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Grenouilles : Certains pensent qu’il est important de connaître les grenouilles. Elles sont petites et toutes vertes, parfois jaunes, et elles ont quatre pattes. Elles coassent. Les petites grenouilles s’appellent des têtards. À mon avis, c’est tout ce qu’on a besoin de savoir sur les grenouilles.

Encyclopédie scientifique pour l’édification des jeunes gnomes curieux,

par Angalo de Konfection


Repérez une planète bleue…

Mise au point

Voici une planète. Sa surface est en majorité couverte d’eau, mais on l’appelle quand même la Terre.

Repérez un pays…

Mise au point

… sous le soleil, du bleu, du vert et du brun, et de longues traînées de nuages que déchiquettent les montagnes…

Mise au point

… sur une montagne, verte et ruisselante, et voici un…

Mise au point

… arbre, chargé de mousse et couvert de fleurs et…

Mise au point

… sur une fleur qui contient une petite mare. C’est une broméliacée épiphyte.

Ses feuilles – mais ce pourrait être des pétales – frémissent à peine quand trois minuscules grenouilles très dorées se hissent à leur hauteur et contemplent avec stupeur l’eau fraîche et claire. Deux d’entre elles regardent leur chef, attendant de lui une déclaration historique à la mesure de l’événement.

Ce sera « .-.-.mipmip.-.-. ».

Puis elles se laissent glisser le long de la feuille jusque dans l’eau.

Si les grenouilles savent faire la différence entre le jour et la nuit, leurs notions de temps restent assez floues. Elles savent que certains événements se produisent après d’autres. Des grenouilles vraiment intelligentes peuvent se demander si quelque chose empêche que tout se passe simultanément, mais ça ne va jamais plus loin.

Aussi, il est difficile de savoir, d’un point de vue de grenouille, combien de temps s’écoula avant qu’une nuit inhabituelle tombe en plein milieu de la journée…

Une grande ombre noire se déplaça au sommet des arbres et s’arrêta. Au bout d’un moment, on perçut des voix. Les grenouilles les entendirent, bien qu’elles ne sachent pas ce qu’elles disaient, ni même ce qu’elles étaient. Ce n’était pas le genre de voix dont les grenouilles avaient l’habitude.

Ce qu’elles entendirent, ce fut à peu près ceci :

— Y en a combien de montagnes, enfin ? Franchement, c’est ridicule ! Il n’y a pas besoin d’en avoir autant ! Moi, je dis que c’est du gaspillage. Une seule aurait largement suffi. Une montagne de plus et je deviens fou. Et il va falloir en fouiller encore combien ?

— Moi, elles me plaisent.

— Et certains de ces arbres n’ont pas la bonne taille.

— Eux aussi, ils me plaisent, Gurder.

— Et je n’ai pas confiance quand c’est Angalo qui conduit.

— Je crois qu’il s’améliore, Gurder.

— En tout cas, j’espère qu’il n’y aura plus d’aéroplanes pour nous tourner autour, c’est tout.

Gurder et Masklinn se balançaient dans un panier grossier fait de bouts de métal et de fil de fer. Il était suspendu sous une écoutille carrée béant sous le Vaisseau.

Il y avait encore d’immenses pièces du Vaisseau qu’ils n’avaient pas encore explorées. On trouvait partout des engins bizarres. Le Truc avait dit que le Vaisseau servait à l’exploration.

Masklinn n’avait pas très confiance. Il y avait sûrement des machines capables de descendre et de remonter facilement le panier, mais il avait préféré nouer la corde autour d’un pilier du Vaisseau et, avec l’aide de Pionn resté à l’intérieur, monter et descendre le panier à la pure sueur de fronts gnomiques.

Le panier se cogna doucement contre la branche de l’arbre.

Le problème, c’était que les humains refusaient de les laisser en paix. Dès qu’ils trouvaient une montagne prometteuse, aéroplanes et hélicoptères commençaient à bourdonner autour d’eux, comme des mouches autour d’un aigle. Ça les empêchait de se concentrer.

Masklinn regarda la branche. Gurder avait raison. Ce serait leur dernière montagne, il le fallait.

Mais il y avait des fleurs ici, aucun doute sur ce point.

Il rampa le long de la branche jusqu’à atteindre la première fleur. Elle était trois fois plus grande que lui. Il trouva un appui pour poser le pied et se hissa.

Dedans, il y avait une mare. Trois petites paires d’yeux d’or se levèrent vers lui.

Masklinn leur retourna ce regard.

