Le 23 août 2016
On aurait dit des frères jumeaux qui n’ont pas vieilli à la même vitesse. Le premier avait un col roulé autour du cou et le second un tatouage de serpent jusqu’à l’omoplate, le premier avait de grosses lunettes de myope sur le nez et le second un piercing d’argent qui lui transperçait la narine. Le premier avait enfilé un costume élimé de velours côtelé vert bouteille et le second un jogging rouge et blanc, aux couleurs d’Ajaccio, un peu trop moulant.
Frères Castani, occasions et pièces détachées, précisait l’annonce.
Le col roulé était venu avec le camion, le tatoué avec la caisse rouge.
Le col roulé comptait les billets, le tatoué soulevait le capot cabossé.
— Pour 1 500 euros, fit-il en essuyant ses mains sur son jogging immaculé, faut pas vous attendre à traverser le continent avec.
Le client n’était pas bavard, mais il payait cash. Il avait juste exigé un rendez-vous discret, sur le parking du réservoir d’eau, en lisière de la forêt de Bocca Serria. Après tout, ce n’était pas pour déplaire aux frangins Castani: pas de contrôle technique, pas de carte grise, pas d’immatriculation, juste quelques billets échangés contre une antiquité à peine encore en état de rouler.
Le col roulé glissa les billets dans sa poche.
— Vous ferez gaffe, quand même… La voiture a dormi dans la casse depuis des années, je voudrais pas que vous vous plantiez.
Le tatoué referma le capot.
— J’ai vérifié ce que j’ai pu, la direction, le parallélisme, les freins, ça devrait tenir un petit moment. Mais évitez de vous faire arrêter!
Il tendit les clés.
— A vous de jouer.
Le tatoué cligna un œil au col roulé et les deux frangins remontèrent dans le camion sans poser davantage de questions. D’habitude, lorsqu’ils vendaient de vieilles pièces de collection, c’était pour des bricoleurs, des mécanos amateurs, des accros au tuning. Mais visiblement, le client, la mécanique, ça n’était pas son truc. Le tatoué accéléra alors que le col roulé regardait le type disparaître dans le rétroviseur. Après tout, les frangins Castani se foutaient de ce qu’il ferait de cette antiquité.
Il attendit que le camion des frères Castani disparaisse derrière le Cap Cavallo et observa un moment la voiture, presque incrédule. En quelques heures sur Internet, sur n’importe quel site d’annonces, en Corse comme ailleurs, on pouvait dénicher ce que même le génie d’une lampe merveilleuse n’aurait pas pu vous rapporter. Il s’avança jusqu’au 4 × 4 garé derrière les pins laricio, dans la forêt. Il n’avait pas choisi par hasard le lieu de rendez-vous avec les ferrailleurs: le coin était isolé, avec la possibilité de se garer en retrait. Il ouvrit la portière du 4 × 4 et attrapa le cahier sur le fauteuil passager, puis le posa sur le siège avant de la voiture qu’il venait d’acheter.
Histoire de s’entraîner.
Le plus difficile était à venir.
Il ouvrit le coffre du véhicule tout-terrain garé sous les pins, écarta quelques branches sans se soucier de la piqûre des épines, et se pencha.
— On change de carrosse?
Elle écarquilla les yeux, étira ses bras et ses jambes, ankylosée d’avoir attendu des heures. Elle huma l’odeur de pin.
«On change de carrosse?» avait-il dit.
Pour quelle raison?
Elle était courbaturée, presque paralysée d’être restée recroquevillée dans le coffre du véhicule tout-terrain. Il l’aida à sortir, à marcher quelques pas. Elle ne comprenait pas ce changement de voiture, avançait en aveugle. Ses yeux clignaient face à la lumière, peinant à affronter le plein soleil.
Petit à petit, ils s’habituaient.
Alors, elle vit la voiture; pile devant elle.
Une Fuego rouge. Modèle GTS.
Il sentit les jambes de la femme qu’il épaulait chanceler. Il la retint, il avait anticipé sa surprise.
— Cela vous rappelle des souvenirs, madame Idrissi?
Le 23 août 2016, 11 heures
Cette vieille femme n’était pas sa mère.
Elle fixait Clotilde, le visage couvert d’un sang qui coulait encore; à moins que ce ne soient des larmes, teintées de rouge à zébrer les hématomes tuméfiés. Elle les essuyait à l’aide de ses longs cheveux gris, telle une Marie Madeleine pécheresse.
Non, pensa Clotilde tout en puisant dans ses souvenirs, la femme en pleurs devant elle ne pouvait pas être sa mère.
La femme devant elle était plus vieille. Une génération plus vieille.
La femme devant elle était Lisabetta, sa grand-mère.
Un mystère, un leurre, un malheur de plus.
Clotilde n’eut pas le temps de s’interroger davantage, la cabane de berger fut soudain plongée dans l’ombre, comme si l’on avait tiré un rideau noir devant la porte. Clotilde se retourna; elle ne se trompait pas, ou peu, ce n’était pas un rideau mais une robe noire qui obscurcissait la pièce. La robe de sorcière de Speranza, dont l’ombre transformait la pièce en caverne, pour que rats, araignées et scarabées sortent de chaque fissure entre les pierres pour saluer son arrivée.
Speranza s’adressa à Lisabetta, ne prêtant aucune attention à la présence de Clotilde.
— Ils ont emmené Orsu. Il n’y a plus personne.
Qui ça, ils? hurla une voix dans la tête de Clotilde.
— Elle a tué Pacha, continua Speranza.
Qui ça, elle?
Les mots cognaient dans son crâne. Peut-être que les sorcières communiquent par télépathie, peut-être que si elle pensait très fort à sa question les sorcières lui répondraient.
— La porte était ouverte quand je suis arrivée, fit Lisabetta.
— Qui? demanda doucement Clotilde. De qui parlez-vous?
Aucune réponse.
Peut-être que les sorcières sont sourdes. Peut-être que les fantômes n’ont pas de sonotone.
Clotilde hurla, cette fois.
— Où est ma mère? Elle est vivante, m’a dit Orsu! Campa sempre. Où est ma mère?
Lentement, Lisabetta se leva. Clotilde crut qu’elle allait lui répondre, mais ce fut la voix de Speranza qui résonna dans la cabane de berger.
— Pas ici, Lisa. Pas ici. Si tu veux lui parler, parle-lui en bas.
Lisabetta hésitait. La sorcière insista.
— Cassanu va rentrer. L’ambulance le déposera avant midi à Arcanu. Rien n’est prêt, Lisa. Rien n’est prêt.
Rien n’est prêt.
Clotilde n’avait pas compris, sur le coup.
Elles étaient redescendues toutes les trois en silence vers la bergerie d’Arcanu, sans échanger un mot. Les vieilles femmes marchaient vite, presque plus vite que Clotilde. Elles semblaient connaître chaque branche où accrocher leurs mains ridées, chaque roche sur laquelle appuyer leur pied. Leurs jambes étaient habituées et leurs corps maigres n’avaient jamais été si légers à porter.
Rien n’est prêt.
C’était presque une panique. Tour à tour, elles consultaient la montre à leur poignet. Dès qu’elles furent arrivées, les deux femmes semblèrent oublier Clotilde. L’avocate se contenta de les suivre, se sentant inutile, telle une invitée arrivée trop tôt et qu’on laisse en plan pour achever les préparatifs. Directement, les deux femmes filèrent dans la cuisine.
Lisabetta ouvrit le réfrigérateur.
— Figatellu aux lentilles.
C’étaient les premiers mots qu’elle prononçait depuis près de trente minutes. Speranza ne répondit pas, elle se contenta de se pencher vers les cageots de légumes et d’attraper les tomates et les oignons. Sa grand-mère avait déjà enfilé un tablier, sorti une planche à découper, déposé la panzetta et les figatelli.
Enfin, comme rassurée, elle se tourna vers sa petite-fille.
— Assieds-toi, Clotilde. Cassanu a passé plus de vingt-quatre heures à l’hôpital de Calvi. Forcément, il n’aura rien mangé, tu penses, leur jambon sous vide, leurs yaourts et leur purée… (Elle consulta la pendule.) Pas une fois en soixante-dix ans, Clotilde, pas une fois, lorsque Cassanu s’est assis à table, le repas n’était pas prêt.
Elle sourit tout en se lavant les mains.
— Tu as du mal à comprendre ça, ma chérie? Ça ne fonctionne pas comme ça à Paris. Mais ici c’est ainsi, et ce n’est même pas la faute des hommes, c’est nous qui les élevons ainsi, depuis qu’ils sont petits.
— Où est ma mère, Mamy? Où est Palma?
Lisabetta regarda encore l’horloge, puis saisit un immense couteau.
— Assieds-toi, je te dis, ma chérie. Je vais tout te raconter. Avant que ton grand-père arrive. Les femmes corses savent faire cela, je te rassure, s’occuper d’une maison et parler.
Lisa peut-être. Pas Speranza. La femme de maison découpait avec détermination la panzetta en lardons, les yeux baissés.
— C’est une longue histoire, Clotilde. C’est ton histoire aussi, même si elle a commencé bien avant que tu naisses.
Elle quitta son couteau des yeux pour les lever vers la sorcière qui triait d’un geste précis gras et viande, avant de continuer.
— Il y a cinquante ans, Speranza travaillait déjà à Arcanu, même si travailler n’est pas le bon mot. Elle habitait déjà ici, vivait ici et, comme aujourd’hui, s’occupait de tout avec moi, le ménage, le repas, le jardin, les bêtes. La fille de Speranza, la petite Salomé, est née à Arcanu, en 1948. Trois ans après ton papa. Salomé et Paul ont grandi ensemble, inséparables. (Elle fixa à nouveau Speranza, qui semblait uniquement concentrée sur la taille des dés de viande fumée qu’elle découpait.) Tout le monde savait ici qu’on finirait par les marier. C’était ainsi, c’était écrit… Plus les années passaient et plus Salomé devenait belle. Grande, brune, avec des cheveux qui lui arrivaient jusqu’à la taille. Des yeux de biche de la forêt d’Aïtone, une grâce de chevrette et un rire à faire se fissurer la citadelle de Calvi. Un conte de fées, ma chérie, Paul le prince, l’héritier de quatre-vingts hectares de maquis, et Salomé la jolie Cendrillon sans un sou, mais on se fiche de ça chez nous, seul compte le clan, peu importe le rang. Dès quinze ans, on les a fiancés. Oui, ma chérie, un conte de fées, il était une fois à la Revellata, Paul et Salomé se marieraient et ils auraient beaucoup d’enfants.
Elle s’arrêta. Son poignet ferme coupa en quatre parts strictement égales le figatellu.
Un nouveau regard à la pendule.
11 h 27
— Tout a basculé l’été 68, continua doucement Lisabetta, semblant avoir calculé la durée de son récit avec la même précision que celle de sa cuisson. Sans qu’on se méfie de quoi que ce soit. A vrai dire, quand ton père a commencé à flirter avec cette jeune touriste franco-hongroise qui campait dans ce champ qui allait devenir le camping des Euproctes, ça ne nous a pas vraiment inquiétés. Les Corses ici chassent l’hirondelle de Corse l’hiver et celle du continent l’été. Comme les autres filles, fin août, Palma serait repartie. Paul allait pleurer un peu devant le ferry, mais une semaine après, c’en serait terminé. C’est ce que je croyais, c’est ce qu’on croyait tous. Pourtant, ils se sont écrit. Si tu savais, ma chérie, comme j’ai eu envie de jeter au feu ces lettres tamponnées de Paris que le facteur montait à Arcanu. Si je l’avais fait, ma belle, bien entendu, tu ne serais pas là à m’écouter, c’est étrange de te dire ça, mais tant de drames et tant de morts auraient été évités. Si tu savais, ma pauvre chérie, combien de fois je me suis maudite de ne pas les avoir brûlées. (Elle délaissa un instant les lentilles qu’elle triait pour prendre doucement la main de sa petite-fille.) Paul a rejoint Palma une première fois à Paris, à Noël, en 69, puis une autre fois à Pâques, puis à l’Ascension, puis il est resté là-haut et on ne l’a pas revu de l’été, il l’a passé dans les Cyclades, il nous envoyait des cartes de Naxos, de Sifnos, de Santorin, comme pour rendre notre île jalouse, il s’imaginait peut-être qu’on ne l’était pas déjà assez. C’était fini, on l’avait tous compris. Tous sauf Salomé. La pauvre malheureuse, on était tous conscients que jamais elle ne parviendrait à oublier Paul. Et que même si elle essayait, son amoureux d’enfance revenait chaque été, avec sa femme d’abord, avec sa femme et son garçon ensuite, dès l’été 71, avec sa femme, ton frère et toi, dès l’été 74; puis tous les autres étés qui ont suivi. On vous accueillait à Arcanu, on faisait bonne figure, j’apprenais même à ta mère à cuisiner les figatelli, les fiadone et le civet de sanglier. Speranza allait cueillir avec elle les herbes, l’origan, la menthe, l’angélique. On l’accueillait avec hospitalité parce qu’elle était de la famille, même si elle nous avait volé notre fils, même si on lui en voulait, même si au fond, rien que pour ça, on ne l’a jamais aimée.
Elle s’inquiéta de l’heure, 11 h 32, lâcha la main de Clotilde et versa les lentilles dans une marmite remplie d’eau bouillante. Speranza épluchait les oignons sans laisser paraître la moindre émotion.
— Chaque été, continua Lisabetta en évitant de regarder Speranza, Salomé s’éloignait pour pleurer. C’était une fille fière, alors elle préférait se cacher pour ne pas voir Paul embrasser sa femme sur la plage de l’Alga. Pour ne pas le voir jouer avec ses enfants. Pour ne pas se crever les yeux face à ce bonheur qui aurait dû être le sien. C’est pour cela, ma chérie, que tu ne l’as presque jamais vue. (Elle versa les lardons et les oignons dans une poêle, ajouta de l’huile d’olive.) Mais le temps était l’allié de Salomé, du moins c’est à cet espoir qu’elle s’accrochait. Entre les Pénélope et les salopes, ce sont toujours les premières qui finissent par triompher.
Le mot «salope» dans la bouche de la vieille Lisabetta fit sursauter Clotilde. Quelle haine fallait-il qu’éprouve sa grand-mère pour employer un terme aussi grossier? Speranza ponctuait les mots par le bruit des assiettes qu’elle empilait.
— Après une dizaine d’années, poursuivit Lisabetta, tous les atouts de Palma se sont envolés. Tout ce qui avait séduit ton père. L’inconnu, la différence, l’exotisme, appelle ça comme tu veux. Pschitt… C’est toujours ainsi ici. Les Corses deviennent marins, professeurs, commerçants, pour partir, parce qu’ils sont jeunes, qu’ils ont l’impression d’étouffer sur leur île. Ils cherchent à mieux respirer ailleurs, d’autres odeurs, mais au bout du compte, seuls restent les parfums de l’enfance. Vois-tu, ma chérie? Sa princesse austro-hongroise, à la place d’un palais, l’avait condamné à habiter un pavillon dans une banlieue de Normandie. Avec un jardin de quatre cents mètres carrés, quand ici quatre-vingts hectares de maquis l’attendaient. La vue sur les champs de maïs au lieu de celle sur la Méditerranée, et je ne te parle pas du soleil, des amis d’enfance, ou de son métier de vendeur de gazon. Alors oui, la Corse lui manquait, mais il était coincé, et forcément, inconsciemment, c’est à Palma qu’il le reprochait.
Elle contrôla la cuisson sur le feu, ajouta les tomates coupées, puis doucement, reprit la main de Clotilde.
— Je ne sais rien de plus ma chérie. Est-ce ton père qui a fait signe à Salomé? Est-ce elle qui s’est rapprochée? Je suis incapable de te dire quel été ils se sont reparlé, quel été ils se sont à nouveau embrassés, quel été ils se sont à nouveau aimés, si c’était le même jour ou si cela a pris des années (elle leva brièvement les yeux vers Speranza). Je suis même incapable de te dire si ton père était sincère, s’il aimait encore ou non ta mère, s’il aimait à nouveau Salomé, je ne sais rien de cela, personne n’en savait rien, ni moi ni Speranza, lorsqu’à Noël 1988 Salomé s’est jetée du phare de la Revellata. Le docteur Pinheiro nous a pris à part et nous a dit que Salomé s’en sortirait, qu’elle n’avait rien, que les genêts avaient amorti sa chute… mais qu’il fallait pourtant qu’elle passe des examens complémentaires, pas pour elle a-t-il précisé, pas pour elle mais pour le bébé. C’est pour le bébé qu’il s’inquiétait.
Speranza s’essuya le coin des yeux avec son tablier, éloignant les épluchures d’oignon et de tomates.
— Salomé était enceinte. Il était trop tard pour avorter, le bébé s’était accroché. Il est né, le 5 mai 1989. Il est venu au monde sans un cri, un bras, une jambe et la moitié du visage sans vie. Alors Salomé a adopté une autre stratégie, celle de la fille-mère qui n’a plus rien à perdre, encore moins son honneur, mais qui ose tout pour sauver celui de son fils. Cet été-là, pour la première fois, Salomé ne s’est pas cachée. Elle s’est montrée à la plage, a posé sa serviette à un mètre de celle de ta mère, a dégrafé son haut au prétexte de donner le sein à son fils; elle a arpenté le marché du port de Stareso, en robe légère, allant jusqu’à faire rouler sa poussette sur les escarpins de Palma. Bien entendu, ta mère savait qui était Salomé. Bien entendu, elle savait qui était le père du bébé. Oui, cet été 89, sans que tu la remarques vraiment du haut de tes quinze ans, Salomé a poussé ta mère à bout, et cela a fonctionné, sans doute au-delà de ses espérances.
11 h 36
Lisabetta ajouta les figatelli dans la poêle frémissante, saupoudra de thym, fit tomber une demi-feuille de laurier.
— Ta mère a pris un amant…
Clotilde allait protester, non, Mamy, cela ne s’est pas déroulé ainsi, il ne s’est rien passé entre Natale Angeli et ma maman, mais sa grand-mère cogna le faitout contre le gaz, provoquant un son de gong qu’elle imagina destiné à la faire taire.
— Salomé avait placé ton père devant ses responsabilités. Elle serrait le petit Orsu entre ses seins, dans une écharpe enroulée autour de sa taille. Désormais, c’était gosse contre gosses, femme contre femme, Corse contre continent. Ta mère portait le nom d’Idrissi, sept lettres au bas d’un registre de mairie, mais tout le reste, tout ce que le nom d’Idrissi représentait, c’est Salomé qui le possédait.
Une pensée fila dans le cerveau de Clotilde. Que papa, cet été 89, ait pu imaginer les abandonner, les laisser repartir sur le continent avec maman et rester là, à Arcanu, à élever un autre enfant, à fonder une autre famille.
Lisabetta déboucha une bouteille de vin, Clos Columbu, 2007.
— Tout a basculé en 1968, le 23 août, le jour où Palma a planté sa tente sur la Revellata. Tout devait forcément se rejouer ce jour-là.
Elle goûta le vin, grimaça, avant de continuer.
— Ta mère possédait encore l’avantage, je te rassure. Ton père était un homme de devoir. Jamais il ne vous aurait abandonnés. Jamais il n’aurait laissé votre mère prendre le ferry avec vous. Seule. Sans lui… Palma allait gagner, comme chaque année. Ce 23 août, il avait décoré la table de roses jaunes, alors que les autres années elles étaient rouge passion. Le jaune, dans le langage des roses, signifie la demande de pardon, pour une faute, une infidélité. Le jour de la Sainte-Rose, avec ton père, elle irait déguster le menu gastronomique à la Casa di Stella, ils y passeraient la soirée, la nuit, ils se réconcilieraient, pour un an, jusqu’au prochain été. Salomé n’avait pas le choix, elle devait tout miser, ce soir-là. Je suppose que tu te souviens de ce dernier soir, ma chérie, nous étions une quinzaine à table, des amis, des cousins, à prendre l’apéritif avant d’aller au concert de polyphonies à l’église Santa Lucia de Prezzuna. Mais tu ne peux pas connaître la suite, tu étais sortie de table, tu t’étais endormie sur un banc, ta musique dans les oreilles.
Clotilde se souvenait de ces derniers instants. Son cahier ouvert, le rythme fou de la Mano Negra, les cris dans la cour auxquels elle n’avait pas prêté attention.
— Lorsque Salomé est arrivée dans la cour d’Arcanu, portant dans ses bras le bébé, nous avons tous eu le souffle coupé.
Il y eut un silence. Lisabetta semblait hésiter à continuer. Lentement, Speranza se leva et marcha vers la pièce voisine. Lorsqu’elle revint, elle se contenta d’écarter les déchets de viande d’un revers de manche et posa un cadre sur la table. Sans un mot. C’était un portrait. Une femme, très belle. La peau légèrement hâlée. Les yeux noirs, effilés, glissant vers un nez fin, droit, un peu trop saillant, comme une fière ligne de crête tombant brusquement en cascade sur sa bouche entrouverte.
Salomé, forcément. Clotilde fut troublée par cette inconnue dont le visage, la silhouette lui semblaient étonnamment familiers. Lisabetta leva son couteau, qu’elle pointa vers la photo.
— Oui, ta mère et Salomé se ressemblaient. C’est sans doute pour cela que ton père l’a remarquée, lors de cet été 68. Mêmes yeux, même taille, même sourire, même grâce, mais avec ce supplément de mystère.
