II

COMMENT JEHAN L'YMAGIER JETA LE TROUBLE DANS LE MARCHÉ DE COMPIÈGNE

Ceci se passait en la bonne ville de Compiègne, serrée entre ses murailles le long de la rivière d'Oise, à l'entrée de la forêt, sur les confins du Valois et de la Picardie. On était au plus fort de la guerre avec l'Anglais, en l'an 1429, année fameuse qui avait vu surgir des marches de Lorraine la bergère de Vaucouleurs, et la victoire revenir avec elle sous les bannières de France si longtemps poursuivies par le malheur. Après cette merveilleuse délivrance d'Orléans assiégé, il y avait eu la campagne rapide et vigoureuse de Jehanne d'Arc; l'un après l'autre les chefs les plus renommés des bandes anglaises étaient battus, chassés ou pris, l'une après l'autre les villes retombaient au pouvoir du dauphin Charles;-chevauchée héroïque d'une petite armée qui, abattant ou renversant tout devant elle, venait de pousser jusqu'à Reims pour y faire sacrer le roi dans la vieille cathédrale.

[Illustration: Délivrance d'Orléans.]

Tout n'était pas dit et la guerre continuait, mais l'espérance, à peu près morte si longtemps, était revenue dans les coeurs. Les Anglais tenaient encore bien des villes, leurs partis battaient l'estrade en bien des provinces. Comme toutes les places fortes, villes ou châteaux de la région, Compiègne se gardait soigneusement; quelques centaines de soldats commandés par messire Guillaume de Flavy, capitaine à la main dure et bon homme de guerre, étaient prêts à faire bonne défense.

[Illustration: Entrée en ville.]

Les guerres duraient depuis si longtemps, l'habitude en était si bien prise que les gens ne semblaient pas trop soucieux; les ménagères bavardaient par groupes en faisant leur marché, les bourgeois à mine placide tournaient autour des paniers à volaille et des corbeilles de fruits, ou plaisantaient avec les paysans, et ceux-ci semblaient peu se préoccuper de l'appareil guerrier entrevu aux remparts, alors qu'avant de leur laisser franchir les portes, les soldats de Flavy les examinaient prudemment dans l'avancée, par crainte de surprise.

Cependant les amis de Jehan des Torgnoles, ayant quitté les brocs, après les avoir consciencieusement vidés, stationnaient maintenant sur le parvis de Saint-Corneille, juste sous les échafaudages. Le nez en l'air, ils se poussaient du coude et riaient aux éclats depuis quelques minutes. Il suffit qu'une personne dans la rue lève le nez, même quand il ne se passe absolument rien dans les régions supérieures, pour que tous les passants s'arrêtent intrigués et braquent leurs regards vers les nuages qui filent.

[Illustration: Tous braquent leurs regards vers les nuages qui filent.]

Il en fut bientôt ainsi sur tout le marché; paysans et chalands s'interrompirent dans leurs négociations sur le beurre et les oeufs, les légumes ou les volailles, et à leur exemple, dans les rues débouchant au parvis, du Change, de Saint-Antoine ou du pont, les commères regardèrent en l'air sur le pas des portes, les ouvriers se mirent aux fenêtres.

Seul Jehan des Torgnoles assis sur un banc à la porte de l'auberge, contemplait d'un air détaché des choses de ce monde l'enseigne de la Fleur de Lys.

— Qu'est-ce qu'il y a de si joyeux dans le ciel? dit enfin un bourgeois en tapant sur l'épaule d'un des amis de Jehan qui continuait à s'esclaffer.

— Ce n'est pas dans le ciel, c'est sur le toit de Saint-Corneille, aux balustrades, vous ne voyez donc pas!

— Quoi? demandèrent ensemble sept ou huit badauds.

— Cette gargouille toute neuve qui allonge son vilain museau… vous ne reconnaissez pas?

— Celle qui est laide à faire fuir un diable d'enfer?