Ainsi, c’était donc vrai…

Il se demanda s’il devait leur dire quelque chose, si elles pouvaient comprendre quoi que ce soit.

La branche était très longue, et très épaisse. Mais on trouverait des outils et divers machins dans le Vaisseau. Ils pouvaient faire descendre des filins supplémentaires pour soutenir la branche et la remonter quand elle serait coupée. L’opération prendrait du temps. Mais ça ne comptait pas. C’était important.

Le Truc avait dit qu’on pouvait faire pousser des plantes sous des lumières de même couleur que le soleil, dans des pots remplis d’une espèce de bouillon maigre qui aidait les plantes à se développer. Rien de plus facile que de garder la plante vivante. Rien de plus facile… au monde.

S’ils procédaient avec douceur et précaution, les grenouilles n’en sauraient jamais rien.

Si le monde avait été une baignoire, le trajet du Vaisseau aurait été le savon, filant en avant, en arrière, et se retrouvant toujours où on ne l’attendait pas. On pouvait savoir où il était passé en voyant les hélicoptères et les avions décoller en catastrophe.

Ou peut-être était-il la boule de la roulette, qui rebondit et cherche à atteindre le bon numéro…

Ou peut-être qu’il était perdu, tout simplement.

Ils cherchèrent toute la nuit. S’il y avait bien eu une nuit, ce qui était difficile à affirmer. Le Truc essaya de leur expliquer que le Vaisseau allait plus vite que le soleil, bien que le soleil, en fait, ne bouge pas. Il faisait nuit dans certaines parties du monde et jour dans d’autres. Gurder jugea que tout cela était très mal organisé.

— Dans le Grand Magasin, expliqua-t-il, il faisait toujours sombre quand il fallait. Même si ce n’était qu’un simple endroit bâti par des humains.

C’était la première fois qu’ils l’entendaient admettre que le Grand Magasin avait été construit par les humains.

Ils n’arrivaient pas à trouver un seul repère familier.

Masklinn se gratta le menton.

— Le Grand Magasin était situé dans un endroit appelé Blackbury, dit-il. Ça, j’en suis sûr. Alors, la carrière ne devrait pas en être très éloignée.

Angalo indiqua les écrans d’un geste agacé de la main.

— Oui, mais ça ne ressemble pas à la carte, dit-il. Ils ne collent pas de noms sur les lieux ! C’est ridicule ! Comment voulez-vous savoir où se trouvent les choses, dans ces conditions ?

— Bon, d’accord, dit Masklinn. Mais plus question de descendre en rase-mottes pour essayer de lire les panneaux indicateurs. Chaque fois que tu fais ça, les humains se mettent à galoper en tous sens dans les rues et tout le monde crie, à la radio.

— C’est vrai, renchérit le Truc. Les gens ont une certaine tendance à s’énerver quand ils voient un vaisseau spatial de dix millions de tonnes se mettre à longer une rue à basse altitude.

— La dernière fois, j’ai été parfaitement prudent, s’indigna Angalo. Je me suis même arrêté aux feux de circulation quand ils passaient au rouge. Je ne vois pas pourquoi tout le monde en fait tout un plat. En plus, ce sont les camions et les voitures qui se rentrent dedans, et c’est moi qu’on traite de chauffard !

Gurder se tourna vers Pionn, qui faisait des progrès rapides dans leur langue. Les gnomes aux oies avaient un don pour ça. Ils avaient l’habitude de rencontrer des gnomes qui parlaient d’autres langues.

— Tes oies ne se perdaient jamais, dit-il. Comment faisaient-elles ?

— Elles se perdaient jamais, c’est tout, répondit Pionn. Elles savaient toujours où elles allaient.

— Ça arrive, chez les animaux, expliqua Masklinn. Ils ont des instincts. C’est comme s’ils savaient les choses sans les connaître vraiment.

— Pourquoi le Truc ne sait-il pas où aller ? s’étonna Gurder. Il a su localiser la Floridie, alors un endroit aussi important que Blackbury ne devrait pas poser de problèmes.

— Je ne parviens pas à capter de signaux radio qui parlent de Blackbury. Il y en a beaucoup qui concernent la Floride.

— Eh bien ! commence déjà par atterrir quelque part, suggéra Gurder.

Angalo appuya sur plusieurs boutons.

— Pour l’instant, il y a juste de la mer en dessous de nous, annonça-t-il. Et… qu’est-ce que c’est, ça ?

En dessous du Vaisseau, très loin, une minuscule forme blanche effleurait les nuages.