Clotilde fixait le portrait. Des images remontaient à la surface, des images qu’elle avait presque effacées, celles de la seule fois où elle avait vu Salomé, la veille de l’accident, avec son père, au phare de la Revellata. De dos, jamais de face.
11 h 42
Lisabetta, d’un geste ferme de la main, mélangeait les lardons de panzetta, les figatelli coupés, les oignons, le thym, les tomates, tenant la spatule de bois d’une main, ajoutant l’huile de l’autre. Elle sembla un moment se concentrer sur la cuisson puis, enfin, baissa le gaz sous la poêle et se retourna vers Clotilde.
— Oui, ma chérie. Nous avons tous eu le souffle coupé. Ta mère a dû interpréter notre silence comme un soutien à Salomé, mais je crois qu’avant tout, c’était de la surprise. Salomé avait décidé de jouer le tout pour le tout, pour faire comprendre à ta mère qu’elle n’était pas à sa place ici, à Arcanu, qu’elle ne l’avait jamais été. Qu’aussi belle soit-elle, Palma pouvait être répudiée, remplacée par une autre. Jusqu’à présent Salomé, pour reconquérir ton père, avait lutté robe contre robe, bikini contre bikini, peau contre peau, pour prouver qu’elle pouvait être aussi jolie. Mais ce soir-là, elle avait poussé plus loin encore la provocation. Lorsqu’elle s’est avancée dans la cour de la bergerie d’Arcanu, Salomé portait la même coiffure que celle de ta mère, un chignon tenu à l’arrière par un ruban noir, le même maquillage, le même trait sombre sur les lèvres, le même bracelet, le même collier rubis, le même parfum, Imiza, aux senteurs d’immortelles. Ta mère avait dû rester plus d’une heure devant le miroir pour être la plus belle ce soir-là à la Casa di Stella, pour plaire à ton père… et Salomé avait produit exactement les mêmes efforts. Mèche pour mèche. Trait pour trait. Salomé avait même osé pousser encore plus loin l’insolence. Tu t’en souviens forcément, Clotilde, ce soir-là, ta mère portait une robe Benoa, noire à roses rouges, celle que ton père avait achetée à Calvi. Salomé portait la même! Elle avait dépensé près de 300 francs, je l’ai appris ensuite, pour posséder une tenue identique à celle de sa rivale, pour montrer à Paul que dans cette robe courte et décolletée elle pouvait être tout autant séduisante. Excitante même. Salomé, dès son arrivée, a confié le bébé à sa grand-mère, sans dire un mot à Speranza. Les conversations se sont stoppées d’un coup, et pourtant il en faut pour faire taire quinze Corses qui ont déjà vidé cinq bouteilles de Clos Columbu. Seul Cassanu a osé s’exprimer. «Assieds-toi, Salomé. Assieds-toi.» Il s’est levé et a tiré une chaise, juste entre lui et moi.
Clotilde observa par la fenêtre de la cuisine la cour vide de la bergerie, la pergola, le grand chêne vert. Elle ne parvenait pas à croire que tout s’était joué ici, ce 23 août 1989, en quelques minutes, alors qu’elle dormait, parce qu’elle avait espionné son frère toute la nuit la veille, parce qu’elle aimait s’isoler, parce qu’elle détestait ces réunions de famille interminables. Derrière elle, Speranza se leva pour jeter les détritus à la poubelle puis retourna s’asseoir, tablier au cou et couteau à la main, écoutant silencieusement la suite du récit de Lisabetta.
— C’était une telle provocation, ma chérie. Une telle humiliation pour Palma. Nous n’avions rien prémédité, nous n’avons rien fait pour l’empêcher. J’y ai même participé, pour tout t’avouer, j’ai servi un verre de vin à Salomé. Comment ta mère pouvait-elle réagir face à cette fille qui venait prendre sa place, comme si elle n’existait pas, comme si elle n’avait jamais existé? Cette fille qui la lapidait sans avoir besoin de lui jeter un seul mot? Qu’est-ce que ta mère pouvait dire, ma chérie? Se taire? Comme nous tous? Tu te souviens d’elle, Clotilde, se taire, ce n’était pas vraiment son caractère. Ta mère s’est levée, je m’en souviens comme si c’était hier, je me souviens de chaque mot, chaque souffle, chaque bruit. Nous avons tant pesé chacun d’eux depuis, tu peux me croire, il ne s’est pas passé une journée sans que j’y repense, sans que je me demande si nous n’avons pas fait alors la plus grande folie de notre vie…
Clotilde tremblait de froid. Même assise sur sa chaise, la tête lui tournait. Pour rétablir son équilibre, elle posa ses doigts glacés sur le carrelage immaculé du mur le plus proche. Speranza, dans son dos, serrait le couteau entre ses mains. Lisabetta se tenait toujours debout devant les fourneaux.
— Ta mère a poussé sa chaise, continua-t-elle, s’est tournée vers ton père et simplement lui a demandé: “Dis-lui de partir.”
«Ton père n’a pas répondu, alors ta mère a répété, plus fort: “Dis-lui de partir.”
«Tous les cousins, toute la famille, tous les amis le regardaient. Tous hostiles à ta mère. Tous contre lui s’il prenait son parti. “Ne me demande pas ça, Palma. — Je suis ici chez moi. Dans ma famille. Dis-lui de partir.”
«Je me souviens encore du silence, ma pauvre Clotilde. Même les oiseaux, même le vent dans les branches du chêne s’étaient tus. Ton père a mis un temps fou à répondre. Comme si sa vie en dépendait. Elle en dépendait, d’ailleurs. Enfin, il a dit: “S’il te plaît, Palma. Ce n’est facile pour personne. On doit tous faire des efforts.”
«Quand je revois le visage de ta mère, j’y vois de la fureur. On l’a tous vu, à cet instant-là, ce regard de fureur. De haine. Cela a joué. Cela a tellement joué. Seul ton père, je crois, ne s’en est pas aperçu. Perdre sa femme ne comptait pas alors, perdre Palma, il n’y pensait même pas. A ce moment-là, la seule chose qu’il avait peur de perdre était son honneur, son honneur devant les siens. Alors il a précisé: “On doit tous faire des efforts. Moi. Toi. Moi, ce soir, je laisse ma famille pour passer la soirée avec toi. — Un effort? Aujourd’hui?”
«Alors Palma a renversé la chaise devant elle, le vase de roses jaunes le plus proche et une bouteille de Clos Columbu. Peut-être as-tu à ce moment-là entendu quelques bruits, quelques cris? Peut-être t’es-tu réveillée?
Clotilde se revoyait, hausser les épaules, hausser le volume de son Walkman, repartir dans ses rêves.
Lisabetta coupa le feu sous la poêle, contrôla la cuisson des lentilles, commença à dresser la table. 11 h 57. Parfait.
— Il n’y eut plus beaucoup de mots prononcés ensuite, ma chérie. Quatre phrases, pas une de plus, toutes criées par Palma. Quatre phrases qu’on trouva normales sur le moment, quatre phrases auxquelles on s’attendait, quatre phrases qu’on espérait même. Ce fut après, ce fut après l’accident, lorsqu’on les a réécoutées, comme une bande qui n’en finit pas. Ce fut après qu’elles prirent un tel poids.
— Qu’a dit ma mère, Mamy?
— Quatre phrases, pas une de plus, je te dis… Et à chaque fois, elle s’éloignait d’un pas de plus dans la nuit qui descendait sur la montagne.
«Vas-y, à ton concert. Vas-y avec elle!
«Un pas.
«Je cède la place, puisque c’est ce que vous voulez. Ce que vous voulez tous.
«Un pas, et cette fois, elle s’est retournée.
«Mais je te préviens, n’emmène pas les enfants avec toi.
«Un dernier pas, avant de sortir de la cour.
«Tu m’entends, vas-y, vas-y avec elle. Mais ne fais surtout pas monter les enfants dans la voiture. Laisse-les en dehors de tout ça.
«Ma pauvre chérie, j’ai tant repensé à ces deux dernières phrases. Souvent je me suis dit que dans cette bergerie, face à nous, face au clan, Nicolas et toi, vous étiez tout ce à quoi ta mère pouvait s’accrocher, et que si la Corse lui reprenait son mari, jamais elle n’accepterait qu’elle lui prenne ses enfants. Son seul combat serait que vous restiez de son côté. Même si cette fille prenait sa place, lui volait tout, jamais elle ne toucherait à ses enfants! Voilà ce qu’après tout ce temps j’ai pensé, sans doute parce que je suis mère et que j’aurais réagi ainsi moi aussi. Voilà pourquoi, je crois, Palma a tant insisté pour que ton père et Salomé ne vous emmènent pas écouter les polyphonies.
Derrière elle, Speranza posa avec violence une pile d’assiettes sur la table. Clotilde ne se retourna pas. Lisabetta continua.
— Mais ni Cassanu, ni Speranza, ni personne d’autre je crois n’a pensé comme moi. Ta mère a disparu à pied par le sentier, en contrebas, là où était garée la voiture. Dès qu’on ne l’a plus vue, Salomé a repoussé sa chaise, s’est approchée de Paul pour l’embrasser, lui glisser une main dans le dos, comme s’il ne s’était rien passé pendant les quinze dernières minutes, pendant les quinze dernières années, une simple parenthèse qu’elle refermait. Elle est restée un long moment ainsi, sans dire un mot, puis, sans se presser, elle s’est dirigée vers le chemin où était garée la Fuego, pour s’asseoir sur le fauteuil passager. Elle avait gagné!
Speranza faisait claquer chaque verre, chaque fourchette, chaque couteau qu’elle disposait.
— Tu connais la suite, ma chérie. Ton papa a sans doute hésité à courir après ta mère, il l’aurait sans doute fait s’il n’avait pas eu quinze paires d’yeux braquées sur lui, dont ceux de son père. Il venait de perdre toute dignité. Entre les mains de Palma comme celles de Salomé, il n’avait été qu’un jouet. Alors il essaya de retrouver ce qu’il lui restait d’autorité, il fit ce que font tous les hommes lorsqu’ils se retrouvent humiliés, ils élèvent le ton sur leurs enfants, la main parfois, mais cela, tu le sais, ton père ne le fit jamais. Ils donnent des ordres, même injustes, pour se prouver qu’à eux aussi on peut obéir. Oui, tu connais la suite, ma chérie, tout le clan comme au théâtre attendait de voir comment ton père, l’héritier d’Arcanu, réagirait. Sa maîtresse l’attendait dans la voiture. Ton père s’est levé et a haussé la voix sur Nicolas, il lui a ordonné d’aller chercher sa sœur, de monter à l’arrière de la Fuego et de ne pas dire un mot.
Lisabetta s’arrêta un instant et fixa sa petite-fille, droit dans les yeux.
— Je ne sais pas ce que ton frère avait prévu ce soir-là, peut-être une virée avec des copains ou sa copine. Oh, comme il fut déçu. Mon Dieu, quand je revois son visage mortifié, on aurait dit que la foudre venait de s’abattre sur lui, que le départ de sa mère n’était rien à côté. Mais il ne broncha pas. J’ai trop peu connu ton pauvre frère pour savoir de qui il tenait cette fierté, ce sens du devoir; de ton père ou de ta mère, des deux peut-être, mais quelle que soit l’immensité de sa déception, de sa rancœur, de son sentiment d’injustice, il n’a pas dit un mot, il n’a pas négocié et il est allé te chercher.
Clotilde réentendait les derniers mots de son frère, elle qui, sur son banc, ne bougeait pas, elle revoyait la main de son père se refermer sur son poignet, la traîner, lui faire mal, comme il ne l’avait jamais fait.
Maintenant, elle comprenait.
— Tu émergeais, ma chérie, entre deux rêves. Personne n’a prononcé un mot. Comment aurais-tu pu te douter que la femme assise dans la voiture à la place de ta mère, cette femme coiffée comme ta mère, habillée comme ta mère, cette femme dont le maquillage accentuait trait pour trait la ressemblance frappante avec ta mère; cette femme qui tenait la main de ton père; comment aurais-tu pu te douter que cette femme n’était pas ta maman?
Les images repassaient devant les yeux de Clotilde.
Le silence dans la voiture, à peine troublé par les rares mots de papa ou Nicolas. Ce qu’elle voyait de la femme devant elle, un chignon, une nuque, une boucle d’oreille, une robe, une cuisse. Le reste, le visage, le sourire de sa mère, elle l’avait inventé avec les années, elle l’avait collé sur cette femme assise dans la voiture qui ne pouvait être qu’elle. Cette femme dont son père avait serré la main, juste avant que la Fuego ne s’écrase sur les rochers.
Nicolas savait. Nicolas avait vu, entendu, compris le drame qui se jouait.
Mais elle, comment, un seul instant, aurait-elle pu se douter?
Midi.
Lisabetta se leva et fit un pas vers la cour.
— Les ambulances sont ponctuelles. Giovanni, le conducteur, est un vieil ami. Il sait que Cassanu n’aime pas attendre.
Clotilde ne pouvait détacher son regard du portrait de Salomé dans le cadre. La voix de Lisabetta, tout en surveillant avec angoisse la pendule, se fit douce.
— Tu as compris, ma chérie, ce n’est pas le cercueil de ta mère que Speranza va fleurir chaque jour dans le caveau de la famille Idrissi. C’est… c’est celui de sa fille.
Clotilde revit Speranza porter son arrosoir dans le cimetière, planter son sécateur dans le marbre du caveau, rayer le nom de Palma Idrissi, réentendit les insultes de la vieille sorcière.
Elle ne devrait pas être là. Son nom n’a rien à faire gravé ici, avec les Idrissi.
Comme en écho, dans son dos, Speranza s’exprima pour la première fois.
— Je n’ai pas hésité, Clotilde. Je n’ai pas hésité une seconde à enterrer ma fille sous le nom d’une autre pour qu’elle repose aux côtés de ton père, dans le caveau des Idrissi. A prétendre que Salomé avait disparu, qu’elle s’était suicidée après l’accident, à ensevelir un cercueil vide dans le cimetière de Marcone. Parce que c’est ce qu’elle aurait voulu. Faire partie de votre famille, c’est ce dont elle avait toujours rêvé. (Elle planta le couteau qu’elle tenait à la main dans la boule de pain posée sur la table.) Elle n’aura atteint son rêve… qu’en perdant la vie! En me laissant son enfant. Parce que… (L’émotion l’étreignait, elle enfonça ses yeux dans ceux de Clotilde avec la même détermination que le couteau dans la miche.) Parce que ta mère l’a tuée!
Midi une.
L’ambulance entra dans la cour au ralenti et, pour les deux femmes, plus rien d’autre ne sembla compter. Elles vérifièrent d’un coup d’œil circulaire que tout était en place dans la cuisine, accrochèrent leurs tabliers aux patères, et sortirent.
Clotilde se retrouva seule.
Les derniers mots cognaient encore.
Parce que ta mère l’a tuée
Instinctivement, elle attrapa son téléphone dans sa poche. Elle avait reçu un texto. Franck, enfin. Son mari avait cherché à la contacter.
On a appris pour le meurtre du patron du camping.
On rentre.
On arrive aux Euproctes, tu es où?
A très vite
Le texte avait été envoyé il y a presque trois quarts d’heure. Dans la cour, Lisabetta tendait sa main et une canne à Cassanu. Speranza était déjà rentrée, comme pour contrôler la cuisson des plats ou anticiper une demande du patriarche.
Elle lui lança un regard noir.
Parce que ta mère l’a tuée.
Clotilde se posta devant elle, lui barrant le passage, se fichant que le figatellu brûle sur le feu.
— Vous ne m’avez pas répondu. Vous m’avez raconté votre histoire, mais ni Mamy ni vous ne m’avez répondu. Où est ma mère? Où est ma mère?
— Elle s’est sauvée, ma petite chérie, grinça Speranza. Elle a égorgé Pacha et elle s’est sauvée.
Le 23 août 2016
Pour les campeurs, passer le portique de la grille des Euproctes avant d’aller à la plage était devenu plus compliqué que de passer celui de Tijuana pour un Mexicain souhaitant entrer aux Etats-Unis. Deux gendarmes jeunes, souriants, mais inflexibles, faisaient ouvrir chaque sac de plage, déroulaient chaque serviette, vérifiaient chaque identité, notaient les heures d’entrée et de sortie, tout juste s’ils ne passaient pas aux détecteurs de métaux les filles bronzées qui patientaient en maillot. Tout ça pour rien, grognaient les plus pressés. Qu’est-ce qu’ils cherchaient? Puisqu’on avait trouvé l’arme du crime. Puisqu’on avait coffré le coupable. A la limite, la seule interrogation pour les touristes qui avaient loué 1 200 euros la semaine leur bungalow se résumait à qui allait nettoyer les chiottes aujourd’hui, puisque le gardien des balais patientait à la prison de Calvi, et qui allait embaucher son remplaçant, puisque le patron patientait à la morgue d’Ajaccio.
Au cœur du naufrage, derrière l’accueil, le visage ravagé par les larmes, Anika Spinello assurait. Rassurait. En toutes les langues de la terre, elle expliquait que oui, tous les campeurs seraient interrogés, que non, les tentes ne seraient pas fouillées, que oui, le camping restait ouvert, que rien ne changeait, qu’ils pouvaient continuer à profiter du sable et du soleil, que non, il n’y aurait pas aujourd’hui d’activités, ni de plongée, ni de pétanque, que non elle n’avait pas dormi, que oui merci Marco, elle voulait bien une cigarette, un mouchoir, une boîte entière, que non, elle ne voulait pas se reposer, aller se coucher, prendre des trucs pour dormir, que oui elle voulait rester là comme un capitaine à la barre d’un bateau fantôme, parce que ce camping, c’était la vie de Cervone, son œuvre, son royaume, et que, lui disparu, elle en était le quartier-maître, que non, les Euproctes ne fermeraient pas, autant tuer Cervone une seconde fois, que oui, ma petite, c’est gentil, ça me touche…
Valentine posa sur le comptoir de l’accueil la botte de serpolet qu’elle avait cueillie et la carte de condoléances qu’elle avait rédigée.
— J’aimais bien votre mari, fit l’adolescente. Même si dans ma famille, pas grand-monde n’était de mon avis. On est revenus dès qu’on a appris.
Anika lâcha un sourire sincère.
— C’était bien, la voile?
— Ouais…
La réponse l’était moins.
— Ton papa n’est pas là?
— Je ne sais pas.
Anika n’eut pas la force de relancer, elle s’était à nouveau envolée dans ses pensées, loin, des années plus tôt, quand elle avait renoncé à la glisse, telle une sirène échouée; avant que tout ne tourne en queue de poisson, seul Cervone avait eu le talent de la recueillir.
— Vous vouliez me voir, Anika?
La patronne du camping semblait déjà avoir oublié. Elle fit un effort de concentration.
— Ah oui, excuse-moi. J’ai reçu un message pour toi. Tu dois monter à Arcanu. C’est urgent, ta mère t’attend.
Trois camionnettes de gendarmerie étaient stationnées devant le camping, mais un tournant plus loin, on ne croisait plus personne. Le contraste en était saisissant. Comme si les grillons, les criquets, les sauterelles vivaient leur vie en se foutant de cette agitation. Valentine comprenait pourquoi il était si facile de se planquer dans le maquis: il suffisait d’échapper de quelques mètres aux flics, d’atteindre les buissons, et hop, le tour était joué, personne n’irait plus jamais vous chercher. Pas même un chien policier, toutes ces fleurs odorantes semblaient n’avoir poussé que pour protéger la piste des fugitifs.
Pour le moment, elle grimpait directement à Arcanu par le sentier. Après le virage où le chemin traversait la route bitumée, elle vit la voiture garée. D’abord, elle ne fit pas le rapprochement, même si le véhicule l’intriguait, lui rappelait un vieux souvenir. Une image plutôt. Sa forme, sa couleur. C’était sûrement la caisse vintage d’un héros d’une série quelconque à la télé. Elle continua de marcher en direction de la route tout en se demandant ce que maman pouvait bien lui vouloir. «Urgent», avait affirmé Anika Spinello. Elle soupira. Elle en avait sa claque de ces histoires, Arcanu, ses grands-parents, ses arrière-grands-parents, sa maman, les fantômes, les morts…
Tilt!
Ça y est, elle se souvenait. La voiture! Elle l’avait vue sur des vieilles photos, maman les sortait parfois à la maison. Une… Valentine s’énerva toute seule, elle avait le nom au bout de la langue. Comment s’appelait cette foutue voiture rouge et noire? Elle portait un nom bizarre, un truc un peu latino…
Elle s’approcha. Une vieille femme se tenait assise, seule, sur le fauteuil passager. Valentine ne l’avait jamais vue, mais lorsque son regard s’arrêta sur elle, un frisson parcourut l’adolescente.
Elle venait de croiser un fantôme.
Elle essaya de chasser cette impression insupportable: cette vieille femme lui ressemblait! Un instant, Valentine avait cru se voir dans un miroir, un miroir vieillissant; se reconnaître, elle, mais dans soixante ans.
Débile.
Allez, continuer de grimper! Elle en avait encore pour deux cents mètres de dénivelé avant de se poser les fesses sous le chêne d’Arcanu. Malgré elle, elle tourna encore la tête vers la voiture rouge et croisa à nouveau le regard de la vieille. Elle semblait l’implorer, la supplier, ses yeux cherchaient à exprimer un message que ses lèvres ne pouvaient pas prononcer. Il n’y avait personne autour d’eux. Seulement les stridulations des insectes du soir. Le silence lui apparut soudain inquiétant.
