X

OU JEHAN DES TORGNOLES SUBIT UN COMMENCEMENT DE PENDAISON

Jehan des Torgnoles avait beaucoup de sommeil à rattraper. Malgré sa ferme intention de rester éveillé, il dormit jusqu'au matin d'un sommeil lourd et fiévreux, coupé de cauchemars et de demi-réveils, pendant lesquels il prononçait vaguement de terribles paroles de menaces, agitait bras et jambes et lançait des coups de poing et des coups de pied à des ennemis invisibles.

Lorsque l'aube dora les toits de la ville, une rumeur s'entendit au loin, se propagea, fit ouvrir des fenêtres et des portes, pousser des cris de joie à des gens qui se précipitaient dehors. Des Angélus sonnèrent. Jehan continuant son rêve ouvrit pourtant ses yeux, tout en restant couché, les membres rompus et engourdis. Des gens couraient toujours; des Noël! Noël! des clameurs joyeuses semblaient voler de rue en rue et arriver jusque vers Saint-Corneille, puis ce furent des froissements de fer, des bruits de chevaux qui s'arrêtaient devant le parvis et des Noël! Noël! plus nourris.

Jehan s'était redressé sans pouvoir pourtant se lever.

— C'est Jehanne! avec messires La Hire et Xaintrailles! Noël! Noël! de la belle chevalerie!… et des archers! Une armée?… Non, rien que l'avant-garde… La ville va être délivrée… le gouverneur accourt… on va attaquer les Anglais…

Des gens en courant se jetaient ces mots de l'un à l'autre. Jehan cherchait à reprendre ses esprits, mais la fièvre le travaillait; sa blessure à l'épaule s'était rouverte, il souffrait cruellement, son sang coulait et il continuait à demi éveillé le cauchemar qui avait troublé son lourd sommeil. Quoi? Jehanne d'Arc et La Hire? Une sortie? mais les trahisons tramées, le traître entré dans la ville? Il essaya de se lever pour se mêler aux gens du parvis. A sa grande épouvante un cadavre dans une flaque de sang était étendu à côté de lui, le visage contre terre. Il poussa une exclamation. Des gens se retournèrent vers le porche encore dans l'ombre et des cris d'horreur firent taire les acclamations.

Deux corps gisent aux pieds des statues de saints du portail, un cadavre criblé de coups de poignard et un homme couvert de sang, à demi couché à côté de l'autre. Cet homme tremble et balbutie, les yeux effarés. On s'occupe d'abord de l'autre. Le cadavre est descendu sur le parvis. Au bout de la place des gens continuent à fêter les archers et les hommes d'armes, à qui chacun apporte vivres et rafraîchissements; sous le portail on se presse, on se bouscule pour voir le cadavre qu'entoure un groupe de bourgeois. Nul espoir ne reste, l'homme est bien mort.

[Illustration: L'entrée de Jehanne d'Arc.]

… Mais on le connaît! C'est maître Bonvarlet, l'ymagier, le messager attendu par le gouverneur! Le nom circule parmi la foule, des soldats courent prévenir Flavy en conférence avec les chefs du secours.

Jehan des Torgnoles entend le nom, d'ailleurs il a reconnu la tête pâle de l'assassiné, sans doute son cauchemar continue. Il n'a pu sauver le pauvre Bonvarlet! Mais les trahisons qui se préparaient, comment les empêcher?… Soudain il est soulevé à son tour par des gens à figures menaçantes, il est bourré de coups, dans un tumulte de cris et jeté en bas des marches du portail. Il n'y a pas de doute, c'est lui l'assassin du pauvre Bonvarlet! Blessé dans la lutte, il sera tombé sur le corps de sa victime. Il faut pendre le misérable surpris dans son crime, il faut faire justice immédiate! Attendre le gouverneur? A quoi bon? Le gouverneur a bien autre chose à faire que de s'occuper de ce brigand, il va aujourd'hui livrer bataille aux Anglais, les balayer de leurs retranchements et sauver la ville avec le secours amené par Jehanne la Lorraine… Une corde tout de suite, une bonne corde.

