— C’est ici.
Clotilde posa son petit bouquet de serpolet mauve au bord de la rambarde de fer. Elle avait demandé à Franck de s’arrêter quelques lacets plus haut, pour le cueillir dans les genêts qui poussaient entre les rochers de la Petra Coda.
Assez pour trois.
Franck en fit de même, sans quitter plus d’une seconde du regard la route. La Passat était garée sur le côté, avec les warnings qui clignotaient.
Valentine se pencha la dernière, en y mettant une évidente mauvaise volonté, comme si incliner son mètre soixante-dix constituait un effort démesuré.
Ils se tenaient là tous les trois, face au trou de vingt mètres. La mer bouillonnante entre les écueils tentait inlassablement de violacer les rochers rouges, accrochant des micro-algues brunes aux fissures des pierres, telles des taches de vieillesse sur une peau ridée.
Clotilde se tourna vers sa fille. A quinze ans, Valentine la dépassait déjà de quinze centimètres. Elle portait un jean coupé au-dessus du genou et un tee-shirt House of Cards. Pas vraiment la tenue adaptée pour pénétrer dans un mausolée, déposer une gerbe et respecter une minute de silence.
Clotilde passa outre. Sa voix se fit douce.
— C’est ici, Valentine. C’est ici que sont morts ton Papé et ta Mamy. Ton oncle Nicolas aussi.
Valentine regardait plus loin, plus haut, fixait un jet-ski qui sautait sur les vagues au large de la pointe de la Revellata. Franck, appuyé à la rambarde, louchait entre le ravin et les clignotants de la Passat.
Le temps s’étirait, comme alangui par la canicule. Le soleil liquéfiait les secondes en un lent goutte-à-goutte. Une voiture les rasa dans un halo de chaleur. Un conducteur torse nu tourna des yeux étonnés vers eux.
Depuis l’été 1989, jamais Clotilde n’était revenue ici.
Elle avait pourtant pensé des milliers de fois à cet endroit, à ce moment précis. A ce qu’elle dirait, à ce qu’elle penserait, devant le vide. Aux souvenirs qui lui reviendraient par bouffées. A la façon de présenter ce pèlerinage. Comme un hommage. Comme un partage.
Et ils lui foutaient tout en l’air!
Clotilde s’était imaginé une communion, des questions délicates, une émotion partagée avec Franck et Valentine. Ensemble, unis. Et ils se retrouvaient coincés contre la rambarde sous le cagnard, comme s’ils avaient éclaté un pneu de la Passat et qu’ils attendaient la dépanneuse en s’emmerdant, en baissant les yeux vers leurs montres, ou en les levant au ciel, n’importe où sauf les arrêter sur ces pierres de volcan couleur sang.
Clotilde insista auprès de sa fille.
— Ton grand-père s’appelait Paul. Ta grand-mère s’appelait Palma.
— Je sais, maman…
Merci, Valentine! Trop cool!
Sa fille avait juste laissé assez traîner le «Je sais» pour qu’il soit comparable aux réponses standards à ses recommandations ordinaires.
Range tes habits. Eteins ton portable. Lève tes fesses.
A son habituel effort minimal de conciliation…
Je sais, maman…
OK, Valou, pensa Clotilde. OK, ce n’est pas le moment le plus drôle des vacances. OK, je vous prends la tête avec cet accident qui remonte à presque trente ans. Mais merde aussi, ma Valou, j’ai attendu quinze ans avant de t’emmener ici! Que tu sois grande, que tu puisses comprendre, pour ne pas te pourrir la vie avec ça avant.
Le jet-ski avait disparu. Ou s’était pris une vague et s’était noyé.
— On y va? demanda Valentine.
Sans l’habituel effort minimal cette fois. Sans même chercher à dissimuler son ennui par un masque affecté de mélancolie.
— Non!
Clotilde avait haussé le ton. Franck pour la première fois lâcha du regard la Passat qui continuait de lui cligner de l’œil comme une dragueuse obsessionnelle.
Non! répéta Clotilde dans sa tête. Quinze ans que je tiens le choc, quinze ans que je joue les démineuses, ma grande, vingt ans que je joue la copine cool, mon Franckie, celle qui ne se plaint jamais, celle qui a le sourire banane, la fofolle, la rigolote, celle qui dédramatise, celle qui recolle les morceaux, celle qui assure, celle qui tient la route, le volant du quotidien, en chantonnant pour que le trajet vous soit moins long. Et je vous demande quoi en retour? Juste quinze minutes! Quinze minutes sur vos quinze jours de vacances! Quinze minutes sur tes quinze ans de vie, ma grande! Quinze minutes sur nos vingt ans d’amour, mon chéri!
Quinze minutes, contre tout le reste, un quart d’heure de compassion pour mon enfance qui s’est ratatinée ici, sur ces rochers qui s’en contrefoutent, qui ont tout oublié et qui seront là encore dans mille ans. Quinze minutes dans une vie, c’est trop demander?
Ils lui en accordèrent dix.
— On y va, papa? insista à nouveau Valou.
Franck hocha la tête et la jeune fille marcha vers la Passat, longeant la balustrade, faisant claquer ses tongs sur le bitume, les yeux fouillant chaque coin de la route jusqu’à trois lacets plus haut comme pour chercher une trace de vie dans ce désert de pierres.
Franck se tourna vers Clotilde. La voix de la raison, comme toujours.
— Je sais, Clo. Je sais. Mais faut comprendre Valou. Elle n’a pas connu tes parents. Moi non plus. Ils sont morts il y a vingt-sept ans. Ils étaient disparus depuis près de dix ans quand on s’est connus, près de quinze ans quand Valou est née. Pour elle, ils sont des… (Il hésita, s’épongea le front d’un revers de main.) Ils… ils ne font pas partie de sa vie.
Clotilde ne répondit pas.
A la limite, elle aurait préféré que Franck la ferme et lui accorde les cinq dernières minutes de silence.
Maintenant, c’était foutu. Dans sa tête s’insinuait la comparaison mesquine avec Mamy Jeanne et Papy André, les parents de Franck, chez qui ils se rendaient un week-end sur quatre, chez qui Valou avait passé tous les mercredis jusqu’à ses dix ans, et courait encore se réfugier dès qu’on ne cédait pas à l’un de ses caprices.
— Elle est trop jeune pour comprendre, Clo.
Trop jeune…
Clotilde hocha pourtant la tête pour signifier qu’elle était d’accord.
Qu’elle écoutait Franck. Comme toujours. Comme souvent. De moins en moins.
Qu’elle adhérait à ses solutions toutes faites, en toute occasion.
Franck baissa les yeux et marcha à son tour vers la Passat.
Clotilde ne bougea pas. Pas encore.
Trop jeune…
Elle avait pesé cent fois le pour et le contre.
Valait-il mieux ne rien dire, ne pas impliquer sa fille dans cette vieille histoire d’accident? Garder ça pour elle? Pas de problème, elle avait l’habitude de ruminer les désillusions.
Mais de l’autre côté de la balance, il y avait le discours des psys, des magazines pour filles, des amies bonnes conseillères: une maman moderne devait jouer franc jeu, étaler sur la table les secrets de famille, faire exploser les tabous. Tout déballer sans se poser de questions.
Tu vois, Valou, quand j’avais ton âge, j’ai eu un très grave accident. Mets-toi juste à ma place une seconde. Imagine juste qu’on bascule tous les trois, qu’on disparaisse tous les deux, papa et moi. Que tu restes seule.
Pense juste à ça, ma grande… Peut-être que cela t’aidera à comprendre qui est ta mère. Pourquoi elle fait tout depuis pour que la vie lui glisse dessus sans la mouiller.
Si jamais ça t’intéresse.
Clotilde fixa une dernière fois la baie de la Revellata, les trois petits bouquets de serpolet mauve, puis se décida à rejoindre sa famille.
Franck était déjà assis derrière le volant. Il avait coupé le son de l’autoradio. Valentine avait complètement baissé la vitre de sa portière et s’éventait avec le Guide du routard. D’un geste léger, Clotilde ébouriffa les cheveux de sa fille, qui râla. Elle força un éclat de rire et monta s’asseoir à côté de son mari.
Les sièges étaient brûlants.
Clotilde adressa à Franck un sourire désolé; son masque de réconciliatrice, celui qu’elle avait hérité de Nicolas. C’était tout ce que lui avait légué son frère. Avec son cœur d’enclume et son râteau à histoires d’amour pourries.
La voiture démarra. Clotilde posa une main sur le genou de Franck. A la lisière de son short.
La Passat fila doucement entre mer et montagne. Sous le soleil au zénith, les couleurs semblaient presque trop intenses, saturées, comme sur un paysage de carte postale ancienne.
Les vacances, de rêve, en écran panoramique.
Tout était déjà oublié. Le vent soufflerait sur les bouquets de serpolet avant la fin de la nuit.
Ne pas se retourner, pensa Clotilde. Avancer.
Se forcer à aimer la vie; se forcer à aimer sa vie.
Elle baissa la vitre et laissa le vent souffler sur ses longs cheveux noirs; le soleil caresser ses jambes nues.
Raisonner comme dans les magazines, comme les copines, comme les vendeurs de bonheur en dix leçons.
Le bonheur, c’est simple, il suffit d’y croire!
Les vacances servent à ça, le ciel sans nuages, la mer, le soleil.
A y croire.
A faire le plein d’illusions pour le reste de l’année.
La main de Clotilde remonta un peu sur la cuisse de Franck, pendant qu’elle penchait la nuque pour offrir son cou au ciel trop bleu, comme un décor factice. Un écran. Un rideau tendu par un Dieu menteur.
Franck frissonna alors que Clotilde fermait les yeux. En mode automatique. Déconnectant ses doigts de ses pensées.
Les vacances servent à cela aussi.
Les peaux bronzées, les corps nus, les nuits chaudes.
A entretenir l’illusion du désir.
Lundi 7 août 1989, premier jour de vacances, ciel bleu d’été
Moi, c’est Clotilde.
Je me présente, parce que c’est la moindre des politesses, même si vous ne me la rendrez pas parce que je ne sais pas qui vous êtes, vous qui me lisez.
Ce sera dans des années, si je tiens bon. Tout ce que j’écris est top secret. Embargo total. Qui que vous soyez, vous êtes prévenu! D’ailleurs, vous qui me lisez, malgré toutes mes précautions, qui pouvez-vous être?
Mon amoureux, le bon, celui que j’ai choisi pour toute la vie, à qui je confierai tremblante au matin de ma première fois le journal intime de mon adolescence?
Un connard qui l’a trouvé parce qu’à force d’être bordélique ça devait bien m’arriver?
L’un des milliers de fans qui se précipitent sur ce chef-d’œuvre de la nouvelle petite génie de la littérature? (moi!!!)
Ou moi… Mais moi vieille, dans quinze ans… Allez, disons même super vieille, dans trente ans. J’ai retrouvé ce vieux journal intime au fond d’un tiroir et je le relis comme une machine à remonter le temps. Comme un miroir rajeunissant.
Comment deviner? Alors, dans le doute, j’écris, au pif, sans savoir entre quelles mains, quels yeux ce cahier tombera.
Pouf pouf…
Vous avez de beaux yeux, j’espère, de belles mains, un beau cœur, mon lecteur du futur? Vous ne me décevrez pas? Promis?
Je commence par quelques mots sur moi, histoire de faire les présentations? Car on va avoir le temps de se découvrir, mon lecteur de l’au-delà.
Clotilde donc. En trois indices:
Petit 1. Mon âge. Vieille déjà… Quinze ans. Waouh, ça file le vertige!
Petit 2. Ma taille. Petite encore… un mètre quarante-huit, ça, ça file le blues!
Petit 3. Mon look. Il craint à mort, d’après maman. C’est pas compliqué, l’effet recherché, c’est ressembler à Lydia Deetz, dans Beetlejuice. Si vous ne visualisez pas tout de suite son look gothique, mon lecteur de la planète Mars, ne paniquez pas: je vais vous laver la tête avec Lydia Deetz une ligne sur trois dans ce cahier vu que je suis fan absolue de cette fille. En clair, c’est l’ado la plus cool du monde avec ses dentelles noires, sa mèche en dents de dragon, ses grands yeux de panda… et en plus, elle parle aux fantômes! J’ajoute, bel inconnu, qu’elle est jouée par Winona Ryder, qui n’a pas encore dix-huit ans et est juste la plus belle actrice du monde. J’ai voulu décrocher tous ses posters de ma chambre pour les afficher dans celle des vacances, mais maman a mis son veto aux punaises enfoncées à travers les cloisons du bungalow.
D’accord, d’accord, mon lecteur, je m’aperçois que mon petit 3, c’était un grand 3! J’en reviens à mon premier jour des vacances, alors… La grande aventure des Idrissi de Tourny dans la Fuego rouge de papa. Tourny, pour vous situer, c’est dans le Vexin, une plaine à betteraves coincée entre la Normandie et Paris, avec une rivière ridicule, l’Epte, dont les baratineurs du coin racontent qu’elle a provoqué plus de guerres et fait plus de morts que le Rhin. Nous, on habite au-dessus, au milieu de petites collines hautes comme trois pommes que les prétentieux du coin ont appelées le Vexin bossu. Ça ne s’invente pas
J’ai longtemps hésité sur la façon dont j’allais vous raconter le grand départ pour la Corse, les bagages tassés dans le coffre alors qu’il fait encore nuit sur la Normandie, la route interminable, assise à l’arrière avec Nico qui reste dix heures à regarder les bagnoles, les arbres et les panneaux sans même avoir l’air de s’ennuyer. Le tunnel sous le Mont-Blanc et le repas rituel tarte-salade à Chamonix, le passage par l’Italie parce que, dixit papa, Gênes n’est pas beaucoup plus loin que Nice, Toulon ou Marseille mais que les Italiens sont jamais en grève. Oui, j’aurais pu vous raconter tout ça en détail mais je fais l’impasse. C’est un choix narratif, mon cher lecteur intergalactique. C’est comme ça!
Je me concentre sur le ferry.
Qui n’a jamais pris le ferry pour une île ne sait pas ce qu’est un premier jour de vacances.
Parole de Lydia Deetz!
La preuve par les quatre éléments.
L’eau, d’abord
Le ferry géant, jaune et blanc avec sa tête de Maure, d’abord c’est grandiose. Mais quand il ouvre la gueule, là, on rigole moins.
Papa du moins. Faut dire que rouler dix heures juste pour se faire engueuler à l’arrivée par une bande d’Italiens surexcités, je comprends que ça puisse énerver.
Destra
Sinistra
Des Italiens qui hurlent et qui moulinent des bras comme si papa prenait sa première leçon de conduite.
Avanti avanti avanti
Papa qui se retrouve à manœuvrer parmi des dizaines d’autres conducteurs terrifiés, avec leurs remorques et leurs jet-skis dessus, leur coupé sport avec la planche qui dépasse, leur Renault Espace plein à craquer de bouées, de matelas, de serviettes, entassés si haut qu’on n’y voit rien derrière.
Avvicina avvicina
Les camions, les voitures, les camping-cars, les motos. Tout rentre! Toujours. Au centimètre près. C’est le premier miracle des vacances.
Stop stop stop
Les Italiens des ferrys, quand ils étaient petits, c’étaient des champions des trucs à emboîter. Faire entrer trois mille voitures dans un bateau en moins d’une heure, c’est comme un jeu de Lego géant.
L’Italien sourit, lève un pouce.
Perfetto
La Fuego de papa est l’une des trois mille pièces du puzzle. Il ouvre sa portière en essayant de ne pas écorner la Corsa collée à gauche et rentre le ventre pour venir nous rejoindre.
La terre, ensuite
Le vrai truc se passe entre le moment où vous quittez vos habits pour vous coucher dans la cabine et celui où, quatre ou cinq heures après, vous vous relevez; c’est un peu comme une mue. Comme un serpent qui change de peau.
Souvent, je suis la première à me glisser dans mes tongs; un short, un tee-shirt Van Halen, des lunettes noires et zou… direction le pont.
Terre! Terre!
Tout le monde se tient déjà contre les rambardes pour admirer la côte, de l’étang de Biguglia au cap Corse. Le soleil commence à flinguer de ses rayons laser tout ce qui bouge hors de l’ombre, et moi je file dans les couloirs du bateau pour renifler les odeurs inconnues. J’enjambe un grand type blond mal réveillé, allongé dans le couloir sur son sac à dos. Trop canon! La fille accrochée à lui dort encore, dos nu, crinière en désordre, une main enfouie sous la chemise ouverte de son Suédois.
Un jour, ce sera moi la fille au dos nu. Et j’aurai moi aussi mon routard mal rasé pour me servir de matelas avec des poils blonds sur le torse pour me servir de doudou.
Hein, la vie, tu ne me décevras pas, promis?
Pour le moment, je me contente du parfum iodé de la Méditerranée. Adossée à la rambarde, du haut de mon mètre quarante.
A respirer la liberté sur la pointe des pieds.
Le feu, hélas
Mesdames, messieurs, veuillez regagner vos véhicules.
Le feu de l’enfer!
En vérité, mon lecteur des confins de la galaxie, je crois que l’enfer doit ressembler à ça: la soute d’un ferry. Il y fait au moins cent cinquante degrés et pourtant, ça se bouscule dans l’escalier pour y descendre. Comme si tous les gens morts sur terre à la même heure s’avançaient à la queue leu leu dans les entrailles d’un volcan en fusion. Subway to Hell!
Ça cogne à coups de chaînes et de métal hurlant; les Italiens sont de retour, ils sont les seuls habillés, en pantalon et veste, les seuls à ne pas suer alors que tous les vacanciers déjà court vêtus dégoulinent et s’épongent.
On reste là une éternité, dans la fournaise, peut-être tous bloqués parce qu’un petit malin garé devant la porte ne s’est pas réveillé. Celui qui était arrivé au dernier moment la veille. Le routard blond suédois, si ça se trouve, qui nous emmerde tous à un tel point que lui, je l’adore déjà et que j’en veux un comme lui plus tard.
Les Italiens ont des allures de diables, il ne leur manque que le fouet. C’était un piège, on va tous crever là, dans le gaz carbonique, parce qu’un con a mis son moteur en route et que tout le monde a fait pareil sans qu’une seule voiture bouge.
Et puis la porte du ferry tombe dans un bruit de tôle fracassée. Un pont-levis qui cède.
Une armée de morts-vivants s’échappe vers le paradis.
A moi la liberté!
L’air, enfin
La tradition chez les Idrissi, c’est un petit déjeuner en terrasse sous les palmiers, place Saint-Nicolas devant le port de Bastia.
Papa nous offre la totale, les croissants, les jus de fruits pressés, la confiture de châtaigne. On a soudain l’impression d’être une famille. Même moi avec mon allure de hérisson gothique. Même Nico, qui a fait tourner un globe terrestre avant de partir et pointé son doigt au hasard pour savoir quelle langue parlerait la fille du camping avec qui il sortirait.
Oui, une famille, pendant vingt et un jours, trois semaines au paradis.
Maman, papa et Nicolas.
Et moi.
Il sera surtout question de moi dans ce journal, je préfère vous prévenir tout de suite!
Vous m’excusez? Je file enfiler mon maillot.
Je vous retrouve très vite, mon lecteur des étoiles.
Il ferma doucement le journal.
Perplexe.
Cela faisait des années qu’il ne l’avait pas ouvert.
Inquiet.
Ainsi, elle était revenue…
Vingt-sept ans plus tard.
Pourquoi?
C’était d’une telle évidence. Elle était revenue remuer le passé. Gratter. Creuser. Chercher ce qu’elle avait laissé ici. Dans une autre vie.
Il s’y était préparé. Depuis des années.
Sans jamais parvenir à répondre à cette question.
Jusqu’où voudrait-elle descendre? Jusqu’à quel niveau voudrait-elle vider les égouts? Jusqu’à quelle profondeur voudrait-elle s’engager dans les galeries pourries des secrets de la famille Idrissi?
Le 12 août 2016, 22 heures
— Mon père n’a pas tourné.
Clotilde avait reposé son livre et se tenait assise sur la chaise, ses pieds nus et ses ongles rouges fouillant le sable mêlé de terre et d’herbe. La baladeuse accrochée à la branche d’olivier au-dessus du salon de jardin de plastique vert faisait tituber la nuit. Ils disposaient d’un emplacement de quinze mètres sur dix, plutôt en retrait des autres, plutôt ombragé, pour compenser l’absence de sanitaires proches et la taille ridicule du bungalow loué pourtant pour trois adultes. Ici on vit dehors, mademoiselle Idrissi, avait assuré avec obséquiosité le patron du camping des Euproctes lorsqu’elle avait réservé cet hiver. Visiblement, Cervone Spinello n’avait pas changé.
— Quoi? répondit Franck.
Il était en équilibre instable et ne se donna pas la peine de se retourner. Il avait étalé un journal sur le siège arrière afin de poser ses pieds nus dessus; sa main gauche s’accrochait à l’une des barres de la Passat alors que la droite dévissait à grand-peine un boulon du coffre de toit.
— Mon père, continua Clotilde. Dans le virage de la Petra Coda, il n’a pas tourné. C’est le souvenir précis que j’en ai. Une longue ligne droite, un tournant serré, et mon père qui fonce droit dans les barrières de bois.
Seul le cou de Franck pivota. Sa main, elle, continuait de desserrer le boulon avec la clé, en aveugle.
— Qu’est-ce que tu veux dire, Clo? Qu’est-ce que tu sous-entends?
Clotilde mit du temps à répondre. Elle observait Franck. La première chose que faisait son mari, le soir du premier jour des vacances, était de démonter le coffre de toit et les barres sur la voiture. Il était capable de justifier son empressement en fournissant toute une liste d’arguments parfaitement rationnels, la consommation d’essence supplémentaire, la prise au vent, les pattes des barres qui marquent la carrosserie… Clotilde y voyait surtout un encombrement supplémentaire à caser dans leur carré de vacances. Et au fond même pas. Elle s’en fichait, de ce coffre de toit qu’il fallait poser, ranger, bâcher. Elle trouvait juste ça con! S’emmerder à ça, retirer une à une les petites vis et les mettre dans des petits sachets avec des petits numéros correspondant aux petits trous.
Dans ces moments-là, Valou n’était pas du genre à jouer les pacificatrices, leur ado était déjà partie explorer le camping, évaluer la moyenne d’âge des vacanciers et recenser leurs nationalités.
— Rien, Franck. Je ne veux rien dire. Je ne sais pas.
Clotilde avait répondu d’une voix un peu lasse. Franck avait changé de trou et grognait contre le crétin qui avait trop serré les boulons.
Lui, hier.
L’humour selon Franck.
Clotilde se pencha en avant, fit défiler entre ses doigts les pages de son livre, Temps glaciaires, le dernier Vargas. Elle pensa stupidement que Temps glacières aurait été un titre plus approprié pour un best-seller de l’été.
L’humour selon Clotilde.
— Je ne sais pas, continua-t-elle. C’est juste une sensation étrange. En regardant la route, tout à l’heure, j’ai eu l’impression que même en roulant trop vite, même de nuit, mon père aurait eu le temps d’appuyer sur le frein, de braquer. Et cette impression, bizarrement, correspond au souvenir que je traîne dans ma tête depuis l’accident.
— Tu avais quinze ans, Clo.
Clotilde reposa le livre. Sans répondre.
Je sais, Franck.
Je sais que ce ne sont que des impressions fugitives; que tout s’est joué en deux ou trois secondes… Mais écoute ça, Franck, si tu m’entends, tout au fond de ton cerveau. Si tu sais encore lire dans le creux de mes yeux.
C’est une certitude. Une certitude!
Papa n’a pas tourné. Il a foncé tout droit vers le précipice. Avec nous tous à l’intérieur!
Clotilde fixa un instant la lampe qui se balançait doucement au-dessus de sa tête, l’essaim de papillons de nuit qui grillaient leur vie éclair contre l’ampoule.
— Il y a autre chose, Franck. Lors de l’accident, papa a pris la main de maman.
— Avant le virage?
— Oui, juste avant. Juste avant le choc contre la barrière, comme s’il avait compris qu’on allait s’envoler au-dessus du vide, qu’il ne pouvait pas l’empêcher.
Un léger soupir. Un troisième boulon céda.
— Tu veux dire quoi, Clo? Que ton père se serait suicidé? Avec vous tous dans la voiture?
Clotilde répondit rapidement. Trop peut-être.
— Non, Franck. Bien sûr que non! Il était en colère parce qu’on était en retard. Il nous emmenait voir un concert de polyphonies corses. C’était l’anniversaire de rencontre de mes parents, aussi. On sortait d’un apéritif avec toute la famille, ses parents, les cousins, les voisins. Non, ce n’était pas un suicide, bien sûr que non…
Franck haussa les épaules.
— C’est réglé, alors! C’était un accident.
Il changea la clé de 12 de main.
La voix de Clotilde glissa comme un murmure. Comme pour ne pas réveiller les voisins. On percevait dans l’emplacement d’à côté le son lointain d’une série télévisée en italien.
— Il y a eu le regard de Nicolas, aussi.
Franck stoppa son mouvement. Clotilde précisa:
— Nicolas n’a pas eu l’air surpris.
— Comment ça?
— Juste avant qu’on passe à travers la barrière, la seconde avant, quand on savait déjà que c’était fini, que plus rien ne pourrait arrêter la Fuego, j’ai lu dans les yeux de mon frère une expression bizarre, comme s’il savait quelque chose que j’ignorais, comme s’il n’était pas si étonné. Comme s’il avait compris pourquoi on allait tous mourir.
— Tu n’es pas morte, Clo.
— Si, un peu…
Elle fit tanguer son siège de plastique, le basculant un peu en arrière. A ce moment, elle aurait voulu que Franck descende et la prenne dans ses bras. Qu’il la serre contre lui, qu’il lui dise n’importe quoi. Qu’il se taise, même, mais qu’il la rassure.
Il fit sauter le quatrième boulon, puis attrapa le coffre de toit gris et vide sur son dos.
Façon Obélix, pensa Clotilde.
L’image la fit sourire. Dédramatiser, toujours.
Oui, à porter son menhir en plastique sur son dos, torse nu avec son pantalon de toile bleu, Franck ressemblait étonnamment à Obélix.
Sans le bide.
A quarante-quatre ans, Franck était encore un bel homme, un torse large, des muscles longs. Il y a près de vingt ans, elle avait craqué pour son sourire franc, son assurance rassurante, mais aussi pour sa carrure de crawleur compulsif; ça avait aidé Clotilde à tenir, à l’aimer, à se convaincre que c’était le bon. Enfin, qu’il y avait pire, bien pire.
Bizarrement, maintenant qu’année après année, demi-kilo après demi-kilo, centimètre de tour de taille après centimètre, il avait pris ce ventre que même les plus beaux garçons finissent par prendre, elle s’en foutait. Ça ne rentrait plus vraiment en ligne de compte, le corps de son mec, alors que Franck s’en faisait une montagne, une colline au moins, une jolie colline arrondie autour de son nombril.
Obélix posa son menhir avec délicatesse.
— Faut pas que tu pourrisses tes vacances avec cette vieille histoire, Clo.
Traduction.
Faut pas que tu nous pourrisses les vacances avec ta vieille histoire, chérie.
Clotilde esquissa un sourire. Après tout, c’est Franck qui avait raison. Ils se l’étaient tous coltiné, en famille, son pèlerinage.
Une corvée.
Ouste, pliée.
Zou, oubliée!
Elle s’autorisa juste un dernier débriefing. Franck avait au moins cette qualité: avec lui, on pouvait parler sans fin de l’éducation des enfants. Donc de Valentine.
— Tu penses que je n’aurais pas dû en parler à Valou? Lui montrer le lieu de l’accident?
— Si. Bien sûr que si. Ce sont ses grands-parents. C’est important qu’elle…
Il se rapprocha de Clotilde tout en essuyant ses mains à une serviette qu’il avait décrochée d’un fil.
— Tu sais, Clo, je suis fier de toi. Que tu aies eu ce courage. Après ce que tu as vécu. Je sais d’où tu viens. Je ne l’oublie pas. Mais maintenant…
Il s’essuya les épaules, les aisselles, la poitrine, jeta la serviette en se penchant vers Clotilde.
Trop tard, pensa Clotilde. Trop tard, mon chéri.
Juste quelques secondes trop tard pour que la compassion de son mari ne sente pas à plein nez le mâle excité par les premières chaleurs. Le mâle civilisé qui prend tout de même le temps de remiser son coffre de toit et protéger la carrosserie de sa caisse avant d’aller trousser sa femelle.
— Maintenant quoi, Franck?
Franck posa une main sur la taille de Clotilde. Ni lui ni elle n’étaient très habillés. La main remonta un peu sous son chemisier.
— Maintenant… on va se coucher?
Clotilde se leva et recula d’un pas. Doucement. Sans le froisser. Sans lui laisser d’espoir non plus.
— Non, Franck. Pas tout de suite.
Elle avança, attrapa à son tour sa serviette au fil, ramassa sa trousse de toilette.
— J’ai besoin de prendre une douche.
Juste avant d’atteindre l’allée de terre, Clotilde se retourna une dernière fois vers son mari.
— Franck… Je ne crois pas qu’on ait survécu à l’accident.
Il la regarda bêtement, comme un lion qui vient de laisser la gazelle quitter le point d’eau sans même la pourchasser.
Sans comprendre ce que venait faire cette phrase dans la conversation.
Le camping était à peine éclairé. Après l’unique réverbère de l’allée B, celle où s’alignaient cinq chalets prestige finlandais posés là six mois plus tôt, Clotilde passa devant le dernier emplacement réservé aux tentes, squatté par un groupe de motards, allongés en cercle, bière à la main, Lumogaz en totem, motos parquées sous les arbres façon troupeau de pur-sang.
Comme un absolu de liberté.
Un parfum corsé de mélancolie.
Clotilde longea la parcelle; une dizaine de têtes pivotèrent pour saluer le passage de la belle, dans un geste synchronisé d’ola fatiguée pratiquée à l’horizontale. La jupe de Clotilde lui arrivait à mi-cuisse et trois boutons ouverts de son chemisier dévoilaient les premières courbes de sa poitrine.
A quarante-deux ans, Clotilde se savait séduisante.
Petite, certes. Fluette. Mais avec des formes pile là où il faut, pile là où les hommes aiment les trouver. Depuis l’année de ses quinze ans, Clotilde avait pris à peine quatre kilos. Un dans chaque sein, un dans chaque fesse! Plus jolie aujourd’hui qu’hier. Dans sa tête au moins; dans les regards, souvent. Elle n’avait pas eu besoin de club de gym ou de piscine pour entretenir sa silhouette, elle était juste le résultat d’un parfait entraînement quotidien… Une maman saine dans un corps sain! Poussage de Caddie chargé à bloc, sprint jusqu’à la sortie de l’école, flexion-extension devant le lave-vaisselle, le lave-linge, le sèche-linge…
A fond la forme!
Joindre l’utile à l’agréable à l’œil, hein, Franck.
Quelques minutes plus tard, Clotilde sortit de la douche, enroulée dans sa serviette de bain. Elle était seule dans les sanitaires à l’exception d’une ado très brune occupée à s’épiler les jambes avec un rasoir électrique qui émettait un bruit de grille-moustiques. De l’autre côté de la cloison de faïence, des rires bruyants de garçons accompagnaient un interminable rythme de techno.
Clotilde prit le temps de se regarder dans l’immense miroir qui courait sur tout le mur. De lisser ses longs cheveux noirs qui descendaient jusque sous sa poitrine. Ce camping la ramenait vingt-sept ans en arrière, à son même corps, à son même visage, devant le même miroir, lorsqu’elle avait quinze ans.
A ce corps de gamine qu’elle traînait à l’époque comme un boulet; à cette fantaisie qui était alors son seul atout face aux garçons, sa seule arme. Dérisoire… un pistolet à eau!
Mercredi 9 août 1989, troisième jour de vacances,
ciel bleu marine
Désolé, mon mystérieux lecteur-voyageur intergalactique, je vous ai abandonné pendant deux jours, et je ne peux même pas me cacher derrière l’excuse d’être débordée: je bulle toute la journée. Je serai plus ponctuelle les jours prochains, promis. Le temps de prendre mes marques, de faire des repérages, d’observer, de me situer, comme une petite espionne, une anthropologue en mission, une voyageuse de l’an 2020 parachutée en 89.
Incognito…
Allô, ma galaxie? Lydia Deetz au rapport. Journal de bord en direct d’une planète inconnue où il fait plus de trente-cinq degrés le jour et où les indigènes se baladent presque nus.
Pour tout vous dire, si je vous ai un peu délaissé, c’est parce que je ne savais pas par où commencer.
Où planter ma plume?
Au milieu de notre camping, comme un étendoir, pile sur la terrasse du bungalow C29, celui où l’on revient chaque année depuis que je suis née?
Chez Papé et Mamy, comme un étendard à tête de Maure, pile au centre de la cour de la bergerie d’Arcanu?
Au milieu de la plage de l’Alga, comme un parasol?
Pouf pouf…
Ce sera la plage de l’Alga! Je vais vous peindre un tableau genre carte postale qu’on envoie rien que par méchanceté pour faire saliver les copines restées coincées dans les tours des Boutardes à Vernon.
Sable blanc. Eau turquoise. Peaux bronzées.
Et juste une petite tache noire.
Moi!
La petite Lydia-Winona, avec mon tee-shirt de bagnard, mes cheveux hérisson et mes tongs à tête de zombie. La fille complètement dingue qui garde son tee-shirt alors qu’il fait quarante degrés sur la plage! Hein? Avouez. Vous êtes en train de penser comme ma mère. Timbrée, la gamine…
Mais à vous, rien qu’à vous, mon confident secret, je veux bien vous expliquer.
Vous n’allez pas vous moquer? Vous le jurez?
En maillot, avec mon mètre quarante et mes petits nénés, j’ai l’air d’avoir dix ans. Alors garder mon tee-shirt de mort-vivant sur la plage, c’est le seul truc que j’ai trouvé pour me vieillir un peu. Histoire d’éloigner les gamines qui auraient l’idée de venir me demander de jouer aux pâtés de sable. C’est pas parce que je ne les fais pas, mes quinze ans, qu’ils ne sont pas là, derrière mes yeux, au fond de mon cœur, entre mes cuisses…
Alors j’enfile mon armure.
Je vous vois venir, vous allez me sortir le couplet sur la petite fille gâtée qui a trop de chance d’être en vacances dans ce coin de paradis et qui regarde tout ça avec dégoût, la montagne, la plage, la mer.
Alors, là, raté. Pas du tout.
Pas du TOUT!
J’adore tout, j’adore la plage, j’adore l’eau!
A la piscine de Vernon, je m’enfile des longueurs comme une folle jusqu’à en crever et couler sur place au fond, genre Adjani et son p’tit pull marine.
Ils sont jolis, je trouve, les mots d’Adjani et de Gainsbourg. Lui, c’est un mec immortel… Il se tape clope sur clope, fille sur fille, et il écrira encore des chansons à tomber jusqu’à la nuit des temps.
D’ailleurs à propos d’eau, je vais vous faire une confidence… Depuis quelques mois, il m’arrive un truc étrange. J’ai des envies d’échanger le noir de Tim Burton contre le bleu. Ça m’est tombé dessus par hasard, il y a dix mois. Sans prévenir. Au cinéma.
Le Grand Bleu. La Méditerranée filmée en accéléré au ras de l’eau, le carillon d’Eric Serra, les façades blanches et turquoise des maisons grecques.
Paf! En moins de deux heures, je suis tombée raide dingue des dauphins, et puis peut-être aussi un peu de leur copain humain, pas le Sicilien à lunettes, l’autre, le planeur des profondeurs aux yeux d’abysses…
Jean-Marc Barr…
Rien que de penser qu’en plongeant dans la Méditerranée je me baigne dans la même eau que lui, ça me rend toute chose. Il paraît que le film a été tourné ici, au large de la presqu’île de la Revellata.
Le noir comme carapace, mais le cœur peint en bleu.
Vous ne le répéterez pas, mon confident? C’est important, je vous fais confiance. C’est ma vie que je vous confie.
Là, j’écris sur le sable. Celui de la plage de l’Alga. On dirait un croissant de lune qui a oublié que le jour s’est levé et qui se laisse grignoter par les clapotis d’une mer-pataugeoire bleu fluo, où les poissons vous filent entre les mains et les doigts de pieds.
Des membres de la famille Idrissi, il n’y a que maman avec moi sur la plage. Papa est parti je ne sais où. Bizarrement, ici, quand il retrouve ses racines, ça lui donne la bougeotte; alors que coupé d’elles, à la maison, il ne décolle pas du canapé. Nico traîne sûrement avec un essaim de filles autour de lui. Je ne vais pas être longue d’ailleurs, faudra que j’aille y jeter un œil. J’aime bien être au courant de ce que fricote mon grand frère.
Y a que maman avec moi sur la plage, et plein d’autres gens inconnus autour de nous. J’adore rester ainsi assise sur le sable avec mon cahier, à mater la vie des autres. Tenez, un exemple, à trois serviettes de moi, il y a une femme, très jolie, les seins à l’air mais pas pour les montrer: elle a un bébé affamé collé contre sa poitrine. Je trouve ça à la fois super émouvant et super dégoûtant. Comme un mélange bizarre des deux.
Maman la mate aussi, avec un air jaloux.
Maman est allongée sur la serviette d’à côté de moi, à cinq bons mètres tout de même.
Comme si j’étais pas sa fille.
Comme si elle avait honte de moi.
Comme si j’étais un défaut, le seul de ma maman parfaite.
Attendez une seconde, je me retourne, le corps en mode paravent, histoire que maman ne puisse pas venir lire la suite par-dessus mon épaule. Je vais vous faire son portrait en trois points. Du plus gentil au plus vilain.
Point 1. Maman s’appelle Palma, c’est un prénom d’origine hongroise, mes grands-parents viennent de là-bas, de Sopron, à quelques kilomètres de la frontière autrichienne. Des fois, je l’appelle Palma Mama.
Point 2. Maman est grande et belle. On dit aussi élancée, bien roulée, racée… Elle fait un bon mètre soixante-quinze en tongs, alors vous imaginez en soirée, perchée sur des talons aiguilles, avec de longues jambes de cigogne, une taille de colibri, un cou de cygne, de grands yeux étonnés de chouette effraie.
Il paraît que parfois les gènes sautent une génération.
Confirmation!
Les médecins qui se sont penchés sur mon cas sont formels, j’ai quasi fini ma croissance, je ne dépasserai jamais le mètre cinquante-cinq, comme des millions et des millions d’autres femmes, ont dit les docteurs pour me rassurer, et ils ont ajouté, puisque les gènes jouent à saute-génération, que si un jour j’ai une fille elle sera peut-être une plante grimpante comme ma maman. Ça promet! Je préfère ne même pas y penser et passer direct au point 3.
Accrochez-vous.
Maman est emmerdante. Maman est méchante. Maman est chiante. Maman est sur sa serviette à cinq mètres de moi en train de lire Le Diable en rit encore et j’aimerais lui cracher tous ces mots que je cache dans mon cahier. Alors je vous le jure sur tous mes ancêtres corses qui dorment dans le cimetière de Marcone, je vous fais le serment de la plage de l’Alga, et vous en êtes le témoin, mon lecteur du futur…
Je ne veux pas devenir comme elle plus tard!
Je ne veux pas devenir une maman comme elle. Une femme comme elle. Une vieille comme elle.
Waouh!
J’ai été loin, là. Je lève la tête et je me rends compte que j’avais vraiment pas de quoi paniquer. Maman dort sur le ventre. Dos nu. Elle a dégrafé son soutien-gorge vert et il est tombé comme une méduse, écrasé par ses seins aplatis. Elle peut bien me prendre la tête avec mon tee-shirt, elle est pareille, maman, avec son déguisement. Son petit haut qu’elle ragrafe en jouant les pudiques dès qu’elle se redresse, au cas où un type pourrait voir un bout de sein. Et qu’elle pose son bouquin. Et qu’elle sprinte à petits pas vers la mer; tu ne viens pas, chérie? qu’elle me dit. Et qu’elle revient toute ruisselante; elle est trop bonne, ma chérie, tu n’as pas trop chaud avec ton truc? Et qu’elle se rallonge et fait semblant de s’intéresser à son livre qui lui fera toutes les vacances. Et qu’elle fait sauter à nouveau le haut pour bronzer le côté pile sans décoller le côté face.
Maman préférerait crever plutôt que d’avoir la marque des bretelles. Moi, avec la marque de mon tee-shirt, je connais déjà la bonne blague de la rentrée au lycée Aragon: «Hé, Clo, t’as fait le Tour de France cet été?»
Ah ah ah… J’arrête pour aujourd’hui, parce que je vous vois venir avec votre analyse psychologique à deux balles… Allez, dites-le, avouez-le, puisque c’est ce que vous pensez…
Je suis jalouse de ma mère!
Pfff… Si ça vous fait plaisir.
Si vous saviez ce qu’elle vous dit, la petite rebelle noiraude. Elle est rusée, elle a son plan. Elle ne va pas se faire avoir, elle. Elle trouvera un amoureux avec qui elle s’amusera toute la vie! Elle aura des bébés qu’elle fera rire jusqu’à ce qu’ils aient honte d’elle. Elle aura un boulot qui sera un combat permanent: boxeuse, dresseuse d’ours, funambule, exorciste.
Mon serment de la plage de l’Alga!
Ça vous va? La prochaine fois, je vous parlerai de papa.
Mais là, faut que je vous laisse, maman a planqué ses seins sous son petit haut à bretelle molle, et s’approche de MA serviette. J’hésite entre faire ma gentille ou mordre. Je ne sais pas encore. Je vais improviser.
Bye…
Il referma le cahier.
Oui, incontestablement, Palma était une belle femme. Une très belle femme.
Elle ne méritait pas de mourir. Certainement pas.
Mais puisque le pire avait été commis, puisqu’elle ne pouvait pas ressusciter, il restait juste à faire en sorte que nul n’apprenne jamais la vérité.
9 heures
Clotilde était allée chercher une baguette, trois croissants, un litre de lait qu’elle tenait dans un sac au bout d’une main, un litre de jus d’orange dans l’autre, et s’était égarée.
Exprès.
Valou dormait encore. Franck était parti courir jusqu’au sémaphore de Cavallo.
Lors de l’été 89, Clotilde s’en souvenait, elle était chaque matin de corvée de petit déjeuner, elle traînait les pieds en allant chercher du pain frais à l’accueil, elle zigzaguait dans les allées du camping des Euproctes en espérant croiser quelqu’un, mais aucun ado n’était déjà réveillé de si bonne heure, alors elle inventait un chemin compliqué dans le labyrinthe du camping avant de rentrer. Aujourd’hui, à l’inverse, Clotilde avait coupé au plus court pour se retrouver face au bungalow C29. Celui où elle avait passé les quinze premiers étés de sa vie.
Elle ne reconnaissait que les volumes. La taille du bungalow. La surface de l’emplacement. Les arbres avaient poussé, de grands oliviers qui tordaient leurs troncs pour former une canopée au-dessus du chalet dont l’emprise au sol avait doublé: un store électrique, une terrasse, un barbecue, un salon de jardin. Tout avait été modernisé par les bons soins du nouveau directeur des Euproctes, Cervone Spinello, qui avait repris avec un sens aiguisé des affaires le camping de son père Basile. Chaque nouveauté, un court de tennis, un toboggan aquatique, l’emplacement de la future piscine, confirmait à Clotilde qu’il ne restait presque rien du camping nature de son enfance, ce terrain ombragé qui fournissait seulement un lit pour dormir, de l’eau pour se laver, des arbres pour se cacher.
En observant plus en détail l’emplacement C29, Clotilde se fit la réflexion qu’elle ne l’avait jamais revu depuis l’accident. Dans les jours qui avaient suivi le drame, Basile Spinello avait apporté ses affaires à Calvi, dans sa chambre d’hôpital. Un grand sac contenant ses habits, ses minicassettes, ses livres. Tous ses objets personnels, sauf celui auquel elle tenait le plus: son cahier. Ce cahier bleu où elle avait inscrit ses états d’âme pendant ce mois d’été. Ce cahier abandonné sur un banc de la bergerie d’Arcanu.
Il l’avait oublié, ou égaré quelque part dans un couloir du centre hospitalier. Elle n’avait pas osé lui demander. Elle y avait beaucoup repensé à ce moment-là, dans l’avion qui la ramenait directement de l’Antenne médicale d’urgence de Balagne à Paris, puis Conflans, chez Jozsef et Sara, les parents de sa mère, qui l’avaient élevée jusqu’à sa majorité. Avec les années, elle aussi avait oublié ce cahier. Clotilde se fit la réflexion amusée qu’il l’attendait sans doute toujours quelque part, depuis près de trente ans, rangé dans le tiroir d’une armoire, glissé derrière un meuble, coincé sur une étagère sous une pile de livres jaunis.
Clotilde s’approcha du bungalow C29 en écartant les branches d’un olivier plus petit que les autres plantés face à la terrasse. Elle se souvenait qu’en 1989 il y en avait déjà un, de la même taille, devant sa fenêtre. Peut-être que Cervone faisait arracher les vieux arbres pour en replanter des neufs?
— Vous cherchez?
Un type était sorti du bungalow, casquette des Giants de New York coincée au-dessus des tempes grisonnantes, tasse de café à la main. Souriant, étonné.
Clotilde aimait la convivialité simple des campings. Pas de barricades, pas de haies, pas de palissades. Pas vraiment de chez-soi. Juste un chez-nous vaguement délimité.
— Rien…
Un peu plus loin, dans l’allée, deux gamins jouaient au foot.
— Vous avez envoyé votre ballon sous le bungalow? fit le Giant.
A son sourire, Clotilde devina qu’il aurait adoré la voir se mettre à quatre pattes devant la terrasse et trémousser ses fesses moulées dans son legging pour ramper sous le bungalow. A la réflexion, Clotilde détestait aussi cela dans les campings. L’absence des barrières. Le brouillage des repères. La convoitise ordinaire.
— Non. Des souvenirs plutôt. Je suis déjà venue en vacances ici, dans ce bungalow.
— Vrai? Ça doit faire un bout de temps alors. On réserve ce chalet d’une année sur l’autre depuis huit ans.
— C’était il y a vingt-sept ans…
Giant se fendit d’un regard épaté qui sous-entendait un compliment muet.
Vous ne les faites pas.
Derrière lui, une femme apparut. Mug de thé entre deux doigts, cheveux frisés retenus par une pince en bois, paréo coloré accroché sur sa peau fripée. Souriante elle aussi.
Elle se posta à côté de son mari et s’adressa à Clotilde.
— Vingt-sept ans? Ce bungalow, le C29, c’était donc votre adresse avant? Excusez-moi, mais une idée me vient comme ça. Vous ne seriez pas Clotilde Idrissi?
Sur le coup, Clotilde ne répondit rien. Des pensées idiotes se bousculaient. On n’avait tout de même pas posé de plaque mortuaire sur le bungalow: Ici vécurent Paul et Palma Idrissi. On ne racontait tout de même pas l’accident de ses parents de génération en génération de campeurs depuis plusieurs décennies?
Le bungalow maudit…
La femme souffla sur sa tasse et glissa une main sous le tee-shirt de son Giant.
Un message subliminal mais explicite.
Il est à moi, celui-là.
Le langage universel des corps et des gestes qui vivent à l’air libre le temps d’un été. On expose, on mate, on croise, on frôle… mais on ne touche pas, même si c’est là, à portée de main.
Elle but son thé, lentement, puis continua, enjouée. Ravie de jouer les messagères mystère.
— J’ai du courrier pour vous, Clotilde. Il vous attend depuis un bout de temps!
Clotilde faillit s’effondrer sur place pour la seconde fois en moins d’une minute. Elle s’accrocha à la branche la plus haute du bébé olivier.
— Depuis… vingt-sept ans? bredouilla-t-elle.
La femme du Giant éclata de rire.
— Non, quand même pas! On l’a reçu hier. Fred, tu vas me la chercher? Elle est sur le frigo.
Giant entra puis ressortit en tenant une enveloppe. Sa femme se colla à nouveau à lui tout en déchiffrant l’adresse.
Clotilde Idrissi
Bungalow C29, camping des Euproctes
20260 La Revellata
Clotilde encaissa une troisième accélération cardiaque. Plus violente encore que les deux précédentes, à en arracher la branche d’olivier.
— On va pas vous demander vos papiers, fit le Giant en riant. On allait la porter à la réception, mais puisque vous êtes là…
Les doigts humides de Clotilde se refermèrent sur la lettre.
— Merci.
Elle continua de tituber dans l’allée de sable. Ses ballerines laissaient des courbes sinueuses derrière son passage, comme un patineur qui dérape sur un lac gelé. Ses yeux fixaient son nom, son prénom, l’adresse sur l’enveloppe. Elle reconnaissait l’écriture mais c’était impossible. Elle savait que c’était impossible.
Sans qu’elle le prémédite, sans même qu’elle y réfléchisse, Clotilde traversa le camping. Elle devait être seule pour ouvrir cette lettre et elle ne connaissait qu’un endroit assez secret pour cela. Secret et sacré. La grotte des Veaux Marins. Un trou dans la falaise auquel on accédait par la mer, ou directement du camping par un petit chemin de terre; une caverne où, adolescente, elle s’était réfugiée mille fois pour lire, rêver, écrire, pleurer. Elle adorait écrire quand elle était jeune, elle était même plutôt douée, c’est ce que lui disaient ses profs, ses proches. Puis les mots s’étaient brusquement enfuis. Ce talent n’avait pas survécu à l’accident.
Elle descendit sans difficultés vers sa cachette. Le chemin de sable et de cailloux avait été remplacé par un escalier de pierre cimenté. Les parois de la grotte des Veaux Marins avaient été décorées de graffitis d’amoureux et de tags obscènes, parfumées d’odeurs de bière et d’urine. Peu importait. La vue sur la Méditerranée, à l’intérieur de la caverne, restait identique, vertigineuse, offrant l’illusion à l’occupant d’être un oiseau marin prêt à fondre d’un simple coup d’aile sur une proie se risquant à la surface de l’eau.
