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Le Vaisseau : La machine utilisée par les gnomes pour quitter la Terre. Nous ne savons pas encore tout ce qu’il faut en savoir, mais nous y parviendrons un jour, parce qu’il a été construit par des gnomes qui se servaient de la Science.

Encyclopédie scientifique pour l’édification des jeunes gnomes curieux,

par Angalo de Konfection


La rampe se rembobina. La porte se ferma. Le Vaisseau s’éleva dans les airs jusqu’à être très haut au-dessus des bâtiments.

Et il resta là, tandis que le soleil se couchait.

Au-dessous, les humains essayèrent de lui envoyer des faisceaux de lumières colorées, de lui jouer des morceaux de musique et, pour finir, de s’adresser à lui dans toutes les langues connues de l’homme.

Il parut ne rien remarquer.


Masklinn se réveilla.

Il se trouvait sur un lit très inconfortable. Un lit tout mou. Masklinn avait horreur de dormir sur plus mou que le sol. Les gnomes du Grand Magasin aimaient utiliser de jolies pièces de moquette pour leur sommeil, mais Masklinn avait préféré employer un morceau de bois à cet effet. Comme couverture, il s’était servi d’un bout de chiffon, en se répétant qu’il sombrait dans le luxe.

Il se redressa sur son séant et considéra la pièce. Elle était plutôt vide. Le lit, une table et une chaise.

Une table et une chaise.

Dans le Grand Magasin, les gnomes s’étaient fabriqué des meubles à base de boîtes d’allumettes et de bobines de coton ; quant aux gnomes qui vivaient Dehors, la notion même de meuble leur était inconnue.

Ceux-ci ressemblaient à des meubles d’humains, mais ils étaient à l’échelle des gnomes.

Masklinn se leva et traversa pieds nus le sol métallique jusqu’à la porte. Une porte à la taille d’un gnome, là aussi. Un passage construit par des gnomes pour que des gnomes l’empruntent.

Elle débouchait sur un couloir bordé de portes. Tout cela dégageait une impression de grand âge. Non qu’il soit poussiéreux ou sale. Mais il en émanait l’atmosphère d’un endroit qui est resté propre pendant très très longtemps.

Un objet se dirigea vers lui en ronronnant. C’était une petite boîte noire, ressemblant un peu au Truc, mais montée sur de petites chenilles. Une petite brosse rotative installée sur le devant balayait les saletés pour les faire entrer par une fente. Enfin… Elle les aurait balayées s’il y en avait eu. Masklinn se demanda combien de fois l’objet avait industrieusement nettoyé ce couloir, en attendant le retour des gnomes…

L’objet se cogna contre son pied, lui adressa un bip avant de partir dans la direction opposée avec un air affairé. Masklinn le suivit.

Au bout d’un moment, il croisa un deuxième engin. Il se déplaçait au plafond avec un léger cliquetis, et le nettoyait.

Masklinn tourna au coin du couloir et faillit percuter Gurder.

— Tu es debout !

— Oui. Heu ! On est à bord du Vaisseau, c’est ça ?

— C’est invraisemblable… ! commença à dire Gurder.

Il avait les yeux fous et ses cheveux étaient dressés sur sa tête.

— Je veux bien le croire, lui dit Masklinn pour le calmer.

— Mais y a plein de… Et puis y a d’énormes… et puis, mais alors, vraiment d’énormes… Et tu ne me croirais pas si je te disais la largeur que… et y a tant de…

La voix de Gurder s’éteignit. Il avait l’air d’un gnome qui devra apprendre des mots nouveaux avant de pouvoir décrire les choses.

— C’est trop grand ! éclata-t-il enfin. (Il saisit Masklinn par le bras.) Allez, viens, dit-il.

Et il commença à descendre le couloir, en courant presque.

— Comment êtes-vous montés ? lui demanda Masklinn en tentant de rester à sa hauteur.

— C’était incroyable ! Angalo a touché une espèce de panneau et ça a coulissé et on s’est retrouvés à l’intérieur, et y avait une espèce d’ascenseur et on a abouti dans une grande pièce immense où y avait un siège, alors Angalo s’est assis et tout un tas de lumières se sont allumées et il a commencé à appuyer sur des boutons et à remuer des bidules !

— Tu n’as pas essayé de l’en empêcher ?

Gurder leva les yeux au ciel.

— Tu connais Angalo, dès qu’il y a des machines. Mais le Truc essaie de le persuader d’être raisonnable. Sinon, on serait déjà en train de se cogner contre les étoiles, ajouta-t-il sur un ton sinistre.

Il le guida à travers une nouvelle arche dans…

Bon. C’était forcément une pièce, puisqu’on se trouvait à l’intérieur du Vaisseau. Heureusement que je sais ça, songea Masklinn, parce que sinon, je me serais cru Dehors. Elle s’étendait à perte de vue, aussi vaste qu’un rayon du Grand Magasin.