[Illustration: — Regardez! Regardez!]

— Oui… Et bien, vous avez donc tous la vue brouillée? Cette vilaine bête qui ouvre si grandement une gueule édentée et qui serre une bourse dans ses griffes… une bourse volée… c'est tout à fait la ressemblance de…

— Oui! C'est tout à fait, tout à fait maître Thi…

— … baut Rongemaille! s'écrièrent quinze voix au milieu des éclats de rire.

— Comme c'est ça! c'est sa vilaine frimousse, sa grimace… à peine un peu élargie.

— Par ma foi, je le connais, moi, dit un paysan, et même un peu trop… c'est bien lui, quelle bouche! quel gosier! on dirait qu'il veut avaler d'un seul coup de gosier tous les écus du pauvre monde.

— Hou! hou! Thibaut Rongemaille!

Jehan des Torgnoles, maintenant, s'avançait nonchalamment dans les groupes, les mains derrière le dos.

— Tiens! tiens, fit-il, qu'est-ce qui se passe donc? que diable voyez-vous là-haut?

— Quel diable? Rongemaille l'usurier!

— Le digne maître Thibaut? je le vois d'ici, à la fenêtre de son logis, regardez!

[Illustration: — Qu'est-ce que dit ce va-nu-pieds.]

Et Jehan désignait l'original du portrait lui-même, qui avait ouvert une fenêtre et passait la tête pour chercher ce qui mettait en si joyeux émoi les gens du marché. En effet, le personnage ressemblait bien à la longue gargouille grotesque toute blanche et toute neuve, qui des balustrades de l'église tendait la tête vers lui. C'était, à l'exagération près, le même nez pointu, les mêmes joues osseuses et glabres, la même bouche immense aux longues dents, aux lèvres minces, sur un menton rudement équarri. Les yeux cachaient sous une profonde arcature sourcilière leur expression hypocrite; sur le front bas, couturé de rides, les cheveux s'aplatissaient comme pour rejoindre les sourcils.

— Et le voilà également là-haut, le digne maître Thibaut dit un ami de Jehan en levant le doigt vers la balustrade.

[Illustration: C'était le gouverneur lui-même.]

Chacun d'un même mouvement, regarda alternativement le portrait et l'original que toutes les mains désignaient, pendant que Thibaut Rongemaille, surpris, s'efforçait de découvrir ce qu'on semblait lui montrer.

— C'est ma foi vrai! fit Jehan d'un air innocent, c'est bien lui! Je ne l'ai pourtant pas fait exprès, mes chers amis… J'avais à tailler dans la pierre l'image d'une bête horrible représentant un péché capital, l'Avarice, vilain vice qui fait commettre de bien méchantes actions, au détriment de pauvres braves gens trop innocents pour savoir se défendre… Alors il n'est pas étonnant que la ressemblance soit venue tout naturellement sous mon ciseau!

— Qu'est-ce que dit ce va-nu-pieds? s'écria Thibaut Rongemaille qui commençait à comprendre.

— Va-nu-pieds! dit Jehan, je proteste, vous ne m'avez pas pu prendre mes souliers, parce que sans doute je me suis tiré à temps de vos griffes.

[Illustration: — Qu'as-tu fait encore? dit l'abbé.]

— Ce misérable vaurien qui ose s'attaquer à un honnête bourgeois de la ville!… heureusement l'on me connaît…

Un éclat de rire s'éleva dans la foule.

— Oui, oui, on le connaît!

Ceux qui ne connaissaient pas l'homme riaient de confiance ou demandaient quelques explications à leurs voisins, et des mains, l'index tendu, montraient l'ironique image de pierre, ou Thibaut Rongemaille lui-même que la fureur commençait à gagner. Penché hors de sa fenêtre, il criait des injures qui s'entendaient à peine au milieu des rires et du brouhaha général.