Clotilde posa son sac de courses, se recula un peu à l’intérieur de la grotte, s’assit sur les rochers frais, presque humides, et, lentement, déchira l’enveloppe. Tremblante, comme lorsqu’on ouvre la lettre d’un amoureux, même si, d’aussi loin qu’elle se souvienne, jamais elle n’avait reçu de déclaration enflammée par courrier. Elle était née quelques années trop tard. Ses soupirants l’avaient draguée par textos, par mails. C’était nouveau et follement excitant alors, les confidences numériques… et il ne lui en restait rien aujourd’hui. Pas une ligne, pas un billet glissé dans un livre.
Le pouce et l’index de Clotilde sortirent une petite feuille blanche pliée en quatre dans l’enveloppe, la déplièrent. C’était une lettre manuscrite, d’une écriture appliquée, comme celle des vieilles institutrices.
Ma Clo,
Je ne sais pas si tu es aussi entêtée aujourd’hui que tu l’étais quand tu étais petite, mais je voudrais te demander quelque chose.
Demain, lorsque tu seras à la bergerie d’Arcanu, chez Cassanu et Lisabetta, tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.
Je te reconnaîtrai, j’espère.
J’aimerais bien que ta fille soit là, elle aussi.
Je ne te demande rien d’autre. Surtout rien d’autre.
Ou peut-être uniquement de lever les yeux au ciel et de regarder Bételgeuse. Si tu savais, ma Clo, combien de nuits je l’ai regardée en pensant à toi.
Ma vie tout entière est une chambre noire.
Je t’embrasse.
Des vagues frappaient le seuil de la grotte, comme si un Dieu l’avait creusée exactement à la bonne hauteur pour qu’elle soit éclaboussée d’embruns sans être inondée. Dans la main de Clotilde, la feuille tremblait davantage que la grand-voile d’un catamaran.
Il n’y avait pourtant pas de vent. Juste un matin calme et déjà chaud, un soleil qui doucement commençait à risquer un œil inquisiteur jusqu’au plus profond de la caverne.
Je t’embrasse.
C’était l’écriture de sa mère.
P.
C’était la signature de sa mère.
Qui d’autre que sa mère pouvait l’appeler «ma Clo»? Qui d’autre que sa mère pouvait se souvenir de ces détails? De son costume de punkette gothique qu’elle n’avait plus jamais enfilé depuis l’accident.
De Beetlejuice. Bételgeuse, dans sa traduction francophone, Clotilde avait accroché le poster dans sa chambre à l’époque. C’est maman qui le lui avait offert pour ses quatorze ans, elle l’avait directement commandé de Québec. La traduction canadienne était tellement plus poétique que la version américaine.
Clotilde s’avança et observa le chemin qui descendait à la mer, puis au-dessus d’elle celui qui longeait la corniche jusqu’aux plages de l’Alga et de l’Oscelluccia. Au bout du sentier, une ado errait seule, téléphone portable à la main, peut-être cherchait-elle du réseau, ou à lire un message en douce, sans ses parents pour lorgner par-dessus son épaule.
Clotilde baissa à nouveau les yeux sur la lettre.
Qui d’autre que sa mère pouvait se souvenir de cette phrase qui obsédait Lydia Deetz? Cette phrase culte de son film culte, cette phrase que Clotilde avait balancée à la figure de sa mère pour qu’elle lui foute enfin la paix, dans l’intimité et la brutalité d’une dispute, un soir où elles étaient seules toutes les deux?
Leur secret. Entre mère et fille.
Sa mère voulait la traîner en ville le lendemain pour acheter des habits présentables, c’est-à-dire confortables, colorés, féminins; Clotilde, avant de claquer la porte de sa chambre au nez de sa mère, lui avait jeté les paroles désespérées empruntées à Lydia Deetz. Cette réplique comme un résumé de sa vie d’adolescente.
Ma vie tout entière est une chambre noire. Une grande… belle… chambre… noire.
Vendredi 11 août 1989, cinquième jour de vacances,
ciel bleu luzerne
Mon père, je l’aime bien.
Je ne suis pas certaine qu’il y ait beaucoup de gens qui l’aiment bien, mon père, mais moi oui, trois fois oui.
Mes copines me disent parfois qu’il leur fait peur. Elles le trouvent beau, c’est certain, avec ses yeux noirs, ses cheveux corbeau, sa barbe taillée ras sur son menton carré. Mais justement, c’est peut-être ça, son assurance, qui crée une distance.
Vous voyez ce que je veux dire?
Mon père est le genre sûr de lui, le genre à donner son avis en un seul mot définitif, son amitié en deux et à la reprendre en trois, le genre à fusiller du regard et à ne pas gracier. Le genre prof qui fiche la trouille, chef qu’on craint, qu’on respecte en même temps qu’on le déteste. Il est un peu comme ça, mon père, avec tout le monde… Sauf moi!
Moi je suis sa petite fille chérie, alors tous ses trucs qui marchent avec les autres, sa baguette de chef d’orchestre pour faire jouer tout le monde à son rythme, taratata ça ne prend pas avec moi.
Tenez, par exemple, prenez son boulot, il dit qu’il travaille dans l’environnement, l’agronomie, l’écologie, qu’il préserve les poumons verts de la planète… En vrai, il vend du gazon! 15 % du marché français passe par lui, il paraît que ça représente des milliers d’emplois en France et dans une dizaine de pays du monde, alors personne ne moufte quand il en parle, quand il dit qu’ils n’étaient qu’à 12 % du marché quand il a commencé chez Fast Green et qu’il compte bien grimper à 17 % avant l’an 2000. Les autres prennent l’air impressionné quand papa précise qu’à chaque minute qui passe l’équivalent d’un terrain de foot en France est regazonné, et que mine de rien, à la fin d’une journée, ça représente l’équivalent de la forêt de Fontainebleau. Ils ont même l’air épatés quand il dit que maintenant le pâturin des prés ou la fétuque ovine durette, celle des pelouses des pavillons de banlieue, il s’en fout, vu qu’il gère tout le marché des golfs de l’Ile-de-France et qu’il ne vend plus que de l’agrostide stolonifère, le top du top des brins d’herbe.
Moi ça me fait juste rire.
Un papa qui vend du gazon!
La grosse honte. Je lui ai dit plein de fois. Il aurait quand même pu trouver mieux pour faire rêver sa fille chérie! Alors je saute sur ses genoux et je lui dis que je sais bien que c’est du baratin, ses histoires de graminées, et qu’en vrai il est espion, ou gentleman cambrioleur, ou agent secret.
My name is Grass.
Ray Grass.
Là, comme d’hab, papa n’est pas là. Personne n’est là à part moi.
J’écris seule, au bungalow C29, sous l’olivier. Nicolas est avec d’autres ados de la bande du camping, maman a pris la Fuego et est partie faire des courses à Calvi, papa est à la bergerie d’Arcanu, avec ses parents, ses cousins, ses amis d’ici.
Il entretient sa corsitude…
La corsitude de papa, par contre, personne ne rigole avec ça!
Paul Idrissi.
Perdu en Normandie, dans son Vexin bossu.
Personne ne rigole avec ça… sauf moi!
Parce qu’en vrai, la corsitude de papa, de septembre à juin, ça se résume à un rectangle jaune collé sur la lunette arrière de sa voiture. Le signe cabalistique de ralliement des Corses perdus sur le continent. Les francs-maçons, c’est un triangle. Aux Juifs on a imposé l’étoile.
Pour les Corses exilés dans le Nord, c’est un rectangle.
L’autocollant Corsica Ferries.
Pour vous expliquer, la corsitude de papa, elle le prend quand son autocollant jaune à l’arrière commence à se décoller, ce qui signifie que les jours rallongent et que les vacances approchent. Mon papa, il est un peu comme les gosses qui se mettent à croire au père Noël en décembre, les vieux qui se mettent à croire en Dieu quand on leur annonce le nombre de mois qu’il leur reste à vivre. Vous voyez?
Oh! Attendez, mon lecteur inconnu, je vous laisse juste une seconde pour lever les yeux, ça cavale devant moi dans le camping, je viens de voir passer Nicolas et Maria-Chjara, direction la plage de l’Alga, avec Cervone et Aurélia aux trousses, ainsi que toute la tribu, Candy, Tess, Steph, Hermann, Magnus, Filip, Ludo, Lars, Estefan… Je vous les présenterai, rassurez-vous. Chaque chose en son temps.
J’irais bien les rejoindre, mais non, je reste avec vous. Je suis sympa, vous ne trouvez pas, à préférer vous écrire comme on fait ses devoirs de vacances plutôt que de cavaler après la bande des grands? Des grands qui m’ignorent, me snobent, me laissent, me délaissent, m’humilient, m’oublient… Je pourrais en aligner comme ça trois pages, tout un dictionnaire de synonymes, mais je vous épargne la tirade et je reviens à mon chapitre sur mon papa.
Sa corsitude aiguë, son envie du maquis qui le prend en juin comme on attrape un rhume des foins, je vous la fais en trois étapes qui deviendront autant d’engueulades familiales.
La première, ce serait sur l’autoroute après Paris, quand papa nous ressort d’on ne sait où des cassettes de chansons corses à mettre dans la Fuego. La deuxième, ce serait une fois sur l’île, les premiers repas, la charcuterie du coin, le fromage et les fruits du cru, se fournir aux petits commerces, acheter de la coppa, du lonzu, du brocciu en disant du broutch, prétendre que tout le reste, tout ce qu’on fourre toute l’année dans le Caddie, c’est de la cochonnerie. La troisième, ce serait les visites interminables, en famille, les grands-parents, les cousins, les voisins, les conversations en langue étrangère et papa qui galère parce que je vois bien qu’aujourd’hui il parle mieux anglais avec les big boss de Fast Green que corse avec ses potes, mais il s’accroche, mon papounet. C’en est attendrissant, même si on ne comprend rien, avec Nicolas, ou juste en pointillé, ça cause politique, du monde qui tourne de plus en plus vite et qui rétrécit comme s’il perdait des morceaux en route, et de leur île qui, elle, ne bouge pas, dans l’œil du cyclone, qui observe juste avec étonnement l’humanité s’agiter. Papa fait des efforts pour suivre, comme le pratiquant d’une religion qui pense qu’apprendre ses prières et les réciter une fois par an suffit pour aller au paradis. Mais moi qui le vois tous les jours, mon Grass Ray Grass de papa, je peux vous affirmer qu’il n’est pas plus corse que moi, pas plus corse que n’est musulman un musulman qui boit de l’alcool, que n’est catho un catho qui ne salue Marie que le jour de son baptême, de son mariage et de son enterrement.
Papa, c’est un Corse en short.
Il n’aimerait pas qu’on lui dise ça. Même moi. Même si je suis la seule qui pourrait oser.
Mais non.
Ça le vexerait.
Et j’en ai pas envie.
Je l’aime mieux que maman, mon papa. Peut-être parce qu’il m’aime bien aussi. Peut-être parce qu’il n’a jamais rien dit de mal à propos de ma tenue de Gothic Lydia. Peut-être parce qu’il aime bien ma tenue noire, peut-être parce qu’elle lui rappelle celle des femmes corses.
La comparaison s’arrête là…
Le noir pour les vieilles Corses, c’est le costume de la soumission. Pour moi, c’est celui de la rébellion. D’ailleurs, je me demande bien quelle sorte de femme en noir mon père préfère? Les deux, mon capitaine? La soumission en public et la rébellion en privé. Une façon de posséder un trésor qu’on garde pour soi. Un oiseau qu’on met en cage.
Comme tous les hommes, je crois.
Vouloir une mère, une ménagère, une cuisinière… mais vous détester de l’être devenue.
Ça me donne cette impression, la vie de couple, du haut de mes quinze ans.
Voilà, j’arrête pour aujourd’hui. Je pense que vous en savez assez sur papa. J’hésite à rejoindre les autres à la plage ou à prendre un livre. C’est bien, un livre… Ça vieillit, de lire un livre, je trouve.
N’importe où, sur la plage, sur un banc, devant une tente.
Ça intrigue.
Avec rien qu’un livre ouvert sur une serviette, vous passez du statut de petite-conne-toute-seule-qui-n’a-pas-d’amis-et-qui-se-fait-chier à celui de petite-rebelle-peinarde-dans-sa-bulle-et-qui-vous-emmerde.
Encore faut-il choisir le bon bouquin.
J’ai trop envie d’avoir un livre culte, comme pour mes deux films, Beetlejuice et Le Grand Bleu, vous voyez, le genre de livre qu’on relit mille fois et qu’on fait lire aux garçons qu’on rencontre pour savoir si c’est le bon, s’il a la même sensibilité.
J’en ai pris trois dans ma valise.
Trois trucs de fous, il paraît.
L’Insoutenable Légèreté de l’être
Les Liaisons dangereuses
L’Histoire sans fin
OK, je vous vois venir, tous les trois sont déjà sortis au cinéma. C’est vrai, j’admets, je les ai pris un peu exprès, parce que j’ai bien aimé les films… et qu’une fois que je les aurai lus, je pourrai toujours raconter que j’ai vu le film APRÈS et que j’ai été HYPER DÉÇUE de l’adaptation! Trop rusée, la fille, non?
Lequel des trois je prends en premier?
Pouf pouf…
C’est décidé, je file à la plage avec Les Liaisons dangereuses sous le bras.
Parfait!
Trop mortels, Valmont et la marquise de Merteuil. Trop craquants, l’affreux John Malkovich et le petit Keanu Reeves.
A très vite, mon lecteur de l’au-delà.
De l’index, il essuya la larme qui perlait au coin de son œil, avant de refermer le journal.
Même après des années, il ne parvenait toujours pas à lire ce prénom sans être bouleversé.
Ce prénom qui traînait dans ce journal comme un fantôme.
Un fantôme inoffensif.
C’est ce qu’ils avaient tous cru.
Le 13 août 2016, 14 heures
— C’est son écriture!
Clotilde attendait une réponse.
N’importe laquelle.
En vain.
Les lèvres de Franck étaient occupées à téter le goulot de plastique de la bouteille d’Orezza, un litre, à peu près autant que ce qu’il venait de transpirer par tous les pores de sa peau. Il se contenta finalement d’une vidange aux trois quarts et versa le reste de l’eau sur son torse nu.
Franck avait couru jusqu’au sémaphore de Cavallo, neuf kilomètres aller-retour. Pas mal pour une reprise, surtout sous trente degrés. Il prit le temps d’étendre son tee-shirt trempé de sueur.
— Comment peux-tu en être certaine, Clo?
— Je le sais, c’est tout.
Clotilde s’était adossée au tronc tordu de l’olivier. Elle tenait toujours l’enveloppe à la main, les yeux rivés sur son nom.
Clotilde Idrissi.
Bungalow C29, camping des Euproctes
Elle n’avait aucune envie de parler à Franck des cartes postales de son enfance envoyées par sa mère qu’elle relisait parfois, des carnets de correspondance annotés et signés qu’elle avait conservés depuis le collège, des photos d’avant avec des mots écrits derrière. De ces fantômes qui ne laissent que des griffes. Elle se contenta de murmurer entre ses dents:
— Ma vie tout entière est une chambre noire. Une grande… belle… chambre… noire…
Franck s’avança à un mètre d’elle, le torse ruisselant. Le soleil faisait briller ses cheveux blonds et ras. Tout opposait Franck à la nuit, à l’obscurité, à l’ombre. Il y a des années, c’est ce qu’elle avait tant aimé chez lui. Qu’il la ramène vers la lumière.
Il tira une chaise de plastique et s’assit face à elle, yeux dans les yeux.
— OK, Clo, OK… Tu m’avais raconté, je n’ai rien oublié. Tu étais fan de cette actrice quand tu avais quinze ans, tu t’habillais comme elle en hérisson gothique, tu te comportais comme la pire des ingrates avec tes parents. Tu m’as fait regarder ce film, Beetlejuice, quand on s’est rencontrés, tu te souviens? Tu avais arrêté l’image sur cette phrase balancée par cette ado, «Ma vie est une chambre noire», tu m’avais même souri en me disant qu’on la repeindrait tous les deux de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel…
Franck se souvenait de ça?
— Je crois que ta Winona Ryder a dû rester bloquée ainsi en statue sur son écran près de deux heures, à nous regarder faire l’amour sur le canapé.
De ça, surtout…
— OK, Clo, celui ou celle qui t’a envoyé cette lettre te fait une sale blague.
Une blague? Franck avait bien dit «une blague»?
Clotilde relut les mots qui la troublaient le plus.
Demain, lorsque tu seras à la bergerie d’Arcanu, chez Cassanu et Lisabetta, tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.
Je te reconnaîtrai, j’espère.
J’aimerais bien que ta fille soit là, elle aussi.
Je ne te demande rien d’autre. Surtout rien d’autre.
Cette visite chez ses grands-parents paternels était prévue le lendemain soir. Franck s’obstinait à vouloir expliquer l’irrationnel.
— Oui, Clo. Un type te fait une sale blague. Je n’ai aucune idée de qui il est ni de pourquoi il la fait, mais…
— Mais?
Cette fois, Franck posa une main sur un genou de Clotilde, avant de la fixer à nouveau. Le complice avait déjà disparu, c’était à nouveau le prêcheur qui parlait, le donneur de leçons avec son chapelet de morale et ses arguments imparables. Un prof patient face à son élève bornée. Elle ne supportait plus cette suffisance.
— OK, Clo, je vais m’y prendre autrement. Le soir de l’accident, le 23 août 1989, tu en es certaine, vous étiez tous les quatre dans la voiture, toi, ton père, ta mère et Nicolas.
— Oui, bien entendu.
— Personne n’a pu sauter avant que la Fuego bascule dans le précipice?
Clotilde repassa devant ses yeux les images gravées, à vif, depuis le drame. La Fuego lancée comme une bombe dans la ligne droite. Le virage serré. Son père qui ne braque pas.
— Non, personne, impossible.
Franck alla droit au but. C’était sa force. Il ne croyait qu’en deux qualités: rationalité et efficacité.
— Clo, tu es absolument certaine que ton père, ta mère et ton frère sont morts dans cet accident? Tous les trois?
Pour une fois, dans sa tête, Clotilde le remercia pour son absence de tact.
Oui, elle était absolument certaine.
Les corps déchiquetés dans la carcasse de la Fuego la hantaient depuis près de trente ans. Les corps de ses parents broyés sous les mâchoires d’acier, le goût du sang mêlé à l’odeur d’essence, les secours qui arrivent sur les lieux de l’accident et identifient les trois cadavres, transportés à la morgue et rangés dans des tiroirs pour que la famille anéantie leur rende une dernière visite… L’enquête sur l’accident… L’enterrement… Le temps qui pourrit tout, rien ne revit, ne refleurit, jamais…
— Oui, ils sont morts tous les trois, il n’y a aucun doute.
Franck posa une deuxième main sur un deuxième genou et se pencha vers elle.
— OK, Clo. Alors l’affaire est close! Un petit plaisantin te fait une farce pas drôle, un ancien amoureux ou un Corse jaloux, peu importe, mais va pas te mettre dans la tête autre chose.
— Comment ça, autre chose?
Clotilde se sentait hypocrite, fragile, faux cul, au point de se mentir à elle-même.
Parfois, la franchise de Franck simplifiait les choses.
— Te mettre dans la tête que ta mère pourrait être vivante. Et que c’est elle qui t’a écrit.
Et pan!
La peau laiteuse de Clotilde, luisante de crème solaire, rougissait pourtant.
Bien entendu, Franck.
Bien entendu.
Qu’est-ce que tu vas imaginer?
— Bien entendu, Franck, s’entendit-elle affirmer. Ça ne m’a jamais traversé l’esprit.
Faux cul! Hypocrite! Menteuse!
Franck évita d’insister.
Il avait gagné, la voix de la raison s’imposait, pas besoin d’en rajouter.
— Alors oublie, Clo. C’est toi qui as voulu revenir en Corse. Je t’ai suivie. Alors maintenant, oublie et profite des vacances.
Oui, Franck.
Bien entendu, Franck.
Tu as raison, Franck.
Merci, Franck.
Dans la minute qui suivit, Franck proposa une virée à Calvi. La cité-citadelle était à moins de cinq kilomètres, moins de dix minutes de route si on ne se retrouvait pas coincé derrière un troupeau d’ânes ou de camping-cars.
Franck partit enfiler une chemise propre, Valou battait des mains rien qu’à entendre le mot Calvi, synonyme de rue commerçante aux touristes agglutinés, de port de plaisance aux yachts alignés, de plages aux serviettes collées. En observant Valou filer dans le bungalow pour enfiler une robe serrée, se recoiffer pour dégager son front, sa nuque et ses épaules cuivrées, se rechausser de fines sandales de cuir tressé argentées, rayonnante à l’idée de retrouver la civilisation, et pas n’importe quelle civilisation, cette civilisation bronzée et friquée qui la fascinait, Clotilde ne put s’empêcher de se demander ce qui avait cloché entre elles.
Valentine et elle avaient été complices jusqu’à ses dix ans. Une petite fille princesse-délire et sa maman foldingue. Exactement comme elle se l’était promis.
Des jeux idiots, des fous rires, des secrets partagés.
Elle s’était juré de ne jamais devenir une maman aigrie, une maman casse-rêve, une maman en noir et blanc. Et tout avait foiré sans même qu’elle s’en aperçoive. Elle n’avait pas regardé du bon côté. Clotilde s’attendait à affronter une ado rebelle, celle qu’elle avait été; elle s’y était préparée en ne laissant faner aucune de ses valeurs, aucun de ses rêves. En restant la même.
Tout faux!
Elle se retrouvait aujourd’hui face à une ado sage et moderne qui la regardait comme une vieille chose démodée avec ses idéaux d’un autre âge. Aujourd’hui, la maman rigolote au mieux l’indifférait, au pire lui faisait honte.
Valou avait déjà attrapé un sac à main à franges émeraude assorti à sa jupe et attendait devant la Passat. Franck était déjà assis au volant.
— Tu es prête, maman?
Pas de réponse.
Une voix d’ado excédée. Habituée. Excédée quand même.
— Maman! On y va!
Clotilde ressortit du bungalow.
— Franck, tu as pris mes papiers?
— Pas touché.
— Ils ne sont pas dans le coffre.
— Pas touché, répéta Franck. Tu es certaine que tu ne les as pas rangés ailleurs?
OK, pensa Clotilde, je suis le vilain petit canard sans cervelle de la famille, mais je ne suis pas encore complètement déconnectée.
— Oui!
Clotilde se revoyait très précisément ranger son portefeuille dans le petit coffre-fort en fonte incrusté dans le placard de l’entrée, avant d’aller prendre sa douche.
Franck avait relevé ses lunettes de soleil sur son front, tapotait nerveusement sur le volant, tout juste s’il n’appuyait pas frénétiquement sur le klaxon.
— S’ils n’y sont pas, asséna-t-il, c’est forcément que tu…
— Je les ai rangés dans ce foutu coffre hier soir et je ne l’ai pas ouvert depuis!
Dans un élan d’énervement, Clotilde se retourna, hissa sa valise sur le lit et éparpilla les affaires.
Rien.
Elle ouvrit les tiroirs, passa sa main sur les étagères les plus hautes, glissa les yeux sous le lit, les chaises et les meubles.
Rien.
Rien.
Rien dans le coffre de toit, rien dans la boîte à gants.
Franck et Valou se taisaient maintenant.
Clotilde retourna au coffre.
— Je les avais mis dans cette putain de boîte de conserve inviolable. Quelqu’un les a pris…
— Ecoute, Clo… Il y a une clé, un code, et nous seuls…
— Je sais! Je sais! Je SAIS!
Clotilde n’aimait pas le sourire de Cervone Spinello. Elle ne l’avait jamais aimé. Elle se souvenait qu’elle détestait déjà Cervone quand il était enfant, ado, à vouloir diriger leur bande au prétexte que son père était le directeur du camping.
Menteur. Crâneur. Calculateur.
Quelques années plus tard, avec les pleins pouvoirs, quatre-vingts hectares ombragés avec vue sur mer à gérer, cela donnait quelque chose comme:
Obséquieux. Prétentieux. Vicieux.
Tout le contraire de Basile, son père.
— Je suis désolé, Clotilde! se justifiait Cervone. Je n’ai pas encore eu le temps de venir te voir. Il faudra qu’on trouve un moment pour…
Elle coupa court aux intentions d’apéritifs, d’hommages larmoyants à ses parents et d’évocation de souvenirs vieux de vingt-sept ans, en expliquant la disparition de son portefeuille qui, pour elle, ne pouvait s’expliquer que par un vol.
Cervone fronça ses larges sourcils noirs.
Emmerdé. C’était déjà ça…
Il attrapa un trousseau de clés et, en sortant de l’accueil du camping, héla un grand type qui arrosait le parterre de fleurs.
— Orsu, tu viens avec moi.
Cervone accompagna son ordre d’un geste de la main, doigt pointé vers l’allée, comme on le fait pour marquer son autorité sur un animal pourtant obéissant. Un geste de petit chef. L’autre ne broncha pas et le suivit. Clotilde eut un mouvement de recul lorsqu’il se retourna.
Orsu mesurait plus de un mètre quatre-vingt-dix. Sa large barbe mal taillée et d’épais et longs cheveux frisés lui dévoraient le visage, mais pas assez pour dissimuler une infirmité sur tout le côté gauche: un œil fixe, une joue atrophiée, presque creuse, une peau flasque du menton au cou, une épaule tordue, un bras qui se balançait le long de son corps comme une manche vide à laquelle on aurait cousu un gant de plastique rose, une jambe raide.
Inexplicablement, Clotilde fut davantage troublée qu’effrayée. Elle prit d’abord sa réaction d’empathie envers ce géant handicapé pour une forme de pitié, une déformation professionnelle peut-être, mais autre chose la troublait, un sentiment qu’elle ne parvenait pas à identifier. Alors qu’Orsu les précédait de trois mètres, Cervone glissa à l’oreille de Clotilde:
— Je ne pense pas que tu puisses te souvenir de lui. Orsu n’avait que trois mois lors de ce maudit mois d’août. Il n’a pas eu de chance depuis. On l’a gardé, c’est comme ça ici, on n’abandonne pas les chèvres à trois pattes. Aux Euproctes, il s’occupe un peu de tout, on le surnomme Hagrid. C’est plus gentil que méchant.
Tout dérangeait Clotilde dans la confidence de Cervone.
Le tutoiement alors qu’elle ne l’avait pas revu depuis vingt-sept ans.
Parler d’Orsu comme d’un chien qu’on recueille.
Cet air de pape bienveillant alors que Clotilde n’arrivait pas à se défaire de l’image du petit con persécutant les lézards, les grenouilles et toutes les autres bêtes innocentes passant entre ses doigts de tortionnaire boutonneux.
Ils furent bientôt quatre à se pencher sur le minuscule coffre du bungalow. Seule Valou s’était assise sur une chaise, écouteurs dans les oreilles, et se peignait les ongles des pieds. Cervone ne se gênait pas pour lui reluquer les cuisses.
Vicieux, obséquieux, prétentieux, corrigea Clotilde dans sa tête. Elle avait le bon tiercé, mais dans le désordre. Orsu, son immense carcasse repliée devant le cube d’acier, essayait des clés de sa seule main valide, observait la serrure, vérifiait le pêne, la gâche, les cylindres. Cervone contrôlait par-dessus son épaule.
— Désolé, Clotilde, finit par trancher le directeur du camping. Il n’y a aucune trace de forçage. Tu es vraiment certaine que ton portefeuille se trouvait à l’intérieur?
Le cerveau de Clotilde bouillonnait. Ils s’étaient donné le mot? Franck et Cervone, son homme et le type qui la dégoûtait le plus au monde. Clotilde se contenta de hocher la tête. Cervone médita.
— Il y avait de l’argent?
— Un peu…
— Votre fille avait le code?
Direct aussi, Cervone. A côté de lui, Franck était diplomate.
— Oui, mais…
Clotilde allait protester, mais Valou derrière eux s’était redressée.
— Si j’avais voulu voler du fric à mes parents, c’est le portefeuille de papa que j’aurais piqué.
Cervone éclata de rire.
— Bonne réponse, mademoiselle. On va considérer que ça t’innocente.
Clotilde détesta plus que tout le sourire complice que Valou échangea avec le patron du camping. Franck, dans leur dos, semblait simplement énervé.
— Et alors, qu’est-ce qu’on fait? Puisque ma femme vous dit que ce portefeuille était dans ce foutu coffre?
Merci, Franck!
Cervone haussa les épaules.
— D’une façon ou d’une autre, si vous n’avez plus vos papiers, vous devrez aller à la gendarmerie. A partir de là, Clotilde, tu peux porter plainte si tu veux…
Il se fendit d’un sourire ambigu et ajouta:
— Ne t’attends pas à retrouver Cesareu à la gendarmerie de Calvi. Ton vieux copain a pris sa retraite depuis pas mal d’années. Je ne sais pas sur qui tu vas tomber, les flics maintenant, ils font trois ans ici avant de repartir sur le continent.
Hagrid observait toujours le coffre. S’acharnait. Vérifiait chaque mécanisme de la serrure. Ne semblait pas comprendre. Clotilde le remercia intérieurement de ne pas se contenter des apparences.
Elle était persuadée d’une chose.
Ce portefeuille était rangé là hier.
Quelqu’un l’avait pris.
Pourquoi?
Qui?
Quelqu’un qui possédait le code ou la clé de ce coffre.
Samedi 12 août 1989, sixième jour de vacances,
ciel de nuit bleue
Vous savez quoi?
Il se passe enfin quelque chose dans mon petit coin de Corse perdu. J’ai quelque chose de neuf à vous raconter dans mon journal! De neuf et de détonant… J’espère que vous allez aimer ma façon de raconter les histoires.
Vous êtes prêt, mon lecteur inconnu?
Tout a commencé par un grand BOUM. Précisément à 2 h 23 du matin. Je le sais parce que la détonation m’a réveillée et que j’ai immédiatement regardé ma montre. J’ai glissé un œil dehors, vers la mer, la presqu’île de la Revellata, la Balagne jusqu’au plus haut sommet, le Capu di a Veta. Rien! Puis je me suis rendormie.
Au petit matin, c’était l’effervescence dans le camping. Les gendarmes interrogeaient des touristes plus étonnés que paniqués, feignant de ne pas remarquer le grand sourire accroché au visage des Corses du coin.
Le complexe hôtelier, la marina Roc e Mare, avait sauté dans la nuit.
Pour vous donner quelques précisions géographiques, la pointe de la Revellata, c’est une petite presqu’île de cinq kilomètres de long et d’un kilomètre de large, presque entièrement sauvage à l’exception de son phare du bout du monde, du petit port de Stareso, de deux ou trois villas blanches, du camping des Euproctes qui se niche en plein milieu, sous les oliviers, avec un accès direct par un petit sentier abrupt à deux plages de poche, celle de l’Alga au sud-est, celle de l’Oscelluccia au nord-est. Côté ouest, il n’y a rien, à part la falaise. On descend direct à pic vers la grotte des Veaux Marins et l’anse de Recisa, une crique de cailloux squattée par les véliplanchistes.
Pour vous donner quelques précisions économiques, presque tout ce petit coin de paradis appartient à un seul homme. Mon grand-père! Cassanu Idrissi. Même s’il se contente d’habiter avec toute sa famille la bergerie d’Arcanu, dans la montagne, un coin isolé avec juste un chemin raide ou une route goudronnée pour y monter, une grande antenne pour capter la télé, de vieilles pierres, un immense chêne vert au milieu de la cour et toutes les odeurs du maquis qui s’accrochent aux murs. Pas de chichis, pas de piscine, pas de court de tennis, le seul luxe, c’est la vue incroyable sur la baie de la Revellata. Même le camping appartient à mon Papé Cassanu. Basile Spinello, le patron, c’est son copain, il s’occupe de le gérer avec une règle d’or: pas de murs ou presque, seulement des douches et des toilettes, des emplacements nus pour planter des tentes, une poignée de bungalows en bois, juste de quoi loger l’été les cousins qui reviennent du continent, les amis, quelques touristes fréquentables. La terre de Papé Cassanu, ses quatre-vingts hectares, il en prend soin comme d’une femme qu’il ne veut pas partager, qu’on peut admirer mais pas posséder, qui ne prendra pas une ride, jamais; parfumée de ciste et de cédrat, maquillée de l’indigo des orchidées sauvages, celles que Mamy Lisabetta adore.
Sauf que…
Si vous avez bien fait attention, vous aurez noté que j’ai dit «presque» quand j’ai dit que tout le coin appartenait à Papé Cassanu. Presque, ça veut dire qu’il lui manque quelques petits coins de rochers face à la mer, au-dessus de la plage de l’Oscelluccia et en particulier quatre mille mètres carrés dont a hérité un vague cousin, il y a quelques siècles. Du coup, cette enclave dans le domaine de mon Papé est devenue la seule zone constructible de toute la presqu’île. Les enchères ont grimpé en flèche et un promoteur a commencé à faire pousser un complexe hôtelier au milieu des rochers rouges. Un Italien de Portofino, d’après ce qu’on raconte. Un truc grand luxe, intégré à la couleur de la pierre, avec terrasse sur la Méditerranée, petit port privé, chambres trois étoiles, jacuzzi et tutti quanti. Ils ont commencé à construire en mars, sauf qu’illico les associations corses de défense de l’environnement ont porté plainte, rapport à la loi Littoral! Je vous avoue que je n’ai pas tout saisi, mais Papé Cassanu est capable de parler des heures de ça avec papa; apparemment, l’enclave est constructible, puisque située à plus de cent mètres de la mer, mais les défenseurs de l’environnement ont fait aussitôt valoir la protection des espaces naturels remarquables, rapport à la qualité des paysages, à leur intérêt écologique, à une procédure d’inscription du site, de préemption par le Conservatoire du littoral… Bref, imbroglio total.
Constructible, pas constructible, la marina? Personne n’en sait rien. Ça se résume à une bataille d’avocats, de journalistes, de fonctionnaires, et sans doute aussi à de gros paquets de billets sur la table et sous la table. Mais pendant ce temps, les briques de la résidence Roc e Mare étaient empilées les unes après les autres sur la dalle de béton coulée par des ouvriers italiens. Tout doucement, sans attendre le jugement qui peut-être déclarerait la construction illégale, dans des années, presque sous le nez de Papé Cassanu. Le nez qu’il a plutôt poilu et chatouilleux, je peux vous le confirmer.
Jusqu’à cette nuit, 2 heures du matin. BOUM!
Un grand trou dans la dalle de béton, ou ce qu’il en reste. Les ouvriers au petit matin n’ont trouvé qu’un gros tas de gravats.
La suite, c’est Aurélia qui me l’a racontée. Aurélia, c’est la fille de Cesareu Garcia, l’adjudant de la gendarmerie de Calvi. Entre nous, on ne peut pas dire que je l’aime beaucoup, Aurélia. Elle a deux ans de plus que moi et elle s’y croit un peu avec ses grands airs sérieux, du genre c’est la loi et c’est comme ça et sinon je vais le dire à mon papa. On dirait qu’elle n’a pas eu d’enfance, qu’elle a tiré le double six dans le jeu de l’oie de sa vie et qu’elle est passée par-dessus les premières cases. Je plains son futur mari, si jamais elle en trouve un. C’est pas gagné pour elle, Aurélia, les garçons la regardent encore moins que moi, c’est vous dire! Y compris Nicolas, et pourtant, je suis prête à parier que la pauvre, elle craque pour mon grand frère. C’est pas vraiment qu’elle est moche, elle a des yeux ronds et noirs comme des olives et de gros sourcils qui se touchent presque en haut de son nez et lui donnent un air encore plus sévère… C’est plutôt qu’elle est emmerdante. L’inverse de moi, si vous voulez: je fais trop jeune et elle, trop vieille. C’est pas pour ça que ça crée une solidarité entre nous deux, oh non, croyez-moi, plutôt une compétition, je dirais. Deux façons de s’adapter… Peut-être qu’on se retrouvera dans des années et qu’on verra qui a gagné.
Mais sur ce coup-là, au matin du grand BOUM, j’étais très contente qu’Aurélia me dise, avec sa voix pincée et ses grands airs:
— Mon père est allé voir ton grand-père, Cassanu. Tout le monde sait que c’est lui qui a fait sauter la marina.
— ?????????
— Mais personne ne dira rien, bien entendu. L’omerta… L’omerta, dit mon papa. Tout le monde ici doit quelque chose à ton grand-père, Basile en premier, le patron du camping, ils étaient à l’école ensemble. Tu te rends compte, ils posent une bombe, on sait que c’est lui et personne ne dit rien.
Ça m’amusait d’imaginer son petit papa (enfin son gros papa, parce que Cesareu, il faut le voir, il pèse le poids d’un taureau corse) monter dans sa petite camionnette de gendarme pour aller causer à mon Papé, en sueur, les genoux tremblants, comme une petite souris allant négocier un coin de grange face au chat de la maison.
Je l’ai mouchée.
— Il n’y a pas de preuves contre mon Papé. Ton père a dû te dire ça.
— Oui, il me l’a dit.
J’ai enfoncé le clou.
— Et puis ceux qu’ont posé les bombes, ils ont raison, non? C’est plus joli, la Corse, sans le béton. Si on attend la fin du procès, les magouilles, l’administration, ils auront mille fois le temps de la défigurer, la Revellata et tout le reste de l’île, tu crois pas?
Aurélia n’a pas d’opinion. Jamais.
Mais là, elle m’a tout de même répondu.
— Si. Mon père m’a dit ça aussi, que Cassanu a eu raison de faire ça. Même s’il n’avait pas le droit.
Là, c’est elle qui m’a mouchée.
J’y ai repensé toute la journée. J’ai même croisé Papé en grande conversation avec Basile Spinello à l’entrée du camping, avec des allures de comploteurs qui ne font pas vraiment peur. Quelques voitures de gendarmerie circulaient. On parlait de l’explosion à la radio, un peu. Et tout fut confirmé à la fin de la journée. Personne n’avait rien vu, rien entendu. Affaire classée! La baie de la Revellata retournera aux goélands, aux chèvres, aux ânes, aux sangliers et aux euproctes. Ce soir, je suis restée de longues minutes dans la grotte des Veaux Marins à regarder la mer et le soleil se coucher sur la baie de la Revellata.
Trop belle en rouge et or.
Trop fière, j’étais.
Tant que mon Papé sera là, elle restera ainsi, ma baie.
Sauvage, préservée, rebelle.
Comme moi!
Pour toujours, hein, mon lecteur du futur, pour toujours, promettez-le-moi.
Pour toujours…
Quelle petite sotte!
Il referma le cahier.
Le 13 août 2016, 16 heures
Les ouvriers, torse nu, souffraient de la chaleur. Immobiles, courbés sur leur pelle, assis au volant d’un bulldozer à l’arrêt, grillant une cigarette à l’ombre pour les plus chanceux. A croire que tous observaient sans y croire les fondations des murs de béton dans les rochers, comme s’il s’agissait d’une entreprise démentielle, d’une œuvre de titan. Un palais imaginé par un roi fou, impossible à bâtir, ou alors l’hiver, la nuit, pas sous cette canicule.
— C’est le futur quatre-étoiles, fit Valou à l’arrière de la Passat en frappant des mains comme une enfant excitée.
Franck conduisait calmement, concentré sur la route, paupières plissées. Le soleil l’aveuglait d’un flash dans les yeux à chaque nouveau tournant. Clotilde se retourna vers sa fille.
— Le quoi?
— Le futur quatre-étoiles. La marina Roc e Mare. Un vieux projet que Cervone Spinello a dépoussiéré. Ce sera une sorte d’extension du camping des Euproctes. Y a tous les plans à l’accueil. Il doit être livré avant l’été prochain. Trop classe! Piscine, spa, fitness, chambres à 300 euros la nuit avec terrasse privée et descente directe à la mer.
Clotilde laissa un instant son regard traîner vers le chantier. Sur un immense panneau masquant une partie des travaux, estampillé des logos de l’Europe, de la Région et du département, s’étalait une photographie d’un somptueux complexe hôtelier, haut de quatre ou cinq étages. Même niché dans les rochers, on ne verrait que lui à des kilomètres à la ronde, de la mer ou de la route littorale.
Un étrange sentiment envahissait Clotilde, sans qu’elle puisse réellement le définir. Depuis des années, elle s’était efforcée d’oublier cette pointe de rochers inhabitée, cette route dangereuse, ce précipice mortel. Sans y parvenir. Bizarrement, revenue sur les lieux du drame, chaque tournant, chaque nouvelle perspective sur ce décor de paradis l’emportait loin de l’accident; avant l’accident plus précisément. Vers toutes les années, tous les étés avant le drame, même si elle n’en avait que des souvenirs flous, même s’il ne lui restait de ses vacances d’enfance que la certitude d’avoir adoré cette île, ces paysages, ces parfums, cette nature qui allait pourtant la trahir. La Corse était comme elle, une orpheline. Belle et solitaire. Elle avait été arrachée à sa famille il y a vingt millions d’années, au continent, aux Alpes, à l’Estérel, pour dériver en Méditerranée.
Valou insistait, se tordant le cou pour détailler les premières fondations du futur palace.
— Cervone m’en a glissé deux mots quand il a vu que ça m’intéressait. J’aurai seize ans l’année prochaine, peut-être même que je pourrai y travailler.
Cervone…
Clotilde ressentit un douloureux électrochoc. Sa fille appelait déjà ce salaud de directeur de camping par son prénom! Ce bétonneur-flambeur-dragueur qui avait vingt-cinq ans de plus que Valou.
Elle contre-attaqua sans même réfléchir.
— Je ne comprends même pas qu’on puisse laisser construire une telle horreur.
Valentine capitula sans répliquer, se contentant de faire courir son regard du panneau à la nature vierge, comme si elle imaginait déjà l’hôtel sorti de terre.
Les pires ados sont ceux qui refusent l’affrontement.
Clotilde revint à la charge. Sournoise.
— Tu pourras toujours demander ce qu’il en pense à Papé Cassanu, ton arrière-grand-père. On va dîner chez eux demain soir.
— Pourquoi?
— Pour rien.
— C’est un vieux Corse indépendantiste poseur de bombes? Comme dans Mafiosa?
— Tu verras.
— Et il a quel âge, l’arrière-grand-padre?
— Il aura quatre-vingt-neuf ans le 11 novembre.
— Et il habite toujours dans sa bergerie du bout du monde? Ils n’ont pas de maisons de retraite, en Corse?
Clotilde ferma les yeux.
Ils parvenaient à la corniche de Petra Coda, le lieu précis où la Fuego avait basculé.
Plus personne ne parla. Un air de disco passait à la radio. Franck hésita à baisser le son mais ne le fit pas.
Sur le bord de la route, il n’y avait plus aucune trace des trois bouquets de serpolet.
La brigade de proximité de la gendarmerie de Calvi, à l’entrée de la ville, disposait d’une vue unique sur la Méditerranée et la presqu’île de la Revellata. A croire qu’il fallait aux femmes de gendarme des logements de fonction dignes d’une résidence de haut standing, vue panoramique et pieds dans l’eau, pour qu’elles acceptent de suivre leur mari sur cette terre de tous les dangers.
Clotilde entra seule, laissant Franck continuer en voiture et déposer Valentine sur le port de Calvi. Elle l’appellerait pour qu’il vienne la chercher dès qu’elle aurait terminé, ce ne serait pas long. Juste le temps de déclarer la perte des papiers.
Le gendarme qui la reçut était jeune, sportif, blond et rasé ras du crâne au menton. Son bureau était décoré de divers fanions et écharpes de clubs de rugby.
Auch. Albi. Castres…
Aucun club corse.
— Capitaine Cadenat, fit le gendarme en tendant la main à Clotilde.
Après l’avoir écoutée, le flic glissa vers elle la déclaration de vol de papiers d’identité avec un air désolé face à la surenchère de paperasse à remplir. Il avait un franc sourire qui n’avait rien de militaire. Plutôt de bidasse détaché chez les gendarmes et content d’échapper au service militaire.
Clotilde lui relata les circonstances du vol, le coffre fermé, le portefeuille néanmoins disparu, l’absence d’effraction. Au-dessus du sourire butineur du gendarme s’envolèrent deux yeux papillons, iris bleu et paupières affolées.
Le gendarme se leva, observa le phare de la Revellata qui se trouvait dans la perspective directe de sa fenêtre. Le capitaine de gendarmerie possédait une carrure fine et élancée de trois-quarts aile.
— Cervone Spinello ne va pas être content qu’on débarque chez lui. Généralement, il préfère régler les affaires de son camping lui-même. Mais si vous tenez à ce que j’enquête…
Clotilde hocha la tête.
Oui, elle voulait. Rien que pour emmerder Cervone.
Le trois-quarts repositionna d’un geste maniaque le fanion du CA Brive accroché au mur.
— Pour tout vous avouer, mademoiselle, je ne suis en poste que depuis trois ans et j’ai encore du mal à comprendre la façon dont ça fonctionne, ici. Je suis du Sud, pourtant… Cadenat… Drôle de nom pour un flic, je sais, mais pas pour un Biterrois. Jules Cadenat, mon arrière-grand-père, était le plus puissant deuxième ligne de France avant la guerre. Je me plains pas d’avoir été affecté à Calvi, remarquez, je suis même devenu quadrilingue maintenant, français, anglais, occitan et corse! C’est une chouette île. De chouettes gens. Y a juste qu’ils sont vraiment nuls en rugby!
Il éclata de rire tout en vérifiant les documents que Clotilde venait de remplir.
Nom de famille
Baron
Nom de jeune fille
Idrissi
Prénom
Clotilde
Profession
Avocate. Droit des familles
Il posa la question suivante presque par réflexe.
— Vous êtes corse?
— Oui. De cœur, je crois.
— De la famille de Cassanu Idrissi?
— Je suis sa petite-fille.
Cadenat marqua un temps d’arrêt.
— Ah…
Le papillon s’était posé sur un cactus! Le trois-quarts se figea tel un flic devant qui on prononce le nom de Vito Corleone. L’instant d’après, il tamponnait d’une poigne énergique les documents administratifs. Le dernier coup d’encre resta suspendu en l’air. Le flic leva lentement le regard vers Clotilde. Un regard de compassion. Le papillon avait quitté le cactus pour une rose.
— Putain que je suis con.
— Pardon?
Le capitaine bafouilla tout en jouant avec le tampon encreur entre ses doigts.
— Vous êtes la…
Il cherchait le mot juste. Clotilde devina ceux qu’il ne voulait pas prononcer.
La survivante.
La miraculée.
L’orpheline.
— Vous êtes la fille de Paul Idrissi, parvint tout de même à enchaîner le gendarme. Votre père est mort dans l’accident de la route à la Revellata, ainsi que votre mère et votre frère.
Les pensées de Clotilde se bousculaient. Cet Occitan n’était en poste dans l’île que depuis trois ans. L’accident s’était déroulé vingt-sept ans auparavant… Depuis, des dizaines d’autres accidents, tout aussi mortels, avaient dû se produire sur ces routes serpentantes et venimeuses. Alors, pourquoi ce jeune flic connaissait-il précisément le…
Le gendarme interrompit le flux de ses pensées.
— Le sergent est au courant que vous êtes là?
Le sergent?
Cesareu?
Cesareu Garcia?
Clotilde se souvenait assez précisément de ce gendarme qui avait conduit l’enquête sur l’accident de ses parents. Cesareu Garcia. De son calme bonhomme, de sa pudeur délicate dans les questions qu’il lui avait posées sur son lit d’hôpital. De son physique aussi épais que sa voix était douce. Deux chaises pour s’asseoir et une boîte entière de kleenex pour s’éponger le front et le cou pendant les trois heures qu’avait duré l’entretien à l’Antenne médicale d’urgence de Balagne.
Elle se souvenait aussi de sa fille, bien entendu, une des ados de la bande du camping des Euproctes, Aurélia Garcia, la rabat-joie de la tribu.
— Non, répondit-elle enfin. Je ne crois pas. Cervone Spinello m’a appris qu’il était en retraite.
— Oui… depuis quelques années. Je suppose que vous vous souvenez de lui. On n’oublie pas un physique comme le sien! Il aurait fait un pilier de mêlée d’enfer, si ces abrutis de Corses savaient qu’un ballon peut aussi être ovale. Pour vous dire, depuis sa retraite, il continue de prendre dix kilos par an.
Le trois-quarts s’approcha plus encore de Clotilde. Le papillon tremblait, comme s’il se méfiait d’une plante jolie, mais carnivore.
— Mademoiselle Idrissi, il faut que vous alliez le voir.
Clotilde le fixa en retour, sans comprendre.
— Il habite à Calenzana. C’est important, mademoiselle Idrissi. Il m’a beaucoup parlé de cet accident avant de quitter la brigade. Il a continué d’enquêter sur ce drame, après, des années après. Il faut aller lui parler, mademoiselle. Cesareu est un type bien. Bien plus malin que les gens d’ici ne le croient. A propos de l’accident, il a… comment vous dire…
— Quoi? fit Clotilde en haussant le ton pour la première fois.
Le papillon battit une dernière fois des ailes avant de s’envoler.
— Il a une théorie.
Il ouvrit le cahier.
Il n’aimait pas ce qu’il allait lire.
Il le fallait pourtant.
Pour nourrir sa haine.
Dimanche 13 août 1989, septième jour de vacances,
ciel bleu de nuit
Ce soir, c’est bal.
Je vous préviens tout de suite, j’en suis pas la reine!
Je suis installée un peu à l’écart, un peu dans l’ombre, assise dans le sable, mon livre posé sur les genoux.
