Concorde : C’est deux fois plus rapide qu’une balle de revolver et on y mange du saumon fumé.
Se faufiler par un interstice du tuyau-pour-monter-les-humains-à-bord-de-l’avion s’avéra moins délicat que d’affronter ce qui les attendait de l’autre côté.
Dans les hangars de la carrière, le sol avait été fait de planches nues ou de terre battue. Dans les bâtiments de l’aéroport, c’étaient des carrés d’un genre de pierre polie. Mais ici…
Gurder se jeta à plat ventre et y enfouit le nez.
— Moquette ! s’écria-t-il, au bord des larmes. Moquette ! J’ai cru que je ne te reverrais jamais !
— Allons, relève-toi ! grommela Angalo, gêné de la conduite de l’Abbé devant quelqu’un qui, même s’il était un excellent ami, n’était pas né dans le Grand Magasin.
Gurder se remit debout avec gaucherie.
— Désolé, marmonna-t-il en s’époussetant. Je ne sais pas ce qui m’a pris, tout d’un coup. Ça m’a rappelé le bon vieux temps, c’est tout. De la véritable moquette ! Je n’en avais plus vu depuis des mois.
Il se moucha bruyamment.
— Ah ! il y avait de belles moquettes, dans le Grand Magasin, tu sais. Très belles. Certaines étaient ornées de motifs.
Masklinn leva les yeux vers les profondeurs du tube. Elles ressemblaient à un couloir du Grand Magasin, brillamment éclairé.
— Avançons, suggéra-t-il. Nous sommes trop à découvert, ici. Truc, où sont donc les humains ?
— Ils ne devraient pas tarder à arriver.
— Mais comment est-ce qu’il sait ça ? se lamenta Gurder.
— Il écoute les autres machines.
— Il y a aussi un grand nombre d’ordinateurs à bord de cet avion.
— Oh ! parfait, commenta Masklinn machinalement. Ça va te faire quelqu’un à qui parler, alors.
— Ils sont complètement idiots, rétorqua le Truc, qui réussit à exprimer son dédain sans véritablement posséder quoi que ce soit pour le manifester.
À quelque distance de là, le couloir débouchait sur un nouvel espace. Masklinn aperçut un rideau, et ce qui ressemblait au bord d’un siège.
— Bon, vas-y Angalo, passe devant. Je sais que tu en meurs d’envie.
Deux minutes s’étaient écoulées.
Le trio était assis sous un siège.
Masklinn n’avait jamais vraiment imaginé à quoi pouvait ressembler l’intérieur d’un avion. Il avait passé des journées entières au sommet de la falaise, derrière la carrière, à les regarder décoller. Bien entendu, il supposait qu’il y avait des humains à l’intérieur. Il y a des humains partout. Mais un intérieur d’avion… il n’avait jamais beaucoup réfléchi à ce problème. S’il y avait des objets qui semblaient n’être composés que de parties extérieures, c’étaient bien les avions en vol.
Mais le choc avait été trop fort pour Gurder. Il sanglotait.
— Des lumières électriques ! gémissait-il. Et encore de la moquette ! Et de grands fauteuils moelleux ! Ils sont même garnis de napperons ! Et on ne voit de boue nulle part ! Il y a même des panneaux !
— Allons, allons, répétait Angalo, désemparé, en lui tapotant l’épaule. D’accord, je sais, je sais, il était très bien, ce Grand Magasin.
Il leva les yeux vers Masklinn.
— Tu admettras quand même que ça fait un coup, fit-il. Je m’attendais… je ne sais pas, à des fils de fer, des tuyaux, des leviers épatants, des trucs comme ça. Mais pas à quelque chose qui ressemble au rayon Mobilier d’Arnold Frères !
— Il ne faudrait pas rester ici, répondit Masklinn. Les humains ne vont pas tarder à envahir les lieux. Rappelez-vous ce qu’a annoncé le Truc.
Ils aidèrent Gurder à se relever et, en l’encadrant, trottinèrent entre les rangées de fauteuils. Mais l’endroit différait du Grand Magasin par un détail important, constata Masklinn. Il manquait de cachettes. Dans le Grand Magasin, on trouvait toujours quelque chose derrière quoi, sous quoi ou dans quoi se cacher…
Il percevait déjà une rumeur au loin. Ils finirent par découvrir un espace derrière un rideau, dans une section de l’avion qui ne comportait pas de sièges. Masklinn y rentra en rampant, en poussant le Truc devant lui.