— Filou! va-nu-pieds, claque-patins, mendiant sans le sou! je t'en ferai voir! Je vais réclamer justice, gibier de bourreau! échappé du pilori, espoir de la potence!…

Il n'eut que le temps de rentrer la tête, car une carotte et quelques navets arrivèrent soudain, destinés à sa figure et qui endommagèrent un peu le vitrage de sa fenêtre.

— Vous êtes tous des oies, des ânes, des…

La tête de Rongemaille paraissait à la fenêtre, criait une injure et rentrait aussitôt pour éviter les projectiles. Le marché tout entier semblait en joie; on avait abandonné toute transaction, une clameur générale s'élevait, de rires et d'apostrophes joyeuses. Poules et canards eux-mêmes mis en train et quelque peu effarés, se mêlaient au concert.

— Fi! tu te plains, Rongemaille, criait Jehan, au lieu de remercier ces braves gens qui te fournissent de quoi mettre la marmite au feu sans bourse délier… Tiens, reçois encore ces choses pour ton souper, mon ami!

Un tas de trognons de choux et de débris de légumes fournit aux amis de Jehan un supplément de projectiles auxquels répondirent quelques potées d'eau lancées par Rongemaille. Sur ce, quelques cailloux se mêlèrent aux trognons de choux, certaines vitres souffrirent, puis la fenêtre se ferma brusquement, après une bordée d'injures qu'on n'entendit pas, mais l'usurier jaillit de sa porte.

— Je vais réclamer la justice de messire l'abbé de Saint-Corneille, dit-il, et nous allons voir…

Au même instant la porte des bâtiments de l'Abbaye sur la droite du parvis s'ouvrait toute grande et laissait voir messire l'abbé lui-même, accompagné de quelques moines, pendant que de l'autre côté de la place une quinzaine de soldats accouraient du poste du pont, où le tumulte de la place du Marché avait donné l'alarme. Un gentilhomme à cheval, en demi-armure, les conduisait, et ce n'était rien moins que le gouverneur lui-même, Guillaume de Flavy, chevalier de haute taille et de forte corpulence, à poing rude et mine sévère, bien propre à refréner vite toute idée de désordre parmi les plus turbulents.

— Eh bien, qu'est-ce? une sédition?… ouvrez vos rangs, bonnes gens, que nous y mettions bon ordre! criait le sire de Flavy en poussant son cheval sans regarder s'il bousculait un peu les paniers de légumes et cages à poulets.

— Pourquoi tout ce vacarme? dit l'abbé levant la main, pourquoi cette bagarre? qui vient réclamer justice?

— Moi, dit Rongemaille blême de fureur, moi qu'on massacre et qu'on assassine, comme vous voyez!

Un éclat de rire s'éleva, l'abbé réclama le silence.

— Pour un homme massacré, vous avez encore bonne voix, maître Rongemaille, dit l'abbé; voyons, de quoi vous plaignez-vous? que demandez-vous?

— Je demande… je demande… qu'on le pende!

Un nouvel éclat de rire lui coupa la parole.

— Pendre? s'écria l'abbé, comme vous y allez! qui donc?

— Tous! cria Rongemaille, ou plutôt un, pour le moins, celui-ci, monseigneur, qui se cache derrière les autres.

Ce disant, Rongemaille montrait Jehan des Torgnoles qui avait pris subitement l'air innocent d'un des petits angelots sculptés sur le portail.

— Moi? fit Jehan s'avançant, et pourquoi donc, maître Rongemaille, pourquoi me voudriez-vous voir cruellement attaché à la potence?

— Ah! ah! dit l'abbé se tournant vers Jehan, encore toi garnement! Voyons, que te reproche-t-on? Qu'as-tu fait encore?

— Rien, monseigneur, rien qu'essayer, avec mon art et mes faibles moyens, de travailler à l'édification et à l'amélioration de mon prochain, voilà tout!