[Illustration: A demi assommé.]

C'est l'avis de tous, aussi bien des gens sur la place que de ceux qui garnissent toutes les fenêtres des maisons. C'est notamment l'avis de maître Rongemaille, apparu sur son huis avec la mine d'un homme qui se réveille à peine.

Une corde, une bonne corde? Tout de suite, maître Rongemaille va vous trouver cela. Vous avez bien raison! Inutile de déranger le bourreau pour ce gredin qui a assassiné le messager du gouverneur.

Jehan des Torgnoles, assis à terre, maintenu autant par sa faiblesse que par des poings vigoureux, regarde et entend sans comprendre tout à fait. Hélas, l'horrible rêve continue. Les gens qui l'entourent sont-ils des routiers anglais? Est-ce du populaire de Compiègne? Il ne sait au juste. Est-il en ville ou bien encore dans les halliers de la forêt? Il ne reconnaît vraiment que le pauvre Bonvarlet étendu sur le pavé, figure tragique. Et aussi, au premier rang des gens qui l'entourent et le plus acharné à le maltraiter, l'usurier Rongemaille au rictus féroce.

[Illustration: La corde impitoyable se tend.]

Quoi? on l'accuse d'avoir assassiné Bonvarlet? C'est un cauchemar causé par la fièvre et qui va se dissiper tout à l'heure! Mais des mains lui passent une corde au cou, on le pousse, on le soulève, on le hisse. La corde est jetée à la première balustrade du portail. Il n'y a plus qu'à tirer et justice sera faite de l'assassin de Bonvarlet.

Cette fois Jehan se débat, il se secoue violemment pour se réveiller et pousse des cris de fureur. Moi? assassin de mon maître Jacques Bonvarlet! Moi qui courais depuis deux jours et deux nuits pour le sauver! Moi qui ai failli tomber sous les coups des routiers qui le poursuivaient!… Je veux voir le gouverneur! Prévenez-le! Il y a dans Compiègne des traîtres qui doivent livrer la ville… A moi, messire de Flavy! Il y a des traîtres… Tenez dans cette maison que je guettais cette nuit…

La main de Rongemaille tire sur la corde. Mais Jehan, hagard, les yeux hors de la tête, a retrouvé toute sa force, il se dégage à demi, étend le bras vers le portail.

— Vierge de pierre, saints et saintes du portail, s'écrie-t-il, je vous appelle en témoignage. Vous avez vu ce meurtre horrible, vous avez vu l'assassin! Est-ce moi, Vierge de pierre? Parlez, je vous adjure! Dites que je ne suis pas coupable de ce crime! Dragons, serpents, basilics sculptés dans la pierre, parlez!

Hélas, sous la fureur de la foule, la corde impitoyable se tend, Jehan va périr.

— L'assassin, crie Jehan à demi étranglé, le traître qui veut livrer la ville aux Anglais, il est dans cette maison, je vous dis… Mais non, il est ici, je le vois le traître, l'homme, des Anglais… c'est…

Un cri de femme lui répond dans la foule. Une jeune fille qui accourait en larmes et venait de s'écrouler sur le corps du pauvre Bonvarlet, a levé la tête et reconnu Jehan porté au-dessus des têtes furieuses.

Elle voit la corde et devine avec horreur l'accusation qui pèse sur le malheureux, l'affreux péril où il se trouve.

— Lâchez-le, ce n'est pas lui! Il est innocent! Oh! Jehan, peut-on t'accuser de m'avoir tué mon père, non, non, c'est impossible, ce n'est pas lui, lâchez-le au nom du ciel, au nom de mon père, il est innocent je le jure!

— Merci, Guillemette, murmura Jehan, vous me croyez, vous!…

— Et moi donc! cria d'une voix indignée la servante Martinotte qui avait suivi Guillemette et sanglotait à genoux de l'autre côté du cadavre, je le jure bien aussi, qu'il est innocent, le pauvre agneau. Lâchez-le tout de suite, tas de monstres, ou je vais vous arracher les yeux à tous!…

— Et pourquoi l'aurais-je tué? s'écria Jehan profitant de l'hésitation de la foule, pourquoi?