— Merde, siffla Valentine pour se rassurer, c’était quoi le nom de cette bagnole? Celle de l’accident avec laquelle maman nous gave tout le temps.
— Une Fuego, fit la voix dans son dos.
Le 23 août 2016, 12 heures
Cassanu Idrissi refusa la main que sa femme lui tendait pour l’aider à sortir de l’ambulance, confia un billet de 20 euros à Giovanni, le chauffeur, avant qu’il ne reparte, et repoussa avec plus d’agacement encore la canne qu’elle avançait vers lui.
— C’est bon, Lisa, j’ai encore deux jambes.
Il gravit la marche pour entrer dans la bergerie et observa la table dressée, les couverts, les assiettes, les verres. Disposés pour quatre.
A ce moment-là seulement, il se retourna et aperçut Clotilde, debout dans un coin de la pièce.
— Nous avons une invitée, fit doucement Lisabetta.
Speranza se tenait déjà derrière les fourneaux. Rien d’autre ne semblait avoir d’importance que la cuisson du plat. Avait-elle déjà oublié tout le reste? La nuit de la Sainte-Rose, la mort de sa fille, les derniers mots que la sorcière avait crachés à Clotilde?
Elle s’est sauvée, ma petite chérie. Elle a égorgé Pacha, et elle s’est sauvée.
Non!
Clotilde ne parvenait pas à l’admettre. Sa mère aurait attendu vingt-sept ans, seule au milieu du maquis, pour se sauver précisément le jour où sa fille venait à sa rencontre, à l’heure précise où sa fille montait vers son refuge? Après lui avoir envoyé des courriers d’invitation explicites?
Ça ne tenait pas debout.
— Une invitée, plaisanta Cassanu. Quelle affaire! Quand les enfants étaient là, quand les amis et les cousins passaient, restaient, quand la famille voulait encore dire quelque chose, jamais je n’ai connu cette table avec moins de dix personnes autour.
Lisa se tordait les doigts.
— Elle… elle s’est sauvée…
Cassanu la regarda étrangement, sans rien ajouter.
— Elle s’est sauvée, répéta Speranza. Elle a tué Pacha et elle s’est sauvée. Et… Orsu…
— Orsu est en prison, coupa le vieux Corse, je suis au courant. Giovanni m’a tout raconté en route, la police prétend qu’il a assassiné Cervone.
Il vida le verre de Clos Columbu, cul sec, posa son couteau entre son assiette et son rond de serviette sur la table. Au moment où Cassanu allait tirer sa chaise, donnant l’impression que ces informations ne le touchaient pas, ou que tous ses ordres étaient déjà donnés, Clotilde retint son grand-père par la manche et explosa.
— Orsu ne risque rien. C’est moi qui le défends. Je suis son avocate, Orsu est innocent!
Cassanu reposa son verre.
— Innocent? répéta-t-il avec un début de sourire qu’il éteignit en passant la serviette sur ses lèvres.
C’est ça, prends-moi pour une gamine. Alors désolée pour ton petit cœur, Papé, désolée pour tes fourneaux, Mamy, je vais mettre les pieds dans le plat.
— Innocent! répéta Clotilde en haussant la voix. Orsu serait incapable de faire du mal à une fourmi. Je le sais… et pas parce qu’il est mon frère. (Elle prit le temps d’évaluer l’effet de la bombe qu’elle venait de jeter.) Je le sais parce qu’il a été le seul à aimer ma mère. Il a été le seul à l’aider pendant toutes ces années.
Une bombe pétrifiante, pensa Clotilde. Six mains s’étaient figées. Corps momifiés. Rides creusées. Seuls les lentilles, le thym et le laurier bouillonnaient dans la marmite, abandonnés par une sorcière qu’un sortilège inconnu avait statufiée.
— Je veux la vérité, Papé, je t’en supplie. Dis-moi ce qui s’est passé.
Cassanu Idrissi hésita, un long moment, fixa Speranza, Lisabetta, la marmite, la bouteille de vin, le pain, les quatre assiettes, le couteau, puis enfin repoussa sa chaise.
— Viens, suis-moi.
Cette fois, Cassanu avait pris soin d’emporter sa canne. Ils sortirent dans la cour et se dirigèrent vers un sentier bordé de sureaux noirs qui grimpait derrière la grange. En passant devant la fenêtre de la cuisine, ils entendirent un carillon de vaisselle qu’on déplace. Le vieux Corse se retourna vers sa petite-fille.
— Quatre assiettes… ce n’est que le début de la fin. Il faudra bien que ces deux vieilles folles s’habituent à manger en tête à tête, je ne serai plus là bien longtemps. C’est ainsi, c’est le destin des femmes, s’occuper d’hommes qui partent, les accompagner, les attendre, leur rendre visite. Choisir une maison près d’une école, quand elles sont jeunes, près d’un cimetière, quand elles sont vieilles.
Clotilde se contenta de sourire. Un instant, elle hésita à prendre le bras de son grand-père, mais Cassanu désigna le sentier devant eux.
— Je te rassure, on ne va pas monter au Capu di a Veta, même si le docteur Pinheiro est un crétin. Mes jambes continueront de marcher même quand mon cœur se sera arrêté. Je vais tout t’expliquer, Clotilde, et te montrer la Corse tout en parlant, son histoire, ça t’aidera à comprendre la nôtre… Viens… et dis-moi ce que ces deux folles t’ont raconté.
Ils avancèrent sur un chemin étroit. Clotilde lui répéta ce qu’elle venait d’apprendre, la maîtresse et l’enfant caché de son père, Salomé, le soir du 23 août, qui prend la place de sa mère, l’accident, les doutes de Lisabetta sur les dernières paroles prononcées par Palma.
Cassanu acquiesça.
— Lisabetta n’a jamais été d’accord avec moi. Elle avait, disons, des convictions différentes. Mais elle n’a rien dit. Lisa est une épouse loyale. Elle a respecté notre choix.
— Le choix des hommes?
— Si tu veux, Clotilde… mais Speranza aussi était de notre côté.
— Que s’est-il passé, Papé? Que s’est-il passé après l’accident?
La canne du vieux Corse frappait la terre comme pour en tester la solidité, Cassanu parlait aussi doucement qu’il marchait.
— Tout a été très vite ce soir-là. Nous avons appris l’accident un peu après 9 heures du soir, c’est Cesareu Garcia qui m’a appelé, il était sur place, il m’a décrit la scène. La voiture dans le ravin de la Petra Coda. L’absence de survivants à part toi. Pour le reste, on ne savait rien. Un accident? Un attentat? Une vendetta? J’avais quelques ennemis à l’époque. (Un bref sourire énigmatique traversa son visage.) Sur le moment, j’ai envisagé toutes les hypothèses, mais ma première décision fut d’intercepter ta mère. Elle s’était enfuie à pied de la bergerie d’Arcanu, les derniers mots qu’elle avait criés sous le chêne résonnaient encore dans ma tête, «Vas-y avec elle, mais surtout ne fais pas monter les enfants dans la voiture», comme une menace, comme si elle savait ce qui allait se passer.
Clotilde ne commenta pas. Elle se tourna et baissa son regard vers la pointe de la Revellata, quelques centaines de mètres plus bas. A cette distance, la péninsule boisée, bordée de plages miniatures, de rares villas dispersées et de petits chemins blancs pouvait passer pour un refuge paradisiaque. Quelle illusion. Une presqu’île, c’est un cul-de-sac.
Cassanu avait suivi la direction de ses yeux.
— Il n’était pas difficile de deviner où ta mère se rendait. J’ai envoyé deux hommes, Miguel et Simeone, ils l’ont coincée près du phare de la Revellata, juste au-dessus de la maison de Natale Angeli, une centaine de mètres avant qu’elle ne rejoigne son amant.
Le fantôme, pensa Clotilde, le fantôme que Natale avait vu ce soir-là. Ce spectre qui l’avait poursuivi toute sa vie. La vérité était si simple, pourtant. Si évidente. Natale n’avait pas rêvé. C’est Palma qui lui avait souri, sur les hauteurs de la Punta Rossa, avant que les hommes de Cassanu ne l’arrêtent. C’est Palma qui venait le rejoindre, sans doute pour se donner à lui ce soir-là, ou pour simplement pleurer dans ses bras. Qui pourrait savoir? Personne, pas même eux.
Ils continuaient de progresser dans un étroit sentier qui sentait la lavande. Sur leur droite, ils passèrent devant un rocher criblé de balles. Cassanu avait choisi avec précision son trajet, Clotilde se souvenait qu’on l’appelait le rocher des Fédérés, parce que des résistants corses avaient, ici, été exécutés, en septembre 1943, quelques semaines avant que la Corse ne soit libérée. Cassanu se contenta de passer ses doigts dans les impacts de balles, tout en poursuivant son récit.
— Ta mère courait rejoindre son amant. Tu comprends, Clotilde, ça éclairait d’une tout autre lumière le film qui précédait l’accident. Devant nous tous, dans la cour d’Arcanu, devant Salomé, ta mère avait joué la victime offensée, avait récité sa tirade de femme humiliée. Pendant toutes les vacances, elle s’était montrée obsédée par la Sainte-Rose, ce fameux repas d’anniversaire avec ton père à la Casa di Stella, alors que tout n’était que mise en scène. Ta mère n’avait qu’une envie: rejoindre Natale Angeli! Dire qu’à l’époque, ma chérie, j’ai failli t’écouter. Tu m’avais convaincu, là-haut, je lui aurais filé un bout de terrain pour ses dauphins. Ma pauvre, toi aussi, tu n’étais qu’un pion. Ces deux-là étaient complices, même si je n’ai jamais eu de preuve pour Angeli. Etait-il au courant du plan de sa maîtresse? Avait-il participé à l’assassinat de mon fils? Aurait-il pu l’empêcher? Dans le doute, oui, certainement, je l’aurais fait exécuter. J’ai commencé par le menacer, pour obtenir des aveux, des certitudes. Peut-être l’ai-je trop effrayé. Ce lâche s’est marié avec Aurélia, la fille de Cesareu… Le sergent Garcia fermait les yeux sur beaucoup de choses dans ce coin de l’île, mais il ne les aurait pas fermés sur l’assassinat de son gendre. Avec le temps, je ne vais pas te dire que j’ai pardonné à Natale Angeli, oh non, mais j’en suis venu à penser qu’il avait été manipulé lui aussi, que cet alcoolique, derrière sa belle gueule, n’avait pas les couilles d’un assassin. Pas même d’un complice.
Clotilde tira son grand-père par le bras.
— Complice de quoi?
Cassanu ne répondit pas et continua de marcher. A chaque mètre gravi, le chemin s’ouvrait plein est sur la limite entre le maquis et les villas calvaises qui le grignotaient, flanquées de leur piscine et de leur balcon sur la Méditerranée.
— La Fuego fut expertisée dès le lendemain et l’avis officiel fut délivré en fin de journée: un accident. Affaire classée. Corps rendus aux familles. On pouvait les enterrer et oublier. Les autorités respiraient. S’il s’était agi d’un meurtre, d’un règlement de comptes, c’était la guerre des clans assurée en Balagne, les Idrissi contre les Pinelli, les Casasoprana, les Poggioli… La thèse officielle — la sortie de route accidentelle, la fatigue, la vitesse, l’alcool, le destin — arrangeait tout le monde. Mais Aldo Navarri, l’expert mécanicien de Calvi, est un vieil ami. Mon père et son père ont libéré la Corse ensemble. Avant même d’en parler aux flics, c’est à moi qu’il a révélé ses conclusions: la voiture de mon fils avait été sabotée, l’écrou de la rotule de direction dévissé; pour Aldo, ce n’était pas une hypothèse, c’était une certitude. La biellette était intacte, sans la moindre torsion, preuve qu’elle avait cédé avant la sortie de route, d’un coup, et pas après le choc. Je lui ai demandé de se taire, de dire aux flics ce que tout le monde voulait entendre, qu’il n’y avait aucune anomalie. Aldo n’a pas hésité à fournir un faux rapport à la police, il jouait à l’expert pour les flics moins de trois fois par an, et il était bien d’accord avec moi, certaines histoires de famille ne les concernaient pas.
Il évita de se tourner vers Clotilde, se contentant de survoler des yeux les villages accrochés à la Balagne. Montemaggiore. Moncale. Calenzana.
— Cesareu Garcia a mis des mois à arriver à la même conclusion que moi. Il a demandé une contre-expertise à un de ses amis… Trop tard, bien trop tard.
Clotilde le fixait, horrifiée, espérant ne pas avoir deviné ce que son grand-père allait lui avouer.
— Vous avez engagé votre propre police? Exécuté votre propre justice?
— Ma propre justice? De quelle autre justice veux-tu parler? Celle rendue par des fonctionnaires bureaucrates du continent? Par des jurés tirés au sort qui ne sont pas concernés, à qui on rappelle en boucle la présomption d’innocence? Malgré les évidences? Faute de preuve, la relaxe! Tu es avocate, ma chérie, tu vois ce dont on parle, j’ai profité suffisamment de fois de ce jeu de Grand Guignol pour le savoir. Non, Clotilde, je n’ai jamais eu confiance dans cette justice-là. Jamais eu confiance dans cette loi. Dans ce droit-là, ni dans celui de l’urbanisme, ni dans celui du commerce, et encore moins dans le droit pénal.
Clotilde titubait. Face à elle s’ouvrait l’arrondi quasi parfait du golfe de Calvi.
— Alors tu as rendu la justice toi-même?
— Ta mère a eu droit à un procès. Aussi équitable que s’il avait été organisé par la justice française.
Clotilde ironisa.
— Ma mère avait un avocat pour la défendre?
Cassanu la toisa. Il n’y avait pas la moindre pointe de cynisme dans sa voix.
— Je suis désolé, Clotilde, mais je n’ai jamais compris à quoi servait un avocat. Je ne parle pas pour toi, rassure-toi. Tu t’occupes des divorces, de la garde des enfants, des pensions alimentaires, c’est bien, c’est l’époque qui veut ça, il n’y a pas de bons ou de méchants, il faut bien un arbitre pour régler ces histoires-là. Mais je te parle d’un crime. A quoi sert un avocat dans ce cas? Il y a une enquête, il y a des indices, des preuves, un dossier, on mesure de quel côté penche la vérité, et en fonction des faits, on punit ou non. A quoi sert un avocat sinon à faire pencher les preuves objectives du mauvais côté? Pourquoi les coupables auraient-ils besoin d’avocats?
— Et les innocents?
Cassanu, cette fois, laissa s’envoler un grand rire gras.
— Les innocents? Je connais la justice de ce pays, ma chérie. Un innocent est un coupable qui a un bon avocat.
Clotilde serrait les poings et laissa ses pensées bouillir sous son crâne. Tu as de la chance, Papé, tu as de la chance que je veuille savoir jusqu’où tu as poussé la folie, parce que j’en aurais des choses à dire sur ta conception de la justice, et je te parlerais aussi de ton petit-fils, qui croupit en ce moment même en prison, et pour qui tu seras le premier à payer le plus réputé des avocats, si tu n’as pas confiance en moi.
— Vas-y, Papé, raconte-moi ce procès équitable.
Cassanu fixa l’arbre devant eux et s’arrêta. Clotilde se souvenait de la vieille légende. C’est ici que le condottiere Sampiero Corso aurait fait pendre les membres de sa belle-famille qui l’avaient trahi et vendu aux Génois; avec sa femme Vanina, il avait été plus clément et s’était contenté de l’étrangler de ses propres mains.
— J’ai réuni des amis, des gens de la région, pour constituer le jury d’Arcanu, des gens fiables, des gens qui ont le sens de l’honneur, du clan, de la famille. Une dizaine au total.
— Basile Spinello en faisait partie?
— Oui…
— Qui d’autre? Les cousins? Les témoins de l’apparition de Salomé le soir de la Sainte-Rose?
Cassanu ne répondit pas. Pas à cette question-là du moins.
— Je sais ce que tu penses, Clotilde. Tu es persuadée que ta mère était condamnée d’avance. Mais tu te trompes. Je souhaitais un véritable procès. Je souhaitais qu’on mette sous le nez des jurés des preuves, qu’ils décident en toute connaissance de cause. Qu’ils se prononcent en fonction des faits, uniquement des faits. C’était le procès du meurtre de mon fils, de mon petit-fils. Je ne cherchais pas un coupable, Clotilde. Je cherchais leur assassin.
— Et tu as trouvé Palma? Ma mère? S’allongeant sous notre voiture pour dévisser un écrou qui devait être serré à bloc? Tu as trouvé dix jurés pour croire ça?
— Ta mère était architecte, Clotilde, un métier d’homme, elle s’y connaissait en mécanique, et surtout, j’ai creusé toutes les autres pistes. Les Casasoprana, les Pinelli et les autres clans m’ont assuré qu’ils n’y étaient pour rien, sur leur honneur, et je les ai crus. En Corse, on ne règle pas les querelles de famille en sabotant une voiture et en tuant des enfants, on abat son ennemi à bout portant. Réfléchis bien, ma petite fille, il n’y a qu’une certitude dans le dossier: quelqu’un a saboté la direction de la voiture de ton père. Quelqu’un qui savait que la Fuego pouvait rater n’importe quel virage. Alors, puisqu’il s’agit d’un crime prémédité, tout se résume à deux questions: qui possédait un mobile pour tuer ton père et qui pouvait savoir qu’il monterait dans la voiture? La réponse est simple, ma chérie, évidente, même si elle ne te fait pas plaisir. Une seule personne. Ta mère! Ta mère qui a refusé de s’asseoir dans la Fuego ce soir-là. Ta mère qui a poussé sa rivale à s’y installer, à côté de l’homme qui ne l’aimait plus, l’homme qui allait la quitter, l’homme qui allait lui prendre ses enfants, car jamais il ne serait resté en Corse avec Salomé et Orsu sans Nicolas et toi. L’homme qui, s’il demandait le divorce, lui faisait tout perdre, y compris la fortune des Idrissi dont il hériterait un jour. Alors que s’il disparaissait, dans un accident, alors qu’ils étaient encore mariés…
Cassanu, tout en continuant de parler, éleva son regard jusqu’aux plus hautes branches de l’arbre aux pendus de Sampiero Corso.
— Ce soir-là, ta mère a ordonné à ton père de ne pas vous faire monter dans la voiture. Ni toi ni Nicolas. Elle a insisté, deux fois, puis elle est partie.
Ils continuèrent de marcher, s’autorisant quelques secondes de silence pour franchir un bloc de rochers. Ils progressèrent sous le soleil pendant une trentaine de mètres, avant de rejoindre à nouveau l’ombre du maquis. Cassanu reprenait son souffle tout en posant avec précaution sa main sur les pierres plates et chaudes. Et s’il avait raison? pensa Clotilde. Cassanu avait martelé ses arguments avec une telle sincérité. Et si les avocats ne servaient qu’à démolir avec mauvaise foi des démonstrations imparables? A faire passer les évidences pour des coïncidences? A ébranler les convictions par l’émotion? Elle plus encore que n’importe quel autre avocat.
— Je n’ai jamais eu aucun doute, continua Cassanu comme s’il lisait dans ses pensées. Ta mère fut la seule à décider de qui devait monter ou non dans la voiture ce soir-là. Ta mère possédait un mobile, plusieurs même, l’amour, l’argent, ses enfants. Ta mère allait rejoindre son amant ce soir-là. Ta mère s’est accusée elle-même, en vous protégeant, mais elle n’avait pas d’autre choix.
Il se retourna et, pour la première fois, prit la main de sa petite-fille. Celle de Cassanu était ridée et légère, comme vidée de ses chairs et de son sang. Une écorce de chêne-liège.
— Je t’assure, Clotilde. J’ai cherché. J’ai cherché d’autres coupables possibles, d’autres explications, mais aucune n’était crédible.
Enfin, Clotilde s’exprima.
— La culpabilité de ma mère n’est pas davantage une piste crédible.
Cassanu soupira. Ils parvenaient devant un champ défriché où broutaient quelques chèvres en liberté.
— Et voilà, Clotilde! Voilà pourquoi je ne voulais pas d’avocat. Voilà pourquoi je voulais une véritable justice. Celle de ce pays aurait raisonné comme toi. Aucune preuve, donc aucun coupable, aucune condamnation. La justice de ce pays aurait bouclé l’affaire ainsi, sur un crime impuni. L’assassin de mon fils et de mon petit-fils aurait continué à vivre, tranquillement, impunément. Comment aurais-je pu accepter ça? Le jury d’Arcanu devait condamner celui contre qui le plus de preuves s’accumulaient. Et le jury d’Arcanu n’a pas hésité. Il a voté à l’unanimité. Ta mère était coupable, personne n’en a jamais douté.
Mon Dieu… Clotilde sentait son corps trembler de froid. Son sang charriait des glaçons, que le soleil à son zénith, entre les maigres branches de bruyère et d’arbousier, faisait fondre, brûlant sa peau, glaçant ses veines. Devant eux, la prairie s’ouvrait. Cassanu s’assit un moment sur un cairn de granit. Clotilde se souvenait, elle venait souvent ici petite, dans la plaine de Paoli; on racontait que l’indépendantiste avait fait enterrer ici un trésor de pièces d’or, celles qu’il avait fait frapper à Corte, un peu avant la Révolution, alors que la Corse n’était plus italienne et pas encore française. Un trésor qui servirait quand l’île deviendrait vraiment indépendante.
Personne n’avait retrouvé le moindre coffre, la moindre pièce.
Une légende, une rumeur, mais des preuves, jamais!