Faut voir ça…
Quand je parle de bal, c’est juste une boum improvisée dans le camping avec trois guirlandes et le gros lecteur de cassettes qu’Hermann a emprunté à son père, posé sur une chaise en plastique. Nicolas a ramené les cassettes de chansons du top 50 qu’il a enregistrées directement à la radio, on a même droit aux jingles et aux pubs entre les tubes.
Surtout un.
THE tube!
Le tube dont fort heureusement, mon lecteur du futur, tu n’as jamais entendu parler car il va disparaître des mémoires aussi vite qu’il les a vampirisées cet été.
Un truc de fou. On appelle ça la lambada.
Plus qu’une chanson, c’est une danse. Ça consiste pour le garçon à fourrer sa cuisse entre celles de la fille. Contre son minou, pour dire les choses clairement.
Vrai de vrai.
Qu’il y en ait un qui essaye avec moi, tiens…
Ça risque pas d’arriver, remarquez. Quel garçon de mon âge pourrait en avoir envie? Avec une naine comme moi… C’est pas son bas-ventre qu’il collerait contre mon minou, c’est son genou! Alors je reste là sur mon coussin de sable habillée en sorcière et je lis Les Liaisons dangereuses.
Version camping.
Basile Spinello vient de passer et de dire de baisser un peu la musique.
— Oui, papa, a fait Cervone, son fayot de fils.
Je suis d’accord avec Basile.
La musique est une pollution. La musique gaspillée comme ça, je veux dire, pas celle qui va directement de vos oreilles à votre cerveau par le fil d’un Walkman. La musique qui part dans le vide, qui s’échappe dans la nature, qui la pollue autant que les papiers gras, les mégots de cigarettes, ou même que les gravats de la marina Roc e Mare. C’est comme un manque de respect à la beauté, celle qu’il ne faut surtout pas déranger, ni même partager. Il faut juste l’apprécier.
Seule.
La beauté, c’est un secret. En parler, c’est la violer.
Pour moi, la Corse, c’est ça…
Il faut l’aimer et la laisser en paix.
Basile a compris.
Tout comme mon Papé Cassanu.
Mon père aussi, peut-être.
A peine Basile parti, son fils a remonté le son.
Tu lambadas, nous lambadons, vous lambadez…
En rythme.
Y a bien une quinzaine d’ados.
La Mano ou Nirvana, ils ne connaissent même pas; et ce qui me rend dingue, c’est que dans un an ou deux ils trouveront ça génial parce que tout le monde trouvera ça génial.
J’ai mon cahier ouvert, posé sur Les Liaisons dangereuses, mais personne ne le voit. Je peux écrire tranquille. Je me suis dit qu’aujourd’hui j’allais vous présenter la tribu. Va falloir suivre parce que c’est un peu compliqué. Je vais donner une lettre à chaque membre de la bande pour que ce soit plus simple.
D’abord, il y a mon frère Nicolas, accroupi à côté du poste radio, on va dire que c’est Valmont parce que c’est un beau gosse dans son genre et qu’il a un sacré succès avec les filles, avec son petit air cool, à ne se fâcher avec personne. J’ai même une théorie là-dessus. Si on aime tout le monde, c’est qu’on n’aime personne. Donc oui, mon grand frère Nicolas, je le vois bien en Valmont, à tomber amoureux de toutes les filles de la terre avec la sincérité d’un petit ange malheureux incapable de n’en aimer qu’une seule.
Nicolas, c’est N.
A côté, la fille qui s’agite sur Billie Jean, c’est Maria-Chjara. Elle, je vous ferai son portrait en détail plus tard, car cette petite allumeuse mérite bien un chapitre entier. Mais pour l’instant, juste histoire de faire les présentations, je la verrais bien en marquise de Merteuil. La courtisane manipulatrice du roman. Vous avez compris, je vous fais pas un dessin, je déteste Maria-Chjara, mais j’en aurais au moins pour toute une nuit blanche rien qu’à aligner assez de mots pour vous expliquer à quel point.
Maria-Chjara, c’est M.
Celle qui danse à contretemps, seule, aussi seule que moi mais moi je ne le montre pas, vous la connaissez déjà, c’est Aurélia Garcia, la rabat-joie. La fille du gendarme, hou la la, la musique est trop forte, hou la la, je vais appeler papa, hou la la la, la lambada mon Dieu mon Dieu, hou la la, les garçons mais non mais non… Elle se gratte les sourcils, sourit bêtement et doit rêver d’un prince charmant qui verrait des étoiles dans le reflet de son appareil dentaire… Bon courage, ma vieille!
Aurélia, c’est A.
Y a d’autres filles, Véro, Candy, Katia, Patricia, Tess, Steph, mais je passe, je passe aux mecs, du moins ceux qui m’inspirent pour écrire des mots méchants. Les autres, Filip, Ludo, Magnus, Lars, Tino, Estefan, ils sont juste normaux, c’est-à-dire mignons, buveurs de bières, rigoleurs de blagues lourdes et mateurs de filles normales.
Donc ils ne me voient pas.
Estefan, avec ses cheveux blonds portés en catogan et son accent occitan, rêve d’être médecin du monde et de s’engager en Ethiopie, Magnus de tourner le quatrième épisode de Star Wars, Filip de décoller de Cap Canaveral à bord de Columbia, mais rien que vous décrire ces mecs canon me fout le bourdon, alors laissez-moi me défouler sur les autres.
D’abord, il y a Cervone Spinello, qui est en train de négocier avec mon grand frère pour mettre la musique encore plus fort. «Je t’assure, Nico, c’est pas grave, papa dira rien.» Je vous ai déjà un peu parlé de lui. Ce crétin est persuadé qu’un jour c’est lui qui dirigera le camping, alors il se comporte déjà comme le dauphin. Attention, je ne parle pas des dauphins du Grand Bleu qui me rendent dingue, non, mon lecteur du futur sans culture, je parle du dauphin qui est aussi le fils aîné d’un roi et qui attend son tour pour gouverner. Généralement, ce dauphin-là est incompétent et un con pédant. Les deux vont souvent ensemble quand t’as du pouvoir. Cervone est comme ça. Sera comme ça.
Cervone, c’est C.
J’enchaîne et je termine par le cyclope. Je l’appelle comme ça non pas parce qu’il s’en grille six à la fois (ah ah ah) mais parce que vous pourrez le regarder autant que vous voudrez, vous ne verrez jamais de lui qu’un œil. Hermann, le cyclope donc, se promène toujours de profil et ne regarde que dans une direction. Maria-Chjara.
Si vous voyez Maria-Chjara, ne cherchez pas trop loin, vous verrez le profil d’Hermann tourné dans sa direction. Si Maria-Chjara était le soleil, Hermann ne serait bronzé que d’un côté. Sinon Hermann est allemand, mais faut reconnaître qu’il baragouine pas trop mal le français et l’anglais. Ça doit être un kolossal surdoué chez lui, le genre programmé pour cartonner au lycée pendant les dix mois de l’année et inadapté à la société pendant les deux mois d’été.
Hermann, c’est H.
Vous avez tout suivi?
Je résume avec un schéma de géométrie amoureuse, façon liaisons dangereuses pour les nuls. Y a un cercle, enfin deux cercles, dont N (Nico) et M (Maria-Chjara) sont les centres. Les ados normaux, ceux dont je ne vous ai cité que le prénom, se répartissent dans les cercles. Les filles dans le cercle de N, les garçons dans le cercle de M.
A (Aurélia) et C (Cervone) aimeraient entrer dans le cercle. H (Hermann) aimerait tracer direct une droite vers M (Maria). Mais la grande question n’est pas là. La grande question est: les cercles vont-ils s’intersecter, s’unir, se superposer?
N ∩ M?
N ∪ M?
N = M?
Réponse bientôt, ne raccrochez surtout pas, on a abandonné la lambada pour le slow. Les guitares de Scorpion pleurent en jurant qu’elles still loving you. J’écoute, j’admire, les cassettes de Nico sont des modèles de manipulation. Il a programmé ce slow qui tue juste après Wake me up, le rock de Wham! monté sur ressorts. Les filles sont trempées, la sueur leur coule des reins aux fesses et les chemisiers collent aux tétons. Trop malin, mon frangin!
Je me recule doucement, presque dans le noir, je n’ai besoin que d’une lueur pour continuer d’écrire.
Les couples se forment.
Steph avec Magnus, Véro avec Ludo, Candy avec Fred, Patricia hésite entre Estefan et Filip, Katia attend que sa copine choisisse, c’est le grand supermarché de l’été. Servez-vous, c’est en solde, dépêchez-vous, tout s’arrête fin août.
Mes fesses reculent encore de quelques centimètres vers la nuit. Si un de ces types venait me proposer de danser, je l’enverrais chier. Et j’en pleurerais ensuite jusqu’au matin.
Pas de danger!
Le beau George Michael est de retour avec Careless Whisper.
Dans mon coin sombre, je m’amuse, je m’amuse, je m’amuse. Vous m’écoutez, mon confident? Je m’AMUSE! Autant qu’une petite souris dans son trou.
Le premier cercle vient de s’écarter, mon Nico vient de lâcher Tess, une Suédoise, sans même jeter un regard à Aurélia qui lui tendait les bras. Maria-Chjara vient de lâcher le bel Estefan. Le roi et la reine du bal sont enfin prêts à se rencontrer.
C’est parti, la marquise de Merteuil s’avance vers Valmont.
Un pas, deux pas, trois pas sous les lampions.
Il n’y a plus de cercles, juste des couples d’ados éparpillés sous les pleurs du saxo.
Juste deux points qui se rejoignent.
Maria-Chjara porte une robe blanche qui change de couleur à chaque ampoule sous laquelle elle marche avec une lenteur calculée.
Bleu jaune rouge bleu jaune rouge bleu jaune rouge
Nicolas se tient sous le dernier spot rouge de la guirlande qui ondule entre les branches des oliviers.
Bleu jaune rouge bleu jaune
Elle n’est plus qu’à dix mètres de Nicolas, et soudain, Maria-Chjara s’arrête.
Jaune
Peut-être a-t-elle senti un regard.
Maria-Chjara s’écarte des lampions, sa robe n’est plus éclairée que d’une lueur de lune.
Blanche
Je m’attendais à tout sauf à ça, Maria-Chjara tourne le dos à mon frère et tend ses bras nus, ses seins humides, sa taille mouillée que deux mains de garçon suffiraient à entourer… à Hermann.
Le cyclope n’en croit pas ses yeux.
18 heures
Demain, lorsque tu seras à la bergerie d’Arcanu, chez Cassanu et Lisabetta, tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.
Ces quelques mots, rédigés d’une écriture qui ressemblait tant à celle de sa mère, tournaient en boucle dans la tête de Clotilde.
De plus en plus vite.
Demain… pour que je puisse te voir…
Elle luttait contre deux sentiments contradictoires, l’impatience et la peur, celle qui électrise et tétanise la veille d’un premier rendez-vous amoureux.
Demain… indiquait le message.
Dans moins de deux heures maintenant. Ils étaient invités ce soir à la bergerie d’Arcanu, pour dîner chez ses grands-parents. Qui l’attendrait, là-bas? Qui la verrait?
Clotilde hésitait devant le miroir des sanitaires. Laisser tomber ses longs cheveux sur ses épaules, ou bien les relever en un chignon strict. Elle n’osait pas formuler la troisième hypothèse, les coiffer en sorcière, les ébouriffer en hérisson, comme elle le faisait lorsqu’elle avait quinze ans. Tout se mélangeait sous son crâne. Elle tenta de se concentrer pour se souvenir de la bergerie de ses grands-parents, la poussière de la grande cour ensoleillée, le chêne vert géant qui avait dû encore étendre son ombre, la mer qui se cachait derrière chaque bâtiment de terre sèche construit à flanc de versant… mais les mots suivants de la lettre se superposaient aux bribes de souvenirs.
Je te reconnaîtrai, j’espère.
J’aimerais bien aussi que ta fille soit là.
Clotilde avait demandé à Valou de faire un effort, d’enfiler une jupe longue et un haut peu décolleté, de nouer ses cheveux, d’éviter le chewing-gum et les Ray-Ban. Elle avait accepté en rechignant, sans même chercher à discuter la raison pour laquelle elle devait laisser tomber sa tenue de touriste pour aller rendre visite à un arrière-grand-père de quatre-vingt-neuf ans et une arrière-grand-mère de quatre-vingt-six.
Les sanitaires étaient déserts, à l’exception d’Orsu qui passait la serpillière. Il se déplaçait lentement, attrapant l’immense seau de son bras valide à chaque nouvelle douche qu’il nettoyait. Clotilde avait remarqué qu’il lavait chaque bloc sanitaire toutes les trois heures, au même rythme que les autres tâches dont il avait la charge, l’arrosage, le ratissage, l’arrachage, l’éclairage… L’esclavage!
Clotilde lui adressa un sourire auquel il ne répondit pas. Elle colorait le coin de ses yeux d’eye-liner, pour leur donner une profondeur orientale, noire, une touche gothique peut-être, même si elle refusait de se l’avouer, quand deux adolescents entrèrent derrière elle.
Baskets crottées aux pieds, casque de VTT à la main, protections fluo aux genoux et aux coudes, ils se dirigèrent directement vers les toilettes et ressortirent quelques instants plus tard. Ils fixèrent avec dégoût leurs propres traces de boue sur le carrelage mouillé. Le plus grand des deux s’arrêta, comme s’il se tenait devant des sables mouvants infranchissables, puis se tourna vers Orsu.
— C’est crade!
L’autre avança prudemment pour ne pas glisser, contournant les traces de terre humides pour aller souiller un autre coin des sanitaires.
— T’es chiant, Hagrid. Pourquoi tu ne fais pas les chiottes tôt le matin, ou la nuit, quand personne n’a besoin d’y aller?
Le plus grand renchérit. Il avait treize ans maximum et un caleçon de marque qui dépassait de son short de cycliste moulant.
— C’est vrai, quoi, Hagrid, c’est comme ça que ça marche. A l’école, au bureau de mon père, dans la rue même. Ramasser les poubelles, nettoyer la merde, on fait ça quand les gens dorment ou sont partis.
Et le plus petit d’en rajouter, douze ans maxi et tee-shirt Waikiki XXL qui lui tombait sur les fesses.
— C’est ça le boulot, Hagrid. Le service aux usagers, le respect du client, le sens du tourisme. Tu comprends, Hagrid, les chiottes doivent être nickel et tu dois être invisible. La merde doit disparaître comme par magie. On ne devrait même pas savoir que tu existes.
Orsu ouvrait des yeux apeurés. Clotilde n’y lisait aucune haine, juste de la peur. La peur de ces deux petits cons, de ce qu’ils pourraient dire, rapporter. Peut-être même la peur de les voir déçus.
Clotilde hésita. Plus jeune, elle aurait foncé tête baissée.
Elle estima son temps de réaction à trois secondes avant de se tourner vers le plus grand. Trois secondes… Avant de dégainer, elle se fit la réflexion qu’elle n’avait pas tant vieilli.
— C’est comment, ton nom?
— Heu… Pourquoi, madame?
— C’est comment, ton nom?
— Cédric.
— Cédric comment?
— Cédric Fournier.
— Et toi?
— Maxime. Maxime Chantrelle.
— OK, je verrai ça plus tard.
— Vous verrez quoi, madame?
— Si je porte plainte…
Les deux garçons se regardèrent. Sans comprendre. Porter plainte contre ce type parce qu’il ne passait pas correctement la serpillière? Ça dérapait. Ils ne voulaient pas en arriver jusque-là…
— Porter plainte pour outrage à salarié dans l’exercice de ses fonctions, insulte à caractère discriminatoire (elle posa ostensiblement les yeux sur le bras raide d’Orsu), abus d’autorité envers un tiers.
— Vous rigolez, madame?
— Maître, pas madame. Maître Baron. Avocate du droit de la famille, cabinet IENA et associés, à Vernon.
Les deux se regardèrent à nouveau. Consternés.
— Filez!
Ils disparurent.
Orsu ne répondit pas à son sourire. Tant pis. Clotilde retourna vers son miroir, fière de la frousse collée aux petits cons, observant le géant barbu du coin de l’œil droit, celui déjà souligné de noir. Orsu demeura un moment sans bouger puis plongea la serpillière dans son seau, et immédiatement il en ressortit une autre, propre.
L’œil noir de Clotilde se bloqua, immobile, comme grippé; un violent vertige la saisit, elle s’accrocha des deux mains au bloc sanitaire, laissant tomber l’eye-liner dans le lavabo.
Des gouttes noires coulaient sur l’émail immaculé.
Clotilde essayait de reprendre sa respiration, de se calmer, de rembobiner la scène qu’elle venait d’observer et de repasser au ralenti ce geste anodin d’Orsu. Jeter une serpillière sale dans le seau et en retirer une seconde, propre.
Impossible, impossible, impossible.
Le trait noir d’eye-liner glissait lentement jusqu’au trou au fond de la vasque, tel un serpent rejoignant son repaire.
Un geste anodin.
Orsu d’ailleurs lui tournait déjà le dos et effaçait à l’aide du balai-brosse, tenu à une main, les traces de pas des deux jeunes crétins.
Un geste irréel… venu de l’au-delà.
Elle devenait folle.
— Tu es superbe, Valentine…
Cervone Spinello se tenait à l’accueil du camping des Euproctes, portable à la main, saluant les entrants et les sortants comme un pion décontracté surveillant la sortie du lycée. Sa femme, Anika, derrière le guichet, dans un anglais parfait, renseignait des touristes scandinaves qui avaient posé devant le comptoir leur sac à dos deux fois plus lourd et épais qu’elles. Anika était grande, souriante, élégante; aussi raffinée et attentionnée qu’affairée. Anika était à la fois le cœur et le poumon du camping des Euproctes, son supplément d’âme, sa sainte protectrice. Cervone n’en était que le curé.
Valentine s’arrêta et se retourna vers le directeur du camping.
— Merci.
Elle désigna du doigt ses cheveux retenus par un sage foulard, sa jupe longue qui lui tombait sur les chevilles, puis murmura sur le ton de la confidence:
— Je suis en service commandé. Dans deux heures, on va dîner chez les aïeux.
— Cassanu et Lisabetta? A la bergerie d’Arcanu?
Valentine confirma d’un sourire frondeur, passa sa main dans ses cheveux pour coincer une mèche rebelle sous le tissu saumon et fixa l’affiche qui présentait les plans de la marina Roc e Mare.
— D’ailleurs, d’après maman, mieux vaut éviter de parler de votre palace devant Papé.
Derrière eux, Anika s’était levée pour faire visiter des emplacements libres aux Suédoises pliées en deux sous le poids de leurs bagages. Cervone rangea son portable dans sa poche et prit Valou par l’épaule, la fit pivoter d’un quart afin qu’elle se retrouve face à une grande carte de la Corse. Le doigt du directeur du camping traversa la Méditerranée pour s’arrêter au milieu du grand bleu.
— Tu sais quel est le troisième aéroport d’Espagne, après Madrid et Barcelone?
Valou secoua négativement la tête, sans saisir où Cervone voulait en venir.
— Palma! Palma de Majorque. La capitale des Baléares. Les Baléares, Valentine, cinq mille kilomètres carrés, un million d’habitants et dix millions de touristes. Deux fois plus petites que la Corse et quatre fois plus de visiteurs… Et pourtant, je peux te le dire, les Baléares n’ont pas le quart des atouts de notre île, deux plages et trois grottes, une montagne qui ne dépasse pas mille cinq cents mètres. (Son doigt continua de courir sur l’azur de la carte.) Alors Valentine, peux-tu me dire pourquoi une île en Méditerranée attire, crée des emplois et des richesses, et une autre rien de rien?
— Je… je ne sais pas.
— Tu sauras ce soir. T’auras rien à demander. Tu auras juste à écouter ton grand-père.
— Mon arrière-grand-père.
— Oui… c’est vrai. Tu sais que Cassanu était l’un des meilleurs amis de mon père?
Il se tourna vers l’entrée du camping, tendit le bras, leva la main, pointa l’index vers l’horizon.
— Regarde. Droit devant.
Valentine scruta la presqu’île de la Revellata qui se détachait de la mer comme un autre immense doigt, vierge de tout bijou.
— Que vois-tu, Valentine?
Elle hésita.
— Rien.
Cervone exulta.
— Tout à fait, rien! La Corse est un paradis, une des plus belles îles du monde, un don du ciel, et qu’en ont-ils fait? Rien! Observe cette presqu’île sublime. Qu’en ont-ils fait? Rien. A part la confisquer comme des vieux qui planquent leur trésor sous leur matelas. Ils nous ont fait perdre cinquante ans. Tu sais quelle est la plus grande entreprise de la Corse?
Valentine secoua négativement la tête et bafouilla.
— Heu… Non.
Le patron du camping, excité, lui attrapa le bras.
— Un supermarché! Tous les jeunes foutent le camp et il reste pourtant encore plus de 10 % de chômeurs sur l’île. A cause de ces soi-disant défenseurs de la Corse. Ces exilés se retrouvent à bosser à Marseille ou en région parisienne. Des réfugiés économiques qui dépriment toute l’année en attendant de revenir passer un mois d’été en famille dans leur île et pleurent toutes les larmes de la Méditerranée quand ils repartent. C’est comme ça qu’ils aident la Corse? C’est comme ça qu’ils aiment les Corses?
Il leva une dernière fois les yeux vers la presqu’île, avant de les poser sur l’affiche punaisée dans le hall du camping.
— La marina Roc e Mare, précisa-t-il. Un vieux projet avorté qu’on a ressorti des cartons. J’ai mis des années à pouvoir acheter ce terrain. Trente emplois permanents une fois le chantier terminé. Le triple l’été…
Cervone passa une main sur la joue de Valentine.
— Ce n’est pas une promesse en l’air, il y en aura un pour toi. Tu l’as bien mérité, tu es une exilée toi aussi. Et pas n’importe laquelle. Tu es l’héritière. (Il s’approcha de son oreille, et chuchota presque:) Et je te promets, cette fois, ton aïeul ne dira rien.
Valentine tenta de s’éloigner, il la retint d’une discrète pression sur l’épaule.
— Tout le monde craint Cassanu ici. Encore aujourd’hui. C’est lui le patron.
Il lâcha enfin l’adolescente, souffla dans ses mains et agita les doigts, comme s’il dispersait une poudre magique, avant de continuer.
— Tout le monde ici craint Cassanu Idrissi. Tout le monde sauf moi. Je vais te faire une confidence, Valentine: ton Papé, je l’ai ensorcelé. Il exauce la moindre de mes volontés.
La traînée visqueuse d’eye-liner avait presque disparu dans le trou du lavabo, ne laissant derrière elle que la trace de bave grise d’un long mollusque rampant. Clotilde peinait à reprendre ses esprits. En se tenant un peu sur le côté, elle pouvait, tout en fixant le miroir, observer le reflet d’Orsu dans son dos. Après avoir nettoyé les toilettes les plus éloignées d’elle, il renouvela son rituel.
Laisser tomber la serpillière sale dans le seau d’eau mousseuse et en sortir celle qui trempait depuis quelques minutes. L’essorer de sa seule main valide en la coinçant entre ses genoux. L’accrocher au bout du balai-brosse.
Clotilde ferma les yeux.
L’image n’avait pas disparu. Elle était là, familière. Un seau, un balai-brosse, un sol mouillé.
Sauf que ce n’était pas celle des sanitaires du camping, mais celle de la cuisine de la maison de Tourny, en Normandie, celle où Clotilde avait passé les quinze premières années de sa vie.
Sauf que ce n’était pas Orsu qui se penchait sur son balai, mais sa maman.
Palma leur avait enseigné sa technique comme un vieux secret de famille. A son fils Nicolas, à son mari pourtant peu concerné par les tâches ménagères, à sa fille, Clotilde. Elle.
Faire le ménage avec deux serpillières! En laisser toujours une à tremper pendant qu’on salit l’autre. Puis inverser, pour éviter de perdre du temps à la tordre jusqu’à ce que le jus noir devienne gris clair. Cette vieille technique héritée dont ne sait où qui était devenue une habitude familiale, une façon de faire naturelle, presque un rituel.
Orsu connaissait ce rituel; le pratiquait.
Clotilde ouvrit les yeux, se força à raisonner de façon rationnelle.
Orsu utilisait cette technique comme des centaines de milliers d’hommes et de femmes dans le monde, qui font le ménage et qui connaissent cette combine. Elle ne devait pas perdre la tête, se laisser abuser par des coïncidences ridicules. Elle devait se contrôler, laisser le moins de place possible à l’émotion, comme lorsqu’elle devait instruire un dossier qui la touchait, obtenir une pension alimentaire conséquente pour une femme qui se retrouvait seule avec ses mômes, convaincre le mari de vendre la maison qu’il avait construite de ses petites mains bricoleuses pour diviser la somme en deux logements décents, négocier ensuite la garde partagée.
Elle devait se concentrer.
Ce soir, lors du dîner avec ses grands-parents à la bergerie d’Arcanu. Surmonter son émotion, poser les bonnes questions.
Demain, lorsqu’elle rencontrerait Cesareu Garcia. Clotilde avait eu le gendarme en retraite au téléphone, il y a quelques heures, mais il n’avait rien voulu lui dire. «Demain, Clotilde, demain. Pas par téléphone. Viens demain quand tu veux. Chez moi, à Calenzana. Je ne bouge pas. Je ne bouge plus.»
Orsu s’éloignait en boitant avec son seau et son balai. Clotilde, malgré ses efforts, ne parvenait toujours pas à se calmer. Au-delà de la coïncidence affolante des deux serpillières (l’anecdote aurait fait hurler de rire n’importe laquelle de ses copines, se força-t-elle à dédramatiser), elle continuait de ressentir comme des coups de poignard les insultes des gamins envers Orsu. Le simple fait qu’ils l’appellent Hagrid la mettait hors d’elle. Peut-être était-ce seulement dû à son handicap, au fait que Cervone l’exploite pour faire tourner son camping; ici, dans ce décor, cette île, ce peuple qu’elle avait tant idéalisé.
Clotilde consulta sa montre.
Ils avaient rendez-vous à la bergerie dans moins d’une heure.
Quelqu’un l’attendait là-bas. Quelqu’un qui espérait la reconnaître.
Tout en adressant au miroir une grimace qu’elle espérait ressemblante à celle d’une adolescente boudeuse un peu rebelle, elle révisa intérieurement les quelques lignes du message. Comme une prière. Comme les instructions qu’on confie à une espionne, qu’elle doit apprendre par cœur, car elle sait qu’il s’agit d’une mission mortelle.
Je ne te demande rien d’autre. Surtout rien d’autre.
Ou peut-être uniquement de lever les yeux au ciel et de regarder Bételgeuse. Si tu savais, ma Clo, combien de nuits je l’ai regardée en pensant à toi.
La minuterie des sanitaires venait de s’éteindre, plongeant le bloc dans une légère pénombre.
Ma vie tout entière est une chambre noire.
Franck apparut dans l’encadrement de la porte.
— On y va, Clo?
Je t’embrasse.
Lundi 14 août 1989, huitième jour de vacances,
ciel de rose bleue
C’est moi!
Vous vous souvenez, je vous ai laissé en plan avec mes ados l’autre fois, sur un air de lambada.
Vous ne m’en voulez pas?
Je dis mes ados parce que je m’inclus dans la tribu, même si je ne me suis pas attribué de lettre…
M, N, A, C, H, Maria-Chjara et Nicolas, Aurélia, le cyclope, Cervone, les autres… La grande affaire des histoires de cœur. Je vous rassure, vous n’avez rien raté, rien de neuf pour l’instant, seulement des travaux d’approche timides. Je vous tiens au courant s’il se passe quelque chose.
Mais peut-être que vous ne le trouvez pas très sérieux, mon bouquet de flirts? Des amourettes que même les amoureux concernés auront oubliées lorsqu’ils seront adultes.
Alors j’ai pensé à vous, je vais vous raconter une histoire d’amour compliquée, malheureuse, tortueuse, comme vous aimez.
Une histoire d’adultes.
Un homme et une femme.
Mon père et ma mère.
Ça allait plutôt bien entre eux depuis le début des vacances, enfin ce n’est pas que d’habitude ça va mal entre eux, ce n’est pas non plus que ça va bien. Disons que ça va rien. Papa rentre tard, maman l’attend, ils parlent des travaux dans la maison, des courses du lendemain et des poubelles à sortir, ils sortent aussi à deux parfois, sans doute aussi qu’ils font l’amour ces fois-là. Mais, depuis les vacances, ça va mieux, en tous les cas pour ce que j’en vois, un petit bisou dans le cou, un petit «T’es jolie, ma chérie», un petit éclat de rire qui blesse pas. A choisir, je dirai que c’est surtout papa qui fait des efforts pour recharger les batteries de leur libido. Et là paf…
Patatras. La cata…
Je vous explique, papa et maman se sont rencontrés en Corse il y a une éternité. Maman faisait le tour de l’île à moto avec des copines. Papa, lui, habitait ici, chez ses parents, au-dessus de la presqu’île, à la bergerie d’Arcanu. Je ne connais pas les détails de leur romance, mais je sais seulement qu’ils se sont rencontrés là, à la Revellata, le 23 août 1968, le jour de la Sainte-Rose.
Du coup, chaque 23 août, c’est leur anniversaire de rencontre. Ce jour-là, papa, obligé, se fend d’un bouquet, selon les années de roses rouges symboles de l’amour passionné, de roses blanches symboles de l’amour pur, de roses orange symboles du désir… Mais aucun, d’après la légende familiale, n’est aussi beau que celui qu’il cueillit à maman le premier été, un bouquet de fleurs d’églantier, la rose libre et sauvage qu’aime tant maman. La Rosa canina.
Chaque année, le 23 août, d’aussi loin que je me souvienne, papa et maman s’offrent une parenthèse et vont passer la soirée à la Casa di Stella, la meilleure table d’hôtes entre Calvi et Porto, avec terrasse romantique sous les oliviers, cuisine au feu de bois, veau corse braisé, pavé de mérou grillé, muscat Casanova pétillant à volonté. On peut y accéder directement à pied par un raidillon au-dessus de la bergerie d’Arcanu. Ils dorment sur place, au gîte, je suppose qu’ils doivent réserver une chambre nuptiale, avec un lit en bois brut, une vasque de marbre sur un guéridon, une baignoire à l’ancienne au milieu de la pièce et une immense baie vitrée ouverte sur la Grande Ourse. Du moins je l’imagine comme ça. Pour tout vous avouer, je crois que j’adorerais qu’un amoureux un jour m’emmène là-haut, à la Casa di Stella, la maison des étoiles… Ça m’arrivera, je vous en prie, dites-moi que ça m’arrivera?
Fin de la parenthèse.
Le bonheur nuptial de mes parents au balcon de la Voie lactée, c’était avant.
Cette année, badaboum.
Ça a commencé par des affiches collées un peu partout dans le camping et sur la route. Un concert de polyphonies corses. Le 23 août, à 21 heures. Le groupe s’appelle A Filetta, il est super connu, paraît-il. Ils tournent dans le monde entier et là ils se produisaient tout près, à la chapelle Santa Lucia, dans un village quasi abandonné, Prezzuna, au-dessus de Galéria.
Papa s’est fendu d’un travail d’approche assez lourdingue.
Uno, je traîne devant les affiches.
Deuzio, je raconte que c’est le meilleur groupe de la planète et je vous passe en boucle leurs cassettes.
Tertio, j’évoque, j’esquisse, je suggère du bout des lèvres à Palma Mama que l’anniversaire de rencontre, on pourrait le faire cette année un autre jour, la veille de la Sainte-Rose, ou le lendemain. La Saint-Fabrice ou la Saint-Barthélemy…
Comme je vous disais, la cata. Patatras.
Palma Mama n’a même pas dit non, elle a juste répondu: «Si tu veux.»
Pire que tout, comme réponse! Depuis, elle tire une tête, vous verriez. Elle joue sa rose embocalée, comme celle du Petit Prince. Droite, fière et vexée. Toutes épines dehors.
Ma mère est une fleur terriblement orgueilleuse.
Du coup, de là où je vous parle, au huitième jour des vacances, nous nageons en grand suspense. Grossièrement, je vois deux options.
La première, probable, Palma Mama parvient à faire suffisamment culpabiliser papa pour qu’il renonce à son concert. Même si jamais je ne le lui dirais, même sous la torture, je soutiens maman sur ce coup-là! Solidarité féminine oblige.
La seconde, papa ne cède pas et on entre en guerre froide, au moins jusqu’au ferry, et peut-être même au-delà.
Deux options, et tout en vous écrivant, j’en entrevois une troisième, pire encore que les deux autres. Qu’ils nous entraînent dans leurs histoires, Nicolas et moi. Que papa se vexe vraiment à son tour, qu’il nous fasse le coup de la sortie en famille, de nos origines insulaires à enraciner, de notre ouverture à la culture corse en pestant contre le crin-crin habituel qui passe sur la FM, et tu chantes chantes chantes, ce refrain qui te plaît, en haussant encore le son de la guitare et des voix d’A Filetta…
Ça peut vous sembler futile comme histoire, presque comique cette obsession.
Mais ne riez pas, mon lecteur du futur.
On est têtus chez les Idrissi.
C’est le destin de notre famille qui va se jouer le soir du 23 août… pour une connerie!
Pour une connerie, répéta-t-il.
Quatre morts.
Trois hommes et une femme.
Pour une connerie.
Le 14 août 2016, 19 heures
Franck conduisait lentement. Non pas par peur de se perdre, il n’y avait qu’une route s’aventurant dans la montagne vers la bergerie d’Arcanu, mais parce qu’à chaque lacet supplémentaire le précipice qui mordait le bitume devenait plus profond.
Clotilde, assise sur le fauteuil passager, tête contre vitre, ne voyait ni goudron ni rambarde, juste le vide, la portière de la voiture semblait une fenêtre sur le néant, une cabine flottant dans le ciel, reliée d’un sommet à l’autre par un câble invisible. Un câble pouvant rompre à tout instant.
La bergerie d’Arcanu se situait un peu plus haut encore. On pouvait l’atteindre directement par un sentier, en moins de cinq cents mètres, mais la route serpentait sur près de trois kilomètres.
— Tout droit, glissa Clotilde à Franck. Tu ne pourras pas la rater, la bergerie est la seule maison.
Franck s’engagea sur l’étroite voie bitumée face à lui, dépassant l’unique panneau de direction, Casa di Stella. 800 mètres. L’écriteau de bois était planté au milieu d’un petit parking de terre d’où partaient quelques sentiers de randonnée. Valentine avait baissé sa vitre à l’arrière; le parfum de pin emplissait la voiture, mêlé aux odeurs changeantes du maquis. Thym, romarin, menthe sauvage…
Les images s’invitaient dans le cerveau de Clotilde sans même qu’elle les convoque, chaque nouveau virage dévoilant un nouveau paysage, si familières pourtant, un immense pin laricio dominant de presque deux mètres tous les autres arbres, les ruines d’un ancien moulin à châtaignes surplombant le lit d’une rivière de cailloux, un âne solitaire broutant l’herbe d’une prairie sans barrière. Rien n’avait changé depuis trente ans, comme si les hommes avaient patiemment entretenu les lieux à l’identique. Ou qu’à l’inverse ils avaient définitivement abandonné le coin.
A l’exception des Idrissi.
Trois tournants plus haut, ils croisèrent un premier être humain. Une vieille femme marchait au bord de la route, côté montagne, voûtée, vêtue de noir, semblant porter le deuil de tout un village qui aurait basculé dans le gouffre en la laissant survivre seule. Franck ralentit, se serra plus encore vers le gouffre. Pas assez sans doute. La femme leur jeta d’abord un regard sombre, comme stupéfaite qu’une voiture inconnue puisse s’aventurer ici. Quand ils l’eurent dépassée, Clotilde aperçut dans le rétroviseur la vieille pointer ses doigts vers eux tout en marmonnant des insultes entre ses dents. A moins qu’il ne s’agisse d’incantations maléfiques. A cet instant, Clotilde eut la certitude que la sorcière ne les avait pas pris pour des touristes égarés s’aventurant sur son territoire; elle les connaissait, elle les avait reconnus, et ses gestes et mots de malédiction s’adressaient bien à eux.
A elle.
La sorcière disparut de sa vision dès le virage suivant.
Quelques centaines de mètres plus loin, après un léger replat, une allée de graviers sur la gauche pénétrait presque par surprise dans la vaste cour de la bergerie. De nouvelles images se décollèrent du vieil album de souvenirs de Clotilde pour venir flotter devant ses yeux. La ferme d’Arcanu, que tout le monde désignait par le simple mot de bergerie, se résumait à trois bâtiments de pierres grises et sèches formant un U ouvert sur les pentes de la Balagne: une longère où habitaient les Idrissi, une grange et un vaste hangar où dormaient les bêtes. Toutes les fenêtres percées au nord offraient aux hommes, chèvres et moutons une vue panoramique sur la Revellata et la Méditerranée. Au centre de la ferme, la vaste cour de terre n’était colorée que de quelques haies d’églantiers et de parterres d’orchidées sauvages, les fleurs préférées de Mamy, donnant l’impression que rien d’autre ne pouvait pousser dans l’ombre du chêne vert tricentenaire planté au cœur de la propriété.
Clotilde tourna la tête vers la grange. Le banc était toujours là. Ce tronc fendu où elle écoutait de la musique, ce soir du 23 août 1989, la Mano Negra hurlant dans ses oreilles, le cahier ouvert sur ses genoux, avant que Nicolas ne l’appelle.
Clo, tout le monde t’attend. Papa va pas…
Etrangement, parmi toutes ces bulles qui remontaient du passé, ce fut celle de son cahier oublié sur ce banc qui mit le plus de temps à exploser. Qui l’avait ramassé? Qui l’avait ouvert? Elle ne se rappelait quasiment pas les mots, les phrases, rien de ce qu’elle avait écrit à l’époque; elle se souvenait seulement de son intention, souvent méchante, cynique, cruelle. Avant de rencontrer Natale du moins. Si quelqu’un avait trouvé ce cahier, il avait dû la prendre pour la pire des garces! Elle aurait adoré le relire aujourd’hui. Sa pire crainte, lors de l’été 89, était que son père ou sa mère ne le découvre. Ne le lise. Elle avait au moins échappé à cette honte-là… N’importe qui avait pu violer son intimité en se plongeant dans les lignes de ce carnet intime, après l’accident, après son retour sur le continent. N’importe qui sauf ses parents!
Cassanu et Lisabetta attendaient sur le pas de la porte. Même si Clotilde ne les avait pas revus depuis vingt-sept ans, ils ne lui semblèrent pas beaucoup plus vieux que dans ses souvenirs. Elle avait toujours entretenu avec eux une correspondance, régulière. Quelques cartes postales, un faire-part de naissance, quelques photos toujours accompagnées de quelques mots. Rien de plus. Ses grands-parents paternels avaient renoncé depuis longtemps à mettre le pied sur le continent, et Clotilde avait eu besoin de temps avant d’oser retourner sur les lieux de l’accident.
Ce fut Lisabetta qui les embrassa, les enlaça, les serra dans ses bras. Pas Cassanu, qui se contenta d’une poignée de main à Franck, d’abord; d’une accolade à Clotilde et Valou, ensuite.
Ce fut Lisabetta qui les pria d’entrer, de faire comme chez eux, moulina un flot de paroles ininterrompu, pas Cassanu, que la conversation semblait déjà fatiguer.
Ce fut Lisabetta qui leur fit visiter la longère, une succession de pièces aux mêmes murs de pierres sèches, reliées entre elles par d’immenses poutres apparentes, pas Cassanu, qui se contenta de les attendre assis devant la table dressée sous la pergola de la cour.
D’autres clichés jaunis planaient dans les brumes de la mémoire de Clotilde. Ces placards sous l’escalier de bois où elle avait joué à cache-cache tous les étés avec Nicolas, cette immense cheminée qu’elle n’avait jamais vue allumée mais où elle imaginait qu’on pouvait faire cuire un requin entier, cette vue sur la mer de chaque fenêtre de chaque étage, et maman qui lui criait de ne pas se pencher, le grenier haut comme une cathédrale où ils se réfugiaient avec d’autres cousins ou gamins du coin pour le meubler de couvertures, de matelas et de draps punaisés aux poutres. Tantôt palais des fantômes, tantôt boudoir à câlins.
Les vraies photos, celles dans les cadres sur les murs, n’étaient pas accrochées il y a vingt-sept ans. Clotilde reconnut Cassanu, Lisabetta, papa, parfois en gros plan, parfois en tout petit avec la montagne ou la mer en arrière-plan. Elle se reconnut aussi, avec Nicolas, elle en tenue de baptême et son frère en communiant; sur une autre, ils escaladaient tous les deux un pont génois au-dessus d’un torrent. Elle n’avait aucun souvenir du lieu ou de l’année où cette photographie avait été prise, elle s’en fichait, elle laissait simplement l’émotion la submerger.
Il n’y avait pas de photo de maman.
Aucune, elle chercha.
Sur plusieurs clichés par contre, le plus souvent derrière Cassanu et Lisabetta, Clotilde reconnut la sorcière aux doigts crochus, celle qu’ils avaient dépassée au bord de la route en montant à la bergerie. Un peu plus bas, punaisées sur le cadre, elle repéra des photos qu’elle avait envoyées il y a des années, elle et Franck sur le pont Rialto à Venise, Valentine sur un tricycle, tous les trois, bonnet sur la tête, posant en hiver devant le Mont-Saint-Michel. Clotilde se laissait hypnotiser par les images, passant de l’une à l’autre, invitant dans sa tête les générations à se croiser.
Ce fut Lisabetta qui les pressa d’aller s’asseoir, qu’il était déjà tard. Papé semblait assoupi sur sa chaise quand ils ressortirent dans la cour. Lorsqu’ils furent tous assis sous la pergola, ce fut pourtant Cassanu qui parla et Lisabetta s’effaça, entre cuisine et terrasse, entre pain à couper et vin corse à déboucher, entre charcuterie à apporter et eau fraîche à verser.
Le repas parut interminable. Après avoir évoqué trop vite les souvenirs communs, les sujets de conversation s’étiraient comme une ressource rare qu’on veut économiser pour la faire durer, et Clotilde ne pouvait s’empêcher de fixer le soleil qui descendait vers la mer, telle une immense pendule accrochée au bout de leur table.
Tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.
Avant qu’il fasse nuit…
Le ciel rougissait, moins que Clotilde lorsqu’elle se leva. Lisabetta venait de desservir le dessert.
— Excusez-moi. Excusez-moi un instant, bafouilla-t-elle.
Elle prit la main de Valou.
— Viens, ne pose pas de questions. Viens. Juste quelques minutes.
Franck et Cassanu étaient demeurés seuls à table.
Lisabetta avait débarrassé les couverts et les plats avec une célérité inaccoutumée, laissant les hommes devant deux verres et une bouteille d’eau-de-vie de cédrat, avant de disparaître mystérieusement. Cassanu esquissa un sourire en regardant sa montre.
— Lisabetta va nous rejoindre dans vingt minutes, expliqua le vieil homme. Ma femme est une hôtesse parfaite, vous avez pu le constater. Mais elle est prête à renier toutes les traditions de l’hospitalité corse, sur trois générations, pour ne pas rater Plus belle la vie…
La scène parut improbable à Franck. Perdu à cinq cents mètres d’altitude, à trois kilomètres de toute autre habitation, au cœur de la Corse…
Plus étrange la vie.
Cassanu était un type intelligent, à l’esprit étonnamment vif, qui semblait encore alerte physiquement. Un type comme il les aimait. Comme il aimerait rester, malgré les années qui passent. Droit, déterminé, raide au besoin; des mains solides pour construire une famille, un visage carré pour y ranger en ordre ses convictions, un crâne bien dur pour ne pas en changer.
Franck trempa ses lèvres dans l’alcool de cédrat et observa Clotilde, à une cinquantaine de mètres d’eux, debout avec Valou sous le chêne vert.
— Je ne sais pas ce qu’elle fabrique, confessa-t-il à Cassanu.
Sa gêne sonnait comme une excuse. Cela sembla amuser Cassanu.
— Elle retrouve son enfance. Plus loin que ça encore, ses racines. Clotilde a beaucoup changé depuis la dernière fois que je l’ai vue.
Franck avait en mémoire les clichés surréalistes de sa femme adolescente. Les cheveux en hérisson. Toute la panoplie de croque-mort. A l’époque, la rebelle gothique avait sans doute eu du mal à se fondre dans le décor local.
— Je suppose.
Cassanu leva son verre. Entre hommes. Un peu comme s’il s’agissait d’un rite initiatique pour être accepté chez les Idrissi.
— Que faites-vous dans la vie, Franck?
— Je travaille à Evreux. Une petite ville à une heure de Paris. Je coordonne le service espaces verts.
— Vous avez commencé jardinier?
— Oui… Et j’ai grimpé, petit à petit. Je me suis accroché, comme une espèce de glycine, de lierre ou de gui… C’est à peu près ce que les collègues doivent penser de moi.
Cassanu fixa encore Clotilde et Valou, sembla méditer, peut-être pensait-il à son fils qui lui aussi avait suivi des études d’agronomie avant de finir représentant en gazon. Le vieux Corse continua.
— Vous savez pourquoi, il y a près de cinquante ans, j’ai baptisé ce camping, le premier de tout le nord-ouest de l’île, les Euproctes?
— Aucune idée.
— Ça devrait vous intéresser. L’euprocte, c’est une petite salamandre, une espèce endémique de l’île, qui vit près de l’eau, sous les rochers, qui aime le calme pour dormir le jour. C’est aujourd’hui une espèce protégée. Sa présence, c’est un marqueur de la qualité de l’eau, mais pas seulement, c’est aussi un indice de la tranquillité d’un endroit, l’absence de bruit, de mouvement, d’intrus, d’une sorte d’équilibre, si vous voulez, depuis la nuit des temps. On trouvait des centaines d’euproctes, entre Arcanu et le camping, jusqu’à la baie de la Revellata.
— Et maintenant?
— Et maintenant ils foutent le camp… comme tout le monde.
Franck hésita, vida la moitié de son verre, puis décida de tester un peu le vieux bonhomme.
— Pas vraiment comme tout le monde. J’ai plutôt l’impression que ça se construit dans le coin. Le camping, la marina Roc e Mare.
Cassanu se contenta de sourire. Rien ne trembla, ni ses mains, ni sa voix.
— En soixante-dix ans, Franck, le prix du foncier dans ce coin de cailloux posé sur la mer a augmenté de 800 %. Depuis l’annonce de la construction de la marina, il a encore doublé. Près de 5 000 euros le mètre carré. Alors oui, Franck, tout le monde fout le camp. Et ça continuera tant que les Corses n’obtiendront pas un statut de résident. Pour un type qui va acheter une fortune un appartement de cette marina et venir y habiter deux mois dans l’année, ce sont trente jeunes du coin qui ne trouveront pas de logement. Trop cher! Même si on leur propose de faire la plonge dix week-ends par an dans le palace.
Cassanu avait légèrement élevé le ton. Franck n’était pas d’accord avec le raisonnement du patriarche. La Corse n’avait pas le privilège de la spéculation foncière. Et les belles maisons, les belles bagnoles, les yachts et les jets privés, ça le faisait plus fantasmer que râler, même s’il ne pourrait jamais se les payer. Justement parce qu’il ne pourrait jamais se les payer.
Il ne répliqua pas pourtant, il n’avait aucune envie de se fâcher avec le grand-père de sa femme. Le type le plus puissant du coin, d’après ce qu’on racontait.
Il se tourna vers le chêne vert.
— Tu viens, Clo?
— Oui, j’arrive.
Doucement, à l’horizon, la boule de feu tombait dans la Méditerranée.
Valou geignait.
— On fait quoi, maman?
— On reste, encore un peu.
— Jusqu’à quand?
— Jusqu’à ce qu’il fasse nuit.
Négligeant ostensiblement les soupirs de sa fille, Clotilde jeta une nouvelle fois un lent regard panoramique sur le paysage qui les entourait. Légèrement surélevée sur la butte où poussait le chêne vert, elle bénéficiait d’une vue à trois cent soixante degrés.
Tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.
Est-ce que l’auteur du message l’observait, les observait, elle et Valou?
Qui?
Où?
Elle pouvait être vue d’un million d’endroits; de n’importe quel point de la montagne qui formait un vaste amphithéâtre, à l’est et au sud; par n’importe quel voyeur dissimulé quelque part dans le maquis et disposant d’une paire de jumelles. A moins que le voyeur ne se tienne plus près, derrière l’une des fenêtres de la bergerie, de la grange sur sa droite, du hangar sur sa gauche, ou d’une des cabanes de berger dispersées dans les prairies en pente douce vers les hauteurs de la Balagne.
N’importe qui.
N’importe où.
— On y va, maman?
Le soleil s’était définitivement noyé. C’était fichu, le voyeur ne se manifesterait pas. Il continuerait peut-être de les observer, s’il disposait de lunettes infrarouges.
Débile! Elle devenait folle. Cassanu et Lisabetta devaient se demander ce qu’elle fichait plantée là. Franck allait la maudire toute la soirée de l’avoir abandonné à table avec son grand-père.
— Oui, Valou, tu peux y aller.
Dans la montagne, en direction de la presqu’île et le long de la baie de Calvi, des lumières commençaient à s’allumer. Clotilde n’était qu’une fourmi dans un champ qui lui semblait infini, effrayée par les lucioles. Une ombre passa soudain à l’entrée de la bergerie, s’arrêta, la fixa, avant de disparaître dans l’ombre de la grange. Clotilde eut seulement le temps de reconnaître la sorcière, la vieille femme qui les avait maudits sur la route et avait resurgi sur les photos en compagnie de Cassanu et Lisabetta.
Quelques étoiles brillaient déjà au-dessus des montagnes, comme des cabanes de berger mal arrimées qui se seraient envolées.
Je ne te demande rien d’autre. Surtout rien d’autre.