[Illustration: — Lâchez-le, il est innocent!]

— Pour voler l'or qu'il rapportait à la garnison, hurla Rongemaille les yeux hors de la tête, et s'efforçant de tirer sur la corde, à la potence, le gueux!

Au même instant, une détonation retentit. C'était une bombarde anglaise, de l'autre côté de l'Oise, qui tirait sur la ville. Quelque chose passa dans l'air avec un sifflement strident, il y eut un fracas de pierres tombant sur le pavé, au milieu des cris d'épouvante de la foule.

Le boulet venait de fracasser une gargouille de Saint-Corneille, juste celle dont la tête était à la ressemblance de l'usurier Rongemaille, et avec elle la balustrade où l'on avait passé la corde pour pendre Jehan des Torgnoles.

Jehan à demi suspendu tomba à terre, lâché par ceux qui le tenaient. Les plus furieux s'écartèrent vivement sous les fragments de pierres qui pleuvaient.

Jehan poussa un cri de triomphe.

— Je vais vous le montrer, le traître, l'assassin! Vous voyez bien que je suis innocent, que je n'ai pas commis le crime, vous voyez bien, la bombarde anglaise elle-même a proclamé mon innocence, et elle a montré le coupable… A moi, braves gens, à moi, accourez, le traître, je vous le livre, le voici!

[Illustration: Le boulet fracassait la gargouille.]

Et, traînant la corde toujours attachée à son cou, bousculant bourgeois et soldats, Jehan sauta à la gorge de Rongemaille terrifié.

— L'assassin, c'est lui! Croyez-moi, braves gens! c'est lui! lui!… J'y suis maintenant, je comprends tout!… l'homme entré devant moi par le rempart c'était maître Bonvarlet, c'est lui que j'ai suivi jusqu'ici et que j'attendais sous le portail… Celui qui l'a assassiné, c'est Rongemaille… Le traître qui est dans Compiègne et dont j'ai entendu le chef des routiers parler, le traître qui doit livrer la ville aux Anglais, c'est Rongemaille!… Voyez comme il tremble! Assassin, tu avoues! A moi! à nous! tenez-le! mais tenez-le donc!

Rongemaille et Jehan avaient roulé à terre, hagards tous les deux, Rongemaille de terreur, Jehan hors de lui par la fureur et par la douleur que lui causait son épaule. De plus la corde qu'on lui avait passée au cou le serrait toujours, il se trouvait à demi étranglé, et Rongemaille cherchait à lui enfoncer sa dague dans la poitrine, la dague qui avait tué Bonvarlet. Enfin, d'un effort violent, Rongemaille se dégagea et bondit en arrière, renversant quelques bourgeois. Sa porte derrière lui était ouverte, il se jeta dans sa maison et on l'entendit tout de suite qui barricadait l'huis aux montants solides.

[Illustration: — L'assassin, c'est lui!]

Personne ne doutait plus maintenant; les plus acharnés contre Jehan tout à l'heure se montraient les plus indignés et les plus enragés contre Rongemaille.

— Le brigand! le traître! Il ne faut pas le manquer, lui!…-Il a bien une tête d'assassin! Où avions-nous les yeux tout à l'heure? — Pauvre Jehan, qu'allions-nous faire? — Oh, moi, j'ai toujours prédit que le Rongemaille finirait mal!… Hardi! Enfonçons la porte! Portons-le à messire de Flavy!…

Cependant la foule, avec Jehan en tête, se jetait sur la porte de Rongemaille pour l'enfoncer. Elle eût résisté longtemps si des compagnons forgerons ne s'en fussent mêlés avec des haches et des leviers. Aussitôt enfoncée, les assaillants se précipitèrent. Le logis n'était pas grand, on eut bien vite parcouru les chambres du rez-de-chaussée et de l'étage. Personne. Rongemaille avait disparu. Dans une chambre on aperçut quelques pièces d'or par terre sur un parquet fraîchement lavé. On grimpa au grenier, le grenier était vide. Comment Rongemaille pouvait-il avoir disparu? Dans quelle cachette s'était-il jeté? On sondait les murs, on regardait dans le puits, on explorait la cave, profonde comme elles sont dans toutes les vieilles cités et qui pouvait communiquer avec les caves voisines ou même les souterrains de l'abbaye. Rien. Personne! Le misérable Rongemaille semblait s'être littéralement évaporé.