— Le jury d’Arcanu, continua Papé, a reconnu la culpabilité de ta mère. En d’autres temps, ceux décrits par Mérimée, du temps de Colomba ou de Mateo Falcone, on aurait exécuté Palma. (Sa main de liège, telle une éponge qui sèche, se raidit dans celle de Clotilde.) Il y a vingt-sept ans, je l’aurais condamnée à mort, sans aucune hésitation, mais d’autres s’y sont opposés. Lisabetta la première, Basile également. Palma restait malgré tout un membre de notre famille, une Idrissi, la mère de notre petite-fille. Et puis, c’était l’argument de Lisabetta, ta mère n’avait pas avoué. Et si, un jour, on apprenait une autre vérité? Basile a avancé un autre argument pour la sauver, il prétendait qu’on ne pouvait pas être moins civilisés que la justice des Français, qui ne condamnait plus à mort, même les pires criminels. Alors la sentence a été appliquée: la prison à perpétuité. Ça ne manquait pas de coins, au-dessus d’Arcanu, dans le maquis, pour y enfermer quelqu’un toute une vie. D’ailleurs, ta mère n’a pas protesté. Même si elle n’a jamais avoué, elle ne s’est jamais défendue. Elle n’a jamais cherché à se sauver.
Jusqu’à aujourd’hui, pensa Clotilde. Lors de ce simulacre de procès, sa mère venait de perdre son mari, son fils, dans une voiture où elle aurait dû se trouver. Seule, traumatisée, accusée, acculée, rongée de culpabilité, quelles forces lui restait-il pour se défendre?
Elle avait tout perdu ce soir-là.
Tout perdu sauf sa fille.
Clotilde allait parler, mais Cassanu fit glisser sa main pour la poser sur son épaule.
— Je ne suis pas un monstre, Clotilde. Ta mère n’a perdu que la liberté. C’est tout ce qu’elle a eu à payer, le même prix que n’importe quel voleur, n’importe quel violeur ou assassin. Mais pour le reste, elle n’a pas été mal traitée. Au contraire, elle l’a été bien mieux que tous ces détenus qui s’entassent à la prison de Borgo. Je peux t’affirmer que les repas préparés pour elle par Lisabetta étaient meilleurs que ceux de la cantine d’un centre de détention. Que son geôlier, Orsu, était plus respectueux que les matons de la prison. Que son chien, Pacha, était plus affectueux que les bergers allemands dressés pour tuer. Nous ne sommes pas des monstres, Clotilde, nous ne voulions que rendre la justice.
Clotilde se recula d’un pas.
— Et maintenant? Maintenant qu’elle s’est enfuie? Qu’est-ce que tu vas gagner? Elle va courir chez les flics vous dénoncer.
Cassanu sourit en secouant la tête.
— Si elle l’avait fait, la police serait déjà là. Non, ma chérie, ta mère n’a pas couru à la gendarmerie pour raconter son histoire invraisemblable. Séquestrée pendant des années dans une cabane de berger! Elle n’est pas allée nous dénoncer, et pourtant, c’est ce qu’aurait fait n’importe quel otage, tu es d’accord? Une preuve de plus, Clotilde, une preuve de plus de sa culpabilité. (Ses yeux zigzaguèrent, cherchant à capturer ceux de sa petite-fille.) On va la chercher, on va la retrouver. Tu pourras lui parler. Un Corse peut disparaître des années dans le maquis, mais pas une étrangère, pas une étrangère qui n’a pas mis un pied dehors depuis vingt-sept ans.
Un instant, en croisant leurs regards, Clotilde imagina qu’ils pensaient la même chose. Peut-être Palma était-elle tout simplement repartie comme ce 23 août 1989, là où elle n’était jamais arrivée, dans la même direction, vers la même maison, retrouver l’homme qui vivait là-bas.
Natale Angeli.
Après tout, il habitait toujours la Punta Rossa.
— Viens, fit Cassanu, on retourne à Arcanu.
Ils rebroussèrent chemin en silence, passèrent l’arbre aux pendus, le rocher des Fédérés, en respectant un recueillement calculé par Cassanu pour lui laisser le temps d’admettre l’inadmissible, de croire l’inimaginable. Les images défilaient dans la tête de Clotilde. Sa mère enfermée, l’amitié qui petit à petit grandit entre elle et Orsu, le garçon silencieux chargé de lui apporter à manger. Ce chiot qui naît et qu’elle propose de baptiser. Des morceaux de conversations qu’elle surprend sûrement, quelques paroles échangées avec Lisabetta peut-être, et après toutes ces années de vie dans sa chambre noire, seulement éclairée de Bételgeuse certains soirs, elle apprend que sa fille revient en Corse; elle se sert d’Orsu comme messager, lui confie quelques mots griffonnés, suffisants pour fournir à sa fille la preuve qu’elle est vivante, puis le charge de dresser une table de petit déjeuner identique à celle d’il y a vingt-sept ans, puis de la mener, à minuit, jusqu’à sa prison. Pour la revoir, simplement la revoir, pas pour la mettre en danger.
Quel danger?
Quel secret cachait sa mère?
Jamais elle n’aurait égorgé Pacha. Jamais elle ne se serait sauvée au moment de la retrouver. Jamais elle n’aurait touché à la barre de direction de cette voiture. Jamais elle n’aurait pu mettre en danger la vie de ses enfants, les tuer, même par accident, ce soir du 23 août. Une seule information comptait, au fond, parmi toutes celles, plus insensées les unes que les autres, qu’on lui avait jetées à la figure aujourd’hui.
Sa mère était vivante!
Campa sempre.
Maintenant, c’était à elle de jouer. C’était son métier.
Prouver son innocence.
Cassanu accélérait le pas, peut-être parce que le sentier descendait en pente douce jusqu’à Arcanu, peut-être parce qu’il avait libéré sa conscience, et qu’il ne pensait plus maintenant qu’aux quatre assiettes et au figatellu qui l’attendaient.
Pas si vite, Papé, pensa Clotilde. Pas si vite. Ta petite-fille risque fort de te couper l’appétit.
Elle posa une main sur celle de son grand-père, celle qui tenait la canne.
— Papé… Et s’il existait une autre piste? Un autre coupable possible?
Cassanu ne s’arrêta pas, força peut-être encore davantage l’allure.
— J’avais raison, se contenta-t-il de répondre. Mieux valait régler ça sans avocate.
Elle força l’ironie dans sa voix.
— A qui la faute? C’est à toi que je dois ma vocation! Souviens-toi, il y a vingt-sept ans, en haut du Capu di a Veta. Peut-être que tout était écrit, peut-être que tu m’as donné l’idée de devenir avocate uniquement pour que des années plus tard je te prouve que tu as commis la plus grande erreur de jugement de ta vie.
Ça ne fit même pas sourire Papé.
— On a suivi toutes les autres pistes, Clotilde, crois-moi.
— Même celle de Cervone Spinello?
Cette fois, le rythme des pas de Cassanu, entre sa canne et son pied droit, se désynchronisa.
— Cervone Spinello? Qu’est-ce qu’il vient faire dans cette histoire? Il avait quatorze ans à l’époque.
— Dix-sept ans…
— Dix-sept, si tu veux. Ce n’était qu’un gamin! Quel rapport avec le sabotage de la Fuego? C’est ça, la méthode des avocats du continent? Choisir un type mort depuis quelques heures et tout lui coller sur le dos?
Clotilde ne se laissa pas impressionner. Ils continuaient de marcher, on apercevait la cime du chêne d’Arcanu. Avec son grand-père, comme avec tous les autres hommes, il fallait bluffer.
— Cervone était au courant pour ma mère, n’est-ce pas, Papé? Pour son procès, pour sa condamnation à perpétuité? Cervone vous a fait chanter?
Cassanu leva les yeux au ciel.
— Ça n’a rien à voir avec le sabotage de la voiture, mais oui, des années plus tard, Cervone a entendu Basile, son père, en discuter avec un autre juré d’Arcanu. Depuis toujours, cette fouine de Cervone écoutait tout. Après la mort de son père, en 2003, quand il a hérité du camping, il ne m’a pas fait chanter, comme tu dis, on n’emploie pas ces mots-là ici, ce sont des mots à se retrouver criblé de balles à la terrasse d’un bar. Il m’a simplement fait comprendre qu’il était au courant. Nous n’avons même pas eu besoin d’en discuter, nous connaissions tous les deux les termes du pacte. S’il parlait, à un flic, à un journaliste, à n’importe qui, alors je risquais la prison, moi et toute ma famille, et cela revenait à laisser à l’abandon la propriété d’Arcanu. Cervone m’a simplement demandé de lui laisser bâtir quelques hectares, de rénover les Euproctes en agrandissant le restaurant, en construisant des sanitaires supplémentaires, des chalets finlandais, des bungalows, une paillote sur la plage de l’Oscelluccia, quelques terrains qui continuaient de m’appartenir, mais qu’il exploitait. Pour celui de la marina Roc e Mare, il l’avait acheté, mais demandait, disons, ma protection. Entre l’honneur de la famille et quelques hectares bétonnés, il savait pour quel choix j’opterais.
— Si ce n’est pas du chantage, ça porte quel nom?
— Une négociation. Cervone savait qu’il ne risquait rien de moi. Il était le fils de mon meilleur ami.
— Alors ce n’est pas toi qui l’as fait assassiner?
Cassanu roula des yeux étonnés. Ils avaient atteint la cour d’Arcanu, et le chêne projetait sur eux son ombre disproportionnée.
— Non. Pourquoi aurais-je commandité un tel meurtre? Cervone Spinello était ambitieux, peu scrupuleux, avec le sens des affaires plus que de la terre, mais il aimait la Corse, à sa façon. D’une autre façon, d’une autre génération. Peut-être même que pour le béton, c’est lui qui avait raison.
Clotilde ne releva pas. Son Papé était comme les autres, au fond. Un homme qui avait laissé filer en chemin ses illusions… Parce que le monde tournait trop vite, une gigantesque machine à essorer les utopies. Elle hésita, puis renonça, dans l’immédiat, à donner davantage de détails sur sa version: Cervone Spinello qui dévisse l’écrou de la rotule de direction de la Fuego parce qu’il est persuadé que ce soir-là, Paul et Palma Idrissi ne la prendront pas, qu’ils monteront comme prévu par le sentier dormir à la Casa di Stella. Parce que celui qui doit conduire la voiture ce soir-là, même si aucun adulte n’est au courant, c’est Nicolas. Nicolas accompagné de Maria-Chjara. C’est eux dont l’assassin voulait se débarrasser. Par envie, par jalousie, par dépit. Cette hypothèse, ni Cassanu, ni aucune personne de plus de dix-huit ans n’aurait pu l’échafauder. Les secrets d’un groupe d’ados sont plus difficiles encore à percer que ceux d’un village corse frappé d’omerta.
Ils traversèrent lentement la cour de la bergerie, contournant les parterres d’orchidées plantés par Lisabetta. Contrairement à ce que Clotilde avait cru, Cassanu ne se précipita pas vers la cuisine, mais s’assit sur le banc, celui sur lequel elle s’était endormie avant l’accident, il y a vingt-sept ans.
Non, continuait-elle de raisonner, personne n’aurait pu deviner ce qui s’était joué dans ce groupe d’adolescents, cet été-là. Personne, aucun témoin, aucun adulte.
A moins que…
Clotilde regardait Cassanu respirer lentement sur le banc. Papé ressemblait à un chat. Un gros chat endormi, qu’on croit fatigué, amorphe, incapable du moindre effort, et qui pourtant réagit et bondit au moindre signe de danger. Rapide, précis, sans pitié.
Lisabetta était sortie de la bergerie et s’approchait, inquiète. Speranza demeurait sur le seuil, vigilante.
— Ça va, Cassanu?
Le vieux Corse ne répondit pas, il fermait doucement les yeux, laissant le soleil le pousser au sommeil, mais oui, confirma-t-il d’un signe de tête, ça allait. Une canne, un chapeau, sa bergerie, son chêne, sa tribu.
A moins que…
Les pensées de Clotilde s’affolaient.
Elle se tenait là, à la place de Cassanu, quelques minutes avant l’accident. Elle s’était endormie, elle écoutait la Mano Negra, elle avait griffonné quelques derniers mots, avant que son père ne la force à monter dans la Fuego…
A moins que…
Aucun adulte n’aurait pu deviner les drames qui se jouaient parmi les adolescents, cet été 89.
A moins que l’un d’eux n’ait lu son journal!
Mamy Lisabetta s’avança, passa une main sur son épaule, rassurée par l’état de santé de son mari. Elle se pencha vers l’oreille de sa petite-fille, comme si elle avait un secret à lui confier. Comme si elle avait lu dans ses pensées.
— Le soir de l’accident, ma chérie, sur ce banc, tu avais oublié ton cahier. Eh bien…
Elle n’eut pas le temps de continuer, le téléphone de Clotilde vibra dans sa poche.
Franck!
Enfin.
Clotilde s’éloigna d’un mètre.
— Franck. Tu es rentré?
La voix de son mari était hachée, haletante. On aurait pu croire qu’il avait couru ou que le vent soufflait autour de lui. Ils ne s’étaient pas parlé depuis deux jours mais il ne s’embarrassa d’aucun bonjour.
— Valou est avec toi?
— Non, pourquoi?
— Je suis aux Euproctes, à l’accueil, avec Anika. Tu as laissé un message, tu as demandé à Valentine de monter à Arcanu, en urgence.
Le sol se déroba sous ses pieds. Clotilde se retint au banc pour retrouver son équilibre.
— Ce n’est pas moi, Franck! Je n’ai jamais rien envoyé.
— Ton grand-père alors? N’importe qui à Arcanu.
— Je ne sais pas, c’est étrange. Attends, je vais demander.
Clotilde se planta devant Lisabetta, mais avant même qu’elle puisse l’interroger, sa grand-mère parvint à terminer sa phrase.
— Le soir de l’accident, ton cahier. C’est moi qui l’ai ramassé.
Le 23 août 2016
La Fuego progressait doucement sur le chemin étroit et caillouteux, fouettée par les épines de pin. Presque chaque mètre, une branche pendante griffait la carrosserie, laissant de longues écorchures de fer parfumées de résine. Les frères Castani n’auraient pas apprécié la façon dont il traitait la pièce de collection qu’il venait d’acheter.
Plus vraisemblablement, ils s’en foutaient.
Lui aussi.
19 h 48
Dans quelques heures, pour ce qu’il en resterait, de la carrosserie…
Dans une heure et quatorze minutes, très exactement.
Même voiture.
Même instant, à la minute près.
Même lieu.
Mêmes passagers.
Mêmes cadavres, quand les policiers les retrouveraient. Défigurés.
Puisqu’il fallait en terminer, autant que ce soit avec panache. Autant conclure ce drame comme il avait commencé, histoire de prendre une revanche sur le destin, de le narguer, de boucler la boucle, de refermer le coffre à double tour et de le plonger tout au fond de la Méditerranée.
Il s’assura en vérifiant dans le rétroviseur qu’on ne pouvait pas apercevoir la voiture, ni de la route D81, ni du sentier de randonnée qui passait quelques mètres plus haut; le chemin n’était utilisé que par des engins de chantier d’une carrière de lauzes, aujourd’hui fermée. Aucun touriste ne viendrait s’aventurer ici. Encore moins quelqu’un du coin. Il avait eu le temps de repérer les lieux. Il avait eu vingt-sept ans pour ça.
20 h 03
Il allait attendre ici l’heure H, tranquillement, calmement, sereinement. Et si les filles s’ennuyaient, il avait prévu de la lecture.
Pour Valentine surtout.
Il choisit l’ombre d’un grand pin laricio, coupa le contact, serra le frein à main, puis pivota vers sa droite.
— Avant-dernière étape, madame Idrissi. J’espère que vous allez apprécier. J’ai tout organisé, vraiment tout, pour que vous ne soyez pas déçue.
Bien entendu, Palma Idrissi ne lui répondit pas. Il se pencha vers la passagère assise à côté de lui sur le fauteuil.
— Excusez-moi, Palma.
Il détacha sa ceinture, ouvrit la boîte à gants, en sortit un sac plastique et se retourna. Valentine, à l’arrière de la voiture, mains ligotées, corps sanglé, bouche bâillonnée avec un sparadrap hydrophile couleur chair qui lui faisait un visage sans lèvres, roulait des yeux furieux qui peinaient à dissimuler une panique intense.
— Je n’ai pas eu le temps de faire de paquet-cadeau, mais vous pouvez l’ouvrir, Valentine.
Maladroitement, de ses mains liées, l’adolescente extirpa du plastique un cahier bleu délavé aux pages jaunies et gondolées.
— Honneur à la benjamine? Vous êtes d’accord, Palma? D’ailleurs, le contenu de ce journal, vous le connaissez déjà, n’est-ce pas?
Palma Idrissi ne répondit pas davantage.
— Tu peux bouger les poignets, Valentine. Les yeux aussi. Alors je suis certain que tu vas adorer ce livre. On rêve tous de ça, non? Entrer dans les pensées de sa mère.
Ta mère quand elle avait ton âge, ajouta-t-il dans sa tête.
Valentine hésitait, ses doigts se crispaient sur le cahier fermé, mais il était certain que dès qu’elle baisserait les yeux, dès qu’elle reconnaîtrait l’écriture de sa mère sur la couverture, alors, elle ne résisterait pas à l’envie de l’ouvrir. Dès les premières lignes qu’elle lirait, elle saurait que ce cahier était bien celui de Clotilde, même s’il avait été écrit des années avant qu’elle naisse.
Après tout, elle aussi avait le droit de savoir.
De savoir qui était sa mère. De savoir qui était sa grand-mère.
Avant de plonger.
Avant de couler.
Comme tout le reste, comme cette voiture, comme ce cahier.
Comme ses trois passagers.
Le 23 août 2016, 20 heures
— Franck? Franck! Tu es toujours là?
Clotilde haussa le ton. Le son semblait lointain, comme si son mari voguait toujours au large sur un voilier, répondait au téléphone tout en remontant d’une séance de plongée, à moins que ce soit ici, à Arcanu, au milieu du maquis, que le réseau ne passe que par intermittence.
— Franck! Personne n’a envoyé de message à Valou. Ni moi, ni Papé, ni Mamy. Personne ne lui a demandé de monter à Arcanu!
— Nom de Dieu!
— Qu’est-ce que ça veut dire, Franck? Valou n’était pas avec toi?
— J’étais… j’étais parti prendre une douche, quinze minutes à peine. L’assassinat du directeur du camping avait chamboulé Valentine. Elle voulait parler à Anika, lui dire qu’elle aimait bien Spinello, lui présenter ses condoléances, tu vois… Elle était assez mal à l’aise. Quand je suis sorti, elle avait disparu. Anika m’a parlé de ce message. Je t’ai appelée.
Le banc, le chêne, la cour et toute la bergerie tournaient. L’île dérivait. Toute la montagne semblait glisser dans la Méditerranée.
— C’était il y a combien de temps? Elle est peut-être en route? Quelque part sur le sentier? A traîner?
La voix de son mari descendit encore. Dans le souffle continu qui perturbait la conversation, elle ne l’entendait presque plus. Elle dut coller le combiné à son oreille.
— Elle n’est pas sur le sentier, Clotilde.
— Qu’est-ce que tu en sais?
— Je sais où est Valou.
J’ai bien entendu, là? Il se fout de ma gueule?
Clotilde hurla. Par le tam-tam de l’écho des montagnes, peut-être que ses mots parviendraient plus vite jusqu’à son mari qu’à travers les deux téléphones connectés.
— Quoi? Qu’est-ce que tu racontes, bordel?
Lisabetta se tenait debout à côté, suspendue à la moitié de conversation. Cassanu, toujours assoupi, n’avait rien entendu du cri poussé par sa petite-fille. Speranza était rentrée dans la bergerie.
— Valou se trouve à dix kilomètres d’ici! Quelque part dans la forêt de Bocca Serria, au-dessus de Galéria.
Un instant, Clotilde crut que son mari avait enlevé Valentine. Qu’il la retenait prisonnière au milieu du maquis, comme jadis sa mère. Qu’il la menaçait, qu’elle ne reverrait jamais sa fille. Elle laissa exploser sa colère, les montagnes tremblèrent une nouvelle fois.
— Merde, explique-toi!
A l’autre bout du téléphone, elle sentait que Franck bafouillait, comme s’il hésitait à lui avouer un secret douloureux. Qu’un dilemme le tiraillait sans qu’il parvienne à le trancher. Devant elle, Lisabetta la regardait, inquiète. Elle avait vaguement compris que Valentine avait disparu.
— Qu’est-ce qu’elle fout là-bas? répéta Clotilde. Comment sais-tu qu’elle est dans cette forêt?
Le vent souffla, dans le vide, avant qu’il ne porte quelques murmures jusqu’à son oreille.
— J’ai… j’ai placé un mouchard dans son téléphone… Un Spytic… Un logiciel espion qui permet de la suivre, de localiser en permanence ses coordonnées géographiques. (Le timbre de sa voix baissa encore, comme celle d’un gosse pris en faute. Seuls des lambeaux de mots lui parvenaient.) Au cas où… où il lui arriverait quelque chose… Je suis… Tu me connais… Je suis toujours inquiet… pour Valou… Je ne t’en ai pas parlé, tu n’aurais pas été d’accord… Mais c’est ce qui s’est passé, Clo… Il lui est arrivé quelque chose.
Comme un soleil qui surgit sans prévenir de derrière un nuage, tout s’éclaira dans la tête de Clotilde. Une révélation. Elle ressentit d’abord une violente décharge de haine, mais presque immédiatement balayée par un immense soulagement.