Ou peut-être uniquement de lever les yeux au ciel et de regarder Bételgeuse. Si tu savais, ma Clo, combien de nuits je l’ai regardée en pensant à toi.
Laquelle de ces étoiles était Bételgeuse? Elle n’en avait aucune idée.
Quelqu’un, quelque part, cherchait-il réellement à contempler cet astre en même temps qu’elle? En communion, le regard tourné dans la même direction, tel Saint-Exupéry cherchant des yeux l’astéroïde de son Petit Prince?
Sa mère?
Ça n’avait aucun sens.
Bouger, se raisonna Clotilde. Rejoindre Franck, s’excuser, parler encore un peu, filer, oublier.
Le chien surgit de la route et pénétra dans la cour au moment exact où Clotilde allait descendre la butte pour rejoindre la pergola. Dans la pénombre, elle ne distingua pas la couleur exacte de son pelage, mais l’animal avait la corpulence d’un labrador. Un chien de berger, sans doute… Clotilde aimait les chiens, comme les animaux en général. Elle ne ressentait aucune peur face à eux; dans une autre vie, elle aurait adoré être vétérinaire. D’ailleurs, pourquoi s’effrayer de ce chien qui courait vers elle? Cassanu allait appeler son molosse avant qu’il ne lui saute sur les genoux ou ne bave sur sa robe. Son grand-père imposait son autorité sur tous les Corses à trente kilomètres à la ronde, ce n’est pas son chien qui allait lui désobéir.
Cassanu Idrissi ne prononça pourtant pas un mot, ne fit pas un geste.
A l’instant où le chien s’approchait de la main que Clotilde lui tendait, une nouvelle ombre se détacha de l’entrée de la bergerie. Une ombre massive, qui leva un bras en direction du chien. Un seul bras indiquant des ordres précis.
Orsu!
La seconde suivante, Clotilde entendit sa voix.
— Stop, Pacha. Ici, au pied.
Le chien s’arrêta net, ne la toucha pas. Il avait l’air particulièrement doux, avec des yeux farceurs à faire tourner les chèvres en bourrique. Pourtant, sans que son corps puisse résister, Clotilde s’adossa d’abord au tronc du chêne, puis lentement, centimètre après centimètre, glissa, comme si ses jambes ne pouvaient plus la porter, pour se retrouver assise sur l’herbe, tremblante.
Pacha l’observait, étonné, hésitant à lui lécher un bras ou une joue pile à la hauteur de sa truffe.
— Pacha, au pied, répéta Orsu.
Pacha.
Ce nom continuait de cogner dans les parois du crâne de Clotilde, mais ce n’était pas un labrador qui le portait, c’était un petit bâtard au pedigree indéfinissable que sa mère lui avait offert pour son premier Noël. Elle n’avait pas un an.
Pacha.
SON chien.
Pendant les sept premières années de sa vie, Clotilde l’avait porté dans ses bras, promené en poussette, gavé en cachette de carrés de chocolat et de morceaux de sucre. Pacha l’avait accompagnée partout, comme une peluche vivante qui ne la quittait même pas à l’heure de la sieste ou la nuit, qui dormait sur son lit, qui se couchait en boule à côté d’elle à l’arrière de la Fuego. Puis, un jour, Pacha avait sauté par-dessus la barrière. Sans doute cela s’était-il passé ainsi. Il n’était pas là quand elle était rentrée de l’école avec maman. Il n’était jamais revenu. Elle ne l’avait jamais revu. Elle ne l’avait jamais oublié.
Orsu siffla, cette fois, et le chien, enfin, fila vers son maître.
Une coïncidence? se força à raisonner Clotilde pour calmer ses pensées affolées. Encore une coïncidence? Des milliers de chiens en France devaient s’appeler Pacha…
Le labrador qui s’éloignait n’avait pas plus de dix ans. Il était donc né des années après que sa famille avait disparu dans l’accident. Presque vingt ans plus tard. Pourquoi alors lui donner le nom d’un bâtard de Normandie? D’un bâtard disparu en 1981? D’un bâtard qui n’avait jamais mis les pieds en Corse, puisque les parents de maman le gardaient chaque été? D’un bâtard dont Cassanu, Lisabetta et Orsu devaient ignorer l’existence?
Clotilde aperçut Franck se lever sous la pergola. Valou s’était installée un peu plus loin, les écouteurs fluo de son portable dans les oreilles, assise sur le banc de bois.
— On y va, Clo?
Telle mère, telle fille, devaient penser Cassanu et Lisabetta. Sa grand-mère sortit à l’instant de la bergerie et embrassa Orsu comme s’il était son fils.
— On y va, répondit Clotilde.
Pas facile de refuser. Pas facile de s’attarder. A se tenir ainsi seule sous le chêne, Clotilde n’avait pas démontré un sens aigu de la famille.
Ma vie tout entière est une chambre noire.
Dans Beetlejuice, la jeune Lydia Deetz possède le pouvoir de parler aux fantômes. Peut-être Clotilde possédait-elle également ce don?
Avant. Lorsqu’elle avait quinze ans.
Elle l’avait perdu, aujourd’hui. Elle n’était entrée en contact avec aucun fantôme ce soir.
A part celui de son chien.
Son bâtard.
Réincarné en labrador.
Lundi 14 août 1989, huitième jour de vacances,
ciel bleu de lin
J’admets. C’est rare que je vous écrive deux fois dans la même journée. Généralement, je prends le stylo le matin, quand tout le monde dort encore, ou le soir, bien cachée dans ma grotte des Veaux Marins, à la lueur de ma loupiote, bouffée par les moustiques rien que pour vous, mon lecteur des étoiles.
Ce matin, vous vous souvenez, je vous ai écrit pour vous parler de la grande affaire, papa qui tente de négocier avec maman un concert de polyphonies corses à la place du repas d’anniversaire à la Casa di Stella. Maman qui ne dit rien. Rien du tout. Pire que tout. Nico et moi qui observons les dommages collatéraux.
Boum! Les premières bombes ont été larguées sur l’île de Beauté.
Je vous raconte?
C’est parti! Toute la sainte famille Idrissi s’est retrouvée cet après-midi dans la rue Clemenceau de Calvi, la grande rue commerçante, pour… comment pourrait-on appeler ça? Une partie de poker? J’ai l’impression que c’est un peu ça, une vie de couple. Une partie de poker.
De poker menteur.
Imaginez une rue étroite, en pente, bondée, pire que le Mont-Saint-Michel un week-end de Pâques.
C’est Calvi. Cet après-midi.
Maman traîne, regarde, s’attarde, accélère, toujours un peu devant, ou loin derrière. Juste un peu plus longue devant les vitrines que d’habitude. Juste un peu moins causante. Pendant ce temps-là, papa cuit au soleil sur la rampe de Pardina, au pied de l’escalier qui monte à la citadelle, tuant comme il peut le temps avec Nicolas, à prendre quelques photos du port en contrebas, à admirer les yachts, à mater les Italiennes. Maman semble aimantée devant la boutique de chaussures. Elle décolle enfin, à regret, pour s’arrêter presque en face, devant Benoa, un magasin de fringues corses, classe, super originales. Des bouts de tissu qui ont l’air de valoir une fortune, posés sur des mannequins de plastique pas forcément mieux foutus que ma mère.
Moi j’observe. The Cure dans les écouteurs. Je passe Boys don’t cry, Charlotte Sometimes et Lovecats en boucle. Je m’en fous. J’ai mon objectif, tout là-haut.
Je crois qu’on a mis une heure à monter jusqu’aux remparts, et maman ne disait toujours pas un mot. Le premier qu’elle prononce, c’est juste avant le pont-levis à l’entrée de la ville fortifiée, devant la stèle qui prétend que Christophe Colomb est né ici (ils me font trop rire, les Corses, parfois!).
— Tu as l’appareil photo?
Bien vu, maman. Le sac en bandoulière sur l’épaule de papa est ouvert. Aucune trace du Kodak autour de son cou. Mon papounet bafouille, jette des regards idiots en contrebas vers la rampe de Pardina.
— Merde.
J’adore papa mais là, il les accumule depuis ce matin. Maman hausse les épaules alors qu’il redescend déjà à toute vitesse, un œil sur les touristes en dessous pour guetter si l’un d’eux ne se baisse pas pour ramasser un truc noir. Maman ne l’attend pas, elle fait un pas sous la voûte de pierre et se tourne vers moi avant l’entrée de la citadelle.
— Tu voulais aller chez Tao, Clo. Alors go!
Elle avance.
Go chez Tao, alors!
A ce moment-là, mon lecteur perplexe, je vous accorde deux petites lignes d’encadré explicatif: Tao, c’est un restau-bar-boîte situé tout en haut de la citadelle de Calvi. Méga connu! Méga branché! Méga peuplé! Je vous vois venir alors… Pour quelle foutue raison ai-je envie d’aller prendre une grenadine ou une menthe à l’eau chez Tao?
Réponse A: parce que tous les plus mignons et les plus friqués des jeunes trous du cul en vacances en Corse s’y retrouvent?
Réponse B: parce que le plus grand chanteur baladin du monde, Jacques Higelin, a écrit ici pour son pote la plus belle chanson du monde, La Ballade de chez Tao?
Voilà, je vous laisse deviner.
Go chez Tao!
On est déjà assises sur nos sièges en skaï rouge devant une petite table ronde lorsque papa revient, essoufflé.
— Tu l’as? fait maman.
Elle a commandé une piña colada.
— Non, aucune trace…
A ce moment-là, normalement, maman va préciser la marque de l’appareil, le mois et l’année où on le lui a offert, son prix d’achat estimé, sa valeur affective, maman a un code-barres à la place du cerveau.
Sauf que Nico parle le premier.
— T’es vraiment sûr, papa, qu’il n’est pas dans ton sac à dos?
Papa cherche alors dans son sac, pousse les verres, vide sur la table le contenu bordélique, des clés, des stylos, un bouquin, une carte routière, des cigarettes, un sac de plastique, jusqu’à dénicher tout au fond… l´appareil photo!
— Il était dans ton sac?
Maman n’en revient pas. Pas de danger qu’elle s’excuse pour autant.
— Faut dire, avec un tel bordel.
Papa encaisse. Machinalement, maman trie les objets éparpillés sur la table, les clés et le reste, jusqu’à s’étonner de la présence d’un sac plastique, entre une crème solaire et les lunettes de soleil.
Un sac Benoa.
Elle l’ouvre, déplie avec délicatesse le paquet, découvre, incrédule, une robe courte, décolletée en V, dos nu; des dizaines de roses rouges sont imprimées sur le tissu noir. Précisément la robe devant laquelle elle s’était arrêtée! Papa a même glissé au fond du paquet un bracelet et un collier assortis, couleur rubis.
— C’est pour moi?
Ben oui c’est pour toi, maman! Et papa l’a jouée trop classe en faisant semblant d’avoir oublié son Kodak pour courir te la chercher.
Maman file dans les toilettes enfiler la robe, ressort, les fines bretelles noires se perdent sur ses épaules cuivrées; ses seins, ses hanches, ses cuisses arrondissent le tissu léger, de la georgette il paraît (comment un nom de tissu aussi ringard peut-il devenir aussi excitant une fois porté par une femme aussi sexy?). Même les serveurs du bar de chez Tao se retournent sur maman, alors qu’ils ont dû en voir passer, des femmes aux formes bien moulées dans des robes mini-mini. Je fredonne rien que pour moi le mantra de Tao, devenu un hymne par le miracle de la mélodie d’Higelin.
Vivez heureux aujourd’hui, demain il sera trop tard.
Avant de s’asseoir et de croiser ses jambes nues sous la table, maman se fend du bout des lèvres d’un merci. Pas même un bisou sur la joue. Pas même un «T’es un chou». Pas même un «Tu m’as bien eue sur ce coup-là».
La vache!
Elle assure, Palma Mama.
Totale maîtrise.
Moi, un mec me fait ce coup-là, je craque tout de suite, je lui saute au cou même s’il m’a fait les pires crasses avant. Elle non, elle laisse juste son regard filer vers les affiches de concert collées sous le bar, traîner sur celle des sept chanteurs d’A Filetta, chemise noire et main sur l’oreille.
Totale maîtrise! Se laisser désirer.
Laisser espérer. Dévoiler un peu, le bas d’une jambe, le haut d’une poitrine, mais garder la main, chaude; la tête, froide. Congeler les émotions. Ne jamais se donner entière. Jamais. Ne jamais se donner sincère. Obliger l’autre à miser… toujours plus.
La vie de couple, une partie de poker.
O, mon lecteur du futur, jamais je ne pourrai jouer à ce jeu-là! Je me ferais rouler par le premier beau gosse venu. Je ne possède rien de cette confiance qu’affichent les autres filles, cette certitude que je peux tirer les ficelles, moi aux manettes et les mecs comme des pantins au bout du fil.
Je ne suis pas de la race des Palma Mama, des Maria-Chjara, parce qu’il faut que je vous parle d’elle aussi, y a du nouveau…
J’aime papa, et plus encore après le coup de la robe Benoa.
Mais j’admire maman… Vous ne le répéterez pas, hein, promis?
J’aurais trop la honte si elle lisait ça.
Alors je vous livre mon pronostic, là tout de suite, pour la Sainte-Rose, le soir du 23 août.
Polyphonies corses ou repas romantique à la Casa di Stella?
Je mise tout sur Palma Mama!
Il leva les yeux au ciel et fixa les étoiles.
Bien entendu. Bien entendu, tout aurait été si différent si Palma Idrissi avait gagné.
15 heures
Calvi n’avait pas changé, c’est d’abord ce qu’avait pensé Clotilde. Même citadelle de granit coiffant la baie, mêmes villages accrochés à la Balagne, même train de la plage jusqu’à L’Ile-Rousse.
Calvi comptait simplement davantage de touristes que dans son souvenir. Le contraste était saisissant entre le camping des Euproctes perdu dans le maquis, la bergerie d’Arcanu au cœur de la montagne, et cette foule entassée au bord de l’eau, ces familles tournant en rond dans des parkings surchauffés avant de se résoudre à aller se garer plus loin et revenir à pied, cette marée humaine descendant des ruelles comme une lave vivante, coulant de la citadelle pour se répandre sur les quais, les terrasses, les plages. Comme si accueillir des millions de visiteurs sur cette île ne changeait rien à sa quiétude, à la tranquillité des coins préservés, comme si cette invasion estivale ne devait pas inquiéter Cassanu et les autres amoureux de la Corse sauvage, puisque plus les touristes étaient nombreux et plus ils s’entassaient dans les mêmes lieux.
D’ordinaire, Clotilde n’aimait pas la foule, mais en ce début d’après-midi, elle la trouva rassurante. Le nombre imposait l’anonymat. Le brouhaha imposait le silence.
Depuis hier soir, elle avait tant parlé. D’elle. Des siens.
Avec Franck d’abord, sur la route du retour jusqu’au camping des Euproctes. Clotilde avait détesté son petit sourire de vainqueur. Admets-le, Clo, tu as beau être restée plantée sous le chêne avec Valou, m’avoir laissé en plan avec ton grand-père, personne n’est venu. Ton mystérieux correspondant t’a posé un lapin!
Mais oui, Franck, bien entendu, continue… Aucune soucoupe volante ne s’est posée dans la cour de la bergerie, aucun fantôme n’est sorti de terre, rien, rien que moi et ma fille face à la montagne vide.
Du coup, Clotilde n’avait même pas osé aborder avec son mari la nouvelle coïncidence qui l’obsédait, à laquelle elle ne voyait aucune explication logique.
Pacha.
Le nom du chien d’Orsu.
Le nom de son chien. Celui de son enfance.
Un nom qui, si elle allait au bout de son raisonnement sans qu’on lui oppose le refrain «Ce n’est pas possible, ma vieille», avait été donné à ce chiot, il y a une dizaine d’années, par quelqu’un qui avait connu Pacha. L’avait aimé. Avait pleuré sa disparition. Et puisque ce n’était pas elle, une seule solution s’imposait.
Seule sa maman pouvait avoir baptisé ce chien Pacha.
Il y a moins de dix ans. Vingt ans après l’accident, vingt ans après sa mort.
Ce n’est pas possible, ma vieille!
Franck avait garé la voiture devant la barrière fermée du camping et avait embrassé Clotilde sur la joue en la serrant un instant dans ses bras. Rien d’affectueux dans ce geste, avait-elle pensé. Seulement une accolade respectueuse entre deux joueurs après une partie de tennis. Leur couple se réduisait-il à une compétition? Un set à zéro pour Franck.
Si Clotilde avait détesté cette condescendance de Franck, cette politesse à laquelle se force un supérieur avec un employé borné, elle avait moins aimé encore le sourire de Cervone Spinello, ce matin, à l’accueil du camping. Lorsqu’elle l’avait abordé, il collait l’affiche d’une soirée eighties sur la plage de l’Oscelluccia.
— Je t’offre un café, Clotilde?
Non. Merci.
— Ta fille est superbe, Clo.
Connard!
— Elle me rappelle ta mère, elle possède sa classe, sa…
Un mot de plus et…
Clotilde s’était calmée. Grâce à sa profession d’avocate, elle avait petit à petit appris à maîtriser ses pulsions, à affronter les pires minutes des pires procès, quand la mauvaise foi d’un client dépasse les bornes du défendable, et qu’il faut le défendre, pourtant. Clotilde s’adressait à Cervone pour obtenir des renseignements précis. Rien à redire sur ce point, le patron du camping l’avait renseignée, avec une précision professionnelle. A propos d’Orsu…
Orsu était orphelin. Né d’une mère célibataire morte d’épuisement, de solitude et de honte, puis élevé par sa grand-mère, Speranza, la vieille sorcière vêtue de noir qu’ils avaient croisée hier sur la route puis à la bergerie. Speranza travaillait depuis toujours à la bergerie d’Arcanu, s’occupait du ménage et de la cuisine, de la traite des bêtes et de la cueillette des châtaignes. Elle faisait presque partie de la famille Idrissi et Orsu avait grandi dans ses jupes, à Arcanu.
En puisant au plus profond de ses souvenirs d’enfance, Clotilde parvenait à se rappeler, lorsqu’ils passaient la journée à la bergerie, avec Nicolas, une ombre apportant les plats, passant le balai, ramassant les jouets derrière eux. Elle se rappelait avec un peu plus de précision un bébé de quelques mois, qui restait presque toujours immobile dans le parc installé à l’ombre du chêne, entouré de peluches abîmées et d’animaux en plastique sales et décolorés. Un bébé muet. Maigre. Bizarre.
Orsu?
Ce nouveau-né chétif était devenu ce géant, cet ogre, cet ours?
Dès ses seize ans, Cervone l’avait embauché pour travailler au camping, parce que personne n’en voulait plus, et surtout pas l’école. Par pure bonté. Par amitié pour Cassanu. Par pitié, oui, si tu veux, Clo, par pitié, c’est exactement ça, si on veut vraiment nommer les choses.
Par pitié.
Connard!
Clotilde n’avait plus la force de varier les insultes crachées par ses pensées, son cerveau était saturé, de souvenirs étonnamment précis qui resurgissaient à chaque virage, à chaque rencontre, à chaque conversation, et qui entraient en collision avec tout ce qu’elle vivait depuis hier, comme si une vérité inavouable se dissimulait derrière, une vérité qu’elle n’avait pas su deviner en 1989, du haut de ses quinze ans.
Vingt-sept ans plus tard, elle avançait en piétinant dans la rue Clemenceau. La foule grouillante de l’artère commerçante de Calvi l’apaisait. Son regard se perdait dans la vitrine de chaussures de Lunatik, s’attardait sur les colliers de la bijouterie Mariotti, sur les robes de chez Benoa. D’autres images remontaient à la surface, un de ces souvenirs disparus qui s’était d’abord traduit par une vague réminiscence, l’impression d’avoir déjà vécu la même scène, avant que le voile se déchire et que le film repasse devant ses yeux avec netteté. La rue de Calvi, sa mère qui traînait comme elle aujourd’hui, devant les boutiques, son chéri qui lui offre la robe noire à roses rouges et les bijoux rubis sur lesquels elle avait flashé.
Celle, ceux qu’elle portait le jour de l’accident.
Clotilde mesurait seulement aujourd’hui toute la portée du geste de son père, offrir à sa femme la tenue dans laquelle elle allait mourir, sa parure pour l’au-delà, la plus séduisante qui soit pour le dernier regard amoureux. N’était-ce pas la plus belle preuve d’amour? Choisir ensemble le costume de sa mort comme on choisit celui de son mariage.
A force de traîner devant la boutique de Benoa, Valou l’avait rejointe. Il était rare que Clotilde fasse les boutiques, encore plus rare qu’elle les fasse avec sa fille. Mais par le miracle du temps suspendu des vacances, elle se retrouvait avec sa fille, les yeux fixés sur la même robe de viscose anthracite, comme des complices excluant du jeu l’homme de la famille, Franck, qui attendait adossé au mur du parvis de l’église Sainte-Marie, dix mètres plus haut. Ça leur ressemblait si peu, cette division sexuée de la maison, papa au foot avec le grand, maman aux soldes avec la petite. C’est au moins l’avantage des familles à enfant unique, pensa Clotilde, rendre impossible cette pernicieuse parité genrée.
Les touristes ruisselants peinaient sur la pente de la citadelle, cherchant l’ombre. Malgré la foule, personne n’avait eu l’idée, depuis l’été 89, d’installer un ascenseur. Passé le pont-levis, Clotilde hésita un instant à proposer à Franck et Valentine d’aller boire un verre chez Tao, mais elle trouva aussitôt l’idée ridicule: le pèlerinage sur les pas de son adolescence avait ses limites et Valou n’avait sans doute jamais entendu la moindre chanson d’Higelin. Clotilde préférait se perdre dans le dédale des rues de la citadelle. Jusqu’à perdre Franck.
Il les rejoignit neuf minutes et sept textos plus tard, à la terrasse de l’A Candella, une placette ombragée, avec vue panoramique sur le port entre les feuilles des oliviers. Lorsque Clotilde vit Franck apparaître le long des remparts, devant la tour du Sel, une main dans le dos cachant maladroitement son sac Benoa, elle en oublia pour un instant la ronde des mystères qui dansaient la salsa du démon autour d’elle. Franck avait fait l’aller-retour jusqu’à la boutique de prêt-à-porter féminin. Deux cents mètres de dénivelé au pas de course. Comme son père jadis!
Ado, elle se souvenait n’avoir pas su faire le tri dans ses sentiments, entre la fierté pour l’attention délicate de son père, l’admiration du fin jeu de séduction de sa mère et la jalousie comme un grand chapeau posant une ombre sur le tout. Elle avait rêvé alors, elle s’en souvenait maintenant, de jouer le même jeu. D’être la victime consentante d’un homme farceur. Elle ne s’en sortait pas si mal, au final. Franck avait encore le goût pour ces surprises-là, parfois.
Savoir surprendre l’autre, pensa Clotilde, la clé numéro un d’un couple qui dure.
Même si Franck l’avait fait avec moins de discrétion que papa jadis, moins de mise en scène, moins de fantaisie, à ne pas fournir d’explication à son départ précipité, à tenir grossièrement le sac Benoa dans son dos.
Ne pas faire la fine bouche, la clé numéro deux d’un couple qui dure.
Franck poussa les verres de grenadine et posa le sac sur la table.
— Pour toi, ma chérie.
Sa chérie, celle vers qui Franck avançait le sac, c’était Valou.
— Je suis certain qu’elle va t’aller à ravir, ma belle.
Eclipse totale. L’orage aurait pu tomber sur la citadelle, un tsunami emporter tous les yachts amarrés dans le port, un coup de vent arracher les parasols et les drapeaux…
Le salaud. Le triple salaud!
Clotilde pestait toujours en silence que Valou revenait déjà des toilettes, la robe anthracite enfilée à la hâte sur son maillot de bain. Sexy, moulante, parfaite.
— Merci, papa. Je t’adore.
Valou embrassait papa en y mettant de la conviction. Clotilde encaissait. Ils auraient dû faire deux gosses en fin de compte, l’enfant unique est une connerie, un piège pour le couple. Oui, deux gosses, un chacun.
Se faire piquer son mec par sa propre fille, elle touchait le fond.
Vie de merde! Envie de tuer!
Valou s’était levée et se tenait sur le parapet, avec en toile de fond la baie grouillante de Calvi, tendant son appareil photo. Et un selfie pour faire enrager ses copines! Cadeau de mon petit papa chéri.
Surréaliste. VDM VDM VDM.
Et ce goujat de Franck qui continuait de lui sourire en dévorant leur fille des yeux, qui passait sa main sous la table comme pour se gratter les couilles en douce.
Et qui en sortait un autre sac Benoa!
— Pour toi aussi, ma chérie.
Le salaud. L’adorable salaud!
Certes, Franck n’était pas au niveau de son père, jadis, du coup de l’appareil photo oublié, mais sa mise en scène à double détente tenait tout de même la route.
Clotilde se sentit chavirer. Pourquoi fallait-il qu’elle soit si vulnérable?
Ne pas faire la fine bouche.
Se rendre pulpeuse, humide, sensuelle.
Et embrasser son homme, sans retenue.
Ne pas faire la fine bouche…
Faire taire la petite voix qui lui répétait que tout se déroulait comme il y a vingt-sept ans. Même lieu, même histoire, même scène de famille. Cette robe que son homme venait de lui offrir, comme son père l’avait offerte à sa mère… c’était peut-être celle dans laquelle elle allait mourir.
Quelques heures plus tard, revenue au camping des Euproctes, seule dans les sanitaires, sans même Orsu pour passer la serpillière ou d’ados pour brailler du rap, elle enfila la robe de viscose et se regarda dans le miroir. Le constat fut sans appel. Si elle devait porter cette robe le dernier jour de sa vie, elle ne serait pas une morte aussi sexy que sa mère!
Le tissu tendu bâillait à la hauteur de ses seins pas assez volumineux, flottait sur ses hanches pas assez dessinées, recouvrait jusqu’aux genoux ses cuisses pas assez longues.
Elle n’était définitivement pas à la hauteur de sa mère.
Et Franck pas à la hauteur de son père.
Ils étaient morts trop tôt pour l’élever. L’élever au sens le plus pur, la hisser à leur hauteur.
Pourquoi?
Pourquoi étaient-ils morts?
Peut-être l’apprendrait-elle demain.
Cesareu Garcia, le gendarme en retraite qui n’avait rien voulu lui révéler au téléphone, l’attendait dans la matinée. «Vingt-sept ans que tu attends la vérité, Clotilde, avait-il dit avant de raccrocher. Tu peux bien attendre encore quelques heures supplémentaires.»
Mardi 15 août 1989, neuvième jour de vacances,
ciel bleu de méduse échouée
Allô, allô? Ici la plage de l’Alga, en direct.
Chacun sa serviette.
La mienne est noir et feu avec de jolies petites croix blanches alignées, et je peux vous dire qu’avoir déniché une serviette de plage Master of Pupetts de Metallica, c’est un sacré exploit! Celle de Nico, c’est une serviette rouge vif avec l’écusson Ferrari jaune, à peu près aussi ringarde que celle de Maria-Chjara, un coucher de soleil orange intense derrière l’ombre chinoise d’un palmier et de deux amoureux tout nus enlacés. Celle d’Hermann, posée entre celle de Nico et de la Chjara, est blanche et noire avec un B géant et un nom imprononçable barrant le tout. Borussia Mönchengladbach. Le top du glamour! Mais on ne peut pas retirer ça au cyclope, il est rapide et réactif, car il n’était pas le seul à vouloir poser sa serviette à côté de celle de la belle Italienne. Le jeu des serviettes sur la plage, c’est comme celui des places dans une classe. Jouer des coudes pour se retrouver assis à la bonne table, à côté de la bonne personne.
Moi je m’en fiche. Comme d’hab, je me tiens en retrait, un peu plus haut sur la plage, à la limite de l’ombre des pins maritimes, les genoux et les fesses planqués sous mon tee-shirt trop grand. De là, je domine la plage, je distingue toutes les nuances de bleu de l’eau qui devient bêtement transparente quand on y plonge, les gouttes incroyables de turquoise entre le bleu profond des colonies de posidonies. Sans oublier tout un écosystème d’êtres humains à observer.
Si je tourne les yeux vers la pointe de la Revellata, je vois encore les ruines de la marina Roc e Mare qui a sauté il y a trois jours. Toujours aucune nouvelle de l’enquête sur l’explosion, j’ai eu beau cuisiner Aurélia, la fille du gendarme, rien! D’ailleurs, elle m’énerve toujours autant, celle-là, à se balader sur la plage avec son air supérieur, tout habillée elle aussi. Je déteste qu’on puisse penser qu’on se ressemble. Que j’ai un point commun avec cette fille qui marche dans le sable comme si c’était son tour de garde, comme si le bord de mer lui appartenait, comme s’il y avait un temps de stationnement limité pour les serviettes et qu’elle le contrôlait, qu’elle vérifiait que les gosses rebouchent bien les trous de leur château de sable avant de s’en aller, qu’elle espionnait tout le monde avec ses yeux de faucon pèlerin. Avant d’aller tout rapporter à son père.
Je ne lui ressemble pas, rassurez-moi! Je suis l’inverse d’Aurélia, vous êtes d’accord?
Je ne juge pas, moi.
Je ne condamne pas.
J’analyse simplement, j’apprends. Je me documente sur les plaisirs qui me sont encore interdits.
J’emmagasine, la théorie au moins. Pour plus tard. Quand je serai grande.
Pile face à moi, Maria-Chjara a retourné sa peau caramel sur sa serviette orange et a tendu une main vers Hermann, en aveugle, comme si elle ne savait même pas qui était son voisin de plage, et qu’elle s’en fichait. Dans sa main, il y a un tube de crème solaire. Pas un mot, pas un regard. Juste un geste, explicite, celui de faire sauter dans son dos la fermeture de son haut de maillot et de coller ses gros seins contre la serviette, de planquer ses tétons dans le tissu-éponge. Exactement comme maman, qui se tient plus loin, avec des copines du camping. Parents d’un côté, ados de l’autre, c’est la loi de la plage.
Palma Mama emporte toujours son gros sac, sa bouteille de Contrex, son gros livre sans lequel elle ne sort jamais, elle doit en être à la page 12, j’ai vérifié, le marque-page n’a pas bougé depuis une semaine.
Papa n’est pas là. La plage, il déteste. Il doit traîner à Arcanu, avec son père, les cousins, les amis, entre Corses… N’empêche, les autres années, papa faisait un effort pour mettre les pieds dans le sable, tapait la balle avec Nico, construisait un château avec moi (bon, ça, d’accord, c’était il y a longtemps), allait piquer une tête, dormait une heure en tenant la main de maman.
Pas cet été! Papa et maman continuent de se faire la gueule pour le concert de polyphonies le jour de la Sainte-Rose; comme s’il en voulait à maman ou que maman n’avait toujours pas digéré. Si un jour j’ai un amoureux, je ne voudrais pas finir comme eux.
Je tourne la tête, la plage est un théâtre, une scène de dix mille mètres carrés avec des centaines d’acteurs de tous les âges et de toutes les couleurs…
Mon regard se pose sur un jeune couple. Une serviette pour deux.
Je veux être comme eux!
Le couple ressemble à des dizaines d’autres. C’est pas si difficile, le bonheur! Suffit d’avoir vingt ans, ce qui arrive à tout le monde, vous êtes d’accord. Suffit d’être beau une fois à poil, ce qui arrive à presque tout le monde à vingt ans, et surtout une fois bronzé. Une fille et un gars, et ça se regarde dans les yeux comme dans un miroir, et ça se tient la main, et ça se caresse, et ça admire le cul de l’autre lorsqu’il se lève pour aller se baigner, et ça se sourit, ça rit même, ça fait attention à l’autre, ça doit avoir vaguement conscience que ces moments-là, faut pas les gâcher parce que ce sont les plus beaux et qu’ils ne reviendront pas. Alors ça savoure, ça s’enamoure, ça s’aime, tout simplement.
Mon regard remonte la plage comme on remonte le temps.
Je trouve ce que je cherche. Un couple de trente ans.
Lui n’est pas mal, sportif, à quatre pattes, presque enterré dans l’immense piscine de sable qu’il creuse avec ses gamins crémés et chapeautés, deux et quatre ans. Il a l’air d’adorer ça, davantage même que les gamins. Elle lit, distraitement, et de temps en temps elle lève la tête et les observe. Heureuse. Elle rajuste l’élastique du chapeau sous le menton du petit blond, tend une bouteille fraîche avec une tétine, écarte une mouche.
Elle veille.
Sexy jusque dans le moindre geste. On sent qu’elle est là où elle voulait être. Qu’elle a obtenu ce qu’elle voulait obtenir. L’apogée. Le sommet.
Elle surveille.
Parce que tout ce qu’elle possède, son mari bien dévoué, ses enfants bien élevés, son corps bien roulé, elle veut le garder.
Comme si tout ça était éternel!
Tu rêves, ma vieille!
Mon regard glisse encore, je n’ai que l’embarras du choix, je me pose quelques mètres plus loin.
Ils ont quarante ans. Peut-être cinquante.
Elle lit, vraiment. Concentrée. Les dernières pages d’un gros pavé. Lui, à côté, s’ennuie. Il est pourtant encore pas mal, grand, grisonnant, quelque chose dans le regard de puissant. Il regarde ailleurs. Une plage, ça ne manque pas de jolies choses sur lesquelles poser les yeux.
Ou bien, je choisis un autre couple. Le même, même âge, mais inversé. Lui est allongé sur le côté, tournant le dos au soleil, à l’ombre d’un parasol, le ventre un peu gras glissant doucement sous lui comme un ballon dégonflé. Elle à côté, encore superbe, s’emmerde. Elancée, élégante; maquillée, soignée. Elle regarde ailleurs. Son regard se pose sur des gosses qui jouent au loin. Les siens doivent être déjà trop vieux, ou pas assez pour leur avoir offert des petits-enfants. Elle s’emmerde, résignée à attendre ainsi, tout le reste de sa vie.
Elle va être longue, la pente à redescendre, ma grande…
Le temps passe. Mon regard glisse. Je cherche un long moment avant de trouver les spécimens rares que je cherche.
Ils ont soixante-dix ans, quatre-vingts peut-être. Je n’entends pas ce qu’ils se disent mais ils se parlent, c’est certain. Il doit lui demander si elle n’a pas trop chaud, elle doit lui demander s’il veut son livre, ses lunettes, sa casquette. Et puis, d’un coup, ils se lèvent.
Je n’aime pas leurs corps nus. Moi, si j’avais comme eux la peau ridée, les os apparents qui semblent la percer, la chair comme trop lourde, agglutinée dans le menton, le cou, le ventre, les fesses, je me planquerais.
Mes mains se tordent dans mon tee-shirt.
Ces deux vieux me fascinent, à se tenir ainsi la main en entrant dans l’eau, à ne même pas hésiter à avancer, à ne même pas frissonner sous la morsure de l’eau, à coller un instant leurs lèvres l’une sur l’autre et à s’éloigner, vers les voiliers, dans un crawl impeccable et coordonné.
— Tu mates les vieux, maintenant?
J’ai levé les yeux.
C’est Cervone. Cervone Spinello. Bermuda, chemise à fleurs, baskets. Lui non plus, je ne l’ai jamais vu en maillot. La plage, l’ai-je entendu crâner une fois, je l’ai toute l’année rien que pour moi. Alors l’été, je la laisse aux blaireaux.
Depuis combien de temps était-il là? Depuis combien de temps m’observait-il? Moi, ma mère, les autres mères, les autres ados? Comme pris en faute, mon regard remonte la plage, comme si je pouvais rembobiner tout ce que je viens de voir et revenir au point de départ.
Trois serviettes hideuses.
Nicolas a toujours le cul posé sur le cheval cabré de sa serviette Ferrari, lunettes de soleil sur les yeux, ni crème ni chapeau, comme s’il se fichait des dégâts que le soleil pourrait faire sur sa jolie peau musclée. Maria-Chjara se tient toujours cambrée sous les caresses gélatineuses d’Hermann, les yeux braqués sur les ados torse nu qui jouent au volley un peu plus loin, Estefan et ses rêves de toubib, Magnus et ses rêves d’Oscar, Filip et ses rêves d’étoiles. Le jeune Allemand passe et repasse la crème sur le dos de la belle Italienne, attaque la cinquième couche, hésitant à s’aventurer ailleurs, à glisser ses doigts sur le rebord des courbes dorées sous l’élastique tendu du bas du maillot, vers la naissance de la poitrine posée sur le haut du maillot dégrafé.
Pauvre petit cyclope…
Je crois qu’il est temps que j’aie une vraie conversation avec vous. Que je vous révèle qui est Maria-Chjara.
Ça va vous plaire!
Il referma le cahier et laissa filer entre ses doigts une poignée de sable de la plage de l’Alga. Après tout, il était logique de lire ce journal sur le lieu du crime. Puisque tout avait commencé ici, ce jour-là.
Indéniablement, Clotilde possédait un grand talent pour peindre les sentiments. A quinze ans, c’en était même étonnant. A croire que ce récit n’avait pas été écrit par elle; ou par elle, mais des années plus tard, avec recul et maturité. Ou que son récit avait été réécrit, comme une photo retouchée, même s’il ne contenait aucune rature, même si l’encre, comme le reste, avait séché.
11 heures
«19, rue de la Confrérie, avait précisé au téléphone Cesareu Garcia. Derrière l’église de Calenzana. Tu ne peux pas te tromper.»
Etrange. Au 19, rue de la Confrérie s’élevait une bâtisse à la façade délabrée dont le crépi jauni se décollait, dévoilant des trous laissés par des briques grises mal scellées, des encadrements de fenêtre ajourés que des volets cloués et troués peinaient à masquer.
«Ne frappe pas avant d’entrer, avait ajouté le gendarme en retraite, je ne t’entendrai pas. Pousse la porte et traverse la maison sans trop faire attention à mon bordel de vieil ours, je t’attendrai dans le jardin derrière. Dans la piscine.»
La piscine…
Clotilde s’était imaginé une villa somptueuse, un peu au-dessus du village, avec véranda, bain de soleil, parasol et transat. Un peu comme celle exposée sur les affiches accrochées partout le long de la route, qui annonçaient un concert eighties le lendemain soir à la discothèque le Tropi-Kalliste, plage de l’Oscelluccia.
Clotilde se reconcentra et poussa la porte, traversa deux pièces aussi minuscules qu’encombrées, une cuisine moisie qui sentait les figatelli grillés et un salon presque entièrement occupé par un lit convertible tellement défoncé qu’il semblait ne plus jamais pouvoir être replié en mode canapé. Des rideaux déchirés volaient devant la porte du jardin tout au bout de la pièce, Clotilde les écarta avec un peu de dégoût, comme on déchire une toile d’araignée tissée sur un meuble condamné.
— Entre, Clotilde.
Clotilde baissa les yeux vers la voix qui semblait sortir d’une bouche d’égout.
Le jardin était encore plus petit que la pièce qu’elle venait de quitter, barré par trois palissades et presque réduit à une dalle de béton à laquelle on accédait par trois marches. Dans le ciment était percé un trou d’un mètre de diamètre. La taille d’un puits. Et dans le puits trempait Cesareu. Seuls en sortaient ses épaules de taureau, son cou épais et sa tête coiffée d’une casquette Tour de Corse 97.
Sa piscine?
Un hippopotame coincé dans un marigot asséché.
— Approche. Prends une chaise, Clotilde. Moi je ne sors pas de mon trou d’eau avant que ce putain de soleil ne soit passé derrière les murs du jardin.
Elle s’installa sur un fauteuil en plastique.
— Je suis comme un cachalot, continua le gendarme. Une baleine échouée. Dès que la température monte au-dessus des vingt-cinq degrés, j’ai besoin d’être hydraté. De bouger le moins possible, sinon je crève!
Clotilde l’observait, incrédule. Cesareu passa son doigt sur le cercle de béton.
— Du sur-mesure, ma belle… Creusée pile à la dimension de mon tour de taille… Eh oui, ma jolie, le sergent Garcia a encore pris du poids depuis la dernière fois que tu l’as vu.
Elle se contenta de sourire. Oui, elle se souvenait. Bien entendu, tout le monde dans le coin surnommait Cesareu Garcia «sergent», jamais personne ne l’avait appelé par son véritable grade. Capitaine? Lieutenant? Adjudant?
— C’est bien que tu sois venue.
— Je ne sais pas…
— Moi non plus, en fait.
Ça commençait bien. Cesareu ne prononça pas un mot de plus, il semblait s’endormir doucement dans son bain. A moins que ce ne soit une vieille ruse d’éléphant de mer. La laisser venir pour ne pas devoir briser lui-même la glace.
Après tout, si c’est ce qu’il attendait…
— Comment va votre fille, Cesareu? Ça me ferait bizarre de la revoir. Dans ma tête, Aurélia a encore dix-sept ans alors qu’elle doit avoir plus de quarante aujourd’hui. Pile deux ans de plus que moi.
— Elle va bien, Clotilde. Elle va bien. Elle est mariée, tu sais. Depuis des années.
Mariée?
Quel type avait bien pu accepter de partager sa vie avec cette rabat-joie?
Depuis des années?
Le pauvre gars!
— Elle a des enfants?
Le cachalot aspergea sa face rougie.
— Non.
— Désolée.
— Tu peux l’être. Ça me fait vraiment chier de ne pas être grand-père.
Cesareu se redressa un peu. La ligne de flottaison s’abaissa au niveau de ses tétons. Clotilde imagina qu’il était assis au fond du puits sur une sorte d’escabeau et qu’il avait fait grimper ses fesses d’une marche.
— Alors, Cesareu? C’est quoi, votre grand secret?
Cesareu observa longuement le jardin de poche, les palissades, la porte ouverte de la maison et les rideaux volants, comme si la DST y avait installé des micros.
— Tu sais, ma jolie, parce que tu es sacrément jolie, Clotilde, je pense que je ne suis pas le premier à te le dire depuis ton retour sur l’île. Tu l’étais déjà à l’époque, remarque, mais tu ne le savais pas encore. Le charme d’une fille, c’est comme le bonheur, les miracles, les grigris et toutes ces autres conneries, suffit d’y croire pour que ça marche. D’y croire vraiment, d’y croire connement, comme les fakirs qui marchent sur le feu sans se brûler, si tu vois ce que je veux dire.
Clotilde ne chercha même pas à dissimuler son agacement. Elle secoua la main comme pour chasser une mouche invisible, se leva et tourna autour du trou, se positionnant dans le dos du sergent.
— Pourquoi m’avez-vous fait venir, Cesareu?
Le gendarme coincé dans son tub ne pouvait plus qu’entendre Clotilde et deviner son ombre fine, suffisante pour éteindre les étoiles scintillant à la surface du puits. Il tenta de se contorsionner, puis renonça.
— Tu te souviens, Clotilde, c’est moi qui étais chargé de l’enquête à l’époque. Moi seul. Il y avait une sacrée pression, tu peux me croire. Trois morts en plein été, même si les Corses conduisent comme des dingues, c’est rare. Très rare. Sans oublier que ton papa n’était pas n’importe qui. Le fils de Cassanu Idrissi. Je ne sais pas si tu te rends compte. A l’époque, Cassanu possédait la moitié de la commune, et les communes de Corse, tu sais ce qu’on dit, elles sont plus grandes que les cantons du continent, elles vont de la ligne de crête à la ligne d’horizon, on peut y faire du ski alpin l’hiver et du ski nautique l’été.
Clotilde le coupa, cassante.
— C’était un accident, non?
— Oui, un accident, bien entendu. Un accident et tout le monde est content.
D’un coup, le sergent se leva. Son corps obèse éclaboussa le ciment alors qu’il remontait à l’aide d’une échelle scellée à la paroi du puits dont le niveau avait baissé brusquement, semblant presque à sec. Un minuscule slip rouge disparaissait sous les plis de son ventre comme s’il portait un string à l’envers, le cache-sexe sur ses fesses et une ficelle pour le reste. Sans même se sécher, il entra dans la maison, grogna tout en semblant déplacer les meubles, «Où est-ce qu’Aurélia a encore rangé ce foutu dossier?», puis en ressortit quelques secondes plus tard, un peignoir ouvert sur les épaules et une chemise cartonnée dans la main. Il prit une chaise de plastique qu’il tira vers l’ombre de la palissade et tendit le dossier à Clotilde.
— Ouvre.
Clotilde posa la chemise sur ses genoux, l’ouvrit, tourna la première page.
Un nom. Une immatriculation. Une date de naissance.
Fuego. Modèle GTS. 1233 CD 27. Mise en circulation le 03/11/1984.
Des photos de la carcasse d’une voiture.
En couleur.
Un toit éventré. Des pneus carbonisés. Gros plans sur des éclats de verre.
Clotilde retint un haut-le-cœur.
— Continue, Clotilde. Continue avant que je t’explique.
Plusieurs pages encore.
Des rochers rouges. Trois cadavres étendus sur les rochers. Du sang. Du sang partout.
Une autre page.
Un nom, Paul Idrissi, né le 17 octobre 1945, décédé le 23 août 1989.
Une dizaine de photos, des détails des clichés précédents, des agrandissements, un visage tuméfié, un bras tordu en équerre, un torse dissymétrique, un cœur écrasé dans un étau.
Une autre page, Nicolas Idrissi, né le 8 avril 1971, mort le 23 août…
Clotilde ne put en lire davantage. Elle bloqua d’abord la remontée de bile dans sa gorge, tenta de baisser à nouveau les yeux vers le dossier, puis brusquement se précipita vers la piscine circulaire, s’agenouilla, et vida ses tripes.
Cesareu lui tendit un mouchoir en papier.
— Désolée, s’excusa Clotilde.
— Tu peux. Ils annoncent trente-sept degrés aujourd’hui. Et le service d’entretien de ma piscine est en vacances jusqu’au 21 août.
Le regard de Clotilde se posa sur l’épuisette à feuilles adossée à la palissade. Le sergent la retint par l’épaule.
— Laisse tomber, Clotilde. Je déconne, je m’en fous. C’est de ma faute, mais je voulais que tu ailles au bout… Jusqu’à…
— Jusqu’aux photos de maman?
Cesareu hocha la tête. Toujours agenouillée, Clotilde leva vers le gendarme un regard de Marie Madeleine contemplant le Christ ressuscité.
— Maman n’est pas morte. C’est ça?
Elle l’avait deviné. C’était évident. Les indices étaient tellement évidents, convergents. Cette lettre explicite qui évoquait la chambre noire, la serpillière d’Orsu, le labrador baptisé Pacha. Autant de mystères qui ne pouvaient s’expliquer que par la présence de sa mère, ici, vivante. Cesareu Garcia connaissait la clé pour résoudre l’équation impossible: comment Palma Idrissi avait-elle pu survivre à l’accident?
— Ma mère n’est pas morte? répéta-t-elle.
Cesareu la regarda comme si elle avait blasphémé.
— Qu’est-ce que tu racontes, Clotilde? (Il avait l’air sincèrement navré.) Ne va surtout pas te mettre ça en tête, ma pauvre. Il n’y a aucun doute là-dessus. Ta mère est décédée dans le ravin de la Petra Coda, avec ton père et ton frère. Tu les as vus mourir sous tes yeux. J’ai vu leurs cadavres moi aussi, la pire expérience de ma vie, comme des dizaines d’autres témoins. Non, bien entendu, ce n’est pas pour t’annoncer que ta mère est revenue d’entre les morts que je t’ai fait venir.
Clotilde serra les lèvres pour ne pas craquer. Ne pas pleurer.
Articuler.
— Al… alors?
— Observe la page suivante. Après les photos.
Clotilde reprit le dossier, sauta la page de Nicolas mais eut la force de regarder celle de sa mère, six clichés de son corps déchiqueté, six agrandissements de la photo de son cadavre, comme écartelé, avant de tourner la feuille.
La tôle froissée remplaça la chair broyée. Elle découvrit des photos de la Fuego. Entière d’abord, puis les clichés fouillaient l’intimité de la carcasse, du moteur, de l’habitacle. Clotilde observa sans comprendre des gros plans d’une courroie de transmission, d’un arbre à cames, d’une barre de direction, d’un triangle de suspension, d’un câble de frein. Du moins est-ce ce qu’elle supposait. Elle n’avait dû ouvrir un capot qu’une fois dans sa vie, en plein hiver, pour nettoyer des bougies encrassées, et, ce jour-là, elle s’était épatée elle-même à se repérer presque d’instinct dans cet immense casse-tête d’acier.
Elle délaissa le dossier pour se tourner vers le gendarme, ses yeux se trouvaient à la hauteur exacte de son ventre. Clotilde eut l’impression que le corps du sergent continuait de fondre au soleil, de dégouliner, qu’il ne mentait pas et que s’il restait trop longtemps hors de son trou d’eau, il se transformerait en une mare de chair gélatineuse et visqueuse.
Le dégoût. Un immense dégoût bouillonnait à nouveau dans son estomac. Elle hurla presque.
— Nom de Dieu, où voulez-vous en venir?
— Cette dernière page, Clotilde, ces dernières photos, elles ne sont pas officielles. Si tu vérifies la date, tu verras qu’elles ont été prises quelques semaines après l’accident, alors que l’enquête était officiellement close. J’ai attendu que tout se calme pour demander à un copain d’examiner ce qui restait de la Fuego. En toute discrétion. Ibrahim tient un garage à Calenzana. On se connaît depuis l’enfance. C’est un type clean, même s’il n’est pas assermenté par le juge.
— Pourquoi avoir attendu tout ce temps?
Il sourit.
— Je t’ai dit, il y avait une sacrée pression, Clotilde. Le fils, le petit-fils, la bru de Cassanu Idrissi, je ne sais pas si tu te rends compte. C’était remonté jusqu’au député Pasquini et au président Rocca Serra. Alors on s’est contenté de confier l’affaire à un pauvre type chargé de bâcler l’enquête. Moi. Le sergent Garcia. Une enquête dont le dernier mot était déjà écrit.