La rumeur était désormais proche. Très proche. Il tourna la tête et vit un pied humain à quelques centimètres de lui.
Au fond de l’interstice, la paroi de métal était percée d’un trou par lequel passaient quelques fils électriques de bonne taille. Le trou était juste assez grand pour qu’Angalo et Masklinn s’y faufilent, juste assez grand pour qu’un Gurder affolé y passe, si les deux autres le tiraient par les bras. L’espace n’était pas énorme, mais enfin on ne les trouverait pas là.
Et en plus, ils n’y voyaient rien. Ils étaient couchés les uns sur les autres dans la pénombre, en essayant de s’installer de façon confortable sur les fils.
Au bout d’un moment, Gurder annonça :
— Ça commence à aller mieux.
Masklinn opina.
Tout autour d’eux régnait le bruit. De très loin en dessous d’eux monta une série de clongs métalliques. On entendit un lugubre mugissement de voix humaines, suivi d’une secousse.
— Truc ? demanda-t-il à mi-voix.
— Oui ?
— Que se passe-t-il ?
— L’avion se prépare à prendre son essor.
— Ah oui !…
— Est-ce que tu sais ce que ça veut dire ?
— Euh ! non. Pas vraiment.
— Il va voler dans les airs. L’essor, c’est le vol. Il va prendre son essor, ça veut dire qu’il va prendre son vol.
Masklinn put entendre le souffle court d’Angalo.
Il s’installa aussi bien que possible entre la paroi métallique et le pesant écheveau de fils électriques, le regard perdu dans les ténèbres.
Les gnomes restèrent silencieux. Au bout d’un moment, ils perçurent une petite secousse et une impression de mouvement.
Il ne se passa rien d’autre. La situation continua à ne pas évoluer.
Au bout d’un certain temps, Gurder, la voix chevrotant de terreur, demanda :
— Est-ce qu’il est trop tard pour descendre, si nous… ?
Un brusque tonnerre acheva la phrase à sa place. Un grondement sourd fit tout trembler autour d’eux, de façon très mesurée, mais très ferme.
Puis suivit un moment d’attente pesante, comme ce que doit ressentir la balle entre le moment où on la lance et celui où elle commence à redescendre, et quelque chose s’empara d’eux trois pour les agglomérer en un tas gigotant. Le sol se mit en tête de devenir le mur.
Les gnomes se cramponnèrent l’un à l’autre, échangèrent un bref coup d’œil et se mirent à hurler.
Au bout d’un moment, ils s’arrêtèrent. Continuer paraissait assez superflu. En plus, ils avaient besoin de reprendre leur souffle.
Très graduellement, le plancher redevint un sol convenable et ne manifesta plus l’ambition d’évoluer en mur.
Masklinn repoussa le pied qu’Angalo avait posé en travers de sa gorge.
— Je crois que nous volons, annonça-t-il.
— C’était donc ça ? répondit Angalo d’une petite voix. Ça paraissait plus gracieux, vu du sol.
— Quelqu’un est blessé ?
Gurder se remit en position verticale.
— Je suis couvert de bleus, déplora-t-il.
Il s’épousseta. Et puis, comme rien ne peut changer la nature gnomique, il ajouta :
— Il y a quelque chose à manger dans les parages ?
La question de la nourriture ne les avait pas effleurés.
Masklinn tourna la tête vers le tunnel de fils électriques qui se trouvait derrière lui.
— On n’a peut-être pas besoin de manger, supputa-t-il sans conviction. Combien de temps pour arriver en Floride. Truc ?
- Le commandant de bord vient juste d’annoncer que le voyage prendrait six heures et quarante-cinq minutes[2] répondit le Truc.
— Mais on va mourir de faim ! s’exclama Gurder.
— On va peut-être trouver du gibier, proposa Angalo avec un vague espoir.
— Ça m’étonnerait, fit Masklinn. L’endroit ne me semble pas être du genre à abriter des souris.
— Les humains doivent avoir de la nourriture, suggéra Gurder. Ils en ont toujours.
— J’étais sûr que tu allais dire ça, soupira Angalo.
— C’est une simple question de bon sens.
— Je me demande si on peut regarder par les fenêtres ? dit Angalo. J’aimerais bien voir à quelle vitesse on va. Les arbres et tout ça en train de filer à toute vitesse, hein ?