— Ton Spytic… tu en as installé un dans le mien aussi?
— …
— Je m’en fous, Franck, on n’a pas de temps à perdre avec ça. Je veux juste savoir: tu as aussi collé un mouchard dans mon portable, c’est comme cela que tu m’as retrouvée, il y a trois nuits, dans le maquis?
— Oui…
Elle ferma les yeux et serra les dents, pour éviter qu’un flux d’injures acides ne jaillisse dans sa gorge.
— Appelle les flics, Franck! Appelle les flics et file-leur les coordonnées de ton putain de logiciel espion! Qu’ils bouclent le quartier, qu’ils bouclent la forêt de Bocca Serria. Qu’au moins ta saloperie serve à ça. J’arrive, je redescends aux Euproctes. Tu es où?
Mais son mari avait déjà raccroché.
Lisabetta se tenait toujours devant elle. Sans rien dire. Sans rien demander. Attendant seulement qu’on ait besoin d’elle, tel un objet bien rangé, utile, à sa place, qu’on sait où trouver. Solide, à peine usée, seulement un peu voûtée.
En contraste avec le calme de sa grand-mère, Clotilde paniquait. Ses mains s’affolaient, elle hésitait entre courir vers la Passat et prendre quelques secondes pour faire le point. Tout allait trop vite, tout se bousculait. Elle n’avait pas le temps de mettre en ordre toutes les informations qu’on lui livrait, sa mère, sa fille, disparues, mais vivantes; du moins elle l’espérait. Elle devait recueillir le maximum d’indices, des faits, des faits, des faits, peut-être que tout s’organiserait d’un coup, au bon moment.
Cassanu s’était doucement réveillé, relevait son chapeau et se laissait éblouir par le soleil rasant, sans comprendre l’agitation autour de lui.
Clotilde plaça ses mains en étau sur celles de sa grand-mère.
— Mamy, ce cahier, mon journal intime, puisque c’est toi qui l’as ramassé, qui l’a gardé? Il faut me dire, Mamy, c’est important. A qui d’autre l’as-tu montré? Qui d’autre l’a lu?
Ses mains voulaient s’échapper, comme deux papillons prisonniers.
— Je… je ne sais pas, ma chérie.
— Tu ne l’as montré à personne?
— Non.
— Donc… tu… tu es la seule à l’avoir lu?
Des larmes perlaient au coin des yeux noirs de la vieille femme. Son rimmel coulait, la rendant tragiquement belle. Pour la première fois, ils exprimèrent une colère.
— Mais pour qui me prends-tu, ma petite fille? Je l’ai ramassé, ton journal, bien entendu. Mais je ne l’ai pas ouvert! Il était à toi. Rien qu’à toi. Je l’ai rapporté aux Euproctes, dans votre bungalow, avec le reste de tes affaires qui étaient restées à Arcanu, quelques habits, des livres, un sac. Tu étais à l’hôpital. Impossible de t’apporter tout ça là-bas.
— Quand je suis ressortie de la clinique, Mamy, on m’a emmenée directement sur le continent. Je ne suis jamais repassée au camping.
— Je sais, ma chérie, je sais… Basile Spinello devait rassembler toutes tes affaires restées au bungalow.
Maintenant, c’étaient les mains de Clotilde qui tremblaient, celles de Lisabetta s’étaient calmées, apprivoisées.
— C’est ce qu’il a fait, Mamy. (Elle marqua un silence.) Basile m’a tout rapporté. Sauf le cahier.
Le 23 août 2016
D’un coup de talon, il écrasa le téléphone portable contre un long caillou plat. Même s’il ne connaissait rien à toute cette technologie, il avait vu suffisamment de séries policières pour se douter qu’un téléphone portable, même éteint, suffisait à les localiser. Avec plus ou moins de précision. Et cela devait prendre un certain temps.
Il ne s’était pas précipité. Pendant que Valentine lisait le journal de sa mère, mains nouées, bouche cousue, yeux mouillés, il avait longuement détaillé le contenu du téléphone portable de l’adolescente.
Quelle déception! Il n’avait rien appris.
Il avait ouvert le journal des messages envoyés et réceptionnés, lu les textos échangés, affiché les photos archivées, écouté quelques extraits de musiques téléchargées. Il s’était immergé quelques minutes dans l’univers de cette fille de quinze ans, sans rien y trouver. Pas un mot de trop balancé contre ses parents. Pas un centimètre de peau de trop dévoilé sur les photos. Pas une bouteille en arrière-plan, pas de petit copain à exciter, pas de copine à faire enrager.
Une jeune fille sage.
Bien dans sa peau. Bien comme il faut.
Sans haine, sans problème, comme si la vie était juste un cadeau offert par un bienfaiteur anonyme, à déballer, à apprécier, sourire, dire merci, souffler les bougies sans mélancolie, croire que le père Noël sera toujours là, avec maman et papa, un bon Dieu ou un Bouddha. Une adolescence sans fissures, sans fêlures. Le contraste avec le cahier de sa mère, rédigé au même âge, était saisissant!
Une simple question de technologie? s’interrogea-t-il. Après tout, un portable sert à se connecter au monde, un journal intime à s’en protéger.
Une simple question de génération?
Il ramassa une pierre et l’écrasa sur ce qui restait du Samsung. Cette fois, il était certain que si on cherchait à le localiser avec cet appareil, le dernier signal envoyé serait celui de cette forêt.
Ne plus traîner, filer maintenant.
Il jeta un œil vers les portières verrouillées de la Fuego, observa par les vitres le visage des deux femmes, Palma et Valentine. Leur ressemblance était frappante. Grandes, fines, droites. Elles partageaient cette beauté classique, ce port de tête, ce regard fier, cette assurance princière que les années, les rides et les kilos n’altèrent pas. Elégantes, attirantes, rassurantes.
Sur ce plan également, le contraste avec Clotilde était saisissant! Clotilde Idrissi était jolie, elle aussi, mais son charme tenait presque aux qualités inverses. Petite. Energique. Anticonformiste.
Peut-être, s’amusa-t-il à imaginer alors qu’il jetait la pierre au loin, que le sorcier qui mélange les gènes à la naissance n’a qu’un seul stock par famille, alors il doit répartir au mieux les ingrédients, entre parents et enfants, entre frères et sœurs, le temps de faire mijoter à nouveau sa potion. Ainsi, la génétique, souvent, saute une génération.
Il marcha vers la Fuego tout en continuant de penser à la fille, la mère et la grand-mère. Clotilde n’avait jamais su communiquer avec sa mère, c’était inscrit dans son journal. Elle n’y parvenait pas davantage avec sa fille, il l’avait suffisamment observée pour l’affirmer.
Sacrée ironie…
Car la grand-mère et la petite-fille, elles, se seraient aimées, appréciées, comprises. Ça crevait les yeux!
Dommage…
Dommage que leur rencontre se résume à deux heures passées dans une Fuego rayée et cabossée, la bouche trop bâillonnée pour s’embrasser, les mains trop ligotées pour pouvoir se serrer l’une contre l’autre.
Il s’égarait. Il ne devait plus tarder à quitter ce lieu.
Il ouvrit la portière de la Fuego.
20 h 34
Parfait, il serait ponctuel au rendez-vous.
Il observa une dernière fois Valentine, assise à l’arrière. Elle continuait de tourner les pages du journal intime de sa mère, mais sans les lire. L’adolescente ne parvenait plus à distinguer les lignes, des larmes coulaient le long de ses yeux. Est-ce que ce cahier l’aiderait à enfin aimer sa mère? Ou plus encore, à la détester?
Peu importait.
Valentine n’aurait jamais l’occasion de lui avouer.
Il ouvrit la portière.
Personne ne bougea.
— Il est l’heure, madame Idrissi. Nous avons rendez-vous à la corniche de la Petra Coda.
Le 23 août 2016, 20 h 40
Clotilde se tenait debout devant la Passat, énervée, cherchant désespérément les clés de la voiture au fond de son sac. Tout se bousculait dans sa tête, elle ne savait même pas où aller lorsqu’elle aurait tourné le contact. Foncer à la gendarmerie? Aux Euproctes? Suivre la route en espérant y croiser Valentine? Sa mère? Elle ne parvenait pas à mettre en ordre toutes les pièces du puzzle, elle avait confusément l’intuition que le drame de l’été 89 s’était joué autant entre les adultes qu’entre les adolescents, deux cercles séparés; et que ce vieux cahier était le seul lien entre les deux.
Ecrit par une ado, elle, contenant tout ce qu’elle avait observé, noté, oublié depuis.
Lu par un adulte. Volé par un adulte qui avait découvert dans ces pages une vérité, sa vérité. Il avait trouvé une clé dans le bordel de ce journal. Dans celui de son sac, elle en était incapable! Elle pestait comme une idiote devant la portière fermée de sa voiture, à en pleurer. Quelle débile! Où était fourré ce fichu trousseau?
Le téléphone vibra.
Au moins, lui, elle savait où le trouver.
— Clotilde? C’est Anika! Quel malheur, quel malheur.
Anika renifla, articula quelques mots entre deux sanglots.
— Cervone, ce matin, abattu. Votre fille, maintenant, disparue.
Les pleurs la submergeaient. L’ex-véliplanchiste craquait; la patronne sur tous les fronts, qui tenait le camping des Euproctes de sa seule force, de sa seule foi dans le sens de l’accueil, perdait pied.
— Vous êtes aux Euproctes, avec Franck?
— Heu… non… Je suis seule, à l’entrée du camping.
— Où est Franck?
— Je ne sais pas.
— Parti chercher les flics?
— Je ne sais pas… peut-être qu’il leur parle, les flics sont… sont déjà là. Depuis ce matin… A cause de Cervone… (Les sanglots redoublèrent.) Je sais que vous ne l’aimiez pas, Clotilde, que vous ne l’avez jamais aimé… mais Cervone méritait mieux que…
— Vous m’appelez pour me parler de votre mari? coupa sèchement Clotilde.
Elle avait enfin retrouvé ses clés. Elle devait foncer. Ne pas laisser la ligne occupée.
Anika répondit sans animosité. Le sens de l’accueil, malgré tout, jusqu’au bout.
— Non, Clotilde. Non, je vous appelle car je me suis souvenue d’un détail.
Le cœur de Clotilde battait à se rompre, la clé de contact se bloqua dans la portière de la Passat.
— Tout à l’heure, le message à l’accueil, pour attirer Valentine à Arcanu, c’était un simple bout de papier, griffonné, signé de votre nom. J’aurais dû me méfier, vérifier… mais mon Dieu je suis si chamboulée…
— C’était quoi, ce détail, Anika?
— Un peu avant, ou un peu après qu’on a déposé ce mot, une voiture était garée devant le camping. Elle a ralenti, elle s’est arrêtée, elle a attendu quelques minutes. Sur le moment ça ne m’est pas revenu. Je viens seulement de faire le rapprochement.
Clotilde ouvrit la portière, enfonça la clé dans le contact, prête à démarrer dès qu’Anika aurait fini de parler.
— Cervone m’avait tout raconté, continuait la gérante du camping. Tant de fois… Mais c’était il y a si longtemps. Cela m’a juste intriguée, comme une association d’idées qui ne veut pas s’emboîter, puis j’ai découvert le message, puis Valou est arrivée, j’ai oublié.
— Qu’est-ce qu’elle avait cette voiture, Anika?
— C’était une Fuego. Rouge. Comme celle dont Cervone m’a parlé toutes ces années. Comme celle dans laquelle vos parents et votre frère ont perdu la vie.
Clotilde tourna le contact, le moteur de la Passat gronda, mais elle n’enclencha pas la marche arrière, n’appuya pas sur l’accélérateur. Point mort! Trois alertes clignotaient dans son cerveau, trois sirènes, hurlantes, formant un triangle de feu.
Une Fuego rouge d’abord.
Des coordonnées géographiques ensuite, celles du mouchard dans le portable de Valou, Franck avait parlé de la forêt de Bocca Serria, quelques kilomètres au-dessous de la Petra Coda.
Sa mère et sa fille, enfin.
Tout convergeait vers la même évidence: quelqu’un avait délibérément emprunté une voiture identique à celle de ses parents, y avait fait monter sa mère et sa fille, et se rendait à la corniche de la Petra Coda.
Clotilde ignorait qui, comment, pourquoi, mais elle était certaine que cela se passerait là-bas. Elle fixa avec angoisse l’heure sur la pendule du tableau de bord.
20 h 44
Quelqu’un, un fou, un malade, se dirigeait vers le ravin de la Petra Coda pour que tout se déroule exactement comme il y a vingt-sept ans. Un 23 août. Sans elle, mais avec une autre fille de quinze ans assise à l’arrière. Sa fille!
Elle repensa à la corniche, dix jours plus tôt. Les bouquets de serpolet. Franck et Valou qui s’en fichaient, les voitures qui les rasaient sur la route étroite. Elle en était maintenant persuadée, ce détraqué y serait à 21 h 02 précises. Pour balancer la Fuego par-dessus le parapet.
Reculer. Rouler à fond. Alerter tous ceux qu’elle pourrait joindre.
Il fallait qu’il y ait du monde là-bas. Avant qu’il y soit. Avant qu’elle y soit.
Dans dix-huit minutes exactement.
Elle avait à peine le temps.
Par réflexe, elle leva les yeux dans le rétroviseur. Et pila!
Cassanu attendait, debout derrière elle, blanc et ridé, la canne pointée, chapeau relevé, tel un Gandalf déboussolé. Elle eut l’impression qu’il avait tout entendu. Tout compris lui aussi. Elle le supplia presque.
— Pousse-toi, Papé…
— Je veux venir.
— Dégage. Tu as déjà fait assez de conneries.
Les pneus de la Passat firent voler des graviers. Cassanu eut à peine le temps de s’écarter pour ne pas se faire renverser par la voiture qui reculait. La seconde suivante, le véhicule disparaissait dans un nuage de terre sèche. Elle se contenta d’un dernier regard dans le miroir. Cassanu se tenait toujours debout, comme enraciné, comme s’il n’allait plus jamais bouger, comme si tout ce qu’il espérait désormais, c’est être rendu à la nature, devenir un arbre, un caillou; n’être plus qu’un objet inoffensif, comme sa femme Lisabetta l’avait toujours été.
La route jusqu’à la Revellata, puis quelques kilomètres plus loin, la corniche de la Petra Coda, se résumait à une interminable succession de lacets. Clotilde pesta contre le détour de plusieurs kilomètres qu’il fallait suivre par la route bitumée pour sortir d’Arcanu et rejoindre la départementale des Euproctes, alors qu’à vol d’oiseau, par le sentier, la distance n’était que de quelques centaines de mètres.
20 h 46
Elle accéléra sur la très courte portion de ligne droite et pila trop à l’entrée du virage.
— Merde! cria-t-elle, les yeux embués de larmes. Calme-toi, calme-toi. Tu iras plus vite si tu restes calme.
Sauf que sa tête menaçait d’imploser. Qui pouvait être ce fou? Peu importait, elle devait arriver à la Petra Coda avant lui, avant eux. Et elle n’y arriverait pas seule. Sans ralentir, elle tint le volant de sa main droite et, de la gauche, sortit son téléphone. Ses yeux basculaient successivement de la route qui serpentait au numéro qu’elle tentait de composer. Pourquoi, nom de Dieu, n’avait-elle pas osé enregistrer son numéro, même sous un faux prénom? Pourquoi s’était-elle contentée de le mémoriser!
06
Un virage, elle vira.
25
Passer en seconde, réaccélérer.
96
Personne en face, personne en dessous, trois lacets plus bas, se déporter sur la gauche, bouffer la ligne blanche, gagner quelques secondes.
59
Accélérer encore.
13
Laisser sonner.
Réponds, bordel, réponds!
Freiner, perdre du temps, repasser en première.
— Merde, merde, merde. Réponds!
Accélérer à nouveau.
Hurler un message.
Natale! Natale, écoute-moi. Ils ont enlevé ma fille. Je ne sais pas qui. Je ne sais pas pourquoi. Ils ont enlevé Palma aussi. Je sais juste qu’ils se rendent à la corniche de la Petra Coda. Dans une Fuego rouge. Pour les tuer, Natale. Pour plonger dans la Méditerranée. Tu es tout près, Natale. Tu es tout près, tu peux arriver le premier.
Profitant de la dernière ligne droite avant de rejoindre la départementale, elle raccrocha et, un instant, se déconcentra.
Elle écrasa le frein au dernier moment.
— Meeeerde!
Cassanu Idrissi était planté au milieu de la route! Ce vieux fou avait coupé par le sentier. Il tremblait, voûté, appuyé sur sa canne, tel un marathonien qui a puisé dans les forces qui lui restent. Elle prit sa décision en un éclair: elle mettrait plus de temps à éviter de rouler sur le vieillard planté au milieu de la route qu’à le laisser monter.
Elle se pencha, ouvrit la portière.
— Bordel! Tu crois que tu n’en as pas assez fait? Allez, monte!
20 h 50
Elle avait perdu une trentaine de secondes. Cassanu s’assit mais ne répondit pas. Il reprenait son souffle, haletait, toussait, comme si son cœur allait exploser. Manquerait plus qu’il claque sur le fauteuil passager! Papé avait dû courir dès que la Passat avait disparu, cavaler, sans écouter les cris de Lisabetta, dévaler le sentier dont il connaissait chaque secret, chaque pierre, chaque glissade.
Les lacets de la route continuaient de défiler. Petit à petit, le vieux Corse reprenait une respiration normale, à l’inverse du moteur de la voiture, qui semblait chauffer. Une odeur de caramel brûlé se répandait par les fenêtres ouvertes.
Les freins? Les pneus? La boîte de vitesse?
Peu importait, la voiture tiendrait bien huit kilomètres.
— Clotilde, je crois que ta mère ne s’est pas sauvée.
Un peu tard, Papé, pour les regrets…
Elle braqua sèchement à gauche alors que la Passat se rapprochait du bord, déportée par la vitesse et frôlant sur plusieurs mètres le parapet de pierre qui les séparait du précipice.
— Je crois… je crois qu’elle a été enlevée.
Le téléphone sonna. Les pneus crissèrent.
Natale?
Franck?
Clotilde décrocha alors que la voiture fonçait droit vers le vide.
— Virage à droite, fit doucement Cassanu. Deux cents mètres, cent vingt degrés.
Elle tourna in extremis. Finalement, le vieux lui serait peut-être utile. Il connaissait par cœur chaque mètre de cette route, il pourrait lui servir de copilote, avec plus d’efficacité que le plus expérimenté des rallymens du Tour de Corse.
— Clotilde? C’est Maria-Chjara!
De surprise, la conductrice faillit envoyer la Passat se crasher dans le mur de pierre face à elle. Elle évita de justesse un petit oratoire fleuri, une Vierge, une croix et trois fleurs en plastique; souvenir d’une autre voiture, d’une autre vie qui un jour, une nuit, s’était éteinte ici?
— Virage à gauche, cent cinquante mètres, épingle à cheveux.
— Maria?
— J’ai repensé à notre conversation. Les mensonges de Cervone Spinello. Cette histoire de direction sabotée.
— Oui?
— Virage à droite, serré, cent mètres, cent soixante degrés.
— En réalité, Cervone n’a pas vraiment inventé son histoire.
Des éclairs zébraient le cerveau de Clotilde. Maria-Chjara revenait sur sa déposition. Cervone, le coupable idéal, se retrouvait assassiné d’abord, innocenté ensuite. Des éclairs suivis d’un coup de tonnerre. Cervone innocenté, c’est son frère Nicolas qui redevenait le coupable idéal?
— Vous m’aviez affirmé que…
— J’y ai repensé depuis. J’ai cherché à me souvenir de chaque minute du 23 août 1989, de chaque mot, chaque geste…
— Légère chicane à gauche, cent cinquante mètres. Quatre-vingts degrés.
— Chaque geste, Maria? Si longtemps après?
— Ecoutez-moi, Clotilde, écoutez-moi. Toutes ces années, j’étais persuadée que la mort de Nicolas, de vos parents, était un accident. Mais s’il faut chercher un meurtrier, si quelqu’un a saboté la voiture que l’on devait emprunter ce soir-là, votre frère et moi, si quelqu’un voulait nous tuer tous les deux, cela ne peut pas être Cervone. Ce n’est pas lui qui crevait de jalousie.
— Chicane à gauche! hurla Cassanu.
Clotilde braqua au dernier moment sans lâcher le téléphone, mordant sur le bord de la route, projetant des graviers et ratissant sur trois mètres, dans une pluie d’ombrelles jaunes, le rideau continu de férules poussant au creux du talus. La sueur perlait sur son front.
— Je n’ai aucun doute, continuait Maria-Chjara. Je me souviendrai toute ma vie de ses yeux posés sur moi et Nicolas le jour de l’accident, plage de l’Oscelluccia, le soir, après minuit, quand tout le monde était parti sauf lui. Puis ce même regard le lendemain du drame, posé seulement sur moi. Aujourd’hui j’ai compris. C’est… c’est parce qu’il voulait nous tuer… Parce qu’il venait de tuer Nicolas.
— Ligne droite, quatre cent cinquante mètres, vas-y… Tu peux foncer.
— Qui, Maria? Qui a posé ainsi les yeux sur toi?
Clotilde entendit un rire au téléphone. Un rire de cinéma mal interprété. Maria-Chjara évacuait elle aussi toutes les années passées à porter une culpabilité qui ne disait pas son nom. Elle avait rendu un type jaloux, jaloux au point d’en faire un assassin.