ACCIDENT.
Clotilde tentait de repousser les images de la Fuego qui éventrait la barrière, plongeait dans le vide, rebondissait trois fois, tuait trois fois.
Un accident, bien entendu. Où ce flic obèse voulait-il en venir?
— Regarde la troisième photo, Clotilde. C’est la crémaillère de direction. Et, aux extrémités, les biellettes de direction et les rotules.
Elle ne voyait rien d’autre qu’une tige de fer, une pièce de métal conique et un gros écrou.
— C’est l’une des rotules qui a lâché. D’un coup. Au moment où ton père a voulu braquer, juste avant le ravin de la Petra Coda.
Son père n’avait pas tourné.
Elle revoyait encore la Fuego lancée comme une balle. Ce n’était pas un suicide. Seulement la direction qui avait lâché. Sa voix se radoucit.
— Donc, c’était un accident?
— Oui, comme je te l’ai dit, c’est dans le rapport officiel, juste avant le mot FIN. Une rotule de direction a sauté. La seule coupable, c’est la bagnole. Sauf que d’après mon pote Ibrahim…
Des gouttes épaisses perlaient de son bide, pas de sueur, de graisse.
— Sauf que d’après mon pote, répéta-t-il, la défaillance de la rotule n’était, comment te dire… pas naturelle.
— Pas naturelle?
Il se pencha vers elle. Le ventre posé comme un tablier sur ses genoux.
— Je vais être plus précis, Clotilde. J’y ai repensé des centaines de fois depuis, j’en ai discuté avec Ibrahim, j’ai détaillé les clichés et les pièces à conviction. Et à force, ma conviction s’est forgée.
— Accouchez, merde!
— La direction a été sabotée, Clotilde! L’écrou de la rotule a été dévissé, juste assez pour être certain qu’avec les vibrations elle sauterait, au bout de quelques virages, que la biellette de direction tomberait d’un coup et que le conducteur se retrouverait avec un volant tournant dans le vide et un véhicule brusquement incontrôlable.
Clotilde demeura silencieuse.
Doucement, elle se leva puis posa ses fesses sur le ciment mouillé. Les bras autour des genoux, recroquevillée. Prostrée.
Cette fois, c’est l’ombre du pachyderme qui vola le soleil de Clotilde. Il s’était lui aussi levé.
— Je devais te le dire, Clotilde.
Elle avait froid. Elle tremblait. Le puits l’attirait. Pourvu qu’il n’ait pas de fond. Qu’elle puisse couler pour l’éternité.
— Merci, Cesareu.
Elle laissa passer un long silence avant de prononcer un autre mot.
— Qui… qui d’autre est au courant?
— Une seule personne… La seule qui devait savoir. Ton grand-père, Clotilde. J’ai donné une copie de tout le dossier à Cassanu Idrissi.
Elle se mordit les lèvres. Au sang.
— Qu’est-ce qu’il a dit?
— Rien, Clotilde. Rien du tout. Il n’a eu aucune réaction. Comme s’il l’avait toujours su. C’est ce que j’ai pensé alors. Qu’il l’avait toujours su.
Le sergent n’ajouta rien d’autre. Il mit un temps infini à fermer son peignoir, observa la surface souillée de sa piscine, puis plus lentement encore se dirigea vers l’épuisette rangée contre la palissade. Il se tourna une dernière fois vers Clotilde.
— Passe voir Aurélia, ça lui fera plaisir.
Passer voir cette garce? Quelle idée!
— Elle n’est pas loin. Tu dois te souvenir du chemin. Elle habite la Punta Rossa, sous le phare de la Revellata.
Les mots se mélangeaient, pris dans un tourbillon. Le puits était une marmite où Cesareu les avait jetés.
Cette garce d’Aurélia.
La Punta Rossa.
Le phare de la Revellata.
Cesareu souleva sa casquette comme pour mieux planter ses yeux dans ceux de Clotilde.
— Je m’attendais à ce que tu sois surprise, ma belle. Moi aussi, on me l’aurait dit il y a vingt-sept ans, je ne l’aurais pas cru. Mais oui, Aurélia habite là-bas. Depuis tout ce temps. Tu sais ce que ça signifie, ma jolie, pas besoin de te faire un dessin. (Il laissa tout de même le temps à Clotilde de régler la mire de ses souvenirs.) Aurélia vit avec Natale.
Clotilde tangua au-dessus de la piscine de béton. Elle venait de tomber dans ce puits sans fond pour la seconde fois en moins de quelques minutes. Et cette seconde fois l’asphyxiait encore plus que la première.
Plus douloureuse.
O combien plus douloureuse.
Mercredi 16 août 1989, dixième jour de vacances,
ciel bleu de fée
Il était une fois…
Il était une fois une petite princesse calabraise.
Maria-Chjara Giordano.
Ça commence comme dans un conte car Maria-Chjara est une vraie princesse. Elle est née trois ans avant moi, la même année que mon frère, en 1971, dans le petit village de Pianopoli, près de Catanzano en Italie.
Son père dirige la plus grande entreprise de ramassage de chou brocoli de la Calabre, c’est la spécialité là-bas paraît-il, le chou brocoli à jets verts. Il a déjà soixante ans et soixante millions de lires sur son compte en banque lorsqu’elle naît; son père est beau, un vieux beau, comme on dit, c’est-à-dire qu’il n’a plus de beau que ses yeux bruns et sa chevelure bouclée et argentée; sa mère a dix-neuf ans de moins que son mari, et dix-neuf centimètres de plus, sans les talons; elle est mannequin pour Ungaro et actrice pour des séries B tournées à Cinecittà, dont aucune n’est jamais passée en France. J’ai surveillé, vous pensez.
Mieux arrosée que les choux-fleurs de papa, Maria-Chjara a vite poussé.
Plus vite que moi en tout cas. L’année de ses quinze ans, elle dépassait déjà le mètre soixante-dix. Elle avait un peu ralenti les années suivantes, pour culminer au mètre soixante-quinze, mais les centimètres qui n’avaient pas pu allonger davantage ses cuisses, son dos ou ses chevilles s’étaient épanouis ailleurs, gonflant sa poitrine, arrondissant ses hanches, bombant son cul. Un petit miracle d’harmonie, des courbes d’héroïne de BD italienne, celles que papa planque dans la bibliothèque entre Tintin et Astérix. Une fille créée par Manara.
Ce genre de nana…
Papa Giordano, sans doute pour oublier l’odeur du chou brocoli et profiter un peu des dix-neuf centimètres de sa starlette, avait acheté une villa sur les hauteurs de la Revellata pour y revenir tous les étés. La petite princesse calabraise, unique héritière, s’ennuyait seule dans son palais de pierre, et de temps en temps, puis de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps, le 4 × 4 Suzuki de son papa la déposait entre la plage de l’Alga et le camping des Euproctes pour qu’elle s’amuse avec des amies de son âge. Des amies… et des amis.
Cet été 1989, papà et mamma Giordano étaient partis faire le tour de la Sardaigne dans leur yacht, amarré toute l’année dans la baie de Calvi, et princesse Chjara, du haut de sa toute fraîche majorité, leur avait fait comprendre qu’il était hors de question qu’elle s’emmerde avec eux pendant un mois dans une prison flottante de trente mètres sur dix.
Elle se débrouillerait seule. Et son père avait déposé les clés de la villa au creux de sa main.
Chjara ne baratinait pas.
Elle se débrouillait très bien seule.
Danser mieux que Kaoma la lambada. Chanter mieux qu’Eros Ramazzotti Una storia importante. Réciter mieux qu’Agnese Nano les répliques de Cinema Paradiso, baisers compris.
Programmée pour devenir star!
Briller dans la galaxie avant que toutes les étoiles ne filent.
Séduire ou périr!
Maria-Chjara. L’histoire d’une princesse…
Je suis toujours là dans l’ombre, sur mon bout de plage, limite pinède, avec les épines qui me rentrent dans les fesses, Les Liaisons dangereuses ouvertes sur mes genoux. Maria-Chjara s’est levée d’un coup de sa serviette ombres chinoises et Hermann le cyclope est resté les mains poisseuses en l’air, à caresser le vide.
Pas assez speed, Hermann… Ah ah ah!
Maria-Chjara s’est levée comme ça, sans remettre le haut de son maillot. Elle est allée commander un Coca à l’autre bout de la plage, et toute la plage s’est retournée sur elle. Je vous le jure, de mon point d’observation un peu en surplomb, le spectacle était saisissant, comme un champ de tournesols suivant la course d’un soleil, mais en mille fois accéléré. Avec les coquelicots, les bleuets et les épis de blé qui se tordent eux aussi la tige.
Je fais exprès de baisser les yeux sur mon livre.
Je me suis trompée, en fait.
Valmont, ce n’est pas mon frère! Valmont, c’est Maria-Chjara.
Le séducteur libertin, dans le roman au XVIIIe siècle, ne pouvait pas être une femme, question d’époque. Mais aujourd’hui, bien sûr que oui! Les filles qu’on respecte, qu’on admire sont celles qui assument, qui assurent, qui font ce qu’elles veulent de leur corps et de leur cœur, qui font ce qu’elles veulent des mecs.
Putain, moi, j’en suis loin!
Maria-Chjara est vierge. C’est le bruit qui court. Dans les tentes, sur la plage, sous les douches des filles et dans les chiottes des garçons. Faut dire qu’elle l’a quasi crié au haut-parleur, punaisé sur le panneau d’affichage du camping.
Je suis vierge… et j’entends bien ne pas le rester.
Maria-Chjara a fait le vœu de non-chasteté.
Elle l’a presque annoncé comme un concours de pétanque, un tournoi de ping-pong ou une soirée loto. Elle va s’offrir un mec. Pour la première fois. Un seul! Avant la fin de l’été.
Et depuis, Maria-Chjara se balade en string, seins à l’air, pour aller chercher sa boule de glace pistache, sa baguette, son Jeune et Jolie. Kaprisky dans L’Année des méduses, pour vous donner un aperçu.
Là, elle revient déjà avec son Coca.
Trois pas en avant, ralentir, nuque en arrière, une gorgée, avancer, corps cambré, tortiller des reins, onduler le bassin, laisser couler quelques gouttes l’air de rien, s’essuyer la peau sucrée d’un revers de main.
Continuer.
Avec tous les hommes allongés à ses pieds, les pelles des papas qui se figent au-dessus des châteaux de sable, les canettes de bière glacée qui se collent aux lèvres, les ballons de volley qui roulent sans aucun mec pour courir après. Estefan, Magnus, Filip, foudroyés!
Saleté!
Je ne peux pas m’empêcher de l’admirer…
De la jalouser…
De la détester.
De haïr ces regards des hommes sur sa poitrine qui défie les lois de la pesanteur.
Je suis mal barrée, même si j’ai une théorie là-dessus. Vous voulez la connaître? Après tout, je ne vous demande pas votre avis, ça va me défouler de vous la balancer! Sortir avec une fille qui a des petits seins, une fille avec qui on veut faire sa vie je veux dire, une fille comme moi par exemple, c’est de l’investissement à long terme. Du garanti trente ans. Un choix qu’on ne regrettera pas après des décennies de couple, alors que les gros seins finiront forcément par décevoir, par déchoir. C’est une évidence, non? Une évidence mathématique, physique! En conséquence, même si cette petite bombe de Maria-Chjara a pris de l’avance sur moi, je finirai par la rattraper, à mon rythme, au petit trot.
Suffit d’être patiente.
Haut les petits cœurs, haut les petits culs, hauts les petits seins!
On en reparle, Chjara?
Dans longtemps, très longtemps, car pour l’instant, c’est toi qui fais grimper les enchères. Haut, très haut.
La belle Italienne est déjà retournée sur sa serviette après en avoir fait le tour trois fois comme une chatte méfiante. Cervone, planqué lui aussi sous les pins, n’en perd pas une miette, la main comme collée à la résine du tronc. Le cyclope s’est bloqué en mode égyptien tourné vers sa déesse (Bastet, la déesse chatte, mon lecteur ignare!) et même mon Nico, mon bel indifférent derrière ses Ray-Ban, cette fois, s’est fendu d’un imperceptible mouvement de cou.
Foutu, lui aussi.
Il était une fois…
Il était une fois une petite princesse qu’a la braise…
Vous savez où.
Il regarda l’affiche, hésita à la déchirer.
A quoi bon, il y en avait tant d’autres, des dizaines le long de la route.
Ce soir. 22 heures. Plage de l’Oscelluccia. Discothèque le Tropi-Kalliste.
Il y serait.
Pas pour entendre chanter Maria-Chjara.
Pour la faire taire.
Le 16 août 2016, 15 heures
L’affiche avait été scotchée partout, jusque sur les portes des sanitaires, les barrières du parking et le local à poubelles. Valentine s’arrêta devant celle face à leur emplacement. Elle avait enroulé un paréo autour de sa taille et faisait claquer ses tongs contre sa plante des pieds comme s’il s’agissait de talons aiguilles sur le parquet d’une salle de bal; la baguette de pain coincée sous son bras lui donnait des airs de majorette. Clotilde se tenait à côté de sa fille, pressée; elle portait le reste des courses, et les pamplemousses, oranges, melons et demi-pastèque pesaient une tonne dans les sacs plastique au bout de chacun de ses bras.
Valentine leva le menton et lut.
Soirée eighties
22 h Discothèque le Tropi-Kalliste
Plage de l’Oscelluccia
Sur l’affiche, de la mousse multicolore débordait d’une immense piscine posée sur la plage. Une fille en maillot de bain en jaillissait sous une pluie de paillettes dorées.
— Il paraît que c’est une ancienne gloire du camping, insista Valou en fixant la fille. Tout le monde ne parle que de ça. Elle passait ses vacances ici et, depuis, elle est devenue une vraie star en Italie.
Etonnée, Clotilde délaissa les yeux pétillants de Valou pour se concentrer sur l’affiche. Le visage de la sirène était méconnaissable sous le maquillage appuyé, son corps parfait était semblable à celui de milliers d’autres qui s’affichent au moindre clic sur Internet en tapant starlette ou bikini, mais son nom de scène explosa comme un nouvel éclat de souvenir d’enfance.
Maria-Chjara.
Les anses de plastique des sacs bourrés d’agrumes cisaillaient les doigts de Clotilde.
— Cervone m’a même dit que tu la connaissais, maman! Que vous aviez passé cinq ou six étés ensemble ici. Que mon oncle Nico la connaissait bien aussi.
Tiens, tu te souviens que tu as une famille, maintenant?
Clotilde avait vaguement entendu parler de Maria-Chjara depuis août 1989. Elle l’avait reconnue une fois, il y a près de vingt ans, dans un téléfilm italien qui passait sur la 3, dans un second rôle, une fille roulant à vélo, jupe au vent, dans les rues de Lucca. Elle avait aussi lu son nom et reconnu son visage lors de son séjour à Venise avec Franck, il y a seize ans, avant la naissance de Valou. Un vieux CD à 4 euros dans un bac de disques en promo: des couleurs flashy, des chansons inconnues. La renommée de Maria-Chjara était sans doute très relative, y compris en Italie.
— Tu sais, Valou… Elle avait dix-huit ans alors. Elle doit être devenue très… démodée.
Valentine s’en fichait. C’est le prétexte qui comptait.
— Tu n’as pas envie de la revoir?
La plage de l’Oscelluccia se situait juste au-dessous du camping des Euproctes, on y accédait directement par un sentier en pente raide qui longeait la mer. Clotilde observa l’affiche, la mousse, la piscine, le bikini, avec autant d’envie que s’il s’agissait de l’annonce d’une corrida.
— Tu plaisantes?
— Si je t’accompagne, maman? Moi j’y vais pour l’ambiance et toi pour ta copine.
La petite maligne…
Clotilde allait lui répondre «Plus tard, ma chérie, on verra ça plus tard, je vais d’abord poser ces sacs de fruits qui vont finir par me décrocher les deux bras», lorsque Franck apparut dans son dos. D’un geste naturel, il prit des mains de Clotilde les sacs de courses, sans un mot de plus, sans effort apparent, sans avoir même l’air d’y penser.
Galant. Viril. Le mec parfait. De quoi tu te plains, ma vieille?
— Qu’est-ce qui se passe, mes jolies?
Valentine expliqua, la fiesta à la playa, la star de la pointe de la Revellata, la copine d’enfance de sa mama…
— Tu irais, toi? demanda Franck en se tournant vers Clotilde. Ça t’amuserait de revoir cette nana?
Pourquoi pas? Pourquoi pas, après tout?
Franck posa sa main sur les épaules de sa fille.
— Hors de question que tu ailles seule à cette fête sur la plage. Mais si ta mère t’accompagne…
— Merci, papa.
Et cette ingrate sauta au cou de son père ce héros, sans un merci pour sa mère qui allait supporter la nuit des eighties, du début de soirée aux démons de minuit. Une éternité qu’elle n’avait pas remis les pieds en boîte de nuit.
Le reste de la journée, Clotilde n’y pensa plus. De la plage au bungalow, du transat à la serviette, la tête noyée dans la Méditerranée ou sous la douche, trois questions tournèrent en boucle. Elle se donnait jusqu’au soir pour arrêter trois réponses définitives.
Oui ou non.
Joindre son grand-père d’abord, Cassanu Idrissi, et provoquer une réunion de famille avec Mamy Lisabetta, peut-être même cette sorcière de Speranza, et son petit-fils Orsu. Convoquer le chien Pacha aussi, installer tout ce beau monde sous le chêne vert de la cour d’Arcanu et mettre sur la table cette révélation qui lui rongeait le sang: ses parents n’avaient pas été victimes d’un accident, la direction de la Fuego avait été sabotée.
Réponse: OUI, même si la forme de la convocation restait à déterminer.
Parler à Franck ensuite. Parler des révélations de ce flic. Lui montrer les photos de l’écrou de cette saloperie de rotule de direction, demander son avis, ses conseils, lui savait reconnaître tous ces trucs en métal sous un capot.
Réponse: NON! Hors de question de subir à nouveau ses sarcasmes, sa pitié agacée, au mieux ses solutions binaires, aller porter plainte ou laisser tomber.
Faire un tour à la Punta Rossa enfin, par le sentier des douaniers de la Revellata, l’air de rien, histoire de se balader jusqu’au phare, de profiter de la vue panoramique, comme des dizaines d’autres touristes, et pourquoi pas d’y croiser Natale, occupé à repriser un filet, à fumer sur le bord de sa terrasse, à regarder le monde tourner.
Réponse: NON. Définitivement NON!
Les enceintes crachaient des Life is life saturés, ce qui ne perturbait pas la foule qui répondait en chœur, sans besoin de répétition.
La la la la la
Clotilde et Valou s’avancèrent parmi les danseurs agglutinés sur la petite plage de l’Oscelluccia. Encastrée entre deux langues de rochers, la petite crique était un autre de ces coins de paradis cosy confisqués par Cervone Spinello. Les pierres et cailloux du sentier, au fur et à mesure qu’on se rapprochait de la mer, semblaient avoir été concassés par des milliers de pieds de touristes pressés d’atteindre l’eau et s’être réduits, été après été, à un sable grossier, dont la finesse, selon un cercle touristique vertueux, dépendait de l’intensité de la fréquentation.
Si, de la plage, on ne distinguait pas encore les murs en construction de la future marina Roc e Mare, il était impossible de rater le Tropi-Kalliste, la paillote nichée plein nord, avec terrasse, bar et plancher de bambous, le tout sans doute démontable rapidement en cas d’avis de tempête ou de visite d’un nouveau préfet zélé. Le jeu de mots signé Cervone évoquait à la fois la chaleur tropicale de la nuit sous les décibels et le nom antique de la Corse, Kalliste… la plus belle! La discothèque se réduisait à cette paillote sur laquelle on avait accroché des spots et des lasers qui éclairaient jusqu’à la lune, de grandes enceintes posées directement dans le sable, un plancher flottant de dix mètres sur dix sur lequel dansait moins du quart de la foule, et exceptionnellement ce soir, une scène surélevée, à deux mètres de hauteur, tout en longueur, telle une piste de défilé de mode ou un large plongeoir. D’ailleurs, sous l’estrade, une grande piscine gonflable avait été installée, éclairée bleu fluo et gardée par trois bodyguards noirs figés qui ne semblaient guère apprécier les chœurs d’Opus.
Life is life
La la la la la
Pour une fois, Cervone avait desserré le cordon de sa bourse, même si à 7 euros l’entrée, 9 euros le mojito et 15 euros la cruche de Pietra, il devait rentrer dans ses frais.
Relax, ordonna Frankie Goes to Hollywood au public déchaîné. Clotilde évalua la foule à deux ou trois cents personnes. De tous âges. Des adolescents qui semblaient connaître par cœur ces chansons ringardes, du temps de leur biberon; des adolescentes hystériques dont certaines semblaient déjà ivres; des couples aussi, et quelques groupes de vieux.
De vieux par comparaison au public majoritaire.
De vieux de son âge.
— J’y vais, maman!
Clotilde observa sa fille sans comprendre.
— Y a Clara, Justin, Nils et Tahir. Là, devant. J’ai mon portable. Tu me textotes quand on part?
Valou disparut dans la foule.
S’il se passait la moindre chose, s’il l’apprenait seulement, Franck allait la massacrer. Pas sa fille, sa femme!
Clotilde s’en foutait.
Que Valou s’amuse… Mon Dieu qu’elle s’amuse! Que pouvait-il lui arriver?
Elle s’éloigna un peu des danseurs, s’avança vers la mer, évita quelques corps allongés, comme échoués avec la marée. Une barque flottait à quelques mètres de la plage, amarrée à un anneau de fer rouillé vrillé dans les rochers. De la torche de son téléphone portable, Clotilde éclaira la coque écaillée du bateau de pêche.
L’Aryon.
On distinguait à peine encore le A, le Y et le N; elle seule semblait encore capable de déchiffrer ce nom. La coque semblait pourrie, l’amarre élimée, la dérive fendue. Ni rame, ni voile, ni moteur. Le bateau ressemblait à un animal fugueur auquel on aurait passé une laisse autour du cou et qu’on aurait oublié là. C’est du moins l’impression que ressentit Clotilde, retenant les larmes qui lui venaient face à cette nouvelle épave abandonnée sur la route de son voyage en nostalgie.
La musique avait cessé soudain. L’obscurité avait un instant recouvert la plage, avant qu’un laser vert ne fusille la foule et que le stroboscope ne les transforme en zombies épileptiques.
Maria-Chjara apparut sur l’estrade, vêtue d’une longue robe fuseau, pailletée, plutôt sobre à l’exception d’un décolleté étudié.
Un air de synthétiseur rythma ses quelques premiers pas de danse.
Oho oho oho oho
Avant que ses lèvres ne se collent au micro pour entamer les premières notes de Future Brain, le tube planétaire de Den Harrow, le roi de l’italo disco des années quatre-vingt… définitivement oublié depuis.
Que Clotilde croyait!
Oho oho oho oho, scanda la foule.
Les tubes ringards sont éternels.
Depuis qu’elle était revenue en Corse, Clotilde n’était pas retournée sur cette plage de l’Oscelluccia. Trop de questions la hantaient. Pourquoi, puisque ce bout de plage paradisiaque appartenait toujours à Cassanu Idrissi, son grand-père avait-il autorisé Cervone à y installer cette boîte de nuit sordide? Pourquoi cette barque flottait-elle abandonnée et rouillée? Pourquoi tolérer ce bruit comme une mauvaise drogue, cette foule fascinée, ces lumières d’hypnose? Pourquoi le silence n’avait-il pas gagné? S’il ne gagnait pas ici, plage de l’Oscelluccia, où pourrait-il gagner?
Oho oho oho oho
Pourquoi un grand méchant loup ne s’était-il pas approché de cette maison de paille posée sur la plage, un loup pote avec son grand-père, pas même besoin de cagoule et de bombe, de jerrican et de briquet, il suffisait de souffler dessus. Il suffisait d’un peu de vent, ce vent qui, au lieu de balayer la paillote, transportait les décibels jusqu’à Calvi.
Maria-Chjara enchaînait. Sous les spots, sous les ombres et les lumières, sous le maquillage, il était impossible de lui donner un âge.
Quarante-cinq ans. Exactement. Clotilde savait.
Maria-Chjara assurait. Les titres défilaient. Italiens, anglais, français, espagnols.
Valou apparaissait, disparaissait.
Clotilde s’ennuyait.
Après un Tarzan boy éternisant les ho ho ho des chœurs ensablés, à en réveiller tous les mammifères du sanctuaire Pelagos jusqu’à Monaco, la lumière se calma soudain, les synthés s’éloignèrent et Maria-Chjara murmura au micro avec un accent italien appuyé:
— Je vais vous chanter une chanson qui se chante sans rien. Sans instrument. Seulement ma voix. C’est une chanson que vous connaissez sûrement, elle s’appelle Forever Young, mais je vous demande cette fois de ne pas la chanter avec moi. Sauf ceux qui le peuvent (elle envoya à la foule un sourire qui ressemblait à un baiser). Je vais la chanter en corse. Pour vous. Sempre giovanu.
Une poursuite blanche s’arrêta sur Maria-Chjara. La chanteuse italienne fermait les yeux, laissant sa voix nue aller défier les vagues, monter plus haut encore, à en faire pleurer la lune.
Sempre giovanu
Portée par un timbre de soprano d’une pureté que nul n’aurait pu imaginer, la mélodie devenait hymne, la foule frissonna dans le noir, sans même un rire de frousse, comme un petit miracle, comme si chacun avait compris que la chanteuse n’acceptait tout ce cirque que pour qu’on lui accorde ces quatre minutes-là, qu’on la laisse en paix le temps de sa prière, de son credo a cappella.
Sempre giovanu
Une parenthèse.
Qui se referma.
Le son de la boîte à rythmes explosa avant même que Maria-Chjara n’ouvre les yeux, avant même que la dernière octave ne soit soufflée par ses lèvres entrouvertes, suivie d’une insipide note de synthé que pourtant tous les plagistes reconnurent au premier accord.
La transe après le frisson.
La robe de Maria-Chjara venait de tomber. Elle se retrouvait, comme par enchantement, en maillot de bain.
Blanc. Immaculé. Serré.
Boys boys boys, hurla la foule avant même que la bande enregistrée ne démarre.
Maria-Chjara reprit, ondula, sourit, avança, se recula, prit trois pas d’élan.
Boys boys boys.
Plongea.
Et resurgit de la piscine sous la scène, sous une averse de paillettes, cheveux collés, maquillage délavé, fond de teint raviné, peu importait, l’essentiel était ailleurs: son haut de maillot mouillé glissait, affolant, transparent, exactement le même que celui de la légende, presque une marque déposée.
Boys boys boys, répétait à l’infini Maria-Chjara. On lui avait apporté un autre micro, un grand ballon de plastique arc-en-ciel, des canons soufflaient de la mousse. La chanteuse tendit la main pour envoyer des baisers, et susurrer:
— Come with me.
Selon un ballet savamment organisé, les trois bodyguards s’écartèrent enfin et une pluie de vêtements vola sur la plage. Ils furent bientôt cent dans la piscine de poche à chanter pour la millième fois Boys boys boys.
Summertime Love.
Les plus audacieuses firent sauter les hauts de maillot.
Pas Maria-Chjara.
A croire qu’elle n’avait plus l’âge.
Seuls les tubes ringards ne vieillissent pas.
— Je suis une amie de Maria-Chjara. Une amie d’enfance.
Le grand black n’avait pas l’air convaincu.
La foule dansait toujours à l’autre bout de la plage, sur des airs de techno qui n’avaient plus grand-chose à voir avec les eighties.
On reste encore, maman?
Oui, un peu, avait répondu Clotilde au texto inquiet de sa fille après la dernière chanson de l’Italienne. C’était il y a vingt minutes. Elle attendait depuis tout ce temps devant la caravane garée sur le parking de terre qui faisait office de coulisse. Non pas qu’elle se soit retrouvée coincée dans une file d’attente de groupies sous le Velux, Clotilde était seule, mais la porte restait fermée et le gardien ne voulait rien entendre.
— Frappez à la porte, au moins. Dites-lui qu’il y a une fan qui veut lui parler, ça lui fera plaisir.
Le bodyguard esquissa un sourire, ou eut pitié. Il finit par cogner à la cloison de tôle.
— Madame Giordano. Pour vous…
Maria-Chjara sortit une tête quelques secondes plus tard. Elle avait enfilé un peignoir sur ses épaules et une serviette sur ses cheveux. Pas une trace de maquillage, de fond de teint ou de gloss. Elle se tourna vers Clotilde en se contentant d’entrebâiller la porte.
— Oui?
Elle était encore belle. Clotilde ne s’y attendait pas. Liftée sans doute, liposucée, bistourisée et siliconée, mais ça lui allait bien. Comme une voiture customisée, pensa Clotilde, un peu vulgaire, mais originale, fière de sa différence, fière d’attirer les regards. D’admiration ou de gêne, elle s’en foutait. Monstre ou icône, quelle importance?
— Tu me files une tige?
Le vigile bodybuildé qui devait avoir vingt-cinq ans de moins qu’elle sortit nerveusement une cigarette, l’alluma en se donnant des airs de John Wayne tremblotant, l’approcha des lèvres de Maria-Chjara sans savoir où foutre les yeux.
Un petit garçon timide devant sa maîtresse.
— Alors comme ça, fit Maria-Chjara en s’adressant enfin à Clotilde, t’es ma dernière fan? Et tu crois que je vais t’ouvrir ma porte? N’y compte même pas, ma belle, je ne suis pas comme toutes ces suceuses de bites qui se sont transformées en broute-minous quand les mecs ont commencé à leur tourner le dos.
Elle éclata de rire.
Il y avait quelque chose de félin dans ses gestes, dans ses griffes, dans ses yeux effilés. Même si Clotilde détestait le mot, «cougar» la décrivait avec justesse.
Ou tigresse.
— Je suis Clotilde. La sœur de Nicolas. Nicolas Idrissi, tu te souviens?
Maria-Chjara plissa les yeux, donnant l’impression de chercher au plus profond de sa mémoire. Clotilde aurait pourtant juré que dès qu’elle avait croisé son regard, la chanteuse l’avait reconnue. Une infime pression de ses doigts sur la porte de la caravane, une crispation de son pouce et de son index sur le métal cloqué.
Maria-Chjara secoua la tête.
— Je vois pas. Un ex?
Elle avait l’air sincère. A croire que Berlusconi engageait ses figurantes pour leur talent d’actrices. Clotilde regretta de n’avoir pas pensé à emporter de photos de Nicolas.
— Eté 89. Et les cinq autres avant.
Maria-Chjara souffla la fumée à la figure du vigile, coinça une mèche humide sous sa serviette, laissa le peignoir glisser sur sa nuque, dévoilant une rose tatouée, prisonnière de ronces noires rampant jusqu’à son épaule et son bras.
— Eté 89! s’étonna la starlette. Eh bé ma poupée, ça ne nous rajeunit pas. J’étais une bombe alors, une bombe gourmande, les mecs c’était un peu comme les réglisses dans une boîte de Haribo, alors dans le lot, ton frérot…
L’année de ton dépucelage, ma chatte! Me la fais pas, ça ne s’oublie pas!
— Un grand blond. Gentil. L’été de la lambada. Il dansait moins bien que toi.
Maria-Chjara cracha son mégot. L’ongle rouge de son pouce écaillait nerveusement la peinture de sa loge en tôle.
— Désolée, ma grande. J’ai cinq mille fans sur Petits-copains-d’avant. Et je te parle que de ceux qui m’ont fait grimper dans leur lit, pas de tous les puceaux qui m’ont tripotée.
Elle mentait. Clotilde n’avait pas le choix. Elle prit une large inspiration, remplissant d’air ses poumons, avant de souffler jusqu’à faire s’envoler cette maison de fer.
— Je te parle de celui qui est mort, Maria. Celui qui est mort sur la route de la Revellata. Le soir où vous deviez faire ça, toi et mon frère Nicolas, pour la première fois.
L’ongle rouge se brisa. Net.
Pas le sourire de Maria-Chjara, froid.
Grand prix d’interprétation de la Mostra. Chapeau bas!
— Je suis désolée. Je vois pas. Je suis crevée, là. Reviens plus tard. Bye.
Jeudi 17 août 1989, onzième jour de vacances,
ciel de Grand Bleu
Le port de Stareso, c’est un quai de béton et trois maisons. Longtemps, à ce qu’il paraît, ce port de poche sous le phare de la Revellata était quasi interdit au public parce qu’il abritait une petite base scientifique travaillant sur la recherche marine en Méditerranée. Mais depuis cet été, ils ont ouvert le site pour accueillir quelques visiteurs, quelques plongeurs, quelques pêcheurs, et même, une fois par semaine, une quinzaine de marchands ambulants qui viennent vendre leurs produits locaux sur la digue.
Maman ne pourrait pas rater ça. Maman adoooooore les marchés.
Elle adore jouer sa belle au chapeau, flâner, traîner, s’intéresser, s’enthousiasmer, discuter, pester, repartir, regretter, revenir, négocier, marchander, acheter, regretter. Pendant la semaine à Marrakech, l’année de mes douze ans, j’ai cru mourir de honte, dans le souk, à ne pas sortir de notre riad pendant une semaine. Et ce matin au petit déjeuner, erreur fatale, j’ai accepté d’accompagner maman au marché. On en a pour la matinée! Quand j’en ai eu marre de me faire bousculer par les vacanciers, et même écraser les pieds par une poussette qui nous a refusé la priorité, je me suis installée sur le seul banc. Plein soleil. Tenue de camouflage. Ecouteurs et Manu Chao dans les oreilles, et pour changer, le journal sur les genoux, Corse-Matin, dont le titre en gras m’a trop intriguée.
TOMBÉ DU BATEAU?
Un dénommé Drago Bianchi est porté disparu, un entrepreneur niçois, d’après les quelques lignes que j’ai lues sur la une. On a retrouvé son yacht mais pas lui, juste sa canne à pêche qui trempait toujours dans l’eau sans rien au bout. Le type avait fait fortune dans le BTP, le genre d’homme à transformer le béton en or. Peut-être qu’il s’est trompé de formule, que tout l’or qu’il avait dans les poches est redevenu béton et qu’il a coulé à pic. Les autres faits divers de l’île dans le journal m’ont vite saoulée, je préfère admirer le paysage devant moi.
Je vous le décris? Je vais essayer de trouver les mots.
Face à moi donc, il y a un petit bateau de pêche, bleu et blanc, qui ressemble davantage à une grosse barque qu’à un chalutier. Pas de voiles, juste un moteur, des nasses en fer empilées un peu partout, et surtout des filets, vert d’eau, qui forment un immense cocon sur la digue dans laquelle une chenille géante au corps de bouées jaunes est emprisonnée. Lorsque le filet sera démêlé, peut-être que le plus grand papillon au monde s’en échappera.
Le pêcheur serait bien capable de ça.
Près d’une heure que je le mate derrière mes lunettes de Lolita.
Je vous le décris lui aussi? Je vous ai déjà parlé du Grand Bleu? Vous voyez Jean-Marc Barr, l’homme-dauphin avec toutes les nuances de bleu imprimées dans ses yeux, des abysses aux étoiles, telles deux billes de verre qui contiendraient tout l’univers? Eh bien devant moi se tient son sosie. Un pêcheur aussi magnétique que lui: même tondeuse passée il y a trois jours sur sa tête ronde de bébé, du crâne au menton, même poésie dans le regard. Le même, je vous dis! Aussi rêveur, aussi ailleurs. Sauf que lui visiblement ne passe pas ses journées en apnée sous l’eau, il les passerait plutôt au-dessus. Lui s’occupe les mains, bosse, dénoue avec constance sa saleté de filet alors que le soleil le cuit.
J’attends.
Il a quoi? Maxi dix ans de plus que moi?
J’attends, comme une petite coquine, j’attends que le soleil le rôtisse à point, j’imagine ses bras bronzés faire passer son tee-shirt trempé par-dessus sa tête, ses muscles humides tordre le textile, ses mains se…
— Approche.
Il m’a parlé. Putain… Grillée!
— Approche, répète-t-il. J’ai besoin de toi. D’un conseil. Viens voir.
Vous auriez fait quoi à ma place?
Jouez pas au plus malin, mon lecteur du futur. Pareil que moi, bien entendu! Alors j’ai posé mon livre et mon Walkman, relevé mes lunettes sur mon front et j’ai mis un pied sur son bateau Playmobil.
— J’ai besoin de ton avis. Regarde, tu en penses quoi?
Et là, même si vous ne me croyez pas, je m’en fous, l’homme-dauphin en était bien un, comme si je l’avais lu quelque part sur son visage et que lui l’avait capté. Oui, un truc genre télépathie, la même façon de communiquer que les cétacés, par sonar, direct de cerveau à cerveau. D’accord, de mon banc à son bateau, il y avait moins de cinq mètres, mais on débute… Avec mon homme-dauphin, on s’entraînera, on s’améliorera, on finira par communiquer d’un océan à l’autre.
— Dis, tu regardes?
Il me montre une petite affiche bleue peinte sur du contreplaqué où trois silhouettes sombres de dauphins sont tracées sur une mer pailletée.
Safari marin — nage avec les dauphins
Tous les jours jusqu’à fin août
L’Aryon
Port de Stareso
04 95 15 65 42
— Tu en penses quoi?
— C’est bien.
Pour tout vous dire, son affiche, elle est carrément pompée sur celle du Grand Bleu, il s’est pas foulé, Besson pourrait même lui coller un procès.
Et puis j’ajoute:
— Sauf que c’est du baratin.
J’aime bien la provoc. L’homme-dauphin reste bloqué sur le sphinx à tête de mort imprimé sur mon tee-shirt. Il me fait une grimace de poète-voyageur qui se cogne à un mur de verre.
— C’est ce que tu pensais en lisant ça?
— Ouais.
Il passe les deux mains sur son visage, en étau, comme pour l’aplatir, sauf qu’il reste toujours aussi parfait, des courbes de fruit rond à croquer. J’adore quand sa bouille se déchire d’un sourire.
— Merde. C’est pour ça que je t’ai demandé. C’est des sirènes comme toi que je veux attirer. (Deux litchis clignotent au-dessus de ses lèvres en tranche de pastèque.) Des sirènes qui rêvent de nager avec les dauphins! En pleine mer.
J’observe, incrédule, mon pêcheur de sirènes. L’hameçon est un peu gros!
— Vous rigolez?
Il confirme. Il éclate de rire. Je l’avais deviné avec une seconde d’avance grâce à la télépathie.
— Non, pas du tout. Il y a des milliers de dauphins en Méditerranée. Et des centaines, au large de la Corse. Les croisiéristes de Porto, Cargèse, Girolata te promettent de les croiser en longeant la réserve naturelle de Scandola, mais vu la densité de rafiots, t’as pas une chance sur cent d’apercevoir une nageoire. Les dauphins préfèrent les bateaux de pêche, pour bouffer les filets et voler les poissons.
— Vous en avez déjà croisé?
Il hoche la tête comme si c’était une évidence.
— Comme tous les pêcheurs de Méditerranée. Mais en règle générale pêcheurs et dauphins sont pas copains-copains.
J’ai roulé les mêmes yeux que maman quand elle marchande sur le marché.
— Mais vous, si! Et vous allez me raconter que vous les avez apprivoisés.
— Ce n’est pas bien difficile. Ce sont des animaux intelligents qui savent reconnaître le bruit d’un bateau, la voix d’un être humain. Il faut juste un peu de patience pour gagner leur confiance.
— Et vous, vous avez gagné leur confiance?
— Oui…
— Je vous crois pas!
Il me sourit encore. Je crois qu’il aime bien que je lui tienne tête. Je crois qu’il dit la vérité. Je crois que mon pêcheur est un petit enfant qui a passé sa vie à rêver de dauphins, tout seul dans sa chambre, et qui a fini par les trouver, les approcher, les aimer. Je crois que…
— Tu as raison, Clotilde. Il ne faut jamais faire confiance tout de suite. A personne.
Waouh, en plus, il connaît mon prénom!
— Ton Papé a dû t’apprendre ça. Il faut du temps pour s’apprivoiser.
— Mon Papé?
— Tu es la petite-fille de Cassanu, non? Les Idrissi sont plutôt connus par ici, tu sais. Et toi, tu passes encore moins inaperçue, avec ton déguisement.
Mon déguisement? A défaut de cheveux ou de poils de barbe, je lui aurais bien arraché les cils… S’il n’avait pas eu de si beaux yeux pour les protéger.
Mon déguisement!
Forcément, il n’a jamais vu Beetlejuice, ce plouc! Jamais mis les pieds dans un cinéma, jamais ouvert un livre, rien d’autre ne compte pour lui que ses poissons, que sa passion… Mon Dieu, ça existe vraiment, des hommes comme ça?
Je l’agresse.
— Il a quoi, mon déguisement?
— Rien. Mais je ne suis pas certain que tu puisses approcher les dauphins avec une tête de mort sur ton tee-shirt.
— Vous préférez quoi? Un soleil fluo? Un nuage rose? Des petits anges dorés?
— Parce que tu as tout ça sous ton tee-shirt? Tu caches vraiment toutes ces couleurs?
L’enfoiré! Il m’a démasquée en trois mots échangés. Comme une gamine privée de goûter qui a encore le Nutella autour des lèvres.
Je prépare ma riposte quand le bateau se met à tanguer.
— Elle ne vous embête pas?
J’y crois pas!
C’est ma mère. Sans gêne, elle est montée sur le bateau et elle s’incruste dans la conversation.
Et à partir de ce moment-là, tout change.
Lui d’abord.
C’est comme s’il n’y avait plus que ma mère sur la barque, Palma Mama, avec son air effrayé de biche posée sur un radeau, à se pendre les talons dans le filet, à coincer sa robe contre un panier, à pousser des petits cris de souris effrayée.
Comme s’il m’avait déjà oubliée.
Pire même.
Comme s’il ne m’avait invitée que pour attirer ma mère sur son petit navire. J’avais bien vu le gros hameçon mais je n’avais rien compris. Je ne suis pas le poisson, juste l’appât!
Un ver de terre!
Un ver de terre pour attirer ma mère.
— Ne lui racontez pas d’histoires avec vos dauphins, minaude Palma Mama en baissant les yeux vers l’affiche Grand Bleu. Sous ses airs de petite rebelle, c’est un cœur chamallow.
Un chamallow, maintenant! C’est tout ce que ma mère a trouvé à accrocher à son hameçon à elle.
Je la hais!
— Je ne plaisante pas, madame Idrissi, répond le pêcheur de rêves. Aussi étrange que ça paraisse, les dauphins sont mon véritable business. Un couple et leur portée se sont installés au large de la Revellata. Ils ont confiance en moi. Je peux vraiment emmener votre fille les voir, si elle en a envie.
Ma mère s’est assise. Jambes nues serrées. Je vois bien qu’elle tente de croiser le fer avec les yeux laser du marcheur d’étoiles.
— C’est à elle qu’il faut demander.
Elle croise les jambes.
Moi je croise les bras, boudeuse. Conne. Nulle.
Ça dure un bout de temps.
— Une autre fois peut-être! conclut-elle en se levant. On y va, ma chérie?
On y va.
Lui n’ajoute rien, mais il n’a pas besoin.
Il tend sa main à celle de maman pour l’aider à rejoindre le quai. Il pose son autre main sur la taille de maman, et elle prend appui sur l’épaule nue et bronzée de son chevalier. Pour finir le ballet, maman s’offre un grand écart de la barque au quai, jupe remontée, jambes en compas. Comme une danse improvisée qu’ils auraient déjà pratiquée.
— Si Clotilde change d’avis, je peux vous recontacter?
— Avec plaisir, madame Idrissi.
— Palma. Appelez-moi Palma. Madame Idrissi, prononcé ici, on dirait un prénom de reine mère.
— De princesse plutôt.
Elle glousse comme une dinde, la princesse. Mais faut reconnaître qu’elle a de la répartie.
— Mais les princesses ne deviennent presque jamais reines, ajoute-t-elle. Ce sont les dauphins qui deviennent rois… n’est-ce pas, monsieur… monsieur?
— Angeli. Natale Angeli.
Sur la route du retour, je rumine ma certitude.
Comme une révélation.
Oui, ma mère est capable de tromper mon père.
De le tromper avec cet homme-là.
Natale. Natale Angeli. Un roi pêcheur de sirènes, de princesses et de dauphins.
Alors que… ces derniers mots, j’ai tant de mal à les écrire.
Je m’en fous après tout!
Personne ne les lira. Je le sais bien, mon lecteur du futur, que vous n’existez pas.
Alors que… alors que c’est moi qu’il aime. C’est moi qui l’aime.
Je l’ai su au premier regard.
Ne vous moquez pas de moi, je vous en supplie. Ne vous moquez pas de moi, c’est sérieux, sérieux à pleurer toutes les larmes sur ce cahier.
J’aime Natale.
J’aime pour la première fois.
Et aucun autre homme ne pourra jamais rien contre ça.
Il referma la page gondolée du cahier et resta assis un moment.
Jusqu’ici, on entendait des échos de la musique techno qui s’élevait de la plage de l’Oscelluccia.
Il avança un peu dans l’allée pour mieux l’écouter.
2 h 30
Franck regarda sa montre.
Qu’est-ce qu’elles fichaient?
Le vent de mer portait des sons de musique électronique dont on ne percevait que la percussion sourde de basse, répétitive, obsédante, comme si une peau de tambour avait été tendue face à la mer et que chaque vague la frappait. Une rythmique sans fin.
Boum boum boum boum…
Dans le camping, tout le monde dormait pourtant. Franck devait l’admettre, portes et fenêtres fermées, le bruit était presque inaudible dans les bungalows, les mobile homes et les chalets finlandais. Tant pis pour les campeurs! La disco, c’était peut-être une façon supplémentaire de les faire fuir et de remplacer les emplacements par des locations en dur qui multipliaient par dix la rentabilité de la parcelle.
Qu’est-ce qu’elles fichaient? Clotilde ne dansait tout de même pas sur cette soupe techno?
Franck attendit encore presque une demi-heure, à errer dans le camping, à uniquement croiser quelques ombres, d’autres insomniaques, promeneurs de chien, retraités allergiques à David Guetta, parents inquiets.
La torche du portable de Clo éclaira le bout du chemin à 3 h 04 très exactement. Franck aurait pu le jurer à un flic, à la minute près, il consultait l’horloge de son portable en quasi continu. Il la reconnut aussitôt qu’elle passa sous le réverbère à l’entrée de leur emplacement.
— Où est Valou?
Franck s’en voulut sur le coup de n’avoir posé aucune autre question, même pour la forme: alors la soirée? alors cette Italienne? alors cette boîte au bord de la mer?
Mais Clo était seule.
Elle avait l’air épuisée. Les yeux tirés. La démarche fatiguée. Comme prête à s’effondrer sans rien raconter, sans rien expliquer. Demain, demain, là je suis crevée. Franck n’aima pas cette attitude, cette nonchalance, presque un mépris. Il détesta cette impression d’être mis hors jeu et d’avoir encore à se justifier.
— Où est Valou? répéta-t-il.
Clotilde s’écroula sur une chaise. Il l’emmerdait, ça se voyait.
Les mots de sa femme sortirent parce qu’il le fallait. Lentement, traînant les pieds.
— Elle est restée. Avec des copines. Des copines du camping. Elles remonteront ensemble.
— Tu te fous de ma gueule?
Ces mots, les siens, étaient sortis comme ça, sans calcul; au sprint. Et il en avait tout un peloton derrière.
— Elle a quinze ans, bordel! T’es inconsciente ou quoi?
Un peloton d’exécution.
Il la fusilla du regard.
— J’y vais. Je vais la chercher.
Clotilde n’avait pas réagi que Franck s’enfonçait déjà dans la nuit.
Clotilde dormait lorsque Franck revint.
Du moins, elle était allongée, sous les draps, enroulée dans son tee-shirt Charlie et la chocolaterie.
Yeux clos.
Elle avait laissé la fenêtre du bungalow ouverte, Franck n’osa pas la refermer. Il se déshabilla rapidement, dans la semi-pénombre, colla son corps à celui de sa femme.
— C’est bon, Valou est couchée.
Lèvres serrées.
Franck posa sa tête sur l’épaule nue de Clo, fit ramper une main sous elle, emprisonna son sein gauche.
Cœur cousu.
Il le sentait respirer contre sa paume, l’écho de la techno par la fenêtre ouverte lui donnait l’illusion de l’entendre battre, amplifié un million de fois.
— Je suis désolé, Clo. Je suis désolé de t’avoir parlé comme ça. J’ai juste eu peur pour Valentine. Y avait des gars bourrés en bas. Du shit. La plage, la mer, les rochers.
Le cœur se calma, lentement, alors que la musique accélérait.
Lèvres entrouvertes, enfin…
— Qu’est-ce qu’elle a dit?
— Valou? Rien. Elle était déjà surprise d’avoir pu rester aussi tard, je crois.
Boum boum boum boum.
Dehors.
Yeux grands ouverts, cette fois.
Clotilde se tourna doucement, les planta dans les siens, à ras d’oreiller.
— T’as juste eu peur, c’est rien. On n’en parle plus. T’es… t’es un père formidable.
Les mains de Franck s’aventuraient sous le tee-shirt, la plus audacieuse gravit l’autre sein.
— Et un mari nul?
Elle le laissa faire, la caresser, gonfler doucement son cœur de désir, sa bouche de soupirs, son ventre de plaisir, avant que ne sautent une à une les dernières coutures et qu’elle ne lui murmure:
— Tais-toi, idiot!
Ils firent l’amour en silence. Pour ne pas être entendus. De dehors, de Valou, comme si c’était eux les ados.
Trop vite.
Clotilde se referma presque aussitôt ensuite.
Dos tourné. Drap froissé. Corps plié.
Franck débandait.
