V

DOUCE NUIT DE REPOS TROUBLÉE PAR UNE BANDE DE ROUTIERS

Sous le chaume, bien enfoncé dans le foin, Jehan dormait profondément depuis quelques heures. Il s'étirait un peu en dormant et rêvait. Jehan ayant à peu près dîné, ce qu'il ne faisait plus tous les jours, se trouvant moelleusement installé, bien au chaud, s'était efforcé d'éloigner de son esprit avant de s'endormir les tristesses et les inquiétudes présentes, assuré de les retrouver le lendemain, et cet état de bien-être lui avait procuré des songes agréables. Il rêvait que les moines de Saint-Corneille venaient en procession le supplier de reprendre le ciseau et de leur tailler pour l'Abbaye les statues de tous les saints et saintes du calendrier sans omettre personne. Logé à l'Abbaye, nourri, abreuvé avec une profusion extrême, et même gênante pour son travail, il sculptait, sculptait, sculptait! Faveur extraordinaire et que personne n'avait jamais obtenue, pas même maître Jacques Bonvarlet, les saints et les saintes daignaient venir en personne complimenter l'imagier… Déjà,-il travaillait vite, malgré les cinq ou six plantureux repas quotidiens-déjà Jehan avait exécuté un saint Christophe de deux cents pieds de haut qu'il s'agissait de placer au sommet d'une tour énorme, fabuleusement élevée. Entreprise difficile! Jehan se tournait et se retournait dans son foin, il avait beaucoup de peine à remuer son saint Christophe de deux cents pieds de haut. Il lui en venait des gouttes de sueur au front. Tout à coup il ouvrit les yeux, sortit péniblement de son rêve et se dressa sur ses poings. On parlait dans la grange au-dessous de lui, on parlait et on remuait.

Que voulait dire ceci? Il se frottait les yeux et le front pour tâcher de se réveiller tout à fait.-Oui, dans cette grange où il se croyait seul et tranquille, des gens parlaient. Un magnifique clair de lune étincelait au dehors, des rayons passaient par tous les trous du toit, et pénétraient largement en bas par la vaste ouverture sans porte de la grange. Jehan inquiet prêta l'oreille. Les intrus parlaient assez bas, mais de temps en temps une phrase prononcée avec animation par une voix rude, avec un accent autoritaire, s'élevait au-dessus du murmure étouffé des autres voix.

— Des routiers! se dit Jehan, me serai-je jeté dans la gueule du loup? De quel parti? Ils parlent français ou à peu près, car je ne comprends pas tout… écoutons… Par les cornes du diable! du flamand dans leur jargon… bon! un juron anglais maintenant! C'est une bande de brigands brabançons et anglais… Comment me tirer de leurs griffes sans y laisser ma peau? Combien sont-ils?

[Illustration: Les routiers.]

[Illustration: Un saint Christophe de deux cents pieds de haut.]

Tout à fait réveillé, avec mille précautions pour ne pas faire crier le foin, il se tourna sur les coudes et glissa peu à peu jusqu'à une ouverture où l'argile manquait entre les poutrelles du plancher et risqua un regard par l'ouverture.

Les routiers se trouvaient juste en dessous, assis ou couchés en cercle dans la paille, les uns éclairés en plein par la lune, les autres tout à fait dans l'ombre, taches noires à peine visibles dans le noir, mais sur lesquelles un rayon de lune, passant par un imperceptible trou du chaume, venait çà et là mettre une tache brillante, faire étinceler l'acier d'un corselet, ou le pommeau d'un poignard.

— Combien sont-ils? se demandait Jehan s'efforçant de les compter. Un, deux, trois, quatre… cette cotte de maille qui brille à gauche, cinq, à côté, six, oh, les yeux de celui-là, sept, ça fait sept… un nez là-bas que frappe la lune, un grand diable de nez en bec d'oiseau qui ne me dit rien de bon; ils sont huit! Rien à faire qu'à se sauver, s'il y a moyen…

[Illustration: Évasion.]

C'était vraiment une bande de sacripants que ces huit routiers que les yeux de Jehan, s'habituant à la demi-obscurité, arrivaient à distinguer plus ou moins. Des gaillards de sac et de corde, faces patibulaires, glabres ou mal rasées, sombres figures du Midi et nez crochus s'allongeant hors d'une barbe hérissée, sous des salades ou bassinets de formes diverses. Costumes de guerre ayant fait déjà nombreuses campagnes, gambisons de cuir matelassé, brigantines, surcots où brillaient les clous de cuivre maintenant la doublure de plaques d'acier, corselets de fer, hauberts de mailles rouillées. Les armes aussi étaient variées, les routiers avaient à portée de la main quelques arbalètes, des vouges et des fauchars. Redoublant de précautions, Jehan se retourna sur le dos pour examiner son grenier à foin. Il ne fallait pas songer à se sauver par en bas, était-il possible de trouver une issue par en haut, dans le chaume? Jehan poussa un soupir de satisfaction, la lune lui montrait le chemin. Son grenier avait une espèce de lucarne à cinq ou six pieds au-dessus du plancher, il s'agissait de se hisser par là sur le toit de chaume et de se laisser couler ensuite dans le clos.