— Des oies, peut-être, supputa Pionn.

— Je… ne… crois… pas… énonça prudemment Angalo. (Il tourna un bouton.) Je commence à bien comprendre comment ça marche.

Sur l’écran, l’image vacilla un peu, puis enfla.

Une flèche blanche glissait dans le ciel.

— C’est le Concorde ? demanda Gurder.

— Oui, répondit Angalo.

— Il se traîne un peu, non ?

— Uniquement si on le compare à nous, fit Angalo.

— Suis-le, ordonna Masklinn.

— On ne sait pas où il va, répliqua Angalo sur un ton posé.

— Moi si, je le sais, dit Masklinn. Tu as regardé par la fenêtre, à bord du Concorde. On se dirigeait vers le soleil.

— Oui, il se couchait, confirma Angalo. Et alors ?

— C’est le matin, maintenant. Le Concorde se dirige de nouveau vers le soleil, fit remarquer Masklinn.

— Oui, et alors ?

— Ça veut dire qu’il rentre chez lui.

Angalo se mordit la lèvre pendant qu’il cherchait à suivre.

— Je ne comprends pas pourquoi le soleil doit se lever et se coucher à des endroits différents, intervint Gurder qui avait toujours refusé d’assimiler ne serait-ce que les rudiments de l’astronomie.

— Il rentre chez lui, répéta Angalo en ignorant l’intervention de l’Abbé. D’accord. J’ai compris. Alors, on l’accompagne, c’est ça ?

— Oui.

Angalo fit passer ses mains sur les commandes du Vaisseau.

— Bien. On y va. Je suis sûr que les chauffeurs du Concorde seront ravis d’avoir un peu de compagnie là-haut.


Le Vaisseau vint se placer au niveau de l’avion.

— Il fait plein de zigzags, constata Angalo. Et il commence à aller plus vite, également.

— Je crois que c’est peut-être le Vaisseau qui les inquiète, hasarda Masklinn.

— Je ne vois pas pourquoi. Vraiment je ne vois pas, fit Angalo. On ne fait rien. On les suit, c’est tout.

— J’aimerais qu’on ait de vraies fenêtres, déclara Gurder, songeur. On pourrait leur faire bonjour.

— Les humains ont-ils déjà vu un Vaisseau comme celui-ci ? demanda Angalo au Truc.

— Non. Mais ils ont inventé des histoires qui parlent de Vaisseaux venus d’autres mondes.

— Oui, ça ne m’étonne pas, marmonna Masklinn en partie pour lui-même. C’est exactement le genre de choses qu’ils font.

— Parfois, ils racontent que les Vaisseaux transportent des gens amicaux…

— Ça, c’est nous, glissa Angalo.

— …et parfois ils disent qu’ils peuvent contenir des monstres avec des tentacules qui s’agitent et de grandes dents.

Les gnomes échangèrent un regard.

Gurder jeta un coup d’œil inquiet par-dessus son épaule. Puis ils scrutèrent les couloirs qui rayonnaient autour de la salle des commandes.

— Comme des alligators ? demanda Masklinn.

— Pire.

— Euh ! intervint Gurder. On a bien regardé dans toutes les pièces, non ?

— Ce sont des histoires qu’ils inventent, Gurder. Ça n’existe pas en vrai, fit Masklinn.

— Mais qui voudrait inventer ce genre d’histoires ?

— Des humains, répondit Masklinn.

— Euh !… fit Angalo en tentant de pivoter nonchalamment sur son siège (au cas où des créatures avec des tentacules et de grandes dents essaieraient de le prendre à revers). Je ne vois pas pourquoi.

— Moi si, je crois. J’ai beaucoup réfléchi sur les humains.

— Et le Truc ne pourrait pas envoyer un message aux chauffeurs du Concorde ? proposa Gurder. Dans le genre : « Ne vous inquiétez pas, on n’a ni grandes dents ni tentacules, juré. »

— Ils ne nous croiraient sans doute pas, répondit Angalo. Si moi j’avais des grandes dents et des tentacules partout, c’est justement le genre de message que j’enverrais. Futé.

Le Concorde traversait le sommet du ciel en mugissant, battant tous les records de traversée transatlantique. Le Vaisseau flottait doucement à sa suite.

— J’ai l’impression, dit Angalo, que les humains sont juste assez intelligents pour devenir fous.

— Je crois, corrigea Masklinn, qu’ils sont assez intelligents pour se sentir seuls.


L’avion se posa dans un hurlement de pneus. Des camions de pompiers traversèrent le terrain, suivis d’autres véhicules.