Des écrans immenses et des panneaux à l’aspect compliqué couvraient les murs. La plupart étaient éteints. De noires ténèbres s’étendaient en tous sens, à l’exception d’une petite flaque de lumière au beau milieu de la pièce.

Elle éclairait Angalo, presque perdu sur son grand fauteuil capitonné. Le Truc se trouvait devant lui, posé sur un panneau de métal incliné, constellé de boutons. Ils étaient de toute évidence en pleine dispute – lorsque Masklinn entra, Angalo lui jeta un regard furieux et s’indigna :

— Il ne veut pas faire ce que je lui dis de faire !

Le Truc se fit aussi compact, noir et cubique que possible.

— Il veut piloter le Vaisseau, dit-il.

— Tu es une machine ! Tu dois faire ce qu’on te dit ! s’écria Angalo.

— Je suis une machine intelligente et je ne tiens pas à me retrouver aplati au fond d’un trou très profond, déclara le Truc. Tu n’es pas encore capable de piloter le Vaisseau.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu refuses de me laisser essayer ! J’ai pourtant bien conduit le Camion, non ? C’est pas ma faute si tous les arbres et les feux rouges et tout ça se mettaient en travers de mon chemin, ajouta-t-il après avoir surpris le regard que lui jeta Masklinn.

— Je présume que le Vaisseau est un tantinet plus compliqué, suggéra Masklinn, diplomate.

— Mais j’apprends sans arrêt. C’est facile. Tous les boutons portent de petits dessins. Regarde…

Il appuya sur un bouton.

Un des grands écrans s’alluma, montrant les foules d’humains à l’extérieur du Vaisseau.

— Ils attendent depuis une éternité, expliqua Gurder.

— Mais qu’est-ce qu’ils veulent ? s’étonna Angalo.

— Tu m’en demandes trop, répondit Gurder. Qui peut savoir ce que veulent les humains ?

Masklinn contempla la foule au-dessous du Vaisseau.

— Ils ont essayé plein de choses, expliqua Gurder. Des lumières qui clignotent, de la musique et tout et tout. Et la radio aussi, c’est le Truc qui dit ça.

— Vous n’avez pas essayé de leur répondre ? demanda Masklinn.

— Non. J’ai rien de spécial à leur dire, répondit Angalo.

Il toqua avec les phalanges contre le Truc.

— Alors, gros malin ? Si ce n’est pas moi qui conduis, qui va s’en charger ?

— Moi.

— Comment tu vas faire ?

— Il y a un creux à côté du siège.

— Je le vois. Il a à peu près ta taille.

— Glisse-moi dedans.

Angalo haussa les épaules, saisit le Truc. La boîte noire se coula aisément dans le logement jusqu’à ce que seul son sommet en dépasse.

— Dis donc, euh !… fit Angalo. Tu ne veux pas que je fasse quelque chose ? Mettre les essuie-glaces en marche, je ne sais pas, moi… Je me sens tout bête, assis là à ne rien faire.

Le Truc parut ne pas l’avoir entendu. Sa lumière clignota un instant comme s’il se mettait à l’aise, à sa façon de mécanique. Puis, il déclara, d’une voix beaucoup plus grave que d’habitude :

— Parfait.

Les lumières s’allumèrent à travers tout le Vaisseau. Elles partaient du Truc telle une vague ; des panneaux se mirent à scintiller comme de petits cieux piqués d’étoiles, de grands luminaires au plafond s’éveillèrent, on entendit au loin des chocs et des bourdonnements, tandis que l’électricité revenait à la vie et que l’air prenait le parfum des orages.

— On dirait le Grand Magasin au moment du Fêtons Noël, dit Gurder.

— Tous les systèmes en ordre de marche, tonna le Truc. Annoncez notre destination.

— Hein ? dit Masklinn. Et arrête de crier.

— Où allons-nous ? demanda le Truc. Il faut que tu nommes notre destination.

— Elle porte déjà un nom. C’est la carrière, non ? répondit Masklinn.

— Où se trouve-t-elle ?

— Elle est… (Masklinn agita un bras, dans une direction indéterminée.) Ben, quelque part par là.

— Dans quelle direction ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Combien de directions y a-t-il ?

— Truc, est-ce que tu es en train de nous dire que tu ne connais pas le chemin de la carrière ? s’enquit Gurder.

— C’est exact.

— On est perdus ?

— Pas du tout. Je sais exactement sur quelle planète nous nous trouvons.

— Mais non, on n’est pas perdus, déclara Gurder. On est ici. On sait où l’on est. C’est juste qu’on ne sait pas où l’on n’est pas.