Clotilde lui échappait.
Est-ce que tout était écrit dès le départ?
Il repensa à leur première rencontre, il y a près de vingt ans, une soirée costumée chez un ami commun, tous les deux fraîchement séparés, elle déguisée en Morticia Addams et lui en Dracula. Sans cette ressemblance morbide, Clotilde ne l’aurait sans doute même pas remarqué. A quoi tient une vie? A un masque que l’on porte ou pas? Jusqu’à la veille de la soirée, il avait cherché un costume de Peter Pan dans lequel il aurait pu rentrer…
Le sexe de Franck n’était plus qu’un truc mou, humide, laid, qu’il aurait aimé arracher. Les rencontres naissent de coïncidences, continuait-il de penser. D’un jet de dés. Si des couples tiennent ainsi, après que le hasard les a réunis, c’est donc que cela aurait pu tout autant marcher avec une autre fille, si le destin l’avait décidé. C’est donc qu’une histoire d’amour ne vaut pas plus qu’une autre, que mille autres vies auraient été possibles, peut-être meilleures, peut-être pires. Au fond, pensait Franck en fixant par la fenêtre le carré de ciel sans étoiles, les seules vraies histoires d’amour sont celles où l’un des deux triche au départ, trafique le hasard, se déguise, enfile le bon costume, porte le bon masque, attend des années avant de le faire tomber. Le temps que l’autre soit habitué, conditionné, piégé.
— Et ta belle Italienne? demanda doucement Franck au dos tourné.
— Belle. Encore belle…
Il délirait. Clo était seulement préoccupée. Perturbée. Leur couple s’en remettrait. Il devait tenir le cap. Son doigt remontait le long de la colonne vertébrale de sa femme.
— Belle, continua-t-elle. Mais bizarre. Elle ne se souvient pas de Nicolas.
Son doigt zigzaguait un peu.
— Vingt-sept ans plus tard? Tu trouves ça bizarre? Et toi? Tu te souviens de tes amis? De tes amis quand tu avais quinze ans ici?
Elle hésita.
— Non, tu as raison.
Franck arrêta la course de son doigt, un peu avant la nuque de Clotilde, déçu.
Il savait qu’elle mentait.
Samedi 19 août 1989, treizième jour de vacances,
ciel bleu de l’encre de tes yeux
Cher lecteur du futur,
Je vous écris une carte postale de Corse, une brève carte postale, car pour tout vous avouer, ces jours-ci, j’ai davantage à faire qu’à vous écrire.
Je suis trop occupée.
A ne rien glander. Juste à rêver.
Alors je me force, après vous avoir abandonné pendant deux jours, je vous donne des nouvelles, un peu comme la seule fois où je suis partie en colo, dans le Vercors, et que ma mère m’avait glissé des enveloppes timbrées pour toute la famille, avec obligation d’écrire, aux tatas, aux tontons, aux cousins…
Alors, si c’est obligé…
Chers tous,
Je suis toujours en Corse.
Ici tout va bien, je m’amuse bien, j’ai plein de copains.
Un amoureux aussi. Depuis avant-hier.
Un pêcheur de dauphins. Je pense à lui tout le temps.
Il ne le sait pas. Il ne le saura jamais. Il ne m’aimera jamais.
Peut-être qu’il aimera ma mère à la place.
Ma vie n’est rien qu’un immense malentendu.
Sinon, tout se passe bien.
Je vous embrasse.
Oui, je sais, c’est court… Désolée!
Depuis deux jours faut dire, depuis que Natale m’est tombé dessus, depuis que mon cœur tangue au rythme de sa barque, j’ai un peu décroché de la tribu d’ados et de leurs tribulations. Je vois passer de loin Maria-Chjara, c’est bizarre, elle a peint ses fesses en bleu, couleur jean, jusqu’au ras des cuisses, avec les poches, la braguette, les franges, c’est hyper ressemblant, on dirait du vrai tissu sauf que ce n’est pas possible parce que je ne vois pas comment elle aurait pu faire rentrer son joli petit cul dans un short aussi mini-mini, aussi serré, moulant comme une seconde peau… Les mecs la suivent comme des chiens errants qui ne pourraient pas s’empêcher de la renifler… L’odeur de la peinture fraîche. Maria-Chjara les surveille dans son petit miroir-rétroviseur et joue la Petite Poucette qui sème ses soutifs et ses culottes dans la grande forêt, comme un jeu de piste pour son armée de prétendants, sa dizaine de petits ogres affamés.
Maria-Chjara n’a toujours pas perdu sa virginité, mais elle a annoncé qu’elle remontait dans l’avion pour Bari le 25 août, et confirmé qu’elle abandonnerait son pucelage avant de rejoindre la piste de décollage. Dans six jours. Histoire de faire grimper encore de quelques degrés la température sous le crâne de ces petits mâles affolés par leur puberté.
Vous voulez mon avis? Mon favori, celui qui a une longueur d’avance, est celui qui court le moins vite. Qui laisse les autres se fatiguer. Mon frère Nicolas! Je prends les paris, c’est lui que Maria-Chjara choisira. Le moment venu. Elle le sait. Il le sait. Ça le rend un peu orgueilleux, mon frangin. Limite donneur de leçons, limite con.
Mais je ne suis pas objective.
Je suis amoureuse.
Je veux revoir Natale. Je veux qu’il m’embarque. Je veux qu’il me remarque.
Je ne savais pas que ça pouvait exister, regarder un homme un quart d’heure, échanger trois mots, et ne plus penser à rien d’autre qu’à lui, jour et nuit.
C’est ça l’amour, dites-moi?
Souffrir à en crever pour un homme qui n’en a rien à foutre de vous, qui doit déjà m’avoir oubliée, qui ne m’a abordée que pour approcher ma mère.
Dites-moi?
D’ailleurs, maman aussi possède une longueur d’avance sur papa, ils ont parlé hier de la soirée du 23, ça a négocié dur et papa a cédé, on prendra tous ensemble l’apéritif chez les grands-parents à la bergerie d’Arcanu avant que mes parents montent à la Casa di Stella fêter leur anniversaire de rencontre.
Tous les cousins iront au concert d’A Filetta… Sauf nous.
Maman a gagné, elle aura droit à son bouquet de fleurs d’églantier pour la Sainte-Rose. Elle aussi ça la rend un peu orgueilleuse, limite conne. Mais au moins on échappera aux polyphonies, c’est une certitude maintenant.
Je vous raconterai, mais avant, il faut que je vous parle du 19 août.
De ce qui s’est passé, ce 19 août 1989… Aujourd’hui.
Loin, très loin d’ici.
Près, tout près du cœur de maman.
Un truc de fou.
Le 19 août 1989… repensa-t-il.
Après ce jour, nulle part dans le monde, rien ne serait jamais comme avant, même si personne n’avait vraiment mesuré la portée de ce jour-là. Les plus grandes révolutions, celles qui bouleversent l’humanité, avancent masquées.
Le 19 août 1989. L’aube d’un monde nouveau.
Tout le monde s’en foutait, pourtant, tout le monde était en vacances.
Tout le monde s’en foutait ce jour-là, tout le monde sauf Palma.
Le 17 août 2016, 10 heures
— Je t’attendais, Clotilde. Je pensais même que tu viendrais avant. Que c’est moi que tu voudrais revoir en premier.
Clotilde observait la mer à travers la vaste baie vitrée de la villa Punta Rossa. Le point de vue était toujours aussi vertigineux. La maison donnait l’impression d’être accrochée à la falaise et qu’il suffisait d’ouvrir la porte-fenêtre pour plonger dans la Méditerranée. En pivotant et en fixant la verrière opposée, c’est l’ensemble des crêtes de la Balagne que l’on découvrait, Notre-Dame de la Serra au premier plan, le Capu di a Veta au second, et le Monte Cinto au dernier.
Une merveille intemporelle.
Seul Natale avait vieilli.
Bien vieilli.
Elle fit quelques pas sur l’estacade qui s’avançait au-dessus des rochers de la Punta Rossa, veillant toutefois à ne pas être aperçue des quelques touristes qui se tenaient près du phare. Elle avait raconté à Franck qu’elle allait voir les flics à la brigade de Calvi, pour demander au capitaine Cadenat s’il avait du nouveau pour son histoire de portefeuille. Après tout, elle n’avait menti qu’à moitié, une fille de flic vivait ici, du moins quand elle ne prenait pas son service à l’Antenne médicale d’urgence de Balagne. Aurélia Garcia était devenue infirmière au Centre hospitalier de Calvi, commençait tôt, ne rentrerait pas avant midi.
Natale lui avait proposé un café. Elle avait accepté.
Natale traînait.
Briser la glace prendrait du temps.
Clotilde laissait le vent ébouriffer ses cheveux. Elle était bien, sur la terrasse. Elle n’avait aucune envie de retourner à l’intérieur de la villa. D’ordinaire, pensa-t-elle, les maisons sont banales de l’extérieur, des pavillons jumeaux dans des lotissements standardisés, des appartements semblables, même dans les quartiers les plus bourgeois. Mais derrière ces façades maussades se cachent des intimités dévoilées, des pièces où chaque objet posé, chaque cadre accroché, chaque livre exposé révèle une identité. Avec goût. Avec âme.
Tout l’inverse de la Punta Rossa!
L’étrange chalet posé sur les rochers rouges, uniquement bâti de bois et de verre, avait été élevé par Natale, planche après planche, vitre après vitre, lorsqu’il avait à peine vingt ans; il ne pouvait être occupé que par un être d’exception, au moins aux yeux des randonneurs qui découvraient la bâtisse du haut du sentier des douaniers. Chaque détail avait été pensé avec originalité, des coquillages incrustés dans les piliers aux dauphins sculptés dans les poutres. La villa Punta Rossa avait mille fois été prise en photo, googlisée et facebookée, Clotilde avait pu le constater toutes ces années passées à taper Punta Rossa sur un moteur de recherche et à rêver, à fantasmer sur cette petite merveille d’architecture… et sur son bâtisseur. Pourtant, quel randonneur aurait pu soupçonner que dans ce chalet se dissimulait le plus kitsch, le plus banal, le plus douteux des décors intérieurs? Au-dessus de cubes Ikea déclinés sous les formes les plus diverses, bibliothèque, meuble télé, buffet, tabourets, table basse, quelques affiches tentaient de colorer la blancheur laquée du mobilier: baisers de Klimt, leçons de piano de Renoir, nymphéas de Monet.
— Ton café, Clotilde.
Natale lui avait dit qu’il était un peu pressé. Il prenait son service à 11 heures. Il était chef du rayon poissonnerie du Super U de Lumio.
— Me regarde pas comme ça, Clotilde.
— Comme quoi…
— Comme si t’étais déçue… Par tout ça. Par moi.
— Pourquoi? Pourquoi serais-je déçue?
— N’en rajoute pas.
Il s’éloigna et revint quelques secondes plus tard avec un verre à la main, un gobelet de la taille d’un dé à coudre, empli à ras d’un liquide rose.
Liqueur ou médicament?
Natale devait avoir un peu plus de cinquante ans. Clotilde le trouvait toujours beau. Plus beau encore qu’à vingt-cinq ans. Désabusé. Mélancolique. Presque cynique. Elle quitta la terrasse pour le rejoindre dans la villa. Une photo d’Aurélia était accrochée au-dessus d’un buffet à vitre coulissante où s’exposait une collection de coquetiers, de ronds de serviette et de boîtes à thé. Clotilde fixa ostensiblement le cliché. Aurélia souriait. Robe griffée. Peau bronzée. Sourcils épilés.
— Je ne suis pas déçue, Natale, c’est juste que je n’aurais jamais cru.
— Moi non plus.
Il se retourna. Son dé à coudre était déjà vide, puis plein. Clotilde avait repéré la bouteille cette fois, et pas sur l’étagère de l’armoire à pharmacie.
Alcool de myrte. 40°, caves Damiani.
Clotilde ne pouvait pas en rester là. Pas après toutes ces années.
— Natale…
Trop tard pour reculer. Elle détourna les yeux du portrait d’Aurélia.
— Natale, je peux bien te le dire maintenant, il y a prescription, comme on dit. Tu sais, toutes ces années, même si on ne s’est jamais écrit, téléphoné, contactés, tu étais là pourtant. Tu m’as accompagnée. Je ne te parle pas de l’été 89 du haut de mes quinze ans, de nos balades en bateau, de la baie de la Revellata. Je te parle d’après. De ma vie d’après. Tu étais la preuve que tout est possible, Natale. Comment te dire… Une sorte de boussole, qui indiquerait un cinquième point cardinal, quelque part du côté des étoiles.
La réponse cingla.
— T’aurais pas dû, Clotilde. Je ne le méritais pas… C’est ça la vie, voir ses idoles d’adolescence vieillir avant soi. Les voir te décevoir. Les voir crever avant toi.
Au point où j’en suis, pensa Clotilde. Autant vider jusqu’au bout le vieux coffre à jouets.
— N’empêche, j’étais amoureuse de toi…
Un nouveau dé à coudre se vida.
— Je sais… Mais tu avais quinze ans.
— Ouais. Et je collectionnais les têtes de mort. Je m’habillais comme un zombie. J’aimais les fantômes.
Natale se contenta de hocher la tête, Clotilde continua.
— Toi tu étais amoureux de ma mère. Ça me rendait folle. Rien que pour mon père.
Natale s’approcha de Clotilde. Il sembla hésiter à poser une main sur son épaule.
— Tu détestais trop ta mère. Et tu aimais trop ton père. En toute logique, ça aurait dû être l’inverse, mais à quinze ans tu ne comprenais pas tout.
Clotilde se recula, presque jusqu’à l’estacade. Le sous-entendu de Natale l’avait surprise.
Tu ne comprenais pas tout.
— Qu’est-ce que tu veux dire?
— Rien, Clotilde. Rien. Ça ne sert à rien d’éclairer les vieilles zones d’ombre. Laisse tes parents dormir en paix.
Le regard de Natale délaissa la Méditerranée, se tourna vers la montagne, pour se perdre jusqu’au Capu di a Veta.
— Je ne détestais pas ma mère, continua Clotilde. J’étais jalouse, c’est tout. C’était si ridicule quand on y pense. Si ridicule face à ce qui s’est passé.
Un instant, les yeux de Natale s’allumèrent et Clotilde eut l’impression d’avoir à nouveau quinze ans. Natale lui répondit tout en détournant le regard.
— Tu étais stupide, surtout! Tu me plaisais bien avec tes habits noirs, ton look d’adolescente rebelle, ton cahier et tes livres que tu serrais sous ton bras. Une insoumise, comme moi. Dans un autre genre, dans une autre couleur.
D’autres mots cognaient dans la tête de Clotilde, des mots prononcés par Natale dans une autre vie sur la plage de l’Oscelluccia, des mots qu’elle n’avait jamais oubliés.
On est de la même race, Clotilde. Les pêcheurs de rêves contre le reste du monde.
Natale remplit un nouveau dé à coudre, s’installa dans un affreux fauteuil en velours aubergine, puis continua.
— J’ai vu Beetlejuice depuis… J’ai revu Edward aux mains d’argent aussi. J’ai repensé à chaque fois à toi. Cette folle de Lydia Deetz qui parlait aux fantômes. Tu es toujours aussi dingue de Winona Ryder?
Pas qu’un peu, mon amoureux!
— Carrément. Je l’ai revue dans Black Swan avec ma fille Valentine. Il y a cinq ans. Elle n’a pas aimé, ni le film, ni les actrices. Moi j’ai adoré.
Un nouveau dé à coudre. Ça commençait à faire beaucoup, même si la ligne de flottaison du flacon des caves Damiani n’avait pas tant baissé. Clotilde enchaîna; des bribes de complicité revenaient.
— Tu sais que Winona Ryder n’avait pas dix-huit ans quand elle est tombée amoureuse de Johnny Depp, qui en avait presque trente. Ils sont restés ensemble quatre ans. Se sont fiancés. Johnny Depp était tellement fou amoureux qu’il s’était fait tatouer Winona Forever sur le bras, tu le crois, ça?
Natale ne répondit rien. C’était déjà une forme de réponse, surtout quand on connaissait la suite de l’histoire, la rupture de Winona et Johnny. Johnny qui modifie son tatouage, à défaut de pouvoir l’effacer, et le transforme en Wino Forever…
«Ivrogne pour toujours».
Les mythes de l’adolescence.
Y croire, décevoir, déchoir.
Les mythes qui se noient dans le myrte.
Natale n’avait plus rien à dire.
Clotilde, si. Elle n’allait pas abandonner la partie si facilement. Elle observa Natale assis dans le fauteuil trop bas pour lui; pas sûr qu’il puisse se relever pour aller vendre des bulots et des cabillauds dans son rayon surgelés.
— J’ai revu Maria-Chjara, hier soir. Elle chantait plage de l’Oscelluccia.
— Je sais. Difficile de rater les affiches.
— Elle chantait plutôt bien, d’ailleurs. J’ai revu l’Aryon aussi.
— Je me doute, il est toujours amarré. Faut croire que lui aussi s’accroche.
Natale tenait son mini-verre, vide, comme s’il n’avait plus assez de force pour le remplir.
— J’ai revu Cervone aussi. A vrai dire je le vois tous les jours, je loge au camping des Euproctes. Orsu aussi, même si je ne l’avais pas reconnu. Papé Cassanu forcément, Mamy Lisabetta. Je ne me souvenais pas non plus de Speranza, mais…
— Tu cherches quoi, Clo?
Te provoquer. Te faire réagir. Eclater cette bouteille de myrte contre les murs et te faire basculer dans la Méditerranée pour te dessaouler. Te parler de tous ces mystères qui me tordent le ventre, te demander de m’aider, toi, toi le seul en qui j’ai confiance.
— La vérité? Ça te va, ça, Natale? La vérité! Je peux tout te déballer là, si tu veux. Tout ce qui ne va pas depuis que je suis revenue à la Revellata. Le sergent Garcia, ton beau-père, qui m’apprend que la direction de la Fuego de mes parents a été sabotée. On m’a volé mes papiers aussi, dans le coffre fermé de notre bungalow. Sans effraction. C’est impossible mais ça s’est pourtant produit. Et ça paraît presque normal à côté du reste. Les lettres. Tu vas me prendre pour une folle toi aussi, mais tant pis! J’ai reçu des messages de l’au-delà. Des messages de Palma.
Natale tremblait. Sa main posa le dé à coudre sur la table la plus proche. Comme s’il le brûlait.
— Répète ça.
— Une lettre, elle m’attendait au bungalow C29. Déposée là il y a une semaine. Une lettre que seule ma mère a pu m’écrire. (Elle se força à rire.) Un coup à se mettre à croire aux fantômes, tu ne trouves pas, Natale? Si seulement j’avais encore le don de Lydia.
Natale se leva. Il s’avança avec détermination, comme brusquement dessaoulé.
— Ils existent, Lydia…
— Lydia?
— Clotilde, je veux dire. Ils existent.
— Qui?
— Les fantômes.
Non, visiblement, il n’avait pas dessaoulé.
— Je vais te faire une confidence, Clotilde. Un truc que je n’ai jamais osé raconter à personne, encore moins à Aurélia ou à son père. Si j’habite dans cette maison comme une prison, si je vis avec Aurélia, si j’ai renoncé un à un à tous mes projets, c’est à cause des fantômes. A cause d’un fantôme en particulier. C’est toi qui avais raison, Clotilde, ou Lydia, comme tu veux. Les fantômes existent. Et ils nous pourrissent la vie! Je sais bien que tu vas me prendre pour un dingue, mais je m’en fiche. Maintenant, faut que tu y ailles. Aurélia rentre ce midi. Je ne pense pas qu’elle aimerait te trouver là.
Hors de question.
Natale se foutait de sa gueule!
— Qu’est-ce que tu fiches avec elle? Et ne viens pas me parler des fantômes.
Il leva les yeux et, par la baie vitrée, fixa la croix en haut du Capu di a Veta.
— C’est amusant, Clotilde. Tu as vieilli plus que moi, au fond. C’est toi qui aujourd’hui ne crois plus à l’étrange, à l’irrationnel. Malgré tous les signes. Mais puisque tu ne veux pas entendre parler de ce fantôme, je vais simplement te dire que j’avais mes raisons de céder aux avances d’Aurélia. De bonnes raisons, des raisons impérieuses.
La brève étincelle dans ses yeux s’était définitivement éteinte.
— Tu sais, continua-t-il, les couples de raison, ceux qui commencent sans attirance, sans illusions sont ceux qui durent le plus longtemps. Pour une raison simple, Clotilde. Une raison implacable. Parce qu’on n’est pas déçu! Parce que ça finit par être mieux que ce à quoi on s’attendait. Qui peut dire ça d’une histoire d’amour, hein? Qui peut dire ça d’une passion? Que c’est mieux à la fin qu’au début?
Une voix hurla dans la tête de Clotilde. Au secours! Pas toi, Natale, pas toi. N’importe qui a le droit de me sortir ce discours, n’importe quel connard… mais pas toi!
Des années, quand tout allait mal, elle avait pensé à lui. A Natale Angeli, un pêcheur de sirènes, un apprivoiseur de dauphins, un homme qui croyait aux étoiles, à son rêve aussi grand que l’océan. Capable de transmettre cette foi à une gamine. Capable de lui faire croire que tout n’est pas foutu d’avance.
Natale Angeli.
Qui pose le dé à coudre dans lequel il a noyé ses illusions et qui va prendre son service au Super U. Toujours ce même regard craintif, d’une vitre à l’autre, comme un euprocte coincé dans un vivarium, entre mare et monti, comme s’il ignorait de quel côté les fantômes allaient surgir pour l’emporter.
— Et toi, Clotilde, t’es heureuse en couple?
Et pan! Qu’est-ce qu’elle croyait?
A jouer les donneuses de leçons, un peu orgueilleuse, limite conne.
La gamine rebelle, les têtes de mort, les cheveux corbeau.
Qu’est-ce qu’elle croyait?
Que Natale n’était pas déçu, lui aussi?
Samedi 19 août 1989, treizième jour de vacances,
ciel bleu de Prusse
C’est bizarre.
On est dans l’après-midi et les gens sont devant la télé. Enfin, certains.
Scotchés comme s’il était arrivé quelque chose de grave. J’ai essayé de mater en passant dans l’allée à travers le carreau du mobile home des Italiens, ceux qui ont installé un écran géant, construit un escalier de ciment devant leur porte, une allée de carrelage et un petit mur planté de pensées et de géraniums autour de leur emplacement. Ils vivent ici neuf mois par an.
Rien. Je ne remarque rien de spécial sur l’écran.
Enfin si, mais des images banales, pas du tout celles d’un attentat ou d’une guerre qui vient de se déclarer. Vous n’allez pas le croire: je vois des gens en train de pique-niquer, sur des petites nappes de tissu, dans un pré, et autour d’eux des collines vallonnées.
C’est ça que les gens regardent! D’autres gens en train de manger!
Enfin, un journaliste prend la parole mais je n’entends pas ce qu’il dit, je peux juste lire le texte qui défile sous lui.
«En direct de Sopron.»
Sopron?
Vous, forcément, ça ne vous fait pas bondir, mais moi si… C’est juste dingue de lire ce nom. Sopron, c’est le nom d’une petite ville hongroise, soixante mille habitants, située à côté de la frontière autrichienne d’après ce que je sais. N’allez pas penser que je suis hyper calée en géographie, c’est juste que Sopron, si vous vous souvenez, c’est la ville d’où est originaire ma famille, du côté de ma mère.
Dingue, non? Je vous avais prévenu.
Pour quelle fichue raison toutes les caméras de la planète se sont-elles donné rendez-vous à Sopron?
Je sprinte, croyez-moi, je sprinte, j’arrive au C29, chez nous.
Tout le monde est au 25, à côté, chez les Allemands, Jakob et Anke Schreiber, les parents d’Hermann.
Tout le monde est au 25 parce qu’il y a la télé. Pas chez nous.
— Qu’est-ce qui se passe, mam…
Palma Mama me fait chut du doigt. Personne ne se retourne, ils sont tous sur leur chaise en plastique à fixer l’écran et toujours ces familles en jogging qui bouffent des cuisses de poulet et boivent de la bière. C’est quoi ce délire? Qu’est-ce qui se passe en Hongrie?
La résurrection de Sissi?
La fin du monde?
Une soucoupe volante est tombée sur la nappe de pique-nique avec dedans des mini-aliens grands comme des fourmis?
Il me faudra de longues minutes pour que je comprenne pourquoi le monde entier a les yeux braqués sur ces ploucs qui déjeunent. Les ploucs, ce sont des Allemands en vacances en Hongrie. Des Est-Allemands, je précise. Et les collines, elles sont autrichiennes.
Vous avez pigé?
Pas tout à fait? Alors je vous fais tout le topo.
Ce 19 août 1989, les autorités hongroises ont décidé d’ouvrir les frontières. Celles du rideau de fer. Pour les Hongrois, c’était déjà le cas depuis quelques semaines, et en général, ils rentrent chez eux après avoir fait un petit tour à l’Ouest. Mais cette fois, ils ont fait sauter la frontière pour tout le monde, sans distinction de nationalité. Opération grille ouverte! Pendant exactement trois heures, de 15 à 18 heures, le temps d’organiser un gigantesque pique-nique, un pique-nique paneuropéen, comme ils disent. Les militaires se sont croisé les bras.
Alors la rumeur a enflé et les Allemands de l’Est ne se sont pas fait prier.
Plus de six cents d’entre eux, qui se trouvaient par hasard en vacances dans ce coin de Hongrie, ont passé la frontière avant que les grilles ne se referment. Et eux, d’après ce que disent les journalistes, ils ne sont pas près de rentrer.
Ils insistent, les journalistes, c’est historique, c’est la première brèche dans le mur entre l’Ouest et l’Est, même si c’est juste un test pour voir comment les Russes vont réagir.
C’est tout vu.
Aucune réaction.
Gorbatchev s’en fout.
Les seuls énervés, si je me fie à la télé, ce sont les dirigeants est-allemands. Ils ont repassé les images du grand patron de la RDA, Erich Honecker, qui a l’air très en colère. Et devant toutes les télés, en direct de Berlin-Est, il continue de brailler, la main sur le cœur, le doigt sur la couture, la visière de la casquette coincée entre le pouce et l’index, une armée de la Stasi hochant la tête derrière lui:
Le Mur de Berlin tiendra encore au moins cent ans!
Die Mauer bleibt noch 100 Jahre!
Il répète ça.
Die Mauer bleibt noch 100 Jahre!
Comme une vérité historique.
A retenir, à réciter, à graver.
Die Mauer bleibt noch 100 Jahre!
En lettres d’or dans le grand bêtisier de l’histoire.
Il récita à nouveau dans sa tête, presque amusé.
Die Mauer bleibt noch 100 Jahre.
9 heures
Il faisait déjà presque une chaleur irrespirable sous les bungalows, dès que les rayons passaient au-dessus des branches d’olivier pour chauffer le cube de tôle telle une boîte de conserve oubliée en plein soleil. Clotilde aimait cuire ainsi, façon cannelloni au bain-marie. Elle adorait traîner au lit seule, sentir la température monter jusqu’à devenir insupportable, jusqu’à tremper son corps de sueur. Il ne manquait que la douche ou mieux encore la piscine pour s’y jeter à peine réveillée.
Franck était déjà parti courir. Valou dormait encore, son papa attentionné lui avait réservé la chambre à l’ombre jusqu’à midi. Petite chérie…
Sauf que c’était elle, Clotilde, qui se sentait comme une ado excitée. Ses doigts firent à nouveau glisser les touches du clavier de son téléphone portable. Elle relut les trois lignes, le message était arrivé dans la nuit. A 4 h 05.
Content de t’avoir revue.
Tu es devenue très belle, Clotilde, même si je te préférais en Lydia Deetz.
Sans doute parce que depuis, j’ai appris à vivre avec les fantômes.
Elle prit le temps de lire et relire les trois lignes, de peser chaque mot de sa réponse.
Contente de t’avoir revu.
Tu es toujours aussi beau, Natale, même si je te préférais en chasseur de dauphins.
Depuis, j’ai appris à vivre sans les fantômes.
Un délicieux sentiment d’euphorie la berçait. Natale n’avait plus grand-chose à voir avec l’homme dont elle avait gardé précieusement le souvenir, mais bizarrement, le sentiment de déception disparaissait doucement, s’évaporait. Un peu comme si une idole de son adolescence, n’importe quel chanteur au corps parfait exposé sur un poster en papier glacé, descendait de son affiche, et que chacune de ses imperfections le rendait plus séduisant encore. Plus humain. Plus aimable.
Clotilde se souvenait d’un Natale qui la rendait folle. Un fantasme inaccessible du haut de ses quinze ans. Aujourd’hui, elle découvrait un homme fragile. Tous ses rêves ébréchés. Mal compris. Mal aimé. Mal marié.
Toujours libre, en résumé!
Toujours libre! Clotilde, du fond de son lit, trouva l’expression paradoxale. Natale était toujours libre… parce qu’une femme lui avait volé sa liberté. Elle éclata de rire toute seule. Au fond, toutes les amoureuses sont des voleuses de liberté. Elles rêvent de croiser le prince charmant… pour le séquestrer dans une cave.
Elle posa le téléphone sur la table de chevet et replongea dans un demi-sommeil, s’enroulant dans les draps chauds et humides comme on se couvre d’une serviette dans un hammam.
Combien de temps s’était écoulé lorsque la voix de Franck la fit sursauter?
— Merci pour le petit déjeuner.
Plus d’une demi-heure!
Clotilde se réveilla d’un bond, accepta le bisou de Franck sur son front. Sueur contre sueur, celle des efforts de Franck pour grimper en petite foulées jusqu’à Notre-Dame de la Serra et celle de Clotilde à paresser sous la fournaise.
Elle peinait à capter la raison de ce baiser rare.
Merci pour le petit déjeuner?
Elle se leva, étonnée.
La table était dressée!
Pain frais, croissants; café, thé, bols et miel. Jus de fruits et confitures.
Franck? Franck avait mis la table pour l’épater! Son «Merci pour le petit déjeuner», c’était une formule ironique pour l’inviter à se lever? Lui, le sportif courageux, secouait la feignasse mollassonne?
Le regard de Clotilde croisa le téléphone portable sur le chevet avec un soupçon de culpabilité.
Ne pas tout gâcher…
A son tour, elle posa un baiser dans le cou de Franck.
— Merci.
Franck eut l’air étonné.
— De quoi?
— De ce petit déjeuner royal. Il ne manque que la rose dans son soliflore.
Franck eut l’air cette fois parfaitement abruti.
— Ce n’est pas toi?
— Non… Je dormais.
— Et moi, j’arrive juste.
Leurs deux regards incrédules se dirigèrent en même temps vers le rideau de la chambre de leur fille.
Valou?
Qu’elle ait pu avoir cette attention pour ses parents paraissait plus difficile à croire que l’intervention discrète d’elfes de maison. Franck en eut la confirmation, sous la forme d’un grognement d’outre-tombe dès qu’il tira le rideau de la chambre de l’adolescente.
Ni Valou, ni Franck, ni elle…
Qui alors?
Clotilde avait enfilé une liquette et détaillait la table dressée, troublée par des détails qu’elle n’avait tout d’abord pas remarqués. Elle ne comptait pas trois bols, couverts et serviettes posés sur la petite table de camping, mais quatre. Ce nombre n’avait cependant aucune importance comparé aux autres coïncidences.
Franck sortait de la chambre de Valentine, Clotilde lui fit remarquer un verre rempli de jus de fruit rose-orangé et le bol blanc disposé à côté.
— Nicolas se plaçait toujours ici, en bout de table. Il buvait invariablement au petit déjeuner un jus de pamplemousse et un bol de lait.
Franck ne répondit pas, Clotilde continua, désignant une tasse et une cafetière encore fumante.
— Papa se mettait en face, là. Vidait un café noir.
Une bouilloire, deux sachets.
— Maman et moi, nous prenions du thé. Elle avait aussi acheté des confitures au marché du port de Stareso, figue et arbouse.
Doucement elle fit pivoter les pots placés à côté de la bannette de pain.
Figue et arbouse.
Clotilde posa sa main sur la table, instable.
— Tout est là, Franck. Tout est là. Comme il y a…
Franck leva les yeux au ciel.
— Comme il y a vingt-sept ans, Clo? Comment peux-tu te souvenir des parfums de la confiture que vous preniez au petit déjeuner il y a vingt-sept ans? De la marque du thé? De…
Clotilde le fixa, presque méchamment.
— Comment? Ce sont les derniers moments que j’ai vécus avec ma famille! Ce sont les derniers repas que l’on a pris ensemble. Ils ont hanté mes nuits depuis, des milliers de nuits, et des milliers de jours, les fantômes de maman, papa et Nico se sont assis à côté de moi, à ma table de petit déjeuner, tous ces matins où j’étais seule, où tu étais déjà loin, au boulot. Alors oui, Franck, je m’en souviens. De chaque détail.
Franck battit rapidement en retraite. Une ruse. Pour mieux changer d’angle d’attaque.
— OK, Clo, OK. Mais admets qu’il ne s’agit que d’une coïncidence. Du thé, du café, du jus de fruit, des confitures locales. Neuf familles sur dix avalent ça au petit déjeuner.
— Et la table? Qui a mis la table?
— Je n’en sais rien. Peut-être que Valou nous joue la comédie. Ou toi. Ou moi? Ou que c’est juste une mauvaise blague. Une attention délicate de ton ami Cervone, ou de son dévoué Hagrid. Après tout, il semble t’adorer.
Clotilde sursauta en entendant le surnom d’Orsu. Elle résista à l’envie de balancer un grand coup dans les quatre pieds d’alu, de tout exploser dans une gerbe de café froid et de beurre fondu.
Le calme de Franck l’insupportait plus encore.
— Quelqu’un veut te faire repenser au passé, Clo. Ne rentre pas dans ce jeu-là. Ne cherche même pas à savoir qui…
Clotilde n’écouta même pas la suite des arguments de son mari. Elle venait de découvrir, sur une chaise, un journal plié en deux:
Le Monde. Celui d’aujourd’hui.
Elle l’observa comme s’il allait prendre feu.
— Et… ce journal?
— Pareil, continuait Franck. Une mise en scène. Je suppose que chaque matin, tes parents lisaient le journal, comme tout le monde en vacances.
— Non, jamais!
— Alors, tu vois. Le mystérieux serveur a commis une erreur. Cela prouve que…
— Jamais, coupa Clotilde. Jamais mes parents ne lisaient le journal en vacances. Sauf une fois. Une seule fois. Papa était allé chercher Le Monde à la maison de la presse de Calvi et l’avait rapporté avant même que maman ne se réveille. Il l’avait glissé sur sa chaise. C’est le dernier petit déjeuner que nous ayons pris en famille. Notre dernier repas à quatre. Le lendemain, papa est parti trois jours faire de la voile avec des cousins vers les îles Sanguinaires, il n’est revenu que le 23, le jour de l’accident.
Franck observait sans comprendre le quotidien qui traînait sur le fauteuil.
— Le 19 août 1989, les Hongrois ont fait sauter pour la première fois le rideau de fer. A Sopron, sur la frontière autrichienne, la ville natale de ma mère. Pour la première fois de sa vie, maman a lu le journal, le journal que lui avait apporté mon père. Celui du 19 août, Franck, le 19 août, comme aujourd’hui. Cela ne peut pas être une coïncidence! Et pourtant…
— Et pourtant quoi?
Un instant, Clotilde eut l’impression que Franck lui jouait la comédie, qu’il était au courant de tout, que personne d’autre que lui n’aurait pu dresser cette table sans la réveiller. Elle chassa cette idée stupide et continua comme si elle n’avait pas entendu son mari.
— Et pourtant, personne d’autre ne pouvait être au courant. Personne d’autre que Nicolas, maman, papa et moi. C’est une histoire de famille, une anecdote de rien du tout. Papa l’avait acheté tout seul sans rien préméditer, maman a lu l’article en cinq minutes, une demi-page, puis elle a posé le journal sous le barbecue et on l’a brûlé à midi. Personne ne pouvait connaître ce détail. Personne à part un de nous quatre. Tu comprends, Franck? Celui qui a posé ce journal sur la chaise de ma mère est forcément un de nous quatre. Un de nous quatre vivant.
— Ce n’est pas la chaise de ta mère, Clo…
Si, allait répondre Clotilde. Si, allait-elle hurler.
Valou le fit avant elle.
— Vous avez pas fini de vous engueuler?
Elle était debout, emmitouflée dans un peignoir Betty Boop, cheveux ébouriffés et traits tirés. Elle s’installa à table, à la place du fantôme de Nicolas. Tira le bras pour attraper le journal, un autre pour porter le café à ses lèvres et grimaça.
— Dégueu. Il est froid!
Clotilde l’observait, consternée.
— Faut relever les empreintes, Franck.
Il soupira. Il couvait sa fille des yeux et regardait sa femme comme si elle était folle. Comme si l’une avait définitivement pris la place de l’autre, sa jeunesse, sa beauté, sa joie de vivre… sa raison.
Sa fille ouvrit le pot de confiture d’un mouvement de poignet énergique, croqua le pain à pleines dents, croquait la vie à pleines dents, s’apprêtait à dévorer la journée avec un bel appétit, une grasse matinée, une table de petit déjeuner ensoleillée. Des vacances dorées. Une vie rêvée! Et pourtant, Clotilde n’arrivait pas à se défaire de cette idée: Valou profanait chaque objet qu’elle touchait. Détruisait par chacun de ses gestes un ordre secret, sacré.
Franck avait raison; elle devenait folle.
— Votre mari n’est pas là?
— Non, il est parti plonger dans le golfe de Galéria.
Le capitaine Cadenat avait mis plus de trois heures à venir. Franck avait abandonné après moins d’une heure d’attente. Le gendarme avait précisé au téléphone qu’il ne comprenait rien à cette histoire de table de petit déjeuner mais qu’il viendrait quand même, avant tout pour définitivement solder cette histoire de portefeuille volé. Il avait vaguement enquêté. Sans rien trouver. Aucun indice, aucun début de piste.
Il tournait depuis moins de deux minutes autour du bungalow.
— Et votre fille?
— Elle a dû partir, elle participe à une sortie canyoning.
Cervone Spinello se tenait à côté; le directeur du camping confirma d’un signe de tête. La moitié des ados du camping étaient partis en minibus pour l’après-midi dans les gorges du Zoïcu.
— Je ne vois pas ce que je peux faire d’autre, madame Baron.
Relever les empreintes, crétin! Puis les comparer avec toutes celles des touristes dans ce camping, puisque c’est forcément l’un d’eux qui m’a fait cette blague. Interroger des témoins, tous ceux qui sont passés devant mon bungalow ce matin. Et surtout arrêter de me prendre pour une débile mentale.
Le trois-quarts de rugby exilé sur l’île de Beauté la regardait, les bras ballants. A tous les coups, Cervone l’avait briefé. L’accident il y a vingt-sept ans, les souvenirs qui reviennent, la survivante qui perd un peu la boule.
Cervone posa une main sur l’épaule du gendarme. La virilité entre mâles. La connivence de troisième mi-temps entre le sportif assoiffé et celui qui paye la tournée.
— Je vous offre un verre avant que vous repartiez?
Le gendarme rugbyman ne refusa pas.
En les voyant s’éloigner, Clotilde comprenait qu’elle ne pourrait pas compter sur l’aide de la police, ni de personne d’autre. Qu’elle devrait se débrouiller seule. Seule, même si elle avait une longue série de rendez-vous à planifier d’urgence, de témoins à rencontrer, questionner, faire parler.
Cette garce de Maria-Chjara qui lui avait claqué la porte de sa loge au nez, comme si elle avait croisé un fantôme.
Son grand-père Cassanu qui, depuis le début, était au courant pour le sabotage de la voiture de ses parents.
Natale. Natale qui lui aussi avait un fantôme à lui présenter.
Plus les mystères s’épaississaient et plus Clotilde était persuadée que la solution se trouvait dans ses souvenirs, ses souvenirs de l’été 1989, mais elle n’en avait conservé que des bribes, des impressions, des flashs, passés depuis par le filtre de ses cauchemars. Comment leur faire confiance? Elle avait besoin de souvenirs concrets, de faits tangibles, de témoins fiables. Elle aurait tout donné pour avoir conservé son journal intime, celui dans lequel elle avait tout consigné cet été-là. Celui qu’on ne lui avait jamais rendu.
Pourquoi?
Elle avait besoin d’un point de départ, d’un bout de fil pour dénouer le reste de la pelote, d’un début de film bien réel pour que le reste des images suive. Et elle savait où le trouver!
Clotilde fixa à nouveau la table du petit déjeuner. Un peu plus loin dans l’allée, Orsu, râteau et pelle à la main, l’observait, comme s’il attendait pour débarrasser. Comme s’il savait. Comme s’il avait tout vu mais ne pouvait rien dire.
Cela attendrait. Ce n’était pas Orsu qui détenait les preuves. Ni Maria-Chjara. Ni Cassanu.
Eux aussi attendraient.
Clotilde pestait de ne pas y avoir pensé avant. A cent pas d’elle, deux allées et trois mobile homes, se trouvait archivée toute la mémoire des Euproctes. Tous les faits et gestes. Tous les visages. Tous les regards.
Cinquante ans d’histoire.
Restait à convaincre le gardien du musée de lui ouvrir ses grimoires.
Samedi 19 août 1989, treizième jour de vacances,
ciel bleu de fièvre
Mine de rien, mon confident invisible, ou mine de crayon, celui que je tiens à la main, c’est la troisième fois que je vous écris aujourd’hui. L’effervescence autour de Sopron semble retombée, les grilles du rideau de fer se sont refermées et tant mieux pour ceux qui sont restés du bon côté, Palma Mama est repartie bronzer sur la plage dès qu’ils ont arrêté de passer à la télé des images de ses collines austro-hongroises pour les remplacer par un plateau de géopolitologues, et moi je suis descendue dans ma grotte des Veaux Marins pour y attendre que le soleil se couche. Je ne vous l’ai pas encore précisé, mais les veaux marins sont des sortes de phoques, mais en plus frileux, qui aiment l’eau à vingt-cinq degrés et se dorer sur les rochers… Du coup, ils ont tous été tués, y a des années, et moi je squatte chez eux! Il faut seulement escalader quelques rochers pour trouver cette caverne qui sent un peu le pipi, la cendre et les algues salées, et où la mer vient vous lécher les pieds. De là, on peut tout voir sans être vu, à part des pêcheurs qui viennent ramasser des langoustes, des cigales de mer ou des oursins.
Moi je suis plutôt comme ceux-là.
En mode oursin.
Avec juste l’envie de jeter des mots comme ça, en vrac. Même pas de faire des phrases, je n’en ai plus la force. Je laisse cela aux autres, ceux qui ont des choses à dire, les journalistes du Monde qui racontent qu’un rideau se déchire à l’autre bout du monde; ceux de Corse-Matin qui parlent toujours de cet entrepreneur de BTP niçois, Drago Bianchi, dont on a retrouvé le corps cette fois, du moins un corps dans ce qui restait de ses habits. Il serait passé sous un ferry dans la baie d’Ajaccio.
— Ça ne va pas, Clotilde?
Je vois d’abord dépasser un bout de canne à pêche, puis tout au bout, je découvre Basile Spinello. Le patron du camping. Le copain de Papé.
A la limite, je veux bien lui parler à lui. Et vous raconter après. A la limite.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Clotilde?
— …
— Ça te ressemble pas, Clotilde, la mélancolie. En tout cas pas de la montrer.
Il a dû prononcer une phrase magique. Je ne sais pas pourquoi, je lui raconte ma vie.
— Je suis amoureuse.
— C’est de ton âge, ma grande.
— Justement non. Je ne suis pas amoureuse d’un connard de mon âge.
— Tu penses à qui en particulier, quand tu parles d’un connard de ton âge?
— …
— Mon fils? Cervone?
— Pas qu’à lui!
Basile éclate de rire. J’aime bien son grand rire de mammouth à décoller les stalactites de ma grotte.
— Tu sais, ma belle, me fait-il en clignant d’un œil, les Corses n’ont qu’un défaut: ils aiment leur famille. C’est un principe intangible…
Il s’arrête là, mais je vois bien ce qu’il n’ose pas dire.
Les Corses aiment leur famille, c’est un principe intangible. Mais quand t’as un fils con, t’as un fils con!
Basile fait diversion.
— Tu es amoureuse de qui alors?
Ça sort presque contre ma volonté.
— Natale Angeli.
— Ah!!!
— Tu le connais?
— Oui… T’aurais pu tomber plus mal. Natale est pas trop fainéant, pas trop idiot, pas trop laid. Un fils de bonne famille aussi. Son père, Pancrace, a longtemps été le grand patron de la clinique de Calvi, avant de divorcer et de filer en ouvrir une autre sur la Riviera. On raconte qu’Antoni Idrissi, ton arrière-grand-père, lui a offert mille mètres carrés sur la Punta Rossa en échange d’un pontage aorto-coronarien qui lui a fait gagner cinq ans de vie. Natale s’est fâché avec son père lors du divorce de ses parents, mais ici, la famille c’est la famille, et avant de partir pour l’Italie, Pancrace a laissé la Punta Rossa à son fils. Les gens par ici prennent Natale pour un doux illuminé avec sa villa Punta Rossa construite sous le phare et ses histoires de dauphins. Ils le considèrent comme un idéaliste un peu baratineur. Mais si tu veux mon avis, je crois que Natale cache son jeu, la joue rêveur pour ne pas faire peur. Son projet de sanctuaire des dauphins, avec balade en mer pour voir les cétacés de près, ça peut marcher. Natale est sincère, les gens le sentent, les gens sont prêts à payer cher pour ça. La sincérité. L’authenticité. Ouais, ma grande, ton Natale est un peu un chercheur d’or qui aurait trouvé le bon filon et qui continuerait de siffloter comme si de rien n’était, histoire de ne pas voir tout le monde rappliquer. Mais Natale est aussi un vieux célibataire, beaucoup trop vieux pour toi, ma Clo.
Basile me dit ça avec un air attentionné, hyper attendrissant.
— Je sais… je sais. Mais c’est un mec comme lui que je voudrais.
— Tu le trouveras. Si t’es patiente. Si tu sais attendre. Sans trop revoir tes ambitions à la baisse.
— Il m’a proposé d’aller voir les dauphins, demain matin, au large de la Revellata.
— Dis oui alors. Fonce! Peut-être d’ailleurs qu’il a besoin de toi.
— De moi? Pourquoi?
— Réfléchis bien. T’es tout sauf idiote. Pourquoi aurait-il besoin de toi? Et de ta maman sûrement aussi.
Basile est déjà au courant du plan drague entre Natale et ma mère? Suis-je conne à ce point? C’est sous mon nez, tout le monde le sait et je ne vois rien?
— Réfléchis, Clotilde. Natale a un grand projet. Un sanctuaire pour ses dauphins, avec pour les étudier, les préserver, les soigner, une maison de la mer genre musée des cétacés. Un bâtiment écolo à insérer dans l’environnement marin. Réfléchis, quel est le métier de ta mère?
— Architecte…
— Et à qui appartient le terrain pour son sanctuaire?
— Mon grand-père…
— Exact, à mon copain Cassanu. Je le connais bien, ce vieux fou. Le projet de Natale Angeli peut tenir la route, mais Cassanu est méfiant, prudent. Il ne sera pas facile à convaincre, il n’aime pas trop le changement.
Si je suis, Natale se servirait de moi et de maman pour amadouer Papé?
Ou bien Basile délire…
— Papé a raison de se méfier, t’es bien d’accord avec moi, Basile? Même si je ne viens ici qu’une fois par an, je suis raide dingue de ce coin, les Euproctes, la plage de l’Oscelluccia, la pointe de la Revellata. Je voudrais que tout soit toujours pareil quand je reviens chaque été, que personne n’ait le droit d’y toucher les onze autres mois de l’année. Comme dans La Belle au bois dormant, zou, un coup de baguette magique pour endormir tout le monde quand je pars en septembre, et je les réveille seulement en juillet.
— Tout change pourtant, Clotilde. Toi aussi, tu verras. Tu changeras. Plus vite que le paysage.
— C’est pas obligé. Toi Basile, t’as pas changé.
Basile apprécia.
— Non, c’est vrai! Mais c’est un défaut plus qu’une qualité. Le grand défaut des Corses peut-être, ne pas savoir changer. J’ai ça en commun avec ton Papé. Le respect, l’honneur, la tradition. Mais tout bougera quand même, malgré nous. Parce qu’on n’est pas éternels, lui et moi. Après moi, tout basculera. (Son œil balaya d’un mouvement circulaire le panorama, jusqu’aux tentes du camping dont on devinait le mât.) Et pour tout t’avouer, je préférerais ne plus être là pour voir ça.
Sauf qu’il était encore là.
Et qu’il voyait déjà ça.
Sur le petit chemin qui surplombait la grotte pour descendre jusqu’à la mer, une procession d’ados passait, pressée d’arriver avant que le soleil ne soit couché. Maria-Chjara marchait en tête, toute de dentelle blanche vêtue, Hermann suivait, en mode cyclope, un poste radio sur l’épaule braillant You’re My Heart, You’re My Soul de Modern Talking; la radio changeait d’épaule selon les slaloms de Maria sur le sentier. Cervone et Estefan, derrière, tiraient un petit chariot avec des packs de bière. Nicolas traînait un peu à l’écart. Aurélia surgit avec à peine quelques mètres supplémentaires de retard sur mon frère. Puis passèrent Tess, Steph, Lars, Filip, Candy, Ludo…
Le troupeau transhumait vers la plage de l’Alga, je présumais.
Il ferma le cahier et posa sa paume sur la pierre froide de la grotte.
Basile avait eu raison de laisser le cancer du côlon l’emporter.
Depuis, les abrutis avaient conquis le paradis.