— C'est simple, il n'y a qu'à ne pas descendre du côté où cette bande de malandrins pourrait m'apercevoir dans le clair de lune, il n'y a qu'à ne pas faire le moindre bruit en sautant, et surtout à ne pas se casser une patte ou se fouler bêtement le pied! Et ne perdons pas de temps, car il pourrait leur prendre l'idée de venir s'allonger sur mon lit de foin, où l'on est plus au chaud qu'en bas…

[Illustration: — Il y a des rats là-haut!]

Doucement, bien doucement pour ne pas faire crier la paille ou le bois, Jehan se glissa vers la lucarne. Ses bras pourraient l'atteindre, mais passerait-il, n'était-elle pas trop étroite? Il se hissa à la force du poignet, oui, il pouvait passer, c'était juste, mais suffisant. Il allait enjamber la lucarne lorsqu'il se ravisa. Il oubliait son bâton ferré. Comment se défendrait-il, s'il tombait plus loin sur quelque routier?

[Illustration: La Hire est avec elle.]

Avec un redoublement de prudence, il revint à son lit de foin et chercha son arme en tâtonnant. Ses mains rencontrèrent son bissac, hélas il ne pouvait l'emporter, sa provision de carottes et de raves l'empêcherait de passer par l'ouverture. Enfin il mit la main sur son bâton. En cherchant il dut faire tomber des poussières ou des brins de paille sur les gens d'en bas, car l'un d'eux leva le nez en grognant et dit:

— Il y a des rats ou un chat là-haut…

Jehan s'aplatit un instant sans bouger sur le plancher, puis reprit sa route vers la lucarne.

— Laissons les rats et résumons! dit un autre des routiers dont la voix avait un accent d'autorité. Vous avez bien compris? Il nous faut cet homme, ce messager du dauphin Charles soi-disant roi de France, il nous faut le message… L'argent qu'il porte au gouverneur de Compiègne sera la récompense de ceux qui l'auront tué. Il ne faut pas qu'il passe. Parti d'Orléans il y a quatre jours, il doit arriver sans doute à Senlis demain soir; si on peut le saisir avant Senlis, tant mieux, sinon l'embûche doit être dressée à la sortie. Si vous le laissez prendre par les Anglais de Creil qui doivent être en campagne aussi, vous perdrez la récompense.

— On l'aura avant eux!

— Ce messager ne sera pas difficile à dépêcher. Rappelez-vous bien que ce Jacques Bonvarlet est un homme petit et maigre, à barbe blanche…

Au nom de Jacques Bonvarlet, Jehan qui déjà se dirigeait vers le toit s'arrêta brusquement, le coeur battant. Que tramaient les brigands d'en bas contre maître Bonvarlet? Il avait entendu confusément qu'il s'agissait de guetter un homme chargé d'un message…

— Notre ami de Compiègne, qui nous a bien renseignés jusqu'ici, nous a dépeint ce Bonvarlet pour que nous ne nous laissions pas berner. Petit et assez vieux, barbe blanche, c'est compris?

[Illustration: — Sorcière grommela une voix.]

— Soyez tranquille, messire, on ne laissera passer aucun petit vieux, avec une barbe grisonnante.

— Une fois son message entre nos mains, monseigneur le duc de Bourgogne saura s'en servir pour tendre quelque bon traquenard au gouverneur de Compiègne. Mais il faut réussir vite, car cette damnée Jehanne la Lorraine marche sur la ville avec une troupe assez faible, mais composée de soudards solides, et La Hire est avec elle.

— Sorcière! grommela une voix dans l'ombre.

— Tu grognes, l'Anglais, fit un routier en riant, tu sens encore les horions qu'aux Tournelles d'Orléans et à Patay elle vous a fait pleuvoir sur les épaules, cette bergère capitaine…

[Illustration: — Tu aimes trop tes aises!]

— Avec l'aide du diable encore un peu de patience et nous l'aurons aussi. Nous aurons Compiègne et nous aurons Jehanne!

Jehan oubliait toute prudence, la tête presque en dehors du plancher, au-dessus des routiers, il écoutait, le coeur battant d'émotion.