— Tu pourrais t’en souvenir, toi aussi, Clotilde, tu te souviens forcément de lui. De ses yeux. Même si, le plus souvent, tu n’en voyais qu’un seul des deux.
Le 23 août 2016
20 h 52
Les lacets défilaient presque au ralenti. La Fuego respectait scrupuleusement les limitations de vitesse, son conducteur n’éprouvait ni le besoin d’accélérer, ni celui de ralentir, il avait programmé le GPS et il savait que s’il ne commettait aucun excès, s’il suivait à la lettre les indications de la voix de robot qui le guidait, alors à très exactement 21 h 02 la Fuego atteindrait le premier virage de la corniche de la Petra Coda.
Dans neuf minutes, tout serait fini.
Un peu plus tôt que prévu pour lui.
Son médecin parlait plutôt de neuf mois.
La Passat se rapprochait de la départementale 81. La route serpentait moins, s’éloignait un peu du littoral, Clotilde parvint à accrocher une cinquième vitesse, à frôler les cent kilomètres/heure, le temps de quelques centaines de mètres, avant de rétrograder.
Elle avait coincé le téléphone portable entre ses cuisses.
— C’est Hermann! cria Clotilde dans l’habitacle. Cet enfoiré de cyclope!
Cassanu se tourna vers elle.
— Hermann Schreiber?
Clotilde ne quittait pas la route des yeux.
— Oui, c’est lui qui les a tués. Qui va recommencer dans moins de dix minutes si on n’arrive pas à temps. Qui a enlevé Valou et maman.
— Impossible…
20 h 53
— Oh non, Papé, pas impossible! J’ai eu ce salaud d’Hermann Schreiber hier au téléphone et…
Son grand-père posa une main sur sa cuisse.
— C’est impossible, Clo. Je t’assure. Tu n’as pas pu parler hier à cet Allemand. (Il prit une longue inspiration.) Hermann Schreiber est mort, en 1991, dix-huit mois après l’accident de tes parents. Il n’avait pas vingt ans.
20 h 54
La Fuego passait devant la falaise de Capo Cavallo, six kilomètres au sud de la Revellata.
Arrivée à 21 h 02, indiquait le GPS collé sur le pare-brise.
L’écran du logiciel de navigation dessinait en version miniature et stylisée le paysage qui s’ouvrait. Une mer bleu électrique, une montagne vert kaki, un ciel café crème.
Une représentation à la fois fade et criarde, aussi laide, pensa Jakob Schreiber, que la réalité était sublime. Devant lui se détachaient la Revellata, le phare, la citadelle de Calvi, que le soleil couchant faisait rougir comme une fille que la timidité embellit. Il ralentit un peu pour profiter quelques secondes du panorama. Tant pis pour le respect précis du chronomètre du GPS, il rattraperait son retard en accélérant après la punta di Cantatelli. Ce paysage était sûrement la seule chose sur cette terre qu’il regretterait.
La route tourna à nouveau vers la montagne, longeant un maquis sec et des vaches maigres. Il accéléra. Au fond, penser en termes de regrets aux prochaines minutes, au grand saut, était stupide. Même si Clotilde Idrissi n’était pas revenue il y a cinq jours pour rouvrir les plaies à peine cicatrisées, cet été 2016 aurait été le dernier. De toutes les façons, le plus vieux résident du camping des Euproctes aurait tiré sa révérence, ici, en Corse, plutôt que de crever à petit feu dans la Klinikum de Leverkusen. Autant se faire sauter la caisse dans un décor de paradis, puisque personne ne pouvait être certain qu’il en existe un après la mort.
Neuf mois maximum, avait affirmé son médecin.
La première alerte, la première tumeur, s’était glissée un peu au-dessus de son foie il y a huit ans. On lui avait nettoyé l’œsophage comme on débouche une gouttière au karcher, mais la pluie acide avait continué de tomber, sur le pancréas, le poumon, l’estomac. La tumeur avait gagné. Il pensait même qu’elle triompherait avant, il avait toujours cru qu’il ne survivrait pas plus de cinq ans à sa retraite, quand le comptable de Bayer lui avait annoncé qu’il toucherait une prime de 300 marks par mois dès qu’il quitterait l’entreprise, pour exposition pendant toute sa carrière aux produits infectants, solvants, polluants. Il avait tenu près de quinze ans, il était cadre, il surveillait les chaînes de fabrication à travers des écrans. Heureusement pour Bayer, quand ils partaient en retraite, les ouvriers employés à la manutention des produits et au nettoyage des cuves coûtaient moins cher que lui à l’entreprise.
Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur, se demandant si les passagères se doutaient de ce qui les attendait. Palma avait compris, forcément: la Fuego rouge, la destination affichée sur le GPS, sa fille à l’arrière, les indices étaient explicites. Valentine avait sûrement réalisé elle aussi, elle était au courant de tout maintenant, elle avait lu le cahier de sa mère. Elles demeuraient calmes pourtant. Mais que pouvaient-elles faire d’autre, attachées tels deux sapins de Noël dans un filet? Seulement espérer que cette balade ne soit que du bluff, une mauvaise blague, une mise en scène… ou que, depuis 1989, le parapet de la corniche de la Petra Coda ait été renforcé.
Il arrivait en vue de la baie de Nichiareto, Jakob Schreiber maintenait sa vitesse de croisière. Ces derniers jours, la relecture du journal de Clotilde, page après page, avait ravivé les braises de sa haine, même si, au fil des années, jamais elle ne s’était complètement éteinte.
Son fils, Hermann, n’était responsable de rien.
Tout était de la faute de Maria-Chjara, de Nicolas, de Cervone, d’Aurélia, de tous les autres ados de la tribu lors de cet été 89, de leur mépris, de leur égoïsme. Il n’avait rien inventé, Clotilde l’avait parfaitement décrit dans son cahier. Ce sont eux qui avaient nourri cette colère, cette jalousie, cette folie. Sans cela, rien ne serait arrivé. Son fils était un garçon gentil, sérieux, travailleur, bien éduqué. Au collège catholique de la Lise-Meitner-Schule, puis au lycée Werner-Heisenberg de Leverkusen, chez les louveteaux dès l’âge de six ans, chez les pionniers à moins de quinze, toujours une écorce à sculpter dans la main, un caillou brillant dans la poche, un brin d’herbe entre les dents.
Hermann était plus doux que la moyenne.
Il aimait la musique. Il aimait la beauté. Il apprenait le solfège, le violon, il peignait des marines, des ciels, très pâles, aux couleurs délavées, dans un atelier dirigé par un aquarelliste en retraite du musée Morsbroich. Hermann était fils unique. Il aimait se fabriquer un monde rien qu’à lui, bâtir un univers à partir de trésors ramassés au hasard; il n’avait pas affiché sur les murs de sa chambre des posters de tennismen, de chanteurs ou de formule 1, mais les dizaines de pages d’un herbier qu’il enrichissait, mois après mois. A dix ans, il avait eu l’idée d’une collection magnifique, une collection d’étoiles, toutes celles qu’il pouvait trouver, des étoiles de mer, des étoiles dorées dont on décorait les sapins, des étoiles de shérif, des étoiles photographiées de nuit, au cœur de la forêt, des étoiles imprimées sur des drapeaux, sur des affiches, sur des romans. Hermann était un élève brillant, il avait été admis à l’Ecole polytechnique de Munich, en arts appliqués. Hermann était à la fois un artiste et un artisan. Il s’intéressait au fonctionnement des choses, la physique, la mécanique, mais était avant tout attiré par la beauté, la matérialité de la beauté, persuadé que la nature était le plus grand génie créatif que la terre ait connu, qu’elle seule parvenait à l’harmonie ultime, la perfection, que les hommes devaient se contenter de l’admirer, s’en inspirer, s’en nourrir.
Hermann était un être simple et droit.
Seul, souvent. Timide, secret, incompris, mais il ignorait le mensonge. Il ignorait le mal. Ce sont les autres, tous les autres qui lui avaient appris. Ceux de son âge. Hermann ignorait leurs codes. Hermann était trop fragile. Hermann voulait seulement être comme eux, accepté, le temps d’un été. Il ignorait leur cruauté. Sans elle, jamais Hermann n’aurait saboté la direction de cette voiture, cette voiture dans laquelle devaient monter Maria-Chjara et Nicolas. Jamais Hermann n’avait eu l’intention de les tuer, il voulait seulement se venger; il voulait simplement que leur fugue échoue, que la voiture devienne impossible à conduire au milieu de la nuit, qu’ils finissent à pied, que Nicolas ravale sa morgue et que Maria ne se donne pas à lui. Il voulait seulement leur faire peur, leur donner une leçon. Lui qui n’avait jamais connu de fille. Il ne voulait pas que les mains de Nicolas souillent la beauté, la grâce, la perfection de ce visage, de ce corps qui l’obsédait, celui de cette petite pute de Maria-Chjara.
Jakob Schreiber fixa les rochers qui basculaient en cascade dans la Méditerranée, il avait à nouveau ralenti.
Non, bien entendu, Hermann ne voulait pas tuer Maria et Nicolas. Nicolas devait emprunter la voiture de ses parents ce soir-là, comme prévu, pour aller à la Camargue, cette maudite boîte de nuit, avec Aurélia, Cervone et lui; Nicolas leur avait promis. Mais quelques heures plus tôt, Hermann les avait suivis. Quand ils s’étaient garés sur le parking des Euproctes, il avait entendu Maria-Chjara accepter d’accompagner Nicolas… Mais sans tous les autres abrutis du camping! Une virée à deux. Qui tournerait court, avait seulement imaginé Hermann en s’allongeant sous la voiture. Comment aurait-il pu anticiper ce changement de programme? Que ce serait Paul Idrissi qui se retrouverait au volant, avec sa femme et ses enfants? Qu’il provoquerait la mort de toute une famille? Qu’il se retrouverait dans la peau d’un assassin, alors qu’il n’avait pas dix-huit ans?
20 h 56
Arrivée à 21 h 02
Désormais, pensa Jakob Schreiber, on pouvait programmer sa mort à la minute près.
Hermann n’avait rien dit. Les flics avaient conclu à un accident.
Hermann ne s’en était jamais remis. Il était responsable de la mort de trois innocents.
Hermann avait passé un trimestre à ne pas pouvoir mettre les pieds à l’Ecole polytechnique, cloîtré dans sa chambre, entre ses herbes et ses étoiles. Il avait fallu près de trente séances de psy avant qu’Hermann leur avoue, qu’il raconte tout, tout ce que depuis le 23 août 1989, Anke et lui avaient déjà compris.
Hermann continua à voir le psy. Il reprit le violon. Il retourna cueillir des herbes et observer les étoiles. Jakob lui avait trouvé une nouvelle école, moins prestigieuse que l’Ecole polytechnique, une boîte privée, de marketing, où l’on pouvait entrer en cours d’année, suivre des stages; il le fit entrer chez Bayer, moins pour travailler que pour l’occuper.
Hermann allait mieux, Jakob le croyait, voulait le croire, s’en persuader.
Le 23 février 1991, exactement dix-huit mois après l’accident de la Petra Coda, Hermann s’approcha trop d’une cuve de soude sur la chaîne de production qu’il surveillait. Son corps fut dévoré par l’acide, en quelques secondes, comme dans ces films de science-fiction où un corps se réduit en une bouillie fumante, puis disparaît. Jakob voulut croire qu’il s’agissait d’un accident, seulement d’un accident. Dix ouvriers pourtant, dans l’atelier B3 de la chaîne 07 de l’usine Bayer, avaient vu Hermann faire basculer la cuve et la renverser sur lui.
Hermann était un garçon doux et doué. Hermann était promis à un avenir brillant, il aurait occupé une fonction importante dans une grande entreprise, séduit une femme superbe, vécu une vie en harmonie avec ses idéaux, la vie qu’il méritait, identique à celle que Jakob avait racontée à Clotilde Idrissi, avant-hier au téléphone, quand elle l’avait appelé et qu’il s’était fait passer pour son fils. Il n’avait rien inventé. Juste décrit la vie qu’on lui avait volée.
Anke était morte quelques années plus tard. Morte de chagrin. En août 1993, sa femme avait insisté pour qu’ils séjournent en Croatie, sur Pag, une île qui rappelait un peu la Corse, ses falaises, ses villages. Un matin qu’elle allait chercher le pain avec la Mercedes, dans un virage au-dessus du vide elle n’avait pas tourné. Il y avait un mot dans le porte-monnaie qu’elle n’avait pas emporté. Entschuldigung. Désolée.
Il y eut une enquête.
La Mercedes était entretenue avec méticulosité. La direction en parfait état de fonctionner.
Depuis, Jakob avait eu le temps d’y penser. Hermann, Anke avaient payé pour une faute qu’ils n’avaient pas commise.
Il avait eu le temps de peser les responsabilités.
Oui, la tragédie de la famille Schreiber valait bien celle de la famille Idrissi.
Après le 23 août 1989, après l’accident, lorsqu’il avait retrouvé Hermann assis sur les trois marches du mobile home A31, prostré, Jakob avait deviné que son fils portait une part de responsabilité. Il leur restait huit jours de vacances mais dès le lendemain, ils étaient rentrés en Allemagne. Le matin, Jakob s’était rendu dans le bungalow C29, celui des Idrissi. Un bungalow vide. Le cahier de Clotilde, la petite survivante, celui qu’elle traînait toujours avec elle, était posé sur la table de la cuisine, avec les autres affaires que Basile Spinello devait lui apporter à l’hôpital. Il s’était contenté de le prendre. Pour comprendre. Pour que personne d’autre que lui ne le lise, au cas où des indices, une preuve quelconque contre son fils, s’y dissimuleraient entre les lignes.
Il avait lu, relu ce cahier, une fois encore cet été. Non, rien n’y désignait Hermann comme l’assassin… à moins d’être le plus perspicace des amateurs de roman policier. Clotilde Idrissi n’était au courant de rien.
Il existait pourtant un témoin, un témoin direct. Cervone Spinello. Le 23 août 1989, posté à l’accueil du camping, il n’avait pas lâché Nicolas et Maria-Chjara des yeux, il avait vu Hermann se glisser sous la Fuego, puis il avait entendu les adultes parler de direction endommagée. Cervone s’arrangea pour lui faire comprendre qu’il connaissait l’assassin des Idrissi, mais jamais il n’accusa publiquement Hermann, jamais il n’en parla à la police ni à Cassanu Idrissi. Jakob s’était demandé pourquoi, jusqu’à ce que les premières briques de la marina Roc e Mare poussent, que le vent souffle plage de l’Oscelluccia sur la paillote du Tropi-Kalliste sans qu’elle s’envole. L’explication crevait les yeux. Cervone Spinello faisait chanter Cassanu Idrissi! Il le tenait, même si Jakob n’avait jamais su par quel moyen, quelle version, quelle fausse vérité il avait inventée. Il savait seulement que Cervone gardait une carte dans sa main, un atout maître: il connaissait le véritable l’assassin de Paul et Nicolas Idrissi. Jamais Cassanu n’aurait pu soupçonner Hermann Schreiber, ce jeune touriste allemand dont il ignorait l’existence.
Jakob jeta un coup d’œil à l’arrière. Valentine ne lisait plus le cahier, il l’avait entendue le ranger avec précaution dans le sac plastique. Palma Idrissi et sa petite-fille étaient immobiles, seuls leurs cheveux bougeaient, agités par le vent qui passait par les vitres arrière ouvertes sur une quinzaine de centimètres. Les deux femmes le fixaient. Elles ne devaient distinguer que sa nuque, son épaule, son bras. Et ses deux yeux, qui croisèrent ceux des passagères dans le rétroviseur. Il avait attendu avec sérénité ce mois d’août, revoir une dernière fois la Méditerranée, partager une dernière bière, jouer une dernière partie de pétanque. D’après les médecins, le cancer lui en laissait le temps, un dernier été, un seul. Et voilà que Clotilde Idrissi débarquait, fouillait, enquêtait, prétendait l’impossible. Sa mère était vivante! Une lubie, une folie, mais elle remuait le passé, interrogeait Maria-Chjara, Natale Angeli, le sergent Cesareu Garcia et sa fille Aurélia, ravivait les souvenirs, tirait les suaires des fantômes. Comme il l’avait prévu, elle était venue lui demander tous les clichés de cet été 89. Qui sait si à partir de l’un d’eux, elle n’aurait pas pu deviner la vérité? Il avait parfaitement simulé la surprise devant Clotilde Idrissi lorsqu’il avait ouvert le dossier vide de l’été 89. S’il voulait récupérer les photos stockées sur son cloud, c’était pour les détruire à jamais.
Il ne pensait pas que le danger viendrait de Cervone Spinello. Il ne se doutait pas que le patron du camping avait plus encore à perdre que lui. Avant qu’il ne presse la détente, que le harpon ne se plante dans son cœur, Spinello lui avait tout avoué. Le patron du camping avait eu peur, le soir où il était venu lui demander une connexion Wi-Fi pour récupérer les photos. Cervone avait paniqué. Depuis que Clotilde Idrissi était revenue aux Euproctes, il avait tout fait pour l’effrayer, l’éloigner, mais Clotilde était tenace, perspicace. Touchante aussi. Cervone craignait qu’elle puisse convaincre Jakob de tout avouer, que les deux survivants de ces deux familles décimées par le drame puissent tomber dans les bras l’un de l’autre, qu’il finisse par soulager sa conscience.
Jakob Schreiber crispa ses mains sur le volant. Devant lui, le soleil formait un de feu dont le trait incendiait la mer. Oui, Cervone Spinello avait eu peur de tout perdre. Si Clotilde découvrait la vérité, la révélait au grand jour, aux flics, à Cassanu, tout son business tombait. Pire même, si le vieux Corse d’Arcanu apprenait que Cervone avait été, il y a vingt-sept ans, témoin du sabotage de la voiture de son fils, et s’était tu toutes ces années, il n’aurait sans doute pas hésité à le faire exécuter, qu’il soit ou non le fils de son meilleur ami. Alors, Cervone avait assommé Jakob, sans préméditation, dans la précipitation, en lui écrasant une boule de pétanque sur la tempe. Sans doute l’aurait-il achevé si des campeurs quittant la partie de poker n’étaient pas passés dans l’allée, ne l’avaient pas appelé. Impossible de dissimuler le cadavre, pas le temps de nettoyer la scène de crime, Cervone avait dû quitter le mobile home A31. Il pensait sans doute revenir un peu plus tard, la nuit, pour terminer le travail. Sauf que Jakob avait eu la force de fuir. De se traîner hors des Euproctes en emportant de quoi stériliser sa plaie. Depuis cinquante ans qu’il arpentait le coin, lui aussi connaissait le maquis.
Que pouvait faire Cervone, sinon simuler l’étonnement, le lendemain matin, devant les joueurs de pétanque qui attendaient le vieil Allemand? Sinon faire semblant d’être surpris, devant Clotilde, en découvrant le mobile home vide? Quel choix avait-il sinon attendre, trembler, espérer que l’Allemand soit allé crever dans un coin comme un animal blessé et apeuré?
Aucun.
Jakob avait attendu tranquillement, l’avait laissé mûrir, pour le tuer au bon moment.
Il devait simplement gagner du temps.
Ce noyé non identifié, retrouvé dans la baie de Crovani, en avait été l’occasion rêvée; sans doute un nageur imprudent, comme on en repêchait presque chaque été. Il avait suffi pour cela que Jakob jette quelques habits, une montre et des papiers du haut de la pointe de Mursetta, là où le courant dans la Méditerranée était le plus fort. Les flics ne seraient pas dupes longtemps, ils ne mettraient que quelques heures, une journée peut-être, à trouver le nom du cadavre, ou au moins à comprendre que le corps décomposé ne correspondait pas au sien. Quelques heures, ça lui suffisait amplement pour endormir la méfiance de Cervone.
Le patron du camping ne pouvait pas savoir que Jakob était condamné, qu’il se foutait de la manière d’en terminer. Que sa haine, il ne la réservait pas qu’aux Idrissi, qu’il comptait en faire profiter tous ceux d’ici, tous ceux qui avaient confisqué ce paradis. Cervone ne pouvait pas se douter que la douleur et la solitude l’avaient rendu fou, que lui aussi donnait la moitié de sa retraite à un psy, que lui aussi, dans l’allée B3 de la chaîne 07 de l’usine Bayer, s’était arrêté devant la cuve de soude; qu’il s’était penché jusqu’au vertige au-dessus des rochers blancs de l’île de Pag, des rochers rouges de la Petra Coda, au pied de la Revellata.
Jakob n’avait appris que ce matin le secret de Cervone Spinello, celui grâce auquel il bénéficiait de la protection de Cassanu Idrissi.
Palma Idrissi. Vivante.
Condamnée par un jury populaire à la place d’Hermann, emprisonnée depuis l’été 1989 dans une cabane de berger.
Pendant des années, Cervone avait joué sur les deux tableaux, laissant chacun croire à sa propre vérité: Cassanu ignorait le véritable coupable, Jakob Schreiber ignorait la véritable accusée. Cervone n’avait même pas eu besoin de mentir, son silence suffisait à le rendre maître de la situation. Jusqu’au retour de Clotilde Idrissi.
Cervone Spinello ne méritait pas de mourir, mais lui planter une flèche dans le cœur n’était au fond qu’une forme patiente de légitime défense. Les Idrissi, eux, le méritaient. Et de souffrir avant de mourir. Sans leurs mensonges, sur trois générations, rien ne serait arrivé.