— Et si tu montais assez haut ? Tu ne pourrais pas trouver la carrière ? suggéra Angalo. On devrait l’apercevoir, d’en haut.

— Très bien.

— Je peux le faire ? supplia Angalo. S’il te plaît ?

— Alors appuie avec le pied gauche et tire le levier vert en arrière, fit le Truc.

On entendit moins de bruit qu’un changement de silence. Un instant, Masklinn eut l’impression de peser plus lourd, mais ce sentiment ne dura pas.

L’image sur l’écran se réduisit.

— Alors là, voilà ce que j’appelle voler, lança Angalo, radieux. Pas de bruit, pas de battements d’ailes idiots.

— Oui. Et Pionn, où est-il ? demanda Masklinn.

— Il est allé se promener, répondit Gurder. Je crois qu’il est parti chercher quelque chose à manger.

— Sur un engin où il n’y a eu aucun gnome pendant quinze mille ans ?

Gurder eut un haussement d’épaules.

— Qui sait ? Il reste peut-être quelque chose qui traîne au fond d’un placard. Masklinn, je voudrais avoir une petite discussion avec toi.

— Oui ?

Gurder se rapprocha de lui et jeta un coup d’œil à Angalo par-dessus son épaule. Le gnome était vautré sur le siège du poste de commande, une expression de satisfaction béate répandue sur son visage.

Gurder baissa la voix.

— On ne devrait pas faire ça, dit-il. Je sais que c’est terrible à dire, après tout ce que nous avons vécu. Mais ce Vaisseau n’est pas à nous, en fin de compte. Il appartient à tous les gnomes, partout.

Il parut soulagé en voyant que Masklinn opinait du chef.

— Il y a un an, tu ne croyais même pas à l’existence d’aucun gnome, nulle part.

Gurder parut contrit.

— Oui, bon… c’est du passé. Parlons du présent. Je ne sais plus en quoi il faut croire, sinon qu’il doit exister des milliers de gnomes dont nous ne savons rien. Si ça se trouve, il y en a même d’autres qui vivent dans des Grands Magasins ! Nous sommes simplement ceux qui ont eu la chance de détenir le Truc. Et par conséquent, si on s’en va avec le Vaisseau, il ne leur restera plus aucun espoir.

— Je sais, je sais, se désola Masklinn. Mais que faire ? C’est nous qui avons besoin du Vaisseau, pour l’instant. Et d’ailleurs, comment pourrait-on retrouver tous ces gnomes ?

— Nous avons le Vaisseau !

Masklinn indiqua de la main l’écran, où le paysage se déployait pour se fondre dans la brume.

— Ça prendrait un temps infini pour trouver des gnomes là en bas. Et on n’y parviendrait même pas avec le Vaisseau. Il faudrait faire ça à terre. Les gnomes se cachent ! Vous autres, dans le Grand Magasin, vous ignoriez l’existence de mon groupe, et nous ne vivions qu’à quelques kilomètres de chez vous. Nous n’avons rencontré la tribu de Pionn que par un simple accident. D’ailleurs… (Il ne résista pas au plaisir de taquiner Gurder.) Il y a aussi un problème plus profond. Tu sais bien comment nous sommes, nous autres gnomes. Ceux qu’on rencontrerait ne croiraient même pas au Vaisseau, si ça se trouve.

Il regretta immédiatement ses paroles. Il n’avait jamais vu Gurder paraître si malheureux.

— C’est vrai, déclara l’Abbé. Moi, je n’y aurais pas cru. Et je ne suis pas encore bien sûr d’y croire, alors que je me trouve à son bord.

— Peut-être que quand on aura déniché un endroit où s’établir, on pourra renvoyer le Vaisseau ramasser tous les gnomes qu’on trouvera, suggéra Masklinn. Je suis sûr que ça plairait à Angalo.

Les épaules de Gurder commencèrent à trembler. Un instant, Masklinn crut que le gnome était en train de rire, puis il vit les larmes couler sur le visage de l’Abbé.

— Hem !… dit-il, ne sachant que dire d’autre.

Gurder se détourna.

— Excuse-moi, dit-il. C’est juste que… tout change tellement vite. Pourquoi est-ce que les choses ne peuvent pas rester cinq minutes en place ? Chaque fois que je commence à bien comprendre une idée, elle change du tout au tout et je passe pour un imbécile ! Tout ce que je demande, c’est de pouvoir croire en quelque chose de réel ! Quel mal y a-t-il à ça ?

— Je crois qu’il faut avoir un esprit flexible, dit Masklinn, qui comprit au moment où il prononçait ces mots qu’ils n’allaient pas servir à grand-chose.