[Illustration: Il barricadait l'huis.]

Pendant que Jehan et quelques hommes fouillaient de fond en comble le logis de Rongemaille sans parvenir à mettre la main sur le misérable, le corps du pauvre Bonvarlet était porté dans sa maison sous la tour Beauregard, suivi seulement de quelques amis de l'ymagier, qui s'efforçaient de soutenir Guillemette à moitié évanouie, et la grosse Martinotte suffoquant sous les sanglots.

Jehan aurait voulu rejoindre les deux pauvres femmes pour pleurer avec elles, mais il avait d'autres devoirs, il devait rendre compte au gouverneur de ce qu'il avait vu et entendu en essayant de sauver le messager, et l'avertir de la trahison préparée pour livrer la ville. Guillaume de Flavy connaissait déjà la fin de Bonvarlet. Comme il accourait pour recevoir la troupe de secours amenée par Jehanne d'Arc, La Hire et Xaintrailles, on lui avait appris la funèbre découverte faite sous le porche de Saint-Corneille, mais il croyait que la foule avait immédiatement fait justice du meurtrier pris sur le fait.

[Illustration: Des compagnons forgerons s'en mêlèrent.]

La petite troupe, hommes d'armes et piétons, se reposait de sa marche de nuit; les chevaux dans les écuries des hôtelleries, aux approches du pont, recevaient bonne provende; les hommes, dans un vaste enclos, débris de l'ancien palais de Charles le Chauve, au-dessous de la vieille tour Beauregard, étaient fêtés joyeusement par les Compiégnois; ils arrosaient du vin guilleret des coteaux de l'Oise, cru dédaigné aujourd'hui, un repas suffisamment plantureux pour un festin d'assiégés, et se préparaient pour le combat prochain.

Pendant ce temps, le gouverneur s'en allait avec les chefs faire le tour des remparts, pour reconnaître la force de la ville et les positions de l'ennemi sur les coteaux de la rive droite de l'Oise.

Les défenses étaient encore bonnes, malgré les dégâts des sièges précédents; Compiègne, depuis moins de douze ans seulement, avait été pris et repris cinq ou six fois, par les Bourguignons, par les troupes royales, ou par les Anglais qui l'avaient conservé de 1423 à 1429, mais grâce aux réparations et renforcements on avait une enceinte de murs solides, des tours nombreuses suffisamment rapprochées l'une de l'autre, avec quatre portes et deux poternes.

[Illustration: Repos et rafraîchissements avant la bataille.]

L'ennemi ne menaçait encore que la partie du rempart baignée par la rivière d'Oise. Il occupait, en face du pont, à deux portées d'arbalète le village de Margny, et plus loin à droite et à gauche, ceux de Clairoix et de Venette.

Face à l'ennemi, le pont chargé de maisons et de moulins sur un côté de ses piles, était défendu par de bonnes tourelles appuyées à la massive tour Beauregard et par une grosse bastille extérieure sur la rive droite, entourée elle-même d'un fossé.

Les derniers préparatifs de la sortie s'achevaient, les hommes de la garnison étaient rassemblés, des soldats garnissaient toutes les défenses de la tête de pont, des bateaux couverts de solides pavois étaient amenés, pour recevoir des archers chargés de garder la rivière et de soutenir au retour les hommes de la sortie.

Ainsi, massés tout près de l'ennemi, n'ayant plus que le pont à traverser pour se précipiter sur lui, ils attendaient avec confiance l'instant où Jehanne, la bannière royale à la main, viendrait se mettre à leur tête.

[Illustration: Cortège funèbre.]


[Illustration: Évasion par la cave.]

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