— Minute, intervint Masklinn avant que la situation ne dégénère. On va patienter un peu, d’accord ? Le temps de se calmer. De se reposer. Et ensuite, peut-être qu’on ira chercher de quoi manger.
Ils se rassirent. Enfin, ici au moins, il faisait bon et sec. Au temps où il vivait dans son terrier de l’accotement, Masklinn avait bien trop souvent dormi dans le froid et l’humidité pour laisser filer une chance de profiter de la chaleur et du sec.
Il s’assoupit…
Prendre son essor…
Son… essor…
Qui sait ? Il y avait peut-être des centaines de gnomes qui vivaient dans les aéroplanes, de la même façon que d’autres avaient vécu dans le Grand Magasin. Peut-être menaient-ils leur vie quelque part sous la moquette du plancher, tout en se laissant transporter vers tous ces lieux dont Masklinn avait lu le nom sur la seule carte que les gnomes aient jamais trouvée. Elle figurait dans un agenda de poche, et les noms de pays lointains inscrits sur sa surface sonnaient de façon magique – Afrique, Australie, Chine, Équateur, made in Hong Kong, Islande…
Peut-être qu’ils n’avaient jamais regardé par la fenêtre. Peut-être qu’ils n’avaient jamais imaginé qu’ils se déplaçaient.
Était-ce ce que Grimma voulait dire en racontant ses histoires de grenouilles qui vivent dans les fleurs ? se demanda-t-il. Elle avait lu ça dans un livre. On pouvait passer toute son existence dans un seul endroit étriqué et y voir un Univers entier. Le problème, c’est que Masklinn n’était pas de très bonne humeur, à l’époque. Il n’avait pas voulu écouter ce qu’elle lui disait.
Ceci dit, pas d’erreur : il était bel et bien sorti de sa fleur…
La grenouille avait fait venir d’autres jeunes grenouilles jusqu’au passage entre les pétales, au bord de l’univers de la fleur.
Elles regardaient la branche. Il n’y avait pas une seule fleur, là-bas, mais des dizaines, bien que les grenouilles ne sachent pas formuler de tels concepts, étant incapables de compter plus loin que un.
Elles voyaient beaucoup de un.
Elles les contemplaient. S’il est une activité pour laquelle les grenouilles ont d’excellentes prédispositions, c’est bien la contemplation.
La réflexion, par contre… On aimerait pouvoir prétendre que les grenouilles naines réfléchirent longtemps à cette nouvelle fleur, à la nécessité de partir en expédition de reconnaissance, à l’idée que le monde ne se limitait pas à une mare bordée de pétales.
Mais en fait, le résultat de leur cogitation, ce fut :
— .-.-.mipmip.-.-.-.-.mipmip.-.-.-.
Mais ce qu’elles ressentaient était trop gigantesque pour qu’une seule fleur puisse en être le réceptacle.
Lentement, doucement, sans savoir tout à fait pourquoi elles agissaient ainsi, elles se laissèrent tomber sur la branche.
Le Truc émit un bip poli.
— Ça vous intéressera peut-être de savoir que nous venons de franchir le mur du son. Ce qui a dû produire un bang considérable.
Masklinn se retourna avec lassitude vers ses compagnons.
— Bon, allez, avouez. Qu’est-ce que vous avez encore fait, comme bêtise ?
— Hé ! c’est pas la peine de me regarder comme ça, protesta Angalo. J’ai touché à rien.
Masklinn se rendit à quatre pattes jusqu’en bordure du trou et jeta un coup d’œil.
Dehors, il y avait des pieds d’humains. D’humaines, à première vue. En général, c’étaient elles qui portaient les chaussures les moins pratiques.
On pouvait apprendre beaucoup de choses sur les humains en examinant leurs chaussures. La plupart du temps, d’ailleurs, c’était la seule chose que les gnomes voyaient. Le reste de l’anatomie humaine, d’ordinaire, se résumait pour eux au mauvais bout d’une paire de narines, aperçue très haut.
Masklinn huma l’atmosphère.
— Il y a à manger quelque part, annonça-t-il.
— Quel genre ? s’inquiéta Angalo.
— On s’en fiche, coupa Gurder en l’écartant de son chemin. Quoi que ce soit, je vais le manger.
— Recule ! trancha Masklinn en plaçant le Truc de force entre les mains d’Angalo. C’est moi qui vais y aller ! Angalo, empêche-le de bouger de là !