Ainsi, il y avait dans Compiègne assiégé un traître essayant de livrer la ville, ainsi des pièges se tendaient pour prendre enfin par trahison la vaillante bergère lorraine, pour arracher de ses mains cette bannière aux fleurs de lys qu'elle avait plantée sur les bastilles anglaises à Orléans, qu'elle avait fait flotter victorieusement sur tant de villes arrachées aux soudards d'Angleterre, et qu'elle avait portée devant le roi Charles, dans la cathédrale de Reims, au grand jour du sacre.

Et ce messager envoyé au gouverneur de Compiègne, l'homme que ces malandrins parlaient de prendre et tuer, c'était Jacques Bonvarlet, le pacifique et timide Bonvarlet, mêlé de façon extraordinaire à des aventures guerrières.

Que faire? Comment arriver à mettre obstacle aux trahisons qui se tramaient? Comment sauver le pauvre Jacques Bonvarlet? Jehan, les mains sur son front, écoutait tout en se creusant la tête.

[Illustration: — J'étais tailleur de mon état.]

— Il y a huit ou neuf bonnes lieues d'ici la ville de Senlis, disait le chef des routiers, vous allez dormir deux heures, puis en route, il faut que demain vers midi nous soyons au-dessous de Senlis…

— Bon! grommela l'un des routiers, encore une nuit de perdue! Chien de métier! Comme si l'on ne serait pas mieux à rester dans la bonne paille jusqu'au matin?

— La grasse matinée, n'est-ce pas? fit un autre. Toi, Maclou Longbec, tu aimes trop tes aises pour faire jamais un bon et franc soudard!

— Famine et misère! Quand je me suis fait soldat, j'ai été plus bête à moi tout seul qu'un troupeau d'oies! C'est vrai, j'étais tailleur de mon état; voilà un métier tranquille, camarades! Bien au chaud, assis à la fenêtre dans une belle rue de Rouen, je tirais l'aiguille… Niaiserie de la jeunesse! je me suis dégoûté d'un métier assis! Je trouvais que c'était contraire à ma santé… Par saint Maclou, mon patron! qu'est-ce que je dirais aujourd'hui?

— Allons, silence, cria le chef; qu'on m'écoute! Vous allez donc dormir deux heures, sauf Longbec…

— Oh! fit le routier à demi-voix, toujours debout alors!

— Eh! par la barbe du diable, tu viens de dire que tu n'aimais pas les métiers assis, fit un autre avec un terrible accent de Gascogne.

— Le diable soit ton cousin, Loupias! Veux-tu prendre ma place?

— … Sauf Longbec et Geoffroy Canteleu, reprit le chef, qui vont partir tout de suite.

— Qui vont partir tout de suite, gémit Longbec, chien de métier!

— Vous connaissez le pays, vous vous rappelez, à une bonne lieue au-dessous de Senlis, le petit bois où déjà nous nous sommes mis à couvert… Le ravin si broussailleux et la petite butte d'où l'on peut surveiller la route au loin…

— Oui, oui.

— Vous commencerez par faire le tour de Senlis en approchant le plus près possible pour voir s'il n'y a rien d'alarmant par là.

— Oui, mais si je vas trop près, dit Geoffroy Canteleu, moi je connais peut-être des gens de la garnison, mauvaise affaire!

— C'est vrai, tu viens de l'armée du dauphin Charles, double traître, tu as l'audace de me rappeler que tu étais l'ennemi il y a un an ou deux!

[Illustration: — Le pillage rapportait davantage.]

— Mon père était Bourguignon, ma mère Champenoise, et dame, il y a dix-huit mois, avant que je vous aie rencontrés, je suivais le côté de ma mère, j'étais Champenois… Mais l'année d'avant, c'était le côté de mon père qui l'emportait, j'étais piéton dans les armées du duc… On avait du bon temps, le pillage rapportait mieux… c'est maigre aujourd'hui, même avec vous!

— Donc, après avoir fait le tour de Senlis et tâché d'éventer toute embuscade, vous reviendrez au petit bois que vous connaissez, vous y trouverez Touquart, Goldenbach et Craeswerbrouck. C'est assez, cinq gaillards comme vous pour venir à bout de ce Bonvarlet… Mais ne vous trompez pas, n'arrêtez aucun autre! Il vous tomberait sous la patte un gros marchand chargé d'écus, que vous devriez ne pas le voir, pour ne pas donner l'alarme au vrai gibier…

Les routiers ricanèrent.

— Moi, reprit le chef, j'attendrai l'homme au delà de Senlis, pour le cas où vous auriez été assez bêtes pour le laisser passer.

[Illustration: — Tu es couché sur mon arbalète!]

