d’obtenir une commission rogatoire du juge d’instruction et qu’il accepte d’organiser une reconstitution, il faudrait des semaines.
Elle allait abandonner lorsqu’elle la vit.
Une tache, une tache pourpre perdue entre les baies d’arbousier.
Une goutte de sang.
Puis une autre, un mètre plus loin, tombée dans la terre sèche cette fois. Une troisième, collée au tronc d’un cèdre. Comme si un Petit Poucet, à court de miettes de pain ou de cailloux blancs, s’était tailladé les veines.
Pour lui indiquer le chemin?
Instinctivement, elle suivit le sentier sanglant. Une nouvelle fois, elle se sentait stupide. Il pouvait s’agir de n’importe quel animal blessé, un renard, un sanglier, un cerf. Elle passa son doigt sur les traces écarlates. Le sang était encore frais.
Qu’allait-elle encore imaginer? Qu’un inconnu, quelques minutes avant elle, avait voulu rejoindre la cabane de berger? Un inconnu qui perdait son sang et qui, pourtant, voulait la devancer? Ça n’avait aucun sens. Elle réfléchissait tout en suivant la piste dans le maquis; les feuilles de bruyère semblaient avoir été écartées, quelques branches étaient brisées.
A moins que ce ne soit l’inverse? pensa-t-elle d’un coup. A moins que l’inconnu blessé ne soit pas monté à la cabane, mais en soit redescendu! Peu importait, plus elle suivait les traces et plus elle se persuadait qu’elles la mèneraient dans cette clairière où elle s’était retrouvée il y a trois jours, où Orsu l’avait laissée, où Franck l’avait rejointe; son mari connaissait le chemin lui aussi, sans qu’elle comprenne ni pourquoi ni comment, mais il restait injoignable depuis ce matin, malgré ses appels incessants.
Des sonneries interminables.
Un répondeur.
Je t’en prie, Franck, rappelle-moi.
Rappelle-moi.
Rappelle-moi.
Plus tard, se poser ces questions plus tard.
Campa sempre
C’est tout ce qui comptait. Elle devait avancer. Elle se souvenait de quelques détails désormais, de repères, un sentier en pente plus douce, un maquis qui s’éclaircissait, un grand chêne-liège. Elle marcha encore quelques mètres, les traces de sang qui la guidaient étaient de plus en plus rapprochées; soudain le maquis s’ouvrit et la cabane de berger apparut.
Le cœur de Clotilde faillit exploser.
Mon Dieu!
Son estomac se souleva, elle déglutit, résista à l’envie de se retourner, de s’enfuir en courant. Le Petit Poucet se tenait là, allongé: il ne s’était pas coupé les veines pour la guider.
On l’avait poignardé! Une immense tache brune inondait son flanc droit.
Il était mort, sans doute depuis de longues minutes, gisant parmi les pétales flétris du tapis de cistes mauves et blancs. Si Clotilde n’avait pas suivi sa piste sanglante, elle aurait pu croire qu’il dormait.
Elle s’approcha. Hésita à se pencher. Hésita à parler.
— Pacha?
Un harpon était planté dans le cou du labrador. Ce chien qui portait le nom d’un autre, celui qui avait bercé sa jeunesse. Comme si on avait voulu l’en priver une seconde fois.
La porte de la cabane était ouverte.
Des guêpes bourdonnaient autour du cadavre, cherchant déjà à s’inviter au pique-nique des charognards. Clotilde s’avança vers le bâtiment de pierre. De nuit, elle n’avait pas eu le temps de remarquer l’épais verrou qui barrait la porte de bois, une serrure métallique de cachot d’un château médiéval, aussi infranchissable que les barreaux scellés à l’unique fenêtre, doublement close par un imposant volet de chêne massif.
La prison de pierre était habitée. Quelqu’un s’y tenait. Quelqu’un y pleurait.
Sa mère se terrait-elle là? Emmurée? Vivante?
Clotilde entra. Tremblante.
Toute cette scène, tout ce qu’elle vivait depuis cinq jours défiait l’imagination. Elle découvrit un lit. Une table de bois. Quelques fleurs séchées. Un poste de radio. Des livres, des dizaines de livres entassés sur les étagères de bois, posés par terre, diminuant la taille de la pièce, pourtant exiguë, presque de moitié.
Et dans un coin, lui tournant le dos, une vieille femme courbée sur un tabouret.
De longs cheveux gris cascadaient jusqu’à ses reins, comme une sage grand-mère qui en ôtant un ruban dans ses cheveux révèle combien jadis elle fut belle; le dévoile à son miroir, à ses petits-enfants, à un ancien amant.
Rien de tel dans cette pièce unique.
La vieille femme, presque agenouillée, se confiait à un coin de pierre, à l’angle froid et sombre de deux murs aveugles. Comme une enfant punie, ce fut l’image qui vint à Clotilde. Une enfant punie qu’on a oubliée, une vie entière, que personne ne viendra jamais chercher, mais qui restera là, vieillira là, parce qu’elle est obéissante et qu’on lui a ordonné de ne pas bouger.
— Maman?
Lentement, la vieille femme pivota.
Des marques de sang maculaient ses mains, ses bras, son cou.
— Maman?
Le cœur de Clotilde battait à en faire exploser sa poitrine. Etait-ce seulement possible? Une autre image s’imposait devant ses yeux, celle qui l’obsédait depuis toutes ces années, celle du corps de sa mère, vingt-sept ans plus tôt, lui aussi ensanglanté. Avant qu’un rocher ne l’écrase. Et pourtant sa mère se tenait devant elle, vivante, malgré les apparences et malgré les évidences.
Cela ne pouvait pas être autrement.
Enfin la vieille femme se retourna.
Clotilde savait, le ressentait, c’était elle.
Maman?
Mais cette fois, les mots restèrent bloqués dans sa gorge.
La vieille femme qui la regardait, les yeux implorants, implorant son pardon, avait plus de quatre-vingts ans mais restait belle, digne, fière. Toutes ces années, ô combien elle semblait avoir souffert.
Mais cette vieille femme n’était pas sa mère.