— Flexible ? Flexible ? J’ai la cervelle tellement flexible que je pourrais me la sortir par les oreilles pour la nouer sous mon menton ! rétorqua sèchement Gurder. Et ça ne m’a pas beaucoup aidé, crois-moi sur parole ! J’aurais mieux fait de croire à tout ce qu’on m’a appris quand j’étais enfant ! Au moins, je ne serais passé pour un idiot qu’une seule fois ! Mais là, je me trompe tout le temps !

Il s’engagea d’un pas furieux dans un des couloirs.

Masklinn le regarda s’éloigner. Ce n’était pas la première fois qu’il souhaitait lui-même pouvoir croire en quelque chose avec la ferveur de Gurder, afin d’avoir quelqu’un à qui se plaindre de la vie qu’il menait. Il aurait aimé revenir en arrière – oui, même dans son terrier. La vie n’y avait pas été si terrible, sauf qu’il faisait froid, qu’on n’était jamais au sec, et qu’on se faisait sans cesse dévorer. Mais au moins, il avait été aux côtés de Grimma. Ils auraient eu froid et faim ensemble et auraient été mouillés tous les deux. Il ne se serait pas senti si abandonné…

Un mouvement se produisit près de lui. C’était Pionn, qui portait un plateau de ce qui devait être… des fruits, décida Masklinn. Il laissa de côté sa solitude pour l’instant et s’aperçut que sa fringale n’attendait qu’une occasion de se manifester. Il n’avait jamais vu de fruits de cette forme et de cette couleur.

Il prit une tranche sur le plateau offert. Ça avait un goût de citron et de noisette.

— Ça s’est bien conservé, étant donné les circonstances, fit-il remarquer, un peu pris de court. Où as-tu trouvé ça ?

En fait, cela venait d’une machine, dans un couloir tout proche. Son fonctionnement paraissait assez simple. Il y avait des centaines d’images différentes de choses à manger. Quand on en touchait une, on entendait un ronronnement bref et la nourriture tombait sur un plateau par une ouverture. Masklinn appuya sur quelques images au hasard et obtint plusieurs variétés de fruits, une espèce de légume qui couinait dans la main et un morceau de viande qui avait un goût proche du saumon fumé.

— Je me demande comment il fait ça ? s’interrogea-t-il à haute voix.

Une voix dans le mur derrière lui expliqua :

— Si je te parlais de démantelage moléculaire relayé par un réassemblage à partir d’une gamme étendue de matériaux de base, est-ce que tu comprendrais ?

— Non, reconnut franchement Masklinn.

— Eh bien alors, c’est la Science qui le fait marcher.

— Ah bon ? Oh ! ben, dans ce cas, c’est parfait. C’est bien toi, Truc, non ?

— Oui.

Mâchouillant sa viande/poisson, Masklinn regagna benoîtement la salle de contrôle et proposa un peu de nourriture à Angalo. Le grand écran ne montrait que des nuages.

— C’est pas là-dedans qu’on verra la carrière, constata-t-il.

Angalo tira légèrement un levier vers l’arrière. La sensation d’un poids accru régna brièvement.

Ils contemplèrent l’écran.

— Mince ! fit Angalo.

— Ça me rappelle quelque chose, observa Masklinn.

Il tapota ses vêtements jusqu’à ce qu’il retrouve la carte pliée, froissée qu’ils avaient emportée avec eux depuis le Grand Magasin.

Il l’étala et ses yeux allèrent de la carte à l’écran.

— Tu as la moindre idée de ce que ça peut être ?

— Non, mais je sais comment on en nomme certaines parties, répondit Masklinn. Celle-là, épaisse en haut et toute mince en bas, on l’appelle Amérique du Sud. Regarde, elle ressemble à la carte. Sauf qu’il devrait y avoir les mots « Amérique du Sud » écrits dessus.

— Mais je ne vois toujours pas la carrière.

Masklinn contempla l’image en face d’eux. Amérique du Sud. Grimma en avait parlé, non ? C’est là que vivaient les grenouilles dans leurs fleurs. Elle avait dit que, quand on connaissait l’existence de choses comme les grenouilles qui vivent dans des fleurs, on n’était plus le même.

Il commençait à comprendre ce qu’elle avait voulu dire.

— Laissons tomber la carrière un moment, dit-il. Ça peut attendre.

— Nous devrions aller là-bas le plus vite possible, pour le bien de tous.

Masklinn y réfléchit un instant. C’était la vérité, il devait le reconnaître. N’importe quoi pouvait arriver en ce moment, chez eux. Il fallait ramener le Vaisseau rapidement, pour le bien de tous.

Et puis, il se dit : J’agis depuis longtemps pour le bien de tous. Pour une fois, une seule, je vais faire quelque chose pour mon propre compte. Je ne crois pas que nous réussissions à trouver d’autres gnomes avec ce Vaisseau, mais au moins, des grenouilles, je sais où en trouver.

— Truc, dit-il, conduis-nous en Amérique du Sud. Et sans discussion.

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