Le grand Vaisseau noir passa au-dessus d’eux, décrivit dans le ciel une grande courbe, comme un Frisbee, et ralentit.

— L’étang est là ! s’écria Gurder. Juste en dessous de nous ! Et ici, c’est la voie ferrée ! Et voilà la carrière ! Elle est toujours là !

— Bien sûr qu’elle est toujours là, niquedouille, marmonna Angalo en dirigeant le Vaisseau sur les collines tachetées de neige fondante.

— En partie, constata Masklinn.

Un linceul de fumée noire flottait au-dessus de la carrière. En s’approchant, ils virent qu’elle montait d’un camion en flammes. D’autres camions l’entouraient, ainsi que plusieurs humains, qui se mirent à courir en apercevant l’ombre du Vaisseau.

— Tu disais qu’ils se sentaient seuls ? gronda Angalo. S’ils ont fait du mal à un seul gnome, ils vont regretter d’être nés !

— S’ils ont fait du mal à un seul gnome, ils vont regretter que moi, je sois né, dit Masklinn. Mais je ne crois pas qu’il reste du monde là-dessous. Ils ne seraient pas restés sur place, si les humains arrivaient. Et qui a mis le feu au camion ?

— Ouaaaais ! triompha Angalo en brandissant le poing.

Masklinn scruta le paysage au-dessous d’eux. Il n’arrivait pas à imaginer des gens comme Grimma et Dorcas assis dans des terriers, à attendre que les humains prennent possession des lieux. Les camions ne s’enflammaient pas tout seuls. Et quelques bâtiments paraissaient endommagés, également. Ce n’était pas quand même des humains qui avaient fait ça ?

Il regarda le champ qui longeait la carrière. Le portail avait été enfoncé, et deux larges sillons traversaient la neige fondue et la boue.

— Je crois qu’ils sont partis dans un autre camion, dit-il.

— Comment ça, ouaaaais ? interrogea Gurder, qui suivait la conversation avec un brin de retard.

— À travers champs ? s’étonna Angalo. Mais il va s’enliser, non ?

Masklinn secoua la tête. Peut-être qu’un gnome pouvait avoir des instincts, lui aussi.

— Suis la piste, demanda-t-il, pressant. Et dépêche-toi.

— Me dépêcher ? Me dépêcher ? Tu sais le mal que j’ai à faire voler ce machin au ralenti ?

Angalo poussa délicatement un levier. Le Vaisseau gravit le flanc de la colline, frémissant sous l’humiliation de devoir se refréner.

Ils avaient escaladé cet endroit à pied, des mois auparavant. Ça semblait difficile à croire.

Les collines étaient très plates à leur sommet, formant une sorte de plateau qui dominait l’aéroport. Là, c’était le champ où ils avaient trouvé des pommes de terre. Là, le taillis où ils avaient chassé, et le bois où ils avaient tué un renard qui avait mangé des gnomes.

Et là… un petit objet jaune, qui filait à travers champs.

Angalo se pencha en avant.

— On dirait une espèce de machine, reconnut-il en tripotant des leviers sans quitter l’écran des yeux. Mais elle est bizarre.

D’autres objets se déplaçaient sur les routes, là en bas. Ils étaient surmontés de lumières clignotantes.

— Ces voitures sont lancées à sa poursuite, tu crois ? demanda Angalo.

— Elles veulent peut-être lui poser quelques questions sur un camion en flammes, répondit Masklinn. Tu peux y arriver avant elles ?

Angalo plissa ses yeux.

— Mon vieux, écoute : je pense qu’on n’aurait aucun mal à arriver avant elles, même en faisant un crochet par la Floridie.

Il trouva un autre levier, le poussa un peu.

Le paysage fut agité par une infime secousse et le camion apparut soudain juste devant eux.

— T’as vu ?

— Approche-toi davantage, ordonna Masklinn.

Angalo pressa un bouton.

— Tu vois, l’écran peut te montrer ce qui se passe dess…

— Il y a des gnomes ! s’exclama Gurder.

— Oui, et les voitures s’enfuient ! s’écria Angalo. C’est ça, fuyez ! Sinon, vous allez voir les tentacules et les grandes dents !

— Tant que les gnomes ne le croient pas, eux aussi, ça va. Dis donc, Masklinn, tu ne penses pas que…

Encore une fois, Masklinn avait disparu.

Ça aurait dû me venir à l’idée plus tôt, se disait-il.