— Ah bien, gémit tout bas Maclou Longbec, on ouvrira l'oeil! D'abord moi j'en ai assez! Je quitte l'arbalète, je ne suis plus homme d'épée, je redeviens homme d'aiguille et avec ma part de prise, je m'établis à Rouen ou à Paris! La tranquillité, quelle douceur! Et puis, vois-tu, Loupias, Gascon sec et dur comme un caillou, moi je suis un homme doux et paisible et sujet aux rhumes… Hein! quel temps!… Et ce chien de métier de soldat n'est guère bon pour la santé… Craeswerbrouck, animal de Flamand, tu es couché sur mon arbalète, tu ne t'en aperçois pas, tant tu es bardé de lard!

— Alors, bâilla Canteleu, on va se resangler au lieu de dormir…

[Illustration: Saisi par une jambe.]

Jehan des Torgnoles en savait assez. Il fallait maintenant partir au plus vite, s'évader de ce guêpier, arriver à tout prix à tirer le pauvre Bonvarlet du terrible danger qui le menaçait, d'autant plus qu'en le sauvant on sauvait peut-être la ville de Compiègne et la bergère qui avait rendu l'espoir et le courage aux gens de guerre, et qui combattait si vaillamment avec eux pour la délivrance du malheureux pays de France.

Profitant de ce que les routiers faisaient un peu de bruit, les uns se préparant à partir, les autres en s'allongeant sur la paille, il se leva vivement et gagna la lucarne. Quand il se fut hissé dehors sur le chaume, il tira vers lui son bâton ferré et se laissa couler avec précaution.

Le chaume descendait par bonheur assez bas, en se pendant par les bras il n'y aurait qu'un saut de quelques pieds à faire. Jehan inspecta les environs. Rien ne bougeait, la solitude semblait complète. Sans abandonner son bâton ferré, il s'accrocha aux dernières brindilles de chaume et s'apprêta à sauter avec le moins de bruit possible.

Tout à coup comme il allait lâcher les mains, il se sentit saisir par une jambe. Juste au-dessous de lui un homme jaillissait de l'embrasure d'une porte où il se tenait enfoncé, invisible pour Jehan sous la saillie du toit de chaume.

— Alerte! par saint Georges! alerte! cria l'homme.

[Illustration: Son bâton ferré s'abattit.]

D'un violent coup de pied de la jambe libre, Jehan se dégagea et sauta sur le sol. Il y eut un éclair d'épée sous un rayon de lune. Jehan, d'un brusque mouvement de côté, put éviter la lame qui allait lui trouer la poitrine, mais une estafilade lui déchira l'épaule. Il rugit de douleur et de colère et son redoutable bâton ferré, massue formidable, s'abattit sur son adversaire. Un bruit sourd, un second rugissement et l'homme tomba la face contre terre; la massue avait rencontré la tête.

Jehan ne prit pas la peine de regarder en arrière. Il entendait les routiers sortir de la grange. En trois bonds il traversa le courtil, passa au travers de la haie et fila tout droit d'instinct vers un petit bois qui par bonheur se perdait dans un pli de terrain à l'abri de la lune.

[Illustration: Les routiers sortaient de la grange.]

Les routiers en désordre étaient tombés sur leur camarade; ils avaient hésité un instant avant de se lancer à la poursuite de l'ombre qu'ils avaient à peine entrevue.

— Allons donc! allons donc! cria le chef, laissez là l'imbécile qui s'est fait assommer et attrapons l'homme… Camarades nous étions épiés, l'homme a certainement entendu, il nous le faut ou tout est manqué… Hardi, compagnons, du jarret! nous le tenons!

Jehan fonçait à travers le taillis comme une trombe, le bois par malheur n'était pas profond et de l'autre côté c'était la plaine découverte en pleine lumière, sous un ruissellement d'étoiles, dans la nuit claire et froide. Mais il avait une avance de plus de deux cents pas et une fois sous les arbres, invisible aux poursuivants, Jehan pointa sans hésiter vers la gauche, suivit le bois dans sa plus grande longueur pendant que les routiers perdaient quelques minutes en hésitations.

— Par ici! par ici! cria le chef, je l'ai entendu! Éparpillez-vous à dix pas les uns des autres, faites silence et gagnez vivement le bout du bois.

Par bonheur, au bout du bois, Jehan rencontra un terrain en partie défriché, encore rempli de broussailles, avec de grosses souches çà et là, et des troncs abattus. Plus loin, le sol s'escarpait, formant une ligne de collines ondulées. Courbé, sautant de buisson en buisson, presque à quatre pattes parfois, évitant les points éclairés, Jehan atteignit le haut de la colline. Il était temps, les routiers sortaient du bois. Il les vit après un court conciliabule gravir la pente en sondant chaque trou, chaque repli broussailleux.

— Bons chiens de chasse, se dit Jehan après avoir soufflé une minute, mais vous ne tenez pas encore votre gibier, détalons vite! Heureusement ma mère m'a donné de bonnes jambes…

[Illustration: Détalons!]


[Illustration: Les routiers.]

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