Le 19 août 2016, 15 heures
Tout va bien
Au texto était jointe une photo de Valentine casquée, harnachée d’un baudrier, perchée avec un groupe d’ados au-dessus d’une spectaculaire cascade. Clotilde n’avait aucune raison de s’inquiéter, l’activité canyoning était encadrée par des moniteurs confirmés et Valentine était une fille sportive. Pourtant elle n’arrivait pas à chasser complètement le pressentiment qui la tiraillait, qu’elle mettait sur le compte de ces mystères accumulés, cette étrange et sournoise pression autour d’eux. Franck, parti pour la journée à plonger au large de Galéria, avait au moins raison sur un point. Elle ne devait pas ruminer. Elle devait avancer.
Elle marcha sur le petit chemin de graviers roses qui menait au mobile home A31, réputé le mieux entretenu du camping. Le propriétaire des lieux avait poussé l’aménagement de son emplacement jusqu’à poser des panneaux solaires sur le toit, un récupérateur d’eau et une petite éolienne perchée en haut d’un mât, juste à côté du drapeau allemand.
Jakob Schreiber était le plus ancien résident du camping des Euproctes. Il y était venu pour la première fois avec sa femme, au début des années soixante, avec un sac à dos chacun et une moto pour deux. Puis il y était revenu, dans les années soixante-dix, avec une Audi 100 et une tente canadienne pour trois. Leur fils Hermann n’avait pas trois mois. Ils revinrent ensuite chaque année, louèrent pour la première fois le mobile home A31 en 1977, l’achetèrent en 81. Ce furent les meilleures années, celles où Jakob personnalisa son lopin, cultiva son jardin, monta une véranda. A partir des années quatre-vingt-dix, l’histoire s’écrivit en sens inverse. D’abord Jakob et Anke passèrent à nouveau leurs vacances à deux, dès qu’Hermann eut dix-neuf ans et resta dans leur appartement de Leverkusen pour travailler deux mois l’été chez Bayer. Puis à partir de 2009, lorsque Anke ferma définitivement les yeux à la Klinikum, Jakob continua de revenir aux Euproctes, plus de trois mois par an. Seul cette fois.
Tout comme il existe dans les villages un vieil érudit qui en conserve l’histoire, dans les entreprises un vieux documentaliste qui en conserve les archives, il existait dans le camping un vieux touriste qui en conservait les images.
Près de soixante étés, depuis 1961.
Les plus belles images, Jakob en avait fait don aux patrons, elles étaient affichées à l’accueil, au bar, sous la pergola; des images en noir et blanc, des photos de bikinis d’antan, de danse sur la plage en pantalons pattes d’eph, de soirées foot franco-allemandes de 1962 à 2014, de sourires d’enfants, de barbecues géants… Jakob Schreiber était un passionné de photo. Tendance maniaque et obsessionnelle. Avec le temps, il était devenu un témoin presque muet.
Jakob Schreiber fit entrer Clotilde avec une courtoisie un peu démodée. La plupart des murs de son mobile home étaient couverts de grands pêle-mêle sur lesquels des centaines de photos étaient accrochées, sans ordre apparent. Le premier réflexe de Clotilde aurait été de fouiller au hasard du regard pour rechercher les années qui l’intéressaient. Elle se retint par politesse.
— Monsieur Schreiber, j’aimerais retrouver des photos. Toutes celles de l’été 89.
— Celui de l’accident de vos parents et de votre frère?
Jakob s’exprimait avec un accent allemand prononcé. Parlait fort, pour couvrir la radio, une station allemande qui ne diffusait aucune musique, seulement la voix monocorde d’un animateur.
— Je comprends, je comprends.
Et tout en parlant, il se précipita sur son téléphone portable pour appuyer sur les touches. Cela dura plus de trente secondes, au point que Clotilde hésita à lui rendre son impolitesse et à se lever pour trouver directement sur les murs les clichés qu’elle cherchait.
— Désolé, mademoiselle Idrissi, fit Jakob alors qu’elle allait se lever. Je ne suis qu’un veuf retraité avec des manies de petit garçon. Connaissez-vous «Qui veut gagner des millions dans son salon?»?
Clotilde secoua négativement la tête.
— C’est le même jeu qu’à la télévision, mais adapté à la radio. Il faut s’abonner avec son téléphone, télécharger une application. Ensuite, l’animateur pose des questions, vous devez répondre en moins de trois secondes, un délai trop court pour chercher la solution sur Internet… Taper A, B, C ou D. Si vous avez bon, vous continuez. Il n’y a que pour les trois dernières questions que vous n’avez aucune proposition.
— On gagne vraiment un million si on a tout bon?
— Oui, il paraît. Tout est payé par la pub. Le programme cartonne en Allemagne, des centaines de milliers de connectés. Mais je ne suis jamais allé au-delà de la dixième question, comme l’immense majorité des Allemands.
— Et là?
— J’en suis à la neuvième, on atteint le second palier à la douzième. Mais j’ai du temps, la prochaine question ne sera pas posée avant quinze minutes. La pub, je vous dis! Alors été 89, c’est bien cela?
Jakob se leva. Le septuagénaire semblait encore assez alerte. Il entra dans la seconde pièce du mobile home.
— La chambre d’Hermann, expliqua-t-il. Je l’ai transformée en studio photo à partir des années quatre-vingt-dix.
Des dizaines de boîtes archives, toutes étiquetées et numérotées, étaient parfaitement rangées sur des étagères.
Eté 61.
Eté 62…
Et ainsi de suite jusqu’en 2015. Les dernières années étaient archivées dans plusieurs dossiers.
— Je prends plusieurs centaines de photos par an, expliqua Jakob. Surtout depuis le numérique. Mais même avant, je vidais déjà quelques dizaines de pellicules chaque été. Allons-y, 89…
Il monta sur un tabouret, tira la boîte archive et se retourna vers Clotilde.
— Si vos parents n’étaient pas morts dans un accident, mais assassinés, y a toutes les chances que la tête de l’assassin soit sur l’un de ces clichés.
Elle crut d’abord qu’il était sérieux, avant que le vieil Allemand ne lui sourie.
— Et moi je serais le témoin à éliminer… Mais je me doute que vous venez seulement par nostalgie. Ça arrive parfois, d’anciens touristes qui me demandent de vieilles photos, pour un mariage, un anniversaire.
Il regarda à nouveau son téléphone portable. C’était presque un toc, car la radio continuait de diffuser une série de jingles en allemand; puis il ouvrit le carton.
Le temps d’une seconde, Clotilde crut que Jakob allait mourir, là, devant ses yeux, terrassé par une crise cardiaque.
Valentine attendait son tour pour se jeter dans le vide. Ça n’avait pas l’air bien sorcier. Il fallait d’abord descendre en rappel les sept premiers mètres, rester suspendu sur la petite plateforme à mi-cascade, puis respirer un grand coup, se pincer le nez et sauter. Le bassin au-dessous, la plus large des piscines naturelles des gorges du Zoïcu, était profond de trois mètres d’après les moniteurs.
Nils et Clara étaient déjà descendus. Il restait seulement Tahir devant elle.
Valentine ne pouvait pas savoir. Peut-être valait-il mieux d’ailleurs.
Valentine ne pouvait pas savoir que le mousqueton auquel était fixé le baudrier, celui dans lequel passait la corde qui la retiendrait, était sur le point de céder. Qu’au moindre mouvement trop brusque, la sécurité ne fonctionnerait pas et qu’il lâcherait.
Valentine observa le vide avec une excitation qui ne laissait aucune place à l’appréhension. De la plateforme, Tahir venait de sauter dans la cascade. Son cri presque animal avait laissé place à un grand éclat de rire dès qu’il avait refait surface.
Du pur bonheur. Valentine rimait avec adrénaline.
Valentine ne pouvait pas savoir que le matériel qu’on lui avait confié, quelques minutes avant son départ, avait été saboté.
C’était son tour.
Jérôme, le moniteur de canyoning, posa sa main sur son poignet, la guida vers le vide tout en passant la corde autour de sa taille.
Le carton était vide.
Eté 89.
Un dossier creux.
Aucune photo, aucun négatif.
— Je… je ne comprends pas, balbutia Jakob.
Il passait sa main dans le carton comme pour vérifier qu’il n’y avait pas de double fond. C’en était presque comique. Il remonta sur le tabouret, tira les cartons voisins pour vérifier que rien n’était tombé derrière, sans rien trouver.
Il ouvrit les cartons d’à côté, sans renoncer, en grognant des Scheiße et des Verdammte. Le vide dans ce dossier, c’était comme si toute une vie bien rangée avait été chamboulée, comme si le contenu de toutes ces boîtes d’archives allait à son tour s’envoler, tel un jeu de dominos qui basculent les uns sur les autres. Clotilde hésita à dire à Jakob de laisser tomber. Que ce n’était pas son rangement qui était en cause, qu’il n’avait commis aucune erreur. Que, simplement, ces archives avaient été volées. Qu’un fantôme était passé par là.
Comme pour son portefeuille dans le coffre, comme pour ce courrier de sa mère, comme pour la table du petit déjeuner.
— Je ne comprends pas, répétait à l’infini Jakob.
Un jingle à la radio sembla enfin le sortir de son impasse obsessionnelle: l’animateur de «Qui veut gagner des millions dans son salon?» allait reprendre.
Dixième question.
Jakob se figea soudain. L’animateur posa une question incompréhensible, avec un débit de voix surréaliste, puis claqua plus vite encore les propositions:
A, Goethe, B, Mann, C, Kafka, D, Musil.
Ein, Zwei, Drei…
Un cling explosa du portable de Jakob!
— Ya, Antwort B, seul Thomas Mann a séjourné au sanatorium de Davos, aucun doute!
Sa jubilation le laissa euphorique quelques instants encore, avant que le carton posé à ses pieds ne le ramène à la triste réalité.
— Peut-être que je perds la boule, mademoiselle Idrissi. Je passe mes journées à ranger ces foutus dossiers, et le jour où l’on m’en demande un…
— Ce n’est pas grave, monsieur Schreiber. Comme vous l’avez dit, seulement de la nostalgie.
— Je dois devenir fou. Pourtant vous avez vu, Fräulein, je l’entretiens, cette verdammte de mémoire.
A la radio, l’animateur confirma, Antwort B, Thomas Mann, avant un nouvel interminable tunnel de publicité.
Clotilde se leva.
Elle se cognait à un nouveau cul-de-sac. Restait à interroger Maria-Chjara et Cassanu. Retourner interroger le sergent Cesareu Garcia également ou, mieux, même, avoir une conversation avec Aurélia, sa fille.
Cling.
Cette fois, le message provenait du portable de Clotilde.
Natale.
Elle se sentit rougir jusqu’aux oreilles et, dans un réflexe de gamine surprise à parler à son amoureux, elle coupa son téléphone. Plus tard. Elle lirait son message plus tard. Pourquoi pas à l’abri dans sa grotte des Veaux Marins?
— Je vous le répète, ce n’est pas grave, monsieur Schreiber.
L’Allemand grattait les rares cheveux gris qui lui restaient sur la tête.
— Si vous n’êtes pas trop pressée, je pourrai retrouver tout ce que vous cherchez sur le cloud.
— Le quoi?
— Le cloud. C’est une espèce d’espace de sauvegarde sur Internet. Ça m’a pris des années, mais j’ai scanné toutes les photos depuis 1961 et je les ai stockées dans ce bunker virtuel. Vous imaginez, si ma Landhaus brûlait ou était emportée par une tempête? Sur le cloud, les fichiers sont archivés pour l’éternité, comme une concession à perpétuité dans un cimetière. Il me faut juste une bonne connexion Wi-Fi, une clé USB, et je devrais pouvoir vous retrouver tout ça.
Clotilde ne connaissait pas grand-chose à l’informatique, mais il lui semblait difficile que le fantôme invisible errant dans le camping puisse également s’introduire dans les nuages pour y dérober des fichiers gardés par les anges.
Elle reprenait espoir.
— Faut que j’aille avec mon ordinateur portable à l’accueil, précisa Jakob, c’est là où la connexion est la plus puissante. Je demanderai à Cervone Spinello de me faire une place ce soir. Ici, j’ai une HP pour les imprimer. Si tout va bien, vous aurez vos photos demain matin. Ça ira?
Clotilde hésita à lui sauter au cou.
Elle se retint. La radio continuait de brailler des jingles débiles. Elle se prit à espérer que l’animateur pose une nouvelle question, pour lui offrir un prétexte de laisser là le retraité.
De se précipiter. De rallumer son téléphone portable et de courir lire le message dans sa caverne.
A la radio, pour la première fois, une chanson passait.
— Je vous offre un thé, mademoiselle Idrissi?
Jérôme assurait la descente de Valentine. Il avait passé la corde de rappel autour de sa taille et lâchait du mou par petits à-coups, dizaine de centimètres par dizaine de centimètres.
La routine. Elle assurait, la gamine. Valentine.
Un beau brin de fille qui n’avait pas froid aux yeux.
Il contrôla la descente du regard. Encore cinq mètres et elle atteindrait la plateforme du haut de laquelle elle pouvait lâcher la corde et se jeter dans la cascade, tel qu’on leur avait enseigné, bien raide, droite comme un bâton, pour que les pieds pénètrent dans l’eau d’abord, pour ne pas se fracasser le dos ou la nuque sous l’impact.
La petite Valentine était vraiment jolie.
Jérôme se déconcentra, un bref instant. Qu’il l’ait été davantage n’aurait pourtant rien changé.
Il sentit d’abord la corde mollir, comme si elle ne supportait plus aucun poids. Puis dans la même seconde il la vit pendre dans le vide, tel un long serpent qui se serait échappé.
Et le corps de Valentine tomber.
Pas comme un bâton. Tomber, en boule, tête en dessous, comme une pierre recroquevillée.
Samedi 19 août 1989, treizième jour de vacances,
ciel bleu de Schtroumpf farceur
Heure: minuit pile
Lieu: camping des Euproctes, plage de l’Alga, loin des parents
Ordre du jour: le complot 23 août 1989
Présents: tous ceux que le comploteur en chef a invités.
Attention, mon confident invisible, il s’agit d’un plan, d’un plan secret, alors je vous raconte tout parce que j’ai confiance en vous, mais personne d’autre ne doit savoir!
Juré craché?
D’accord, y a toutes les chances que vous lisiez ce journal bien après le 23 août 1989, mais on ne sait jamais, peut-être que vous le lirez après l’an 2000 mais qu’on aura inventé un truc genre machine à remonter le temps qui vous permettrait de revenir en 1989, quelques jours avant le complot, et d’intervenir…
Je vous rassure, c’est pas non plus un plan mortel.
Le cerveau de la bande, c’est Nicolas. Oui, mon frère! Le petit Nico, qui cache son jeu. Tout gentil devant les parents, devant les adultes, devant les filles. Mais toutes les manigances, c’est lui. L’inspirateur, le concepteur, le réalisateur, c’est lui.
Pour résumer, Nicolas a un plan pour le soir de la Sainte-Rose.
Tout est calé. Le coup parfait. Le timing a été organisé façon répétition générale du braquage du plus grand casino de Las Vegas.
A partir de 19 heures…
Apéritif chez Papé Cassanu et Mamy Lisabetta, à la bergerie d’Arcanu, avec les parents, les cousins, les voisins.
Entre 20 et 21 heures…
Les parents partent dîner à la Casa di Stella. Y dorment. Ne se réveillent que tard le lendemain matin, amoureux.
A partir de 21 heures…
La quasi-totalité des Corses vivant dans la baie de la Revellata, et en particulier ceux buvant et mangeant à Arcanu, vident les lieux pour se rendre au concert de polyphonies à l’église Santa Lucia, au cœur du maquis. Et vu la taille de la chapelle, ils n’ont pas intérêt à être en retard s’ils veulent avoir une place assise pour écouter A Filetta.
Après 21 heures, en résumé:
Freedom!
Freiheit!
Libertad!
Libertà!
C’est la seule fenêtre de tir de toutes les vacances sans les parents, a prévenu Nico en prenant un accent de mafioso. Faudra pas la laisser passer. Dès que les adultes auront le dos tourné, Nico a prévu une virée jusqu’à la plus grande boîte de nuit du coin, la Camargue, sur la route de la pinède après Calvi. Alors Nico échafaude, envisage, anticipe, planifie. Il ne lui reste plus qu’à composer son commando, comme dans Mission impossible, à choisir les autres ados qui s’entasseront dans la Fuego.
Les pauvres, les débiles, les idiots.
Ils ne comprennent pas que comme dans tous les films de hold-up, le seul but du cerveau de la bande est de les rouler dans la farine, qu’il y a un plan secret derrière le plan secret. L’objectif de Nicolas n’est pas d’emmener quatre ados boutonneux se trémousser sur la piste de danse de la Camargue. Nico n’en a rien à faire de la boîte de nuit, de la soirée mousse et de la lambada. Le seul trésor qu’il veut dérober, le seul diamant dont il veut s’emparer ce soir-là, c’est celui dissimulé dans le string de Maria-Chjara.
Le 23 août, le grand soir, celui du passage à l’acte, celui du premier lot de la grande tombola.
Il le sait.
Elle le sait.
Ils le savent.
C’est ça, leur plan secret.
Le secret de la Sainte-Rose. Nicolas a toujours aimé tout faire comme papa.
Et moi?
Merci, mon lecteur du futur, de t’inquiéter de moi… Tu es bien le seul.
Et moi? Et moi et moi et moi?
Comme d’hab…
Je me contente du rôle du témoin muet. Celle qui se tait. Qui se contente de ruminer toute la nuit alors que demain elle se lève à l’aurore pour suivre un baratineur qui lui fait croire qu’elle va nager avec les dauphins. Le témoin qui sait tout mais qui ne dit rien, vous voyez, dans le film, celui trop curieux, qui se fait buter.
Du haut de mes quinze ans.
Je suis trop jeune pour les accompagner, je sais, Nicolas me l’a fait comprendre sans même avoir à en rajouter.
Il me fait chier…
A la limite, je voudrais qu’avant le soir du 23, juste avant, ils se fassent gauler.
Il referma le cahier et se leva.
Il ne devait pas se déconcentrer. Petit à petit, Clotilde s’approchait de la vérité.
Il ne pouvait plus se contenter d’observer, il devait agir.
Faire.
Faire taire.
Le 19 août 2016, 18 heures
Pour la cinquième fois, Clotilde essayait d’obtenir une réponse de l’hôpital.
— Répondez, s’il vous plaît. Répondez!
Elle se tenait contre l’olivier, les larmes aux yeux, le dos lacéré, le cœur au bord de l’explosion. Cela dura plus de dix minutes à maudire un répondeur, à taper 1, puis 2, puis #, puis *, à tomber dans le mauvais service, à insulter une infirmière qui n’y pouvait rien, ne savait rien, qui allait essayer de lui repasser l’accueil.
Bip bip bip…
— Passez-moi ma fille, merde…
Un standardiste l’avait mise en attente lorsqu’elle reçut le double appel.
Franck. Enfin.
— Franck? Tu es où?
La réponse de son mari lui parut plus méprisante que celle d’un chirurgien réputé qu’on dérangerait pour un bouton d’acné.
— A l’hôpital de Calvi! Avec Valentine.
— Comment elle va?
Réponds, bordel, réponds-moi!
— Je suis avec Cervone Spinello. C’est lui qui a emmené Valou, en urgence, dans le 4 × 4 Touareg du camping. Cervone a essayé de te joindre pendant près d’une heure, il tombait à chaque fois sur ta boîte vocale. Merde, Clo, pourquoi ton téléphone était-il coupé? T’es irresponsable! Je t’avais laissé Valentine. Tu étais où?
Elle était restée une heure à parler avec Jakob Schreiber, oubliant qu’elle avait éteint son téléphone. Impossible de se dépêtrer du vieil Allemand, il ne parlait que de lui et de son fils Hermann, de sa réussite, le cyclope était devenu ingénieur à la filiale santé de Bayer, HealthCare AG, marié à une chanteuse d’opéra, père de trois enfants blonds comme toutes les générations de Schreiber depuis Guillaume II. Elle était même repartie avec le numéro de portable du fiston. Hermann était un autre des témoins de l’été 89.
— Tu étais où? répéta Franck.
Rester concentrée. Ne pas craquer. Après tout, Franck était lui aussi demeuré injoignable. Personne ne savait où il se trouvait, c’était Cervone qui avait dû se charger de Valou. Clotilde redemanda, sans hausser le ton:
— Comment va Valentine?
Franck semblait ne rien entendre… mais lire dans ses pensées.
— Heureusement, Cervone est parvenu à me prévenir! Il a fini par avoir quelqu’un au standard du club de plongée, qui a réussi à contacter le moniteur sur le bateau. Ils m’ont fait remonter, ils ont ramené tout le monde illico à Galéria, les quinze personnes qui avaient payé leur spot. J’ai foncé tête baissée. J’étais à dix mètres sous l’eau quand Valentine est tombée, Clo. Toi tu étais au camping, et pourtant c’est moi qui…
Réponse à tout! Sauf à sa seule question. Cette fois, la voix de Clotilde explosa.
— Comment va Valou, merde?
— Tu t’inquiètes pour elle, maintenant?
La pointe d’ironie dans la voix de Franck eut l’effet d’une goutte d’acide sulfurique tombée sur son cœur.
Enfoiré! Dis-moi seulement comment va ma fille!
— S’il te plaît, Franck, supplia Clotilde.
Tu as eu ce que tu voulais! Tu les as entendus, les sanglots dans ma voix. Alors c’est bon, réponds-moi.
— Elle va bien, concéda Franck. Elle souffre seulement de quelques contusions, aux coudes et sous la voûte plantaire. Jérôme, son moniteur de canyoning, ne tarit pas d’éloges. Elle a su se remettre en position bâton sans paniquer, en moins de quelques secondes. Un saut de dix mètres, sans une égratignure. Elle est douée. Peu de filles s’en seraient sorties comme elle, peu de garçons aussi. Tu as une fille extraordinaire, tu sais. Exceptionnelle. Belle. Courageuse. La tête sur les épaules.
N’en rajoute pas, Franck, le message est passé. Ta petite chérie est parfaite. Alors faut que sa mère arrête de l’emmerder.
— Vous revenez quand?
— Pas tout de suite. Les toubibs veulent tout de même la garder un peu au repos. Y a une tonne de papiers à remplir aussi. Cela aurait pu être grave, Clo, terriblement grave, un drame… Tu ne te rends pas compte!
Si… salaud!
Clotilde aperçut la Passat garée devant le bungalow alors qu’elle revenait de la douche. Il était près de 20 heures. Elle accéléra le pas alors que Valentine stoppait le sien. Clotilde prit sa fille dans ses bras, sans réfléchir, sans calculer. Son visage arrivait tout juste à la hauteur du cou de cette grande perche de Valou, mais ça ne l’empêchait de répéter: «Ma petite fille, ma pauvre petite fille, Dieu merci tu n’as rien.»
Valentine semblait plutôt gênée.
— T’es toute mouillée, maman.
Clotilde s’écarta enfin de sa fille. Sa serviette enroulée autour d’elle avait trempé le tee-shirt Adidas de Valou. Rien de méchant.
— Je vais me changer…
Moins de deux minutes plus tard, Valentine avait troqué son tee-shirt contre un top vert fluo, son jogging coupé aux mollets contre une jupe mi-cuisse; noué ses cheveux dans un chignon habilement déstructuré, maquillé lèvres et yeux.
— Je vais rejoindre les autres.
Elle avait frôlé la mort et, visiblement, s’en foutait. La mort n’était sans doute pour elle qu’une vieille dame à qui il fallait dire bonjour avec politesse quand on la croisait; une vieille dame qu’elle ne reverrait jamais. A quinze ans, on est immortel.
— Qui ça, les autres?
— Tahir, Nils, Justin. Tu veux leurs papiers d’identité?
Clotilde ne répondit rien. Une nouvelle fois, elle peina à repousser ce pressentiment, cette impression de danger qui rôdait autour d’eux.
Franck s’était servi une Pietra. Il semblait marqué par les heures passées à l’hôpital. Pourtant, Clotilde n’arrivait pas à ressentir de véritable compassion. Elle n’avait toujours pas digéré ses allusions au téléphone. A la réflexion, il n’avait pas le monopole de l’angoisse, son cœur s’était tout autant soulevé que celui de Franck quand elle avait appris l’accident de Valou. Elle s’était tout autant rongé les sangs. Elle peinait encore à se calmer, qu’est-ce qu’il croyait?
Franck alignait les bonbons verts, rouges et bleus à Candy Crush tout en répondant avec détachement aux questions de Clotilde, comme on le fait après une journée de boulot épuisante.
Oui, le mousqueton avait lâché, non, on ne savait pas pourquoi, apparemment le matériel était usé mais ils n’avaient rien remarqué avant lors de la vérification, non, le moniteur de canyoning n’était pas en cause, au contraire, il avait plutôt assuré, oui, ils étaient tous vraiment désolés, mais ça peut arriver, non, il n’avait pas envie de faire un scandale, de porter plainte ou d’aller plus loin, oui, tout se terminait bien, une bonne nuit par-dessus et on n’en parlait plus.
Les mots cognaient encore dans la tête de Clotilde.
Irresponsable. Tu ne te rends pas compte? Tu étais où?
Cette fois, après avoir lancé ses poignards, Franck les avait laissés plantés; une fois l’émotion passée, il n’avait pas eu un mot d’excuse. Elle avait retenu ses larmes. Elle se souvenait de cette phrase lue quelque part. Femme qui pleure devant son amoureux obtient de lui tout ce qu’elle veut; femme qui pleure devant un homme qui ne l’aime plus est foutue.
Elle hésita, puis se lança.
— On est certain que c’est un accident?
Franck laissa d’un coup exploser en confettis ses confiseries censées s’aligner par trois. En moins d’un demi-tour de tête, toute son attitude, du ton de sa voix à son regard, était passée de la lassitude à l’agressivité.
— Tu veux dire quoi?
— Rien… C’est seulement le cumul des coïncidences. Cette chute de Valou, un mousqueton qui lâche. Il y a six jours, mes papiers, volés… Ce matin, la table du petit déjeuner.
— Arrête!
Il posa son téléphone portable avec violence sur la table de camping, à en faire trembler les pieds de plastique enfoncés dans la terre et soulever une fine poussière.
— Arrête! Ta fille a failli mourir, Clo, alors redescends sur terre et arrête de délirer avec tes vieilles histoires, avec tes vieux courriers, avec tes amis perdus et retrouvés. Putain, Clotilde, arrête ce cirque ou je vais craquer.
La chaise en plastique valsa quand il se leva.
Franck perdait ses nerfs. Chez lui, c’était très inhabituel. Sans doute parce qu’il était à bout, parce qu’avoir cru sa fille morte, ou paralysée à vie, était également très inhabituel.
Parce qu’elle aussi aurait dû être dans un tel état post-traumatique?
Une mère indigne?
Franck attrapa son portable, le glissa dans sa poche, s’éloigna.
— Un détail aussi. Quand tu vas prendre ta douche, n’oublie pas ton téléphone sur le lit.
Merde!
Immédiatement, Clotilde repensa aux textos de Natale. Elle avait échangé quelques messages avec lui avant d’aller prendre sa douche, après avoir été rassurée sur l’état de santé de sa fille. Clotilde devait revoir Natale demain; il avait invité un fantôme à prendre le thé, c’étaient ses termes, un fantôme qui ne voulait parler qu’à Lydia Deetz. Leurs échanges n’avaient rien de très compromettant, mais Franck n’était pas idiot et chaque phrase était sous-tendue par un sous-entendu.
Clotilde était, elle aussi, capable de perdre ses nerfs. De mordre, s’il le fallait.
— Mon téléphone oublié sur le lit? Tu l’as ouvert, tu as fouillé?
— Pourquoi, tu as quelque chose à cacher?
Avait-il osé?
Franck fit trois pas dans l’obscurité.
— Ils organisent un poker au bar. Il y a quelques habitués, Cervone m’a invité. Je crois que je vais y aller.
Avant de définitivement disparaître dans la nuit, il se retourna.
— Pour la dernière fois, Clotilde, je t’en supplie, oublie! Occupe-toi de ta fille. Occupe-toi de ton mari. Occupe-toi de ce qui se passe aujourd’hui. Et tout le reste, oublie!
Dimanche 20 août 1989, quatorzième jour de vacances,
ciel bleu d’abysses
C’est un baratineur. Les hommes sont tous des baratineurs.
C’est de l’arnaque, c’est du flan, c’est juste un plan.
Pour me piéger.
Et l’Aryon qui continue de tanguer, Natale qui continue de causer, il est intarissable sur les dauphins, les bélugas, les narvals, les marsouins, tous les cétacés de Méditerranée, leur milieu naturel, leur intelligence qui n’est pas une légende, leur capacité à apprendre. Il m’explique comment on fait pour les trouver avec un mot compliqué, l’upwelling! En français, cela signifie qu’il faut dénicher un coin d’océan où l’on trouve à la fois un grand fond et un fort courant marin qui, si j’ai bien compris, pousse l’eau en surface et permet une remontée des eaux profondes… et des nutriments. Même si les courants bougent tout le temps, les dauphins sont des malins et savent les repérer. Natale aussi! Et en particulier le plus important, le courant liguro-provençal, qui, coup de bol, passe à moins de dix kilomètres au large de la Revellata.
Qui pourrait gober ça?
Pas moi, en tout cas. Il en trouvera, des nanas pour avaler ça, pour croire qu’on va vraiment plonger au milieu des dauphins, des nanas habillées dans des tenues Hello Kitty, des bikinis Barbie et des casquettes Minnie. Mais moi, malgré son regard de pirate, ses muscles de baroudeur et son sourire de naufrageur, il m’aura pas. D’ailleurs, il m’avait dit de changer ma tenue, histoire de ne pas effrayer ses cétacés apprivoisés, eh bien, il a vu que je ne suis pas du genre à changer d’uniforme. J’ai enfilé un jean noir, un tee-shirt des Dents de la mer et une casquette Shark. Plus équipée pour draguer les requins que les dauphins.
On est arrivés au cœur de son sanctuaire. Je sentais juste davantage de vent sur mes joues, peut-être davantage de tangage. Derrière nous, le phare de la Revellata n’était plus qu’un cure-dent planté dans une île flottante. Natale a coupé le moteur de l’Aryon et s’est mis à prier, ou tout comme.
Une prière que je connaissais.
Une fois que tu es là, dans le silence, tu y restes.
Et si tu décides que tu veux mourir pour elles
Rester avec elles pour l’éternité
Alors elles viennent vers toi et jugent l’amour que tu leur portes.
J’ai continué à réciter. Natale avait l’air impressionné.
S’il est sincère
S’il est pur
Et si tu leur plais
Je l’ai laissé terminer.
Alors elles t’emmèneront pour toujours[2].
C’était assez dingue tout de même, je ne sais pas si vous imaginez, réciter ainsi les paroles du Grand Bleu au milieu de rien à part la mer partout.
Natale s’était allumé une cigarette. Sans m’en proposer. Comme un signe supplémentaire que je n’étais qu’une gamine à ses yeux.
— On ne va pas attendre longtemps, m’a-t-il glissé entre deux bouffées. Tu connais l’histoire du Petit Prince? Quand il apprivoise le renard? Tu te souviens du plus important?
— …
— Venir tous les jours à la même heure, afin de pouvoir s’habiller le cœur. Tu vas voir, ma princesse, les dauphins sont comme les renards quand on les apprivoise. Eux aussi s’habillent le cœur et viennent toujours à la même heure. Tiens…
Et doucement, il tend le doigt sur sa gauche.
Je ne vois rien. C’est du baratin. C’est encore du baratin quand il me prend la main et la guide dans la direction voulue.
— Là… Ne bouge plus…
Ils sont là, mon Dieu… Je les ai vus.
Oui, comme je vous le dis, comme je vois à l’instant où je vous le raconte ce stylo et cette page, je les ai VUUUUUS!
Quatre dauphins, deux grands et deux plus petits, je n’ai pas seulement vu des bouts d’ailerons, je les ai vus nager et sauter, plonger, resurgir, replonger.
Et j’ai pleuré.
Je vous jure, je me suis effondrée en larmes, comme une idiote, pendant que Natale leur parlait, leur lançait du poisson. Je frottais mes yeux comme pour le cacher et je matais en douce mes doigts prendre la couleur charbon de mon mascara inondé.
— Tu es affamé, mon Orophin? Laisses-en un peu à ta chérie! A tes petits! Allez, Idril, attrape. Galdor et Tatië, bougez-vous un peu.
Je vous jure, les quatre dauphins étaient à moins de trois mètres, à pousser leurs petits cris. On n’était pas dans un marineland ou un parc à la con, on était chez eux, seuls au monde, et ils étaient là, à réclamer un autre seau de poissons gelés.
— Tu veux les rejoindre?
Je l’ai regardé de mes yeux charbon noyés, plus stupide que jamais.
— Je peux?
— Bien sûr, si tu sais nager…
Tu parles si je sais nager.
J’ai fait sauter le jean noir dans lequel je cuisais, le tee-shirt aux grandes dents, et Natale n’a pas pu s’empêcher de sourire en me découvrant en bikini. Un sourire qui n’avait rien de pervers, plutôt celui du papa qui découvre que sa petite fille a gardé son déguisement de princesse sous son pyjama.
Je n’ai pas attendu qu’il ait le temps de détailler les reflets bleu indigo de mon maillot, les paillettes saphir et les petites fleurs ornées de perles.
J’ai plongé.
Je les ai même touchés. Les bébés surtout, Galdor et Tatië.
Vous ne me croyez pas? Je m’en fous, je l’ai vécu! J’ai passé ma main sur leurs nageoires, ma paume sur leur peau lisse en essayant d’en sentir les micro-déformations, j’ai regardé sous l’eau lorsque, d’un coup de queue, ils filaient à dix mètres de profondeur, je les ai vus remonter en deux ondulations, je les ai frôlés lorsqu’ils sautaient et s’éclaboussaient. Ce n’est même pas un rêve, mon lecteur du futur, c’est au-delà… Au-delà de tout ce qu’on peut vivre.
J’ai nagé avec les dauphins!
— Viens, me dit Natale en redémarrant le moteur, il faut que je te montre quelque chose.
Le soleil venait de se coucher derrière les bungalows de l’allée C.
Il ferma le cahier et observa la photo de l’été 61 accrochée au-dessus du bar. Il était temps d’en terminer. De définitivement faire taire le passé; d’en rassembler les traces en bûcher, de le brûler, d’en disperser les cendres.
Comme s’il n’avait jamais existé.
Le 19 août 2016, 20 heures
— Votre bière, Herr Schreiber.
Marco, le jeune serveur du bar des Euproctes, s’était assuré de la fraîcheur de la bouteille avant de servir la Bitburger à Jakob. Le patron en commandait huit packs chaque été, à usage unique du plus vieux client du camping, une sorte de privilège impérial remontant au temps de Bismarck.
— Danke.
L’Allemand n’avait même pas levé les yeux de son ordinateur. Schreiber était le genre exact de client que ne supportait pas Marco. Le client qui se croit intéressant. Qui vous sourit avec un petit air méprisant, qui vous explique le pourquoi du comment, et notamment que c’était mieux avant, les serveurs d’avant, les expressos d’avant, les motos d’avant, la mer Méditerranée d’avant… Il n’y a qu’une chose qu’on ne pouvait pas reprocher à Jakob Schreiber: à plus de soixante-dix ans, il conservait une énergie et une curiosité de jeune homme, à vous démontrer la supériorité des boules de pétanque en carbone sur les boules en inox, la supériorité de l’argentique sur le numérique, de la bière brassée à la main sur l’industrielle.
Ses journées au camping étaient organisées avec la rigueur d’un 4-4-2 de la Mannschaft. Une partie de pétanque le matin, entre dix et vingt photos dans l’après-midi, et trente-trois centilitres de bière le soir. Une invariable hygiène de vie.
A croire qu’il passerait encore une bonne vingtaine d’étés à les faire chier…
Pas le genre à participer à la partie de poker entre touristes dans la pièce d’à côté.
Devant l’écran pourtant, ce soir-là, Jakob s’énervait. A son âge, l’inattendu était contre-indiqué. 67 % des éléments copiés, indiquait la barre grise qui se colorait lentement en vert fluo. Des fichiers clignotaient à toute vitesse sur son ordinateur, comme dans les nouvelles séries policières où défilent autant d’images dans un générique que pendant tout un épisode de Derrick. Au goût de Jakob, ça n’allait pas encore assez vite. Il avait calculé qu’il devait extraire quelque huit cents photos du cloud, toutes celles de l’été 89, conservées en 300 dpi. Son vieil ordinateur portable ramait, ou bien la connexion Wi-Fi du bar des Euproctes laissait à désirer.
Téléchargement achevé dans 11 minutes, affichait l’écran, mais l’annonce ressemblait à une publicité mensongère, à l’attente estimée dans une file ou dans un bouchon au point mort. La trotteuse de la montre de Jakob, par contre, avalait sans ralentir les tours de cadran.
21 h 12.
La prochaine question de «Qui veut gagner des millions dans son salon?», la dernière de la journée, serait posée dans moins d’une demi-heure.
73 % des éléments copiés.
Il patienta, agacé, le nez levé sur les cinq posters qui décoraient les murs du bar, six clichés qu’il avait offerts à Cervone Spinello et jadis à son père Basile, sans réclamer en retour aucun autre privilège que de se faire servir sa bière, des bretzels, et des Knackers directement importés de Rhénanie.
Etés 1961, 71, 81, 91, 2001.
Jakob appréciait, avec une fierté non dissimulée, ces cinq clichés qui offraient une vision synoptique du temps qui passe, des premières tentes canadiennes aux igloos autodépliants, des duvets sur la plage aux matelas autogonflants, des feux de bois aux barbecues autocuisants. Alors qu’il s’y attendait le moins, le téléchargement s’accéléra d’un coup, passa de 76 % à 100 % avant qu’il ait le temps de terminer sa Bitburger.
Scheiße!
Il la vida cul sec, attrapa une poignée de bretzels dans une main et son ordinateur sous le bras, son étui de boules dans l’autre car il ne se séparait jamais de ses Prestige Carbone 125 Demi-dure qui selon l’Allemand valaient leur poids en or. Les mauvaises langues prétendaient qu’Herr Schreiber dormait avec ses boules de pétanque sous le matelas, comme la princesse au petit pois.
La nuit tombait. Les criquets cachés dans les oliviers annonçaient la fin de la journée comme mille muezzins perchés dans autant de minarets. Dans le vacarme, dans la pénombre, Jakob Schreiber ne prêta pas attention aux bruits de pas derrière lui. Il marchait vite et de façon déterminée.
Ses pieds confortablement protégés dans ses chaussettes, et ses chaussettes solidement sanglées dans ses sandalettes de cuir, auraient été capables de retrouver le bungalow seuls. Ils l’avaient déjà fait d’ailleurs, une fois, le jour où Jakob avait vidé d’un coup les huit packs de Bitburger, avec des touristes de toutes les nationalités possibles, le 8 juillet 90, le soir de la victoire de l’Allemagne à la Coupe du monde. Hermann et Anke étaient encore là alors. Il avait passé le reste de l’été à boire des Pietra Pression et s’était juré de ne plus jamais se laisser aller à une telle générosité. Il y a deux ans, c’est seul dans son mobile home qu’il avait assisté à la nouvelle victoire de son pays. Cette fois, il n’avait même pas décapsulé une bouteille pour célébrer le but de Mario Götze en prolongations.
Hermann et Anke n’étaient plus là.
Dès que Jakob ouvrit la porte du mobile home, il posa ses boules de pétanque au pied de la table et alluma le transistor. Il avait le temps de se préparer, la radio diffusait encore des publicités, la douzième question ne serait pas posée avant neuf minutes. Il s’installa devant la table du salon et alluma l’ordinateur portable. Il cliqua sur le dossier Eté 89, distrait, tout en pensant aux questions 9, 10 et 11 auxquelles il avait répondu avec une facilité qui le déconcertait lui-même. Pourtant, depuis sept ans qu’il écoutait cette émission, jamais il n’avait dépassé la dixième… La petite Clotilde Idrissi lui portait peut-être chance? Dès la dixième question, il avait gagné une encyclopédie Brockhaus en vingt-quatre volumes, qu’il possédait déjà en trois exemplaires, soit soixante-douze livres volumineux à caser chez lui, et il avait sérieusement envisagé d’en apporter une série ici, dans sa résidence secondaire de vingt-huit mètres carrés.
La douzième question correspondait au troisième palier, celui auquel moins d’un joueur sur un million accédait, d’après les statistiques fournies par le site. On n’y gagnait pas d’argent, mais une entrée VIP à la Pinakothek, le monumental ensemble de musées munichois, avec visite des allées interdites au public, participation aux ateliers de restauration, et surtout, on laissait avant de partir son buste, modelé par un sculpteur plasticien pour qu’il soit exposé dans une salle spéciale. Jusqu’à présent, seuls dix-sept Allemands aux crânes bien pleins étaient ainsi entrés dans la postérité.
Jakob était à une question de devenir le dix-huitième…
Distraitement, il fit défiler les photographies de l’été 89. Les souvenirs des visages restaient étonnamment précis. Il reconnut facilement la petite Clotilde, Nicolas Idrissi, Maria-Chjara Giordano, Aurélia Garcia, Cervone Spinello, un peu moins ceux qui n’étaient venus qu’un été, mais quelques prénoms lui revenaient, Estefan, Magnus, Filip. Il fit défiler rapidement les photographies de paysages, d’adultes, de scènes de vie pour se concentrer uniquement sur celles des ados.
Que l’on ait volé ses clichés, car on les avait volés, il n’y avait pas de doute, l’inquiétait. Il y avait forcément un rapport avec le retour sur l’île de Clotilde Idrissi, sans qu’il comprenne lequel. Une chose après l’autre, se raisonna-t-il, il devait rester concentré sur le concours, il se pencherait sur les photos ensuite.
Plus concentré que jamais.
Trop pour entendre, devant son mobile home, le bruissement des graviers.
L’animateur radio annonça qu’il poserait la fameuse douzième question dans moins d’une minute. Alors que la main droite de Jakob serrait le téléphone portable, sa main gauche trembla légèrement et, comme pour ne pas trop laisser le trac l’envahir, se crispa sur la souris pour continuer de dérouler le diaporama.
L’été 89 défilait. La plage de l’Alga au coucher du soleil, la grotte des Veaux Marins au petit matin, une partie de pétanque, les ados en train de danser, l’accueil du camping, le parking.
Noch 30 Sekunden, prévint le transistor.
Jakob fronça les yeux, quelque chose l’intriguait sur le cliché.
Il n’entendit pas la porte du bungalow lentement pivoter.
Noch 15 Sekunden.
Jakob, comme hypnotisé, scrutait les quelques voitures garées dans le camping des Euproctes dont, reconnaissable entre toutes, la Fuego rouge des Idrissi. Celle qui allait s’écraser moins de vingt-quatre heures plus tard sur les rochers de la Petra Coda. 23 août 1989, précisait la légende du cliché, mais ce n’est pas la voiture qui intriguait le vieil Allemand, c’était l’ado qui la fixait, avec le regard de celui qui…
Noch 5 Sekunden.
… le regard de celui qui savait à l’avance ce qui allait se passer.
Noch eine Sekunde.
Jakob ferma les yeux, le pouce légèrement relevé, pour uniquement se concentrer sur la question que l’animateur débita avec le débit d’une MG 08. Trois secondes pour répondre.
Antwort A, Mönchengladbach, B, Kaiserslautern, C, Hamburg, D, Köln.
Ein
Jakob connaissait la réponse!
Zwei
Il n’avait aucun doute, même s’il était d’un naturel prudent. Il entrevit comme dans un rêve son doigt se poser sur l’écran, valider la bonne réponse, les journalistes le contacter, son nom sur trois colonnes s’étaler dans le journal de son quartier.
Dans la grande allée de la Neue Pinakothek, en bronze, son crâne exposé.
Drei
Ce fut l’avant-dernière image que son cerveau visualisa.
Jamais Jakob n’atteindrait le troisième palier.
Son pouce s’arrêta à quelques millimètres de l’écran tactile, juste à l’instant où l’étui de Prestige Carbone 125 Demi-dure s’écrasa sur sa tempe droite. Jakob s’effondra, et avec lui la table, l’ordinateur portable, le téléphone.
Dans l’étroit couloir du bungalow A31, en sang, son crâne explosé.
Les yeux de l’Allemand, avant de se fermer, noyés par la source écarlate qui jaillissait de son front, fixèrent une dernière image affichée sur l’ordinateur tombé à côté de lui, à quelques centimètres de son visage.
Toujours la même photo, celle de la Fuego garée sur le parking et de celui qui observait le véhicule comme s’il savait que sa direction, le soir même, allait lâcher. Cet ado qu’il connaissait, qu’il avait encore croisé ce soir, qui lui avait serré la main, qui lui avait même demandé pourquoi il souhaitait une connexion Wi-Fi à une heure aussi tardive.
Cervone Spinello.
Il hésita de longues minutes, de trop longues minutes.
Faire disparaître les photographies serait un jeu d’enfant, il suffisait de les supprimer, de sortir avec l’ordinateur portable, de le balancer dans n’importe quel conteneur à poubelles, il n’en resterait aucune trace, aucune preuve. Faire disparaître les boules de pétanque ne serait pas plus compliqué. On ne retrouverait jamais l’arme du crime.
Mais faire disparaître le corps du vieil Allemand?
Profiter de la nuit? Profiter du silence?
Trop tard, c’était déjà trop tard.
Dehors, dans l’allée A, un groupe bruyant marchait, sans doute une des tables de poker qui avait terminé la partie et rediscutait bluff, chance de cocu et tapis désespérés. D’autres suivraient, chaque table allait se vider.
Il devait trouver une autre idée. Maintenant que tout était terminé, il avait besoin de calme.
Il essuya le sang sur ses mains, sur les boules de pétanque, les taches écarlates sur le sol du mobile home, marcha, s’éloigna, attendit de trouver un réverbère suffisamment isolé avant de reprendre le journal.
Rouge, tout était rouge.
A l’exception de ce cahier, de ses mots bleus, d’un bleu profond.
Dimanche 20 août 1989, quatorzième jour de vacances,
ciel de delphinidine
La delphinidine, mon lecteur du futur, c’est le nom savant du pigment bleu des fleurs. Incroyable, non? C’est le pigment qui manque aux roses. C’est pour cela qu’aucune vraie rose ne sera jamais bleue!
Je ne suis pas une rose.
Je me fais sécher sur les rochers de la plage de l’Oscelluccia. Je ne me suis pas rhabillée. Cette fois, Natale peut mater tant qu’il veut mon maillot de bain de naïade naïve, sans tête de mort, sans squelette, sans même une seule goutte de noir, rien que toutes les nuances de bleu.
L’Aryon est accosté, accroché à un anneau percé dans les rochers. La plage de l’Oscelluccia n’est pas vraiment une crique secrète à laquelle on n’accède que par la mer, il y a un petit sentier qui mène presque directement au camping des Euproctes, en pente raide, trop raide pour le descendre avec les tongs et le parasol, alors le coin est plutôt moins fréquenté que la plage de l’Alga.
Et là, pour le coup, on est seuls.
Natale Angeli continue de parler, de baratiner. Sauf que cette fois, je l’écoute.
— Tu vois, Clotilde, ici, ce serait l’endroit idéal pour mon sanctuaire. Dans un premier temps, il suffirait d’aménager un ponton, quelques amarres, une caisse et une buvette peut-être. Mon modèle, ce serait la baie des Tamarins, sur l’île Maurice, tu en as peut-être entendu parler?
Je secoue la tête. Je ferme les yeux. Il peut me raconter ce qu’il veut…
— C’est une baie où des dizaines de dauphins se sont installés. Tous les matins, ils organisent des sorties en mer, ça marche du feu de Dieu, ils sont même obligés de limiter le nombre de bateaux. Ça devient une industrie, mais ce n’est pas ce qu’on ferait ici. On limiterait les safaris. On ferait monter les enchères, ce serait un privilège, on ferait des milliers de déçus pour seulement quelques élus. Et puis si ça fonctionne, si l’argent rentre, on pourrait voir plus grand. Un vrai bâtiment, une piscine d’eau de mer, un centre de soins, une petite équipe de recherche…
Là je sens qu’il se tourne vers moi, qu’il s’approche, c’est son ombre qui me couvre et elle est froide.
— Tu en parlerais à ton grand-père? Tu ferais ça pour moi?
J’ouvre les yeux. Enfin, c’est plutôt Natale qui me les ouvre.
Il est là, en caleçon, beau comme un pirate insaisissable avec sa peau bronzée, son bandana sur son crâne rasé et ses pieds nus qui laissent des traces dans le sable. Putain, ce type qui me demande de lui rendre service est capable de parler aux dauphins! Il est tout droit sorti d’un roman, d’un film, et il m’a pris la main et m’a fait entrer dedans.
— Bien entendu… Pourquoi Papé dirait non?
— Parce que les cétacés, les touristes et moi, il s’en fout. Mais si sa petite-fille amoureuse des dauphins le supplie…
A ce moment-là, je pense que je devrais minauder, négocier, poser mes conditions, mais j’en suis incapable, alors je frappe des mains.
— Tout ce que tu veux! Tu le verrais où, ton musée?
Natale devient à nouveau intarissable et commence à employer des mots auxquels je ne comprends rien, des normes environnementales ISO machin, des matériaux composites, des systèmes de recyclage, il en vient même à parler de budget, c’est terriblement technique et je décroche jusqu’à ce qu’il glisse un mot qui me fait sursauter au milieu de l’énumération de son plan d’amortissement à coups de milliers de francs. Maman.
Je crois que je le tutoie pour la première fois.
— Tu en as parlé à maman?