Il jaillit du trou, fila en direction du rideau et se glissa derrière cet abri. Au bout de quelques secondes, il avança la tête juste assez loin pour laisser dépasser un œil et un sourcil froncé.
La pièce était une espèce d’endroit à nourriture. Des humaines sortaient du mur des plateaux chargés de victuailles. L’odorat gnomique est plus fin que celui d’un renard ; Masklinn avait du mal à ne pas saliver. Il dut le reconnaître – faire pousser des choses, c’est bien joli, mais ce qu’on obtenait n’était pas à la hauteur de la nourriture qu’on trouvait dans les parages des humains.
Une des humaines posa le dernier plateau sur un chariot et le poussa devant Masklinn. Les roulettes étaient presque aussi grandes que lui.
Quand le véhicule passa en couinant, Masklinn bondit hors de son refuge pour s’accrocher à l’engin, se frayant un passage entre les bouteilles. C’était une bêtise, il le savait. Mais tout plutôt que d’être coincé dans un trou en compagnie de deux idiots.
D’interminables rangées de chaussures. Des noires, des marron. Lacées, délacées. Un assez grand nombre sans pieds dedans, parce que les humains s’étaient déchaussés.
Masklinn leva les yeux tandis que le chariot poursuivait sa route. D’interminables rangées de jambes. Quelques-unes en jupe, mais la plupart gainées de pantalons.
Masklinn leva les yeux encore plus haut. Les gnomes avaient rarement l’occasion de voir des humains assis.
D’interminables rangées de corps, couronnés d’interminables rangées de têtes, avec des visages sur le devant. D’interminables rangées de…
Masklinn se tassa derrière les bouteilles.
Richard Quadragénaire le regardait.
C’était le visage qu’il avait vu sur le journal. Forcément. Il y avait la petite barbe, la bouche qui souriait avec des tas de dents. Et les cheveux qu’on aurait dits sculptés avec lyrisme dans un matériau brillant, et non pas poussés comme chez tout le monde.
Le Petit-Fils Richard Quadragénaire.
Le visage le fixa un moment, avant de se détourner.
Il n’a pas pu m’apercevoir, se répéta Masklinn. Je suis bien caché, ici.
Que va dire Gurder quand je lui raconterai ça ?
Il va en perdre les pédales, pas de doute.
Je crois que je vais garder ça pour moi quelque temps. Oui, excellente idée. On a assez de soucis comme ça pour le moment.
Quadragénaire. Soit ils changent de nom, dans la famille (et je ne crois pas que ce soit le cas), soit c’est une façon qu’ont les journaux de dire qu’il a quarante ans. Il est presque à moitié aussi vieux que le Grand Magasin. Et les gnomes du Grand Magasin prétendent que celui-ci remonte à l’origine des temps. Je sais bien que c’est impossible, mais…
Je me demande… Ça fait quelle impression de vivre presque éternellement ?
Il fouilla plus avant dans les objets qui encombraient le plateau. Des bouteilles, surtout, mais il y avait également quelques sachets remplis de machins noduleux un peu moins gros que le poing de Masklinn. Il attaqua le papier à coups de couteau jusqu’à ce qu’il ait ouvert un trou assez grand pour en retirer un machin.
Une cacahuète salée. Bon, c’était déjà un début.
Il empoignait le sachet quand une main se tendit et passa.
Elle était si proche qu’il aurait pu la toucher.
Elle était si proche qu’elle aurait pu le toucher.
Il vit le rouge des ongles glisser près de lui, se refermer lentement sur un autre sachet de cacahuètes, avant de se retirer.
Plus tard, Masklinn songea que la distributrice de nourriture ne l’aurait jamais vu. Elle avait simplement tendu la main vers le plateau pour attraper ce qu’elle savait y être, et Masklinn n’en faisait très certainement pas partie.
Mais il arriva à cette conclusion plus tard. Sur le moment, alors qu’une main d’humaine lui frôlait la tête, la situation lui parut bien différente. À toutes jambes, il sauta du chariot, atterrit en roulé-boulé sur la moquette et se réfugia sous le siège le plus proche.
Il ne prit même pas le temps de reprendre sa respiration. L’expérience le lui avait enseigné : arrêtez-vous pour prendre votre souffle, et ce sont les bestioles qui vous prendront. Il fonça de siège en siège, esquivant les pieds géants, les chaussures vides, les journaux et les sacs à main jonchant le sol. Quand il franchit la portion d’allée qui le séparait de l’endroit à nourriture, il n’était plus qu’une silhouette floue, même selon les critères gnomiques. Il ne s’arrêta même pas, il sauta et enjamba le trou sans toucher les bords.