— Ce qu'il a fait, monseigneur, s'écria Rongemaille, tenez, regardez en l'air! voyez cette gargouille!

L'abbé, les moines et Flavy levèrent la tête, ébahis.

— Quoi? Eh bien? Cette gargouille?

— Ah! dit Flavy en riant, je vois, moi. Ah! Ah! malepeste, maître Rongemaille, votre effigie au portail de la noble abbaye, quel honneur, et vous vous plaignez!

[Illustration: — Regardez cette gargouille!]

— Je me plains, messire, d'être ainsi pourtraicturé en animal diabolique, d'être exposé à la risée de tous les passants, car voyez comme ce misérable gueux m'a représenté?

— Mon ami Jehan, tu es coupable, dit l'abbé sévèrement, maître Rongemaille a raison de se plaindre, tu n'avais pas le droit de le pourtraicturer ainsi…

— J'ai voulu représenter l'Avarice qui est un bien vilain péché capital, monseigneur, fit Jehan la mine contrite, ce n'est pas ma faute si maître Rongemaille veut absolument se reconnaître… Il est certain qu'il n'est pas joli, joli, mais est-il vraiment aussi laid que ma gargouille?

— Entendez-vous le gueux! s'écria Rongemaille. Monseigneur! je demande justice! Ça ne peut pas se passer à moins d'une pendaison!

— Je t'avais pourtant averti, Jehan, fit l'abbé; il y a déjà dans tes autres sculptures certaines oreilles d'âne qui ont chagriné un honnête bourgeois… cette fois, je reçois une plainte formelle, je suis obligé de sévir…

— Justice, monseigneur! faites bonne et sévère justice! clama Rongemaille.

— Monseigneur! dit Jacques Bonvarlet qui était descendu du portail et s'était approché de l'abbé, vous savez que Jehan n'est pas un méchant garçon… il a eu tort, c'est certain, mais il y a certaines excuses à son méfait…

[Illustration: Certaines oreilles d'âne.]

— Je sais, fit l'abbé, je sais, maître Bonvarlet, inutile de plaider pour votre élève. Je dois bonne et prompte justice à tous sur le territoire de l'Abbaye et je veux faire justice. En conséquence, toutes choses vues et entendues, je reconnais le bien-fondé de la plainte portée en mon tribunal par maître Rongemaille, homme notable, bourgeois de Compiègne connu et apprécié, et je condamne Jehan des Torgnoles à la prison, au pain et à l'eau…

— Je réclame, monseigneur, dit Rongemaille, j'aimerais mieux la potence pour ce va-nu-pieds, et justement sa gargouille pourrait en servir…

— Silence! dit rudement Flavy.

— Je le déclare coupable de médisance envers son prochain et je le condamne à la prison, au pain et à l'eau… pour deux heures!

Un formidable éclat de rire, en dépit de tout respect, accueillit la sentence de l'abbé. Jehan baissa la tête comme un homme accablé, tandis que Rongemaille levait en signe de protestation ses deux bras en l'air.

[Illustration: — Je demande qu'on les pende tous!]

— Allons! cria Guillaume de Flavy après avoir ri comme les autres; la cause est jugée et bien jugée! Qu'on se retire! Comme capitaine de la ville, j'entends maintenir la tranquillité. Or donc, que tous marchands qui ont à vendre, vendent, que tous ceux qui ont à acheter légumes ou poulaille pour leur cuisine achètent, et que les autres s'en aillent à leurs affaires… Nous sommes en guerre, je ne permets ni bruit ni tumulte!

— Mais!… dit l'obstiné Rongemaille.

— Vous! maître Rongemaille, n'ameutez point le populaire pour faire juger si vous êtes plus beau ou plus laid que cette image. Si vous ne vous taisez, je prie le seigneur abbé de faire grâce entière au coupable.

[Illustration: Au fond des cachots.]


[Illustration: Guillemette travaillait à reproduire ces rinceaux.]

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