Le morceau de branche était trente fois plus grand qu’un gnome. Ils l’avaient conservé sous des lumières, et le végétal semblait heureux de se développer, une extrémité plongée dans un pot d’eau spéciale pour les plantes. De toute évidence, les gnomes qui avaient jadis piloté ce Vaisseau avaient souvent fait pousser des plantes suivant cette méthode.

Pionn l’aida à tirer le pot vers l’écoutille. Les grenouilles observaient Masklinn avec intérêt.

Quand la branche fut aussi bien positionnée que possible, Masklinn fit s’ouvrir l’écoutille. Ce n’était pas celle qui coulissait. Les anciens gnomes s’en étaient servis comme d’une sorte d’ascenseur, mais sans câble. Elle montait et descendait grâce à une force mystérieuse, comme « la lente igravité » ou un machin du même genre.

Elle se détacha du Vaisseau. Masklinn regarda en bas et vit le camion jaune s’arrêter. Quand le gnome se redressa, Pionn le considérait, l’air intrigué.

— Fleur est message ? demanda le jeune gnome.

— Oui. Plus ou moins.

— Sans parler ?

— Oui.

— Pourquoi non ?

Masklinn haussa les épaules.

— Je ne sais pas comment le dire.

L’histoire pourrait finir ici…

Mais il ne faudrait pas.


Les gnomes déferlèrent dans le Vaisseau. S’il y avait eu des monstres à tentacules et grandes dents, ils auraient été submergés sous le nombre.

De jeunes gnomes envahirent la salle de contrôle, où ils se mirent en devoir de presser industrieusement tous les boutons. Dorcas et ses ingénieurs avaient disparu en quête des moteurs du Vaisseau. Des voix et des rires résonnaient dans les couloirs gris.

Masklinn et Grimma étaient assis tout seuls, observant les grenouilles dans leur fleur.

— Il fallait que je voie si c’était vrai, expliqua Masklinn.

— La plus merveilleuse chose au monde, dit Grimma.

— Non. Je crois qu’il y a sans doute d’autres merveilles dans le monde, dit Masklinn. Mais c’est drôlement bien quand même.

Grimma lui raconta ce qui s’était passé dans la carrière : le combat contre les humains, le vol de Jekub le remueur de terre, pour pouvoir s’enfuir. Ses yeux brillaient quand elle racontait la bataille avec les humains. Masklinn la regarda, bouche bée d’admiration. Elle était couverte de boue, sa robe était déchirée, on aurait dit qu’elle s’était peignée avec une haie, mais elle pétillait d’une telle puissance intérieure qu’elle lançait presque des étincelles. C’est une bonne chose qu’on soit arrivés à temps, se dit-il. Les humains devraient m’en savoir gré.

— Que va-t-on faire, à présent ? demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien. D’après le Truc, il y a des mondes où existent les gnomes. Et eux seuls, je veux dire. Ou alors, on pourra s’en trouver un rien que pour nous.

— Tu sais, je crois que les gnomes du Grand Magasin seraient aussi satisfaits de rester à bord du Vaisseau. Ils ont l’impression d’être dans un Grand Magasin. C’est pour ça qu’ils l’aiment tant. Tout le Dehors est au-dehors.

— Alors, je ferais bien de m’assurer qu’ils se rappellent que le Dehors existe bel et bien. C’est mon travail, je suppose. Et quand on se sera trouvé un endroit, je veux ramener le Vaisseau.

— Mais pourquoi ? Qu’y a-t-il ici ?

— Les humains, répondit Masklinn. Il faudrait leur parler.

— Bah !

— Ils veulent vraiment croire à… Je veux dire, ils passent tout leur temps à inventer des histoires qui ne sont même pas vraies. Ils se croient tout seuls au monde. Nous, on n’a jamais pensé ça. On a toujours su qu’il existait des humains. Ils se sentent horriblement seuls et ils n’en savent rien. (Il agita les mains dans un geste vague.) Tout simplement, je me dis qu’on pourrait s’entendre avec eux.

— Ils nous changeraient en farfadets !

— Pas si nous revenons avec le Vaisseau. S’il est une chose dont même les humains peuvent s’apercevoir, c’est que le Vaisseau n’est pas d’un genre très farfadet.

Grimma tendit la main pour prendre celle de Masklinn.

— Eh bien… Si c’est vraiment ce que tu as l’intention de faire…

— Oui.

— Je reviendrai avec toi.