— Une cacahuète ? s’exclama Angalo. Pour trois personnes ? Mais ça ne fait même pas une bouchée chacun !
— Tu as mieux à proposer ? rétorqua Masklinn sur un ton acide. Tu as envie d’aller voir la distributrice de nourriture pour lui expliquer qu’il y a trois personnes ici qui meurent de faim ?
Angalo le regarda fixement. Masklinn avait retrouvé son souffle, mais il avait encore le visage tout rouge.
— Tu sais quoi ? Ça vaudrait peut-être le coup d’essayer, répondit-il.
— Hein ?
— Ben, si t’étais un humain, tu t’attendrais à trouver des gnomes dans un avion ?
— Bien sûr que non…
— Et si tu en voyais un, je parie que tu serais épaté, non ?
— Attends… Tu ne suggérerais quand même pas qu’on se montre délibérément à un humain ? intervint Gurder, soupçonneux. On n’a jamais fait ça, tu le sais bien.
— Ça a failli arriver il y a un instant, fit Masklinn. Et pas question que je recommence avant longtemps !
— On a toujours préféré mourir de faim autour d’une unique cacahuète, c’est ça que tu veux dire ?
Gurder considéra d’un œil caressant le fragment de cacahuète au creux de sa main. Certes, ils avaient mangé des cacahuètes dans le Grand Magasin. Au temps du Fêtons Noël, quand le Rayon Alimentation était bourré de choses qu’on ne voyait pas en temps ordinaire en d’autres saisons, elles concluaient agréablement un repas. Et très probablement, de la même façon, elles entamaient agréablement un repas. Mais à elles seules, elles ne constituaient pas agréablement un repas entier.
— Bon, c’est quoi, ton plan ? demanda-t-il sur un ton de capitulation.
Une humaine distributrice de nourriture était en train de prendre des plateaux sur une étagère quand un mouvement lui fit lever les yeux. Elle tourna très lentement la tête.
Une toute petite créature noire descendait au niveau de son oreille.
La nouvelle venue enfonça ses pouces minuscules dans ses petites oreilles, agita les doigts et tira la langue.
— Flllbllblbbll, fit Gurder.
Le plateau que tenait l’humaine s’écrasa devant elle sur le sol. Elle poussa un long cri qui ressemblait à une corne de brume soprano et recula, levant les mains vers sa bouche. Finalement, elle tourna les talons, avec la lenteur majestueuse d’un arbre qui s’abat, et s’enfuit derrière les rideaux.
Quand elle revint, en compagnie d’un autre humain, la silhouette minuscule avait disparu.
Ainsi qu’une bonne partie de la nourriture.
— Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai mangé du saumon fumé, confia Gurder avec bonheur.
— Mmm ! répondit Angalo.
— Il ne faut pas manger ça comme ça, le gronda Gurder. On ne se bourre pas la bouche avant de couper tout ce qui dépasse. Que vont penser les gens ?
— Gn’a pershonne ichi, répliqua Angalo de façon peu distincte. Gn’a que Mashklinn et toi.
Masklinn découpa le couvercle d’un récipient de lait qui avait pratiquement la taille d’un gnome.
— Ça va déjà mieux, non ? constata Gurder. De la nourriture convenable dans des boîtes et des trucs comme ça ; naturelle, quoi. Qu’on ne doit pas débarrasser de sa terre, comme on le faisait dans la carrière. En plus, c’est confortable, ici, il fait chaud. C’est vraiment la seule façon civilisée de voyager. Quelqu’un veut encore de… (il tapota un plat du doigt, indécis quant à sa nature)… de ça ?
— Ça a quel goût ? demanda Masklinn après que Gurder en eut mâché un bout.
— Un goût rosâtre[3], répondit Gurder.
— Quelqu’un a envie de finir par la cacahuète ? demanda Angalo avec un large sourire. Non ? Bon, alors, je la jette ?
— Non ! intervint Masklinn. (Ils le dévisagèrent.) Désolé, reprit-il. Mais il ne faut pas, c’est vrai. C’est pas bien de gaspiller la nourriture.
— C’est un péché, minauda Gurder.