21 h 01
Le soleil n’avait pas encore disparu derrière la baie de Calvi, il flottait au-dessus de la citadelle tel un spot aveuglant transformant le monde en un théâtre d’ombres. Les yeux de Jakob se brouillaient. Depuis ce matin, depuis cet été, depuis vingt-sept ans, il repassait en boucle, dans sa tête, les mêmes mots.
Nous n’étions qu’une famille ordinaire, nous aimions des choses simples, nous venions passer des vacances au soleil.
Sur l’île de Beauté.
Nous ne savions pas que ces beautés brûlaient quiconque s’en approchait, que ces beautés mentaient, qu’elles échappaient à qui voulait les toucher.
Nous ne l’avions pas appris à Hermann. Qu’on pouvait se damner à la convoiter.
Hermann était trop pur, trop différent.
Ils ne pouvaient pas le supporter.
Ils l’ont tué!
Je vais rejoindre Anke. Rejoindre Hermann.
Le 23 août, à 21 h 02.
Une Fuego rouge.
La corniche de la Petra Coda au pied de la pointe de la Revellata.
Un homme, une femme, une adolescente de quinze ans.
Trois cadavres.
Et tout sera bouclé.
En beauté.
Le 23 août 2016, 21 h 01
Plus qu’une minute.
Les yeux embués de larmes, Clotilde accélérait encore.
Le téléphone avait valsé sur le tableau de bord, il n’avait servi qu’à lui faire perdre de précieuses secondes. La presqu’île de la Revellata s’étendait devant eux, mais il fallait la contourner, monter jusqu’au centre, redescendre, un dénivelé d’une cinquantaine de mètres, une vingtaine de virages courts.
Elle n’y arriverait pas.
A moins que Jakob Schreiber ne soit en retard. Que sa montre, le cadran de sa voiture, son téléphone ne soient pas réglés sur la même horloge universelle, même une minute, même quelques secondes pourraient suffire.
Sur le fauteuil passager, Papé Cassanu se taisait.
Le paysage se ferma le temps de quelques virages qui serpentaient pour franchir la base de la presqu’île, les Euproctes au sud, le phare au nord. Clotilde les avala, roulant au centre de la route, sans aucune visibilité, sans se soucier qu’une voiture puisse surgir en face. La ligne blanche n’était plus qu’un ruban empêchant la Passat de se déporter, comme un adhésif auquel la voiture serait collée.
Ils atteignirent le sommet, dépassèrent en soulevant un nuage de poussière quelques véhicules garés sur le parking de terre. Les touristes qui photographiaient le point de vue pestèrent contre le chauffard, sans qu’elle les aperçoive. La route était dégagée sur près d’un kilomètre. On distinguait, après les dix virages qui redescendaient, la corniche de la Petra Coda.
Clotilde la vit.
Elle sentit la main ridée de Cassanu se crisper sur la ceinture de sécurité alors qu’elle écrasait l’accélérateur au mépris de toute prudence.
La Fuego rouge venait d’apparaître un kilomètre plus bas, sortant de l’anse de Port’Agro, s’approchant d’eux, doucement. Quelques centaines de mètres séparaient la Fuego de la Petra Coda.
En négociant le premier virage en quatrième, à plus de quatre-vingts kilomètres/heure, Clotilde eut l’impression que les deux roues gauches allaient se soulever, que la Passat allait verser; elle contre-braqua au dernier moment, trop, perdant de nouvelles secondes, moins que si elle avait rétrogradé. Son pied écrasa à nouveau la pédale de droite. Elle devait se concentrer sur la route, ne pas fixer au loin le point rouge qui se rapprochait.
Impossible pourtant. Sa fille, sa mère étaient assises à l’intérieur.
D’abord, elle eut l’impression que la voiture rouge ralentissait. Un bref espoir la submergea, qui s’éteignit aussi vite que la flamme d’une allumette en plein vent. La Fuego accéléra brusquement, pour s’engager de plus en plus vite dans la longue ligne droite qui s’achevait par le tournant meurtrier surplombant la Petra Coda.
Clotilde fit de même, ne freinant quasiment plus. Il ne restait que quatre virages à franchir, elle se raccrochait à l’espoir qu’elle pouvait y parvenir, se retrouver face à la voiture rouge, lui couper la route, pour qu’elle la percute, qu’elle la catapulte dans ce ravin auquel elle avait survécu. Peu importait, si ce choc sauvait sa mère. Sa fille.
La Fuego gagnait de la vitesse avec la régularité d’une fusée sur sa rampe.
Ils avaient rehaussé le parapet, se souvenait Clotilde, elle l’avait remarqué lorsqu’ils étaient venus déposer les bouquets de serpolet. La balustrade de bois avait été remplacée par un muret de pierre haut d’un demi-mètre. Un véhicule, même lancé, allait s’y encastrer, partir en tête-à-queue, en tonneaux peut-être, rouler sur la route entre mur et montagne, telle une boule folle dans une rigole, mais sans basculer par-dessus.
Deux derniers lacets, trois cents mètres à peine.
Trop tard.
Dans une seconde la Fuego allait percuter de plein fouet le muret la séparant d’un vide de vingt mètres, hérissé de milliers de rochers, rouges de sang, impatients d’étancher une soif vieille de vingt-sept ans.
Clotilde ferma les yeux.
La Fuego était toujours là, sous ses paupières, dans le ciel, son père prenait une main qu’elle croyait être celle de sa mère, Nicolas choisissait de sourire, de mourir en souriant.
Cassanu cria, saisit d’une main le volant de la Passat et braqua vers la gauche. La voiture cogna le talus, décapitant de nouvelles branches de férules jaunes qui s’écrasèrent en gouttes d’or sur le pare-brise, sans s’arrêter pour autant, ralentissant à peine.
21 h 02
La Passat sautait trop, lancée à pleine allure, les pneus percutaient les creux et cailloux du talus. Clotilde ouvrit les yeux, malgré elle.
Elle vit la Fuego dévier légèrement de sa trajectoire, comme pour éviter de prendre de front le mur de pierre au-dessus du précipice. Un instant, elle crut que le véhicule fou allait glisser contre les pierres, les griffer, y perdre une aile, une portière, mais se fatiguer, être freiné, stopper.
Non. Elle n’avait rien compris. Jakob Schreiber avait dû photographier cent fois ce tournant, l’étudier, répéter sa sortie.
L’Allemand ne fonça pas dans le parapet, comme son père jadis, il lança la Fuego juste à côté, dans les rondins de bois qui surplombaient non pas les rochers, mais une crique au dénivelé plus abrupt encore.
Les troncs explosèrent. La Fuego demeura, un instant irréel, dans le ciel, en apesanteur.
Clotilde savait que sa mère était à l’intérieur.
Que sa fille était à l’intérieur.
La Fuego retomba. Un à-pic vertigineux, là où, vingt mètres plus bas, la mer inlassablement se fracassait sur les rochers.
C’était fini.
Le 23 août 2016, 21 h 02
La Passat atteignit la corniche de la Petra Coda moins de dix secondes plus tard. Clotilde écrasa la pédale de frein. La voiture se déporta, glissa quelques mètres sur la chaussée, pour s’arrêter au milieu, empêchant tout autre véhicule de passer.
Clotilde la laissa là, sans même prendre le temps d’actionner les warnings, de couper le contact ou de serrer le frein à main. Elle ouvrit la portière avec violence et se précipita vers la rambarde de bois déchiquetée quelques instants plus tôt par la Fuego.
La voiture rouge flottait sur l’eau, vingt mètres plus bas, ballottée dans les remous tel un bouchon entre les écueils. Il était impossible de distinguer l’état de la carrosserie, mais Clotilde imagina qu’elle avait dû rebondir sur les rochers, une fois, deux fois, dix fois, il y avait peu de chance, malgré sa vitesse, qu’elle ait directement plongé dans la crique étroite et profonde où elle coulait, seconde après seconde.
La Fuego était déjà aux deux tiers recouverte par la mer.
Encore deux ou trois secondes et elle coulerait définitivement dans l’eau turquoise. Elle se surprit à espérer que Valentine et maman aient été tuées sur le coup, dans l’impact, qu’elles ne connaissent pas la lente agonie de la noyade.
Elle se brûlait les yeux à fixer la tôle à peine émergée.
Mon Dieu!
Seule la lunette arrière sortait encore de l’eau, lavée par les vagues. Clotilde crut distinguer deux silhouettes, deux ombres s’agitant frénétiquement.
Une illusion?
Elle ne le saurait jamais. L’instant suivant, il ne resta plus à la surface de l’eau qu’une écume joyeuse qui reprenait possession de son terrain de jeu et s’amusait à nouveau à jeter mille bulles éphémères sur les rochers nus.
— Pousse-toi!
Clotilde ne réfléchit pas. Se poussa.
Cassanu s’avança au plus près du rebord. Puis plongea.
En un flash, Clotilde se souvint d’une vieille conversation avec son Papé: «Tous les jeunes Corses sautaient de là, ton grand-père était le plus audacieux de tous.» Elle se mordit les lèvres au sang.
Est-ce qu’un corps, après toutes ces années, pouvait garder la mémoire de cet équilibre parfait qu’il fallait atteindre pour chuter de vingt mètres sans se fracasser contre la surface de l’eau? Conserver cette capacité de concentration indispensable pour contrôler sa chute, viser le point juste, atteindre la mer sans heurter la mâchoire de la falaise qui ne s’ouvrait que de quelques mètres? Rester suffisamment clairvoyant, dans l’ultime instant avant l’impact, pour anticiper la profondeur du bassin et éviter la partie immergée des icebergs rouges plantés comme des pieux dans une douve?
Oui.
Oui, le corps de Cassanu n’avait rien oublié.
Etait-ce le hasard, la chance, ou Papé avait-il réellement été un plongeur exceptionnel? Son saut décrivit une trajectoire parfaite, rectiligne, rasant les pics de granit, pour disparaître dans les remous à l’endroit précis où la Fuego venait de couler.
Plus rien.
Clotilde ne vit plus rien pendant d’interminables secondes. Cassanu n’avait pas survécu à sa chute, il s’était sacrifié, il n’avait pas sauté pour les sauver, il s’était suicidé pour ne pas affronter sa culpabilité.
Des sirènes hurlèrent dans son dos. Des portières claquèrent. Des bruits de pas affolés firent vibrer la chaussée bitumée. A regret, Clotilde tourna la tête, un instant, un instant seulement, avant de scruter à nouveau l’eau.
Seule comptait la surface de cette piscine turquoise.
Prier prier prier.
Prier pour voir un corps, une tête, une main la crever.
Derrière elle, les nouveaux arrivants s’agitaient. Clotilde avait eu le temps de reconnaître, parmi les quatre ou cinq gendarmes en uniforme, le capitaine Cadenat, le sergent Cesareu Garcia, sa fille Aurélia, et Franck.
Franck avait fait ce qu’il fallait. Il avait prévenu les flics, ils avaient été rapides; mais qu’importait leur réactivité? Arriver une minute trop tard équivalait à une éternité.
Franck lui prit la main. Clotilde se laissa faire.
Une éternité.
La Méditerranée ne rendait rien, jamais.
Le cœur de Clotilde explosa.
— Là!
Dans les remous d’écume, le buste de Papé venait de surgir; il tenait un corps entre ses bras. Clotilde apercevait ses efforts désespérés pour le hisser hors de l’eau. Enfin, sa tête, son cou, ses épaules émergèrent.
Valou!
Vivante.
Les longs cheveux bruns de sa fille flottaient en pieuvre autour de son visage. Franck serra plus fort encore la main de Clotilde. Valou ne toussa pas, ne cracha pas l’eau salée de ses poumons, sa bouche était couverte d’un sparadrap.
— Putain! hurla son mari. Elle est bâillonnée, menottée, elle ne tiendra pas!
Les rochers au fond de la crique étaient trop abrupts, presque verticaux et sans aspérités. Cassanu, et encore moins Valou, ne pouvait s’y accrocher.
Le vieux Corse avait déjà replongé.
Valou flottait, comme elle pouvait, ouvrant des yeux hallucinés, s’aidant sans doute de ses jambes, dont Clotilde ignorait si elles étaient ou non liées, pour se maintenir en surface.
— Elle ne tiendra pas, répéta Franck. Balancez-lui une corde, bordel, une bouée, n’importe quoi!
Les gendarmes se regardèrent. Consternés. Ils avaient foncé dans leurs camionnettes dès que Franck les avait appelés, pour un enlèvement d’adolescente, pas pour un secours en mer. Jamais ils n’auraient pu imaginer… On attendait les pompiers, on les avait appelés, ils arrivaient.
Valou tentait désespérément de se maintenir en position horizontale à la surface de l’eau, mais les vagues, trop puissantes, la ballottaient, avant de s’exploser sur les rochers. Chacune semblait capable de l’emporter, la recouvrait, mais Valentine réapparaissait dès que le tourbillon s’éloignait.
Elle s’accrochait.
Comment peut-on s’accrocher au vide? Au liquide?
Clotilde hurla, puisque sa fille était privée de voix.
— Merde, pas un de vous ne va sauter?
Les hommes hésitèrent.
L’ouverture dans la falaise était étroite, l’abrupt vertigineux, les rochers émergés si nombreux qu’il fallait être un plongeur professionnel pour s’y risquer. Même un bon amateur n’avait pas une chance sur dix de passer sans se rater et terminer accroché à la paroi.
Franck franchit le premier le parapet.
— On doit pouvoir descendre. Trouver un chemin, sauter de plus bas.
Il glissa sur les fesses quelques mètres, s’accrochant de branche en branche aux rares genêts poussant entre les rochers. Les quatre flics lui emboîtèrent le pas.
— Vite! cria encore Clotilde.
Papé venait de surgir à nouveau. Il semblait épuisé, déchiré par une toux, crachait de l’eau, du sang, ses tripes, mais il tenait un autre corps. A bout de force, il le porta hors de l’eau.
Maman!
Les yeux fermés. Inanimée.
Mais elle respirait, elle respirait forcément. Si Papé tentait ainsi de la maintenir en vie, de sauver cette femme qu’il avait tant haïe, qu’il avait condamnée à perpétuité, c’est qu’elle vivait!
Cette fois, Cassanu ne replongea pas. Il passa un coude sous les bras de Palma, comme on tire un paquet qui ne flotte qu’à moitié, un matelas dégonflé, une bouée trop lestée. De son autre bras, il tentait d’atteindre Valentine.
Ils ne pourraient tenir ainsi que quelques instants.
Franck et les gendarmes étaient bloqués. Tenter de descendre avait été la pire des idées. Sans équipement, il était impossible d’escalader et ils se retrouvèrent coincés dès qu’ils n’eurent plus aucun arbuste pour s’accrocher. Les parois étaient presque verticales, mais surplombaient d’autres rochers. Impossible de sauter. La seule fissure s’ouvrant sur la crique, aussi étroite soit-elle, se situait à la hauteur de la route. Ils s’en apercevaient seulement maintenant. Trop tard. Ils devaient remonter.
Toujours aucun signe des pompiers.
C’est fichu, pensa Clotilde.
Foutu pour foutu… Après tout, Cassanu y était bien parvenu.
Elle s’avança, prit son élan. Jamais de sa vie elle n’avait plongé d’une plateforme plus haute que trois mètres…
Tant pis.
Une main ferme la retint, s’empara de son poignet droit.
Une main de colosse, à laquelle on ne résiste pas. Le sergent Cesareu Garcia ne la lâcha pas, ne parla pas, il se contenta d’un regard qui signifiait: Non, ça suffit, assez de morts, un sacrifice de plus ne servirait à rien.
Ils n’étaient plus que trois devant la barrière brisée.
Cesareu, Aurélia et elle.
— Laissez-moi.
Elle tira, le sergent ne céda pas. Clotilde sentait monter en elle une crise d’hystérie, elle devait agir, elle ne pouvait pas laisser sa fille, sa mère périr ainsi.
— Ecoute, fit Aurélia.
Ecoute quoi?
Le vent soufflait de la mer. Peut-être repoussait-il vers les montagnes une sirène de pompiers? Elle tendit l’oreille. N’entendit rien. Rien que le vent qui soufflait de plus en plus fort, du moins en avait-elle l’impression, qui formait des vagues toujours plus hautes, toujours plus fortes, toujours plus mortelles.
Elle baissa les yeux.
Cassanu avait atteint l’épaule de Valou, agrippait toujours Palma, ils se tenaient tous les trois, serrés, comme des ballots tombés d’un cargo. Flottant désespérément, tirés vers le fond, coulant, remontant, secoués, trempés, épuisés. Sans autre espoir que de tenir, tenir, tenir.
Tenir pourquoi? Jusqu’à quand? Qui pouvait leur tendre une main?
— Ecoute, répéta Aurélia.
Pendant des années, Clotilde se le reprocha. Jamais elle ne se remit vraiment de cette vexation: Aurélia avait reconnu ce bruit avant elle, même si elle ne l’avait quasiment jamais entendu. Ce bruit de moteur.
Sur le moment, Clotilde se contenta de laisser exploser son émotion.
De hurler de tous ses poumons.
— Là! Là!
Et de crier à Papé:
— Tenez! Par pitié, tenez, vous êtes sauvés!
A une centaine de mètres, derrière le dernier cap de rochers qui masquait le reste de la presqu’île de la Revellata, la grotte des Veaux Marins, le phare, la Punta Rossa, venait de surgir un petit bateau.
Plus gros qu’une barque, moins qu’un vrai chalutier.
L’Aryon.
Moteur à fond, fendant les vagues, slalomant avec aisance entre les écueils qu’il semblait connaître par cœur. Natale, à la barre, portait un coupe-vent rouge et ses cheveux blonds volaient au vent.
Jamais le cœur de Clotilde n’avait battu aussi fort.
Natale fut près des trois corps émergés en quelques secondes, coupa le moteur, se pencha pour saisir Valentine en premier.
Ce ne fut pas aisé, les vagues puissantes secouèrent le bateau dès que le moteur fut coupé; Valou, sanglée, était incapable de l’aider. Seul Cassanu pouvait pousser le corps de l’adolescente, au risque de lâcher Palma. Natale se penchait sur le bastingage, au point de manquer d’en tomber.
Enfin, ils parvinrent à déposer Valentine dans le fond de la barque.
Au tour de Palma.
Elle bougeait. Elle bougeait à présent. Suffisamment pour que son corps ne soit pas qu’un paquet à lever. Elle les aida de son mieux, se recroquevilla, Cassanu Idrissi passa un bras sous sa taille, un autre sous ses cuisses, la souleva jusqu’à ceux de Natale, comme un marié porte sa promise pour franchir le seuil de la maison dans laquelle ils vivront toute leur vie.
Clotilde eut l’impression qu’à ce moment leurs regards se croisèrent. Que des mots sortirent de leur bouche.
Dans ceux de son Papé, elle lut: «Pardon.»
Dans ceux de sa mère, elle lut: «Merci.»
C’était stupide, les lèvres de sa mère étaient bâillonnées.
Allongée dans l’Aryon, Palma rejoignit sa petite-fille.
Sauvées!
Natale enfin, tendit sa main à Cassanu.
Papé avait lutté près de sept minutes contre la mer, les vagues, le courant, les rochers.
Une lutte inégale. Il y était pourtant parvenu. Il avait tenu.
Le vieillard était hors de force.
Du moins, c’est ce que les gendarmes conclurent, c’est ce que les journalistes corses titrèrent à la une dès le lendemain, c’est ce que les chasseurs racontèrent, avec une immense fierté, au bar des Euproctes, c’est même ce que toute sa vie Clotilde dirait à Valou, à Palma, toutes les fois qu’elles lui demanderaient comment tout s’était terminé.
Papé avait lutté jusqu’à son dernier souffle.
Jamais aucun témoin ne raconta ce qu’il croyait avoir vu.
Natale Angeli lui tendait la main. Elle était à quelques centimètres à peine de celle de Cassanu.
Il ne la saisit pas. Il se laissa couler.
Le 23 août 2016, 21 h 30
Rarement il y avait eu autant de monde sur la corniche de la Petra Coda.
Jamais, depuis au moins vingt-sept ans.
Y stationnaient dans le désordre le plus complet trois camions de pompiers, deux ambulances, quatre camionnettes de gendarmerie, un nombre impressionnant de véhicules de touristes coincés sur l’unique route reliant Ajaccio à Calvi, seuls quelques motos et les sportifs du soir, joggeurs et cyclistes, parvenaient à se faufiler au ralenti, non sans tourner la tête vers le précipice.
Des pompiers avaient jeté une échelle de corde et l’assuraient en perçant des prises d’acier dans les rochers, un Zodiac de la gendarmerie maritime patrouillait dans la crique où Cassanu avait disparu, en vain. L’Aryon avait été fermement amarré à l’aide de mains de fer et de chaînes d’acier, complétant les cordages en polyester. Ainsi stabilisé, on avait pu approcher l’échelle de corde, doublée d’un treuil, et, lentement, Valentine, Palma remontèrent, encadrées par des secouristes aguerris aux sauvetages en hélicoptère sur le GR 20.
Elles atteignirent la route ainsi escortées, presque obligées de fendre une haie de badauds, de flics et de proches: Reculez, reculez. On drapa la petite-fille et sa grand-mère d’une couverture de survie dorée. Tout va bien, tout va bien, avait rapidement diagnostiqué un médecin urgentiste qui ressemblait à Harrison Ford jeune, mais il avait tout de même insisté pour les transporter jusqu’au Centre hospitalier d’Ajaccio. L’ambulance était ouverte béante, les brancards avancés, le moteur allumé, le chauffeur tirait sur son mégot, prêt à démarrer. Palma leva une main fatiguée: Doucement, doucement. Clotilde avait à peine eu le temps d’étreindre sa fille et sa mère avant que les secouristes ne les séparent: Plus tard, madame, plus tard.