Ils entendirent un bruit, derrière eux. C’était Gurder. L’Abbé portait une besace autour du cou. Il avait l’expression hagarde et déterminée de quelqu’un qui veut Aller Jusqu’Au Bout, quoi qu’il arrive.

— Euh !… je suis venu vous dire adieu, annonça-t-il.

— Que veux-tu dire ? s’ébahit Masklinn.

— Je vous ai entendus dire que vous alliez revenir avec le Vaisseau ?

— Oui, mais…

— Je t’en prie, ne discute pas. (Gurder jeta un coup d’œil autour de lui.) C’est une chose à laquelle je réfléchis depuis que nous avons le Vaisseau. Il y a bel et bien d’autres gnomes partout. Il faut que quelqu’un les prévienne que le Vaisseau va revenir. On ne peut pas les emmener tout de suite, mais quelqu’un devrait aller trouver les autres gnomes du monde et s’assurer qu’ils connaissent l’existence du Vaisseau. Quelqu’un doit leur expliquer la vérité vraie. Et ce quelqu’un devrait être moi, tu ne crois pas ? Il faut que je me rende utile à quelque chose !

— Tout seul ? demanda Masklinn.

Gurder fouilla dans sa besace.

— Non, j’emporte le Truc avec moi, dit-il en exhibant le cube noir.

— Euh !… commença Masklinn.

— Ne te tracasse pas, déclara le Truc. Je me suis copié dans les ordinateurs de bord. Je peux être ici et là-bas en même temps.

— Je tiens vraiment à le faire, insista Gurder, désemparé.

Masklinn songea à discuter, puis il se dit : pourquoi ? Gurder sera sans doute plus heureux comme ça. Et puis, c’est la vérité, le Vaisseau appartient à tous les gnomes. On l’emprunte juste un petit moment. Alors, Gurder a raison. Peut-être faudrait-il que quelqu’un retrouve les autres, où qu’ils vivent en ce monde, pour leur apprendre la vérité sur les gnomes.

Et je ne vois personne de mieux placé pour ça que Gurder. Le monde est immense. Il faut quelqu’un qui soit vraiment prêt à croire à son travail.

— Tu veux que quelqu’un t’accompagne ? demanda-t-il.

— Non. Je trouverai peut-être au-dehors des gnomes qui me seconderont. (Il se pencha en avant.) Je l’avoue, je suis assez impatient de voir ça.

— Euh !… Oui. Mais il y a plein de Dehors, quand même, fit remarquer Masklinn.

— J’ai envisagé cette situation. J’en ai discuté avec Pionn.

— Oh ! oui ? Bon… alors, si tu es vraiment sûr…

— Oui. Je n’ai jamais été aussi sûr de quelque chose. Et j’ai eu de sacrées certitudes, comme tu le sais.

— On devrait chercher un endroit convenable pour te déposer.

— Exact, dit Gurder. (Il essaya de paraître brave.) Un endroit avec plein d’oies sauvages.

Ils le quittèrent au coucher du soleil, près d’un lac. Les adieux furent brefs. Si le Vaisseau restait en place plus de quelques minutes, désormais, les humains accouraient en foule.

La dernière vision que Masklinn eut de lui fut une petite silhouette sur la berge. Et puis il n’y eut plus qu’un lac, qui se changea en point vert, sur le paysage qui rétrécissait. Un monde se déploya, avec un gnome invisible en son centre.

Et puis, il n’y eut plus rien.

La salle de contrôle était remplie de gnomes qui observaient le panorama tandis que le Vaisseau prenait de l’altitude.

Grimma contempla le monde.

— Je n’avais jamais réalisé qu’il ressemblait à ça, dit-elle. Il y en a tant !

— Oui, c’est plutôt grand, confirma Masklinn.

— On pourrait penser qu’un seul monde serait suffisant pour tout le monde.

— Qui sait ? répondit Masklinn. Peut-être qu’un seul monde, ça ne suffit à personne. Quelle destination, Angalo ?

Angalo se frotta les mains et tira tous les leviers en arrière, à fond.

— Si loin vers le haut, annonça-t-il avec une profonde satisfaction, que le bas n’existe plus.

Le Vaisseau s’éleva le long de sa parabole en direction des étoiles. Au-dessous, le monde cessa de se déployer : il avait atteint ses limites et apparut comme un disque noir plaqué contre le soleil.

Gnomes et grenouilles le contemplèrent à leurs pieds.

Et la lumière du soleil joua sur les bords du monde et fit chatoyer sa circonférence, projetant ses rayons dans les ténèbres : il ressemblait exactement à une fleur.


FIN
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