— Evidemment. Ta maman est architecte, spécialisée dans les éco-bâtiments. Elle a un vrai sens pratique. Selon elle, on peut atteindre l’autosuffisance énergétique rien qu’avec des panneaux solaires posés là et là…
Il tend son doigt vers des rochers plus plats.
J’y crois pas!
— Tu l’as amenée ici?
Il mime super bien le mérou ou ce genre de poisson qui a les yeux tout ronds.
— Oui. Ta mère est compétente, brillante même. Si mon projet fonctionnait, je crois qu’elle serait la plus qualifiée pour le dessiner…
Je le coupe.
— Si elle est si balaise, pourquoi tu ne demandes pas à maman d’en parler à Papé?
Il s’assoit à mes côtés, façon Robinson Crusoë. J’adore cette façon cool qu’il a de se recroqueviller, j’y vois un mélange de force et d’enfance, un homme sûr de lui et pourtant encore petit garçon dans chacun de ses gestes.
Y en avait qu’un sur terre et je l’ai trouvé. Sauf que je suis née dix ans trop tard.
— Ta maman, disons, n’est pas la belle-fille adorée… Comment t’expliquer? Le fait qu’elle ne soit pas corse est déjà un handicap. Surmontable, je te l’accorde. Mais pour aggraver son cas, elle a entraîné ton papa sur le continent, et pas à Aix ou Marseille, dans le Grand Nord, au-dessus de Paris… Aux yeux des Idrissi d’ici, elle leur a un peu volé ton papa.
— Moi aussi, j’habite au nord de Paris.
— Oui, mais tu as du sang corse. Tu es une Idrissi, en ligne directe! Tu hériteras peut-être même de tout cela un jour, les quatre-vingts hectares. Peut-être que cela suffira à convaincre ton Papé…
Pour tout vous avouer, si vous ne l’aviez pas encore compris, j’étais en train de tomber vraiment amoureuse. De connaître ce sentiment de vouloir tout donner à un homme, tout sacrifier, toutes ses valeurs, tout son honneur, toutes les promesses de femme libre qu’on s’était faites, crachées, jurées. J’étais en train de comprendre tout ça en vrac, et en même temps, comme si c’était un réflexe féminin darwinien, je me suis raidie, comme si les femmes qui avaient survécu au fil des millénaires étaient les plus méfiantes, que toutes les impulsives, les naïves et les spontanées s’étaient fait liquider et qu’au bout de la chaîne de l’évolution, la prudence était presque devenue pour elles une seconde nature de survie.
— Pourquoi je t’aiderais, Natale? Tu adores ma mère. Je suis certain que tu lui as fait le coup des dauphins, que tu l’as fait naviguer, tanguer, plonger, loin du rivage, avant de la ramener sur cette plage. Pourquoi je t’aiderais alors que tu la préfères et que tu te fous bien de moi?
Natale me fixa avec un regard que j’enregistrais, sans savoir le décoder, même si je savais déjà que ce regard-là, c’était celui que, toute ma vie, j’aimerais qu’un homme pose sur moi. Un regard étonné, intrigué, à la fois inquiet et fasciné. Le regard du joueur de poker qui se demande ce qu’il y a dans le jeu de l’autre et qui continue de miser. Pour voir…
Enfin, il se lança.
— Clotilde, on va jouer cartes sur table, tu as quinze ans. D’accord, tu es plus mûre que les gamines de ton âge, tu es originale, révoltée, pleine de fantaisie, tu es typiquement le genre de fille dont j’apprécie le caractère; mais tu as quinze ans. Alors ma proposition, c’est de te prendre comme associée. D’ac? Qu’on devienne des collaborateurs privilégiés, ça te va? Qu’on partage le même rêve, rien que ça. Sauver les dauphins, sauver la planète, sauver l’univers; je peux te dire qu’il n’y a pas beaucoup de filles à qui j’ai proposé ça un jour.
Et il me tend la main comme un animateur de colo qui vient de gagner une balle aux prisonniers, et je claque ma paume dans la sienne.
Alors que je rêverais qu’il laisse sa main dans la mienne.
Qu’il pose ses lèvres sur les miennes.
Qu’il colle sa peau contre la mienne.
— On est de la même race, n’est-ce pas, Clotilde? Les pêcheurs de rêves contre le reste du monde.
Il a amené maman ici.
Peut-être l’a-t-il embrassée.
Peut-être l’a-t-il déshabillée, peut-être ont-ils fait l’amour.
Peut-être désire-t-il le corps de maman, quel homme pourrait ne pas le désirer, mais que c’est à moi qu’il pensait quand il la caressait, quand il lui murmurait à l’oreille qu’il l’adorait, quand il l’a pénétrée.
Que c’est moi qu’il aimait, même si la morale le lui interdisait.
— Je veux un contrat, Natale. Un contrat qui t’engage sur trente ans. Je veux 30 % des gains de ton entreprise, un futur bateau à mon nom, un bureau tout en verre avec vue sur mer, un couple de dauphins rien qu’à moi, je veux aussi pouvoir m’habiller comme je veux, et si tu m’accordes tout ça, je veux bien aller sauter sur les genoux de Papé Cassanu pour négocier ton idée de fou.
Il a éclaté de rire.
— Et ce sera tout?
— Oui… Plus un bisou sur la joue.
8 heures
La mer charriait des bouteilles vides, des confettis mouillés et des serpentins brisés, comme autant de rêves abandonnés au bout de la nuit par des danseurs épuisés, par des fêtards au bout du désespoir, et que les vagues ramenaient au matin. Délavés.
Au tout petit matin.
L’Aryon flottait entre les détritus. Natale, perdu dans ses pensées, semblait s’en foutre, comme s’il y avait bien longtemps qu’il avait abandonné l’espoir que la mer lui recrache la bouteille à la mer postée il y a des années.
Clotilde était en retard. Elle s’arrêta pourtant, un instant, juste avant de descendre sur la plage de l’Oscelluccia. Quelques secondes pour remonter le temps. C’était le même sable que vingt-sept ans auparavant, les mêmes galets, la même écume, les mêmes embruns mêlés aux parfums âcres et poivrés des fleurs nichées au creux des rochers. Rien n’avait changé si on ne regardait pas du côté de la paillote Tropi-Kalliste ou du chantier de la marina Roc e Mare. Quelque chose chavirait à nouveau dans son cœur, tanguait, comme cette barque chahutée par la houle.
Mon Dieu que Natale était beau.
Il suffisait à ce salaud d’être là, de se tenir assis, à surveiller l’horizon de ses yeux lagon, de son regard à faire exploser toutes les barrières de corail du monde pour que s’échappent les balistes et les poissons-clowns, avec pour mission de colorer et de faire se gondoler les océans.
Natale portait un sweat-shirt à capuche saumon. Un jean un peu trop grand. Des sandales de cuir. Clotilde devinait que souvent il devait se statufier ainsi, s’arrêter; qu’il avait conservé de ses rêves avortés un pouvoir magique, celui de transformer, pendant quelques secondes éphémères, la réalité en quelque chose de plus beau, dans sa tête. Qu’il avait appris à s’en contenter. Transformer le rayon poissons du Super U de Lumio en un sanctuaire marin inviolé. Le cours Napoléon d’Ajaccio, bagnole contre bagnole, en traversée transatlantique en solitaire. Une étreinte pressée dans l’obscurité, avec la femme qui s’endort chaque jour à ses côtés, en nuit d’amour étoilée avec l’une des passantes jadis croisées. L’une des passagères de l’Aryon jadis embarquées.
Beau. Solide. Fragile.
— Natale?
Elle avait enfilé une robe lilas qui flottait sur ses cuisses, fait valser ses nu-pieds pour marcher sur le sable encore froid, presque humide.
Il se retourna. Planta ses yeux dans les siens.
Beau. Solide. Fragile.
Dangereux.
Rien de plus dangereux que les hommes au regard lagon, pensa Clotilde. Exploser la barrière de corail, c’était aussi laisser entrer tous les monstres marins dans l’enclos protégé, celui où les familles peuvent patauger sans danger.
Ils s’avancèrent l’un vers l’autre, sans franchir le dernier mètre qui les séparait.
— Tu as joué avec le feu en me donnant rendez-vous ici, fit Natale. Je m’étais promis de ne jamais remettre les pieds sur cette plage.
— Tu avais promis beaucoup d’autres choses…
Il ne répondit pas. Son regard glissa sur l’Aryon, toujours amarré aux rochers.
— Tu as eu de la chance, aussi. J’étais libre aujourd’hui, je ne reprends mon service que demain matin.
Clotilde se pinça les lèvres.
— Pas moi. Mon mari est parti courir, une demi-heure, une heure au maximum, jusqu’à Notre-Dame de la Serra. Je dois être revenue aux Euproctes à peu près en même temps que lui. C’est… c’est compliqué… Je lui ai dit que j’avais perdu une boucle d’oreille ici. Un grand anneau argenté. Ce n’est pas qu’une excuse d’ailleurs, je l’ai vraiment perdue, l’autre nuit, pendant le concert.
Toutes les minuscules rides du visage de Natale se mirent à bouger ensemble, en harmonie, comme si elles avaient répété pendant toutes ces années une chorégraphie uniquement destinée à rendre son sourire irrésistible.
— Je t’aide à la chercher?
Il lui prit la main. Le geste avait quelque chose de naturel. Ils marchèrent lentement, les yeux baissés.
— Tu te souviens? demanda Clotilde.
— Bien entendu. Tu crois que j’emmenais souvent des filles dans mon sanctuaire?
Oh oui, mon beau pêcheur de sirènes, tu n’as pas dû te priver, à l’époque!
Elle fixa la mer.
— Il y a encore des dauphins?
Les yeux de Natale ne quittaient pas le sable. Il ne répondit pas. Clotilde continua. Après, elle se tairait, promis. Elle le laisserait parler. Elle le laisserait expliquer. Elle se contenterait de l’écouter, comme avant.
— Galdor et Tatië doivent être toujours vivants, fit-elle. Orophin et Idril aussi, on dit que les dauphins vivent plus de cinquante ans. Et qu’ils ont une mémoire d’éléphant! Plus forts que des pachydermes même, la plus grande mémoire amoureuse de tous les mammifères. J’ai lu qu’ils étaient capables de reconnaître une partenaire rien qu’au son de sa voix plus de vingt ans après l’avoir quittée. Tu connais un homme qui serait capable de ça?
Les yeux dans le sable. Toujours.
Pourquoi avait-elle parlé de cette fichue boucle d’oreille?
Elle détailla la paillote Tropi-Kalliste fermée devant eux, les poubelles entassées, la caravane grise cadenassée. D’après les affiches, Maria-Chjara continuait sa tournée dans l’ouest de l’île, elle était à Sartène hier soir, à Propriano ce soir, mais elle remontait à Calvi dans deux jours.
Elle serra plus fort encore la main de Natale, comme pour le prévenir de ce qu’elle allait dire.
— C’est quoi, ce délire? Cette boîte de nuit sordide? Ces baraquements immondes? Ton ponton, ta réserve, ton musée des cétacés auraient dû être construits ici. Explique-moi, Natale. Explique-moi pourquoi Cervone Spinello a gagné. Gagné contre ton projet.
Des sacs plastique éventrés volaient, des canettes roulaient, il faudrait des heures à une brigade verte pour tout nettoyer, et tout recommencerait après-demain. Comment son grand-père Cassanu avait-il pu accepter ce sacrilège, préférer laisser prospérer cette plage poubelle plutôt que le sanctuaire de dauphins de Natale Angeli?
— C’est une vieille histoire, Clotilde. C’est du passé. S’il te plaît.
OK, OK, ne pas le brusquer.
— Tu avais emmené ma mère aussi, ici.
T’es folle! regretta aussitôt Clotilde. Tu appelles ça ne pas le brusquer!
Cette fois pourtant, Natale réagit. Ses pieds fouillaient la plage, comme s’il gardait espoir de découvrir la boucle d’oreille.
— Oui… Et toi tu étais prête à sortir les griffes, les canines et les épines, un petit hérisson raide dingue de jalousie contre ta mère.
— Y avait de quoi, non?
— Non!
Ils arrêtèrent de marcher, pivotèrent, se retrouvèrent face à l’Aryon.
— J’avais quinze ans, Natale, mais je n’étais pas complètement idiote. Tu regardais ma mère avec un regard qui, comment… qui la déshabillait! Et elle aussi te regardait avec le même désir, comme je ne l’avais jamais vue regarder aucun autre homme… même papa.
Doucement, le pouce de Natale lui caressa la paume de la main. Comme cette histoire de battement d’ailes d’un papillon entraînant un tsunami à l’autre bout du monde, ces infimes frottements sur sa peau provoquaient des ricochets de sensations jusqu’au plus profond de son ventre.
Un tsunamour? Ça existait?
— D’accord, Clotilde, fit Natale en haussant brusquement la voix. Otons les masques. Depuis le temps, ils doivent être aussi usés que nos visages sont ridés. A l’époque, lors de l’été 89, j’avais vingt-cinq ans, ta mère en avait quarante. Nous étions attirés l’un par l’autre, je te l’accorde. Attirés physiquement, s’il faut te le préciser. Mais ta mère était fidèle, et il ne s’est rien passé entre nous, crois-moi, même si elle a été tentée.
— De petits anges bien sages, ironisa Clotilde.
Natale continua comme s’il n’avait rien entendu.
— Si ta mère a été tentée de tromper ton père, ce n’est pas parce qu’elle était tombée amoureuse de moi, et encore moins parce qu’elle n’aimait plus ton papa. (Il esquissa un sourire triste.) C’était même tout l’inverse.
— Tout l’inverse? Je ne comprends rien, Natale.
— Ta mère s’est rapprochée de moi, ta mère m’a dragué, allumé, s’est promenée avec moi en public pour que cela se voie, se sache, fasse causer dans le pays… mais c’est ton père qu’elle aimait! Tu comprends, maintenant?
— Toujours pas. Désolée…
— Ta mère voulait rendre ton père jaloux! C’est aussi simple que cela, Clotilde. Elle n’en avait rien à faire de mon sanctuaire, de mes dauphins et de mes mains qui sentaient le poisson, elle voulait juste faire réagir ton père.
Clotilde lâcha la main de Natale. Laissa le vent fouetter son visage, caresser ses jambes, comme aucun homme ne le ferait jamais avec autant de patience.
— C’était aussi un peu compliqué, Clotilde, entre ton père et ta mère.
Elle ne voulait pas en entendre davantage. Pas ici. Pas maintenant.
— C’est vieux comme le monde, Clotilde. Les Liaisons dangereuses, tu te souviens, le livre que tu lisais, sur ton banc, dans le port de Stareso, face à l’Aryon. Ta mère a joué avec moi, m’a utilisé parce qu’elle en aimait un autre… et moi comme un couillon, je n’ai rien vu, je suis tombé dans le panneau. Palma avait beaucoup de charme, de classe, elle s’intéressait à mon projet, elle était architecte, elle avait des idées très concrètes. Je croyais presque qu’on pourrait les réaliser ensemble. J’avais l’impression qu’entre nous naissait une complicité. Alors qu’en réalité…
C’était à mon tour de fouiller la plage des yeux. Aucun bijou enterré, juste des mégots, des capsules de bière et peut-être même des préservatifs si on remuait un peu le sable.
— Alors qu’en réalité, continua Natale, c’est entre toi et moi que se tissait cette complicité… pas avec Palma… avec toi… Je pense que cela aussi, ça a compté.
Clotilde chercha dans le vide la main de Natale, l’attrapa au vol, tira sur elle pour qu’il pivote, se tienne face à elle. Après tout, puisque c’était la fin du carnaval, puisqu’on balançait les masques à la mer…
— Fantasmer sur la mère, tout en laissant la fille fantasmer sur toi, c’était un plan un peu tordu, tu ne trouves pas?
— Non, Clotilde… Non… Bien entendu, tu étais toute craquante du haut de tes quinze ans, même si tu en paraissais à peine treize. Mais il n’y avait aucune ambiguïté. Aucune. Simplement, j’avais déjà deviné.
— Deviné quoi?
Son pied fouilla le sable. Gêné. Adorablement gêné.
— Deviné qui tu allais devenir… avec le temps. Une fille pétrie de fantaisie, une fille vive et intelligente, pétillante, une fille superbe qui croquerait la vie. Une fille qui, même ayant vieilli, la regarderait avec les mêmes lunettes que moi.
Une voix lointaine résonnait en écho dans la tête de Clotilde. On est de la même race. Les pêcheurs de rêves contre le reste du monde.
— Mais j’avais dix ans de trop, Clotilde, ce n’est rien, dix ans, mais pour nous, c’était déjà deux courbes qui se croisaient, la tienne qui allait monter haut sur l’échelle de la séduction. Et la mienne qui commençait à dégringoler.
— Arrête!
Il se pencha, soudain, comme pour échapper à ses bras.
— Arrête, Natale. Arrête de tout noircir. De te détruire. Tu sais très bien que…
Il se releva sans la laisser terminer. Entre son pouce et son index, il tenait un anneau d’argent.
— C’est le tien?
Incroyable!
De la magie! De la pure magie!
— Merci.
Il ne faut jamais lutter contre la magie, pensa Clotilde. Cela porte malheur. Ses pensées s’ordonnèrent d’un coup, comme les rides enchantées sur le visage de Natale.
Comme une évidence. L’embrasser.
Juste un bisou. Pour honorer un contrat vieux de vingt-sept ans.
Juste un bisou pour solder un fantasme vieux de vingt-sept ans.
Juste un bisou et puis c’est tout.
Pour ne pas mourir idiote, pour ne pas le regretter toutes les années d’après, quand son corps se mettrait à dégringoler.
Juste sentir de sa bouche le goût…
Doucement, Clotilde posa ses lèvres sur celles de Natale.
Un instant, un instant seulement.
Puis leurs quatre lèvres se décollèrent, comme il était convenu, comme il était convenable.
Un instant, un instant seulement.
Avant que leurs dix doigts réunis ne s’affolent autour du cercle d’argent, avant que la main de Clotilde ne s’empare de la nuque de Natale, et celle de Natale du creux de ses reins, avant que leurs bouches ne se fondent en une seule et que leurs langues rattrapent le temps perdu, que leurs corps se pressent comme s’ils avaient depuis toujours été dessinés pour s’épouser.
Comme si plus rien d’autre qu’eux ne pouvait exister.
Ils restèrent ainsi de longues minutes, à s’embrasser, à écraser ses seins contre son torse. Ne sachant plus quoi faire pour retenir le temps. La tête posée sur l’épaule de Natale, Clotilde fixait l’Aryon attaché à son amarre. Les doigts du pêcheur couraient sur son dos, pressés, infatigables, maladroits, tels des bébés quintuplés qui viendraient d’apprendre à marcher.
— Remets-le à flot, Natale. Embarquons, retournons avec les dauphins, tournons la suite du film, il y a eu au moins cinq Dents de la mer, on peut bien inventer un Grand Bleu numéro deux…
Il esquissa un sourire navré.
— Impossible, Clotilde.
— Pourquoi?
Elle l’embrassa encore, à en perdre le souffle. Elle se sentait tellement vivante.
— Impossible, impossible de te le dire.
— Pourquoi? Pourquoi as-tu enchaîné l’Aryon, Natale? Pourquoi as-tu épousé Aurélia? Pourquoi est-ce que c’est toi, aujourd’hui, qui as peur des fantômes?
— Parce que je les ai vus, c’est aussi simple que ça, Clotilde.
— Putain, Natale, les fantômes n’existent pas! Même à quinze ans, même déguisée en Lydia, je n’y croyais pas. C’était un jeu. Les fantômes, c’est l’inverse des vampires. Un baiser et ils disparaissent.
Et elle l’embrassa.
— Je l’ai vue, Clotilde.
— Qui, qui as-tu vu?
Elle approcha encore ses lèvres, mais il se détourna, se contentant de poser une main dans le creux de ses reins pour la presser contre lui.
— Tu vas me prendre pour un fou.
— Trouve autre chose, ça c’est déjà fait.
— Je ne plaisante pas. Je ne l’ai jamais raconté à personne, jamais, pas même à Aurélia. Et pourtant cela a hanté ma vie depuis.
— Depuis quand?
— Depuis le 23 août 1989.
Elle glissa, se raccrocha à son épaule.
— Raconte-moi, Natale. Raconte-moi.
— J’étais à la Punta Rossa. Chez moi. Seul. Je buvais. Moins qu’aujourd’hui mais je buvais déjà. Au moins ce soir-là. Je savais que ce jour-là je ne verrais pas Palma. Tu sais pourquoi, bien entendu, l’anniversaire de rencontre de tes parents. La Sainte-Rose. Leur jour sacré. Alors je noyais ma pitoyable jalousie dans le myrte, les yeux tournés vers le sommet du Capu di a Veta. Le fantôme est apparu à 21 h 02 en haut de la colline, je n’ai aucun doute sur l’heure, Clotilde, la télé était allumée, Thalassa venait de commencer et l’écran affichait l’heure exacte. 21 h 02. Le fantôme se tenait à environ cent mètres de la maison, sur le sentier des douaniers. Immobile.
21 h 02… Le 23 août 1989.
Clotilde frissonna, se blottit contre le corps brûlant de Natale; enfouit sa joue dans la capuche de son sweat.
La Fuego avait basculé dans le vide à 21 h 02 très exactement, tous les rapports de la gendarmerie et des pompiers étaient formels.
— Je sais que c’est impossible à croire, Clotilde, je sais que tu vas me prendre pour un dingue, mais à la seconde où la voiture de tes parents s’écrasait sur les rochers de la Petra Coda, à la seconde où ton frère, ton père et ta mère perdaient la vie, je l’ai vue apparaître par ma fenêtre, j’ai vu ta mère, aussi distinctement que je te vois. Elle m’a fixé, comme si elle voulait me voir une dernière fois avant de s’envoler. Elle est restée ainsi de longues minutes, sans oser franchir les derniers mètres qui la séparaient de moi. Quand j’ai compris qu’elle ne bougerait pas, j’ai décidé de la rejoindre. Le temps de poser mon verre, d’ouvrir la porte, de courir vers elle, elle avait disparu.
Ses doigts se crispèrent dans le dos de Clotilde, les quintuplés possédaient déjà une force de géants.
— Je n’ai appris l’accident de tes parents que quelques heures plus tard, continua Natale. Je n’ai compris qu’à ce moment-là. Cela ne pouvait pas être ta mère. Au moment où elle m’apparaissait, elle mourait, à quatre kilomètres de là. Cela ne pouvait être que son fantôme… Qui pourrait croire ça?
— Moi.
Moi je te crois! martela Clotilde à son cerveau pour qu’il l’admette. Bien entendu que je te crois. Puisque ce fantôme m’a écrit. Puisque ce fantôme m’a regardée sous le chêne d’Arcanu. Puisque ce fantôme a pris son petit déjeuner hier, a lu son journal, puisque ce fantôme a adopté un chien pour ne pas s’ennuyer.
Clotilde posa un long baiser dans le cou de Natale. Puis, doucement, desserra l’étreinte.
A regret.
— Je dois y aller… Franck va rentrer. Tout… tout va être compliqué… Se revoir. Se revoir vraiment.
Elle se força à sourire avant de continuer.
— Ça doit être la règle numéro un de tous les manuels de l’infidélité pour les nulles, ne jamais prendre un amant pendant les vacances, en famille, avec son mari et sa fille.
— Je travaille demain matin, fit Natale avec une assurance qui la troubla. Mais je suis libre cet après-midi. Tu pourras me rejoindre.
— Impossible, Natale. (Elle agita l’anneau d’argent devant ses yeux.) Je ne pourrai pas trouver d’autres excuses crédibles. Franck se méfie et il…
— Belvédère de Marcone, coupa le pêcheur. A 13 heures. Ton mari te laissera t’y rendre seule.
Belvédère de Marcone.
Natale avait raison.
Jamais Franck ne pourrait se douter qu’elle s’y rendait pour retrouver son amant.
C’est le dernier endroit où elle aurait eu envie de le tromper.
Le belvédère de Marcone était célèbre pour son cimetière. Pour ses mausolées, ceux des plus riches dynasties corses de la Balagne; pour le plus monumental d’entre tous, celui des Idrissi.
La tombe de ses parents.
Lundi 21 août 1989, quinzième jour de vacances,
ciel bleu de fumée sans feu
Ce matin, je ne vais pas vous écrire. Je vais juste recopier!
Vrai de vrai.
C’était dans le Corse-Matin d’aujourd’hui. Toujours cette affaire du patron niçois qui a coulé à pic avec du béton plein les poches, ou son or, je ne sais plus. Une histoire qui justement tombe à pic, d’après les journalistes. C’est pour ça que ce coup-ci je préfère recopier, parce que je ne sais pas trop quoi en penser. Il y a tout un dossier sur les acquisitions du Conservatoire du littoral et des rivages lacustres, sur les procédures sans fin autour des plans d’occupation des sols, sur le périmètre exact des zones de protection de la biodiversité. Après avoir lu le Corse-Matin de ce matin, je ne sais pas si je dois encore davantage aimer mon Papé… ou avoir tout de même un peu peur de lui. Je vous laisse vous faire votre propre opinion.
Extrait Corse-Matin du 21 août 1989
Propos recueillis par Alexandre Palazzo
«Cassanu» est le nom le plus ancien pour désigner un chêne, il vient du celte, de l’occitan, du vieux corse. En 1926, le regretté Pancrace Idrissi a offert ce prénom à son fils unique, en hommage au chêne tricentenaire qui pousse au centre de la bergerie d’Arcanu, pour que son fils en tire sa force, sa longévité, ses racines.
Soixante-trois ans plus tard, les vœux du vieux patriarche de la dynastie Idrissi se sont exaucés, sans doute au-delà de ses espérances. Cassanu Idrissi est devenu l’une des figures emblématiques de la Balagne, l’une des plus influentes, même s’il demeure une personnalité inclassable et atypique. Le berger d’Arcanu n’est maire d’aucun village, sa famille ne compte aucun conseiller régional, aucun député, ne préside aucune association. Cassanu se présente comme un simple berger, un berger qui règne sur quatre-vingts hectares, un désert, aux portes de Calvi, seulement peuplé d’un camping et de trois villas. Cassanu Idrissi est un solitaire.
Le paisible retraité à carrure d’athlète vous accueille dans sa bergerie d’Arcanu avec la plus délicate des hospitalités. Pendant que sa discrète épouse, Lisabetta, vous prépare un copieux goûter, il vous emmène faire le tour du propriétaire pour vous expliquer qu’à perte de vue, ou quasi, tout est à lui.
Et la seconde suivante, il vous explique que ce tout équivaut à rien… que rien ne lui appartient en réalité, pas plus que le désert n’appartient aux Touaregs ni la steppe aux Mongols; qu’il n’en est que le gardien. Cette terre, il n’en a pas hérité, car hériter voudrait dire qu’il la posséderait, qu’il pourrait la céder, la vendre, la découper en morceaux; non, Cassanu Idrissi vous explique, en vous montrant du bout de son bâton le sommet du Capu di a Veta, que cette terre lui a été confiée, qu’il en a simplement la responsabilité. Ensuite, alors que Lisabetta vous apporte un thé à la châtaigne, des fiadone et des canistrelli aux amandes et aux raisins, Cassanu déplie sur la table de vieilles cartes, des titres de propriété, certains remontant au temps de Pascal Paoli, de Sampiero Corso ou de Napoléon Bonaparte, et vous déclame que cela n’a guère d’importance. Selon lui, les récents documents d’urbanisme, que l’administration prend plaisir à accumuler, n’ont pas davantage de légitimité. Il ne s’agit au fond que de frontières tracées par les hommes, de traits tirés à la règle sur de grandes cartes de papier, comme si les hommes de passage sur cette terre pouvaient posséder ne serait-ce qu’un gramme de sable, une goutte d’eau ou un brin d’herbe, et l’emporter dans l’au-delà. Comme si, au cas où par le plus grand des miracles il existerait un paradis, on pouvait y entrer avec ses valises. Comme si la terre n’allait pas continuer d’exister après nous. Car si l’eau et le feu, les racines des arbres et les ailes du vent sont capables de venir à bout des plus grandes murailles, de lézarder les tours génoises et de fissurer les ponts de pierre au-dessus des torrents, qu’ont-ils à faire de ces traits tracés au stylo sur du papier? La nature se fout bien du patrimoine qu’on prétend protéger en son nom.
Alors, s’enflamme le berger en moulinant des bras, tandis que sa femme protège les verres et les tasses, tracez des zones, des périmètres et des frontières autant que vous voulez, partagez-vous les océans et les banquises, le ciel et les étoiles, les montagnes et les rivières, décidez à qui appartient chaque caillou, chaque noyau d’olive et chaque pétale d’ancolie si cela vous amuse, vous donne de l’importance, offre un sens à votre vie… mais vous ne changerez rien à cette seule vérité. La terre nous est confiée. Ma terre m’est confiée. Et aucune loi des hommes ne me fera jamais renoncer à mon devoir de la rendre dans l’état où je l’ai trouvée.
Corse-Matin : Justement, monsieur Idrissi, puisque vous évoquez la loi des hommes. Les journaux parlent beaucoup, ces derniers jours, de l’assassinat de Drago Bianchi, cet entrepreneur niçois qui avait pour projet de bâtir un hôtel de luxe sur les hauteurs de la pointe de la Revellata, et qui se vantait dans les colonnes de ce même journal, il y a moins d’un mois, d’avoir obtenu le soutien du préfet, de la Région et du comité régional du tourisme. Que vous inspire cet homicide?
— Rien de plus qu’à la plupart des Corses d’ici. Je n’ai pas pleuré à l’annonce de sa disparition, je n’ai pas envoyé de couronne à son enterrement, et d’ailleurs je ne crois pas me souvenir que ses amis préfet, président de Région ou du comité régional du tourisme aient non plus fait le déplacement. Il faut se méfier de ce qu’on lit dans les journaux et des protections qu’on prétend posséder. Voici ma réponse, mais peut-être y avait-il un sous-entendu dans votre question? Si c’est le cas, j’en suis désolé, c’est qu’elle était mal posée. Et inutile. (Sourire.) Vous ne croyez tout de même pas que je vous avouerais, à l’heure du goûter en dégustant des canistrelli préparés par ma femme, que c’est moi qui l’ai assassiné?
Corse-Matin : Bien entendu. Bien entendu, monsieur Idrissi. Oublions cette affaire et restons-en aux idées, aux principes, aux valeurs. Jusqu’où pourriez-vous aller pour protéger votre terre? Vous pourriez aller, je vais être un peu brutal… jusqu’à tuer?
— Pourquoi vous trouverais-je brutal? Vous me reposez la même question, non? (Nouveau sourire.) Et sans vouloir vous vexer, elle est toujours aussi mal formulée. Je ne souhaite évidemment la mort de personne. Comment pourrais-je souhaiter qu’un type soit broyé en pleine mer par les cinq cents tonnes d’un ferry, se fasse abattre à la terrasse d’un café devant sa fiancée, qu’une bombe explose sous sa voiture juste après qu’il a déposé ses enfants à l’école? Qui pourrait souhaiter, approuver, commander de tels malheurs? Certainement pas un vieil homme qui n’aspire qu’à vivre en paix. Ne cherchez pas le mal de mon côté. Cherchez-le du côté des hommes qui poursuivent une autre quête, un besoin étrange de pouvoir, d’argent, de femmes. Ici, en Corse, le pouvoir, l’argent, les femmes dépendent souvent des biens que vous possédez, des biens fonciers, je veux dire, de la terre, de la pierre. Alors si ces hommes, plutôt que de se contenter de ce que la vie leur a confié, préfèrent convoiter, s’emparer, spéculer… qu’y puis-je? Qu’y puis-je s’ils ne conçoivent d’intérêt à leur vie que si elle est mise en danger, comme ces fous qui pratiquent des sports à haut risque? S’ils croient pouvoir défier l’ordre des choses. Accuse-t-on la vague d’avoir tué le surfeur inconscient? La pierre pourrie d’avoir trahi l’alpiniste imprudent? Le virage en épingle d’avoir tué le conducteur impatient?
Corse-Matin : Merci, monsieur Idrissi, moi aussi, je crois pouvoir lire entre vos mots. Face à tant de cupidité, vous n’avez pas peur, vous, vous qui possédez, pardon, qui vous êtes vu confier autant de biens, qu’on veuille vous en déposséder? Et, plus prosaïquement, qu’on puisse vouloir vous tuer?
— Non, monsieur Palazzo. Non. (Bref silence.) Je pourrais légitimement avoir peur si je possédais quoi que ce soit que je puisse perdre. Mais puisque je ne suis qu’un gardien, si je venais à tomber, un autre prendrait ma place, et un autre ensuite, ou une autre d’ailleurs, un ami, un proche, n’importe quel homme ou n’importe quelle femme qui partage les mêmes valeurs, le même honneur. Des gens de ma famille, et j’inclus dans ma famille les gens qui ne sont pas de mon sang, qui sauraient ce qu’ils auraient à faire si un jour un malheur m’arrivait. (Long silence.) Tout comme je sais ce que j’aurais à faire si un jour le malheur les touchait.
Corse-Matin : La vendetta? Vous êtes d’accord? Je peux résumer votre réponse par ce mot?
— La vendetta? Mon Dieu, qui vous parle de ça? (Soupir.) Qui parle encore de ça, à part vous, les journalistes? Les meurtres dont vos colonnes font la publicité sont commis par des bandits, des voyous, des mafieux, pour quelques billets de banque, quelques grammes de drogue, quelques voitures volées. En quoi cela me concernerait? En quoi cela concernerait un retraité isolé dans sa bergerie, qui ne sait même pas à quoi peuvent ressembler une barrette de cannabis, une prostituée yougoslave ou un carton de minitels tombé d’un conteneur sur le port d’Ajaccio? La vendetta, mon Dieu, c’est bon pour les touristes qui lisent Colomba. (Retour du sourire.) Tout est beaucoup plus simple. Ne touchez pas à ma terre. Ne touchez pas à ma famille. Et alors, je serai le berger le plus pacifique, le plus inoffensif du monde.
Corse-Matin : Et sinon? Si on touche à votre terre ou votre famille?
— Sinon? Sinon quoi? Votre question est une nouvelle fois mal formulée, monsieur Palazzo. (Rire.) Cela équivaut à demander à un général d’état-major si, en cas d’attaque, il appuierait sur le bouton rouge pour faire exploser la bombe nucléaire et, avec elle, la terre entière? Il ne vous répondra pas, car ça n’arrivera pas. Comprenez bien, je ne crois pas que les gens aient envie de toucher à ma terre, encore moins de toucher à ma famille, et si votre journal peut servir à quelque chose, c’est au moins à ce que vos lecteurs se souviennent de cela. Tenez, reprenez des canistrelli, c’est pour vous que ma femme les a cuisinés.
Corse-Matin (la bouche pleine): Merchi, monsieur Idrichi…
La fin, la dernière réplique, et l’avant-dernière aussi, c’est moi qui les ai ajoutées. Ça aurait été drôle, vous ne trouvez pas, si le journaliste avait vraiment osé l’écrire? Mais je crois que le journaliste, une fois sa dernière question posée, avait plus envie de se sauver à toute vitesse que de reprendre un des gâteaux de Mamy.
Il referma le cahier.
Un retraité inoffensif…
Il y avait de quoi éclater de rire!
Le 20 août 2016, 11 heures
Franck n’avait fait aucun commentaire lorsque Clotilde était remontée au bungalow. Difficile de deviner depuis combien de temps il était arrivé, il avait déjà pris sa douche, fait valser ses runnings, avalé un café.
— Je l’ai retrouvé, précisa seulement Clotilde en montrant son anneau d’argent.
Difficile également d’interpréter son sourire ironique.
Clotilde se contenta de faire ce que font toutes les épouses du monde lorsque l’homme se recroqueville dans sa coquille en refusant de communiquer, se bloque un moment, tel un appareil ménager fatigué qu’il faut juste laisser se reposer: elle meubla le silence, parla de tout, de rien, comme si tout était normal, comme si tout allait bien, parla de Valentine, parla même de la cuisine.
— Une marinade? Ça vous dit? Je file au marché et on se fait ça à midi! Ça nous changera des barquettes de frites.
Franck n’attendait que ça, au fond. Que tout redevienne normal. Qu’elle soit une épouse normale. Qu’ils mènent une vie normale. Pour aujourd’hui, pour aujourd’hui au moins, elle pouvait bien jouer la comédie.
— Vous venez avec moi? Valou? Franck?
Aucune réponse. Elle allait se coltiner les courses seule.
Objectif atteint. Une vie normale.
Même si le sac de courses pesait une tonne au bout de ses doigts, Clotilde était particulièrement fière de ses trouvailles, des poivrons et de l’huile d’olive pour une piperade, des ribs de bœuf marinés façon stufatu, des mangues et des ananas pour une salade de fruits. Elle demanderait à Franck d’allumer le barbecue, histoire que chacun joue jusqu’au bout son rôle dans cette pièce de théâtre ensoleillée, les vacances de la famille Baron. En attendant à la caisse de l’Intermarché de Calvi, qui devait faire 80 % de son chiffre d’affaires pendant les deux mois d’été, justifiant ainsi l’interminable file d’attente, elle avait griffonné sur le verso de sa liste de courses. Une liste de questions. Sans réponses.
Qui lui avait écrit cette lettre signée P.?
Qui avait volé son portefeuille?
Qui avait baptisé le chien d’Arcanu Pacha?
Qui avait mis la table du petit déjeuner, hier?
Qui avait appris à Orsu à passer la serpillière?
Qui avait saboté la rotule de direction de la Fuego de ses parents?
Qui avait saboté le mousqueton du baudrier de Valentine?
Qui est le fantôme aperçu par Natale, à 21 h 02, le 23 août 1989, à la Punta Rossa?
Impossible que ce soit la même personne. Impossible que ce soit sa mère.
Impossible que ce ne soit pas sa mère, pour au moins la moitié des réponses à ses questions…
Franck avait sans doute raison, pour être heureuse, mieux valait lister les courses que les questions, se concentrer sur l’énumération d’ingrédients insignifiants plutôt que sur la page blanche au dos.
Ne lire que le recto de sa vie.
Eventuellement, glisser un amant dans son Caddie.
Tout en pesant les conséquences de ses résolutions, elle ne résista pas à une petite entorse à la raison; un détour de moins de trente mètres sur le chemin du retour, prendre l’allée A au lieu de la C, et passer devant le mobile home A31, simplement jeter un œil pour voir si Jakob Schreiber était là, s’il avait eu le temps de récupérer les photos de l’été 89 dans son fameux cloud.
Pas pour les regarder; simplement lui demander.
Personne.
— Jakob?
Peut-être le vieil Allemand était-il sourd? Peut-être écoutait-il sa fichue radio? Soixante-douzième question, un voyage dans la Lune à gagner.
— Jakob?
Elle cogna à la porte du mobile home. Assez fort pour qu’elle s’ouvre. Elle n’était que poussée.
— Jakob?
Ça ne ressemblait pas à l’Allemand de quitter son domicile en laissant tout ouvert. Pourtant, difficile d’imaginer qu’il se cachait quelque part dans les vingt-huit mètres carrés de sa maison posée sur agglos. Etrange… Clotilde se fit la réflexion que si Herr Schreiber revenait, avec ses boules de pétanque à la main ou son appareil photo autour du cou, elle risquait de tout gâcher. Le vieil Allemand n’était pas du genre à apprécier qu’on entre chez lui sans son autorisation; surtout s’il avait passé une partie de la soirée à lui rendre service en recherchant ses vieux clichés.
Stupide petite sotte, fiche le camp de là, va éplucher tes poivrons, reviens cet après-midi, ou demain…
Clotilde allait sortir lorsque son regard accrocha l’une des photos collées sur le mur.
Son frère, Nicolas.
Clotilde s’approcha. En réalité, parmi les centaines de photos scotchées aux parois du mobile home, il n’était pas si difficile de repérer celles qui concernaient ses années, de 76 à 89. Ni les corps bronzés ni le décor ne changeaient, la mer, le sable, les vagues, la citadelle de Calvi au premier plan, le cap Corse au dernier, mais les habits, pourtant souvent réduits à des maillots, révélaient sans ambiguïté la décennie du cliché. La longueur d’un short, la marque d’une casquette, la surface de fesse et de poitrine recouverte par le tissu imprimé. C’en était même stupéfiant, autant de changement dans ces détails vestimentaires, alors qu’en apparence rien ne changeait d’une année sur l’autre, et que Clotilde avait toujours eu l’impression de ressortir en juin les mêmes vêtements, ceux qu’elle avait rangés au mois de septembre précédent.
Fiche le camp, petite sotte.
Elle posa son sac de courses. Dans l’allée A, elle entendait des campeurs passer.
Nicolas, sur le cliché, avait moins de cinq ans. La photo la bouleversa. Elle se vit aussi, dans les bras de sa mère, elle n’avait pas un an, avec des joues rouges comme des pommes, un atroce petit chapeau de marin bleu tenu par un élastique sous le menton qui avait l’air de l’énerver, et de petits pieds potelés qui semblaient n’avoir qu’une envie, marcher dans le sable chaud ou dans l’eau froide. Pas de papa sur la photo, elle le chercha. Le trouva sur une autre, Nicolas avait onze ans et elle huit, c’était un 15 août, pendant le feu d’artifice, tout le camping se tenait sur la plage de l’Oscelluccia. Aucune paillote alors dans le décor, mais Clotilde, dans la foule de visages, reconnut Natale, incroyablement beau du haut de ses dix-huit ans, tenant la main d’une blonde sublime avec des cheveux jusqu’aux fesses, une fille qu’elle n’avait jamais vue; elle reconnut également Basile Spinello, le sergent Cesareu Garcia, Lisabetta et Speranza côte à côte.
Elle entendait des pas dehors, tout près, sans y prêter attention. Dans un camping, il faut s’habituer à cette impression que les voisins vivent chez vous. Ses yeux continuèrent de détailler le mur de clichés. Elle avait repéré d’autres photos, été 89, elle était certaine. Elle reconnut la robe Benoa noire de maman, celle imprimée de roses rouges que papa lui avait achetée à Calvi. La photo avait dû être prise quelques jours avant l’accident.
— Elle était belle, ta mère.
Clotilde se retourna d’un bond.
Une main glaciale se posa sur son épaule nue.
— Doucement, Clotilde, doucement. Vraiment, tu ne trouves pas qu’elle était belle, ta maman?
Cervone Spinello! Le directeur du camping en personne.
Ce serpent était entré en rampant. Silencieux. Qu’est-ce qu’il fichait là? Pire encore, pourquoi ne la questionnait-il pas? Il aurait dû s’étonner de la trouver là. Au contraire, il semblait s’intéresser à tout sauf à elle, observant avec inquiétude chaque coin du mobile home.
— Jakob est là? se contenta-t-il de demander.
Clotilde hocha négativement la tête.
— Merde, jura Cervone. Qu’est-ce qu’il fout, le Prussien? Serge, Christian et Maurice l’attendent sur le terrain de pétanque. Pas une fois depuis trente ans il n’a été en retard.
Il haussa les épaules, baissa les yeux, donnant l’impression d’inspecter la propreté du sol.
— Il a passé l’âge de suivre une touriste de passage dans le maquis, mais on va tout de même attendre un peu avant d’appeler la cavalerie.
Cervone observa le mur de photos.
— Peut-être qu’il en a tout simplement eu marre de photographier toujours le même coin et qu’il est parti avec son appareil un peu plus loin.
Clotilde ne disait toujours rien, Cervone insista.
— Car si ce vieux boche est le client le plus chiant de tout le camping, faut bien reconnaître qu’il est plutôt doué pour les portraits. Il parvient à faire remonter les souvenirs à la surface mieux que s’il avait tout filmé. Regarde…
Du doigt, Cervone suivait d’autres instantanés.
Un groupe d’ados se tenait autour d’un feu de camp. Clotilde s’en souvenait, la photo avait été prise la veille de l’accident, tard dans la soirée, sur la plage de l’Alga. Nicolas essayait de jouer de la guitare, la tête de Maria-Chjara posée sur son épaule; on reconnaissait toute la tribu autour des flammes, Estefan avec un djembé entre les cuisses, Hermann avec un violon entre les mains, Aurélia dévorant de ses yeux d’olive, sous ses gros sourcils, les musiciens, et Nicolas en particulier.
— C’étaient nos années!
Cervone semblait heureux comme un gosse et soudain, croisant le visage fermé de Clotilde, il se figea.
— Désolé, Clotilde. Je suis le roi des cons, des fois.
Des fois…
— Nos années… Moi je pense à mon adolescence, aux filles, aux fiestas, alors que toi…
— Laisse tomber, Cervone. Si je ne voulais pas en entendre parler, il ne fallait pas que je revienne aux Euproctes.
— Sauf que tu voulais connaître la vérité.
Cette fois, Clotilde le fixa, avec intensité.
— Qu’est-ce que tu en sais, toi, de la vérité?
Cervone poussa du bout du pied la porte du mobile home pour la refermer. Dans sa main, il portait un étui de trois boules de pétanque à moitié rouillées. Si c’était une arme, pensa Clotilde, elle ne ferait pas le poids avec son filet et ses trois poivrons. Elle se forçait à plaisanter, le patron du camping l’inquiétait. Qu’est-ce qu’il fichait ici? L’avait-il suivie? S’il tentait quoi que ce soit contre elle dans cette maison de tôle et de planches, elle pourrait toujours crier, on l’entendrait. Le premier visage qui lui vint fut celui de Franck, pas celui de Natale. Parce que Franck était plus près. Stupidement, c’est ce qu’elle pensa.
— Regarde.
Dans le mobile home plongé dans la pénombre, Cervone désigna du doigt une photographie. Devant les voitures garées sur le parking des Euproctes, des hommes jouaient à la pétanque. Clotilde ne les reconnaissait pas, mais derrière eux, elle était là. Intacte. Elle chancela sous le choc. La Fuego rouge.
— Tu es allée voir le sergent Garcia? Il t’a parlé de sa conviction, je suppose.
Cervone était au courant? Cervone savait pour la rotule de direction sabotée? Le sergent Cesareu Garcia lui avait pourtant affirmé que son enquête était confidentielle, qu’il n’avait informé que Cassanu Idrissi. Personne d’autre. Pas même sa fille. Quel rôle jouait Cervone Spinello dans toute cette histoire?
Temporiser.
— Quelle conviction? demanda Clotilde en tentant de feindre l’innocence.
Le patron du camping sourit, sans quitter la Fuego des yeux.
— Que la direction de la voiture de ton père a lâché. D’un coup. Et qu’il ne s’agit pas d’un malheureux coup du sort.
Et paf!
— Sauf que le vieux sergent ne sait pas tout, ajouta Cervone.
Le doigt de Spinello passait sur le cliché. Parmi les hommes, son index s’arrêta sur un type de dos.
— Observe bien ton père. Et regarde derrière lui, on le voit à peine…
Il avait raison. C’était son père qui ramassait ses boules de pétanque. Et un peu en retrait, entre les joueurs, il était impossible de se tromper même si presque tout son corps était masqué.
Nicolas.
Mon frère se désintéressait de la partie. Mais pas de la voiture garée.
Cervone jubilait.
— Incroyables, ces photos, tu ne trouves pas? Si on prend le temps de les détailler, le premier plan, l’arrière-plan, les regards, les attitudes, elles racontent toutes une histoire. Elles révèlent presque toutes un secret.
— Où tu veux en venir, Cervone?
Sa main se posa une seconde fois sur son épaule dénudée, comme s’il voulait faire glisser la bretelle de sa robe. Comme s’il voulait négocier, mais bien entendu, elle se faisait des idées.
— Nulle part, Clotilde. Nulle part. Je sais bien que tu ne m’apprécies pas beaucoup, que tu me détestes autant que tu aimais mon père. Qu’à tes yeux je représente à peu près tout ce que tu regrettes dans la vie, comme si j’étais l’incarnation de tes illusions perdues, les promesses de la jeunesse qui s’éteignent une à une et les connards qui prennent le pouvoir dans un monde de merde. Je ne vais pas m’excuser pour ça, Clotilde. Je ne vais pas m’excuser de m’être mieux adapté. Parce que je n’ai aucune désillusion, Clotilde, aucun regret. (Il fixa le cliché du feu de camp, avant de revenir à la partie de pétanque sur le parking.) Je suis plus heureux aujourd’hui qu’avant, le temps qui passe m’a rendu plus confiant, plus puissant, plus riche, plus beau même. Alors je ne vais pas m’excuser de ça, parce que pour en arriver là j’en ai bavé. C’est pourquoi si tu ne m’aimes pas, eh bien tu vois, ce n’est pas réciproque. Je n’ai aucune haine, aucune aigreur, juste de la sympathie pour tout le monde, la sympathie de celui qui a réussi. De la sympathie pour toi aussi.
Il posa les boules de pétanque. Une autre paume allait se poser sur son autre épaule dénudée. Chacune des mains de Cervone semblait capable d’une audace supplémentaire pour épater l’autre. Elle se recula d’un pas. Après tout, lui balancer les poivrons dans la figure n’était peut-être pas une si mauvaise idée.
— C’est bon, Cervone. Epargne-moi ton couplet de curé. Qu’est-ce que tu sais?
— Ne le prends pas avec méchanceté, Clotilde. Crois-moi. Et c’est à toi de répondre à la question, à une seule question. Veux-tu connaître la vérité?
— Tu la connais?
— Tu n’es pas dans un tribunal, Clotilde. Alors retire le costume, tombe le masque et réponds juste à ma question. Veux-tu connaître la vérité?
— Sur… sur l’accident de mes parents? Cette putain de rotule? Savoir qui l’a trafiquée?
— Oui…
— Tu le sais?
— Oui… Mais tu ne vas pas aimer. Pas du tout aimer la vérité.
— Depuis toutes ces années, je n’ai pas vraiment aimé les mensonges non plus.
Il sourit, observa une dernière fois les photos.
— Assieds-toi, Clotilde. Assieds-toi. Je vais te raconter.