IX

LE LOGIS DE THIBAUT RONGEMAILLE

Jehan ne s'était pas trompé; l'homme qu'il poursuivait dans les rues de Compiègne après avoir franchi la muraille derrière lui, avait bien trouvé asile chez l'usurier Rongemaille, mais il tombait comme on va le voir, dans une erreur complète en le qualifiant du nom de traître.

Il allait être onze heures du soir, c'est-à-dire que le couvre-feu, sonné de bonne heure dans la ville assiégée, avait depuis longtemps fait éteindre toutes les lumières. Cependant Thibaut Rongemaille ne dormait pas, il se promenait de long en large dans une chambre aux volets soigneusement clos, éclairée par un pâle lumignon, lorsqu'un coup frappé en bas l'avait fait sursauter. Descendu immédiatement il regarda avec circonspection par le guichet de sa porte; l'homme qui frappait s'était mis le visage en plein sous la clarté de la lune pour être reconnu.

— Comment! s'écria Rongemaille en ouvrant rapidement sa porte, vous, maître Bonvarlet, entrez, entrez vite!

C'était bien maître Bonvarlet, la mine presque aussi défaite que celle de Jehan, les traits tirés, les vêtements boueux. Il suivit Rongemaille et se laissa tomber sur un escabeau que celui-ci lui avançait.

— C'est moi, fit Bonvarlet. Je pensais que je ne reverrais plus Compiègne ni ma pauvre Guillemette!…

— Je vous ai attendu toute la journée, je suis resté jusqu'à dix heures de nuit à la porte Pierrefonds… Mais comment vous a-t-on ouvert sans l'ordre du gouverneur?

— On ne m'a pas ouvert… Poursuivi, traqué depuis des heures de buisson en buisson dans la forêt, je croyais avoir enfin dépisté les malandrins et j'arrivais en vue de la ville lorsqu'ils m'ont rattrapé… Je les avais sur les talons, un surtout, acharné à ma poursuite… Impossible d'aller à la porte Pierrefonds, les routiers m'en coupaient la route…

— Et alors?

— Alors, je me suis rappelé un endroit du rempart où l'escalade était possible, à la poterne abîmée au dernier siège… et que je vais signaler au gouverneur… l'endroit m'avait été montré par un certain gaillard qui se moquait bien de la fermeture des portes, mon élève Jehan…

Maître Bonvarlet se mordit les lèvres, se remémorant soudain la grande querelle de Jehan avec l'usurier.

— Oui, oui, grommela Rongemaille, un sacripant!

— Là, j'ai cru vingt fois que je roulerais dans le fossé… Et sur le bord du fossé, maître Rongemaille, il y avait déjà, furieux de m'avoir manqué de la longueur d'une pique, ce misérable routier qui me poursuivait!… Enfin, me voici…

— Votre mission? demanda Rongemaille.

— A réussi… Je rapporte des lettres et l'argent pour la solde de la garnison… Vous allez prendre votre manteau et votre lanterne et nous allons courir chez le gouverneur… j'ai hâte de rassurer ma chère petite Guillemette qui doit trembler pour moi… Dépêchons, maître Rongemaille…

— Un instant… Vous avez l'argent pour le gouverneur?

[Illustration: — Vous avez l'or?]

— Oui, tenez, soulevez mon surcot… je suis cuirassé d'or… et pesez ma ceinture, j'apporte l'or et ce qui est meilleur, de bonnes nouvelles… J'ai vu messires Pothon et La Hire et Jehanne la Lorraine, ils partent cette nuit de Crépy et seront ici demain à l'aube, c'est-à-dire dans quelques heures, pressés de combattre pour notre délivrance…

— Vous avez l'or? répéta Rongemaille.

— Je vous l'ai dit.

— Et vous n'êtes pas entré par la porte Pierrefonds où l'on vous attendait?

— Je vous l'ai dit! Impossible, on me guettait aux abords, j'ai eu peine à échapper…

— Alors, fit Rongemaille se promenant de long en large, alors personne ne vous sait à Compiègne.

— Personne…

— Mettez-vous à l'aise, vous êtes fatigué!

— Je ne le serai plus quand j'aurai vu le gouverneur et embrassé mon enfant.

— Mais asseyez-vous donc, cria Rongemaille en prenant Bonvarlet par les épaules et en palpant ses vêtements, vous avez l'or… Oui, l'or est là, je le sens… Et personne ne vous a vu entrer ici, personne?

Les yeux de l'usurier luisaient étrangement et ses mains s'appuyaient violemment sur Bonvarlet.

— Allons chez le gouverneur, dit Bonvarlet, si vous n'êtes pas prêt, j'y vais seul.

— Jamais!… Seul, avec cet or? imprudent!… ah! ah! les routiers le guettaient, cet or… je vous accompagne, avec cette dague, une bonne dague qui a le fil… Attends! mais attends donc! hurla Rongemaille.

Ses doigts qui cherchaient l'or sautèrent soudain à la gorge de Bonvarlet; celui-ci tomba sur la table en jetant la lumière à terre, la main droite de Rongemaille fit voler en l'air le fourreau de la dague, puis la dague elle-même disparut tout entière dans le dos du malheureux Bonvarlet qui ne poussa qu'un faible cri, étouffé au passage par les doigts crispés de l'usurier. Tous deux étaient par terre, la lampe éteinte, éclairés par un rayon de lune, Bonvarlet râlant, l'assassin à genoux sur sa poitrine et fouillant ses vêtements…

[Illustration: Tous deux étaient à terre.]


[Illustration: Un cadavre criblé de coups de poignard.]

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