— Ohh ! un péché, je ne sais pas, reprit Masklinn. Mais c’est idiot. Range-la dans ton sac. On ne sait jamais, on en aura peut-être besoin un jour.
Angalo s’étira et bâilla.
— J’aimerais bien me débarbouiller un brin.
— Je ne vois pas d’eau, reconnut Masklinn. Il y a probablement un évier ou des toilettes quelque part, mais je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où chercher.
— À propos de toilettes… glissa Angalo.
— Je t’en prie, va-t’en à l’autre bout du tuyau, protesta Gurder.
— Et évite tout contact avec des fils électriques, suggéra le Truc.
Angalo, l’air surpris, hocha la tête et s’éloigna à quatre pattes dans les ténèbres.
Gurder bâilla et étira les bras.
— La distributrice de nourriture ne risque pas de se mettre à notre recherche ? demanda-t-il.
— Je ne crois pas, répondit Masklinn. Quand on vivait au Dehors, avant de trouver le Grand Magasin, je suis certain que des humains nous ont parfois aperçus. Je ne pense pas qu’ils en aient vraiment cru leurs yeux. Ils ne fabriqueraient pas des ornements de jardin aussi bizarres s’ils savaient à quoi ressemble vraiment un gnome.
Gurder plongea les mains dans sa chasuble et en tira l’image de Richard Quadragénaire. Même à la faible clarté filtrant par le goulet, Masklinn reconnut l’humain du siège. Il n’avait pas de marques sur le visage à force d’être plié, et il n’était pas constitué de centaines de petits points ronds, mais à part ça…
— Tu crois qu’il est par là, quelque part ? demanda Gurder sur un ton rêveur.
— Possible. Possible, répondit Masklinn, très mal à l’aise. Mais, écoute, Gurder… peut-être qu’Angalo exagère un peu, mais il a raison. Il se peut que Richard Quadragénaire soit un simple humain. Il n’est pas impossible que ce soient des humains qui aient bâti le Grand Magasin, à la seule intention des humains. Tes ancêtres sont allés s’y installer parce que… eh bien, parce qu’il y faisait chaud et sec. Et…
— Je te préviens, tu parles dans le vide, déclara Gurder. Je ne vais pas t’écouter me raconter que nous sommes simplement des machins comme les rats et les souris. Nous sommes à part.
— Le Truc est tout à fait catégorique. Selon lui, nous venons d’ailleurs, Gurder, insista Masklinn sur un ton contrit.
L’Abbé replia la photographie.
— Rien ne le prouve, ni dans un sens, ni dans l’autre, fit-il. Ça n’a aucune importance.
— Pour Angalo, savoir si c’est la vérité a beaucoup d’importance.
— Je ne vois pas pour quelle raison. Il n’y a pas une vérité unique. (Gurder haussa les épaules.) Je peux t’annoncer : tu n’es qu’un assemblage de poussière, de jus divers, d’os et de cheveux, et ce sera la vérité. Mais je peux également dire : tu es quelque chose qui existe dans ta tête et s’en va à ta mort. Et ça aussi, ça sera la vérité. Demande donc au Truc.
Des lumières de couleur dansèrent à la surface du Truc.
Masklinn parut outré.
— Mais je ne lui ai jamais posé ce genre de question, s’offusqua-t-il.
— Et pourquoi pas ? C’est bien la première question que je lui poserais, moi.
— Il va probablement me répondre quelque chose comme : « opération impossible », ou « paramètres inopérants ». Il dit toujours ça quand il ne connaît pas la réponse et ne veut pas l’admettre. Truc ?
Le Truc ne réagit pas. Les rais de lumière se modifièrent.
— Truc ? insista Masklinn.
— Je surveille les communications.
— Il fait souvent ça quand il s’embête, expliqua Masklinn à Gurder. Il reste planté là et il écoute les messages invisibles dans l’air. Écoute-moi, Truc. C’est important. Nous voudrions…
Les lumières dansèrent. Un grand nombre passa au rouge.
— Truc ! Nous…
Le Truc produisit le petit cliquetis qui était l’équivalent d’un raclement de gorge.
— On vient d’apercevoir un gnome dans la cabine de pilotage.
— Mais écoute-nous donc, Truc, nous… hein ?
— Je répète : on vient d’apercevoir un gnome dans cabine de pilotage.
Masklinn regarda comme un fou autour de lui.
— Angalo ?
— La probabilité est très loin d’être négligeable.