Natale fut le dernier à rejoindre la route par l’échelle de corde, sans treuil ni escorte. Cesareu Garcia l’aida lorsqu’il parvint au dernier échelon, une main ferme pour le hisser, une tape franche dans le dos, une félicitation physique, virile, presque silencieuse: Bien joué, mon gars, celle qui suffit aux hommes épuisés qui reviennent de l’exploit, remontent du puits en feu ou quittent le terrain en vainqueurs.
Franck s’était éloigné de quelques mètres vers les voitures pour apporter à Valentine des habits secs, un pull, un pantalon, des baskets.
Aurélia discutait avec Harrison Ford, prenant un air affecté d’infirmière qui gère avec compétence et compassion.
Clotilde, sans même l’avoir prémédité, se retrouva face à Natale. Moins de trois mètres les séparaient. Elle le trouva incroyablement sexy, son coupe-vent dont il avait ouvert la fermeture Eclair jusqu’au nombril, ses yeux bleus balayés par ses cheveux salés, son sourire de héros tranquille. Un irrésistible besoin de se jeter à son cou la traversa, un élan spontané, une pulsion naturelle, évidente, de lui hurler Merci, merci, merci à l’oreille, de lui confier qu’elle avait toujours su qu’il larguerait les amarres, que l’Aryon voguerait à nouveau, qu’ils n’avaient qu’à redescendre l’échelle de corde, mettre les voiles, filer. Sa fille, sa mère étaient sauvées; s’étaient retrouvées. Tout était réglé. Il était temps de partir.
Elle fit un pas.
L’envie de presser son corps contre celui de Natale était bestiale, animale, comme si lui seul possédait ce mélange de force et de calme capable de tout apaiser.
Aurélia laissa en plan Harrison Ford et en fit deux.
Franck confia les habits secs de sa fille au premier ambulancier qui passait et en fit trois.
Cesareu Garcia se recula, tel un arbitre de catch qui laisse le ring aux adversaires.
— Natale! cria Aurélia.
Il ne bougea pas.
— Clo! cria Franck dans son dos. Clo!
Elle ne bougea pas.
— Clo. Valou veut te voir.
Elle hésita.
— Elle a quelque chose… quelque chose d’important à te confier.
Le chauffeur de l’ambulance béante avait craché son mégot. Un brancardier avançait. La nuit commençait à tomber. Déjà les camions de pompiers décampaient. Le Zodiac des flics décrivait des cercles toujours plus larges pour scruter plus loin dans la mer.
Le cœur de Clotilde se voilait.
Que pouvait-elle faire d’autre? Abandonner sa fille?
Elle se retourna.
Valou et Palma étaient assises côte à côte, même couverture d’or posée sur les cuisses, même serviette blanche enroulée sur leurs cheveux, même position voûtée. Leur ressemblance était bluffante.
— Oui, Valou?
— Maman, j’ai… j’ai quelque chose pour toi…
Valentine se leva, tituba un peu, et sortit un sac plastique coincé entre ses jambes, sous la couverture. Elle hésita, puis se pencha vers sa grand-mère.
— Non… C’est à vous… c’est à vous de lui donner.
La voix de Palma tremblait, peinant à articuler quelques syllabes séparées par de longues déglutitions.
— Dis… moi… tu… tu… ou… ma… my…
Elle eut la force de sourire, de recueillir sur ses genoux le mystérieux sac plastique, sans lâcher les mains de sa petite-fille.
Clotilde s’approcha.
Leurs six mains se mêlèrent, tenant ensemble le paquet, le faisant crisser tel un hochet de papier froissé. Palma força encore sa voix.
— C’est… à… toi…
Palma et Valou ouvrirent leurs mains. Elles pleuraient, elles pleuraient toutes les deux.
Clotilde déballa son cadeau, doucement, sans comprendre ce qui pouvait provoquer une telle émotion. Elle devina d’abord par transparence une couleur bleue, délavée; puis sentit à tâtons une forme, rectangulaire, un livre, souple, non, pas un livre, plutôt l’épaisseur d’un cahier.
Le sac plastique s’envola vers la Revellata et personne n’eut le réflexe de le rattraper.
Journal de vacances. Eté 89
L’écriture, sur la couverture du cahier de son adolescence, restait lisible.
Elle l’ouvrit avec une infinie précaution, comme un explorateur déplie des feuilles de papyrus trouvées dans la tombe d’un pharaon.
Lundi 7 août 1989, premier jour de vacances
Moi, c’est Clotilde.
Je me présente, parce que c’est la moindre des politesses, même si vous ne me la rendrez pas parce que je ne sais pas qui vous êtes, vous qui me lisez.
Mon amoureux, le bon, celui que j’ai choisi pour toute la vie, à qui je confierai tremblante au matin de ma première fois le journal intime de mon adolescence?
Un connard qui l’a trouvé parce qu’à force d’être bordélique, ça devait bien m’arriver?
Des larmes coulaient de plus belle au coin des yeux de Clotilde. Les lettres, les mots, les lignes étaient intacts, seulement gondolés sur la tranche, jaunis dans les coins, déguisant son journal intime en vieux grimoire ensorcelé. Clotilde eut un instant l’impression de se rencontrer elle-même, elle-même il y a vingt-sept ans, comme deux héroïnes d’une histoire racontant deux destins parallèles finissent par se croiser, au dernier chapitre.
Valou lui lança un regard fier.
— Je l’ai sauvé, maman. Je l’ai sauvé!
Elles pleuraient, elles pleuraient toutes les trois.
Un bras enserra sa taille, une main se posa à la naissance de sa poitrine.
Franck.
Elle se retourna, effleura le corps de son mari, posa sa tête contre lui; Franck put prendre cela pour un geste de tendresse, mais elle se contentait de regarder par-dessus son épaule.
Aurélia s’était blottie contre Natale, dans son coupe-vent ouvert, à l’abri.
Clotilde, lentement, pressa le cahier contre son cœur.
Le 27 août 2016, 12 heures
Lisabetta, amusée, observait la foule dans la cour de la bergerie d’Arcanu. Le soleil à son zénith faisait mijoter l’assemblée endimanchée, chacun cherchant un coin d’ombre pour se protéger. Sans le trouver. Ils s’étaient tous laissé piéger. Cassanu aurait adoré.
Il avait toujours détesté ces mises en scène lugubres dont certains Corses raffolent encore, les femmes en noir chantant les lamenti et les voceri, toutes ces légendes pour conjurer la mort, fermer les rideaux de la maison du défunt, tendre des draps sur les miroirs. Cassanu ne voulait rien de tout ça le jour de son enterrement, Lisabetta le lui avait promis.
Elle avait tenu parole.
Mais on n’avait pas pu empêcher la foule de venir.
Nombreuse, curieuse, silencieuse. Lisabetta la regardait transpirer des litres de sueur, à en former des flaques sous leurs pieds, imaginait-elle, des rigoles qui couleraient jusqu’à la Méditerranée.
Il n’y avait pas un centimètre d’ombre dans la cour de la bergerie d’Arcanu.
La foule attendait, écrasée par le soleil de plomb.
Tous prisonniers dans cette cour transformée en four. Comme si la Corse se vengeait.
Lentement, très lentement, la foule avançait.
Le cercueil était parti le premier, porté par Orsu, Miguel, Simeone et Tonio, les cousins les plus proches. Un à un, comme les grains d’un sablier, les membres de l’assemblée suivaient, sortaient de la bergerie en une procession serrée et s’engageaient dans le sentier qui rejoignait la corniche de la mer, jusqu’au cimetière de Marcone. L’interminable chenille noire semblait avancer par une lente reptation. Il était impossible de se tenir à plus de deux de front sur le chemin, de s’espacer, de respirer. Il fallait atteindre le sentier littoral pour qu’un vent timide rende la marche plus supportable, un dernier kilomètre sur les trois que comptait la marche funéraire de la bergerie au mausolée. La colonne s’allongeait sur toute la distance, le cercueil était déjà parvenu au cimetière de Marcone que les derniers visiteurs n’avaient toujours pas quitté la fournaise d’Arcanu.
Parmi la foule d’anonymes, pour patienter, on pouvait s’amuser à chercher un préfet, quatre conseillers généraux, sept membres de l’Assemblée de Corse, un président de la fédération de chasse de Haute-Corse, un directeur du Parc naturel régional… Oui, la Corse de Cassanu se vengeait. Plus le rang des dignitaires était élevé, plus ils étaient habillés de chemises serrées, de vestes boutonnées, de chaussures cirées, et plus ils souffraient de la canicule, enviant les enfants en short, les filles court vêtues, les potes en tee-shirt qui se rendaient au cimetière comme on se rend au terrain de boules.
Comme un dernier clin d’œil de Cassanu contre l’ordre établi!
La plus grande partie de la foule patientait toujours dans l’étuve de la cour d’Arcanu.
Le chêne était nu.
Lisabetta y avait pensé depuis des années; chaque jour, des heures durant, de la fenêtre de sa cuisine, lorsqu’elle observait l’immense chêne vert au centre de la cour, elle imaginait que la cérémonie ne pourrait pas se dérouler autrement. Elle avait demandé à Cassanu de l’écrire sur son testament.
Ni fleurs ni couronnes.
Pour tous, pour elle, le chêne d’Arcanu, le chêne de la Revellata, c’était Cassanu. Alors, comme Lisabetta se l’était promis, à chaque ami, à chaque invité, à chaque visiteur venu rendre un dernier hommage à son mari, elle avait offert une branche de chêne vert, pour qu’il la dépose sur la tombe. Ils avaient été plus d’un millier à se tenir tassés autour du tronc qui ne leur offrirait pas l’ombre dont ils avaient rêvé.
Toutes les branches de l’arbre tricentenaire avaient été coupées.
Le chêne était dépouillé, comme en plein hiver. Un squelette. Un immense cadavre décharné.
C’est ce que voulait Lisabetta. Peu importaient ces gens affectés, peu importait leur nombre, en réalité cet arbre serait le seul à porter le deuil.
Pour un été.
Et dans quelques mois, il refleurirait. Alors, Arcanu pourrait revivre. Des centaines d’années, puisque Cassanu et ce chêne n’étaient qu’un. Ce n’est pas du sang qui coulait dans ses veines mais de la sève. Celle des Idrissi, depuis la nuit des temps.
Lisabetta continuait d’observer, impressionnée, le ballet des branches transportées par les milliers de fourmis noires. Les derniers membres de la procession quittaient la cour. C’est elle qui fermerait la marche, elle l’avait décidé. Avant de sortir de la bergerie, Lisabetta jeta un œil à son parterre fleuri qu’aucun invité n’avait osé piétiner, son petit jardin, quelques fleurs qu’elle arrosait chaque matin.
Elle pensa que le jour de sa mort, sur sa tombe, elle se contenterait d’une orchidée.
Lisabetta remontait à petits pas la foule qui n’avançait plus, stoppée dès le premier kilomètre: les premiers arrivés se tenaient déjà tassés dans le cimetière de poche et tout le reste de la procession se retrouvait bloqué; la foule s’écartait, comme au plus beau et au plus lent des rallyes de Corse. Tout juste si elle n’agitait pas les branches de chêne pour l’éventer en criant des alléluias. Personne n’osa.
La montée prit près d’une heure à la veuve.
Le caveau était ouvert, surplombant la baie de la Revellata. Pourtant, aussi beau soit le panorama, Lisabetta n’aimait pas ces caveaux, surtout ceux des grandes familles, aux dimensions monumentales. Malgré leur faste, leurs colonnes grecques ou leurs dômes ottomans, ils n’étaient guère que de vastes armoires où les générations s’empilaient dans des tiroirs. Un jour, elle partagerait pour l’éternité avec Cassanu le cinquième tiroir de droite, en partant du bas. Bien rangée, avec ses parents, grands-parents, arrière-grands-parents, arrière-arrière-grands-parents aux étages du dessous. Avec leur fils qui l’attendait, au-dessus.
Je la mets dans un tiroir, elle me dit qu’il fait trop noir.
Elle chassa de sa tête cette chanson d’enfance stupide.
Elle s’avança lentement vers le caveau. Bien entendu, elle serait la première à jeter une branche de chêne sur le cercueil, mais elle avait décidé qu’elle partagerait cet honneur. Elle fatiguait pour franchir les derniers mètres, c’est du moins ce que pensa la foule impatiente. Lisabetta tourna la tête sur sa droite et Speranza comprit sans un mot, elle fit un pas et accrocha son bras droit pour l’aider. Elle aussi serait la première à s’approcher du mausolée.
Salomé, sa fille, reposait là.
Le cou de Lisabetta pivota sur sa gauche, et d’un regard qui ne souffrait aucune discussion, elle invita Palma à les rejoindre, à accrocher son autre bras.
Paul, son mari, reposait là.
Les trois femmes, se soutenant mutuellement, approchèrent du cercueil.
Lisabetta assumait. Elle avait eu cette idée hier, l’avait mûrie toute la nuit. Réconcilier Palma et Speranza, ne serait-ce que le temps d’une cérémonie. Faire la paix. En Corse, les femmes possèdent ce don.
Elles jetèrent ensemble, d’un même élan, leurs trois branches. Les feuilles vertes se posèrent doucement sur les planches vernies, comme si le cercueil de chêne, par pure magie, avait repris vie, fleuri, reverdi, et que si on le laissait là, en terre, sans l’enfermer dans le placard de marbre, au printemps prochain, les planches seraient redevenues tronc, des racines naîtraient, des glands pousseraient, des balbuzards y nicheraient. Derrière elles, Clotilde et Orsu s’avancèrent, main dans la main. Frère et sœur réunis par le destin qui s’en voulait peut-être de les avoir rendus orphelins. Ils ne portaient qu’une branche pour deux, l’avaient coincée dans la seule main dont Orsu pouvait se servir, la droite, comme deux amoureux mêlant leurs doigts autour d’une fleur unique.
Puis tous suivirent.
Une montagne de branches coupées s’amoncela, le vieux chêne nu avait offert toutes ses nuances de vert, de la mousse au jade, du lichen à l’opaline, comme si, indifférent au noir des habits, et au blanc du caveau, il ne souhaitait que défier les nuances de bleu de la Méditerranée et de rouge des roches de la Revellata.
Parmi les anonymes et les officiels dont elle ignorait souvent le visage et le rang, Lisabetta reconnut certaines figures qui lui étaient chères, ou dont elle avait appris l’histoire, une histoire liée à la sienne.
Anika demeura longtemps devant la tombe, inconsolable. La veille, dans ce même cimetière, accompagnée d’une foule dix fois moins nombreuse, elle avait enterré son mari. Lisabetta lui avait longtemps parlé, lui avait conseillé de rester à la tête du camping des Euproctes. Elle verrait, elle verrait…
Maria-Chjara Giordano fut belle et digne, toute de noire vêtue, des lunettes aux souliers, des dentelles dépassant de son sobre décolleté aux deux gardes du corps qui l’encadraient.
Franck jeta sa branche avec pudeur, rapide, discret, puis se tint en retrait, laissant Valentine seule. L’adolescente resta debout, immobile, un temps infini, les yeux vides, sans larmes, semblant posséder le pouvoir de traverser du regard les planches du cercueil. D’y voir son passé. Son père dut la tirer par la manche pour qu’elle accepte de s’éloigner.
Enfin vint Aurélia, au bras de Cesareu Garcia. Le sergent était l’unique invité à qui on avait épargné l’attente à Arcanu, la marche sur le sentier, la montée au mausolée, mais ça n’empêchait pas la chemise sombre du gendarme en retraite d’être couverte de traces blanches et sèches de transpiration.
Aurélia s’éloigna au bras de son père, adressa un sourire à Lisabetta, puis fixa la mer.
Tout le monde était là.
Seul Natale avait refusé.
La foule se dispersait. Clotilde, après avoir embrassé longuement Lisabetta, s’éloigna vers un banc qui surplombait la Méditerranée. Palma s’y tenait assise, silencieuse. Malgré la chaleur, elle avait posé sur ses épaules un châle fin, de soie, noir aux motifs de fleurs d’églantier. Valentine était installée à côté, elle pianotait sur son téléphone portable. De sa prison, sa grand-mère avait-elle appris qu’un tel instrument rendant accros les ados avait été inventé?
Sa mère ignorait tant de choses. Elle ignorait tant de choses sur sa mère. Elles avaient tout le temps maintenant pour se réapprivoiser. Ce ne serait pas facile. Depuis qu’elle avait retrouvé la liberté, Palma avait peu parlé, peu raconté, le plus souvent elle se taisait. Ecoutait.
Elle avait soixante-huit ans, elle était fatiguée par la lumière soudaine, le bruit, l’agitation, les questions, tout allait trop vite pour elle, elle devait intégrer trop d’informations. Trop de noms, trop de prénoms.
Elle confondait. Quand elle voyait Valentine, sa petite-fille, elle l’appelait Clotilde, comme si le temps s’était arrêté pendant sa captivité et que sa fille de quinze ans s’était transformée.
Transformée en ce qu’elle avait espéré. Une fille qui lui ressemble.
Clotilde s’en fichait. Aujourd’hui, elle était en paix.
Elle se tint debout à côté du banc où sa mère et sa fille étaient assises, les yeux tournés vers la mer.
— Il… est parti, fit Palma.
Clotilde crut d’abord que sa mère parlait de Cassanu, puis elle s’aperçut qu’elle aussi avait lancé son regard au-delà du phare de la Revellata.
Un bateau s’éloignait, toutes les deux reconnaissaient l’Aryon, on devinait à la barre la silhouette courbée de Natale Angeli.
— Il est… parti, répéta Palma.
Pour la première fois depuis sa libération, sa mère s’exprima en alignant plusieurs mots.
— J’ai… beaucoup… pensé à lui… J’avais… quarante ans… quand je suis entrée dans… ma chambre noire… j’étais encore… une belle femme… je crois… J’avais un miroir… je me suis forcée à oublier… Natale… Ma plus grande peur… était… qu’il me revoie… Le temps est cruel… injuste… avec les femmes… un homme… de cinquante-cinq… ans… n’aime… pas… une femme… de soixante-dix ans…
Clotilde ne répondit rien.
Que répondre?
Elle se contenta de se laisser étourdir par le panorama, comme elle l’aimait tant, de laisser traîner ses yeux sur la croix des Autrichiens en haut du Capu di a Veta, puis sur la citadelle de Calvi, puis plus bas sur les Euproctes, la plage de l’Alga, de l’Oscelluccia, les ruines de la marina Roc e Mare, le phare de la Revellata.
— Regarde, maman, fit Valentine, qui avait enfin levé les yeux de l’écran de son téléphone portable.
— Quoi?
— Là-bas, pleine mer, tout droit après le phare.
Elle ne voyait rien.
— Dans la direction de l’Aryon. Quatre points noirs.
Clotilde et Palma plissaient les yeux sans rien remarquer.
— Ce sont eux, maman! Orophin et Idril et Galdor et Tatië. Tes dauphins!
Clotilde encaissa le choc, se demanda un instant comment sa fille connaissait ces noms sortis de son enfance, avant de comprendre. Ce cahier, bien sûr, ce cahier de l’été 89 que sa fille avait lu bâillonnée dans la Fuego.
— J’en suis presque certaine, maman! C’est normal. Ils ont reconnu l’Aryon.
Sa fille, d’ordinaire si sérieuse, était-elle vraiment capable d’inventer un tel truc? Les dauphins, dans le même lieu, reconnaissant le bruit du moteur du même bateau, vingt-sept ans après?
— Un dauphin vit plus de cinquante ans, insista Valentine, et ils possèdent une mémoire incroyable, tu te souviens, maman: «La plus grande mémoire amoureuse de tous les mammifères. Capables de reconnaître une partenaire rien qu’au son de sa voix plus de vingt ans après l’avoir quittée.»
Clotilde scruta l’horizon, sans davantage apercevoir d’ailerons.
— Trop tard, fit Valou au bout d’un moment, je ne les vois plus.
Sa fille, par le miracle de la lecture de son cahier, avait-elle appris à bluffer? Valou continua, comme si elle n’avait pas tout misé. Elle baissa les yeux vers les rochers qui surplombaient la plage de l’Oscelluccia.
— Maintenant que Cervone est mort, que vont devenir les ruines de la marina Roc e Mare?
— Je ne sais pas, Valou. Elles resteront sans doute là des années.
— Dommage…
— Dommage pourquoi?
Valentine se tourna vers sa grand-mère, puis vers le caveau, déchiffrant chaque prénom gravé dans le marbre, pas seulement ceux de son oncle et de son grand-père, ceux de tous les ancêtres depuis trois siècles.
— Dommage que je ne porte pas le nom d’Idrissi.
Un silence. Cette fois ce fut Palma qui le combla.
— Qu’est-ce… que… tu en ferais… du nom… d’Idrissi?
Valentine la dévisagea. Elle semblait chercher derrière les traits ridés de sa grand-mère la femme séductrice décrite dans le cahier de sa mère.
— T’étais pas architecte, Mamy?
— Si…
Un nouveau silence. Clotilde prit le relais et répéta la question de sa mère.
— A quoi il te servirait, Valou, le nom d’Idrissi?
Valou fixa à nouveau le caveau, puis le point de la mer où elle avait prétendu voir des dauphins, puis la marina Roc e Mare.
— A ne pas laisser tout ça tomber en ruine!